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Pour une ontologie de l'exil

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<strong>Pour</strong> <strong>une</strong> <strong>ontologie</strong> <strong>de</strong> <strong>l'exil</strong><br />

Věra Linhartová<br />

Pendant vingt-cinq ans, alors que la question pouvait paraître ďactualité,<br />

je m'étais toujours abstenue ďabor<strong>de</strong>r le sujet <strong>de</strong> "l’exil". Non<br />

seulement il me semblait secondaire par rapport à ma propre situation,<br />

mais encore, j'étais <strong>de</strong>puis toujours convaincue qu'il s'agit là ď<strong>une</strong> notion<br />

inadéquate et périmée. Je persiste ďailleurs dans la même conviction. Si,<br />

malgré tout, j'ai accepté aujourďhui <strong>de</strong> réfléchir à la question, c'est<br />

ďabord parce que je présume que, dans la pensée humaine, il n'est pas<br />

<strong>de</strong> sujets interdits, mais surtout, parce que j'estime qu'<strong>une</strong> mise au point<br />

pourrait s'avérer utile. A mon sens, on interprète trop souvent le terme<br />

"exil" avec sentiment ou passion, sans tenter <strong>de</strong> 1'analyser <strong>de</strong> manière<br />

critique.<br />

Disons pour commencer, que la notion ďexil n'a <strong>de</strong> sens que dans <strong>de</strong>s<br />

sociétés sé<strong>de</strong>ntaires, elle n'aurait auc<strong>une</strong> raison ďêtre chez les noma<strong>de</strong>s. Et<br />

même si, <strong>de</strong> nos jours, la plupart <strong>de</strong> nos sociétés appartiennent à la première<br />

catégorie, au sein <strong>de</strong> ces mêmes sociétés, à côté <strong>de</strong>s gens qui restent<br />

toute leur vie attachés à un seul et unique lieu, et n'arrivent même pas à<br />

concevoir qu'il pourrait en être autrement, il en existe pourtant ďautres<br />

qui préfèrent quitter la relative sécurité ďun lieu immuable pour parcourir<br />

le mon<strong>de</strong>, ou tout simplement pour transporter leurs pénates ailleurs.<br />

Aussi la très ancienne distinction entre sé<strong>de</strong>ntaires et noma<strong>de</strong>s n'est-elle<br />

nullement abolie, elle a seulement revêtu <strong>de</strong>s formes différentes et, au lieu<br />

<strong>de</strong> s'appliquer à <strong>de</strong>s communautés entières, se découvre dans les intentions<br />

<strong>de</strong>s hommes seuls. Avant toute autre chose, il s'agit donc ď<strong>une</strong> option<br />

essentielle qui détermine par la suite tout un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie. Un noma<strong>de</strong><br />

change <strong>de</strong> lieu sur cette terre, sans se soucier ďusages et <strong>de</strong> convenances,<br />

car le choix du lieu est pour lui <strong>une</strong> question <strong>de</strong> préférence et <strong>de</strong> nécessité<br />

intime, non ď<strong>une</strong> obligation. II va sans dire que mes sympathies vont à ces<br />

oiseaux migrateurs. Un tel mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie est pourtant contraire à 1'intérêt<br />

général <strong>de</strong>s communautés établies.<br />

Que veut dire le mot "exil" ? D'origine latine, exilium, il signifie littéralement:<br />

"hors ďici", "hors <strong>de</strong> ce lieu". II implique donc 1'idée ďun lieu<br />

privilégié parmi tous, ďun lieu idéal et sans pareil. Dans la Grèce ancien-


ne, ce lieu idéal était représenté par la polis et, chez les Romains, par l'urbs<br />

ou la civitas. Aussi la société organisée, davantage que le lieu géographique,<br />

repésentait-elle <strong>une</strong> valeur suprême à laquelle tout individu, dans son<br />

propre intérêt, <strong>de</strong>vait rester lié toute sa vie. Et c'est encore dans <strong>de</strong> telles<br />

sociétés que 1'exil avait été défini comme un châtiment particulièrement<br />

sévère. Etre banni <strong>de</strong> sa communauté, perdre le droit à la protection qu'elle<br />

assurait aux citoyens - ou aux sujets - obéissant à ses lois, perdre le lieu<br />

familier pour être livré à 1'inconnu : telle <strong>de</strong>vait être la tragédie <strong>de</strong>s exilés.<br />

