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Revue Humanitaire n°5 - Médecins du Monde

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<strong>Humanitaire</strong><br />

Guillaume Herbaut • L’Œil Public<br />

<strong>Humanitaire</strong><br />

enjeux<br />

pratiques<br />

débats<br />

Numéro 5<br />

avec<br />

Jean Baisnée • Frédérique Benzoni • Antoine<br />

Decourcelle • Blandine Destremau • Nadège<br />

Drouot • Marie-Thérèse Espinasse • Françoise<br />

Ferrand • Fabrice Giraux • Guillaume Herbaut •<br />

Claude Hertz • Jacques Lebas • Michel Legros •<br />

Denis Maillard • Géraldine Muhlmann • Anna<br />

Paul • Pierre Salama • Nathalie Simonnot •<br />

Xavier Vandromme<br />

<strong>Revue</strong> éditée conjointement par Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

et l'Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

9,15 €<br />

<strong>Humanitaire</strong> • Printemps/été 2002 • Numéro 5 • Pauvreté(s) en France<br />

enjeux<br />

pratiques<br />

débats<br />

Printemps/été 2002<br />

N°5<br />

Pauvreté(s)<br />

en<br />

France


Les opinions émises dans la revue <strong>Humanitaire</strong> n’engagent que leurs auteurs<br />

Sommaire<br />

p.2 Editorial<br />

par Jacques Lebas et Jacky Mamou<br />

Dossier<br />

p.4<br />

Pauvreté(s)<br />

en<br />

France<br />

• Table ronde La pauvreté en France<br />

animée par Jacques Lebas, avec Marie<br />

Thérèse Espinasse, Miche Legros, Xavier<br />

Vandromme, Antoine Decourcelle,<br />

Fabrice Giraux<br />

• Comment mesurer la pauvreté ?,<br />

par Blandine Destremau et Pierre Salama<br />

• Les pauvretés en France : une approche<br />

territorialisée des phénomènes,<br />

par Marie-Thérèse Espinasse<br />

• L'accès aux soins des plus démunis :<br />

les enseignements de l’action de terrain,<br />

par Nathalie Simonnot et Nadège Drouot<br />

• Le savoir des pauvres, clef de voûte d'un<br />

renouveau citoyen,<br />

par Françoise Ferrand<br />

• Lettre à Patrick Declerck...,<br />

par Géraldine Muhlmann<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

62, rue Marcadet<br />

75018 Paris<br />

Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

102 rue Didot<br />

75014 Paris<br />

Achevé d'imprimer<br />

par CARACTERE<br />

<strong>Revue</strong> éditée conjointement par<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

et l'Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

Huma<br />

nitaire<br />

Printemps/été 2002<br />

Ont participé à ce numéro<br />

Patrick Aeberhard • Michel Brugière •<br />

Isabelle Finkelstein • Roland Guenoun •<br />

Bernard Jacquemart • Denis Maillard •<br />

Philippe Ryfman •<br />

Rédacteurs en chef<br />

• Jacques Lebas, président de l'Institut de l'<strong>Humanitaire</strong><br />

• Jacky Mamou, président d'honneur de Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong><br />

Secrétaire de rédaction<br />

Boris Martin<br />

email : revuehumanitaire@wanadoo.fr<br />

Directeur de la publication<br />

Claude Moncorgé, président de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

Conception graphique<br />

François Despas<br />

Corrections<br />

Frédérique Payen<br />

ISSN : 1624 - 4184<br />

Dépôt légal : juillet 2002<br />

Nous tenons à remercier Guillaume Herbaut et l’agence<br />

L’Œil Public<br />

Regard<br />

de<br />

photographe<br />

Guillaume Herbaut<br />

L’Œil Public<br />

Car les grandes villes, Seigneur, sont maudites ;<br />

la panique des incendies couve dans leur sein<br />

et elles n'ont pas de pardon à attendre<br />

et leur temps leur est compté.<br />

Là, des hommes insatisfaits peinent à vivre<br />

et meurent sans savoir pourquoi ils ont souffert ;<br />

et aucun d'eux n'a vu la pauvre grimace<br />

qui s'est substituée au fond des nuits sans nom<br />

au sourire heureux d'un peuple plein de foi.<br />

Ils vont au hasard, avilis par l'effort<br />

de servir sans ardeur des choses dénuées de sens,<br />

et leurs vêtements s'usent peu à peu,<br />

et leurs belles mains vieillissent trop tôt.<br />

La foule les bouscule et passe indifférente,<br />

bien qu'ils soient hésitants et faibles,<br />

seuls les chiens craintifs qui n'ont pas de gîte<br />

les suivent un moment en silence.<br />

Ils sont livrés à une multitude de bourreaux<br />

et le coup de chaque heure leur fait mal ;<br />

ils rôdent, solitaires, autour des hôpitaux<br />

en attendant leur admission avec angoisse.<br />

La mort est là. Non celle dont la voix<br />

les a miraculeusement touchés dans leurs enfances,<br />

mais la petite mort comme on la comprend là ;<br />

tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit<br />

aigre, vert, et qui ne mûrit pas.<br />

Rainer-Maria Rilke<br />

Le livre de la pauvreté et de la mort<br />

Extraits


p.78<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’hu-<br />

L'adoption internationale à Médecins <strong>du</strong><br />

mani-<br />

taire <strong>Monde</strong>, par Claude Hertz<br />

p.83 Actualités<br />

• Rapport de mission : Passage de témoin<br />

p.92<br />

L ir e<br />

• La pauvreté au rapport<br />

• Inclure les exclus<br />

• (Des)mesures de la pauvreté<br />

• Le désarroi des exclus<br />

• La victime sur l'écran humanitaire<br />

• Une fin de l'histoire très française<br />

p.107 Abonnement<br />

Regard<br />

de<br />

photographe<br />

Guillaume Herbaut<br />

pour L'Œil Public


Editorial<br />

•Jacques Lebas<br />

Jacky Mamou<br />

La question de la pauvreté, déclinée sous ses différentes formes,<br />

exclusion, précarité, reste une question essentielle des sociétés des<br />

pays développés. Les humanitaires se sont impliqués bien plus tard<br />

que les caritatifs sur ce champ, au milieu de la décennie 80-90, celle<br />

où les gagnants arrogants côtoyaient les "nouveaux pauvres". Cet<br />

engagement des organisations humanitaires auprès "des exclus" s’est installé<br />

dans la <strong>du</strong>rée, alors qu’elles avaient l’illusion - faut-il dire la naïveté ? -, d’ouvrir<br />

une mission comme une autre, qui fermerait rapidement. Il n’en a rien<br />

été. Nous consacrons donc cette nouvelle livraison de la revue <strong>Humanitaire</strong><br />

à l’actualité de la pauvreté en France.<br />

Et d’abord de quoi parle-t-on ?<br />

Les indicateurs pour la mesurer ne sont pas des instruments anodins. Doiton<br />

se contenter de critères monétaires ou au contraire inclure dans le diagnostic<br />

des indicateurs sociaux et politiques, voire certains éléments qualitatifs<br />

ou subjectifs sur le vécu de chaque indivi<strong>du</strong> ? La contribution de Blandine<br />

Destremau et Pierre Salama apporte un éclairage à ce questionnement.<br />

La sortie récente <strong>du</strong> rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de<br />

l’exclusion sociale est l’occasion d’un intéressant débat entre analystes et<br />

praticiens de terrain. Cette discussion fait l’objet de la table ronde de ce dossier.<br />

Il en ressort qu’aujourd’hui la pauvreté est surtout urbaine et touche en<br />

priorité les jeunes de moins de trente ans. La prégnance de l’existence des<br />

étrangers pauvres, qu’ils soient demandeurs d’asile ou "sans–papiers", n’a<br />

pas échappé aux participants et interroge sur l’absence de politique claire et<br />

cohérente de la France et de l’Europe, qui bouscule tous les circuits traditionnels<br />

d’assistance.<br />

Mais y a-t-il plus de pauvres dans le Pas-de-Calais ou dans le Roussillon ? Le<br />

caractère discontinu de la répartition géographique des pauvretés est étudié<br />

dans un article de Marie Thérèse Espinasse, où est battue en brèche l’idée<br />

que tous les chômeurs ne sont pas pauvres et que l’emploi ne préserve pas<br />

de la pauvreté.<br />

2


Et ensuite que faire ?<br />

Comprendre. C’est d’abord rencontrer l’Autre, en repoussant l’idée de<br />

fusionner, de "victimiser", qui constitue une des obsessions des sociétés<br />

occidentales face à la détresse. Le désir <strong>du</strong> soignant de se trouver face à un<br />

exclu idéal qui voudrait s’en sortir est riche de quiproquos parfois dramatiques.<br />

Ce point de vue est notamment développée par Géraldine Muhlmann<br />

dans une recension <strong>du</strong> livre de Patrick Declerk, Les naufragés. Avec les clochards<br />

de Paris.<br />

Agir. Parce que l’accès aux soins reste encore problématique pour certains<br />

publics résidents France en ce début de 21 ème siècle. L’association humanitaire<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> qui agit dans 28 villes s’interroge sur les difficultés<br />

<strong>du</strong> système de droit commun à accueillir de nombreux patients et fait des<br />

propositions pour "l’accès aux soins pour tous".<br />

Participer. Françoise Ferrand d’Aide à Toute Détresse - Quart-monde, insiste<br />

avec pertinence sur l’expérience des Universités populaires où les personnes<br />

en situation de pauvreté se confrontent aux universitaires et aux professionnels<br />

pour élaborer le "savoir des pauvres".<br />

Tous ces articles offerts au lecteur de cette revue évoquent la dimension politique<br />

de la pauvreté dans cette France de 2002. Les résultats de la dernière<br />

élection présidentielle, avec des taux d’abstention record ou des suffrages<br />

importants en faveur de candidats représentants des extrêmes dans les catégories<br />

sociales les plus défavorisées, ne manquent pas d’inquiéter. Ils incitent<br />

à prendre en compte le message envoyé par des millions de pauvres ou<br />

de gens à la lisière de la pauvreté et invitent la société dans son ensemble à<br />

réagir rapidement. Il est encore temps de le faire.<br />

3


<strong>Humanitaire</strong><br />

Printemps/été 2002<br />

Pauvreté(s)<br />

en France<br />

"Depuis 20 ou 30 ans, la pauvreté a changé de visage", affirme<br />

Marie-Thérèse Espinasse dans la table ronde qui ouvre ce<br />

nouveau dossier de la revue <strong>Humanitaire</strong> consacré à la pauvreté.<br />

Ou plutôt "aux pauvretés", car s'il est une donnée sur<br />

laquelle tous ceux qui ont participé à ce débat et ceux qui les<br />

prolongent par différentes contributions se rejoignent, c'est<br />

bel et bien que la pauvreté n'est plus une, mais multiple. Si<br />

elle n'était qu'intellectuelle, une telle découverte pourrait passer<br />

pour dérisoire. Mais elle in<strong>du</strong>it de tels bouleversements<br />

dans l'action que mènent les institutions publiques et les associations<br />

qu'elle est devenue une donnée essentielle dans la<br />

lutte contre ce cancer de notre société.<br />

C'est tout l'intérêt <strong>du</strong> dernier rapport de l'Observatoire national<br />

de la pauvreté et de l'exclusion sociale que de mettre en<br />

exergue cette diversité. Diversité qu'il convient d'appréhender<br />

qualitativement mais aussi quantitativement. C'est le sens<br />

des interventions de Michel Legros visant à clarifier les différentes<br />

façons de mesurer la pauvreté. Xavier Vandromme de<br />

l'association Emmaüs, Fabrice Giraux de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

et Antoine Decourcelle de la Cimade sont venus confronter la<br />

réalité des situations qu'ils rencontrent sur le terrain aux<br />

conclusions des chercheurs. Qu'il s'agisse <strong>du</strong> sort de ces<br />

"populations nouvelles" pour lesquelles l'objectif <strong>du</strong> logement<br />

semble souvent inadéquat dans un premier temps, à l'errance<br />

administrative provoquée des demandeurs d'asile en passant<br />

par la question de l'accès aux soins, les débats ont contribué


Dossier<br />

à démontrer que les données statistiques ne trouvent leur<br />

résonance qu'à partir <strong>du</strong> moment où elles laissent la place aux<br />

indivi<strong>du</strong>s qui se cachent derrière.<br />

Les contributions qui prolongent ce débat poursuivent cette<br />

logique de regards croisés entre les travaux de chercheurs et<br />

les réflexions des acteurs. Blandine Destremau et Pierre Salama<br />

viennent ainsi présenter un panel tout à fait instructif des<br />

différentes mesures de la pauvreté tandis que Marie-Thérèse<br />

Espinasse nous fait part d'une approche géographique des<br />

phénomènes de pauvreté sur le territoire français. Un biais<br />

innovant qui vient renforcer le constat de la diversité de ces<br />

derniers. Nathalie Simonnot et Nadège Drouot nous livrent<br />

des enseignements sur la base des consultations réalisées<br />

dans les centres de soins de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> tandis que<br />

Françoise Ferrand attire notre attention sur la nécessité d'associer<br />

les populations pauvres aux programmes décidés en<br />

leur nom et à leur profit. C'est un texte quelque peu décalé qui<br />

vient clore ce dossier, tout en s'intégrant parfaitement dans la<br />

problématique qui est la sienne : à Patrick Declerck, auteur <strong>du</strong><br />

très remarqué Les Naufragés, Géraldine Muhlmann a écrit<br />

une lettre dans laquelle transparaissent toute à la fois la force<br />

de l'ouvrage, l'émotion qu'il suscite et les interrogations qu'il<br />

provoque. La pauvreté n'a pas fini de nous interpeller.


Table<br />

ronde<br />

Animée par : Jacques Lebas, co-rédacteur en chef de la revue <strong>Humanitaire</strong><br />

La pauvreté en France<br />

Marie-Thérèse Espinasse,<br />

sociologue, secrétaire<br />

générale de l'Observatoire national<br />

de la pauvreté et de l'exclusion sociale<br />

Xavier Vandromme,<br />

directeur des établissements<br />

d'urgence sociale<br />

à l'association Emmaüs<br />

Michel Legros,<br />

responsable <strong>du</strong> département "Politiques et<br />

institutions" à l'Ecole nationale de la santé<br />

publique<br />

Antoine Decourcelle,<br />

conseiller juridique salarié à la Cimade<br />

Fabrice Giraux,<br />

médecin généraliste, administrateur<br />

référent des projets France à<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

Jacques Lebas<br />

Nous avons décidé de consacrer ce nouveau numéro<br />

d'<strong>Humanitaire</strong> à la question de "La pauvreté en<br />

France" en saisissant l’occasion de la sortie <strong>du</strong> rapport de l’Observatoire National<br />

de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale (ONPES), créé dans le cadre de la loi contre<br />

les exclusions. Il nous a paru en effet intéressant de confronter les données<br />

émanant de ce deuxième rapport aux réactions de diverses associations qui, non<br />

seulement travaillent sur le terrain, mais réfléchissent à partir de leurs pratiques,<br />

interpellent et réalisent également un travail de recensement de données.<br />

Je vais commencer par poser à nos deux représentants de l'ONPES une première<br />

question en utilisant, de façon peut-être un peu provocatrice, un communiqué<br />

<strong>du</strong> Cabinet <strong>du</strong> ministre de l'Emploi et de la Solidarité <strong>du</strong> 17 janvier 2002 qui<br />

explique que “la pauvreté a reculé en France depuis 1997” parce que “les analyses<br />

conjuguées de l’Observatoire de la Pauvreté et <strong>du</strong> Secours Catholique montrent<br />

une diminution de la pauvreté de 7 % en 1999 – 2000, le nombre d’allocataires<br />

<strong>du</strong> RMI a notamment commencé à diminuer à partir de fin 99, le taux de pauvreté<br />

en France est ainsi inférieur à la moyenne européenne : 10 % pour la France,<br />

11,8 % pour la moyenne européenne”. Quelle est votre réaction par rapport à<br />

cette façon de présenter l'évolution récente de la pauvreté ?<br />

6


Dossier<br />

Il est juste de dire que le taux de pauvreté en France, comparé à celui des autres<br />

pays européens, présente une différence d’un peu plus d'un point. Mais<br />

comme vous le savez peut-être, la situation<br />

européenne constitue un agrégat complexe<br />

Michel Legros<br />

entre les pays <strong>du</strong> Nord qui présentent un taux de pauvreté oscillant entre 5 et<br />

7 % de la population totale et les pays <strong>du</strong> Sud dont le taux avoisine 15 voire<br />

17 %. On a donc une moyenne qui, comme toutes les moyennes, n’est jamais<br />

très parlante et ne rend pas compte de toute la complexité de cette mesure de<br />

la pauvreté. Finalement, cela me rappelle un peu le jeu <strong>du</strong> téléphone où une<br />

personne dit quelque chose, puis une deuxième le reprend en ajoutant<br />

quelques mots… et au final cela donne que "la pauvreté a reculé en France". Le<br />

rapport dit qu’il faut prendre les faits avec beaucoup plus de précautions. On<br />

devrait plutôt dire, en particulier quand on regarde les années 1999 et 2000,<br />

que la pauvreté est sur une ligne de stabilité. Quand l'ONPES a constaté cela,<br />

c'est vrai qu'il y a eu un sentiment de malaise et d’inquiétude, <strong>du</strong> fait de la loi<br />

de lutte contre les exclusions de 1998 et de la reprise de l’emploi à partir des<br />

années 1996 – 97. On a donc on a essayé de "gratter" un peu les statistiques.<br />

J’ai vu que l’INSEE, après la sortie de notre rapport, allait dans notre sens en<br />

expliquant que certains indicateurs frémissaient, comme le taux d’allocataires<br />

<strong>du</strong> RMI qui, effectivement, est à la baisse. Dans le rapport, nous avons tenté<br />

d’expliciter l’idée qu’il y avait un "effet retard" et que les chiffres ne rendaient<br />

compte qu'imparfaitement et avec retard <strong>du</strong> phénomène.<br />

Jacques Lebas<br />

Quels sont les grands indicateurs de pauvreté que<br />

l’on peut utiliser ?<br />

La question de la mesure de la pauvreté est une question complexe, que l'on<br />

a d'ailleurs rencontré dans d’autres secteurs, comme celui <strong>du</strong> travail : la mesure<br />

<strong>du</strong> taux de chômage, par exemple, a été particulièrement<br />

difficile à mettre au point. En<br />

Michel Legros<br />

matière de pauvreté, la règle générale - qui rend les choses encore plus compliquées<br />

-, c’est que l’on utilise des indicateurs relatifs de pauvreté et non pas<br />

un indicateur absolu. Un indicateur absolu revient à se demander ce qu’il faudrait<br />

avoir en France pour pouvoir vivre, c'est-à-dire manger, boire, se loger...<br />

donc pour bénéficier d'un minima décent. Les Américains sont allés dans cette<br />

direction, de même que les Allemands, même si cela a donné lieu à des débats<br />

qui seraient plutôt hilarants s’il ne s’agissait pas de questions sérieuses : ainsi,<br />

en Allemagne où la prostitution est régie différemment, on s'est demandé si<br />

l'on devait compter une visite à l’Eros-Center dans la satisfaction des besoins<br />

minimums ! La Banque mondiale utilise aussi des indicateurs absolus, mais le<br />

problème c’est que l'on aboutit à des niveaux souvent très bas. Finalement, on<br />

ne sait pas très bien faire avec ces indicateurs absolus et l’Union européenne<br />

a fait le choix d’aller plutôt vers des indicateurs relatifs. Quand on utilise des<br />

indicateurs relatifs, on mesure en fait des inégalités. Car le problème de ces<br />

indicateurs relatifs, c'est que pour que le taux de pauvreté baisse, il faudrait que<br />

ceux qui sont pauvres voient brutalement augmenter leurs revenus, beaucoup<br />

plus que l’ensemble de la population. Or, si les revenus des pauvres augmentent<br />

de la même manière que les revenus de tout le monde, alors toutes les<br />

7


Table<br />

ronde<br />

catégories de population se déplacent également et ceux qui étaient les plus<br />

pauvres restent les plus pauvres... On aboutit donc à une forme de paradoxe :<br />

des populations en situation de pauvreté peuvent être finalement un tout petit<br />

peu moins pauvres mais leur nombre ne va pas diminuer parce que l’ensemble<br />

de la population va voir sa situation s’améliorer.<br />

On utilise trois types d’indicateurs relatifs qui sont tous sensiblement construits<br />

sur la même logique. Le premier indicateur est un indicateur monétaire<br />

qui revient à se demander : qui est pauvre à l’heure actuelle ? C’est un indicateur<br />

purement conventionnel qui consiste à prendre la répartition <strong>du</strong> revenu en<br />

France, à couper en deux et on obtient "le revenu médian". Donc vous avez<br />

50 % des gens qui sont au-dessus et 50 % des gens qui sont en dessous, et<br />

l’indicateur de pauvreté retenu est la moitié de ce revenu médian. Pour donner<br />

un repère, au moment où sortait le rapport, cet indicateur était fixé à 559 euros<br />

pour une personne seule, soit 3 670 francs. Mais si on passait à 60 % <strong>du</strong> revenu<br />

médian, ce qui est plutôt le cas des pays d’Europe <strong>du</strong> Nord, on serait à 671<br />

euros, c’est-à-dire 4 401 francs. Donc on utilise ce seuil, mais évidemment cela<br />

fait débat.<br />

Personnellement, j'ai tendance à considérer que c’est plutôt une bonne idée<br />

d’utiliser un seuil, et d’utiliser celui-ci en particulier, même s’il n’est pas très<br />

bon. Dans la situation française antérieure, comme aucun seuil n'avait été fixé,<br />

on utilisait des seuils de fait. En particulier, on s’était mis à utiliser le seuil <strong>du</strong><br />

RMI, mais le problème c’est que le seuil allocataire <strong>du</strong> RMI était aux alentours<br />

de 2 500 – 2 600 francs. En prenant ce seuil-là, en France à l’heure actuelle,<br />

c'est-à-dire au moment de la sortie <strong>du</strong> rapport, on compte environ 4,2 millions<br />

de personnes qui se situent en-dessous. C’est sans doute un peu minoré car<br />

on manque d'information sur les gens. On utilise en effet des enquêtes fiscales<br />

et un certain nombre d’enquêtes complémentaires, mais le chiffre qu'on<br />

obtient ne prend pas en compte toute une série de gens pour lesquels on n’a<br />

pas <strong>du</strong> tout d’informations, ceux qui sont en prison par exemple…<br />

Le deuxième indicateur que l’on utilise est une enquête de l’INSEE qui reprend<br />

toute une série d’éléments de condition de vie comme la superficie ou la salubrité<br />

<strong>du</strong> logement, l'emplacement des toilettes, l'accès à l’eau potable, le fait<br />

d'avoir des dettes… 68 indicateurs en tout. On obtient à peu près les mêmes<br />

résultats.<br />

Et puis on s’est mis à regarder de près, dans le cadre de l’Observatoire, un<br />

autre type d’indicateurs que l’on appelle parfois d’un terme absolument affreux<br />

- qu'il faudrait peut-être un jour songer à abandonner -, celui de "pauvreté administrative".<br />

C'est la pauvreté telle qu’elle est saisie par l’administration lorsqu'elle<br />

verse de l’argent, et en particulier des minima sociaux (RMI, allocation<br />

de solidarité spécifique, l’allocation aux personnes âgées...), huit minima<br />

sociaux au total. Sur la base de ces minima sociaux, on recense 3 millions de<br />

personnes et en ajoutant leurs familles, on arrive à 5 millions/5,5 millions de<br />

personnes. En croisant ces trois indicateurs, on voit donc assez bien le volume<br />

de la pauvreté en France qui tourne autour de 5 millions de personnes environ<br />

en dessous <strong>du</strong> seuil de pauvreté.<br />

8


Dossier<br />

Je suis un acteur de terrain à l’association Emmaüs<br />

Xavier Vandromme<br />

dont les services reçoivent tous les jours 1 000 personnes<br />

la nuit et 1 000 personnes en journée, ce qui fait 2 000 personnes tous les<br />

jours, principalement à Paris et en région parisienne. Je ne conteste donc pas les chiffres<br />

que vous donnez, je n'en ai d'ailleurs pas les moyens, et je pense que cela n’a pas<br />

grand intérêt. Cependant ce qui me fait réagir, parce que j’ai un avantage sur vous de<br />

par l'observation directe des publics, c'est que j’ai la certitude intuitive que si le nombre<br />

effectivement n’augmente pas, les situations sont devenues extrêmement complexes.<br />

Le problème, c'est que non seulement l’Etat ne sait pas très bien ce qu’il faut<br />

faire, même s'il connaît les chiffres, mais qu'en plus il n’a pas d’idées ! Dès lors, les<br />

organismes, les fédérations, bref le monde associatif, offrent les petites solutions pour<br />

permettre aux gens de quitter des situations de grande précarité et, particulièrement,<br />

de quitter la rue. Donc je voulais réagir en disant que mon observation sur la pauvreté<br />

en France fait que je suis assez sûr de moi sur les prochains problèmes de pauvreté<br />

qui vont émerger dans les trois ou quatre années à venir. Pour être concret, ce sont<br />

les mineurs et les personnes vieillissantes à la rue. On retourne à des situations que<br />

nos parents ont connues avant-guerre.<br />

Tout d'abord, Quand on parle de pauvreté et que l'on estime à 5 millions le<br />

Marie-Thérèse Espinasse nombre de personnes vivant en dessous<br />

<strong>du</strong> seuil de pauvreté, il est bien évident<br />

que tous les ménages pauvres ne sont<br />

pas à la rue : une bonne partie de la population pauvre a tout de même son<br />

logement, même si elle a des difficultés financières ou <strong>du</strong> mal à payer le<br />

loyer. Ensuite, autre élément marquant des évolutions de la pauvreté,<br />

depuis 20 ou 30 ans la pauvreté a changé de visage. Il y a 30 ans, la pauvreté<br />

était essentiellement rurale et touchait des personnes âgées, notamment<br />

les anciens agriculteurs. Aujourd’hui la pauvreté est urbaine, elle a<br />

fortement baissé dans le monde rural où elle est passée de 30 % de ménages<br />

pauvres il y a 30 ans à moins de 9 % aujourd’hui, et de plus, cette pauvreté<br />

a rajeuni. On a donc aujourd’hui une population âgée nettement<br />

moins pauvre, ne serait-ce que parce que d’une part ces personnes ont fait<br />

des carrières complètes et d’autre part parce que le fond solidarité vieillesse,<br />

qui est le minimum social pour les personnes âgées, a été fortement<br />

revalorisé au début des années 80. La pauvreté des personnes âgées<br />

recommence un peu à augmenter pour les plus âgées d'entre elles, c’està-dire<br />

celles qui ont plus de 80 ans. Par contre, ce qui est le plus marquant<br />

ces dernières années, quels que soit les indicateurs ou les enquêtes que<br />

l’on prend, c’est l'augmentation de la pauvreté des jeunes de moins de 30<br />

ans.<br />

C’est vrai qu’il y a un réel décalage entre des chiffres qui<br />

Fabrice Giraux<br />

donnent une image brute et sur lesquels on pourrait épiloguer<br />

quant au fait de connaître l’indicateur le plus adapté. Mais je crois qu'il faut insister<br />

— parce que c’est le rôle des associations — sur le décalage de plus en plus important<br />

entre ces différents visages de la pauvreté et le panel de solutions dont nous disposons<br />

qui s'est plutôt rétréci. Je prendrai l’exemple parisien des hôtels meublés. Il y quelque<br />

temps, on trouvait facilement un hôtel meublé pour des personnes, notamment celles en<br />

grande fragilité psychologique. Désormais, il est de plus en plus difficile de trouver des<br />

hôtels meublés, le niveau d'exigence pour y accéder ayant augmenté. Il me semble éga-<br />

9


Table<br />

ronde<br />

lement que le décalage est de plus en plus important entre des droits formels reconnus,<br />

dont on peut attendre beaucoup - la CMU en est un excellent exemple - et la réalité sur le<br />

terrain des effets d’une loi. On pouvait espérer, en permettant à 6 millions de pauvres d'accéder<br />

aux soins, réaliser notre rêve de fermer nos centres d’accueil. Mais on n’a pas pu,<br />

parce que les visages de la pauvreté ont changé et que l'on se retrouve avec des jeunes,<br />

avec des étrangers qui ont des problèmes infiniment plus complexes. Paradoxalement,<br />

c'est sans doute l'un des effets bénéfiques de cette nouvelle pauvreté que de nous avoir<br />

obligés, en tant qu’associations, à nous reposer la question de l’articulation entre le domaine<br />

de la médecine par exemple et le domaine de la santé avec tous ses déterminants,<br />

comme le logement mais surtout le lien social, parce que cette dimension d’isolement<br />

nous apparaît comme majeure. On réalise aussi que les compétences que l’on avait mises<br />

en œuvre jusqu’à présent et qui nous permettaient d’apparaître comme un pansement<br />

efficace par rapport à certaines formes de pauvreté, sont aujourd’hui complètement<br />

dépassées. Car si l'on est obligé, pour une consultation médicale, de mobiliser un travailleur<br />

social spécialisé dans le droit d’asile et un interprète parlant russe, on se retrouve<br />

dans des situations où, de fait, un droit formel ne devient pas un droit réel. Le décalage<br />

est profond entre les constats que l’on peut faire sur le terrain et ces chiffres. Finalement<br />

en ce qui nous concerne, on ne retrouve ni baisse ni augmentation, mais un vrai changement<br />

sur le paysage de la pauvreté, des difficultés de plus en plus importantes à imaginer<br />

des solutions, des gens en grand isolement et en désespérance. Où sont les indicateurs<br />

qui nous montrent cela ?<br />

En complément, rappellons qu’il y a aussi beaucoup de catégories de personnes<br />

qui échappent aux statistiques et<br />

Antoine Decourcelle<br />

à toute comptabilité : ce sont les sanspapiers,<br />

les demandeurs d’asile. Il y avait<br />

eu 150 000 demandes de régularisation déposées en 1997, ce qui représentait<br />

sans doute, de façon très grossière, la moitié des sans-papiers en<br />

France, soit à peu près 300 000 personnes. De fait, ce sont 150 000 personnes<br />

qui ne sont pas comptabilisées dans toutes les statistiques.<br />

Jacques Lebas<br />

Quand on n’a pas de statistiques, on le reproche aux<br />

pouvoirs publics, aux chercheurs, à la société. Or,<br />

c’est une juste exigence des personnes, y compris celles qui sont en situation de<br />

pauvreté, que d’exiger qu’il y ait au niveau de chaque pays comme de l’Europe,<br />

des statistiques et des données de plus en plus fiables. Je trouve que c’est un<br />

droit démocratique assez important avec les limites mêmes que vous avez soulevées<br />

les uns et les autres quant à leur complexité et leur repro<strong>du</strong>ctibilité. Mais, de<br />

mon point de vue, les associations elles-mêmes doivent se battre pour les exiger.<br />

Deuxièmement, les approches quantitatives des chercheurs, qui sont parfois<br />

assez brutales, doivent être complétées par des approches qualitatives qui peuvent<br />

s’appuyer de plus en plus sur les connaissances très fines des associations<br />

sur le terrain.<br />

10


Dossier<br />

Les statistiques, ce n’est évidemment pas neutre. Pour<br />

Fabrice Giraux<br />

reprendre l’exemple des sans-papiers, des statistiques<br />

existent, et c’est bien là le problème ! Europole affirme que 500 000 étrangers en situation<br />

irrégulière entrent sur le territoire européen chaque année. Mais le problème, c’est<br />

que le chiffre d’Europole, on ne sait pas comment il est construit. Nous, on a d’autres indicateurs,<br />

comme ceux que nous fournit la CPAM qui nous apprend que sur Paris et la<br />

région parisienne, ce sont 45 000 personnes qui bénéficient de l’Aide Médicale d’Etat<br />

Rénovée (AMER), ce dispositif spécial étrangers en situation irrégulière.<br />

De notre côté, on voit le pourcentage de personnes que l’on reçoit, celles qui sont en situation<br />

irrégulière, celles qui ont une couverture sociale, et si on croise tout cela, alors effectivement<br />

on peut avoir des chiffres. Je sais que le chiffre auquel nous arriverions à travers<br />

nos informations serait forcément biaisé par rapport aux types même de prestations que<br />

l’on propose dans nos consultations. Je pense malgré cela que l’on aurait une vision statistique<br />

intéressante des sans-papiers face à leur couverture sociale. Mais je pense malgré<br />

tout qu'à travers ces statistiques, on manquerait le travail qualitatif qui consiste non<br />

seulement à interpréter sur la base des chiffres, mais aussi à essayer de comprendre pour<br />

diversifier notre approche en fonction des vraies difficultés de la population que nous rencontrons.<br />

J’ai le sentiment aujourd’hui qu'il est extrêmement difficile de parler de la pauvreté<br />

en général : parler de pauvreté dans ce contexte-là, c’est oublier les pauvretés, ou en<br />

tout cas ne pas en parler assez.<br />

Je me réjouis beaucoup que l’ONPES ait sa composition actuelle. Car jusqu’à<br />

présent, comment travaillait-on ? Un ministère passait une commande à un<br />

groupe de chercheurs, lequel sortait un certain<br />

nombre d’informations qui devenaient la propriété<br />

<strong>du</strong> ministère qui en disposait comme il l'entendait. Je me souviens des<br />

discussions entre la délégation interministérielle au RMI, qui gérait le dispositif,<br />

et la commission d’évaluation de ce même RMI, quand les chiffres que les<br />

uns sortaient n’étaient pas ceux que les autres attendaient. L'ONPES est un<br />

dispositif assez intéressant puisque tripartite : on retrouve des représentants<br />

d’associations - rappelez-vous le collectif Alerte qui avait beaucoup milité avec<br />

ATD Quart <strong>Monde</strong> pour sa création -, des agents <strong>du</strong> ministère qui gèrent l’appareil<br />

statistique et des universitaires. Le seul risque, qui ne s'est pas réalisé<br />

jusqu'à présent, c’est éventuellement qu'à vouloir être trop consensuels, on se<br />

ménage et l'on peut alors avoir tendance à minorer les choses. Ma deuxième<br />

remarque, c’est le décalage entre ce que j’appellerais "les temps de la pauvreté"<br />

et "les temps de l’action". Et quand je dis les temps de l’action c’est aussi<br />

bien les temps <strong>du</strong> politique, qui demande de maintenir à 7 % le seuil de pauvreté<br />

et feint d’organiser les choses avant qu’elles ne lui échappent, que le<br />

temps des associations qui affirment que ce n'est pas 7 % mais 14 % ou 15 %<br />

et se situent sur la revendication d’actions. Et puis il y a "le temps <strong>du</strong> déroulement<br />

de la pauvreté"… Car finalement, on a deux mouvements dans la société<br />

française depuis la Seconde Guerre mondiale : un grand mouvement qui part<br />

de 1945 et va jusqu’aux années 75 où l'on est à la fois dans une période de<br />

croissance et une longue période de ré<strong>du</strong>ction très lente de la pauvreté. Quel<br />