Conformément à cette acception première, <strong>l'exil</strong> est resté un châtiment,<br />

un instrument <strong>de</strong> répression, tout au long <strong>de</strong> 1'histoire <strong>de</strong> 1'Europe<br />

jusqu'à 1'époque mo<strong>de</strong>rne. Paradoxalement - et le fait est assez récent -<br />

cette ancienne mesure <strong>de</strong> punition finit à son tour par <strong>de</strong>venir un crime. Le<br />

renversement ďoptique est survenu au moment où 1'exil forcé s'est transformé<br />

en exil volontaire. Sous toutes les dictatures et autres régimes totalitaires,<br />

1'individu est considéré comme propriété <strong>de</strong> l'Etat et, entre <strong>de</strong><br />

nombreuses autres contraintes, il n'a aucun droit <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r du lieu où il<br />

entend vivre. Quitter le territoire national <strong>de</strong> son propre gré et sans approbation<br />

<strong>de</strong>s autorités est donc assimilé à un acte ďhostilité déclarée. Les<br />

mesures punitives sont prises à 1'encontre <strong>de</strong> ces déserteurs que sont les<br />

exilés volontaires. Et puisque le châtiment par le bannissement n'est plus<br />

applicable, ces mesures consistent en <strong>de</strong>s condamnations par contumace à<br />

<strong>de</strong>s années <strong>de</strong> prison ferme, à la perte <strong>de</strong> la nationalité et <strong>de</strong>s droits civiques,<br />

et à la confiscation <strong>de</strong>s biens personnels. II s'ensuit aussi l'interdiction<br />

(ou plutôt 1'impossibilité) <strong>de</strong> revenir un jour dans le pays que l'on<br />

avait quitté, car pour ces condamnations-là il n'y a pas <strong>de</strong> prescription.<br />

Depuis le tout début, j'essaie simplement <strong>de</strong> dire qu'à mon sens, le terme<br />

ď"exil" n'est qu'<strong>une</strong> étiquette commo<strong>de</strong> que l'on attribue, <strong>de</strong> manière<br />

superficielle et sans distinction, à tout un ensemble <strong>de</strong> situations et <strong>de</strong><br />

comportements divers. En réalité, le mot désigne plusieurs phénomènes<br />

différents. Nous avons déjà vu qu'<strong>une</strong> première distinction ďordre historique<br />

doit être faite entre exil forcé et exil volontaire. A son tour, 1'exil volontaire<br />

peut être envisagé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manières différentes. Soit il est conçu<br />

comme <strong>une</strong> fuite <strong>de</strong>vant <strong>une</strong> adversité et <strong>une</strong> menace immédiates. II sera<br />

alors vécu comme un temps suspendu, provisoire, en attendant le retour<br />

improbable vers le lieu et le temps ďavant la rupture. Soit il est compris<br />

comme un point <strong>de</strong> départ vers un ailleurs, inconnu par définition, ouvert<br />

à toutes les possibilités. Et dans cette optique, il sera vécu comme un<br />

temps plein, comme un commencement sans but défini et, surtout, sans<br />

espoir spécieux du retour. Or, il est évi<strong>de</strong>nt que, pour cette secon<strong>de</strong> option,<br />

le terme même d'"exil" est particulièrement inapproprié. Car pour qui part<br />

sans regret et sans le désir <strong>de</strong> revenir en arrière, le lieu qu'il vient <strong>de</strong> quitter<br />

a <strong>une</strong> moindre importance que le lieu où il doit arriver. II ne vivra plus<br />

désormais "hors <strong>de</strong> ce lieu", mais s'engagera sur le chemin qui mène vers<br />

un "sans-lieu", vers cet ailleurs qui <strong>de</strong>meure à jamais hors ďatteinte. Tout<br />

comme le noma<strong>de</strong>, il sera "chez lui" partout où il posera le pied.<br />