était le modèle que l’on avait alors ? Que faisaient les associations à ce<br />

moment-là ? Elles portaient des colis et elles restauraient les appartements des<br />

personnes âgées ! Les gouvernements de l’époque agissaient assez peu.<br />

Pourquoi ? Pour une vision qui nous paraît maintenant très cynique, qui consistait<br />

à dire : "on a mis en place un système de retraite, on sait qu’un jour ou l’au-<br />

11<br />

Michel Legros


Table<br />

ronde<br />

tre, dans les années 70, ce système de retraite-là va agir plainement, laissons<br />

faire le temps". Beaucoup de personnes ont souffert en attendant. Mais il est<br />

aussi un autre phénomène qu’on n’avait pas prévu à l’époque, à savoir que les<br />

femmes se mettraient à travailler davantage et qu'il y aurait donc double retraite<br />

dans les ménages. A partir de ce moment-là, on a vu progressivement sortir<br />

de la pauvreté la population des retraités sans que l'on ait fait quoi que ce<br />

soit. Avec la réforme de 1975, on aide également les handicapés à sortir de la<br />

pauvreté, on met en place diverses allocations. La pauvreté continue de diminuer<br />

mais moins, et on arrive aux années 1983-84 où l'on reprend de plein<br />

fouet la conséquence de l’augmentation <strong>du</strong> chômage et de l’empêchement de<br />

l’arrivée d’une partie de la population dans le monde <strong>du</strong> travail. On voit une nouvelle<br />

forme de pauvreté apparaître. Quand on fait le bilan globalement depuis<br />

la Seconde Guerre mondiale, la pauvreté en France décroît, y compris dans la<br />

période actuelle. Simplement, les données ont complètement changé : là où<br />

l'on avait les personnes âgées, on a maintenant des jeunes ; on a des gens qui<br />

ne rentrent pas sur le marché <strong>du</strong> travail et d'autres qui en sortent trop tôt ; on<br />

a des gens qui tout en étant dans le marché <strong>du</strong> travail sont pauvres… Parce<br />

que la grande nouveauté <strong>du</strong> moment, c’est que les pauvres ne sont pas uniquement<br />

dans les centres de sans-abris, ils peuvent être aussi au travail…<br />

Aujourd’hui, 15 mai, 1 200 personnes sont dans mon<br />

Xavier Vandromme<br />

institution, qui compte parmi toutes celles (le CCAS,<br />

l’Armée <strong>du</strong> Salut, etc.) qui travaillent sur la ville de Paris. Ce sont des enfants, des femmes,<br />

des gens sans-papiers. Ma réflexion est la suivante : c’est une population nouvelle<br />

pour nous, à laquelle on n’était pas habitué, qui bouge beaucoup et l'on a une<br />

vraie inquiétude pour l’avenir puisque c'est un public qu'il faudra bien accueillir et<br />

héberger. Or, jusqu'à présent l'horizon demeure le logement – cela reste la référence<br />

majeure et c’est bien – c’est-à-dire que l'on vise à réunir toutes les conditions permettant<br />

d’obtenir un logement. Mais quand on est sans-papiers, en situation de précarité,<br />

d’errance, comment réunir ces conditions ? Peut-être faut-il penser à de nouveaux<br />

outils qui viendraient compléter la recherche <strong>du</strong> logement. On peut penser à<br />

des "auberges", des haltes sociales, des pensions de familles qui existent déjà mais<br />

qu'il faudrait peut-être systématiser. Du point de vue de la santé, il me semble également<br />

que les hôpitaux ne remplissent pas correctement leur rôle d'hospitalité. Je<br />

pense enfin qu'il faut prendre en compte la notion de "rapidité" : nous avons des<br />

publics multiples qui vont de ceux qui sont bien informés à ceux qui ne le sont pas <strong>du</strong><br />

tout. Il faut pouvoir répondre très rapidement à leurs demandes. Or, dans le domaine<br />

de l'assistance aux pauvres, on est mal armés pour répondre dans de brefs délais : on<br />

donne des rendez-vous, on renvoie à l'assistante sociale… Dans cette même logique,<br />

je dois dire que l'expérience de ceux qui sont allés travailler dans des contextes d'urgence<br />

à l'étranger nous est précieuse alors que les professionnels classiques, tels<br />

qu'ils ont été pensés à la sortie de la Seconde Guerre mondiale — assistantes sociales,<br />

é<strong>du</strong>cateurs, conseillers en économie sociale et familiale… — montrent des limites<br />

dans leur adaptation à ces situations nouvelles, même s'il ne faut pas totalement<br />

les remettre en cause.<br />

12


Dossier<br />

Une autre chose que nous constatons, c’est le peu de<br />

Fabrice Giraux<br />

participation indivi<strong>du</strong>elle, mais surtout communautaire,<br />

dans nos projets de la part des bénéficiaires de nos actions. Nous servons volontiers — en<br />

tant que professionnels de la santé ou <strong>du</strong> social — de porte-paroles des "sans voix" auprès<br />

des politiques. Nous aimons servir d’intermédiaires. Nous proposons des solutions. Mais<br />

on peut se poser la question de la valeur de solutions ou de dispositifs qui se mettent en<br />

place sans que les bénéficiaires ne soient associés à leur élaboration… Pire, ne participons-nous<br />

pas peu ou prou à la dépolitisation actuelle en laissant croire que, forcément,<br />

les solutions sont entre les mains des spécialistes, des professionnels, des experts que<br />

nous sommes ? N’avons-nous pas finalement une responsabilité dans le délitement <strong>du</strong><br />

lien social entre citoyens que nous observons dans certains quartiers et qui, peut-être,<br />

s’est exprimé le 21 avril ?<br />

Jacques Lebas<br />

Vous avez évoqué jusqu'à présent la situation des étrangers<br />

en situation irrégulière que Marie-Thérèse Espinasse<br />

a précisément contribué à étudier dans le cadre de l'Observatoire. Jusqu'alors,<br />

on avait tendance à considérer qu'il s'agissait là d'un problème particulier, sans lien<br />

avec celui de la pauvreté. Comment s'est opérée cette prise de conscience ?<br />

Sur la question des étrangers, la démarche de l'Observatoire est allée crescendo.<br />

Dans le premier rapport, nous<br />

Marie-Thérèse Espinasse<br />

nous étions intéressés - puisque la loi sur<br />

les exclusions insistait beaucoup sur l'accès<br />

au droit -, aux difficultés administratives qui peuvent générer de la pauvreté<br />

ou aggraver des situations, <strong>du</strong> fait de retards ou de mauvais transferts<br />

de dossiers par exemple, pour toutes les catégories de population. En<br />

continuant sur cette question de l'accès aux droits, nous nous sommes<br />

ensuite intéressés aux droits sociaux des étrangers en situation régulière<br />

en regardant notamment les pratiques des différentes administrations<br />

concernées, l'Intérieur (les Préfectures) notamment, dans la mesure où,<br />

pour les étrangers, l'accès aux droits sociaux est fortement conditionné par<br />

l'accès au séjour. La possession ou le renouvellement des titres de séjour<br />

ont des conséquences sur l’exercice des droits sociaux. Par exemple, un<br />

étranger qui est titulaire d’une carte de séjour de 10 ans, à qui l'on annonce<br />

la suspension de sa carte au moment <strong>du</strong> renouvellement en lui disant<br />

qu'on lui donnera son titre de séjour d'ici un an, peut voir ses droits sociaux<br />

suspen<strong>du</strong>s <strong>du</strong>rant toute cette période ! Le deuxième élément que nous<br />

avons voulu regarder de plus près, c'est le travail des associations, notamment<br />

en matière d'accueil des demandeurs d'asile. Cela fait quelques<br />

années en effet, en particulier en région parisienne, que les associations en<br />

charge de l’urgence sociale nous alertent sur le fait que de plus en plus d'étrangers<br />

demandeurs d’asile composent le 115 pour demander un hébergement<br />

temporaire. Autrement dit, les demandeurs d’asile viennent percuter<br />

complètement l’hébergement d’urgence, ce qui contraint les associations<br />

à imaginer d'autres solutions, comme les hôtels meublés. Donc on<br />

a voulu regarder ce qu’il en était sachant qu’il existe, comme vous le savez,<br />

un dispositif national pour l’accueil des demandeurs d’asile. Première obs-<br />

13


Table<br />

ronde<br />

ervation, il y a une augmentation des flux de demandes d’asile depuis fin<br />

1996, que ce soit au titre de l’asile conventionnel ou de l’asile territorial créé<br />

par la loi Reseda (Réglementation pour l'Entrée et le Séjour des Etrangers<br />

et pour le Droit d'asile) <strong>du</strong> 11 mai 1998, mais fin 2001 on n’arrivait pas <strong>du</strong><br />

tout aux effectifs que nous avions connus en 1989-90 où la demande d’asile<br />

était beaucoup plus conséquente.<br />

Lorsque l'on a supprimé l’autorisation de travail en 1992 pour les demandeurs<br />

d’asile, ont été créés les centres d’accueil et d’hébergement des<br />

demandeurs d’asile chargés d'accueillir et d'héberger les demandeurs d'asile<br />

sans ressources <strong>du</strong>rant la totalité de la procé<strong>du</strong>re d'instruction qui ne<br />

devait pas excéder six mois. Aujourd'hui, ce dispositif d'accueil est insuffisant<br />

mais surtout, il est totalement embouteillé par les procé<strong>du</strong>res extrêmement<br />

longues. En effet, le traitement de la demande d’asile aujourd’hui,<br />

tel qu'il est réalisé par l’OFPRA (Office Français pour les Réfugiés et les<br />

Apatrides), prend parfois trois ans, alors que la demande d’asile, le recours<br />

compris, était initialement prévue pour <strong>du</strong>rer six mois ! Et pendant ce<br />

temps-là, les personnes qui ont pu entrer dans un centre d’accueil et de<br />

demande d’asile y restent toute la <strong>du</strong>rée de la procé<strong>du</strong>re. En amont, les<br />

délais pour déposer une demande d’asile en préfecture sont eux aussi très<br />

longs : entre cinq et huit mois selon les départements. Et les préfectures<br />

qui jusqu'à présent traitaient les dossiers dans des délais plus rapides ont<br />

tendance à freiner les procé<strong>du</strong>res de peur de créer un appel d’air dans leur<br />

circonscription. Autrement dit, on se trouve face à une situation assez paradoxale<br />

<strong>du</strong> point de vue de la pauvreté, à savoir qu'une bonne partie des<br />

demandeurs d’asile se retrouve en situation de pauvreté <strong>du</strong> fait <strong>du</strong> fonctionnement<br />

défaillant de l'administration. Seule une partie d'entre eux, de<br />

l’ordre de 17 %, obtiendra le titre de réfugié et pourra exercer un emploi.<br />

Je ne sais pas si la CIMADE partage ce point de vue, mais c’est un peu<br />

cette première observation qu’on a voulu cibler cette année dans le cadre<br />

de l’Observatoire.<br />

Je considère que cela ne relève pas <strong>du</strong> dysfonctionnement administratif<br />

Antoine Decourcelle mais que toute cette politique a été vraiment<br />

délibérée, notamment à partir de<br />

1991. Avant cette date, les demandeurs<br />

d’asile avaient droit au travail, bénéficiaient d’une autonomie financière<br />

sous réserve de pouvoir s’intégrer, de trouver un petit boulot, etc. Il y avait<br />

quand même un dispositif d’accueil par l’intermédiaire des CPH (Centres<br />

provisoires d’hébergement) mais qui était beaucoup moins saturé que ce<br />

qu’on connaît aujourd’hui. En 89-90 on a effectivement connu un nombre<br />

très important de demandeurs d’asile puisqu'il atteignait environ 60 000<br />

personnes. Après 1991, il a été décidé d’arrêter l’autorisation automatique<br />

de travail pour les demandeurs d’asile, l’idée étant de construire une procé<strong>du</strong>re<br />

d’examen de la demande de statut de réfugié extrêmement courte.<br />

Les délais qui avaient été fixés étaient effectivement de six mois, et pendant<br />

cette période les gens devaient être hébergés dans les CADA (Centres<br />

d’Accueil pour Demandeurs d’Asile). Mais progressivement les délais<br />

se sont allongés, parce qu’on a laissé faire les choses, en n'augmentant<br />

pas les effectifs de l’OFPRA par exemple : on savait qu’on instaurait de<br />

14


Dossier<br />

cette manière des mesures dissuasives. Et aujourd’hui, en 2002, toute la<br />

politique de l’asile est construite sur la dissuasion <strong>du</strong> dépôt de la demande.<br />

Maintenant ce n’est plus tellement l’OFPRA – qui est dans une politique de<br />

recrutement très importante et parvient à ré<strong>du</strong>ire un peu ses délais – qui<br />

pose problème, c’est au niveau des préfectures qui s’amusent à se renvoyer<br />

la balle, à instaurer des règles d’accès à ses guichets plus ou moins<br />

étranges : l’été dernier, à Lille, la préfecture avait instauré un tirage au sort<br />

uniquement pour pouvoir accéder au guichet ! Mais tout ceci entre bel et<br />

bien dans une politique délibérée de dissuasion, et l'on est finalement bien<br />

content que ces demandeurs d’asile restent sans papiers, ou finissent par<br />

se décourager et tentent de déposer une demande d’asile dans d’autres<br />

pays européens.<br />

Jacques Lebas<br />

J'aimerais vous raconter une anecdote qui m’a particulièrement<br />

choqué. J’avais récemment comme stagiaire<br />

un médecin algérien, spécialiste de santé publique, qui avait dirigé tous les<br />

dispensaires de la région d’Alger pendant 10 ou 15 ans et réalisait des consultations<br />

dans mon service car il ne pouvait signer les ordonnances. Marié à une<br />

femme qui était aussi médecin et ne pouvait pas non plus travailler, avec quatre<br />

enfants, il était parti d’Algérie. Il arrive en France et rencontre heureusement une<br />

association, je crois que c’est la CIMADE, qui l’héberge dans un hôtel. Il avait des<br />

moyens financiers mais il était coupé de tout, et a peu à peu été mis en situation<br />

de grande pauvreté, n'ayant pas le droit d’exercer la médecine en France alors que<br />

l'on manque de plus en plus de médecins, notamment de médecins ayant comme<br />

lui une formation de terrain en santé publique. Il a demandé de l'aide partout, j'ai<br />

moi-même essayé de l'aider… et finalement, il a obtenu l’asile politique au Canada<br />

où il est parti il y a quelques semaines ! C’était terrible. Et finalement, cela<br />

m'inspire la question suivante : ces dispositifs comprennent des personnes qui<br />

sont dans cette situation-là mais qui réussiront à s'en sortir tôt ou tard grâce à leur<br />

bagage. Mais que se passe-t-il pour les autres ? Parce que l’autre pauvreté n'a pas<br />

disparu, alors où sont-ils ?<br />

J’ai le sentiment que c’est une des questions fondamentales,<br />

mais qu'il faut illustrer. C’est vrai que cette<br />

Fabrice Giraux<br />

situation de précarité des demandeurs d’asile est particulière : on sait qu'ils ont droit à la<br />

CMU contrairement aux sans-papiers. De quoi s’aperçoit-on dans la réalité ? Qu’un certain<br />

nombre de personnes qui sont demandeurs d’asile sont orientées vers l’AMER parce<br />

qu’on assimile finalement les demandeurs d’asile aux sans-papiers. Et puis le lendemain,<br />

ce n’est plus à l’étranger demandeur d’asile mais à l’étranger installé en France depuis<br />

longtemps que l'on va proposer ce statut de précarité. On voit bien à quel point le statut<br />

précaire de quelques-uns pèse dans la suspicion sur des effectifs de plus en plus importants<br />

de la population. Et l'on aurait tort de penser que ce problème des demandeurs d’asile<br />

ne concerne que les demandeurs d’asile. Cela concerne à la fin toutes ces populations<br />

étrangères, même les deuxième et troisième générations de l'immigration qui, elles aussi,<br />

sont mises dans ce climat suspicieux vis-à-vis de leur accès aux droits. Je crois que c’est<br />

en partie ce qui va expliquer certains "retards à l’allumage", les mauvaises orientations, des<br />

gens qui vont se décourager à force d’aller réclamer un droit qui existe mais qu'on ne leur<br />

accorde pas. De fait, à côté de la population "traditionnelle" de l'urgence, bien visible, c'est<br />

toute une population qui finit par passer inaperçue alors qu'elle existe toujours. C'est le<br />

syndrome de l’urgence qui veut que l'on s’occupe de celui que l'on voit, de celui qui est<br />

15


Table<br />

ronde<br />

par exemple psychotique, mais que l'on ne s’occupe plus de la personne qui est déprimée,<br />

parce qu'elle est moins visible, moins "en urgence". Or on voit bien tous les jours combien<br />

la dépression peut gagner <strong>du</strong> terrain, en particulier dans ces populations en situation de<br />

précarité, mais elle s'efface devant l’urgence que convoque le délirant dans la rue. C'est,<br />

je crois, l'un des phénomènes auxquels ont doit s’intéresser en différenciant les pauvretés.<br />

Cette différenciation a eu aussi des effets sur les associations et leurs pratiques. Nos<br />

modalités d’intervention, le rôle des professionnels, la fonction même <strong>du</strong> bénévole ont<br />

complètement changé. Alors, pour répondre à la question : que sont devenus "les autres" ?<br />

Et bien "les autres" ont disparu aussi parce que nos professionnels, ceux qui interviennent<br />

maintenant dans nos centres, sont focalisés sur les droits des personnes en situation irrégulière,<br />

ces droits qui sont les plus difficiles à obtenir en pratique et les plus difficiles à faire<br />

valoir. Mais pour ceux dont les droits sont déjà reconnus ? Et bien, on ne s’en occupe plus,<br />

notamment par manque de temps. Certes, les chiffres ont baissé, on a 10 à 15 % de<br />

consultants en moins, sauf sur quelques grandes villes où au contraire le nombre de<br />

consultations a augmenté. Mais la complexité des situations des personnes que nous<br />

recevons a augmenté, si bien que nous sommes moins disponibles. C'est vrai que l'on voit<br />

moins le clochard, mais on peut s'interroger sur les raisons de cette baisse : les dispositifs<br />

d'aide aux grands exclus arrivent probablement, non pas à les faire disparaître, mais à<br />

mieux les cacher. Mais ne sommes-nous pas aussi moins à l'écoute de cette misère qui<br />

n'est plus la plus voyante, la plus urgente ? Il faut savoir que pour certaines consultations<br />

médicales à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, la file d'attente commence à 6 h <strong>du</strong> matin et on n'inscrit<br />

plus personne après 10 h. Et tant pis pour celui qui va arriver un petit peu en retard,<br />

c’est qu'il n'en a pas vraiment besoin ! On est arrivé à une gestion de l’urgence qui fait de<br />

moins en moins de place aux flux persistants, mais qui ne présente plus ce degré d’urgence,<br />

ou que nous ne voyons plus de la même façon. Oui, je crois que notre regard a<br />

beaucoup changé…<br />

Les institutions changent beaucoup, naissent puis disparaissent. On avait construit<br />

un dispositif performant d'accueil des populations dans la lutte contre la<br />

tuberculose, on l’a reconverti alors qu'il reste<br />

une population tuberculeuse. Dans les politiques<br />

Michel Legros<br />

sociales, on a construit également des dispositifs particulièrement lourds.<br />

Toute à l’heure, Xavier Vandromme disait que l’hôpital, sous l'influence de l’Etat<br />

et des collectivités, avait négligé sa fonction d’hébergement, mais qui finance<br />

les CHRS et leurs 35 000 places si ce n’est l’Etat et les collectivités ? Qu’estce<br />

qu’on a fait sur la question de l'emploi, finalement ? La mondialisation, la<br />

transformation de la pro<strong>du</strong>ctivité ont con<strong>du</strong>it à sortir <strong>du</strong> travail ou à empêcher<br />

d'y entrer les gens ayant de très bas niveaux de qualification, ce qui a provoqué<br />

un afflux de pauvres. Et progressivement, certaines de ces personnes sont<br />

sorties de la rue pour repartir sur des dispositifs de travail précaire. A l’heure<br />

actuelle, 1 million de personnes sont dans des trajectoires allant <strong>du</strong> chômage<br />

au stage, en passant par le CDD ou l’emploi aidé, alors que l'on voit arriver de<br />

plus en plus d’emplois sans charges. On a finalement créé une sorte de "tierssecteur"<br />

qui a absorbé une partie de la pauvreté. Ce qui nous fait dire effectivement<br />

qu’on peut avoir un job et être dans une situation de pauvreté. Je suis<br />

d’accord avec Xavier Vandromme sur le fait que l'on va retrouver ces gens dans<br />

quelques années comme jeunes retraités n’ayant quasiment jamais cotisé ou<br />

ayant vécu dans le RMI toute leur vie. Il va bien falloir réinventer des mesures<br />

sociales pour cette population âgée.<br />

16


Dossier<br />

D'autre part, l’enquête que nous avions menée avant la loi sur l’exclusion, nous<br />

avait appris qu'en gros, 50 % des revenus des populations en grande difficulté<br />

consistent dans une forme de transfert social, et le reste c’est un peu de jobs,<br />

d’échanges familiaux, de travail au noir : le noyau <strong>du</strong>r de la pauvreté, ces 4<br />

millions de personnes, est composé de ces personnes-là. Et il est porté non<br />

pas par le milieu associatif mais par le travail social de première ligne qui ne<br />

résiste pas très bien d’ailleurs, car il n'a pas été formé à cette nouvelle forme<br />

de pauvreté.<br />

Une population cache l’autre peut-être, mais les institutions<br />

se transforment. A Emmaüs, on est en train<br />

Xavier Vandromme<br />

d'inventer, hélas, un nouveau métier, la maraude, dont le but est d'aller chercher des<br />

gens qu’on voit effectivement moins dans nos structures. Et quand on fait des maraudes<br />

à pied, on s’aperçoit qu’un certain nombre de gens vit dans des caches, des<br />

squats. Ce sont notamment des jeunes — les Américains les appellent "des<br />

mutants" —, c’est-à-dire des gens qui se cachent complètement et qui ne communiquent<br />

plus. C’est vrai qu’on est très préoccupé par ceux qui se débrouillent finalement<br />

"assez bien", qui sont formés, ce sont ces demandeurs d’asile qui, comme vous l'avez<br />

dit, sont là dès 6 h <strong>du</strong> matin. Mais ceux qui sont en rupture importante, ils arrivent à<br />

10 h. en piteux état. Au mois de décembre, alors qu'il faisait particulièrement froid, on<br />

a vu arriver massivement des gens que personne ne connaissait, que ce soit à<br />

Emmaüs, dans les permanences RMI ou dans les CCAS… Après, ils sont repartis<br />

parce qu’il faisait "chaud" — enfin, il faisait +2°, +3°… — mais aussi parce qu'on n’a<br />

pas très bien su les capter pour les accueillir dans des lieux d’accueil de jour. Il faut<br />

qu’on s’adapte…<br />

Jacques Lebas<br />

J’aimerais faire deux remarques. Je crois qu’il faudrait<br />

réfléchir sur l’effet de seuil et l’effet dispositif ;<br />

je ne suis pas sûr qu’ils soient congruents mais il y a un rapport entre ces deux<br />

choses. Dès qu'il y a un problème, on le traite par un dispositif que l’on confie en<br />

général à des associations. Parfois, elles s'en emparent tellement bien, elles font<br />

tellement de bruit que l'on décide de faire une loi qui se décline ensuite en règlements,<br />

circulaires, dispositifs de gestion administrative dans lesquels on crée des<br />

seuils. Or, la réalité de la pauvreté – je le vois au centre Baudelaire à l'hôpital Saint-<br />

Antoine – ce sont 85 nationalités qui se côtoient, la moitié <strong>du</strong> monde ! On est dans<br />

des trajectoires très particulières qui ne correspondent plus à la gestion administrative<br />

par des seuils. Finalement, quelle est l’inéluctabilité de l'administration par<br />

des seuils qui, par ailleurs, posent des problèmes de gestion incroyables et se<br />

révèlent excessivement coûteux ? Est-ce qu’on n’est pas capable de traiter au cas<br />

par cas, par une adaptation à la réalité de la vie des personnes ? Certes, c'est arbitraire,<br />

mais il n’y a rien de plus arbitraire que les seuils. Je crois qu’il y a toute une<br />

réflexion très politique à mener sur les seuils.<br />

De la même façon, sur l’effet "dispositif", je trouve essentiel qu'un organe comme<br />

l'Observatoire vienne se situer à l'intersection des dispositifs existants pour les<br />

interroger. La distance que donne la recherche, le fait qu’on ne se contente pas de<br />

généraliser ce qu’on observe mais qu'on le compare est une exigence, si on ne<br />

veut pas voir la réalité de la pauvreté aujourd’hui uniquement par le prisme des<br />

dispositifs, qui, de toute façon, est déformant. Quand un type de population disparaît<br />

d'un dispositif, on a l’impression que le problème est réglé alors que ce n’est<br />

pas <strong>du</strong> tout le cas, comme vous l'avez bien dit. Et l’Observatoire nous le montrait<br />

17


Table<br />

ronde<br />

bien en attirant notre attention sur le problème de tous ces gens qui ont retrouvé<br />

un emploi mais qui le vivent très mal parce qu'il ne leur redonne pas toute leur<br />

dignité, ne leur donne pas un seuil d’existence leur permettant de faire vivre leur<br />

famille, ne les intègre pas à la société. Je crois qu’il y là nécessité d'une complémentarité<br />

de travail, sinon l'on risque de commettre des erreurs de diagnostic<br />

extrêmement lourdes de conséquences pour les personnes et la société.<br />

Les intervenants<br />

> Michel Legros : membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES).<br />

Responsable <strong>du</strong> département "Politiques et institutions" à l'Ecole nationale de la santé publique à Rennes.<br />

A été auparavant directeur de recherches au CREDOC où il a mis sur pied et suivi une série de grandes<br />

enquêtes sur la pauvreté, et en particulier l’enquête pour le Conseil Economique et Social qui a servi de<br />

base au rapport de Geneviève de Gaulle Anthonioz, d’où est né le projet de l’ONPES.<br />

> Xavier Vandromme : directeur des Etablissements d'urgence sociale à l'association Emmaüs, chargé de<br />

l'ingeniering social. Ancien rédacteur en chef de la revue Lire de la FNARS. Auteur de Vieillir immigré et<br />

célibataire en foyer, L'Harmattan, 1996.<br />

> Marie-Thérèse Espinasse : sociologue et secrétaire générale de l’Observatoire National de la Pauvreté<br />

et de l’Exclusion Sociale, à la Direction de la Recherche et des Etudes de l’Evaluation et des Statistiques<br />

(DREES) <strong>du</strong> ministère des Affaires sociales, depuis 1999.<br />

> Fabrice Giraux : médecin généraliste, administrateur à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, référent pour les projets se<br />

déroulant en France et responsable de la mission "zone d’attente de Roissy".<br />

> Antoine Decourcelle : conseiller juridique à la CIMADE pour la délégation Ile-de-France, en charge plus particulièrement<br />

des demandeurs d’asile. Auteur, avec Stéphane Julinet, de Que reste-t-il <strong>du</strong> droit d’asile ?,<br />

L’Esprit Frappeur, 2001, 170 pages.<br />

18


Comment mesurer la pauvreté ?<br />

•par Blandine Destremau et Pierre Salama<br />

La pauvreté s’accroît dans le monde, tant dans les pays<br />

dits "riches" que dans les contrées en développement.<br />

Elle devient plus visible, prend des formes plus cruelles,<br />

inhumaines parfois, avec l’approfondissement de la crise<br />

économique, la montée <strong>du</strong> chômage, la dégradation des<br />

revenus réels des travailleurs, les guerres, la détérioration<br />

des ressources agricoles et de l’environnement. Elle<br />

est indissociable de politiques économiques menées au<br />

niveau national ou global. Mesurer la pauvreté est nécessaire<br />

pour l’analyser, la comprendre, mais aussi pour<br />

concevoir et mettre en œuvre des politiques de lutte,<br />

pour évaluer l’effort nécessaire et mobiliser les moyens<br />

(redistribution des revenus, mesures fiscales...) dans des<br />

directions spécifiques (programmes nationaux ou<br />

ciblés…). La mesure permet aussi d’analyser de façon<br />

assez fine, lorsque les statistiques sont disponibles, les<br />

corrélations, les évolutions, les écarts, que l’on peut<br />

constater entre différents aspects de la pauvreté. Elle<br />

peut ainsi déboucher sur la désignation de certains facteurs,<br />

comme l'insuffisance de la croissance, le niveau de<br />

l’inflation, la concentration de la propriété foncière, des<br />

catastrophes naturelles, etc., ayant une responsabilité<br />

dans son évolution.<br />

Dans cet article 1 , nous présenterons brièvement les principales<br />

méthodes et approches de mesure de la pauvreté<br />

: celles de la pauvreté monétaire absolue et relative,<br />

celles de la pauvreté humaine, dérivée des besoins fondamentaux<br />

ou nécessités de base insatisfaites, et enfin<br />

une approche qui échappe à la mesure : l’exclusion.<br />

1<br />

Ce texte emprunte aux principales idées développées dans le récent ouvrage des deux auteurs :<br />

Mesures et démesure de la pauvreté, PUF, Paris, 2002. Voir rubrique Lire, p. 96.<br />

19


Les mesures absolues<br />

de la pauvreté monétaire<br />

La pauvreté absolue serait celle que connaîtrait tout indivi<strong>du</strong>,<br />

ou ménage, qui ne percevrait pas suffisamment de revenus<br />

pour vivre – ou survivre. Définir la pauvreté absolue revient<br />

donc à définir des seuils de revenus. Il s'agit, d'abord, de<br />

déterminer quel est le panier de biens nécessaires à la stricte<br />

repro<strong>du</strong>ction de l'indivi<strong>du</strong> (ou <strong>du</strong> ménage). On calcule donc<br />

le nombre de calories nécessaires à la survie qu'on convertit<br />

en une série de biens d'alimentation liés aux coutumes alimentaires.<br />

Le revenu nécessaire pour accéder à ce panier<br />

définit la ligne d'indigence. Les indivi<strong>du</strong>s, ou les ménages,<br />

dont le revenu est situé en deçà de cette ligne connaissent<br />

une situation de pauvreté extrême. On applique ensuite à<br />

cette ligne un multiplicateur dit d'Engel pour tenir compte<br />

des dépenses nécessaires en habillement, transport, logement<br />

(loyer réel ou fictif si on est propriétaire), et on obtient<br />

la ligne de pauvreté. L'indicateur de pauvreté le plus simple<br />

est le rapport entre le nombre de pauvres et le nombre d'habitants<br />

<strong>du</strong> groupe de référence.<br />

Cette connaissance est utile mais insuffisante. Les pauvres<br />

peuvent avoir des revenus monétaires proches ou éloignés<br />

de la ligne de pauvreté : c’est la profondeur de la pauvreté<br />

(ou encore la brèche ou le gap). En outre, la dispersion <strong>du</strong><br />

revenu des pauvres peut être grande ou ré<strong>du</strong>ite. Dans le premier<br />

cas, il existe de fortes inégalités parmi les pauvres. Elles<br />

sont faibles dans le second cas.<br />

"Mesurer la<br />

pauvreté en termes<br />

monétaires et<br />

absolus est<br />

restrictif"<br />

Lorsque le revenu moyen des<br />

pauvres est éloigné de la ligne de<br />

pauvreté et que les inégalités<br />

sont importantes, l’ampleur – ou<br />

encore l’intensité – de la pauvreté<br />

diminue moins vite, pour un<br />

taux de croissance donné, que si<br />

ce revenu moyen est plus éloigné<br />

de cette ligne et si les inégalités sont importantes parmi<br />

les pauvres. La mesure absolue, cardinale de la pauvreté, est<br />

utilisée dans les pays sous-développés, mais également aux<br />

Etats-Unis.<br />

Mesurer la pauvreté en termes monétaires et absolus est<br />

restrictif à plusieurs niveaux. En premier lieu, le revenu est<br />

un flux monétaire, alors que la repro<strong>du</strong>ction des indivi<strong>du</strong>s ne<br />

20


Dossier<br />

passe pas exclusivement par l’argent. L’autoconsommation,<br />

la solidarité non-monétaire, au-delà de celle qui vient de la<br />

famille (le ménage), ne sont pas prises en considération, ce<br />

qui tend à surestimer la pauvreté dans les zones rurales. De<br />

même, l’Etat contribue à satisfaire des besoins de base,<br />

notamment par le biais de subventions accordées aux<br />

transports publics, aux pro<strong>du</strong>its alimentaires de première<br />

nécessité, etc. D'une manière plus générale, l'approche en<br />

termes de ligne de pauvreté ne permet pas de tenir compte<br />

des externalités pro<strong>du</strong>ites par l'Etat et les in<strong>du</strong>stries. Or celles-ci<br />

sont positives (sécurité par exemple) et négatives<br />

(dégradation de l'environnement) et sont subies de manières<br />

différentes selon la place occupée dans la distribution de<br />

revenus et plus précisément, selon que l'on est pauvre ou<br />

non.<br />

En second lieu, il est difficile de se limiter à une analyse en<br />

termes de flux. Les pauvres possèdent un patrimoine, fût-il<br />

faible : logement, outils de travail, petit fonds de commerce,<br />

etc. On pourra alors définir les pauvres précisément par leur<br />

"manque" de patrimoine suffisant : insuffisance de logement<br />

(logement insalubre), insuffisance de santé, d’é<strong>du</strong>cation ou<br />

de formation ("capital humain") ou de relations sociales ("capital<br />

social") pour accéder à certains emplois, de capital pour<br />

développer une activité informelle. Il suffit que le patrimoine<br />

soit ré<strong>du</strong>it par des causes naturelles (inondations et affaissements<br />

détruisant des bidonvilles, surendettement, conflits<br />

armés, saisies, etc.), par des causes politiques ou suite à de<br />

nouvelles politiques économiques (ré<strong>du</strong>ction de subventions,<br />

difficultés accrues d’avoir un emploi rémunérateur formel ou<br />

informel, passage d’un système de répartition des retraites à<br />

un système de capitalisation, etc.), pour qu’un indivi<strong>du</strong><br />

devienne pauvre.<br />

Troisièmement, même mesurée de façon absolue, la pauvreté<br />

n’échappe pas à une dimension relative : les besoins ne<br />

sont pas les mêmes, hier ou aujourd’hui, ici ou là. En outre,<br />

il existe une relation, différente selon le niveau de revenu<br />

moyen d’un pays, entre le degré des inégalités et l’importance<br />

de la pauvreté absolue. Dans un pays caractérisé par un<br />

revenu moyen faible et un degré d’inégalités élevé, la probabilité<br />

que la pauvreté soit importante est grande alors que<br />

dans un autre pays, ayant un revenu moyen plus élevé, ce<br />

même profil des inégalités ne signifie pas que la pauvreté<br />

soit forte, à moins de la mesurer de manière relative en<br />

considérant comme pauvres ceux dont le revenu est inférieur<br />

de moitié au revenu moyen ou au revenu médian.<br />

21


2<br />

Cette information<br />

est complétée par la<br />

définition d’une batterie<br />

d’indicateurs<br />

mesurant le pourcentage<br />

de foyers ne percevant<br />

pas 40 %, ou<br />

60 % <strong>du</strong> revenu<br />

médian.<br />

3<br />

Il existe d’autres<br />

indicateurs pour<br />

mesurer les inégalités.<br />

Certains sont utilisés<br />

pour étudier le<br />

profil des pauvres ;<br />

d’autres, plus sophistiqués,<br />

permettent<br />

d’analyser certaines<br />

caractéristiques de la<br />

distribution que le<br />

coefficient de Gini ne<br />

permet pas d’approcher.<br />

C’est le cas de<br />

l’indice de Theil, qui<br />

permet non seulement<br />

de caractériser<br />

les inégalités, mais<br />

d’indiquer si les inégalités<br />

entre deux déciles<br />

qui se suivent,<br />

caractérisés chacun<br />

par leur revenu<br />

moyen, s’accentuent<br />

ou diminuent.<br />

4<br />

Programme des<br />

Nations Unies pour le<br />

Développement. Les<br />

évaluations sont faites<br />

en dollars courants<br />

et ne tiennent<br />

donc pas compte <strong>du</strong><br />

pouvoir d'achat différent<br />

des dollars selon<br />

le pays où il est<br />

dépensé. Ainsi que<br />

nous le verrons, cela<br />

tend à majorer la pauvreté.<br />

Par ailleurs, il<br />

s’agit des revenus<br />

monétaires. Dans les<br />

pays les moins développés,<br />

cette mesure<br />

est approximative en<br />

raison de l’importance<br />

des relations non-marchandes<br />

et de la difficulté<br />

à mesurer le PIB<br />

lorsqu’il existe un<br />

nombre très important<br />

d’emplois informels.<br />

Inégalités et pauvreté relative<br />

Mesurer la pauvreté de manière relative ou encore ordinale<br />

en définissant un revenu-seuil en fonction des autres revenus<br />

situe l’indivi<strong>du</strong> ou le ménage par rapport à l’ensemble<br />

des revenus perçus. C’est ainsi que les pays de l’Union européenne<br />

mesurent la pauvreté. Le seuil de pauvreté relative<br />

évolue avec le revenu médian 2 . Si l’ensemble des revenus<br />

augmente, le seuil croît et inversement. L’aspect relatif de la<br />

pauvreté est ainsi souligné mais sont négligés, comme dans<br />

la mesure précédente, les aspects non monétaires de la vie<br />

courante et les aides diverses. L’avantage d’une telle approche<br />

est qu’elle utilise pour définir la pauvreté la distribution<br />

des revenus, insistant de ce fait sur les inégalités de leur<br />

répartition.<br />

Une autre méthode de mesure de la pauvreté relative repose<br />

sur les indicateurs d’inégalités de la distribution personnelle<br />

des revenus. Elle peut être représentée de diverses<br />

façons : le rapport entre le revenu de la tranche de 10 % ou<br />

20 % de la population — aussi appelée décile ou quintile<br />

respectivement — qui perçoit les plus hauts revenus et la<br />

tranche équivalente de population qui en perçoit les plus faibles<br />

est couramment utilisé. Il peut aussi être appliqué aux<br />

inégalités de répartition de patrimoine. La courbe dite de<br />

Lorentz est une représentation graphique qui permet de lire<br />

quelle part <strong>du</strong> revenu total perçoit chaque fraction de la population.<br />

L’indice de Gini, quant à lui, donne une indication <strong>du</strong><br />

niveau global d’inégalité de distribution des revenus dans<br />

une population donnée, et de son évolution 3 .<br />

La pauvreté relative à l’échelle <strong>du</strong> monde<br />

Bien qu’on observe de plus en plus des origines communes<br />

à l’essor des inégalités et de la pauvreté dans la plupart des<br />

pays — à l’exception toutefois de ceux qui sont le "moins<br />

développés" —, le niveau de vie des pauvres dans les pays<br />

développés, fût-il très faible, est supérieur à celui des pauvres<br />

dans les pays dits sous-développés, de telle sorte que,<br />

toutes nations confon<strong>du</strong>es, la pauvreté se trouve en grande<br />

majorité dans ces derniers pays. Plus précisément, selon le<br />

PNUD 4 , en 1989, 20 % de la population dans le monde<br />

détient 82,7 % de l'ensemble des revenus, les 20 % qui sui-<br />

22


Dossier<br />

vent 11,7 %, et les 60 % restants de la population mondiale<br />

se partagent seulement 5,6 % <strong>du</strong> revenu pro<strong>du</strong>it par l'ensemble<br />

de la planète. Les deux premiers quintiles, les plus<br />

pauvres, sont intégralement composés d'une population<br />

vivant dans les pays sous-développés. On rencontre dans le<br />

troisième quintile, mais de manière extrêmement marginale,<br />

une population vivant dans les pays développés. Le quatrième<br />

quintile, qui se partage 11,7 % <strong>du</strong> revenu pro<strong>du</strong>it, est<br />

davantage hétérogène. Le dernier quintile qui, rappelons-le,<br />

détient plus de 80 % des revenus, est quasi intégralement<br />

composé d'une population vivant dans les pays développés<br />

(PNUD, 1992 : 97 et suiv.). Ces inégalités se sont accentuées<br />

: entre 1960 et 1991, la part des 20 % les plus riches<br />

est passée de 70 % à 85 % et celle des 20 % les plus pauvres<br />

baissait de 2,3 % à 1,4 % (PNUD, 1996 :15). Bien que les<br />

méthodes de calcul soient différentes, les estimations de la<br />

CNUCED constatent la même évolution : les 20 % les plus<br />

aisées de la population mondiale recevaient en 1965 trente<br />

fois ce que percevaient les 20 % les plus pauvres et, en<br />

1990, soixante fois (CNUCED, 1997). Les inégalités de revenus<br />

sont également très différentes selon les régions. La<br />

répartition des revenus est particulièrement inégale en Amérique<br />

latine et en Afrique, moins en Asie à quelques exceptions<br />

près, comme la Thaïlande, et dans les pays développés.<br />

La distribution personnelle des revenus traite de revenus<br />

monétaires. Elle privilégie l’approche par le marché. Ne sont<br />

pas pris en compte les services livrés gratuitement par le<br />

gouvernement (l’é<strong>du</strong>cation dans certains pays) et sont sousestimés<br />

ceux dont le prix est inférieur à celui qu’il aurait été<br />

s’il ne s’agissait pas de services publics, sauf à supposer que<br />

les bénéfices retirés de ces services sont équitablement<br />

répartis entre tous les indivi<strong>du</strong>s. A l’inverse, dans les sociétés<br />

particulièrement inégalitaires, l’accès à certains services<br />

publics — l’enseignement supérieur par exemple — est limité<br />

de fait à certaines personnes<br />

ayant des revenus relativement<br />

"La pauvreté est à<br />

la fois un fait et un<br />

sentiment"<br />

élevés. Dans ce cas, si on devait<br />

tenir compte de ces services<br />

publics, l’inégalité serait probablement<br />

plus forte.<br />

La pauvreté est à la fois un fait et<br />

un sentiment. La concentration<br />

23


de la pauvreté dans les pays en voie de développement ne<br />

signifie pas que la perception de la pauvreté par les pauvres<br />

des pays développés soit inférieure à celle des pauvres des<br />

pays sous-développés. La difficulté de vivre de celles et ceux<br />

qui se sentent exclus dans les pays développés ne perd en<br />

rien de son intensité au prétexte que la pauvreté serait plus<br />

forte et plus concentrée dans les pays sous-développés. Par<br />

ailleurs, les relations entre les inégalités entre les revenus et<br />

la manière dont elles sont ressenties sont assez complexes<br />

et ne peuvent être ré<strong>du</strong>ites à des relations linéaires. D’autres<br />

facteurs entrent en jeu, comme la mobilité sociale possible,<br />

la représentation symbolique des inégalités, le degré de légitimité<br />

des gouvernements et la confiance accordée, etc. Les<br />

comportements, y compris économiques, dépendent de la<br />

manière dont on ressent cette situation, <strong>du</strong> sentiment d’intégration<br />

ou d’exclusion.<br />

Pauvreté humaine et capacités<br />

Ces approches s’inscrivent dans la lignée de travaux qui, de<br />

la notion de nécessités de base<br />

"restituer à la pauvreté,<br />

et à ses<br />

moyens de mesure,<br />

des dimensions non<br />

monétaires, mais<br />

sociales et<br />

politiques"<br />

insatisfaites, à celle de capacités,<br />

ont tenté depuis plusieurs décennies<br />

de restituer à la pauvreté, et<br />

à ses moyens de mesure, des<br />

dimensions non monétaires,<br />

mais sociales et politiques. Dans<br />

son acception contemporaine, la<br />

notion de besoins fondamentaux<br />

est affiliée à l’émergence de la<br />

réflexion sur le sous-développement.<br />

Ils se composent d’une part <strong>du</strong> minimum de ce qui est<br />

nécessaire à une famille à titre de consommation indivi<strong>du</strong>elle<br />

; et d’autre part, des services de base à la fois fournis et<br />

utilisés par la collectivité dans son ensemble. Dans leur définition<br />

étroite, les besoin fondamentaux sont le plus souvent<br />

quantifiables, ou mesurables, et se prêtent donc à la quantification<br />

de la pauvreté et au suivi de l’effet des mesures prises.<br />

La pensée de l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel<br />

d’économie en 1998, se démarque des approches en termes<br />

de besoins fondamentaux pour s’inscrire dans le champ<br />

24


Dossier<br />

d’une réflexion sur la justice sociale, l’égalité et les inégalités.<br />

La pauvreté serait définie en termes de défaut de réalisation<br />

de certains fonctionnements de base et de l’acquisition des<br />

capacités correspondantes. Sen insiste sur l’importance de la<br />

qualité de la vie dans la détermination <strong>du</strong> bien-être, et en particulier<br />

sur la liberté d’une personne à mener un genre de vie<br />

ou un autre.<br />

Les définitions que le PNUD a élaborées concernant le bienêtre<br />

et la pauvreté se fondent largement sur ces orientations<br />

théoriques. En 1990, dans son premier Rapport mondial sur<br />

le Développement Humain, le PNUD intro<strong>du</strong>it l’Indicateur de<br />

Développement Humain (IDH). Celui-ci a été élaboré pour<br />

refléter les possibilités fondamentales dont disposent les<br />

personnes pour s’intégrer à la société et lui apporter leur<br />

contribution : la santé / longévité (mesurée par l'espérance<br />

de vie à la naissance) ; le niveau d’é<strong>du</strong>cation (mesuré par une<br />

combinaison <strong>du</strong> taux d'alphabétisation des a<strong>du</strong>ltes, et <strong>du</strong><br />

taux de fréquentation scolaire aux trois niveaux) ; et le niveau<br />

de vie, tra<strong>du</strong>it par le PIB en termes réels, exprimé en dollars<br />

pondéré des parités de pouvoir d’achat. Cet indicateur n’est<br />

donc pas basé sur un seuil : il est une mesure <strong>du</strong> niveau<br />

moyen de développement d’un pays et des progrès accomplis,<br />

exprimée par une décimale inférieure à l’unité, qui vise<br />

à établir une échelle de classement entre les pays 5 . Il permet<br />

d’élaborer différentes stratégies pour parvenir au bien-être<br />

social.<br />

5<br />

D’année en année,<br />

les perfectionnements<br />

statistiques<br />

permettent de mieux<br />

en mieux les comparaisons<br />

d’IDH entre<br />

périodes.<br />

A partir de 1996, le PNUD élabore un indicateur de pauvreté<br />

humaine (IPH) qui met en oeuvre une approche par les<br />

manques, les pénuries de capacités des indivi<strong>du</strong>s des pays<br />

en développement. Comme l’IDH, la longévité et l’instruction<br />

sont prises en considération, mais également les services<br />

procurés par l’économie dans son ensemble : le déficit d’accès<br />

aux services de santé et à l’eau saine, et le pourcentage<br />

d’enfants de moins de cinq ans victimes de malnutrition,<br />

remplacent la mesure monétaire <strong>du</strong> niveau de vie.<br />

En 1998, le PNUD présente l’IPH - 2, spécifiquement adapté<br />

à la situation des pays riches. De nouveau, l’élaboration de<br />

l’indicateur reflète une analyse et un positionnement rattachés<br />

aux notions de capacités. L’IPH - 2 reprend les trois<br />

aspects de l’existence humaine illustrés par l’IPH - 1, mais en<br />

utilisant des seuils qui reflètent mieux les conditions économiques<br />

et sociales prévalant dans les pays développés. La<br />

pauvreté économique est mesurée par la proportion de per-<br />

25


sonnes dont le revenu indivi<strong>du</strong>el disponible est inférieur à la<br />

demi-médiane nationale. S’y ajoute un quatrième sous-indicateur<br />

- l’exclusion, ou la non-participation - mesuré par le<br />

pourcentage de chômeurs de longue <strong>du</strong>rée (sans travail<br />

depuis douze mois ou plus) dans la population active totale.<br />

La comparaison <strong>du</strong> niveau de pauvreté monétaire (indiqué<br />

par le taux d’incidence) et <strong>du</strong> niveau de pauvreté humaine<br />

(exprimée par l’IPH) par pays montre qu’il n’existe pas de corrélation<br />

systématique entre eux : un fort taux de pauvreté<br />

monétaire peut coïncider avec une pauvreté humaine limitée,<br />

ou l’inverse, et les deux indicateurs peuvent évoluer dans le<br />

même sens, ou en sens contraire. En outre, si l’on rapproche<br />

l’IPH de l’IDH, on met en exergue la diversité de relations qui<br />

peuvent exister entre l’accroissement des potentialités<br />

moyennes d’un pays et les effets de cet accroissement sur<br />

les pénuries de capacités ; autrement dit, entre croissance et<br />

développement macro-économiques, d’une part, et évolution<br />

de l’ampleur de la pauvreté humaine, ou inégalités de répartition<br />

des progrès accomplis, d’autre part. Le PNUD montre<br />

ainsi qu’il ne s’établit pas de lien automatique entre la croissance<br />

économique et le développement humain : si la croissance<br />

économique élargit l’assise matérielle dont dépend la<br />

satisfaction des besoins humains, le degré de satisfaction de<br />

ces besoins, ou la façon dont la prospérité économique<br />

moyenne se tra<strong>du</strong>it par une vie meilleure, dépend de la répartition<br />

des ressources entre les personnes, ainsi que de l’utilisation<br />

et de la distribution des opportunités, l’emploi notamment.<br />

De la pauvreté à l’exclusion<br />

A ces approches quantitatives s’opposent, souvent pour les<br />

compléter, des visions plutôt qualitatives, qui insistent sur le<br />

vécu et le ressenti des groupes,<br />

"les formes de la<br />

pauvreté sont très<br />

différentes selon le<br />

degré de désintégration<br />

ou de préservation<br />

des liens<br />

sociaux"<br />

familles et indivi<strong>du</strong>s "pauvres" et<br />

cherchent à interpréter ce qui a<br />

mené tel ou tel indivi<strong>du</strong> ou ménage<br />

à être pauvre. Fondées sur<br />

des enquêtes biographiques ou<br />

des observations ethnographiques,<br />

ces approches constituent<br />

le fondement d’analyses<br />

sur les trajectoires, leurs causes<br />

26


Dossier<br />

et leurs dynamiques cumulatives, les effets de rupture, etc.<br />

Elles ont permis de constater que les formes de la pauvreté<br />

étaient très différentes selon le degré de désintégration ou<br />

de préservation des liens sociaux. L’importance de cette<br />

dimension sociale, et plus précisément l’effet puissant qu’a<br />

une rupture des liens sociaux pour la profondeur, la dynamique<br />

et l’irréversibilité de la pauvreté dans les pays in<strong>du</strong>striels,<br />

constitue le principal fondement de la notion d’exclusion.<br />

En outre, l’approche en termes d’exclusion se<br />

démarque des postulats de la pensée économique libérale,<br />

selon lesquels la pauvreté serait un phénomène indivi<strong>du</strong>el :<br />

au contraire, elle constituerait un phénomène social, dont l’origine<br />

est à rechercher dans les principes mêmes <strong>du</strong> fonctionnement<br />

des sociétés.<br />

L’exclusion, ou, ainsi que des travaux français récents préfèrent<br />

la désigner plus spécifiquement, la désaffiliation (Castel,<br />

1991), la disqualification sociale (Paugam, 1991), la désinsertion<br />

(de Gaulejac et Taboada Leonetti, 1994), survient au<br />

terme de trajectoires indivi<strong>du</strong>elles au cours desquelles se<br />

cumulent et se renforcent un certain nombre de "déprivations"<br />

et de ruptures spécifiques, qui s’accompagnent de<br />

mécanismes de stigmatisation, de mise à l’écart et de rejet.<br />

Il s’agit donc de processus multidimensionnels, qui agissent<br />

non seulement au niveau des personnes concernées, mais<br />

aussi à celui des représentations qu’elles développent et<br />

dont elles sont l’objet.<br />

Le cadre spécifique dans lequel apparaît la notion d’exclusion<br />

— les sociétés in<strong>du</strong>strielles d’Europe occidentale — se<br />

caractérise par l’importance <strong>du</strong> travail comme lien social fondamental,<br />

que ce soit en termes de statut, d’accès à la protection<br />

sociale ou de sociabilité. C’est par le travail, ou plus<br />

précisément la généralisation <strong>du</strong> salariat, parallèlement à la<br />

croissance économique, que l’intégration sociale a pu se pro<strong>du</strong>ire,<br />

et la cohésion nationale se renforcer. La pauvreté y est<br />

progressivement devenue marginale, à la faveur non seulement<br />

de l’augmentation des revenus primaires, mais aussi<br />

de celle des transferts sociaux assurés par l'Etat providence,<br />

parallèlement au développement d’un traitement social des<br />

pauvres. La mobilité sociale, soutenue par une vigoureuse<br />

politique d’é<strong>du</strong>cation, était considérée comme pratiquement<br />

acquise à l’échelle d’une vie et entre les générations, et les<br />

"pannes" (maladie, chômage, monoparentalité, difficultés<br />

diverses) empêchées de se transformer en ruptures grâce au<br />

versement de ressources compensatoires.<br />

27


Dès lors que le rapport à l’emploi reste prépondérant pour<br />

définir la nature <strong>du</strong> statut et <strong>du</strong> lien social d’un indivi<strong>du</strong>, il<br />

n’est pas étonnant que les difficultés rencontrées sur le marché<br />

<strong>du</strong> travail soient mises au centre des analyses de l’exclusion,<br />

qu’il s’agisse de chômage ou de précarité. Ces difficultés<br />

seraient ainsi le facteur déterminant d’une accumulation<br />

de phénomènes de marginalisation et de ruptures :<br />

ré<strong>du</strong>ction de la consommation de biens, qui con<strong>du</strong>it à une difficulté<br />

à assumer ses devoirs sociaux et à préserver son<br />

image face aux autres; difficultés de logement, pouvant<br />

con<strong>du</strong>ire à la relégation dans des quartiers éloignés ou à la<br />

perte <strong>du</strong> domicile, à l’éloignement <strong>du</strong> cercle des amis et des<br />

connaissances; difficultés familiales, débouchant sur l’isolement<br />

affectif; ré<strong>du</strong>ction de la couverture<br />

des dépenses de santé et<br />

de la capacité à se nourrir, con<strong>du</strong>isant<br />

à une dégradation des conditions<br />

de santé; intériorisation de<br />

sentiments de honte et d’indignité,<br />

qui affectent la motivation et<br />

la détermination et peut con<strong>du</strong>ire<br />

à des états dépressifs... L’exclusion<br />

se manifeste aussi par une<br />

fréquente marginalisation dans<br />

"L’exclusion se<br />

manifeste aussi par<br />

une fréquente marginalisation<br />

dans<br />

l’accès aux droits"<br />

l’accès aux droits, qui n’est pas toujours contrebalancée par<br />

une insertion dans les rouages de l’assistance sociale, ainsi<br />

que le montrent les travaux sur les sans-logis ou les situations<br />

de grande détresse.<br />

Le temps joue un rôle important dans la profondeur et la<br />

résistance d’une situation d’exclusion : le chômage de longue<br />

<strong>du</strong>rée pro<strong>du</strong>it un effet d’inertie qui n’existe pas au début<br />

de la période de non-travail; retrouver un logement est d’autant<br />

plus difficile que la personne est sans-abri depuis une<br />

<strong>du</strong>rée assez longue; se réinsérer dans un parcours d’apprentissage<br />

est plus difficile des années après l’avoir quitté que<br />

juste après, etc.. La dynamique de l’exclusion, favorisée par<br />

la précarisation <strong>du</strong> travail dans les pays capitalistes in<strong>du</strong>striels,<br />

représente ainsi un blocage aux trajectoires de mobilité<br />

qui constituaient le paradigme dominant des décennies<br />

d’après la Seconde Guerre mondiale.<br />

Les approches de l’exclusion tendent vers un biais commun<br />

à toutes les conceptions de la pauvreté : un certain ré<strong>du</strong>ctionnisme<br />

dans la vision qu’elles projettent, qui finissent par<br />

forger une représentation <strong>du</strong>ale de la société. En effet, les<br />

28


Dossier<br />

usages courants ont fait dériver la dimension processuelle<br />

qui est au cœur de la notion d’exclusion vers la description<br />

d’un état d’exclusion, affectant <strong>du</strong>rablement, sinon irrémédiablement,<br />

des groupes désormais qualifiés d’exclus. On en<br />

arrive donc à une scission entre exclus et inclus, entre ceux<br />

qui sont dehors et ceux qui sont dedans, sans plus préciser<br />

par rapport à quoi, et unifiant en une forme de stigmatisation<br />

un ensemble dynamique et diversifié de critères et de facteurs.<br />

En préférant le terme de désaffiliation à celui d’exclusion,<br />

Robert Castel remet en cause les biais générés par la<br />

notion : "L’exclusion n’est pas une absence de rapport social<br />

mais un ensemble de rapports sociaux particuliers à la société<br />

prise comme un tout. Il n’y a personne en dehors de la<br />

société, mais un ensemble de positions dont les relations<br />

avec son centre sont plus ou moins disten<strong>du</strong>es" (1995 : 442-<br />

443). Il demeure que ces méthodes et paradigmes novateurs<br />

ont con<strong>du</strong>it à modifier le regard des prescripteurs sur le phénomène<br />

de la pauvreté et notamment sur les responsabilités<br />

en jeu.<br />

Dans les pays en développement, la notion d’exclusion tend<br />

à être progressivement prise en considération, quoique le<br />

paradigme fondamental soit fréquemment exprimé davantage<br />

en termes d’accessibilité qu’en termes de droits et de<br />

justice sociale. Si le rôle de l’Etat et <strong>du</strong> marché <strong>du</strong> travail sont<br />

soulignés, ils sont généralement moins centraux dans la<br />

dynamique d’intégration sociale, à la fois parce que les attentes<br />

vis-à-vis de l’Etat souffrent de ces problèmes budgétaires<br />

et de la généralisation d’une vision libérale de sa fonction, et<br />

parce que les marchés <strong>du</strong> travail auxquels les pauvres accèdent,<br />

dans une large mesure informels et précaires, signent<br />

fréquemment une pérennisation de leur marginalisation<br />

sociale plutôt qu’une opportunité de mobilité.<br />

La pauvreté articule des éléments monétaires (le<br />

revenu, le patrimoine) à de multiples dimensions sociales<br />

(é<strong>du</strong>cation, santé, scolarisation), politiques (discrimination,<br />

non respect des droits, absence de libertés, corruption…) en<br />

des cercles vicieux dont il est difficile de sortir. Mesurable en<br />

termes absolus (le manque, l’insuffisance, par rapport à un<br />

ou plusieurs seuils), elle est étroitement corrélée aux inégalités.<br />

La pauvreté relative, à son tour, débouche sur des<br />

dimensions profondément subjectives : le sentiment d’être<br />

pauvre, la honte, la révolte, la prégnance de représentations<br />

négatives de soi.<br />

29


Mesurer la pauvreté ne parvient donc pas à en épuiser toutes<br />

les dimensions, à expliquer comment on devient pauvre<br />

ou on cesse de l’être, ni à en illustrer la dynamique. De surcroît,<br />

toutes les mesures sont contingentes d’un certain<br />

nombre de choix (critères, seuils, valeurs, méthodologies<br />

d’enquêtes, etc.) et, <strong>du</strong> fait qu’elles représentent des "données"<br />

politiquement sensibles, sont sujettes à manipulations.<br />

Limitée à un indicateur, la mesure est ré<strong>du</strong>ctrice et ce faisant<br />

peu pertinente. Dès qu’elle est conçue à partir d’indicateurs<br />

variés et prenant en considération plusieurs des multiples<br />

dimensions de la pauvreté, la mesure se rapproche de la<br />

complexité <strong>du</strong> réel. Les analyses en terme d’exclusion – de<br />

désaffiliation, marginalisation, etc. - , en faisant la part belle à<br />

la subjectivité et aux éléments socio-psychologiques, échappent<br />

en partie à la mesure, mais fournissent des matrices<br />

dans lesquelles les mesures "objectives" peuvent probablement<br />

le mieux trouver leur sens.<br />

Les auteurs<br />

Blandine Destremau est Docteur en Economie, chargée de<br />

recherches au CNRS, affectée au laboratoire URBAMA, et membre<br />

<strong>du</strong> comité de rédaction de la revue Tiers <strong>Monde</strong>. Auteur de<br />

Femmes <strong>du</strong> Yémen, ed. Peuples <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, Paris 1990. A coordonné<br />

plusieurs ouvrages et numéros de revue dont, parmi les<br />

plus récents : Analyses et Dynamiques de la pauvreté en Afrique<br />

<strong>du</strong> Nord et au Moyen-Orient, édition URBAMA - Karthala, Paris<br />

(co-direction avec François Ireton et Agnès Deboulet ; à paraître) ;<br />

coordination <strong>du</strong> numéro spécial de la revue Tiers <strong>Monde</strong>, "Formes<br />

et mutations des économies rentières au Moyen-Orient:<br />

Egypte, Jordanie, Palestine, Yémen", Paris, tome XLI, n°163,<br />

juillet - septembre 2000.<br />

Pierre Salama est docteur d'Etat et agrégé en Economie, professeur<br />

à l'Université Paris XIII (Villetaneuse), directeur scientifique<br />

de la revue Tiers <strong>Monde</strong>. Auteur de nombreux articles et ouvrages,<br />

dont : Pobreza e exploracao do trabalho na America Latina,<br />

Ed. boi tempo, Brésil, 1999 ; Riqueza y pobreza en America Latina,<br />

la fragilidad de las nuevas politicas economicas, Ed Fundo de<br />

cultura economico, Mexico, 1999.<br />

A coordonné récemment deux ouvrages et deux numéros spéciaux<br />

de la revue Tiers <strong>Monde</strong> : Crisis fiscal y financiera en America<br />

Latina, ed Tercer Mundo. Bogota 1998 ; L'insoutenable misère<br />

<strong>du</strong> monde, avec R. Poulin (ed), Ed Vents d'Ouest, Canada,<br />

Septembre 1998, "Drogues : un avantage comparatif", Tiers<br />

<strong>Monde</strong>, n° 158, 1999, "Organisation <strong>du</strong> travail. Amérique latine,<br />

30


Dossier<br />

Asie", avec B. Lautier et H. Hirata, Tiers <strong>Monde</strong>, n° 155, 1998.<br />

Blandine Destremau et Pierre Salama sont les auteurs de Mesures<br />

et démesure de la pauvreté, PUF, 2002, 163 pages, publié au Brésil<br />

en 2001 (ed Garamond) en portugais et au Chili en 2002 (ed LOM-<br />

Cepal), en espagnol.<br />

Références<br />

Atkinson T. [1998], La pauvreté et l’exclusion sociale en Europe, Conseil d’analyse<br />

économique, Pauvreté et exclusion, La Documentation française,<br />

Paris.<br />

Banque Mondiale [1990], Rapport sur le développement dans le monde<br />

1990 : la pauvreté, Washington.<br />

Béniés N. [1998], Chômage, précarité et pauvreté dans les pays capitalistes<br />

- L’insoutenable misère <strong>du</strong> monde, économie et sociologie de la pauvreté<br />

(Poulin R. et Salama P., ed.), Vents d’Ouest, Hull.<br />

Castel R. [1991], De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation . Précarité <strong>du</strong><br />

travail et vulnérabilité relationnelle, Face à l’exclusion. Le modèle français,<br />

sous la direction de J. Donzelot, Paris.<br />

Castel R. [1995], Les métamorphoses de la question sociale, une chronique<br />

<strong>du</strong> salariat, Fayard, Paris.<br />

CNUCED [1997], Trade and Development Report, United Nations, Genève.<br />

De Gaujelac V. et Taboada Leonetti I. [1994], La Lutte des places, Desclée<br />

de Brower, Sociologie Clinique, Paris.<br />

Destremau B. [1998], Comment mesurer la pauvreté ? L’insoutenable misère<br />

<strong>du</strong> monde, économie et sociologie de la pauvreté (Poulin R et Salama P,<br />

ed.), Vents d’Ouest, Hull.<br />

Economie et Statistique [1997], Mesurer la pauvreté aujourd’hui, n°308-309-<br />

310, INSEE, Paris.<br />

Gaudier M. [1993], Nouvelles réalités de la pauvreté : réponses théoriques<br />

et pratiques, in : Informations et commentaires. <strong>Revue</strong> Internationale de<br />

Sciences Sociales Appliquées. La planète des pauvres et l’économie d’exclusion,<br />

n° 85, octobre - décembre.<br />

Glaude M. : La pauvreté, sa mesure et son évolution, Conseil d’analyse économique,<br />

Pauvreté et exclusion, La Documentation française, Paris.<br />

Paugam S. [1991], La disqualification sociale, PUF, Paris.<br />

Poulin R. et Salama P. (ed) [1998], L’insoutenable misère <strong>du</strong> monde, économie<br />

et sociologie de la pauvreté, Vents d’Ouest, Hull<br />

PNUD, [1992, 1996,1997, 1998], Rapport Mondial sur le Développement<br />

Humain, Economica, Paris.<br />

Rosanvallon P. [1995], La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-Providence,<br />

éditions <strong>du</strong> Seuil, Paris.<br />

Salama P. et Valier J.[1994], Pauvretés et inégalités dans le Tiers monde, La<br />

Découverte, Paris.<br />

Sen A. [1988], Hunger and entitlements. Research for Action, World Institute<br />

for Development Economics Research, United Nations University, Finland.<br />

Strobel P. [1996], De la pauvreté à l’exclusion: société salariale ou société<br />

des droits de l’homme ?, <strong>Revue</strong> Internationale des Sciences Sociales n°148,<br />