Dans le cadre <strong>de</strong>s institutions , au milieu <strong>de</strong>s circonstances socio-politiques,<br />

somme toutes extérieures, 1'exil volontaire est toujours un cri <strong>de</strong> révolte.<br />

Ce cri retentit pourtant <strong>une</strong> seule fois, 1'espace ďun instant, au moment<br />

même où la décision est prise : c'est un NON inconditionnel et irrévocable.<br />

On ne peut ni le prolonger, ni le répéter, car il a été lancé <strong>une</strong> fois<br />

pour toutes. Cependant, il nous est impossible <strong>de</strong> vivre dans la négation<br />

pure. De plus, la vie concrète ďun être humain ne se limite pas à <strong>de</strong>s cadres<br />

institutionnels et à <strong>de</strong>s circonstances socio-politiques. La vie est <strong>une</strong><br />

affaire privée. Une fois que nous avons défini notre position <strong>de</strong> principe<br />

face aux circonstances qui nous entourent et que nous n'avons pas choisies,<br />

il nous reste à faire bien ďautres choses. Nous sommes à nouveau sur<br />

<strong>une</strong> croisée <strong>de</strong>s chemins : l'un ďentre eux peut être appelé "exil subi",<br />

1'autre "exil transfiguré".<br />

Quant à 1'exil subi, sa principale caractéristique consiste sans doute<br />

dans 1'expectative que le temps suspendu prenne fin et dans 1'espoir <strong>de</strong> retrouver<br />

le statu quo antérieur, inchangé. Et pourtant, 1'exil librement choisi<br />

est <strong>une</strong> chance extraordinaire qu'il faut saisir au vol, qu'il faut mettre à<br />

profit sans tergiverser. J'ai toujours été convaincue que le droit du sol ou<br />

les liens <strong>de</strong> sang ne sont pas <strong>de</strong>s facteurs déterminants dans <strong>une</strong> vie humaine.<br />

Ma toute première expérience, après mon départ, était celle ď<strong>une</strong><br />

gran<strong>de</strong> légèreté, ď<strong>une</strong> non-appartenance à quelque communauté que ce<br />

soit, à quelque pays que ce soit. J'avais le sentiment, ou plutôt <strong>une</strong> certitu<strong>de</strong><br />

que, dorénavant, ce que je ferai et ce que je serai, ne dépendrait que<br />

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<strong>de</strong> moi. Une mort et <strong>une</strong> résurrection. L'exercice quotidien <strong>de</strong> la liberté est <strong>une</strong> chose périlleuse. II est doublement périlleux pour qui vient ďun pays, où tout ce qui<br />

n'est pas imposé, est interdit. Dans un mon<strong>de</strong> balisé par <strong>de</strong>s interdits, l'orientation est facile, car il reste peu <strong>de</strong> place pour <strong>de</strong>s décisions individuelles, peu <strong>de</strong><br />

fissures par où se frayer un chemin vers la lumière. L'excès <strong>de</strong> liberté, on le sait, peut être mortel pour <strong>de</strong>s gens trop longtemps habitués à <strong>une</strong> oppression<br />

constante. Mais il peut aussi être salutaire.<br />

II ne serait pas exact <strong>de</strong> dire que l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s premières leçons que j'ai pu tirer <strong>de</strong> ma nouvelle situation, était la mo<strong>de</strong>stie. Certes, je suis <strong>de</strong>venue mo<strong>de</strong>ste, mais<br />

ce n'était qu'<strong>une</strong> conséquence ď<strong>une</strong> découverte bien plus essentielle : celle <strong>de</strong> la relativité <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> leur peu ďimportance. II est facile ďacquérir la notoriété<br />

dans un pays qui tout entier compte autant ďhabitants qu'<strong>une</strong> métropole dans un autre pays. II est facile <strong>de</strong> passer pour écrivain dans <strong>une</strong> cité où les écrivains<br />

se comptent tout au plus par quelques dizaines et sont, <strong>de</strong> ce fait, constamment exposés, bien visibles sur la scène publique. Qu'on ne s'y méprenne pas: il ne<br />

saurait être question ici ďun concours <strong>de</strong> supériorité entre les grands et les petits pays. Ce qui m'importe est un changement radical <strong>de</strong> perspective, tel qu'on<br />