La pauvreté, juin.<br />

Townsend P. [1970], The Concept of Poverty, Heineman, London.<br />

31


Les pauvretés en France :<br />

une approche territorialisée<br />

des phénomènes<br />

•par Marie Thérèse Espinasse<br />

Depuis les années soixante dix, la pauvreté en France<br />

a changé de visage. Avec la fin de l’exode rural et<br />

l’amélioration des ressources des personnes âgées,<br />

notamment la revalorisation <strong>du</strong> fonds de solidarité<br />

vieillesse, la pauvreté des personnes âgées a fortement<br />

diminué comme a fortement diminué la pauvreté<br />

dans le monde rural. Aujourd’hui la pauvreté<br />

est essentiellement urbaine et concerne les personnes<br />

ou les ménages jeunes.<br />

Ces premiers éléments fournis par les enquêtes<br />

nationales ont incité l’Observatoire national de la<br />

pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) à aller<br />

plus loin. Si la pauvreté aujourd’hui est urbaine,<br />

quelles sont les villes ou les territoires les plus touchés<br />

? Y a t-il des territoires sans pauvreté ? Audelà<br />

de l’intérêt qu’il peut y avoir à localiser la pauvreté,<br />

l’Observatoire a cherché à expliquer les<br />

mécanismes à l’œuvre. Pourquoi certains territoires<br />

semblent s’enliser sans parvenir à ré<strong>du</strong>ire la<br />

pauvreté, alors que d’autres s’en sortent plutôt<br />

bien ?<br />

32


Dossier<br />

Où se localise la pauvreté ?<br />

Pour répondre à cette question, l’Observatoire a mobilisé les<br />

données disponibles (ressources, logement, chômage longue<br />

<strong>du</strong>rée, emploi et salaire, prestations…) à l’échelle des<br />

zones d’emploi de la France<br />

"En juin 2000, 2,7<br />

millions d’allocataires<br />

des caisses<br />

d’allocation<br />

familiales — soit 6<br />

150 000 indivi<strong>du</strong>s,<br />

en tenant compte<br />

des personnes à<br />

charge — vivent en<br />

dessous <strong>du</strong> seuil<br />

de pauvreté"<br />

métropolitaine. Le découpage <strong>du</strong><br />

territoire en 348 zones d’emplois<br />

permet d’avoir une vision assez<br />

fine des réalités locales.<br />

Au regard des ressources, le<br />

taux de pauvreté des ménages<br />

de moins de soixante cinq ans<br />

varie de un à huit selon les zones<br />

d’emploi. En juin 2000, 2,7<br />

millions d’allocataires des caisses<br />

d’allocation familiales — soit<br />

6 150 000 indivi<strong>du</strong>s, en tenant<br />

compte des personnes à<br />

charge — vivent en dessous <strong>du</strong><br />

seuil de pauvreté. Les zones d’emploi qui concentrent plus<br />

de 15 % de ménages à bas revenus se situent :<br />

- sur un croissant au nord <strong>du</strong> pays allant <strong>du</strong> Havre aux Ardennes<br />

incluant la région Nord Pas-de-Calais et le nord de la<br />

Picardie ;<br />

- sur le littoral méditerranéen allant de Perpignan au Var et la<br />

Corse<br />

- dans des zones éparses situées sur une diagonale allant de<br />

Bordeaux aux Ardennes 1 .<br />

C’est aussi dans ces régions que l’on observe les plus forts<br />

taux de bénéficiaires de la CMU complémentaire tandis que<br />

la pauvreté des ménages de plus de soixante cinq ans est<br />

plutôt concentrée dans les zones rurales <strong>du</strong> Sud Ouest, <strong>du</strong><br />

sud <strong>du</strong> Massif Central et de Bretagne. La carte de la pauvreté<br />

des personnes d’âge actif dessine ainsi une sorte de "Z"<br />

sur la carte de France, mais la pauvreté présente des visages<br />

différenciés selon les zones d’emploi.<br />

1<br />

Il convient de noter<br />

que deux zones d’emploi<br />

d’Ile-de-France<br />

seulement connaissent<br />

des taux de pauvreté<br />

aussi élevés :<br />

Saint Denis (93) et<br />

Montereau (77).<br />

Au regard <strong>du</strong> chômage longue <strong>du</strong>rée :<br />

le nord et le sud <strong>du</strong> pays sont les plus touchés<br />

Le poids <strong>du</strong> chômage longue <strong>du</strong>rée (CLD) — supérieur à un<br />

an — dans l’ensemble des actifs varie de un à dix. Les zones<br />

33


d’emploi les moins affectées se situent à l’est, de l’Alsace<br />

aux Alpes.<br />

Les zones les plus affectées avec plus de 8 % de CLD se<br />

situent dans le Midi (Alès la Grand-Combe, Marseille, Nîmes,<br />

Montpellier), dans le Nord Pas-de-Calais (Valenciennes,<br />

Calais, Roubaix, Lens-Henin, Douais) et en Haute-Normandie<br />

(Dieppe, Le Havre). Avec des taux avoisinant les 8 %, sont<br />

également touchées les zones d’emploi d’Amiens, Saint-<br />

Quentin en Picardie, la vallée de la Meuse dans les Ardennes<br />

et les zones d’emploi de Bordeaux-Centre Bordeaux-Cubzac,<br />

La Rochelle et Angoulême dans le Sud-Ouest.<br />

Le chômage de longue <strong>du</strong>rée est un phénomène urbain. A<br />

l’exception de Paris et Lyon, villes faiblement touchées, le<br />

chômage de longue <strong>du</strong>rée touche 6 % des actifs à Lille,<br />

6,5 % à Toulouse, 9,5 % à Marseille. Il décroît avec la taille<br />

des villes et atteint son niveau le plus bas dans les zones<br />

rurales.<br />

Au regard des revenus salariaux annuels :<br />

le littoral méditerranéen très pénalisé<br />

"avoir un emploi<br />

ne protège pas toujours<br />

de la<br />

pauvreté"<br />

On l’a rappelé dans les deux rapports de l’Observatoire, et<br />

les travaux récents de l’INSEE sur les travailleurs pauvres<br />

l’ont également mis en évidence<br />

: avoir un emploi ne protège<br />

pas toujours de la pauvreté. Les<br />

causes sont multiples : temps<br />

partiel, contrats à <strong>du</strong>rée déterminée,<br />

intérim, etc..<br />

En 1998, 2,45 millions de salariés<br />

<strong>du</strong> secteur privé et semipublic,<br />

soit 16 % des salariés de ces secteurs, ont perçu des<br />

revenus salariaux annuels inférieurs de moitié au salaire<br />

annuel médian. Parmi ces salariés à faibles revenus, 60 %<br />

sont des femmes.<br />

Les zones d’emploi les moins affectées par ces faibles revenus<br />

salariaux se situent dans l’Est (Alsace, Franche-Comté),<br />

en Rhône-Alpes, en Ile-de-France, en Bretagne et dans les<br />

Pays de Loire. Dans ces régions, le marché local de l’emploi<br />

permet plus qu’ailleurs d’enchaîner des contrats à <strong>du</strong>rée<br />

déterminée ou des missions d’intérim, et d’améliorer ainsi<br />

les revenus salariaux annuels.<br />

Les zones les plus affectées se situent sur le littoral méditerranéen<br />

et notamment les villes de Montpellier, Marseille,<br />

34


Dossier<br />

Toulon, Avignon. Cette sur-représentation des bas revenus<br />

salariaux sur le littoral s’explique en partie par l’emploi saisonnier<br />

dans le secteur <strong>du</strong> tourisme, mais pas uniquement<br />

puisqu’elle concerne également les secteur <strong>du</strong> bâtiment et<br />

de l’agriculture.<br />

Le logement : révélateur des difficultés<br />

d’Ile-de-France<br />

Le logement social est très inégalement réparti sur le territoire,<br />

il est plus développé au nord de la Loire que dans le<br />

Sud. Cependant, et contrairement à une idée communément<br />

admise, tous les ménages pauvres ne vivent pas en Hlm :<br />

seuls 31 % des ménages pauvres sont ainsi logés.<br />

Si l’Ile-de-France semble globalement moins affectée que<br />

d’autres régions par la pauvreté<br />

monétaire, le chômage de longue<br />

<strong>du</strong>rée ou les faibles revenus salariaux,<br />

la situation des ménages<br />

pauvres vis-à-vis <strong>du</strong> logement est<br />

préoccupante compte tenu <strong>du</strong><br />

coût <strong>du</strong> logement (notamment<br />

dans le secteur privé) et des difficultés<br />

d’accès au logement<br />

social.<br />

Sur l’ensemble <strong>du</strong> territoire, 21 %<br />

"Paris — avec<br />

5,5 % de logements<br />

dépourvus des<br />

éléments de confort<br />

— fait figure de<br />

lanterne rouge des<br />

métropoles"<br />

des ménages vivent à plus de deux personnes par pièce,<br />

mais la sur-occupation concerne près de 36 % des ménages<br />

pauvres en Ile-de-France. Au sein des zones d’emploi, la suroccupation<br />

concerne 45 % des ménages à Saint-Denis, 42 %<br />

à Mantes-la-Jolie, 40 % à Montreuil…<br />

Alors que le manque de confort dans le logement est plutôt<br />

le fait des zones rurales ou de l’ancien bassin minier <strong>du</strong> Nord,<br />

Paris — avec 5,5 % de logements dépourvus des éléments<br />

de confort — fait figure de lanterne rouge des métropoles.<br />

Quels sont les mécanismes<br />

à l’œuvre ?<br />

Comprendre pourquoi certains territoires semblent quasiment<br />

épargnés par la pauvreté sous toutes ses formes, alors<br />

que d’autres semblent s’enliser, suppose de prendre en<br />

35


"la création<br />

d’emplois et la<br />

baisse <strong>du</strong> chômage<br />

n’entraînent pas<br />

automatiquement<br />

une diminution de<br />

la pauvreté"<br />

compte de multiples facteurs.<br />

Tout d’abord, la création d’emplois<br />

et la baisse <strong>du</strong> chômage<br />

n’entraînent pas automatiquement<br />

une diminution de la pauvreté.<br />

Au risque de se répéter, on<br />

rappellera que tous les chômeurs<br />

ne sont pas pauvres : si la probabilité<br />

d’être pauvre pour un ménage<br />

concerné par le chômage est<br />

3,5 fois plus importante que pour un ménage sans chômeur,<br />

80 % des ménages comportant un chômeur vivent au-dessus<br />

<strong>du</strong> seuil de pauvreté. Les zones d’emploi où les taux de<br />

pauvreté sont les plus élevés ont connu ces dernières<br />

années une baisse <strong>du</strong> taux de chômage et un volume net de<br />

création d’emplois tout à fait comparables à la moyenne<br />

nationale.<br />

Ensuite, l’emploi ne protège pas toujours de la pauvreté et<br />

les pauvres ne sont pas tous chômeurs. Lorsque l’on regarde<br />

la composition des revenus des ménages pauvres, on<br />

constate que 29 % des ressources proviennent de l’activité<br />

(61 % pour les non pauvres). La pauvreté est appréhendée à<br />

l’échelle des ménages et non des indivi<strong>du</strong>s. Ainsi, une famille<br />

composée d’un couple avec trois enfants mais avec un seul<br />

emploi à plein temps payé au SMIC, vit au-dessous <strong>du</strong> seuil<br />

de pauvreté.<br />

Enfin, l’augmentation ou la baisse <strong>du</strong> taux de pauvreté sur un<br />

territoire, c’est-à-dire <strong>du</strong> pourcentage des ménages vivant<br />

au-dessous <strong>du</strong> seuil de pauvreté, peut résulter de l’arrivée<br />

dans ces espaces de ménages plus aisés ou <strong>du</strong> départ de<br />

ménages pauvres.<br />

Il n’y a donc pas un seul mécanisme à l’œuvre mais plusieurs.<br />

La combinaison de ces différents facteurs permet<br />

d’expliquer ces disparités territoriales observées.<br />

Sans prétendre avoir épuisé le questionnement, quatre<br />

mécanismes ont pu être identifiés. Le niveau de développement<br />

économique est le premier facteur à l’œuvre. Les<br />

régions les plus riches et les plus développées, Alsace,<br />

Rhône-Alpes, Ile-de-France, sont les moins affectées par la<br />

pauvreté. De même les grandes métropoles (à l’exception de<br />

Marseille, et Lille dans une moindre mesure) sont moins touchées<br />

par la pauvreté que les autres villes de la région.<br />

Deuxième facteur à prendre en compte : les formes de déve-<br />

36


Dossier<br />

loppement économique. Une économie locale qui s’appuie<br />

sur un réseau dense de petites et moyennes entreprise<br />

contribue favorablement à ré<strong>du</strong>ire la pauvreté. On le constate<br />

notamment dans les bassins d’emploi d’Oyonnax, de Cholet,<br />

de la vallée de l’Arve. A contrario, les vieux bassins in<strong>du</strong>striels<br />

qui s’appuyaient sur quelques grandes entreprises<br />

connaissent tous aujourd’hui des difficultés de reconversion.<br />

Le troisième facteur concerne les moteurs de ce développement.<br />

Les zones d’emploi qui s’appuient sur des activités<br />

pro<strong>du</strong>ctives largement mondialisées ont toutes subi les<br />

conséquences douloureuses des restructurations avec la<br />

suppression des emplois faiblement qualifiés. Ces conséquences<br />

sont particulièrement visibles dans les bassins<br />

d’emploi de l’ancien bassin minier <strong>du</strong> Nord Pas-de-Calais, de<br />

Cherbourg, Saint-Étienne ou Saint-Denis en Ile-de-France.<br />

Enfin, dernier facteur à prendre en compte : la mobilité des<br />

ménages pauvres et non pauvres. Ainsi, entre 1996 et 2000,<br />

le taux de pauvreté a augmenté dans les zones d’emploi<br />

situées entre Paris et Le Havre. Il a baissé en Lorraine. Il<br />

reste anormalement élevé en Languedoc-Roussillon malgré<br />

le dynamisme de cette région en termes de création d’emplois<br />

ces dernières années. Ces évolutions contrastées résultent<br />

très largement de la mobilité des ménages : le départ<br />

des ménages pauvres en Lorraine, le départ des ménages<br />

aisés ou un peu moins pauvres dans la vallée de Seine ou<br />

encore l’arrivée simultanée de ménages aisés et de ménages<br />

pauvres en Languedoc-Roussillon.<br />

Quelques exemples<br />

des mécanismes à l’œuvre<br />

Des territoires présentant des taux de pauvreté<br />

élevés<br />

En Ile-de-France, Saint-Denis présente un niveau de développement<br />

économique élevé et un fort dynamisme — près de<br />

26 000 emplois créés entre 1996 et 2000 — mais ce dynamisme<br />

profite peu aux habitants de la zone d’emploi.<br />

Le Languedoc–Roussillon présente un niveau de développement<br />

économique médiocre, mais la dynamique de l’emploi<br />

a été très positive ces dernières années, même si l’emploi<br />

ainsi créé n’est ni très stable, ni bien rémunéré. La région a<br />

37


connu une augmentation de 6 % de sa population entre les<br />

deux recensements, augmentation <strong>du</strong>e aux migrations internes<br />

de ménages aisés en fin de carrière mais aussi de ménages<br />

pauvres venus d’autre régions.<br />

Des territoires présentant des taux<br />

de pauvreté faibles<br />

Les zones d’emploi de Cholet, Oyonnax, Vallée de l’Arve…,<br />

présentent un niveau de développement économique moyen<br />

mais un dynamisme économique fort qui s’appuie sur un<br />

réseau dense de PME-PMI.<br />

La Bretagne, avec un niveau économique moyen mais une<br />

dynamique de développement très forte, se caractérise par<br />

une forte cohésion sociale et territoriale. Cette région, moins<br />

concernée que d’autres par la croissance de familles monoparentales<br />

— nécessairement plus vulnérables au regard de<br />

la pauvreté — connaît aussi un taux d’activité des femmes<br />

très élevé.<br />

Cette première esquisse d’une approche territoriale de la<br />

pauvreté n’épuise pas le sujet. D’autres facteurs sont encore<br />

à creuser comme l’é<strong>du</strong>cation et la formation. Les éléments<br />

publiés par l’E<strong>du</strong>cation nationale, "la géographie de l’école",<br />

mettent en évidence des disparités importantes entre<br />

Académies et donnent des signes inquiétants pour l’avenir.<br />

Ainsi, les Académies d’Aix-Marseille et de Montpellier présentent<br />

aujourd’hui des scores de réussite aux examens —<br />

aussi bien pour les CAP, le BEP que pour le baccalauréat —<br />

très inférieurs à la moyenne nationale, alors que l’Académie<br />

de Rennes excelle à tous les niveaux. La situation était radicalement<br />

inverse en 1975.<br />

L’approche territoriale des phénomènes de pauvreté<br />

interroge les politiques publiques de lutte contre la pauvreté.<br />

Si la solidarité nationale garantit l’égalité de traitement et l’accès<br />

aux prestations quel que soit le lieu de résidence, les<br />

possibilités pour les personnes en difficultés d’accéder à<br />

l’emploi, au logement, aux services publics ou aux soins sont<br />

fortement différenciées selon les territoires. Les politiques<br />

sociales ne peuvent, seules, parvenir à résorber la pauvreté ;<br />

les politiques de formation, de développement économique,<br />

d’habitat ou d’aménagement <strong>du</strong> territoire jouent un rôle<br />

majeur trop souvent oublié.<br />

38


Dossier<br />

L'auteur :<br />

Marie-Thérès Espinasse est sociologue et secrétaire générale<br />

de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion<br />

sociale<br />

Références<br />

• Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, Rapport<br />

2001-2002, Documentation française, février 2002.<br />

• Davezies L., Korsu E., Un essai de géographie de la pauvreté, Les<br />

travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion<br />

sociale, Documentation française, février 2002.<br />

• Séchet R. (et alii), Les familles monoparentales et la pauvreté, Les<br />

travaux de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion<br />

sociale, Documentation française, février 2002.<br />

• Salem G., Rican S., Jougal E., Atlas de la Santé, Ed John Libbey.<br />

• Ministère de l’E<strong>du</strong>cation nationale, D.P.D. Géographie de l’école,<br />

octobre 2001.<br />

39


L'accès aux soins des plus démunis :<br />

les enseignements<br />

de l’action de terrain<br />

•par Nathalie Simonnot et Nadège Drouot<br />

La Mission France de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> est une<br />

réalité multiple et dispersée. Elle s'est construite au<br />

fil des ans depuis 1986 pour apporter la réponse la<br />

mieux adaptée possible à l'immense détresse de<br />

tous ceux qui viennent à nous et vers qui nous<br />

allons, faute de pouvoir être soignés sans une aide<br />

préalable. De l'ouverture des centres d'accueil, de<br />

soins et d'orientation aux missions ré<strong>du</strong>ction des<br />

risques liés à l'usage de drogues, en passant par la<br />

multiplication des actions mobiles de proximité<br />

auprès de personnes qui n’iront pas vers des centres<br />

de soins (gens <strong>du</strong> voyage, SDF, prostitué(e)s,<br />

personnes âgées dépendantes, familles victimes <strong>du</strong><br />

saturnisme, étrangers en zones d'attente…), la Mission<br />

France est présente aujourd'hui dans 28 villes<br />

avec plus de 110 programmes de proximité.<br />

40


Dossier<br />

A partir de 1995, la Mission France s'est donnée les moyens,<br />

en complément de ses actions de soins, de faire des propositions,<br />

de modifications législatives certes, mais aussi de<br />

changements de pratiques des institutions sanitaires et<br />

sociales. C'est ainsi que nous avons publié, en décembre<br />

1995, les 10 propositions de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> pour l'accès<br />

aux soins de tous.<br />

Après des années de travail de terrain, en partenariat avec<br />

d'autres associations et réseaux, les législations sont enfin<br />

favorables à l'accès aux soins des plus démunis. Nous avons<br />

ainsi largement participé à l'élaboration de la loi contre les<br />

exclusions et à la loi portant création de la Couverture Maladie<br />

Universelle (CMU). Ces dernières lois entrées en<br />

vigueur, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> s'est donné les moyens d'observer<br />

la réalité d'un meilleur accès aux soins et de témoigner<br />

quant aux manques éventuels et sur les populations qui<br />

demeurent en difficulté d'accès aux soins dans notre pays.<br />

D'où la création, en 2000, de l'Observatoire de l'accès aux<br />

soins de la Mission France de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.<br />

Le volet santé de la loi contre les exclusions prévoyait :<br />

• La mise en place de Programmes Régionaux d'Accès à la<br />

Prévention et aux Soins, en concertation avec tous les<br />

acteurs sanitaires et sociaux, permettant d'agir sur les priorités<br />

de santé publique auprès des populations démunies : certes,<br />

une nouvelle circulaire vient en 2002 de réaffirmer leur<br />

importance, mais sur le terrain, nos équipes comme nos<br />

patients n'en voient toujours pas le bénéfice.<br />

• La mise en place de Permanences d'Accès aux Soins de<br />

Santé dans 500 hôpitaux pour 2003 : le dernier bilan en mai<br />

2000 recensait une centaine de PASS fonctionnant effectivement,<br />

sur 250 financées.<br />

• Des mesures d'urgence contre le saturnisme infantile :<br />

aujourd'hui, des familles repérées depuis plus de dix ans<br />

avec des enfants intoxiqués, vivent encore dans les lieux de<br />

l'intoxication.<br />

En avril 2002, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> a publié 12 nouvelles propositions<br />

pour l'accès aux soins de tous sans discrimination,<br />

tenant compte des avancées comme la CMU. A ce jour, nous<br />

nous inquiétons de voir l'opinion publique et les décideurs<br />

politiques penser que ce problème majeur <strong>du</strong> non-accès aux<br />

soins d'une large partie de la population est résolu. Car nous<br />

41


constatons chaque jour sur le terrain qu'il reste, en France, des<br />

pans entiers de populations précaires qui vivent dans des conditions<br />

pathogènes et ne trouvent pas le chemin des soins. Certes,<br />

la mise en place de la loi CMU permet à une grande majorité<br />

de personnes précaires (près de 5 millions de personnes<br />

concernées fin 2001) d'accéder simplement aux droits à la couverture<br />

maladie, mais les disparités dans l'application de la loi<br />

restent très nombreuses sur le territoire.<br />

Les données que nous présentons ci-dessous sont issues<br />

des seuls centres d'accueil, de soins et d'orientation de la<br />

Mission France de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> : elles ne tiennent<br />

pas compte de ce que nous observons dans les rues, dans<br />

les campements tsiganes, dans les logements insalubres<br />

des familles intoxiquées par le plomb, dans les squats, dans<br />

les interstices des villes où se réfugient les usagers de drogues<br />

et toutes les personnes rejetées aux marges de notre<br />

société. Par contre, nos 12 propositions sont issues de la pratique<br />

de terrain de toutes nos équipes.<br />

Quelques résultats de notre observatoire<br />

de l'accès aux soins 1<br />

1<br />

Le rapport 2001 de<br />

l'Observatoire de l'accès<br />

aux soins de la<br />

Mission France de<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

est disponible à la<br />

Coordination Mission<br />

France de Médecins<br />

<strong>du</strong> <strong>Monde</strong> (01 44 92<br />

16 33).<br />

2<br />

saisies sur informatique.<br />

En 2001, nos centres d'accueil, de soins et d'orientation ont<br />

rencontré 25 627 patients et effectué 48 535 consultations<br />

médicales 2 .<br />

Qui sont les patients reçus dans les centres<br />

Mission France ?<br />

Le public reçu est jeune : 18,9 % ont entre 16 et 25 ans.<br />

10,1 % des patients sont mineurs. Quatre patients sur cinq<br />

ont moins de 41 ans ; ce public est majoritairement masculin<br />

(60,8 %)<br />

Les patients sont majoritairement de nationalité étrangère<br />

(85,6 %). Les nationalités les plus représentées sont : l'Algérie<br />

(26,9 %), la France (14,4 %), le Maroc (10,3 %), elles<br />

représentent plus de la moitié de nos patients. Si nous parlons<br />

en termes de groupes continentaux, nous observons<br />

une nette prédominance <strong>du</strong> Maghreb (40,2 %), puis vient l'Afrique<br />

sub-saharienne (22,4 %), et enfin l'Europe hors UE (18<br />

%).<br />

42


Dossier<br />

Les patients sont marqués par la précarité. La majorité<br />

(57,2 %) n’a pas de logement stable : 39,6 % n’ont qu’un<br />

logement précaire et 17,6 % sont à la rue ; 45,7 % vivent<br />

seuls ; seul 1,5% de nos patients ont un emploi stable. 87 %<br />

sont sans ressources, et l’écrasante majorité vit en dessous<br />

<strong>du</strong> seuil de pauvreté (98,2 %). Les jeunes de 16 à 25 ans<br />

vivent dans des conditions encore plus précaires que leurs<br />

aînés : 90,8 % d’entre eux n’ont aucune ressource, 20,2 %<br />

vivent à la rue et 50,4 % vivent seuls, à l'âge où l'immense<br />

majorité des jeunes tissent des liens d'amitié dans le confort<br />

<strong>du</strong> domicile familial !<br />

Nos observations nous ont permis de définir quatre grands<br />

types de situations de vie parmi les patients rencontrés à la<br />

Mission France. D'abord les "étrangers en grande précarité"<br />

qui représentent 45 % des patients. Tous sont étrangers, en<br />

situation précaire ou très précaire au regard à la fois <strong>du</strong> séjour<br />

sur le sol français (quasiment la moitié sont sans-papiers, les<br />

autres étant pour la plupart en cours de démarches ou présents<br />

comme touristes) et à la fois au niveau <strong>du</strong> logement<br />

(74 % vivent en logement précaire, 26 % sont sans logement).<br />

Ces patients sont isolés dans plus de la moitié des<br />

cas.<br />

Viennent ensuite, pour 11,5 % des patients, les "grands précaires",<br />

Français et étrangers en séjour pérenne. Dans 83 %<br />

des cas, ces patients ont la nationalité française, les 17 %<br />

restant bénéficiant d’autorisations de séjour relativement<br />

prolongées (1 an ou 10 ans). Leur situation est encore plus<br />

précaire que pour les précédents en ce qui concerne à la fois<br />

le domicile (la moitié d’entre eux est sans logement) et l’isolement<br />

(presque 8 sur 10 vivent seuls).<br />

Les étrangers précaires, quant à eux, représentent 33,3 %<br />

des patients. Comme dans la première situation, il s’agit toujours<br />

de patients étrangers dont la situation sur le sol français<br />

est particulièrement précaire ; un peu plus fréquemment ici<br />

(30 % des cas contre 20 % dans la première situation), ces<br />

patients sont des "touristes", donc très récemment arrivés<br />

sur le territoire, qu’ils aient ou non l’intention d’y demeurer<br />

de façon <strong>du</strong>rable. Cette situation s’oppose à la celles des<br />

"étrangers en grande précarité" en ce qui concerne le logement<br />

(ici, tous les patients ont un logement stable) ainsi que<br />

l’isolement (ici, "seulement" un patient sur trois vit seul). On<br />

43


peut supposer que ces différences sont en partie explicables<br />

par le recours à l’hébergement chez des amis ou de la famille<br />

pour les primo-arrivants.<br />

Viennent enfin les "personnes précaires", Français et étrangers<br />

en séjour pérenne, qui représentent 10,2 % des<br />

patients. Composé pour 64 % de Français et pour le reste<br />

d’étrangers titulaires d’un titre de séjour de 1 ou 10 ans, ce<br />

groupe est caractérisé par un niveau de précarité relativement<br />

moins élevé que les autres : existence constante d’un<br />

logement fixe, taux "le plus élevé" parmi les quatre groupes<br />

de personnes ayant un emploi fixe (7 % seulement !) ou<br />

vivant en couple (18 % seulement). Ce constat ne doit pas<br />

faire oublier que le tableau d’ensemble reste sombre même<br />

pour ce groupe, dont la précarité atténuée se limite le plus<br />

souvent à l’existence d’un domicile fixe et à une moindre fragilité<br />

<strong>du</strong> séjour sur le territoire.<br />

La précarité <strong>du</strong> logement renvoie à l'impossibilité de mener<br />

une vie de famille, à l'angoisse <strong>du</strong> lendemain, mais aussi à<br />

l'état des logements que nous n'avons pu documenter cette<br />

année mais qui demanderait des enquêtes spécifiques :<br />

combien de nos patients vivent dans des immeubles insalubres<br />

? Combien sont soumis quotidiennement à la présence<br />

de rats et de cafards, au manque d'eau potable et à des<br />

installations électriques défectueuses ou dangereuses ?<br />

Mentionnons aussi le nombre de personnes rencontrées<br />

vivant dans des caravanes délabrées sur des terrains sans<br />

eau ni électricité et sans ramassage des or<strong>du</strong>res ménagères.<br />

Les liens entre le manque de logement et la santé semble<br />

dès lors évident.<br />

De quoi souffrent-ils ?<br />

L'état de santé des populations en situation de précarité a<br />

fait l'objet de nombreuses études, et s'il est régulièrement<br />

admis qu'il n'existe pas de maladies spécifiques à la pauvreté<br />

(en dehors <strong>du</strong> saturnisme infantile), certains problèmes de<br />

santé se retrouvent de façon plus importante. Les pathologies<br />

rencontrées sont souvent banales, quelquefois plus<br />

sérieuses et repérées avec retard. Elles sont bien évidemment<br />

à replacer dans le contexte des conditions de vie ou de<br />

la migration.<br />

Les affections dermatologiques (12,8 % des consultations)<br />

44


Dossier<br />

et ORL (12,5 %) arrivent en tête des diagnostics : affections<br />

hivernales aggravées par les mauvaises conditions de vie et<br />

le retard des soins, surinfections cutanées favorisées par<br />

l'accès difficile à l'hygiène, etc.. A noter que les traitements<br />

des problèmes dermatologiques sont peu ou mal pris en<br />

charge par la Sécurité sociale. Il en va ainsi, par exemple, <strong>du</strong><br />

traitement de la gale qui n'est pas pris en charge…<br />

La traumatologie (plaie, fractures, etc.) est importante chez<br />

les personnes vivant à la rue, favorisée par la violence inhérente<br />

à ce mode de vie.<br />

Il est intéressant de constater un diagnostic moins alarmant<br />

en ce qui concerne les maladies cardio-vasculaires et endocrino-métaboliques.<br />

La première explication tient sans doute<br />

au jeune âge de nos patients. De plus, ce sont des maladies<br />

qui se dépistent, qui se recherchent. Elles sont plus rarement<br />

un mode direct de présentation à la consultation que l'ORL<br />

ou la dermatologie : on vient consulter pour une toux qui ne<br />

passe pas et qui empêche de dormir, pour une plaie surinfectée<br />

qui fait souffrir, mais on ne vient pas pour dépister un<br />

diabète ou <strong>du</strong> cholestérol. De fait, nos consultations médicales<br />

bénévoles répondent de prime abord à la demande immédiate<br />

des personnes, à l'urgence de la situation alors qu'il<br />

n'est pas toujours possible, faute de temps, d'initier une<br />

démarche préventive.<br />

Parallèlement, nos médecins constatent une grande souffrance<br />

psychique des patients. En effet, plus que des troubles<br />

structurels de la personnalité, on retrouve fréquemment<br />

des manifestations psycho-fonctionnelles liées à l'histoire de<br />

la personne et à ses conditions de vie actuelles.<br />

Pourquoi nos patients ne consultent-ils pas<br />

dans le système de droit commun ?<br />

La loi sur la Couverture Maladie Universelle instaure une couverture<br />

maladie pour tous. Néanmoins, les patients que nous<br />

rencontrons n'en sont toujours pas bénéficiaires, le plus souvent<br />

faute d'information.<br />

Cet accès aux droits est freiné par :<br />

- des dispositifs législatifs discriminatoires (un système<br />

réservé aux seuls étrangers sans papiers : l'Aide Médicale<br />

d'Etat Rénovée – l'AMER) ou inadaptés (l'obligation de domiciliation).<br />

- des pratiques qui contredisent l'esprit même des lois : len-<br />

45


teur à instaurer des guichets uniques d'instruction des différents<br />

dossiers (CMU et AMER), non application de la présomption<br />

de droits, demandes abusives de justificatifs (dont<br />

des demandes de relevés d’identité bancaire pour des<br />

patients sans aucune ressource, d'autant plus absurde que<br />

les dispositifs prévoient la dispense d’avance de frais, et qu'il<br />

n'y a donc aucun transfert pouvant nécessiter un RIB)…<br />

- l'AMER ne garantit pas le même accès aux soins que la<br />

CMU.<br />

3<br />

Le texte complet<br />

des 12 propositions<br />

de Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> pour un accès<br />

aux soins de tous,<br />

sans discrimination<br />

est disponible à la<br />

Coordination Mission<br />

France de Médecins<br />

<strong>du</strong> <strong>Monde</strong> (01 44 92<br />

16 33).<br />

Au cours de l’année 2001, plus de huit patients sur dix n’avaient<br />

aucun droit ouvert à la protection sociale (81,3 %) lors<br />

de leur premier passage à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. 25,7 % de<br />

l'ensemble de nos patients déclarent ne pas connaître leurs<br />

droits. Les difficultés financières (15,3 %), la barrière linguistique<br />

(8 %) et les difficultés administratives (7,2 %) sont les<br />

autres obstacles à l’accès et à la continuité des soins les plus<br />

souvent cités par nos patients.<br />

Les 12 propositions de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> 3<br />

Nous constatons l'immense avancée que représente la mise<br />

en place de la CMU et des PASS pour l'accès aux soins,<br />

avancée majeure qui, pour la première fois depuis seize ans,<br />

a permis la fermeture de certains de nos centres.<br />

Mais nous restons très inquiets devant les inégalités sociales<br />

de santé en France, voire les discriminations dont sont victimes<br />

les plus fragiles d'entre nous. Les conditions de vie inacceptables<br />

de nos patients, doublées d'expériences antérieures<br />

très difficiles dans leur enfance ou dans les pays d'origine,<br />

entraînent immanquablement une dégradation de leur<br />

capital santé. Toutes ces raisons expliquent que la Mission<br />

France de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> multiplie les actions de proximité<br />

auprès des personnes précarisées, pour leur montrer<br />

notre solidarité mais aussi pour agir.<br />

Parce que nous n'avons pas vocation à être partout,<br />

parce que nous ne voyons qu'une partie des populations en<br />

difficulté, parce que notre action doit rejaillir dans une<br />

éthique d'humanité et de santé publique sur tous ceux que<br />

nous ne rencontrons pas, nous interpellons les décideurs<br />

institutionnels et politiques au travers de nos 12 propositions<br />

pour un accès aux soins de tous sans discrimination.<br />

46


Dossier<br />

Nous demandons la création de structures médico-sociales<br />

de proximité, une CMU vraiment universelle, des hôpitaux<br />

accessibles à tous, un véritable droit au logement, une politique<br />

de ré<strong>du</strong>ction des risques pour les usagers de drogue,<br />

une prise en charge de la souffrance psychique des exclus,<br />

la fin des discriminations à l’encontre des gens <strong>du</strong> voyage —<br />

Roms tsiganes et autres "travellers" —, la prise en compte de<br />

la santé des jeunes, l'éradication <strong>du</strong> saturnisme infantile, une<br />

véritable politique d'accueil des demandeurs d'asile, la régularisation<br />

des sans-papiers résidant en France, la prise en<br />

compte des personnes prostituées victimes de trafic…<br />

Pour que le même accès aux soins pour tous, y compris les<br />

plus pauvres, devienne vraiment réalité en France au début<br />

<strong>du</strong> XXI e siècle.<br />

Les auteurs :<br />

Nathalie Simonnot est adjointe au directeur des missions sur<br />

le secteur France et responsable de la Coordination Mission<br />

France à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>.<br />

Nadège Drouot est chargée de projet de l'Observatoire de<br />

l'accès aux soins de la Mission France à Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong>.<br />

47


Le savoir des pauvres,<br />

clef de voûte d’un renouveau citoyen<br />

•par Françoise Ferrand<br />

La participation des citoyens est l’élément fondateur<br />

de la démocratie. La misère entrave l’égale<br />

participation des personnes. Elle est donc un déficit<br />

de démocratie. La participation active est non seulement<br />

un moyen démocratique, mais c’est surtout<br />

le plus efficace pour lutter contre la pauvreté.<br />

Un Mouvement de citoyens<br />

Depuis sa création en 1957, le rassemblement de citoyens<br />

de tous les milieux et de toutes positions sociales autour des<br />

personnes en situation de grande pauvreté est l'objectif premier<br />

<strong>du</strong> Mouvement ATD Quart monde, à l’initiative de son<br />

fondateur, Joseph Wresinski. Pour que la voix des plus pauvres<br />

soit enten<strong>du</strong>e de tous et prise en compte dans les décisions<br />

qui bâtissent la vie sociale. Car si l'on s'est toujours<br />

beaucoup penché sur les pauvres pour leur venir en aide de<br />

manière plus ou moins désintéressée, les démarches qui<br />

visent à ce que les personnes exclues s'expriment ellesmêmes<br />

sur ce qu'elles vivent et, plus important que tout, sur<br />

ce qu'elles pensent de ce qu'elles vivent et <strong>du</strong> monde qui les<br />

entoure, ces démarches ne sont pas légion.<br />

La voix des exclus eux-mêmes, et plus encore la pensée des<br />

exclus, est notoirement absente de la vie politique, mais<br />

aussi de la vie sociale. Olivier Favreau, économiste <strong>du</strong> mouvement<br />

dit de l'économie des conventions, qualifie les personnes<br />

vivant la grande pauvreté de "blessés <strong>du</strong> lien social."<br />

Force est de constater, après des décennies d'aide matérielle<br />

aux populations exclues, que nul ne s'est préoccupé d'un<br />

48


Dossier<br />

"il n'y a pas d'autre<br />

moyen pour vaincre<br />

la misère et l'exclusion<br />

que de recréer<br />

le tissu social<br />

autour des plus<br />

démunis"<br />

ferment d'exclusion autrement<br />

plus grave que la précarité matérielle<br />

: l'absence de tissu social<br />

autour de ces personnes, de ces<br />

familles. D'où cette évidence et<br />

ce combat mené au quotidien<br />

depuis plus de 40 ans par des<br />

associations comme le mouvement<br />

ATD Quart <strong>Monde</strong> : il n'y a<br />

pas d'autre moyen pour vaincre la<br />

misère et l'exclusion que de recréer le tissu social autour des<br />

plus démunis, afin de permettre à chacun d’exercer ses<br />

droits et ses responsabilités. Ceci ne prendra effet que<br />

lorsque les personnes en situation de pauvreté auront été<br />

enten<strong>du</strong>es et reconnues comme de véritables citoyens,<br />

douées d'une pensée sur les affaires publiques et le monde<br />

qui les entoure.<br />

Dans l'histoire <strong>du</strong> Mouvement ATD Quart <strong>Monde</strong>, les Universités<br />

populaires représentent ce lieu où des personnes<br />

qui vivent la misère peuvent témoigner publiquement, non<br />

seulement de leurs difficultés, mais aussi de leurs combats<br />

(pour garder leur famille unie, pour que les enfants apprennent<br />

à l'école, pour trouver <strong>du</strong> travail, un logement décent,<br />

pour aider leurs voisins…), et le sens de leurs combats. Il ne<br />

s'agit pas de réunions-défouloir, leur parole est conservée,<br />

retravaillée avec eux, et ren<strong>du</strong>e publique auprès de personnes<br />

qui agissent à un niveau de pouvoir. A ces réunions assistent<br />

aussi tous ceux que ces personnes ont invités : volontaires-permanents<br />

et alliés de l'association, mais aussi<br />

citoyens de tous bords, hommes politiques, artistes, professionnels<br />

qui viennent entendre ce que ces hommes et ces<br />

femmes ont à dire, et expliquer à leur tour ce qu'ils font au<br />

quotidien dans leur métier ou dans leur engagement. Les<br />

Universités populaires sont ainsi et avant tout des lieux de<br />

citoyenneté, où la parole des uns rencontre celle des autres,<br />

où l'on apprend les réalités de l'autre, ses difficultés et ses<br />

aspirations. Ce temps de dialogue, de confrontation de sa<br />

propre expérience à celle de l'autre, est fondamental et trop<br />

rare. D'ailleurs, qui reconnaît que les pauvres, de par leur<br />

expérience même de la pauvreté, ont un savoir unique et<br />

essentiel ?<br />

Ce que l'on place généralement derrière le mot "savoir" renvoie<br />

essentiellement au savoir "savant" : celui des universi-<br />

49


"qui reconnaît que<br />

les pauvres, de par<br />

leur expérience même<br />

de la pauvreté, ont un<br />

savoir unique et<br />

essentiel ?"<br />

taires, des chercheurs, des<br />

professeurs, savoir théorique,<br />

construit, fait de recherche et<br />

d'analyse. Il existe pourtant<br />

d'autres types de savoirs qui<br />

ne sont pas inférieurs au premier,<br />

mais pleinement complémentaires<br />

: le savoir de l'expérience<br />

et le savoir de l'action.<br />

Le savoir de l'expérience est<br />

l'analyse des rapports entre les hommes, et la compréhension<br />

<strong>du</strong> monde basée sur la vie difficile qu'ont à mener les<br />

exclus. Le savoir de l'action, quant à lui, est le savoir tiré<br />

d'une pratique professionnelle ou d'accompagnement aux<br />

côtés des plus démunis. Ces trois types de savoirs, ces trois<br />

vues partielles d'une même réalité, devaient se rencontrer et<br />

créer un savoir nouveau.<br />

Ce sont les Universités populaires Quart <strong>Monde</strong> qui ont servi<br />

de terreau et de tremplin aux deux programmes de co-formation<br />

qui ont été menés à cette fin. Ces deux programmes<br />

aux noms évocateurs — "Le croisement des savoirs —<br />

Quand le Quart monde et l'Université pensent ensemble" et<br />

"Le croisement des pratiques — Quand le Quart <strong>Monde</strong> et<br />

les professionnels se forment ensemble" — ont permis de<br />

faire se rencontrer et se confronter des univers qui pensaient<br />

se connaître et nourrissaient en fait les uns à l'égard des autres<br />

de sévères préjugés.<br />

Quart <strong>Monde</strong> – Université : la première pierre<br />

Quart <strong>Monde</strong> - Université est un programme expérimental<br />

franco-belge de formation-action-recherche qui a été mené<br />

de 1996 à 1998. Trente-six personnes y ont participé, qui<br />

représentaient les trois groupes de savoirs. Le savoir de l'expérience<br />

était incarné par les militants Quart <strong>Monde</strong>, des<br />

hommes et des femmes ayant vécu ou vivant encore la pauvreté,<br />

le savoir de l'action par un petit nombre de volontaires<br />

permanents <strong>du</strong> Mouvement ATD, et le savoir théorique par<br />

des chercheurs universitaires de diverses disciplines (droit,<br />

économie, physique, sciences de l’é<strong>du</strong>cation, psychiatrie, criminologie,<br />

psychologie, sociologie…). Une équipe pédagogique,<br />

garante de l'intégrité des positions de chacun et de la<br />

bonne marche des échanges, veillait à l'animation de ce croisement<br />

des savoirs. Le but final était de mettre en dialogue<br />

50


Dossier<br />

des savoirs et différents types d'acteurs pour pro<strong>du</strong>ire une<br />

connaissance plus complète, et donc plus juste, de la misère<br />

et de la lutte pour l'éliminer.<br />

Pendant deux ans, les acteurs de ce programme ont donc<br />

travaillé sur des thèmes considérés par eux comme fondamentaux<br />

pour tous : Histoire (l'histoire <strong>du</strong> peuple de la misère<br />

au peuple <strong>du</strong> Quart <strong>Monde</strong>); Famille (le projet familial et le<br />

temps); Savoirs (libérer les savoirs); Travail (travail, activité<br />

humaine, talents cachés) et, enfin, Citoyenneté (citoyenneté,<br />

représentation, grande pauvreté). Sur chacun de ces cinq<br />

thèmes, un sous-groupe de militants, de volontaires et d'universitaires<br />

travaillaient ensemble à dégager une problématique<br />

commune et à la traiter.<br />

La première chose qu'auront apprise les acteurs de ce programme,<br />

c'est que réfléchir ensemble vraiment ne va pas de<br />

soi, à tout le moins. Pour réfléchir ensemble, il faut d'abord<br />

se comprendre, et pour se comprendre, il faut être capable<br />

de s'écouter. Et pour s'écouter, il faut résister à nombre de<br />

tentations, comme par exemple celle — derrière le fallacieux<br />

prétexte de l'aider à formuler sa pensée — d'interrompre<br />

l'autre pour terminer ses phrases, comme s'il en était luimême<br />

incapable. Tentation de vouloir se mettre "à la place<br />

de", d'interpréter ce qu'il dit suivant ses propres cadres de<br />

référence, sans se demander si ce que l'on met derrière les<br />

mêmes mots ne se situe pas en réalité aux antipodes. Tentation<br />

de ne pas dire que l'on n'a pas compris ce que l'autre<br />

disait, parce que l'on ne tient pas à passer pour plus lent que<br />

d'autres, ou tentation de croire que l’on comprend aisément.<br />

Et puis il y a les préjugés, les représentations de l'autre qui<br />

sont comme une barrière entre lui et moi. D'autant que le<br />

monde des universitaires<br />

n'est pas exactement voisin<br />

<strong>du</strong> monde des exclus. Il faut<br />

avoir la volonté de marcher<br />

longtemps ensemble pour se<br />

rencontrer. Sans compter que<br />

la formation que l'on a reçue<br />

conditionne des comportements<br />

qui sont des freins à la<br />

"Et puis il y a les préjugés,<br />

les représentations<br />

de l'autre qui<br />

sont comme une barrière<br />

entre lui et moi"<br />

communication. Ainsi, les militants reprochaient aux universitaires<br />

de ne pas assez s'impliquer personnellement, et<br />

dans un premier temps de ne vouloir qu'analyser les connaissances<br />

qu'eux-mêmes apportaient. Les universitaires, quant<br />

51


1<br />

Groupe de recherche<br />

Quart <strong>Monde</strong> –<br />

Université, Le croisement<br />

des savoirs, Editions<br />

de l’Atelier - Editions<br />

Quart <strong>Monde</strong>,<br />

1999.<br />

à eux, se heurtaient à la difficulté des militants de conceptualiser,<br />

exercice dont ils n'étaient pas familiers.<br />

La <strong>du</strong>rée <strong>du</strong> programme, deux ans, le nombre de journées de<br />

travail en commun, quarante, ont permis que s’expriment les<br />

difficultés et que s’inventent les moyens de la construction<br />

commune. Le rôle de l'équipe pédagogique était de garantir<br />

une écoute réciproque sans laquelle il n'est ni échange, ni<br />

croisement d'aucune sorte. Il fallait également veiller à ce<br />

que chacun garde son rôle, son statut. Il ne s'agissait pas de<br />

bien s'entendre les uns avec les autres, mais de confronter<br />

des positions par nature différentes. Il ne s'agissait pas que<br />

les universitaires prennent parti pour les militants et acquiescent<br />

à tous leurs arguments, ni que les militants se rangent<br />

sous la bannière <strong>du</strong> savoir des universitaires, il s'agissait de<br />

créer un savoir qui soit une élaboration commune. Ainsi, tous<br />

les textes finaux contenus dans le livre Le croisement des<br />

savoirs - Quand le Quart <strong>Monde</strong> et l'Université pensent<br />

ensemble 1 , sont le résultat d'une co-écriture de tous les<br />

acteurs. Une militante disait, pas peu fière de leur travail :<br />

"Enfin un livre qui n'a pas été écrit sur les pauvres, mais avec<br />

les pauvres et par les pauvres!"<br />

Un conseil scientifique a attesté <strong>du</strong> caractère de travail de<br />

recherche de ce programme.<br />

Quart <strong>Monde</strong> Partenaire : la percée dans le<br />

monde des professionnels<br />

2<br />

Groupe de recherche<br />

action-formation<br />

Quart <strong>Monde</strong> Partenaire,<br />

Le croisement<br />

des pratiques, Editions<br />

Quart <strong>Monde</strong>,<br />

2002.<br />

"Les familles qui vivent<br />

la grande pauvreté sont<br />

confrontées en<br />

permanence dans leur<br />

vie quotidienne à des<br />

professionnels. Leurs<br />

relations sont souvent<br />

insatisfaisantes."<br />

La connaissance est en lien<br />

direct avec l’action. Les<br />

familles qui vivent la grande<br />

pauvreté sont confrontées<br />

en permanence dans leur<br />

vie quotidienne à des professionnels.<br />

Leurs relations<br />

sont souvent insatisfaisantes.<br />

Les représentations<br />

réciproques, les expériences<br />

passées conditionnent<br />

un certain nombre de comportements,<br />

de peurs, de méfiances, d’incompréhensions.<br />

Quart <strong>Monde</strong> Partenaire a débuté en mai 2000 pour s’achever<br />

en décembre 2001 2 . Les acteurs de ce programme<br />

étaient des militants <strong>du</strong> refus de la misère d'une part (mili-<br />

52


Dossier<br />

tants Quart <strong>Monde</strong>, alliés et volontaires-permanents d’ATD),<br />

et des professionnels, formateurs de professionnels, d'autre<br />

part. Les uns venaient porteurs de pratiques exercées dans<br />

le cadre institutionnel (enseignement, justice, santé, police,<br />

logement, petite enfance, travail social, formation professionnelle,<br />

culture…), les autres détenteurs de l'expérience<br />

d'une vie difficile en butte à l'injustice et d'une pratique associative.<br />

Chacun a écrit un exemple de relation heureuse ou malheureuse<br />

entre eux-mêmes et un professionnel ou entre euxmêmes<br />

et une personne en situation de grande pauvreté.<br />

Ces récits ont été la base de tout le travail qui a suivi. De ces<br />

récits ont été dégagés les cinq thèmes des groupes de travail<br />

: logiques institutionnelles/logiques de la personne ;<br />

connaissance, représentations ; nature de la relation ; participation,<br />

être acteurs ensemble ; initiatives, prises de risque.<br />

Ces groupes ont analysé les rapports entre professionnels et<br />

personnes démunies. L’objectif de ce croisement des pratiques<br />

était de dégager les moyens qui peuvent permettre<br />

d'améliorer ces rapports. Pour cela, il a fallu dans un premier<br />

temps identifier les obstacles à la compréhension réciproque<br />

des uns par les autres, base de tout travail en commun. Ici<br />

encore, les affrontements ont été nombreux et salutaires,<br />

quoique d'une autre nature de ceux avec les universitaires. A<br />

cause justement <strong>du</strong> fait que les professionnels connaissent<br />

d'une certaine façon, ou <strong>du</strong> moins croient connaître, les<br />

familles en situation de grande précarité, ainsi que les réponses<br />

à mettre en œuvre.<br />

Prenons ici un extrait de discussion significatif de multiples<br />

échanges au cours de ce programme.<br />

Un acteur social : "Je prends l’exemple d’une action que nous<br />

avons entreprise avec un homme qui vivait à la rue. Avec les<br />

services sociaux, nous avons jugé indispensable qu’il ait un<br />

logement à sa disposition. Pour que son logement soit tenu<br />

propre, et qu’il ait les soins nécessaires, une aide-familiale<br />

venait à domicile."<br />

Une militante : "Cet homme a-t-il demandé lui-même de l’aide<br />

?"<br />

Le professionnel : "Non. Mais quand il y a urgence, il faut agir.<br />

Sa participation active n’était pas demandée. Cet homme est<br />

décédé à 40 ans, mais il est décédé proprement, c’est important."<br />

La militante : "Il avait peut-être besoin d’autre chose que d’un<br />

logement propre. Peut-on définir à la place de quelqu’un<br />

53


quels sont ses besoins prioritaires ? Une personne peut avoir<br />

des besoins culturels, même si elle n’a pas de toit ou de quoi<br />

manger. La seule satisfaction des besoins matériels ne suffit<br />

pas à redonner de l’élan dans une vie."<br />

Une autre militante : "Tu crois, toi, qu’on te demande ton avis<br />

quand tu es dans la misère ? Non seulement on ne te le<br />

demande pas, mais les autres savent mieux que toi ce qui<br />

est bon pour toi, pour tes enfants."<br />

Une des conclusions de ce croisement a été de mettre en<br />

évidence l’importance <strong>du</strong> rôle associatif. En effet, des personnes<br />

en situation de grande pauvreté reprennent confiance<br />

en elles et dans les autres, construisent leur propre savoir<br />

pour qu’il soit communicable, quand des personnes solidaires<br />

vont à leur rencontre, sur leurs lieux de vie, en toute liberté,<br />

sans mandat. L’appartenance à un groupe, à une association<br />

ouverte à tous citoyens regroupés autour d’un intérêt<br />

commun, celui de détruire la misère, est une étape. La philosophe<br />

Hannah Arendt écrivait que sans appartenance à une<br />

communauté, il n’y a pas de citoyenneté possible.<br />

Le croisement des savoirs et des pratiques ne s’opère<br />

pas seulement entre des indivi<strong>du</strong>s. Chacun de nous est<br />

porteur de son histoire, de son milieu, de sa profession, de<br />

ses différents engagements. L’objectif final de ce croisement<br />

des savoirs, où le savoir des pauvres est enfin reconnu et<br />

atten<strong>du</strong>, est sans nul doute l’avenir de nos démocraties car il<br />

entraîne dans son sillage le croisement des pouvoirs. Encore<br />

faut-il avoir l'audace de le mettre en œuvre.<br />

L'auteur :<br />

Françoise Ferrand est volontaire-permanente ATD Quart<br />

<strong>Monde</strong>. Professeur d'é<strong>du</strong>cation physique et sportive de formation.<br />

Auteur de T'es jeune ou quoi ?!, Editions Quart<br />

<strong>Monde</strong> 1986. A animé l'Université populaire Quart <strong>Monde</strong> de<br />

Paris et rédigé l'ouvrage Et vous que pensez-vous ?- L'Université<br />

populaire Quart <strong>Monde</strong>, Editions Quart <strong>Monde</strong>, 1996.<br />

A été conseillère pédagogique des programmes Quart<br />

<strong>Monde</strong> - Université et Quart <strong>Monde</strong> Partenaire.<br />

54


Lettre à Patrick Declerck...<br />

•par Géraldine Muhlmann<br />

Le livre de Patrick Declerck 1 n'était pas encore paru<br />

que déjà il faisait parler de lui et que nous lui consacrions,<br />

dans notre n°3, une note de lecture… sans<br />

l'avoir lu 2 . Depuis, l'ouvrage ne cesse de nourrir les<br />

conversations et son auteur d'intriguer. Afin de s'adresser<br />

aux trois "je" qui s'expriment dans ce livre<br />

— le narrateur, l'analyste, le philosophe —, Géraldine<br />

Muhlmann a succombé à la tentation de prendre<br />

le ton intimiste de la "Lettre à…", comme si le<br />

livre de Declerck, en abordant la vie des clochards<br />

comme nul ne l'avait fait jusqu'alors, incitait à tous<br />

les dévoilements.<br />

A la fin de l’ouvrage Les Naufragés, une correspondance<br />

entre l’auteur, Patrick Declerck, et Jean Malaurie, fondateur<br />

de la collection "Terre humaine", est repro<strong>du</strong>ite. "Qui êtesvous<br />

donc Patrick Declerck", demande Jean Malaurie, se faisant<br />

ici le porte-parole d’une sorte de lecteur universel, "pour<br />

vous assigner, dans une vie pénible et douloureuse auprès<br />

de ces naufragés, cette mission d’enquête si difficile et vous<br />

estimer en devoir de parler au nom de ces hommes ?"<br />

(p. 414)<br />

Ce livre sur les clochards, sur leur détresse et la possibilité<br />

de la soulager, ne cesse, en effet, de susciter une interrogation<br />

sur ce "je" qui nous guide dans une telle rencontre. Car,<br />

alors même qu’il est toujours question d’eux, P. Declerck<br />

1<br />

Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Plon, collection<br />

"Terre humaine", Paris, 2001, 458 pages.<br />

2<br />

Lire "Un ethnologue chez les naufragés de la vie", <strong>Humanitaire</strong>, n°4,<br />

Automne 2001, p. 146.<br />

55


"P. Declerck réfléchit<br />

sur nous, sur ce que<br />

nous sommes lorsque<br />

nous nous faisons<br />

"soignants" "<br />

réfléchit sur nous, sur ce que<br />

nous sommes lorsque nous<br />

nous faisons "soignants" : la<br />

relation <strong>du</strong> soignant à celui<br />

qu’il veut soulager est décortiquée,<br />

critiquée au sens premier<br />

<strong>du</strong> mot (triée, mise à<br />

plat), au nom d’un autre regard<br />

que le regard ordinaire et d’une autre cure (cura, soin et souci<br />

à la fois) que l’assistance habituelle. Dès lors, il est évident<br />

que la question se pose : qui est ce "je" qui cure et qui a cure<br />

?<br />

Il y a en fait trois "je" dans ce livre. Il y a d’abord le narrateur,<br />

qui explore la question <strong>du</strong> regard : comment voir de près la<br />

détresse urbaine, qu’est-ce que côtoyer les clochards, de<br />

quelle nature est cette rencontre ? S’agit-il, en toute simplicité,<br />

si l’on ose dire, d’une généreuse compassion, d’une<br />

empathie parfaite et comme évidente ? Et si la proximité physique<br />

était la révélation d’une irré<strong>du</strong>ctible distance ? Et si<br />

cette distance était d’ailleurs la seule manière d’être "avec"<br />

eux (rappelons que le sous-titre <strong>du</strong> livre de P. Declerck est :<br />

"Avec les clochards de Paris") ?<br />

3<br />

P. Declerck rappelle<br />

avec précision le sens<br />

de ces concepts psychanalytiques,<br />

dans<br />

une note page 299 :<br />

"En psychanalyse, le<br />

transfert désigne les<br />

affects, désirs et<br />

représentations projetés<br />

par l’analysant sur<br />

la personne de son<br />

analyste. Le contretransfert<br />

en est<br />

l’exact pendant. Ce<br />

sont les affects,<br />

désirs et représentations<br />

projetés par l’analyste<br />

sur son analysant.<br />

La différence<br />

est que l’analyste doit<br />

– en principe – être<br />

capable d’auto-analyser<br />

son contre-transfert,<br />

c’est-à-dire de<br />

s’en rendre<br />

conscient."<br />

Puis le narrateur cède la place à l’analyste, en plusieurs sens<br />

<strong>du</strong> mot. Dans les deux essais qui constituent la deuxième<br />

partie de l’ouvrage ("Une folle ataraxie" et "La fonction asilaire"),<br />

P. Declerck le psychanalyste se lance dans une symptomatologie<br />

minutieuse de la désocialisation, considérant que<br />

ce qui fait défaut aujourd’hui dans les dispositifs d’assistance,<br />

c’est précisément l’attention clinique aux symptômes, à<br />

leur complexité, à leur ambivalence constitutive : je souffre,<br />

exprime le clochard, je dis que je veux être soulagé, mais je<br />

ne fais rien qui montre une telle volonté ; j’appelle à l’aide et<br />

en même temps j’ai peur de l’aide ; je hais mon symptôme<br />

et pourtant, résistant aux soins, je m’y accroche. Cependant,<br />

P. Declerck en vient aussi, dans ces deux essais, à analyser<br />

la relation d’assistance elle-même, ses écueils, ses dangers,<br />

ses perversions ; le psychanalyste élargit donc son objet, il<br />

décortique les transferts et contre-transferts 3 qui nourrissent<br />

cette relation, la faussent et la fragilisent, préparant en général<br />

une rupture douloureuse des deux côtés, sur le fond d’un<br />

mutuel sentiment de trahison. Il parle notamment de "charité<br />

hystérique" pour désigner les travers d’une certaine forme<br />

56


Dossier<br />

d’assistance. Ainsi, si l’outillage conceptuel est emprunté<br />

essentiellement à la psychanalyse, il est manifeste que la<br />

réflexion déborde ici les enjeux stricts de la psychanalyse<br />

pour évoquer les implications socio-politiques de l’acte d’assister<br />

: les dispositifs d’assistance, explique P. Declerck,<br />

répètent à leur manière, et sous le visage de la meilleure<br />

volonté, la vieille peur sociale des marges, le refus de considérer<br />

que certains indivi<strong>du</strong>s vivent une souffrance qui rend<br />

vain le désir de les guérir en les "réintégrant" ; les clochards<br />

sont les miroirs d’un désir normatif destiné à nous rassurer<br />

et suspect de leur faire plus de mal encore. Il faut remarquer<br />

que cette analyse n’est en rien coupée <strong>du</strong> récit qui précède,<br />

qu’elle demeure au contraire dans la continuité <strong>du</strong> travail<br />

d’auto-analyse amorcé par le récit et ici approfondi. P.<br />

Declerck analyste demeure ainsi en même temps analysant<br />

; dans les essais théoriques qui suivent la narration, il continue<br />

d’explorer le problème de la distance, de la juste distance,<br />

pourrait-on dire, qu’il convient d’installer entre le soignant<br />

et le soigné.<br />

Le troisième "je" est celui qui est en quelque sorte convoqué<br />

par J. Malaurie dans la correspondance qui clôt l’ouvrage.<br />

"Vous ne me demandez rien moins que de clore ce livre par<br />

une sorte d’autoportrait psychologique et philosophique",<br />

reconnaît lui-même P. Declerck (p. 423). Cette correspondance<br />

pousse en effet P. Declerck dans ses retranchements.<br />

Mais qui êtes-vous donc, demande en somme J. Malaurie,<br />

vous l’agnostique, vous qui considérez que l’histoire humaine<br />

n’a aucun sens, vous qui pensez qu’il n’est pas nécessaire<br />

d’aimer pour aider, qu’il y a même un danger de déviation<br />

narcissique et d’irrespect de l’altérité profonde de l’autre en<br />

détresse, à vouloir ancrer l’aide dans l’amour ? Vous qui pourtant,<br />

sans cet amour et sans cette certitude <strong>du</strong> sens, bref<br />

sans le soutien d’un fondement métaphysico-religieux, aidez<br />

tout de même, et exigez que l’on aide et soulage ? Ultime<br />

travail d’auto-analyse, donc, qui s’achève dans une réflexion<br />

proprement philosophique. Le troisième "je" est ainsi le philosophe,<br />

qui dévoile sa conception <strong>du</strong> monde et de l’humanité.<br />

Bas les masques, ici : je ne suis pas un "héros éthique" (p.<br />

426), explique P. Declerck, je ne suis pas porté, je suis au<br />

plus loin de tous les élans fusionnels, hystériques à vrai dire<br />

; j’aide, je soulage dans cette distance même dont je vous<br />

parle depuis quatre cents pages. Une expression étrange,<br />

peut-être un peu scandaleuse, est lancée : P. Declerck définit<br />

57


sa démarche comme une "promenade esthétique", quoique,<br />

précise-t-il, "chargée de gravité et de réel souci éthique" (p.<br />

426). C’est compliqué et<br />

important. Il faudra y revenir.<br />

Les trois "je" sont donc loin<br />

d’être désarticulés. Au fond,<br />

c’est toujours la même question<br />

qui traverse le texte :<br />

qu’est-ce qu’être avec les naufragés ? Le narrateur, l’analyste<br />

et le philosophe se répondent, pour engendrer un des livres<br />

les plus profonds sur ce que veut dire regarder la souffrance<br />

et tenter de la soulager. Aucun enjeu n’est laissé dans<br />

l’ombre, le "je", dans sa bonne volonté "soigneuse", se met à<br />

nu sous toutes ses facettes.<br />

Alors peut-être la meilleure manière de rendre compte de cet<br />

ouvrage est-il de dialoguer directement avec celui qui parle ici<br />

sans masques. Il dirait "je" à chaque instant, il se mettrait à nu<br />

de cette façon, et nous nous réfugierions dans le "nous" ou le<br />

"on" de la recension impersonnelle ou académique ? Qu’on<br />

me permette plutôt cette première personne et ce style épistolaire,<br />

à l’adresse de chacun des "je" qui déambulent dans ce<br />

beau livre.<br />

La proximité dans la distance<br />

"qu’est-ce qu’être<br />

avec les naufragés ? "<br />

Patrick Declerck, dans les premières pages de votre livre<br />

vous écrivez : "La plupart <strong>du</strong> temps, je les hais. Ils puent. Ils<br />

puent la crasse, les pieds, le tabac et la mauvais alcool. Ils<br />

puent la haine, les rancœurs et l’envie. Ils se volent entre<br />

eux. Terrorisent les plus faibles et les infirmes. Guettent,<br />

comme des rats, le sommeil des autres pour leur dérober<br />

des misères : bouteilles à moitié vides, sacs immondes follement<br />

bourrés de chiffons souillés et de journaux déchirés.<br />

Ils se tuent aussi. Violemment parfois, dans l’explosion d’une<br />

conscience alcoolisée ou alors bien délibérément, après avoir<br />

longtemps, très longtemps, distillé de souterrains et puérils<br />

ressentiments. Ils violent leurs femmes ou les prostituent<br />

pour de la petite monnaie, des comprimés, des cigarettes ou<br />

de l’alcool. Elles ne protestent pas, sorcières ricanantes aux<br />

bouches édentées. On ne peut pas ne pas les haïr." (p. 12)<br />

Là, j’ai tout de suite senti que ce livre n’aurait rien à voir avec<br />

58


Dossier<br />

la belle innocence d’un élan d’amour vers l’autre souffrant.<br />

Rien à voir avec un débordement affectif, la main sur le cœur,<br />

dans l’évidence d’une générosité pure de tout sentiment de<br />

répulsion. J’ai compris immédiatement que vous n’écriviez<br />

pas pour annuler la distance avec ces naufragés, mais pour la<br />

dire, justement. Et intuitivement j’ai perçu aussi que soigner<br />

mettait en jeu, pour vous, la même sorte de distance que<br />

regarder et écrire, et qu’à ce compte-là beaucoup de bonnes<br />

âmes (les "bonnes gens", dites-vous, non sans ironie, page<br />

327), qui envisagent l’assistance comme un moyen de<br />

dépasser ce sentiment <strong>du</strong> gouffre, allaient être égratignées.<br />

Je n’ai guère été déçue.<br />

Pourtant en un sens, vous le dites vous-même, être avec les<br />

clochards, parmi eux, presque comme eux, c’est simple<br />

comme tout. "Lorsque j’ai commencé l’enquête ethnographique<br />

en 1982, écrivez-vous, je m’étais inquiété des difficultés<br />

que je rencontrerais à "pénétrer" le milieu, à m’y faire<br />

accepter, à en surmonter les barrières. A tort. Un vieux pull,<br />

quelques mots échangés assis sur un banc <strong>du</strong> métro, et c’était<br />

chose faite. Accepté. Vieux de la vieille. Copains comme<br />

cochons. Parfaitement indifférencié. Et pourquoi pas ? Ce<br />

monde est celui <strong>du</strong> néant et le néant n’a pas de porte. Il n’en<br />

a pas besoin. Il ne craint rien, ni personne. Il n’a rien à perdre.<br />

Alors qui étais-je ? Ethnologue ? Menteur ? Psychanalyste<br />

? Voyeur ? Voyou ? Tout le monde s’en foutait. A chacun<br />

sa vérité… “ (p. 30).<br />

On est donc facilement dedans, mais à vrai dire pour découvrir<br />

que chacun est ici enfermé<br />

dans soi-même, dans ses<br />

"plus vous pénétrez<br />

ce milieu de souffrances,<br />

plus vous dites<br />

combien il vous faut<br />

vous murer "<br />

fantasmes murés, propices<br />

aux malenten<strong>du</strong>s et aux projections<br />

qui cachent des abîmes.<br />

Et plus vous pénétrez ce<br />

milieu de souffrances, plus<br />

vous dites combien il vous<br />

faut vous murer, vous éloigner<br />

dans le mouvement même de<br />

vous rapprocher. Il y a par exemple cette tournée dans le bus<br />

qui vous con<strong>du</strong>it à Nanterre, où vous racontez combien, déjà,<br />

vous n’en pouvez plus de cette promiscuité, et comment<br />

vous ne cessez de rechercher en vous-même une échappatoire,<br />

c’est-à-dire d’ériger votre mur intérieur :<br />

59


"Je m’installe sur la banquette la plus proche de la porte latérale<br />

arrière. De l’air filtre par les interstices et j’ai l’espoir que<br />

cela atténuera l’odeur que mes compagnons dégagent. C’est<br />

là commettre une erreur tactique. Nous sommes au début de<br />

la tournée et n’arriverons à Nanterre que dans quatre heures.<br />

Je réalise ma bêtise un peu plus tard quand une grosse<br />

femme manœuvre pour se rapprocher de la porte, s’installe<br />

sur la marche inférieure et debout, écartant les jambes, urine<br />

précautionneusement dans un gobelet en plastique. Elle le<br />

remplit à plusieurs reprises, tentant à chaque fois, en se penchant<br />

avec peine, d’en verser le contenu à l’extérieur, par la<br />

fente, sous la porte qui ferme mal. La manœuvre est inefficace…<br />

Les hommes se gênent moins et pissent franchement<br />

en arrosant le bas de la porte… Je suis assis à côté des<br />

chiottes ! Soupir… De l’urine éclabousse le bas de mon pantalon.<br />

Changer de place est hors de question, le bus est<br />

plein. Le vieil homme, à côté de moi, ronfle. Sa tête, renversée<br />

en arrière, roule sur mon épaule. Deux types ont la<br />

diarrhée à mes pieds. La puanteur est effroyable. Chaque<br />

respiration est une angoisse. Je m’enfonce au plus profond<br />

de mon être, comme pour abandonner mon corps à luimême.<br />

Ma pensée cherche frénétiquement une échappatoire,<br />

et je me récite mentalement tous les poèmes que je<br />

connais. Ne pas sombrer. Se raccrocher à des bribes identitaires.<br />

Être, tout de même. Exister en secret et malgré tout.<br />

Vieux trucs de naufragé. Se raidir. S’extraire. S’abstraire."<br />

(p. 50).<br />

Et puis il y a ces nuits à Nanterre, dans des vêtements pleins<br />

de parasites. Vous y pensez avant, pendant, sans arrêt. Le<br />

dégoût et la peur d’être contaminé, la trouille, dites-vous,<br />

l’angoisse de plonger au moment même <strong>du</strong> plongeon, une<br />

angoisse qui est peut-être constitutive de ce plongeon réel<br />

dans la misère. Il n’y a que dans les fantasmes que l’on peut<br />

toucher sans être touché, et donc sans cette terreur d’être<br />

touché.<br />

"Je prépare un sac poubelle pour mon retour. Une fois passé<br />

la porte, j’y mettrai mes vêtements en les aspergeant d’insecticide,<br />

avant de refermer le tout. Ensuite, je pulvériserai<br />

de la poudre sur mon corps et me badigeonnerai de pro<strong>du</strong>it<br />

antigale. Il me suffira d’attendre, tout nu et debout, une vingtaine<br />

de minutes pour laisser agir. Une douche et le lende-<br />

60


Dossier<br />

main, le même traitement… Cela devrait régler la question<br />

des parasites. Restera l’inhalation de quelques millions de<br />

bacilles de Koch… Qu’y faire ? La trouille, au fond, est là.<br />

C’est la contamination. Réelle et symbolique. Comment<br />

décrire, au-delà <strong>du</strong> folklore entomologique, ce vertige <strong>du</strong><br />

plongeon ? Cette angoisse d’Alice devant le miroir. Aller là où<br />

il ne faut pas. Aller trop loin ? Revenir bien sûr, mais comment<br />

? Revenir, mais plus tout à fait le même au fond de soi.<br />

Marqué – mais jusqu’où ? – d’un étrange et irréversible<br />

ailleurs. Souillé enfin. Souillé, surtout."<br />

(pp. 45-47).<br />

Toutes les difficultés <strong>du</strong> rôle de<br />

narrateur sont contenues dans<br />

ces lignes : il faut dire l’ailleurs, y<br />

aller donc, mais pour le dire, pouvoir<br />

en revenir. Donc plonger et<br />

ne pas être englouti tout à fait.<br />

Peut-être, alors, ne pas plonger<br />

"ne pas plonger<br />

entièrement, juste ce<br />

qu’il faut pour éprouver<br />

le choc <strong>du</strong> face-àface<br />

avec la misère"<br />

entièrement, juste ce qu’il faut pour éprouver le choc <strong>du</strong><br />

face-à-face avec la misère, ce mélange entre le sentiment<br />

intense d’une présence, presque intime, et celui d’avoir affaire<br />

à une chose autre, à laquelle le narrateur n’appartient pas,<br />

à laquelle il demeure extérieur dans ce côtoiement même.<br />

Donc, en effet, continuer de s’en abstraire, de s’en extraire,<br />

comme vous le dites, au moment même où vous y serez,<br />

afin de conserver la possibilité de raconter. Mais en même<br />

temps, comment ne pas se sentir coupable de cette autoprotection,<br />

de cette impossibilité d’entrer entièrement alors<br />

qu’on s’est donné cette tâche même ? La possibilité de narrer<br />

semble adossée à un échec, l’échec à y être tout à fait, à<br />

être l’un de ceux qui pissent contre la porte <strong>du</strong> bus, ou l’un<br />