1'avait exprimé avant moi en ces termes: "Je préfère être un poisson minuscule dans 1'océan, plutôt qu'<strong>une</strong> grosse carpe dans un étang."<br />

J'ai donc choisi le lieu où je voulais vivre, mais j'ai aussi choisi la langue que je voulais parler. Souvent on prétend que, plus que quiconque, un écrivain n'est<br />

pas libre <strong>de</strong> ses mouvements, car il reste lié à sa langue par un lien indissoluble. Je crois qu'il s'agit là encore ďun <strong>de</strong> ces mythes qui, servant ďexcuse à <strong>de</strong>s<br />

gens timorés, les réconforte dans <strong>une</strong> vie dont finalement, en dépit <strong>de</strong> toute difficulté, ils se sont accomodés. On m'opposera sans doute ici quelques idées reçues<br />

sur la responsabilité <strong>de</strong> l'écrivain vis-à-vis <strong>de</strong> son peuple, <strong>de</strong> son pays. Or, à mon sens, aucun peuple ni aucun pays au mon<strong>de</strong> ne constitue <strong>une</strong> communauté<br />

unique, ísolée <strong>de</strong>s autres. Aucun ne mérite qu'on lui sacrifie sa vocation, car il est <strong>de</strong>s choses que nul ne fera ou ne dira à ma place. Quelque soit le lieu où<br />

j'agirais, quelque soit la langue que j'adopterais pour parler, le bénéfice pour la communauté humaine reste égal. L'écrivain n'est pas prisonnier ď<strong>une</strong> seule<br />

langue. Car avant ďêtre écrivain, il est ďabord un homme libre, et l'obligation <strong>de</strong> préserver son indépendance contre toute contrainte passe avant n'importe<br />

quelle autre considération. Et je ne parle plus maintenant <strong>de</strong> ces contraintes insensées que cherche à imposer un pouvoir abusif, mais <strong>de</strong>s restrictions - ďautant<br />

plus difficiles à déjouer qu'elles sont bien intentionnées -qui en appellent à <strong>de</strong>s sentiments du <strong>de</strong>voir et <strong>de</strong> la loyauté envers le pays.<br />

Je l'ai dit au début <strong>de</strong> cet exposé : mes sympathies vont aux noma<strong>de</strong>s, je ne me sens pas 1'âme ďun sé<strong>de</strong>ntaire. Aussi suis-je en droit <strong>de</strong> dire que mon exil à<br />

moi est venu combler ce qui, <strong>de</strong>puis toujours, était mon voeu le plus cher : vivre ailleurs. Ma décision avait été prise bien avant mon départ, et le concours <strong>de</strong>s<br />

circonstances - que je ne qualifierais ni ďheureux ni <strong>de</strong> malheureux, mais <strong>de</strong> strictement neutre - n'a fait que me propulser sur la route que, dans ďautres<br />

circonstances, j'aurais prise également.<br />

Depuis toujours, je suis convaincue qu'<strong>une</strong> <strong>de</strong>stinée individuelle accomplie engage 1'humanité tout entière. Et je crois aussi que notre aspiration vers la<br />

plénitu<strong>de</strong>, quelle que soit la manière dont elle se réalise, ne saurait s'accomo<strong>de</strong>r <strong>de</strong> retours en arrière.Dans cette optique, la question du lieu où nous avons<br />

choisi <strong>de</strong> vivre est, à n'en pas douter, négligeable. J'irai plus loin: pour qui est parti sur les chemins sinueux ďun pèlerinage sans fin, la question <strong>de</strong> 1'exil est<br />

dépourvue <strong>de</strong> sens. Car quoi qu'il en soit, il vit dans un "sans-lieu" qui est un perpétuel point <strong>de</strong> départ, ouvert dans toutes les directions.<br />

(Original frangais)

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