de ces ronfleurs que les pisseurs ne semblent pas bouleverser,<br />

eux.<br />

En vous lisant, Patrick Declerck, j’ai beaucoup pensé à<br />

Orwell. C’est en voulant, lui aussi, "pénétrer" la misère urbaine<br />

que le jeune Eric Blair, qui venait de démissionner de l’armée<br />

coloniale anglaise, est devenu l’écrivain George Orwell,<br />

auteur de ce premier livre de jeunesse, Dans la Dèche à Paris<br />

et à Londres (écrit à la fin des années 1920, publié en 1933).<br />

Le choix d’un pseudonyme est alors lié à sa conception de la<br />

littérature comme métamorphose : écrire, c’est apprendre à<br />

voir autrement, et en cela, devenir quelqu’un d’autre. Or déjà<br />

61


dans Dans la Dèche, Orwell laisse sentir que les choses ne<br />

sauraient être aussi simples que cela. Déjà il semble conscient<br />

que son regard, s’il constitue un virage par rapport au<br />

regard bourgeois ordinaire, ne peut pas aussi vite être transmué<br />

en un regard tout intérieur à la misère. A vrai dire, c’est<br />

l’idée même qu’il puisse y avoir un regard tout à fait dedans<br />

qui semble erronée ; Orwell ne cesse d’ailleurs, dans ce livre,<br />

de souligner qu’il voit, lui, la crasse et sent les odeurs nauséabondes,<br />

alors que ses compagnons d’infortune sont<br />

étrangement insensibles. La possibilité même d’un regard<br />

sur cette misère implique une distance, un décalage par rapport<br />

à la position de l’intériorité complète. Voir est un exercice<br />

qui semble se déployer entre deux cécités, celle des "lointains",<br />

pour lesquels la détresse est tout simplement hors de<br />

portée, et celle, tout autre mais non moins réelle, des<br />

"engloutis" ou, pour reprendre votre métaphore, Patrick<br />

Declerck, des naufragés. Dès lors, le mouvement d’aller voir,<br />

s’il est un rapprochement, n’annule pas toute distance. Il<br />

comporte notamment, pour Orwell comme pour vous, cette<br />

reconnaissance — que je trouve très touchante, je dois<br />

dire — de moments de répulsion un peu coupables.<br />

Je relis ce passage de Dans la Dèche, à propos d’un bain collectif<br />

dans une lodging-house londonienne, en pensant à<br />

vous, Patrick Declerck :<br />

4<br />

G. Orwell, Dans la<br />

Dèche à Paris et à<br />

Londres, tra<strong>du</strong>it de<br />

l’anglais par Michel<br />

Pétris, Editons Ivrea,<br />

Paris, 1993, p. 189.<br />

"Cette salle de bains offrait un spectacle parfaitement sordide.<br />

Imaginez cinquante indivi<strong>du</strong>s, noirs de crasse et nus<br />

comme des vers, pressés au coude à coude dans une pièce<br />

de moins de six mètres sur sept, garnie en tout et pour tout<br />

de deux baignoires et de deux serviettes à rouleau graisseuses.<br />

Je n’oublierai jamais l’odeur nauséabonde des pieds<br />

sales. (…) Le portier ne se privait pas de nous houspiller et<br />

d’aboyer au visage de ceux qui traînaient un peu trop à son<br />

goût. Quand ce fut mon tour, je lui demandai si je pouvais rincer<br />

la baignoire maculée de crasse avant de l’utiliser. Ce qui<br />

m’attira la réponse suivante : "Ferme ta grande gueule et<br />

trempe-toi le cul dans la flotte !"" 4<br />

C’est une dizaine d’années plus tard, quand il écrira Le Quai<br />

de Wigan (1937), qu’Orwell tirera véritablement les leçons de<br />

cette expérience. Cette fois confronté à la misère des chômeurs<br />

<strong>du</strong> nord de l’Angleterre, il renonce définitivement à la<br />

fusion empathique, au désir de la métamorphose. Il n’hésite<br />

62


Dossier<br />

pas à évoquer celui-ci comme une imposture, sur fond d’idéologie<br />

ouvriériste prête à tous les dénis -– notamment à la<br />

prétention que "le verre est traversable", alors qu’il ne l’est<br />

évidemment pas. La rencontre réelle avec la détresse, au<br />

contraire de la rencontre fantasmée, c’est un choc, un<br />

contact brutal à une véritable altérité, insupportable. Voir vraiment,<br />

c’est ne plus en pouvoir. Là encore, en lisant ce passage<br />

où Orwell raconte sa fuite, je pense à vous, Patrick<br />

Declerck :<br />

"Le jour où je trouvai un pot de chambre plein sous la table<br />

<strong>du</strong> petit déjeuner, je décidai de partir. L’endroit commençait à<br />

m'écœurer au-delà de toute expression. Ce n’était pas seulement<br />

la saleté, les odeurs et la nourriture immangeable,<br />

mais surtout le sentiment d’un pourrissement absurde et<br />

immobile, l’impression d’avoir échoué en quelque lieu souterrain<br />

où les gens ne cessaient de tourner en rond comme<br />

des cafards, englués dans un cercle sans fin de besognes<br />

bâclées et de récriminations sordides." 5<br />

Les "amis" d’Orwell, au Left Book Club, lui ont reproché, à la<br />

lecture de son reportage sur les chômeurs, d’avoir un regard<br />

encore trop marqué d’é<strong>du</strong>cation petite bourgeoise, incapable<br />

d’empathie réelle avec le monde ouvrier. A quoi il a répon<strong>du</strong><br />

que vouloir émanciper, c’est d’abord voir, ce qui permet précisément<br />

d’imaginer que les choses puissent être autrement.<br />

Si voir dessine éventuellement un chemin, une voie de<br />

sortie, c’est bien parce qu’il implique une mise à distance.<br />

Quiconque est dans la situation de voir, qu’il ait été ou non<br />

dedans à un moment donné, éprouve ce sentiment d’extériorité.<br />

Aux antipodes des désirs de fusion nourris aux dénis,<br />

le "regardeur" reconnaît l’abîme qui sépare dans l’instant celui<br />

qui est plongé de celui qui peut voir et raconter.<br />

5<br />

G. Orwell, Le Quai<br />

de Wigan, tra<strong>du</strong>it de<br />

l’anglais par Michel<br />

Pétris, Editions Ivrea,<br />

Paris, 1995, p. 20.<br />

Ainsi, comme les grands "regardeurs" des extrêmes de la vie<br />

sociale, vous savez, Patrick<br />

"Il y a de l’Albert<br />

Londres dans votre<br />

style, Patrick<br />

Declerck"<br />

Declerck, faire la différence<br />

entre rencontrer et fusionner.<br />

Le regard rencontre en respectant<br />

cette altérité que les<br />

désirs de fusion tendent au<br />

contraire à absorber. Votre<br />

style est marqué de ce respect. Aux élans lyriques, à la compassion<br />

dégoulinante, vous préférez une écriture distanciée,<br />

63


6<br />

A. Londres, "Au<br />

Bagne", in A. Londres,<br />

Œuvres complètes,<br />

présentées par H.<br />

Amouroux, Editions<br />

Arléa, Paris, 1992, p.<br />

34.<br />

7<br />

A. Londres, "Chez<br />

les Fous", in A.<br />

Londres, Œuvres<br />

complètes, op. cit.,<br />

p. 212.<br />

rythmée, qui demeure à l’extérieur de ce qu’elle raconte et<br />

s’y confronte sous la forme de chocs successifs. Il y a de l’Albert<br />

Londres dans votre style, Patrick Declerck. C’est frappant,<br />

notamment, dans vos dernières pages où vous décrivez<br />

votre visite <strong>du</strong> cimetière de Nanterre ("Et après ? Une fois<br />

qu’il était mort, Raymond ? Je voulais savoir ce qui lui était<br />

arrivé. Point de vue dépouille, enterrement, tout cela. Et puis<br />

je voulais voir sa tombe aussi. Le saluer. Pourquoi pas…",<br />

p. 375). Albert Londres : encore un autre ennemi de l’empathie<br />

fusionnelle, décrivant l’horreur sous les traits de l’étrange,<br />

dans une distanciation qui animalise et chosifie, pas très<br />

loin <strong>du</strong> rire noir célinien, dont vous vous dites vous-même si<br />

proche ("Bardamu, mon frère…", écrivez-vous dans la lettre à<br />

J. Malaurie). Je pense à la description par Londres, en 1923,<br />

des bagnards de Cayenne, dont la fièvre les fait "tremblot(er)<br />

sur leur planche comme ces petits lapins mécaniques quand<br />

on presse la poire" 6 , ou encore à cette vision de choux-fleurs<br />

dans une baignoire dans son reportage sur les asiles psychiatriques<br />

:<br />

"Un jour, mes pas innocents me con<strong>du</strong>isirent dans une salle.<br />

Je vis des têtes qui semblaient être des choux-fleurs dans un<br />

jardin potager. Cette vision anéantit sur-le-champ toutes mes<br />

capacités, sauf une : celle de compter. Je comptai : une,<br />

deux, quatre, six… quatorze têtes. (…) C’est d’une baignoire<br />

qu’émergeaient ces têtes, non d’une cangue. Etonnantes<br />

baignoires ! Elles étaient entièrement recouvertes d’une<br />

planche de bois qui, par bonheur, portait une échancrure<br />

juste au moment où elle atteignait le cou. Bien trouvé ! les<br />

baigneurs ne s’évaderont pas de la baignoire." 7<br />

Pardon de ces digressions, suscitées par vos pages, pleines<br />

de cette pudeur et de cette distance qui font la vraie proximité.<br />

Sans doute y a-t-il des alternatives à l’extériorité <strong>du</strong><br />

regardeur : en aidant, en soignant, on s’approche autrement,<br />

on ré<strong>du</strong>it cette fois la distance instaurée par l’œil, on tend la<br />

main, on prend dans ses bras, on fait au lieu de se contenter<br />

de voir. La seconde partie de votre livre porte précisément<br />

sur l’acte de soigner ou de soulager. Mais elle va montrer,<br />

justement, qu’un risque guette le "soignant" : soulager pour<br />

soulager sa propre vue ; et peut-être même essayer de ne<br />

plus voir, nier l’abîme dans la manière même de le combattre,<br />

reconstruire une image plus confortable, c’est-à-dire<br />

moins subversive, <strong>du</strong> clochard et de sa détresse.<br />

64


Dossier<br />

Charité hystérique et fantasmes de contrôle<br />

"Aujourd’hui, on n’a plus le droit ni d’avoir faim ni d’avoir<br />

froid…", dit la chanson des Restos <strong>du</strong> Cœur. La formule ne<br />

vous a pas échappé : la générosité aime parler en termes de<br />

"droits". Pour vous il s’agit d’un "totalitarisme insidieux et<br />

muet", d’un "gluant terrorisme <strong>du</strong> normatif" (p. 323). Ce vocabulaire<br />

des "droits" est étroitement lié à une logique de la<br />

faute qui, dites-vous, imprègne les dispositifs actuels d’aide<br />

sociale : il y a de la faute, et il convient de la réparer.<br />

Le clochard aujourd’hui n’est plus accusé d’être l’auteur de la<br />

faute, il est victimisé ; la culpabilité a été transférée sur la<br />

société, dites-vous, mais elle n’a pas déserté pour autant<br />

l’appréhension (ô la belle polysémie…) de la détresse sociale.<br />

Or, ce qu’il y a de merveilleux dans la logique de la faute,<br />

c’est qu’elle donne immédiatement le remède. Elle dit où ça<br />

souffre — aux marges, hors de la société — et où ça ne souffre<br />

pas ou plus — dedans. "Le discours de l’exclusion véhicule<br />

ainsi implicitement une théorie normalisante de la félicité<br />

sociale, qui légitime insidieusement l’ordre établi", écrivezvous<br />

(p. 292). Mais quel sens a donc cette représentation<br />

implicite d’un "dedans" et d’un "dehors", alors que, comme<br />

vous le dites, les marges sont encore la société ("qu’est-ce<br />

que la marge ou l’envers de la société, sinon encore la société<br />

?", p. 291) ?<br />

Le "soignant" aime, en somme, se raconter une certaine histoire<br />

de la détresse, afin d’isoler facilement ses causes et,<br />

d’un même mouvement, dessiner dans sa tête les chemins<br />

assurés de la guérison. Tout est affaire d’exclusion. La société<br />

exclut, il faut maintenant réinsérer. Voilà donc le salut<br />

unique et nécessaire, auquel le clochard devrait être le prétendant<br />

docile. De toute cette histoire, vous n’en pouvez<br />

plus, Patrick Declerck, au point de réfuter définitivement le<br />

terme d’ "exclu" et de noyer dans l’ironie sombre ce "I" de<br />

RMI qui, vous ne le savez peut-être pas, est devenu un sujet<br />

classique d’examen dans certaines grandes écoles… C’est<br />

bien le problème, diriez-vous.<br />

Car cette histoire a pour inconvénient essentiel d’en faire<br />

oublier son personnage principal. Celui-ci s’adapte d’ailleurs<br />

65


à la situation. On attend <strong>du</strong> clochard un discours d’ "exclu",<br />

qui appréhende son mal comme le fruit d’une exclusion et<br />

qui veut se réinsérer ? On l’aura. Les clochards ont a la disposition<br />

de leurs soignants un tas de "récits-écrans", dites-vous,<br />

qui confortent la grille de lecture de leur état (p. 299).<br />

Comme si les clochards avaient intériorisé cette logique de la<br />

"faute" qui imprègne les regards portés sur eux. Pour vous, il<br />

est donc urgent que les soignants redeviennent d’authentiques<br />

cliniciens, pour se confronter à l’échec de leur grille<br />

d’interprétation implicite : le "discours manifeste" <strong>du</strong> clochard<br />

est en contradiction flagrante avec son comportement. Les<br />

"récits-écrans" répondent à l’"avidité" des soignants (p. 299),<br />

ils excitent leur précieuse "pitié" (p. 297) et les placent eux en<br />

position de puissance (la puissance de réinsérer, de corriger<br />

le mal à sa source). Mais ils ne valent rien au regard des<br />

“comportements aberrants et paradoxaux” (p. 305) des soignés<br />

; ceux-là présentent des symptômes de complète indifférence<br />

à l’égard des maux les plus graves qui les touchent,<br />

laissant sans soins des troubles graves, des fractures ; ils ne<br />

semblent partager que superficiellement le diagnostic inquiétant<br />

de leurs soignants, pour finalement "décrocher", les<br />

abandonner à leurs inquiétudes et leurs désirs de soin, et<br />

retourner quant à eux à leur étrange insensibilité.<br />

Votre diagnostic de la désocialisation — au passage on peut<br />

se demander si ce terme n’est pas aussi mauvais que celui<br />

d’exclusion, alors même que vous l’adoptez souvent —<br />

emprunte à Freud tout en dépassant Freud. Le symptôme<br />

est en psychanalyse une souffrance qui se substitue à une<br />

souffrance plus grande encore, c’est-à-dire à la fois l’expression<br />

de la souffrance et un<br />

étrange "confort", une solution<br />

"La souffrance à<br />

au conflit psychique qui est à la<br />

laquelle on a affaire<br />

source de la souffrance — d’où<br />

ici est ce que vous le risque paradoxal que la cure<br />

appelez une<br />

psychanalytique, en déstabilisant<br />

l’équilibre psychique qui<br />

"souffrance-fond""<br />

permet l’apparition <strong>du</strong> symptôme,<br />

réactive des souffrances plus intenses encore. Les<br />

symptômes de la grande désocialisation comportent eux<br />

aussi cette ambivalence — ils comportent des "bénéfices"<br />

pour le sujet — mais ils n’offrent aucune prise à la cure,<br />

parce qu’ils sont en-deçà de la conscience. La souffrance à<br />

laquelle on a affaire ici est ce que vous appelez une "souf-<br />

66


Dossier<br />

france-fond" ; elle se caractérise par "un véritable retrait psychique<br />

de l’espace corporel qui, désinvesti, se trouve alors<br />

comme abandonné à son propre sort dans l’apparente indifférence<br />

<strong>du</strong> sujet" (p. 308). D’où une difficulté à toute "mentalisation",<br />

une "primauté <strong>du</strong> passage à l’acte" (p. 304), incohérent<br />

en général. Voilà qui invite, au contraire ici d’une approche<br />

freudienne classique, moins à écouter les discours <strong>du</strong><br />

clochard sur lui-même, qu’à le regarder agir.<br />

Or, cette approche véritablement clinique de la désocialisation<br />

semble demeurer étrangère aux dispositifs d’assistance<br />

comme à la psychiatrie : vous soulignez combien cette dernière,<br />

qui pourtant serait a priori la plus à même de procéder à<br />

cette symptomatologie, refuse d’être concernée par la souffrance<br />

des dits "exclus", préférant la renvoyer vers les services<br />

l’aide sociale, qui eux-mêmes reste enfermés dans leurs grilles<br />

de lecture inopérantes sans procéder à aucune analyse complexe<br />

<strong>du</strong> symptôme… Bref, on tourne en rond. Pourquoi, au<br />

juste ? C’est ici, dans cette recherche des raisons profondes,<br />

que vos attaques se font les plus acerbes. Car elles consistent,<br />

rien de moins, à rappeler aux "soignants" en tous genres la<br />

base même de leur métier : l’analyse de leurs contre-transferts,<br />

c’est-à-dire de leur regard sur ceux qu’ils soignent et de<br />

leurs résistances à faire subir à ce regard une réelle conversion.<br />

Ce que vous racontez, avec minutie et sévérité, ce sont<br />

les "bénéfices" engendrés par cette persistance dans le regard<br />

des "soignants" des logiques de la faute et des désirs normatifs.<br />

Vous décortiquez, si j’ose dire, les "symptômes" des soignants,<br />

ou encore vous faites l’analyse clinique de ce que vous<br />

appelez la "charité hystérique".<br />

Vous soulignez en particulier le narcissisme de la psychiatrie,<br />

inapte à s’atteler au phénomène qui la défie absolument : le<br />

sujet qui n’a plus de projet.<br />

L’idée d’une stricte fonction<br />

asilaire de la psychiatrie,<br />

c’est-à-dire de lieux où l’on<br />

accueillerait sans le projet de<br />

guérir, lui est odieuse. Vous<br />

rappelez qu’il n’est plus de<br />

lieux où l’on puisse simplement<br />

être fou (cf. p. 343),<br />

alors comment laisser<br />

entendre qu’il faudrait des<br />

"Vous dénoncez plus<br />

généralement le paradoxe<br />

révoltant d’une<br />

aide sociale centrée sur<br />

ceux qui ont encore la<br />

force de venir vers elle,<br />

pas les autres"<br />

67


lieux où l’on puisse simplement être souffrant, fondamentalement<br />

souffrant ? Vous dénoncez plus généralement le paradoxe<br />

révoltant d’une aide sociale centrée sur ceux qui ont<br />

encore la force de venir vers elle, pas les autres. Il est vrai<br />

que les dispositifs d’aide sont de plus en plus au fait de ce<br />

problème, mais il semble qu’ils le prennent en compte d’une<br />

manière qui ajoute <strong>du</strong> paradoxe au paradoxe : puisqu’on sait<br />

désormais que le fait d’avoir encore un "projet", de venir chercher<br />

de l’aide, est un signe de remontée de la pente de la<br />

souffrance, on est enclin à abandonner rapidement ces<br />

"moindres souffrants" ; puisque leur volonté de réinsertion<br />

est signe de "normalité", à peine viennent-ils vers nous qu’ils<br />

sont diagnostiqués comme n’ayant plus besoin d’aide. Quant<br />

aux autres, on ne s’est guère véritablement approché d’eux.<br />

Bref, abandon des uns, abandon des autres.<br />

En somme, on veut un "exclu" idéal, dont la souffrance s’exprime<br />

par un besoin clair d’aide et un désir non moins clair de<br />

réinsertion, et qui en outre progresse convenablement dans<br />

cette voie, se passant de nous peu à peu sans jamais rechuter.<br />

Comme il n’existe pas, le soignant souffre d’un sentiment<br />

perpétuel de trahison (cf. pp. 353 et sq.). L’histoire des<br />

relations soignants-soignés est souvent la même : après un<br />

investissement mutuel fort, un rejet mutuel, Rejet par le soigné<br />

des désirs de guérison que le soignant projette sur lui et<br />

qui nient la nature profonde de sa souffrance, constituée de<br />

l’impossibilité même d’avoir un tel projet de guérison ; rejet<br />

par le soignant de ce souffrant qui l’a trompé, qui se mure<br />

dans sa souffrance, dans son étrange insensibilité et son<br />

absence de projet. Votre diagnostic là-dessus est<br />

implacable : "sadisme inconscient" <strong>du</strong> soignant, dites-vous (p.<br />

347). C’est-à-dire, reconstruction d’une image <strong>du</strong> clochard<br />

qui favorise la représentation de la toute-puissance <strong>du</strong> soignant<br />

; si cette toute-puissance est mise en échec, elle rejette<br />

celui qui a usurpé la place de soigné, le mauvais clochard<br />

en somme.<br />

Vous allez plus loin encore : la figure <strong>du</strong> clochard, dans sa<br />

vérité (non reconstruite par la charité hystérique) constitue<br />

pour tous ceux qui y sont confrontés, notamment les soignants,<br />

une représentation insupportable à maints égards,<br />

car elle est l’image d’une "régression massive" (p. 357) qui<br />

suscite l’envie au sens dans lequel Mélanie Klein a employé<br />

ce terme ("J’ai à la fois envie pour moi de ce qu’a l’autre et<br />

68


Dossier<br />

envie de le détruire chez l’autre."). Vous écrivez : "L’envie<br />

tient aux représentations fantasmatiques que font naître les<br />

clochards chez ceux qui les côtoient : le fantasme de la possibilité<br />

d’un retour bienheureux dans la toute petite enfance.<br />

Le clochard, dans son abandon de lui-même, dans sa négation<br />

<strong>du</strong> principe de réalité, dans tous ses relâchements (dont<br />

les sphinctériens ne sont pas les moindres), le clochard figure<br />

le retour, à l’âge a<strong>du</strong>lte, de l’état de nourrisson dans sa<br />

toute-puissance. "Sa Majesté, le bébé", disait Freud. "Occupez-vous<br />

de moi, dit implicitement le clochard. Sauvez-moi,<br />

nourrissez-moi, soignez-moi, torchez-moi. Je suis impuissant<br />

à le faire moi-même. Je relève de la responsabilité d’autrui."<br />

Sa Majesté, le clochard…" (p. 357). Vous désignez en somme<br />

la nature de cette transgression, dont la figure <strong>du</strong> clochard<br />

serait l’emblème. "Le clochard, comme le criminel, le toxicomane<br />

et la prostituée, est une des figures de la transgression<br />

sociale", écrivez-vous (p. 347). La transgression a à voir avec<br />

le refus absolu de toute maîtrise de soi, qui est au fondement<br />

de l’ordre social. Voilà donc l’altérité fondamentale incarnée<br />

par le clochard pour celui qui s’en approche — s’en approcher,<br />

démarche sociale par essence. Une altérité insupportable,<br />

source d’un déni spontané.<br />

J’ai ici pensé aux représentations baudelairiennes de la transgression<br />

sociale, avec lesquelles vos analyses font écho, à<br />

mes yeux en tout cas. Walter Benjamin, lecteur de Baudelaire,<br />

les a relevées et commentées : la prostituée, l’apache, le<br />

chiffonnier sont les derniers représentants d’une espèce en<br />

voie de disparition à l’ère de la métropole urbaine, l’espèce<br />

<strong>du</strong> flâneur. Ils sont abandonnés à un regard vide et passif<br />

(relâchement… orbital, ici), en-deçà de la révolte ; ils se fondent<br />

dans la logique d’une société marchande, ils se comportent<br />

eux-mêmes comme des marchandises, ils vivent de<br />

ses déchets et en sont eux-mêmes les déchets ; ils ont la<br />

passivité des opprimés, une passivité vaine et vide (nulle<br />

beauté autre que fugace et déjà per<strong>du</strong>e n’est saisie par leurs<br />

yeux qui ont trouvé pour derniers refuges les grands magasins<br />

et "l’ivresse intropathique" qu’ils suscitent 8 ) ; mais une<br />

passivité qui exprime, mieux finalement que la lutte tonique,<br />

le refus d’un monde où l’errance et la contemplation, où le<br />

relâchement justement ne sont plus autorisés. Le flâneur sait<br />

"percevoir le charme des choses meurtries et pourrissantes",<br />

écrit Benjamin. 9 Nulle idéalisation ou sacralisation de la misère<br />

urbaine dans l’approche de Baudelaire et de Benjamin, pas<br />

8<br />

Cf. W. Benjamin,<br />

Charles Baudelaire,<br />

tra<strong>du</strong>it de l’allemand<br />

par J. Lacoste, Editions<br />

Payot, Paris,<br />

1979, p. 82 et sq.<br />

9<br />

Ibid., p. 88.<br />

69


plus que dans la vôtre ("Je me situe à cet égard à l’exact<br />

opposé de la pensée de Péguy et de Bernanos qui sacralisent<br />

la pauvreté", écrivez-vous dans votre lettre à J. Malaurie, p.<br />

427). Au contraire, une vision de la modernité urbaine<br />

comme perte, comme pourrissement justement, dont les<br />

éléments les plus per<strong>du</strong>s, ces déchets reclus dans un quotidien<br />

fait de déchets, sont les figures tristement emblématiques.<br />

Les concepts psychanalytiques vous permettent en un sens<br />

d’aller plus loin que les poètes dans le décorticage des dénis<br />

qui caractérisent les regards jetés (jetés…) sur ces figures.<br />

En outre, dans vos analyses il n’est pas seulement question<br />

de regard, mais de soin ; or, ce déplacement permet de nourrir<br />

en retour l’analyse <strong>du</strong> regard ; car derrière la manière de<br />

soigner, c’est encore une manière de regarder que vous dénichez<br />

. Ce que vous dites est édifiant : en fait, on soigne pour<br />

ne pas voir. La preuve, soigner est rabattu sur le "faire" : faire<br />

des papiers, faire un stage, faire une cure… (p. 340). Et il est<br />

net dans votre analyse, Patrick Declerck, que libérer le soin<br />

de la logique <strong>du</strong> "faire", cette logique qui con<strong>du</strong>it à tant de<br />

ruptures entre soignants et soignés, constituerait aussi, en<br />

un sens, une libération <strong>du</strong> regard. Je vous cite, en soulignant<br />

certains passages :<br />

"Il leur faut (aux soignants) surmonter leur désir de guérison,<br />

comme leur besoin de se défendre de l’angoisse <strong>du</strong> nonsens<br />

par la fuite dans l’agir. Bref, il leur faut s’engager dans<br />

les voies difficiles d’une ascèse nécessaire : celle de la<br />

contemplation tranquille de leurs patients. Pour ce faire, il<br />

leur faut se réconcilier à leur impuissance et renoncer à leurs<br />

sources habituelles de gratification (habileté et efficacité<br />

techniques, narcissisme <strong>du</strong> savoir et <strong>du</strong> savoir-faire, prestige<br />

social, etc.). Il leur faut un moi suffisamment fort pour leur<br />

permettre un renoncement tranquille à eux-mêmes. Il leur<br />

faut s’élever au niveau d’une satisfaction supérieure à celle<br />

de l’exercice <strong>du</strong> geste professionnel. Il leur faut atteindre<br />

celui de la contemplation tranquille et apaisée <strong>du</strong> patient ; il<br />

leur faut intégrer qu’au-delà de celui <strong>du</strong> "faire", il est un autre<br />

plaisir, celui <strong>du</strong> regard esthétique posé sur l’humain dans ses<br />

baroques variétés." (p. 363).<br />

Ces lignes peuvent à première lecture susciter le même sentiment<br />

de scandale que celles sur la répulsion et l’envie de se<br />

70


Dossier<br />

retirer que vous décriviez au contact de la misère. Ce sont<br />

des lignes qui disent et revendiquent la distance, l’extériorité<br />

et même une certaine "désimplication" de l’observateur–soignant<br />

par rapport à l’objet de son regard et de son soin. Au<br />

plus loin de l’identification hystérique et inutile, qui est toujours<br />

présente dans les fantasmes de la toute-puissance (si<br />

je peux le guérir, c’est que je peux me projeter, moi le normal,<br />

en lui le malade), vous en revenez à la "neutralité bienveillante"<br />

(p. 371) par laquelle Freud définissait le juste rapport<br />

de l’analyste à l’analysant. En un sens, l’aide véritable<br />

doit passer par l’abolition <strong>du</strong> désir trop pressant d’aider, désir<br />

toujours suspect de nier ce<br />

qu’il veut soulager.<br />

Etrange aide que vous préconisez<br />

là, qui ressemble en fait à<br />

un rapport plus esthétique que<br />

thérapeutique à la souffrance.<br />

C’est bien là ce qui peut sembler<br />

scandaleux : votre critique<br />

de l’assistance et de ses hystéries<br />

ne con<strong>du</strong>it-elle pas finalement<br />

à une contemplation tout impuissante, revendiquant<br />

même cette impuissance sans plus aucune culpabilité, sans<br />

souci de rien faire ? D’aucuns pourraient lire ici une identification<br />

au clochard simplement inversée par rapport à l’"envie"<br />

kleinienne que vous repérez dans l’inconscient <strong>du</strong> soignant<br />

trop actif : vous seriez tout simplement sé<strong>du</strong>it par ce relâchement<br />

dont le clochard est la figure, totalement et paisiblement<br />

abandonné à cette image de la "régression massive",<br />

voluptueusement réfugié dans la position esthétique<br />

pour mettre fin aux affres de la position thérapeutique. Un<br />

renversement dont les "conforts" pourraient à leur tour être<br />

soulignés, de même — vous le savez mieux qui quiconque<br />

— que le lien obscur au sentiment<br />

qui a été renversé.<br />

"Je partage trop —<br />

pardon pour les<br />

égratignures —<br />

votre ironie toute<br />

rimbaldienne à<br />

l’égard des<br />

"bonnes gens""<br />

"Etrange aide que<br />

vous préconisez là,<br />

qui ressemble en fait<br />

à un rapport plus<br />

esthétique que<br />

thérapeutique à la<br />

souffrance"<br />

Mais je laisse à d’autres ce<br />

reproche, qui consiste, non<br />

sans facilité, à psychanalyser le<br />

psychanalyste, sans plus de<br />

précautions. Je suis trop proche<br />

de votre réflexion sur le<br />

regard, sur ses fausses géné-<br />

71


osités thérapeutiques qui sont souvent autant de vrais<br />

dénis, pour en rester à ce sentiment de scandale somme<br />

toute très superficiel. Je partage trop – pardon pour les égratignures<br />

- votre ironie toute rimbaldienne à l’égard des "bonnes<br />

gens" (tendance curés, tendance lyriques…), votre penchant<br />

à dénicher l’hystérie et ses satisfactions narcissiques<br />

dans les actes les plus altruistes, votre vision de la distance<br />

irré<strong>du</strong>ctible entre les êtres et de l’impuissance de chacun,<br />

votre exigence de reconnaître cette distance et cette impuissance,<br />

pour vous attaquer sur ce terrain. Il reste que votre<br />

vision <strong>du</strong> monde, votre athéisme qui hésite parfois sur la<br />

pente <strong>du</strong> panthéisme, appelle d’autres questions : que toute<br />

cette critique de l’assistance hystérique ne con<strong>du</strong>ise pas<br />

pour finir à un grand rire nietzschéen, à un antihumanisme<br />

radical et à une apologie de l’égoïsme, demeure une énigme.<br />

Après tout cela, vous continuez de penser la nécessité d’aider,<br />

de soulager ? Pourquoi donc, Patrick Declerck ?<br />

L’absurdité <strong>du</strong> monde, sa beauté,<br />

son sauvetage<br />

Dans votre lettre à J. Malaurie, vous racontez l’histoire suivante<br />

: "Il y a quelques mois, j’ai recueilli un chat per<strong>du</strong>. Il<br />

était assez mal en point et, laissé à lui-même, serait probablement<br />

mort assez rapidement. Je le soignai. Il se remit. Il<br />

se remit même si bien, que quelques jours plus tard, il tua un<br />

oiseau avec cette cruauté lente, délibérée, qui nous horrifie<br />

tant et qui n’est qu’instinct de félin. Ainsi, en prolongeant la<br />

vie <strong>du</strong> chat, j’abrégeai celle de l’oiseau en le condamnant à<br />

mourir dans d’épouvantables souffrances. Le monde est<br />

sans issue. Il n’est pas d’alternative entre le bien et le mal. Il<br />

n’est que l’implacable obligation de bricoler sans fin entre différents<br />

maux incommensurables." (p. 430)<br />

Ça vous tenaille, n’est-ce pas, l’envie de jeter l’éponge ? Je<br />

hais les clochards, disiez-vous, ils prostituent leurs femmes<br />

et se tuent entre eux. Ils ont mal, et ils font aussi <strong>du</strong> mal<br />

autour d’eux. Il y a aussi des salopards chez les plus grands<br />

souffrants. C’est peut-être cela, le déni fondamental impliqué<br />

dans le message chrétien : aime ton prochain, tu parles ! Et<br />

s’il n’est pas aimable ? Ou plutôt : et si je ne peux pas l’aimer,<br />

si je n’y arrive pas ? En toute logique, si j’aide par amour,<br />

je n’aide jamais car l’amour universel est impossible.<br />

72


Dossier<br />

En même temps, les êtres transis d’amour vous fascinent un<br />

peu. Vous les admirez, vous leur rendez un indéniable hommage<br />

(ainsi au Père Damien, apôtre des lépreux au XIX e siècle,<br />

"héros" qui vous a ému dès l’enfance). Jusqu’à ce que le<br />

Rimbaud en vous (un curieux absent de votre panthéon philosophico-littéraire)<br />

reprenne le dessus : "Jésus, trop éthéré,<br />

trop dénué d’humour, trop asexué, il est vrai, m’agace<br />

instinctivement. Mais au-delà de cette antipathie, l’idée<br />

même de Dieu m’apparaît non seulement irrecevable, mais<br />

profondément inintelligible et quelque peu grotesque. Et<br />

avec elle, le spectacle effarant de toutes les religions. Sortes<br />

de compulsions collectives à composer indéfiniment un<br />

numéro de téléphone qui ne répond jamais…" (p. 429).<br />

Alors oui, je crois que ça vous démange un peu, d’en rester<br />

là. De vous contenter de regarder, et de rire des livres dont il<br />

n’y a pas un mot à croire.<br />

Et la Mère, fermant le livre <strong>du</strong> devoir,<br />

S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,<br />

Dans les yeux et sous le front plein d’éminences,<br />

L’âme de son enfant livrée aux répugnances 10<br />

Notez que c’est dans les yeux que ça se passe, chez cet<br />

enfant rimbaldien. Vous aussi vous aimez, comme l’enfant<br />

pas si sage, voir que ça ne tourne décidément pas rond, que<br />

ça "répugne". Vous diagnostiquez même là votre sadisme à<br />

vous, plein de cruauté enfantine, précisément : "Si j’ai plaisir<br />

à côtoyer la grande psychopathologie", écrivez-vous, "c’est<br />

parce que le malade mental est toujours, en définitive, une<br />

sorte de protestataire qui, d’une manière ou d’une autre, s’érige<br />

contre l’ordre <strong>du</strong> monde. Par là même, il se détruit. Il y a<br />

quelque chose de Don Quichotte en lui. Cela me semble être<br />

toujours plus intéressant que la banale normalité. Et puis,<br />

indéniablement, il y a une satisfaction un peu louche à fréquenter<br />

les extrêmes de l’expérience humaine : les clochards,<br />

les fous, les criminels… C’est le même plaisir que<br />

l’on peut éprouver à retourner les pierres plates et voir alors<br />

grouiller sous leur lisse apparence, des formes de vie<br />

cachées et un peu immondes. Je ne crois pas à la fausse<br />

quiétude de la normalité. J’ai plaisir à en débusquer les fauxsemblants.<br />

Il y a in<strong>du</strong>bitablement là chez moi, comme peutêtre<br />

chez tout analyste, une part de sadisme."(p. 435) 11<br />

10<br />

A. Rimbaud, "Les<br />

Poètes de sept ans"<br />

11<br />

Etrange, tout de<br />

même, cet emploi <strong>du</strong><br />

même mot pour dire<br />

des choses strictement<br />

opposées : le<br />

plaisir de dominercontrôler<br />

(sadisme<br />

des soignants que<br />

vous dénonciez) et ici<br />

la jouissance de l’incontrôlé<br />

qui se<br />

réveille… Le problème<br />

est que si vous<br />

me répondez que<br />

l’opposition est dans<br />

la structure même <strong>du</strong><br />

sadisme, qui unit les<br />

deux aspects, vous<br />

vous retrouverez singulièrement<br />

proche,<br />

vous-même, des<br />

soignants que vous<br />

critiquiez…<br />

73


Voir grouiller. Débusquer les faux-semblants. Encore une histoire<br />

de regard. Être un spectateur décillé est finalement<br />

votre exigence éthique suprême. Il n’y pas, en tout cas, d’activité<br />

de soin possible pour<br />

"Être un spectateur<br />

décillé est finalement<br />

votre exigence<br />

éthique suprême."<br />

vous qui n’implique cette distance<br />

permettant au regard de<br />

se déployer : "Pour ma part, la<br />

psychanalyse me permet d’être<br />

un soignant particulier, à<br />

une distance qui me<br />

convient." (p. 434) Si Freud n’avait pas inventé cette manière<br />

très particulière de soigner, il me semble en effet que vous<br />

seriez grand reporter ou détective, plutôt que médecin…<br />

Que dis-je, la réponse est dans le texte : vous seriez entomologiste.<br />

Et vous ajoutez d’ailleurs : "Je ferais peut-être un<br />

bon vétérinaire. Je serais à coup sûr un mauvais médecin : je<br />

m’ennuierais trop." (p. 434)<br />

Et pourtant vous vous savez un peu coincé. Moi aussi, je<br />

vous rassure, comme bien d’autres "regardeurs" à la fois<br />

joyeux (ça grouille…) et désespérés (ça souffre…). La lettre<br />

bascule soudain :<br />

"Je ne me sens fondamentalement tenu à rien d’autre qu’aux<br />

plaisirs de la vita contemplativa et, encore une fois, je rejoins<br />

Nietzsche : "Ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique<br />

que l’existence et le monde, éternellement, se justifient." Et<br />

pourtant, je sais que cette position est, sinon fausse, <strong>du</strong><br />

moins incomplète et que, tout aussi bien, il serait possible de<br />

soutenir le contraire, en réaffirmant l’irré<strong>du</strong>ctible exigence de<br />

la solidarité éthique avec les autres hommes, l’inexorable et<br />

angoissante légitimité de leurs besoins, de leurs plaintes.<br />

Mais c’est là, l’aporie fondamentale. Ou bien, ou bien… Ou<br />

bien Nietzsche. Ou bien saint François. Tous deux ont raison.<br />

Tous deux ont tort. Nier l’un relève de la mauvaise foi. Maintenir<br />

les deux est impossible. Ecartèlement." (pp. 435-436).<br />

Oui, il y a de quoi. Dans la "promenade esthétique" demeure<br />

le risque d’un pur et simple abandon éthique ; c’est même<br />

explicitement contre l’éthique que s’élabore la position<br />

esthétique nietzschéenne. La fermeté de vos phrases laisse<br />

penser que le risque vaut d’être couru, évitant <strong>du</strong> moins un<br />

autre risque, celui <strong>du</strong> mensonge éthique. Mais sous cette<br />

74


Dossier<br />

fermeté, j’entends encore une<br />

certaine angoisse, qui n’est<br />

pas, je crois, la simple projection<br />

de la mienne. "Entre deux<br />

mauvaises fois, je choisis celle<br />

de la distance et de la hauteur",<br />

dites-vous. "C’est celle<br />

qui m’arrange. Car elle seule<br />

préserve ma sensibilité de la<br />

menace d’un envahissement<br />

"Mais sous cette<br />

fermeté j’entends<br />

encore une certaine<br />

angoisse, qui n’est<br />

pas, je crois, la simple<br />

projection de la<br />

mienne."<br />

par l’affect ou par l’Autre et son irré<strong>du</strong>ctible ipséité. Ce serait<br />

alors, pour moi, le naufrage de toute pensée possible." (p.<br />

436). Comme vous vous défendez ! Laissez-moi, dites-vous,<br />

n’être porté par aucun élan fusionnel, laissez-moi fuir toutes<br />

les hystéries collectives, même les plus généreuses !<br />

Comme vous avez raison, Patrick Declerck, et comme je<br />

comprends en même temps que cette auto-défense<br />

implique la conscience des limites de la position <strong>du</strong> rieur<br />

nietzschéen. Vous connaissez bien votre interlocuteur, celui<br />

que vous faites parler dans votre lettre et qui vous demande,<br />

inlassablement : "Dans ces conditions, pourquoi soigner<br />

l’homme ?" (p. 434) J’ajouterai : pourquoi ne pas vous<br />

contenter de le regarder ?<br />

"Je répondrais que si l’humanité en général a tendance à<br />

m’insupporter, j’ai, en revanche, le plus souvent plaisir à la<br />

fréquentation de l’homme singulier, de l’indivi<strong>du</strong>, <strong>du</strong> sujet.<br />

Lui m’intéresse, car il est à la fois meilleur et pire qu’on ne<br />

peut le supposer." (p. 434). C’est ici, je crois, qu’un certain<br />

panthéisme vient à la rescousse de votre athéisme : la vie<br />

est un miracle qui se perçoit dans chaque être vivant, dans<br />

sa singularité et uniquement dans celle-ci ; elle est pour vous<br />

la source d’une joie que vous qualifiez vous-même de spinoziste.<br />

Joie <strong>du</strong> singulier, de l’indivi<strong>du</strong>ation, de la surprise absolue<br />

et de la fragilité totale. Sauver sans changer, protéger<br />

sans inscrire dans un quelconque universel, garder la pluralité<br />

autant que faire se peut.<br />

Il est net que c’est ce mouvement-là qui nourrit votre défense<br />

d’une "fonction asilaire" à l’égard des clochards : il faut,<br />

dites-vous, créer des endroits où ils peuvent être ce qu’ils<br />

sont, tout simplement ; on l’on soulage les souffrances qui<br />

transpercent la croûte indolore de la souffrance-fond, mais<br />

sans les mettre sous le joug de vains désirs de guérison. La<br />

75


métaphore des "naufragés" s’éclaire d’ailleurs dans cette lettre<br />

à J. Malaurie : vous évoquez votre sauvetage d’un oiseau<br />

marin, et votre émotion :<br />

"Il s’est laissé faire avec une sorte de soulagement ; je l’ai<br />

maintenu contre mon ventre pour le réchauffer. Il tenait tout<br />

entier dans ma main. Je l’ai porté chez un vétérinaire. L’affaire<br />

prit un peu plus d’une heure. Une heure, <strong>du</strong>rant laquelle<br />

cet animal sauvage et moi vécurent dans une sorte de communion.<br />

Nous nous regardions. Son petit œil noir clignait de<br />

temps en temps. Il était au-delà de la peur et s’abandonnait<br />

à moi. De temps en temps, ses forces le lâchaient, il fermait<br />

alors les yeux, et appuyait la tête contre ma peau. Je le remis<br />

aux soignants. Il mourut quelques minutes plus tard. Une<br />

radiographie révéla la présence de trois plombs de chasse.<br />

Deux dans la poitrine et un dans le bec…" (p. 432).<br />

J’ai été étonnée de lire ici le mot "communion". Comme quoi,<br />

ça vous arrive à vous aussi, de temps en temps, justement<br />

avec des êtres d’une autre espèce, laissés à leur altérité. Je<br />

relis maintenant les pages que vous consacrez à la fonction<br />

asilaire :<br />

"Il est une nécessité éthique fondamentale, écrivez-vous, à<br />

ce que la société permette aux fous d’exister et de trouver<br />

protection et abri, sans contrepartie et sans espoir de devenir<br />

un jour autres que ce<br />

qu’ils sont." (p. 362).<br />

"cette tyrannie de Sa<br />

Majesté le clochard qui<br />

nous demande juste de<br />

veiller sur lui en le<br />

laissant libre de souffrir<br />

absolument et<br />

irrémédiablement."<br />

Aider sans rien attendre,<br />

aider sans aimer, accepter<br />

ce "maternage asilaire"<br />

(p. 358) qui n’attend<br />

rien en retour, cette<br />

tyrannie de Sa Majesté le<br />

clochard qui nous<br />

demande juste de veiller<br />

sur lui en le laissant libre de souffrir absolument et irrémédiablement.<br />

"Sachons veiller sur ces splendeurs détruites<br />

que nous avons l’honneur de soigner." (p. 374).<br />

Je ne suis pas sûre que vous ayez, comme disent les philosophes,<br />

fondé votre position esthético-éthique dans une<br />

métaphysique tout à fait convaincante. J’ai bien enten<strong>du</strong><br />

76


Dossier<br />

votre distinction entre "la charité comme système et stratégie"<br />

et "la charité comme acte, dans une solidarité ponctuelle<br />

entre vivants" (p. 428). Il n’en reste pas moins, vous en<br />

conviendrez, que vos pages visent à imaginer un "système"<br />

qui dispenserait… "la charité comme acte". Une institution<br />

pourra-t-elle faire ce qui constitue le miracle de nos vies indivi<strong>du</strong>elles,<br />

nos communions singulières, nos rares moments<br />

de gratuité totale, s’il y en a ? On pourrait discuter des heures,<br />

on pourrait guetter chez vous, affectueusement bien sûr,<br />

les moments où le grand spectateur de l’absurdité <strong>du</strong> monde<br />

et de sa beauté éprouve que tout cela ne suffira peut-être<br />

pas à fonder une activité concrète et constante de soins et<br />

d’attentions, et que tout de même, le volontarisme moral et<br />

ses satisfactions louches ont peut-être <strong>du</strong> bon, ne serait-ce<br />

que pour transformer le sentiment fugitif, encore esthétique,<br />

d’une vie qui est là, et qui a besoin de nous, en un travail<br />

d’assistance <strong>du</strong>rable et un peu méthodique… Mais après<br />

tout, que cela tangue, c’est très bon signe. Signe que vous<br />

connaissez les risques : on n’arrête pas si vite le rire nihiliste,<br />

délétère à l’infini, qui s’engouffre facilement dans la critique<br />

de l’humanisme pontifiant ; en même temps, se contenter<br />

de l’humanisme pontifiant et de ses névroses, merci bien.<br />

Je finirai avec Rimbaud, qui se moquait de l’amour si convenu<br />

des fleurs, et qui semble vous avoir offert ces vers :<br />

- En somme, une Fleur, Romarin<br />

Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle<br />

Un excrément d’oiseau marin ? 12<br />

12<br />

A. Rimbaud, « Ce<br />

qu’on dit au Poète à<br />

propos de Fleurs »<br />

77


Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

L’adoption internationale<br />

à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

• Par Claude Hertz<br />

Mais que venaient-ils faire dans<br />

l'adoption ? C'est la question que<br />

l'on serait tenté de se poser à propos<br />

de ces French Doctors venus<br />

s'intéresser de plus près au drame<br />

d'enfants malchanceux, auquel le<br />

besoin d'enfants de certaines<br />

familles répondait comme en<br />

écho. L'aventure était loin d'être<br />

évidente, philosophiquement<br />

parlant, mais aussi dans sa<br />

concrétisation. Claude Hertz, l'un<br />

des initiateurs de cette action,<br />

nous en explique les origines et<br />

les principes fondateurs.<br />

1<br />

Pour la clarté <strong>du</strong><br />

texte, nous avons<br />

conservé la terminologie<br />

"œuvre d’adoption"<br />

remplacée désormais<br />

par "organisme<br />

d’adoption".<br />

C’est en 1988 que Bernard Kouchner, alors président<br />

de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, et Michèle Barzach,<br />

à cette époque ministre de la Santé et de<br />

la Famille, ont incité Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, à<br />

créer sa propre oeuvre d’adoption internationale<br />

1 . Ils y étaient encouragés par le Pr. René<br />

Frydman, dont la maîtrise en matière de procréation<br />

médicale assistée ne permettait<br />

78


cependant pas d'écarter certains échecs. Les couples qui<br />

avaient alors vu échouer leur démarche se tournaient parfois<br />

vers un autre projet, l’adoption, entièrement différent et de<br />

ce fait souvent récusé par les œuvres classiques françaises.<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

Cependant, et depuis longtemps, ces œuvres considéraient<br />

que l’Aide à l’Enfance en détresse pouvait privilégier l’adoption<br />

internationale à côté des aides techniques et financières<br />

apportées aux établissements nationaux des pays "en voie<br />

de développement". Ceux-ci, devant leur incapacité à prendre<br />

en charge la totalité des enfants "confiés, abandonnés ou<br />

orphelins" et devant l’insuffisance de leurs adoptions nationales,<br />

ou les difficultés à contrôler le parrainage et ses résultats,<br />

se tournaient de plus en plus vers les pays où la demande<br />

d’adoption croissait et ne trouvait pas de solutions satisfaisantes<br />

pour les milliers de familles en recherche d’enfants.<br />

Par exemple, en France, pour 4 000 enfants adoptables, on<br />

compte 20 000 familles qui proposent de les accueillir et de<br />

les adopter.<br />

"l'association pouvait<br />

craindre que l’on soupçonne<br />

un échange entre<br />

des actions purement<br />

humanitaires et des<br />

adoptions au profit de<br />

familles candidates à<br />

cet accueil"<br />

Le Conseil d’administration<br />

de Médecins <strong>du</strong><br />

<strong>Monde</strong> s’est interrogé<br />

sur la légitimité d’une<br />

nouvelle "mission", si différente<br />

de ses actions<br />

habituelles dans le tiersmonde.<br />

Pratiquant déjà le<br />

parrainage, intervenant<br />

ici ou là au bénéfice des<br />

"enfants des rues", l'association<br />

pouvait craindre que l’on soupçonne un échange<br />

entre des actions purement humanitaires et des adoptions<br />

au profit de familles candidates à cet accueil. Il apparut clairement<br />

au cours de cette réflexion que, défendant et privilégiant<br />

les droits de l’homme, on ne pouvait que soutenir les<br />

droits qui concernent les plus fragiles et les plus vulnérables<br />

: les enfants. La Convention internationale des Droits de l’Enfant<br />

(New York, 1989) venait énumérer ces droits et soulignait,<br />

parmi eux, la priorité de l’accès à l’é<strong>du</strong>cation et aux<br />

soins. Pour ouvrir un avenir définitif à ces enfants à la dérive,<br />

pour assurer de façon permanente le respect de ces droits,<br />

la famille était désignée comme la solution la plus appropriée,<br />

la plus sûre. De ce fait, l’adoption internationale se<br />

79


trouvait légitimée comme le dernier recours, sinon le<br />

meilleur. C’est dans cet esprit que les responsables de l’Adoption<br />

internationale à Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> ont construit<br />

l’éthique, la philosophie et la pratique de cette nouvelle activité<br />

de l’association : l’enfant d’abord, l’intérêt premier de<br />

l’enfant, et aussi un appui contrôlé aux familles ouvertes à<br />

l’intégration, par l’adoption, d’enfants étrangers.<br />

Pour s’engager dans cette voie, il fut nécessaire d’officialiser<br />

l’œuvre d’adoption internationale de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

(désignée comme MDM-<br />

Adoption) en sollicitant<br />

l’habilitation de la Mission<br />

pour l’Adoption internationale<br />

regroupant les ministères<br />

concernés : Justice,<br />

Affaires Sociales, Affaires<br />

étrangères. Ce pouvoir de<br />

tutelle, ainsi que le Conseil<br />

Supérieur de l’Adoption,<br />

récusait tout qualificatif<br />

"d’humanitaire" et admis<br />

finalement celui de "Solidarité<br />

Internationale". C’est<br />

ainsi que MdM-Adoption<br />

"Toutes distinctions<br />

ethniques, religieuses<br />

et naturellement<br />

financières seraient<br />

écartées de ces<br />

processus d’adoption.<br />

On s’efforcerait<br />

d’égaliser les chances<br />

sans tenir compte <strong>du</strong><br />

statut social des<br />

candidats."<br />

fut homologué pour promouvoir progressivement des adoptions,<br />

aussi bien dans certains pays d’Europe qu’en Amérique<br />

latine ou en Asie.<br />

Conformément à l’esprit de l’association, on s’intéresserait<br />

prioritairement aux enfants "à particularités", les moins facilement<br />

adoptables parce que les moins désirés : enfants déjà<br />

grands ou présentant des pathologies qui les défavorisent,<br />

fratries moralement indissociables. Toutes distinctions ethniques,<br />

religieuses et naturellement financières seraient<br />

écartées de ces processus d’adoption. On s’efforcerait d’égaliser<br />

les chances sans tenir compte <strong>du</strong> statut social des<br />

candidats.<br />

L’âge et la situation devant l’état civil de ces derniers ne sauraient<br />

présenter a priori un obstacle : couples mariés ou<br />

concubins, candidatures "monoparentales", familles ayant<br />

déjà des enfants (biologiques ou adoptés), tous dossiers<br />

munis de l’agrément décerné par les services de la Protection<br />

de l’Enfance seraient, et ont été, examinés uniquement<br />

en fonction de l’intérêt des enfants proposés à l’adoption par<br />

80


nos partenaires étrangers. Ce faisant, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

ouvrait davantage l’adoption internationale, et, dans un esprit<br />

quelque peu nouveau, se démarquait singulièrement de l’adoption<br />

"directe" réalisée dans une démarche indivi<strong>du</strong>elle.<br />

Nouveaux<br />

champs<br />

de<br />

l’humanitaire<br />

Pour accentuer la recherche de l’intérêt essentiel de ces<br />

enfants, il fut décidé de ne procéder qu’à des adoptions plénières<br />

et de ne collaborer qu’avec des pays dont la législation<br />

était conforme à ce type d’adoption. Ainsi l’enfant adopté<br />

est-il assimilé par ses nouveaux droits à tout enfant "biologique".<br />

L’adoption plénière facilite d’emblée l’intégration de<br />

l’enfant en lui accordant le nom et la nationalité de sa nouvelle<br />

famille. L’enfant devient, pour l’état civil, le "fils ou la fille<br />

né(e)" de ses parents adoptifs.<br />

Dans ce même souci de l’enfant, l’accompagnement des<br />

familles adoptantes est pour "MDM-Adoption" incontournable,<br />

avant, pendant les démarches d’adoption et essentiellement<br />

après l’arrivée de<br />

"l’accompagnement des<br />

familles adoptantes est<br />

pour "MDM-Adoption"<br />

incontournable"<br />

l’enfant dans sa famille<br />

nouvelle. Celle-ci sera<br />

soutenue, le temps<br />

nécessaire (parfois exigé<br />

par le pays d’origine de<br />

l’adopté) pour que s'estompent<br />

les difficultés<br />

inhérentes à l’adoption, notamment celles spécifiques à l’adoption<br />

internationale. A MDM, nombreux furent les adhérents,<br />

médecins, psychiatres et psychologues, ou travailleurs<br />

sociaux, qui choisirent de participer à cette nouvelle mission,<br />

singulière au sein de l’association.<br />

Cette conception de la défense des droits de l’enfant, telle<br />

que réalisée par l’adoption plénière, fut soulignée clairement<br />

par les recommandations de la Convention de La Haye<br />

signée par une majorité de pays et ratifiée par la France en<br />

1998.<br />

Une association humanitaire comme Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> se<br />

doit de réfléchir aux problèmes de société, et d’intervenir<br />

pour en promouvoir ou en soutenir l’évolution. L’œuvre d’adoption<br />

de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> pourrait et devrait participer,<br />

dans son domaine, aux propositions qui seraient faites face à<br />

l’évolution de la société française et aux questions qu’elle<br />

pose. Faut-il ainsi prendre en compte l’image traditionnelle<br />

81


de la famille dans les pays d’origine et comparer l’évolution<br />

de nos sociétés ? Est-il raisonnable qu’en France les couples<br />

"non mariés" restent considérés comme une association de<br />

célibataires n’obtenant l’agrément de l’Aide Sociale à l’Enfance<br />

qu’à ce titre, ce qui les pénalise dans leur démarche<br />

d’adoption. Faut-il considérer que l’enfant pâtit toujours de<br />

son entrée dans une famille monoparentale ? Comment doit<br />

être apprécié l’impact de l’homosexualité sur l’évolution et le<br />

devenir d’un enfant ?<br />

Ces questions, de plus en plus posées au sein de la société<br />

civile, interpellent désormais les autorités administratives,<br />

souvent les parlementaires. Une association humanitaire<br />

comme Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> n’est-elle pas particulièrement<br />

amenée à y réfléchir et en débattre ? Peut-on tenter de faire<br />

"bouger" les lois et règlements qui régissent l’adoption, trop<br />

indifférents au fait social, trop en retard sur la société ? Une<br />

telle œuvre d’adoption pourrait susciter et dynamiser cette<br />

réflexion et faire ainsi mieux comprendre son activité parmi<br />

les nouveaux champs d’action de l’humanitaire.<br />

L'auteur :<br />

Claude Hertz est membre de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> depuis<br />

1981 et ancien secrétaire général de l'association. Chargé de<br />

la création de l'œuvre d'adoption en 1988, il en a assuré la<br />

direction jusqu'en décembre 2001.<br />

82


Actu<br />

alités<br />

Rapport de mission<br />

Passage de témoin<br />

Par Frédérique Benzoni<br />

Coordinatrice générale de la Mission Bosnie-Herzégovine<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong><br />

Mai 2000 – Mars 2002<br />

“Lorsque j’ai quitté le siège de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, après<br />

les briefings desk et RM, je m’interrogeais sérieusement sur<br />

ce qui m’attendait en Bosnie-Herzégovine. J’avais reçu de la<br />

mission et de ses programmes une telle description que je<br />

me demandais pourquoi Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> était toujours<br />

présent en Bosnie si c’était si "insatisfaisant". Après le briefing<br />

que j’avais reçu à Paris, tout l’enjeu pour moi lorsque je<br />

suis arrivée sur le terrain, était de prendre les gens, les projets,<br />

les choses sans a priori, tout en gardant à l’esprit que ce<br />

que j’avais enten<strong>du</strong> au siège avait forcément été motivé par<br />

quelque chose…<br />

Dès le premier jour, quel contraste entre ce que l’on m’avait<br />

dépeint et l’accueil qui m’a été réservé. Je suis arrivée dans<br />

une mission ancienne de huit années à l’époque, très bien<br />

organisée, avec une équipe compétente et engagée, des<br />

beaux projets, une très belle visibilité dans le pays, un staff<br />

me dira d’ailleurs plus tard "s’il y a une ONG qui peut quitter<br />

la Bosnie la tête haute, c’est bien Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>" et<br />

surtout une mission avec énormément de potentiel qui ne<br />

demandait qu’à être développé et guidé.<br />

Je suis arrivée dans une Bosnie-Herzégovine vieille de cinq<br />

ans…, de cinq années de paix, de cinq années de mise en<br />

place des accords de Dayton ; dans un pays composé de<br />

deux entités et d’un district, de 10 cantons, de 3 nationalités,<br />

83


Rapport de mission<br />

de 3 religions majoritaires, de 3 langues, de 3 programmes<br />

scolaires, … où les partis nationalistes ont le vent en poupe,<br />

…dans un pays où les ONG s’en vont les unes après les autres,<br />

où les besoins ne sont plus en aide humanitaire mais<br />

économique et au développement, où le peu d’aide internationale<br />

qui arrive encore dérive vers l’assistanat complet de<br />

la population et où le travail de reconstruction entrepris n’a<br />

pas été terminé, la géographie mondiale des crises ayant,<br />

ces dernières années, progressivement dirigé les fonds internationaux<br />

vers d’autres zones de la planète.<br />

Dans un pays où, de plus, la prise de relais par les autorités<br />

locales est loin d’être acquise, ce qui donne aujourd’hui à la<br />

Bosnie-Herzégovine une bien triste mine. En effet, avec un<br />

taux de chômage proche de 50 % ; des jeunes entre 15 et 25<br />

ans qui souhaitent à 67 % quitter leur pays, n’y voyant aucun<br />

avenir acceptable ; l’absence de pro<strong>du</strong>ction nationale de<br />

masse qui pourrait être suffisamment porteuse pour soutenir<br />

un redressement économique <strong>du</strong>rable, une population qui ne<br />

paye pas ses impôts et semble suspecte lorsqu’elle respecte<br />

les lois fiscales, administratives ou <strong>du</strong> travail… La Bosnie-<br />

Herzégovine aujourd’hui a bien triste mine !<br />

On comprend alors plus aisément, après avoir dressé ce<br />

tableau, le challenge que peut représenter le développement<br />

d’une association locale dans ce pays. Appeler au bénévolat,<br />

à la générosité dans un tel contexte, où lorsque les retraites<br />

sont payées, elles sont de l’ordre de 40 euros, et les salaires<br />

de 200 euros, n’est pas affaire facile. Par ailleurs, et même si<br />

le secteur tertiaire est en développement, les politiques ont<br />

encore bien <strong>du</strong> mal à assouplir les lois et à faciliter le travail<br />

des associations, qui couvrent pourtant d’énormes pans des<br />

affaires sociales, sinon complètement laissés à l’abandon.<br />

C’est au travers de trois projets complémentaires et bien<br />

écrits que Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> est parvenu à changer énormément<br />

de choses dans la perception de l’enfance handicapée<br />

en Bosnie-Herzégovine. Le respect de ses droits, son<br />

intégration dans la communauté, ses droits à l’é<strong>du</strong>cation, la<br />

reconnaissance apportée aux parents, resteront pour beaucoup<br />

d’habitants de ce pays comme une évolution remarquable.<br />

> E<strong>du</strong>cation spécialisée pour enfants<br />

8484


ayant des besoins spécifiques<br />

Actu<br />

alités<br />

Ce projet avait démarré en 1997 sur une initiative locale, dans<br />

l’école de Gorazde. Très rapidement, il s’est développé pour<br />

couvrir, en trois ans, 23 écoles à travers tout le pays. Son<br />

principe, l’ouverture de classes spécialisées au sein d’écoles<br />

"régulières".<br />

Aujourd’hui, près de 1 000 enfants présentant des handicaps<br />

physiques ou mentaux légers, modérés ou très lourds entrent<br />

à l’école et peuvent pour certains suivre une scolarité<br />

normale, pour d’autres être socialisés, rester dans leur ville<br />

ou leur village d’origine avec leurs parents et ne plus être la<br />

honte de leur famille.<br />

> Groupes de soutien pour les<br />

parents d’enfants ayant des besoins<br />

spécifiques<br />

Ce projet est arrivé comme une suite logique à l’évolution <strong>du</strong><br />

projet d’é<strong>du</strong>cation spécialisée. En effet, plus le nombre d’enfants<br />

handicapés scolarisés augmentait, plus il est apparu<br />

urgent de soutenir et de structurer les parents, ces derniers<br />

étant les plus directement concernés par le quotidien et l’avenir<br />

de leurs enfants.<br />

Ainsi en mars 2001, a commencé une série d’ateliers dans<br />

11 écoles à travers le pays. Les ateliers ont été animés par<br />

deux formatrices, une psychologue et un médecin kinésithérapeute.<br />

Pendant une année, les parents on pu se rencontrer, certains<br />

pour la première fois, entendre le nom de leur voisin ou de la<br />

personne qu’ils croisent tous les jours en accompagnant leur<br />

enfant à l’école sans jamais lui avoir vraiment dit bonjour. Un<br />

très gros travail d’accompagnement a été fait pour aider ces<br />

parents à réaliser qu’ils ne sont pas seuls avec leur souffrance<br />

et leurs questions, et que s’ils parviennent à les partager,<br />

alors les solutions seront probablement plus simples.<br />

Une dizaine d’associations sont maintenant créées, mais<br />

85


Rapport de mission<br />

elles ont besoin d’être soutenues, leurs membres formés et<br />

beaucoup de chemin reste encore à faire avant d’arriver à ce<br />

que ces groupes de parents fassent vivre et se développer<br />

leur association, quand on sait que certains d’entre eux n’ont<br />

toujours pas bien compris pourquoi, quand ils donnent un<br />

ordre à leur enfant, ce dernier ne l’exécute pas. C’est souvent<br />

parce qu’il est sourd ou handicapé mental et que pour<br />

lui la plus simple des consignes est incompréhensible.<br />

> Soutien à l’é<strong>du</strong>cation inclusive dans<br />

les cours élémentaires <strong>du</strong> district de<br />

Brcko<br />

Ce projet pilote a consisté en l’intégration complète, avec le<br />

soutien d’un orthophoniste et d’un défectologue par classe,<br />

de 25 élèves présentant des handicaps légers dans des classes<br />

régulières. Très vite il a été clair que tout le travail effectué<br />

depuis 1997 en termes d’acceptation <strong>du</strong> handicap à l’école<br />

était réussi, que les élèves, les enseignants, les parents,<br />

les écoles, les autorités locales étaient prêts à accepter la<br />

scolarisation à part entière de ces enfants dans les classes<br />

régulières. Pour cela, dix enseignants de primaire ont été formés.<br />

Les résultats et la rapidité avec laquelle ils ont été obtenus sur<br />

le district de Brcko ont été une très bonne évaluation de notre<br />

travail et a renforcé la crédibilité de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> dans<br />

le domaine de l’é<strong>du</strong>cation spécialisée en Bosnie-Herzégovine.<br />

Aujourd’hui, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> ou plutôt Duga, représenté<br />

par Vasilija Vejlkovic, notre experte dans ce domaine, est<br />

responsable, au sein <strong>du</strong> Programme de réforme <strong>du</strong> Système<br />

é<strong>du</strong>catif, coordonné par la Commission Européenne, de l’é<strong>du</strong>cation<br />

spécialisée pour la Bosnie-Herzégovine.<br />

> Petits projets ad hoc<br />

Tout au long ce ces deux années, en parallèle des projets présentés<br />

ci-dessus, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> a réalisé quelques<br />

autres actions :<br />

Le dossier d’Elvir. Elvir avait été évacué pendant la guerre<br />

pour une transplantation rénale. Le seul rein qu’il avait était<br />

8686


Actu<br />

alités<br />

malade et les conditions sanitaires de la Bosnie à l’époque ne<br />

permettaient pas de pouvoir le prendre en charge. C’est à<br />

Grenoble qu’il avait été accueilli.<br />

Aujourd’hui, son rein est à nouveau malade, il est en dialyse<br />

tous les deux jours et en attente d’une nouvelle greffe.<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> a constitué un dossier de demande<br />

d’Aide Médicale d’Etat qui a été déposé à l’Ambassade de<br />

France à Sarajevo et transmis au ministère de la Santé à<br />

Paris, grâce au travail <strong>du</strong> "Comité de soutien à Elvir" basé à<br />

Grenoble. A ce jour, nous sommes toujours dans l’attente<br />

d’une réponse des autorités françaises. C’est Duga qui reprend<br />

le suivi <strong>du</strong> dossier.<br />

Les Clowns Sans Frontières. Pendant quinze jours, une troupe<br />

de 9 artistes a donné des représentations dans des écoles,<br />

institutions pour handicapés et orphelinats. Très belle<br />

rencontre pour tout le monde. CSF prépare une prochaine<br />

tournée pour mai 2002. Duga sera leur relais en Bosnie.<br />

Association La Garenne <strong>du</strong> Val. Dans le cadre <strong>du</strong> projet de<br />

soutien aux parents d’enfants handicapés et grâce à Catherine<br />

Hiss, ancienne coordinatrice médicale MDM en Bosnie,<br />

un lien s’est créé entre cette association française de parents<br />

d’enfants et jeunes a<strong>du</strong>ltes autistes et Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>-<br />

Bosnie. Régulièrement, dans nos lettres d’information trimestrielles<br />

à destination des parents, nous avons échangé<br />

des articles, permettant ainsi aux parents bosniaques et français<br />

de réaliser qu’ils rencontrent les mêmes situations et se<br />

posent les mêmes questions vis-à-vis de leurs enfants. Duga<br />

et La Garenne <strong>du</strong> Val sont déjà en contact…<br />

DUGA<br />

En un peu moins de deux ans, Duga est finalement passée<br />

de l’état de projet Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> à celui d’une association<br />

dont Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> est le partenaire privilégié<br />

et le bailleur de fonds. L’événement à retenir dans cette<br />

transformation, est certainement l’obtention, par Duga, de<br />

ses premiers fonds autres que Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> auprès<br />

de Cordaid. Cette étape a été extrêmement importante dans<br />

l’histoire de l’association et a permis à tout le monde de vérifier<br />

que cela était possible…<br />

Ainsi, en sortant progressivement <strong>du</strong> lien affectif envahissant<br />

87


Rapport de mission<br />

qui existait entre Duga et Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> et en s’appuyant<br />

sur son projet d’origine, "Soutien psychosocial aux<br />

enfants et adolescents", Duga a su développer les outils<br />

nécessaires pour, au-delà <strong>du</strong> projet, structurer l’association,<br />

ce qui représentait un réel défi. En effet, et pour ne prendre<br />

que cet exemple, les compétences requises pour la coordination<br />

d’un projet ne sont pas les mêmes que celles nécessaires<br />

à la direction d’une association !<br />

Ainsi au fil des mois, et malgré une Assemblée générale et<br />

un Conseil d’administration assez peu impliqués, bien<br />

qu’ayant à sa tête un président présent, les statuts de Duga<br />

ont été retravaillés, le mandat de l’association élargi pour<br />

répondre aux transformations de l’activité et à la perspective<br />

de reprise des projets Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> début 2002.<br />

Comment le dire, comment faire passer cette idée qu’un<br />

désengagement au profit d’une association locale, est un<br />

challenge financier, certes, mais aussi une histoire de temps,<br />

de patience, d’accompagnement, de travail dans l’ombre ?<br />

Cet aspect est impossible à mesurer, si ce n’est en nombre<br />

de cafés pris avec les uns et les autres pour les accompagner<br />

dans leur développement personnel, dans leurs prises de<br />

conscience, parfois douloureuses, tant elles contrastent avec<br />

le pays, la culture, l’état d’esprit, l’approche <strong>du</strong> travail, la compréhension<br />

de la solidarité… Je suis convaincue que sans<br />

prendre le temps, patiemment, de répondre à toutes ces<br />

questions, il est illusoire de vouloir monter une équipe et une<br />

association suffisamment fortes et confiantes pour <strong>du</strong>rer et<br />

rester au service des plus vulnérables.<br />

> L’équipe de DUGA<br />

L’équipe de Duga, je ne l’ai pas rencontrée de la même façon<br />

que celle de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>. En effet, le temps était<br />

venu de prendre des distances et d’aider cette équipe à comprendre<br />

que Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> n’était plus son employeur,<br />

mais son partenaire, son bailleur de fonds et qu’il n’était plus<br />

<strong>du</strong> ressort de MDM de régler les questions de salaires, de<br />

vacances, de postes, de conflits ou autres frictions, mais de<br />

laisser au directeur la direction de son association. Je leur tire<br />

mon chapeau parce que cela n’a peut-être pas toujours été<br />

simple, mais ils ont su s’adapter, parfois dans la douleur,<br />

réagir, licencier, recruter, avancer, prendre des risques, pour<br />

8888


Actu<br />

alités<br />

construire l’association…<br />

Cependant, il y avait <strong>du</strong> travail à faire en termes de gestion<br />

des ressources humaines avec Duga, et c’est avec Anka, la<br />

directrice de l’association, que j’ai passé beaucoup de temps<br />

afin qu’elle puisse être en mesure, à son tour, de retransmettre<br />

à son équipe. Nous nous sommes rencontrées une<br />

fois par semaine dans un cadre formalisé, pour un temps de<br />

travail qui au début était très "à sens unique" et directif de ma<br />

part sur les différents dossiers en cours et qui naturellement,<br />

avec l’entrée d’Anka dans son poste et sa prise de confiance,<br />

s’est transformé en un temps de conseil, où elle venait<br />

poser ses interrogations et vérifier ses idées.<br />

Pour moi, cet accompagnement a été un travail humain hors<br />

<strong>du</strong> commun, valant, vous vous en doutez, plus que toutes<br />

formations théoriques à la direction… parce que même si<br />

parfois j’ai un peu eu l’impression d’avancer sans filet (finalement,<br />

je n’ai jamais été directeur d’association), Anka a toujours<br />

trouvé le moyen de me guider, de me faire anticiper ses<br />

besoins. Cet accompagnement a aussi été extrêmement<br />

émouvant, puisqu’il m’a permis de voir la naissance d’une<br />

jeune directrice aujourd’hui à l’aise dans son poste, au clair<br />

avec sa mission...<br />

> La rencontre des deux équipes<br />

Cela faisait tellement longtemps qu’on en parlait, "après le<br />

départ de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, c’est Duga qui reprend", je<br />

pense aujourd’hui que personne n’avait vraiment intégré ce<br />

que cela voulait dire, moi y compris. En effet, même si on s’y<br />

préparait depuis plusieurs mois, que l’on avait fait un travail<br />

pour rassurer les bailleurs quant au niveau de travail de Duga,<br />

quant à la qualité de son staff, que je n’avais fait quasiment<br />

aucun rendez-vous toute seule, mais toujours accompagnée<br />

d’un membre de l’équipe, suivi aucun dossier toute seule,<br />

dans cette perspective de transfert de compétences et d’autonomisation<br />

; malgré tout cela, tout s’est joué en quelques<br />

jours en janvier 2002, lorsque les deux équipes se sont retrouvées<br />

dans les mêmes bureaux, dans l’urgence des deadlines,<br />

des dépôts de proposal, là où on ne peut plus se cacher<br />

derrière des "après le départ de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, c’est<br />

Duga qui reprend" : c’est Duga qui reprend, maintenant !<br />

Et au risque de se répéter, se connaître de vue, se croiser,<br />

89


prendre des cafés ensemble, discuter de la reprise par Duga<br />

des projets Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong>, n’était rien à côté de l’écriture<br />

en commun des projets, des négociations à mener<br />

auprès des bailleurs, de l’écriture en groupe de travail <strong>du</strong><br />

règlement intérieur de Duga, d’amener Duga, ensemble,<br />

dans un autre univers, dans un niveau de responsabilités différent.<br />

Je suis aujourd’hui sereine avec tout le temps que j’ai consacré<br />

aux ressources humaines au cours de ces deux années,<br />

et convaincue que l’élément majeur de la réussite <strong>du</strong> partenariat<br />

réside bien là, dans le transfert de compétences, l’accompagnement,<br />

le "faire avec" et pas "à la place de", l’aide<br />

apportée à chacun pour qu’il trouve sa place, parce que<br />

même si ce processus est parfois lent, trop lent, il est<br />

indispensable pour réussir la transition et ne pas tout voir<br />

s’envoler en poussière au moment <strong>du</strong> départ.<br />

> Mission accomplie<br />

Et voilà, c’est fini, Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> s’en va de Bosnie-<br />

Herzégovine et c’est Duga qui reprend et poursuit ses activités.<br />

Ce ne sont plus des mots mais bien la réalité. Mission<br />

réussie ! Et même si nous sommes nombreux à vouloir être<br />

dans 5 ou 10 ans pour voir à quoi tout cela ressemblera, dès<br />

à présent, Duga et Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> peuvent être fières.<br />

Fières de leur idée et d’avoir relevé le défi, fières d’y avoir<br />

cru, d’avoir gardé confiance et d’avoir mené leur projet à<br />

terme, fières de ce qu’est devenue Duga. Aujourd’hui, c’est<br />

avec une émotion profonde et toute simple que je souhaite,<br />

au nom de tous ceux et celles qui ont fait cette mission,<br />

remercier la Bosnie-Herzégovine de nous avoir fait confiance<br />

et de laisser dans nos vies une trace si forte….<br />

C’est vrai qu’il y a encore énormément à faire dans le domaine<br />

de la santé et que Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> trouverait sa place<br />

à rester plus longtemps pour travailler, par exemple, sur la<br />

détection précoce des handicaps, l’amélioration <strong>du</strong> suivi des<br />

grossesses, la prévention drogue et Sida, la prostitution, le<br />

trafic des femmes et des enfants ; mais le temps est venu<br />

de laisser Duga, aux côtés d’autres associations locales, agir<br />

pour leur pays.<br />

Et pour finir, en attendant que Duga et les autres associations<br />

de Bosnie-Herzégovine étendent leurs projets, j’ai une pensée<br />

très sincère pour tous les enfants et adolescents que<br />

9090


nous n’avons pas pu prendre en charge, et beaucoup de courage<br />

à adresser aux futurs parents d’enfants handicapés ou<br />

ayant besoin d’une prise en charge particulière, parce que<br />

même si dans certaines villes <strong>du</strong> pays ils trouveront de l’aide,<br />

ce ne sera pas le cas pour tous... pas partout… pas tout<br />

de suite…<br />

Merci à vous tous pour le chemin que nous avons fait ensemble.”<br />

91


L ir e<br />

Dans ce numéro :<br />

• Observatoire national de la pauvreté et de<br />

l’exclusion sociale, Rapport 2001-2002 et Travaux,<br />

Documentation française, février 2002.<br />

• Groupe de recherche action-formation Quart <strong>Monde</strong><br />

Partenaire, Le croisement des pratiques – Quand le<br />

Quart-<strong>Monde</strong> et les professionnels se forment ensemble,<br />

Editions Quart <strong>Monde</strong>, Paris, 2002.<br />

• Blandine Destremau et Pierre Salama, Mesures et<br />

démesure de la pauvreté, PUF, Paris, 2002, 163 pages.<br />

• Xavier Emmanuelli et Clémentine Frémontier,<br />

La fracture sociale, PUF, Coll. Que sais-je ?, 2002.<br />

• Philippe Mesnard, La victime écran –<br />

La représentation humanitaire en question,<br />

Post-scriptum de Rony Brauman, éditions Textuel,<br />

2002, 176 pages.<br />

• Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre,<br />

le Mal et la fin de l’Histoire, précédé<br />

de Les damnés de la Guerre, Grasset,<br />

Paris, 2001.<br />

• Jean-Marc Balencie et Arnaud de La Grange (dir.),<br />

<strong>Monde</strong>s Rebelles – guérillas, milices, groupes<br />

terroristes, nouvelle édition revue et augmentée,<br />

Michalon, Paris 2001.<br />

9292


L ir e<br />

La pauvreté au rapport<br />

La publication <strong>du</strong> rapport 2001-2002 de l’Observatoire<br />

National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale, qui a<br />

servi de base à la table ronde <strong>du</strong> dossier de ce numéro,<br />

livre une étude détaillée <strong>du</strong> phénomène de la pauvreté<br />

trop souvent oublié ou partiellement traité. Le rapport attire particulièrement<br />

l’attention sur la complexité des causes de la pauvreté,<br />

l’hétérogénéité de sa répartition sur les territoires et la<br />

diversité de ses formes.<br />

Les facteurs conjoncturels n’ont pas forcément un impact<br />

logique et immédiat, puisque des travaux ont par exemple montré<br />

que c’est justement lorsque la situation économique s’améliore<br />

que la compassion et l’in<strong>du</strong>lgence diminuent et que se<br />

développe la mise en cause de la responsabilité indivi<strong>du</strong>elle des<br />

personnes en situation de pauvreté.<br />

Complexe dans ses facteurs et ses formes, le phénomène de<br />

pauvreté l’est aussi à travers les représentations dont il fait l’objet.<br />

Selon que l’on adopte le point de vue <strong>du</strong> journaliste, <strong>du</strong> politique<br />

ou de l’indivi<strong>du</strong> la pauvreté sera analysée partiellement et<br />

subjectivement, en fonction des codes propres à chaque acteur.<br />

Le traitement par la presse, par exemple, est réalisé sur le mode<br />

de la personnalisation avec un recours fréquent aux portraits, à<br />

l’usage <strong>du</strong> prénom pour décrire la situation particulière d’une<br />

personnalité atypique. En définitive, la pauvreté est un sujet qui<br />

suscite un intérêt intermittent et dont le traitement par la presse<br />

sera souvent conditionné par la saisonabilité <strong>du</strong> sujet ou par<br />

son caractère événementiel.<br />

Si le traitement de la pauvreté comme question sociale se révèle<br />

très subjectif, le rapport souligne aussi les manques de précision<br />

concernant sa quantification. Le phénomène de la pauvreté<br />

semble très complexe à cerner objectivement et à chiffrer avec<br />

précision comme en témoigne le caractère relatif de certains<br />

indicateurs (le seuil de pauvreté monétaire par exemple) ou le<br />

fait que de nombreux éléments échappent aux enquêtes (la très<br />

grande pauvreté).<br />

L’importance des notions est également mise en lumière. Parler<br />

de “pauvreté” ou “d’exclusion” n’est pas neutre quant à la<br />

signification et aux actions envisagées. La pauvreté s’entendrait<br />

93


L ir e<br />

sur un référentiel économique désignant une insuffisance de revenus et<br />

supposant une action sur le marché <strong>du</strong> travail. L’exclusion, quant à elle,<br />

relèverait d’un référentiel politique nécessitant une action plus large sur<br />

les mécanismes de la société.<br />

Sans prétendre à l’exhaustivité, l'ONPES tente à travers son rapport et<br />

ses travaux d’analyser et de diffuser les informations relatives aux situations<br />

de pauvreté en saisissant la réalité dans toute sa complexité. Il<br />

espère ainsi contribuer à un changement de regard sur les pauvretés et<br />

les exclusions. Organe de réflexion et de diffusion de l’information, l’Observatoire<br />

s’interroge légitimement sur l’utilité de la connaissance si elle<br />

ne débouche pas sur l’action. On peut dès lors espérer que les politiques<br />

publiques sauront s’inspirer de ces données afin d’affiner l’adéquation<br />

des actions engagées aux réalités.<br />

Anna Paul<br />

Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale,<br />

Rapport 2001-2002 et Travaux, Documentation française, février 2002.<br />

94


L ir e<br />

Inclure les exclus<br />

Lors de la table ronde qui ouvrait ce dossier, Fabrice Giraux se posait<br />

"la question de la valeur de solutions ou de dispositifs qui se mettent<br />

en place sans que les bénéficiaires ne soient associés à leur élaboration…<br />

Pire, ne participons nous pas peu ou prou à la dépolitisation<br />

actuelle en laissant croire que, forcément, les solutions sont entre les<br />

mains des spécialistes, des professionnels, des experts que nous<br />

sommes ?" L'ouvrage collectif d'ATD Quart <strong>Monde</strong> prend opportunément<br />

cette réflexion au bond en souhaitant démontrer qu'il est non<br />

seulement possible, mais bel et bien indispensable d'associer les<br />

populations démunies aux dispositifs qui sont décidés en leur nom et<br />

à leur profit. Et ce non pas parce que "c'est mieux", mais bien parce<br />

qu'elles sont détentrices de savoirs qui peuvent renforcer la pertinence<br />

des actions de solidarité. Résultat d'un programme d'envergure mis<br />

en place par l'association créée par le père Joseph Wresinski – programme<br />

que nous a détaillé l'une de ses responsables 1 -, cet ouvrage<br />

marque le souci de ne pas s'arrêter au discours fort rassurant, déculpabilisant<br />

et, au final, ineffectif de la réciprocité. Il s'attache au contraire<br />

à dessiner les contours d'une mise en œuvre, méthodique et<br />

méthodologique, de cette dernière. Prendre garde pour les professionnels<br />

au temps de la relation – "Est-ce que ce que je planifie avec<br />

les gens a quelque chose à voir avec leurs projets ?" -, ou mesurer l'influence<br />

<strong>du</strong> langage – "les mots placement, signalement sont des termes<br />

trop bien compris (sic) par les personnes vivant la pauvreté",<br />

autant de rappels (ou d'appels) à se souvenir que l'action solidaire n'a<br />

de sens que par le lien qu'elle permet de recréer avec des personnes<br />

en rupture. Au moment où le personnel politique semble découvrir<br />

qu'il a per<strong>du</strong> le lien avec les citoyens, il n'est pas sans intérêt de prendre<br />

conscience que les associations, alors même qu'elles invoquaient<br />

jusqu'à présent leur proximité avec les démunis, sont peut-être en<br />

train de prendre la même voie.<br />

Boris Martin<br />

1<br />

Françoise Ferrand, “Le savoir des pauvres, clef de voûte d'un renouveau citoyen”,<br />

p. 48.<br />

Groupe de recherche action-formation Quart <strong>Monde</strong> Partenaire, Le croisement<br />

des pratiques – Quand le Quart <strong>Monde</strong> et les professionnels se forment<br />

ensemble, Editions Quart <strong>Monde</strong>, Paris, 2002.<br />

95


L ir e<br />

(Des)mesures de la pauvreté<br />

"L'image d'Epinal la plus courante <strong>du</strong> pauvre est celle de l'enfant<br />

squelettique, le ventre gonflé, que les médias diffusent lorsque<br />

dans un pays la famine se développe. Cette image n'est pas<br />

fausse, mais elle n'est plus la seule". Sans constituer une révélation,<br />

la première phrase <strong>du</strong> livre de Blandine Destremau et Pierre<br />

Salama rappelle que la pauvreté est un phénomène en expansion<br />

et en mutation. De phénomène, elle est devenue "question sociale"<br />

dont le traitement exige que des mesures en soient réalisées afin<br />

d'adapter les réponses qui y sont alors données : "la mesure de la<br />

pauvreté est supposée donner un contour quantitatif à ce problème,<br />

de façon à prendre, par la suite, les décisions qui s'imposeront<br />

en connaissance de cette mesure", nous disent les deux auteurs.<br />

Economistes faisant œuvre de simplification sans pour autant tomber<br />

dans le simplisme, ils s'attachent à recenser et expliquer les différentes<br />

méthodes de mesure de la pauvreté, de celles qui se limitent<br />

au critère monétaire à celles qui mettent en avant "les capacités,<br />

ou potentialités, dont disposent les indivi<strong>du</strong>s pour mener une<br />

vie décente", en passant par les nécessités de base non satisfaites.<br />

Un panorama particulièrement intéressant qui nous suggère que le<br />

phénomène de la pauvreté ne présente pas le même visage selon<br />

la mesure qu'on lui applique et que, versant de la même pièce,<br />

"limitée à un indicateur, la mesure est ré<strong>du</strong>ctrice et ce faisant peu<br />

pertinente". Des auteurs qui plaident donc pour un affinement de la<br />

mesure de la pauvreté en rapport avec la complexification croissante<br />

de sa réalité.<br />

B.M.<br />

Blandine Destremau et Pierre Salama, Mesures et démesure de la<br />

pauvreté, PUF, Paris, 2002, 163 pages.<br />

96


L ir e<br />

Le désarroi des exclus<br />

C’est <strong>du</strong>rant la campagne électorale de 1995 que Jacques<br />

Chirac a popularisé l'expression "fracture sociale", qu’il avait<br />

empruntée au sociologue Emmanuel Todd. La même formule<br />

sert de titre à un livre fort utile de Xavier Emmanuelli<br />

et Clémentine Frémontier, publié juste avant ce 21 avril 2002 où, à<br />

l’occasion <strong>du</strong> premier tour des présidentielles, les "oubliés" se sont<br />

rappelés au bon souvenir de la Nation et ont fait irruption dans le<br />

débat politique.<br />

Le livre tente d’abord d’expliquer pourquoi tant d’hommes et de<br />

femmes se trouvent relégués au-delà de cette ligne de partage qui<br />

sépare le monde socialisé de celui des exclus, "victimes d’isolement<br />

social, affectif et économique". Il évoque le chômage, qui<br />

condamne à la solitude, à l’inertie, à la dépendance ; l’échec scolaire<br />

qui creuse un abîme entre "ceux qui ont la formation nécessaire<br />

pour se situer dans le monde et pour s’y mouvoir", et les autres, qui<br />

n’ont pas reçu les ressources culturelles suffisantes pour y prétendre<br />

; l’éclatement des familles dont la solidarité constituait traditionnellement<br />

pour les pauvres un filet de sécurité ; l’accélération<br />

de l’urbanisation et le phénomène des banlieues, avec "un éparpillement<br />

des microsociétés <strong>du</strong> quotidien" ; la généralisation de l’usage<br />

de la télévision qui a "transformé l’héritage culturel social et la<br />

transmission des mythes, rites et coutumes qui permettaient de<br />

décoder la société" ; l’obsession de la consommation qui "prétend<br />

subordonner l’expérience d’un manque, inhérent au statut d’homme,<br />

à la satisfaction de besoins matériels"; la crise de l’Etat-providence<br />

; la faillite des idéologies <strong>du</strong> progrès ; l’afflux d’immigrés<br />

dont l’intégration est difficile à assurer quand ses mécanismes traditionnels,<br />

famille, école, service militaire, patrie, sont en crise,<br />

quand les référents porteurs de sens et de symboles qu’étaient le<br />

curé, le médecin, l’instituteur ont per<strong>du</strong> tout prestige… Autant de<br />

facteurs qui expliquent "la perte d’un sentiment d’appartenance à<br />

un projet commun, soutenu par des valeurs républicaines qui trouvent<br />

leurs racines dans la Révolution française". Tout cela génère<br />

une souffrance indicible, qui s’exprime à travers le repli sur soi, la<br />

toxicomanie, la violence, et que vient redoubler un universel sentiment<br />

d’insécurité.<br />

97


L ir e<br />

Le livre recense dans sa deuxième partie les remèdes que la société<br />

a choisi de mettre en œuvre pouéconomiques qui, toutes généreuses<br />

qu’elles sont, ne sont pas à la hauteur <strong>du</strong> défi. Les souffrances<br />

en jeu ne sont pas sensibles aux indices de consommation<br />

d’une société marchande qui "joint au sentiment de vide existentiel<br />

une frustration d’"avoir" permanente et jamais assouvie, car évidemment<br />

le désir de chacun réside dans la dimension de l’"être", et<br />

la trace qparcours d’une vie pleine de sens."<br />

Jean Baisnée<br />

Xavier Emmanuelli et Clémentine Frémontier, La fracture sociale, PUF,<br />

Coll. Que sais-je ?, 2002.<br />

98


L ir e<br />

La victime sur l'écran humanitaire<br />

Voilà un essai qui tombe à point nommé pour aborder une question<br />

qui commence à devenir récurrente aussi bien dans le<br />

milieu humanitaire que dans le grand public, à savoir le statut<br />

et l'utilisation de la victime par celui-là, mais qui ne contribuera<br />

certainement pas à combattre les idées reçues de celui-ci.<br />

Reprenant à son compte l'expression de Rony Brauman – qui signe<br />

d'ailleurs la postface de son ouvrage -, Philippe Mesnard se propose de<br />

décortiquer les mécanismes par lesquels la victime faisant écran avec<br />

la situation qui est la sienne, fournit à l'humanitaire les apparats de sa<br />

propre mise en scène. Suivant pour ce faire l'histoire <strong>du</strong> mouvement<br />

humanitaire, Philippe Mesnard retrace de quelle manière celui-ci se<br />

serait en quelque sorte "approprié" la plupart des victimes que nos<br />

sociétés, selon les maux qu'elles pro<strong>du</strong>isent (guerres, catastrophes<br />

naturelles et sociales), engendrent : "si toutes les victimes ne sont pas<br />

prises en charge ou placées sous la responsabilité de l'humanitaire,<br />

celui-ci dans son sens large, constitue le plan le plus vaste sur lequel<br />

elles figurent" (p. 8). De l'humanitaire philanthropique américain ou<br />

suisse de la fin <strong>du</strong> XIXè siècle à la naissance <strong>du</strong> mouvement des<br />

French doctors à la charnière des années 60 et 70, l'auteur identifie ce<br />

moment où l'humanitaire devient un "champ", au sens où l'entendait<br />

Bourdieu.<br />

Dans cette volonté de défricher une question largement sous-étudiée,<br />

et il faut le dire souvent éludée par les acteurs eux-mêmes, Philippe<br />

Mesnard n'évite pas toujours certains écueils de l'argumentation.<br />

Ainsi, évoquant ici la volonté d'émouvoir plutôt que d'informer (p. 23),<br />

l'auteur explique finalement ailleurs (p. 32) que les humanitaires, "derrière<br />

l'événement et la victime écran", informent... Un peu plus loin, le<br />

discours critique que l'humanitaire tient sur lui-même ne vient même<br />

pas le sauver, "comme si quelque chose dans la représentation de la<br />

victime résistait à une critique qui la mettrait radicalement en question,<br />

le sensationnalisme est relancé <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> marketing" (p. 34). Enfin,<br />

encore un peu plus loin (p. 35), l'auteur regrette que "l'émergence de<br />

la notion d'"exclus", qui concerne l'intérieur des pays riches, ne permet<br />

pas de repolitiser l'image <strong>du</strong> pauvre, au contraire, l'attention se replie<br />

sur "l'indignation face à la souffrance"". Au final, on ressent parfois que<br />

l'auteur a assis sa thèse une fois pour toutes et qu'il y intègre comme<br />

99


L ir e<br />

éléments à charge des faits qu'il aurait pu interpréter comme<br />

des tentatives <strong>du</strong> milieu humanitaire de se remettre en cause…<br />

De petits bémols qui n'invalident pas pour autant le vrai et bon<br />

travail d'analyse que Philippe Mesnard a mené là. On regrettera<br />

peut-être qu'en ponctuation de cette essai sur la représentation<br />

humanitaire, la représentation "populaire" de la victime ne<br />

vienne élargir l'écran sur lequel la société civile elle-même vient<br />

pourtant projeter ses propres images : entre le respect dû aux<br />

personnes qui souffrent et la surexposition des victimes pour<br />

vanter les bienfaits de l'action humanitaire, il est effectivement<br />

une frontière que les humanitaires ne savent pas encore tracer.<br />

B.M.<br />

Philippe Mesnard, La victime écran – La représentation humanitaire<br />

en question, Post-scriptum de Rony Brauman, éditions Textuel, 2002,<br />

176 pages.<br />

100


L ir e<br />

Une fin de l'histoire<br />

très française<br />

Tout à commencé dans Le <strong>Monde</strong> au printemps 2001 : Bernard-<br />

Henri Lévy exhumait cinq conflits oubliés et, sous un titre évocateur<br />

("Les damnés de la guerre"), se proposait de raconter ce qu’il avait<br />

vu et compris de l’Angola, <strong>du</strong> Sri Lanka, <strong>du</strong> Burundi, de la Colombie<br />

et <strong>du</strong> Soudan. Ces récits et les commentaires qui les accompagnent<br />

sont désormais ramassés dans un ouvrage qui entend dépasser<br />

le seul exercice journalistique pour réfléchir sur "la guerre, le Mal<br />

et la fin de l’Histoire". Ce n’est rien de moins que cela dont il s’agit<br />

et que BHL a cru apercevoir au cours de ses voyages : au-delà de<br />

guerre oubliées et destructrices, on aurait affaire, en direct, au Mal<br />

et à la fin de l’Histoire. Réflexions d’autant plus intéressantes pour<br />

nous que bon nombre d’ONG travaillent dans ces pays et qu’au<br />

moment où BHL publiait son ouvrage, Jean-Marc Balencie et<br />

Arnaud de La Grange proposaient une édition revue et augmentée<br />

de <strong>Monde</strong>s rebelles qui traite de conflits semblables pour adopter<br />

une lecture un peu différente de celle de l’écrivain-philosophe.<br />

Une guerre privée de sens<br />

En quoi consiste d’abord la thèse de BHL ? La guerre, dans ces<br />

pays livrés à eux-mêmes, après le retrait de l’investissement américain<br />

ou de l’activisme soviétique, n’aurait plus aucun sens. Il décrit<br />

alors avec précision et efficacité la réalité de ces guerres contemporaines<br />

que les volontaires humanitaires reconnaîtront sans peine.<br />

Pourtant, et presque sur le mode <strong>du</strong> regret, BHL constate un<br />

manque : "Un espace démembré, dévitalisé, lunaire, où l’on voit<br />

partout la trace de la guerre, mais nulle part sa logique, son sens ou<br />

le signe de sa fin." (p. 42). Par rapport aux commentateurs et aux<br />

analystes (on pense en particulier à Jean-Christophe Rufin, à<br />

François Jean où à la Conférence de Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> "Protéger<br />

les populations dans la guerre" de 1999), BHL ne se contente pas<br />

de décrire une guerre privatisée, destructrice et violente pour les<br />

civils, il lui dénie tout sens, reléguant plus encore les populations qui<br />

la subissent dans un trou noir <strong>du</strong> monde, les laissant seules face à<br />

leurs souffrances, sans espoir c’est-à-dire sans avenir : "Drôle de<br />

guerre, décidément. Drôle de rapport au terrain, aux champs de<br />

bataille, aux lieux. Non plus ce territoire-ci pour l’un, ce territoire-là<br />

pour l’autre. Mais un espace immense, presque indifférencié,<br />

gagné par une lèpre lente, où n’en finirait pas de se croiser des<br />

armées de soldats per<strong>du</strong>s dont le véritable objectif est moins de<br />

101


L ir e<br />

gagner que de survivre et de tuer." (p. 45). On peut même penser<br />

en lisant BHL que c’est parce que ces guerres sont privées de sens<br />

qu’elles prennent ces formes de batailles un peu ridicules à la violence<br />

extrême : survivre et tuer parce qu’on ne sait rien faire<br />

d’autre, qu’on le fait bien et qu’on est payé pour le faire ou qu’on a<br />

le droit de se payer sur ceux qu’on assassine ; un boulot comme un<br />

autre en somme : banalité de l’horreur et <strong>du</strong> désespoir.<br />

Fin de l’Histoire<br />

Passer de la guerre privée de sens à la fin de l’Histoire, il n’y a qu’un<br />

pas pour BHL : "…l’évanouissement <strong>du</strong> sens est un fait, mais c’est<br />

tout de même une idée…" (p. 162). L’immoralité de ces conflits et<br />

leur inanité en font donc des guerres "anti-kantiennes" et "antihégéliennes"<br />

; des guerres dignes de la fin de l’Histoire ou qui signent<br />

la fin de celle-ci : "l’entrée dans un temps étale, presque<br />

abstrait, fait d’une série d’instant juxtaposés, figés dans leur maintenant<br />

(…) Le présent sans passé et sans avenir, cet éternel maintenant,<br />

dont un théologien dirait qu’il est le temps de l’enfer et qui<br />

est peut-être tout simplement celui de la fin de l’Histoire." (p. 272 et<br />

292). La grande découverte de BHL, c’est donc que la fin de l’Histoire<br />

n’est en rien ce moment d’euphorie où les sujets "ne se combattent<br />

plus" et "travaillent aussi peu que possible" (Kojève cité par<br />

BHL). Au contraire : "Le temps, parce qu’il est immobile, est sans<br />

mémoire ; parce qu’il est sans mémoire, il efface en priorité la<br />

parole, la plainte, la souffrance des pauvres gens ; parce qu’il leur<br />

barre l’accès à la mémoire et au temps, il conforte l’impunité des<br />

autres, c’est-à-dire des assassins ou d’eux-mêmes en tant qu’ils<br />

sont aussi des assassins ; et c’est ainsi que ce temps sans intermittences<br />

est l’avant-goût, non <strong>du</strong> paradis, mais de l’enfer." (p. 172-<br />

173).<br />

Entre humanitaire et antifascisme<br />

Fin de l’Histoire et absence de signification profonde semblent aller<br />

de pair dans les pays visités par BHL : "Si la fin de l’Histoire advient<br />

ici… c’est qu’elle coïncide, au contraire, avec la disparition <strong>du</strong> sens."<br />

(p. 282). C’est donc bien le sens des conflits qu’il faut interroger et<br />

c’est là qu’apparaissent les premières divergences avec l’analyse<br />

de l’auteur. Qu’appelle-t-il "sens" finalement ? Et ces conflits <strong>du</strong> bout<br />

<strong>du</strong> monde en sont-ils aussi privés qu’il le prétend ? BHL se pose<br />

d’ailleurs à lui-même la question : "Est-il absolument sûr… que les<br />

102


L ir e<br />

guerres d’aujourd’hui aient si peu de sens que je le dis ? Ne puis-je<br />

envisager l’hypothèse qu’elles obéissent en secret à une manière<br />

de rationalité, d’ordre ? (…) L’hindouiste fanatique qui voue sa vie à<br />

casser <strong>du</strong> bouddhiste… Le Dinka sud-soudanais arc-bouté à sa<br />

guerre contre les Nuers… Le civil tutsi convaincu qu’il résiste à une<br />

entreprise génocidaire programmée de longue date…" (p. 181). A<br />

ces questions, deux réponses nous sont fournies. La première est<br />

que les "damnés" de la guerre, "les seuls après tout dont le destin<br />

importe" (p. 184), se fichent pas mal <strong>du</strong> sens de l’Histoire et de leur<br />

guerre, trop occupés qu’ils sont à survivre… ou à tuer (sans considération<br />

de leur propre geste). Curieuse réponse tout de même ;<br />

ainsi, dans la philosophie de l’histoire de BHL, les pauvres gens ferraient<br />

la guerre ou l’Histoire sans savoir précisément ce qu’ils font,<br />

jusqu’au moment où ils n’auraient même plus la force de faire quoi<br />

que ce soit de sensé. Ce serait alors la fin de l’Histoire, mais pas la<br />

fin des guerres, désespérantes, répétitives et figées dans le<br />

présent de l’enfer. C’est une réponse "humanitaire" en somme :<br />

seule la souffrance compte ; peu importe l’histoire et les conditions<br />

politiques qui ont provoquées cette souffrance. Peu importe l’histoire<br />

parce que celle-ci de toute façon importe peu à ceux qui souffrent<br />

et qu’en plus il n’y a même plus d’histoire… C’est faire peu de<br />

cas de toute la sociologie de ces conflits ainsi que de l’expérience<br />

des ONG dans ces pays depuis une dizaine d’années : pourquoi les<br />

populations sont-elles les première cibles des guerriers de toute<br />

sorte ? Parce qu’elles sont une source de revenus et un gage de<br />

survie pour ceux qui combattent, on l’a dit ; mais bien plus, car elles<br />

apparaissent tout entières comme des ennemis ou des supporters,<br />

parce qu’il n’y a plus de neutralité pour les civils et que finalement,<br />

qu’ils le veuillent, ou non, ces "pauvres gens" finissent par participer<br />

à la lutte des uns contre les autres. Toutes les armées en ont<br />

récemment fait l’expérience, qu’ils s’agissent des soldats russes à<br />

Grozny, de Tsahal dans le camps de Jenine, des GI’s américains en<br />

Somalie ou même des Serbes au Kosovo : qui est neutre et qui est<br />

ennemi ? Qui était neutre il y a encore quelques heures et se ferra<br />

"sauter" en pleine rue ou renseignera et ravitaillera l’ennemi ? Combien<br />

de personnes, ces "pauvres gens" que l’on soigne aujourd’hui,<br />

ont-ils tuées hier ou massacreront-ils demain ? Les populations sont<br />

donc moins agies par les guerres qu’elles n’agissent sur elles. Si le<br />

sens de ce qui se passe échappe à l’observateur occidental (qu’il<br />

soit journaliste, humanitaire ou philosophe), il n’échappe jamais aux<br />

populations qui tiennent le fusil, meurent sous les balles ou se pro-<br />

103


L ir e<br />

tègent dans des camps de réfugiés. Ici comme là-bas, la guerre ne<br />

cesse d’être une forme poursuivie de la politique, obéissant à ses<br />

règles, à ses intérêts, à son sens propre.<br />

La seconde réponse, nous renseigne plus encore sur la philosophie<br />

politique de BHL puisqu’il s’attache, non sans un certain romantisme<br />

- et à notre sens une certaine naïveté - à présenter une typologie<br />

des guerres possibles : "Ne suis-je pas en train de qualifier d’insensées,<br />

des guerres dont le sens a pour seul tort de ne pas s’inscrire<br />

dans le grand jeu de l’historico-mondial ?" (p. 181), se<br />

demande-t-il. Ce à quoi il répond, sous prétexte de s’interroger : "Je<br />

me demande si la vraie frontière ne passerait pas entre les guerres<br />

qui font place à la grandeur (en gros les guerres justes, la guerre<br />

antifasciste) et celles qui ne le font pas ?" (p. 201). Bref, les guerres<br />

dont les causes et les enjeux lui semblent valables (la Bosnie multiculturelle<br />

contre la Serbie ethniquement pure ou la résistance de<br />

Massoud contre l’obscurantisme de nazis enturbannés) et vers<br />

lesquels son romantisme de l’engagement peut se déployer et s’inscrire.<br />

BHL et le sens de l’Histoire sont donc là où fleurit l’antifascisme.<br />

On comprend donc aisément comment les guerres d’Angola,<br />

<strong>du</strong> Burundi ou <strong>du</strong> sud Soudan peuvent lui paraître atypiques :<br />

difficile, en effet, de plaquer les catégories politiques et les grilles<br />

de lecture de la gauche française sur des réalités exotiques qui n’en<br />

peuvent mais.<br />

Itinéraire politique<br />

Car c’est de cela dont il s’agit aussi dans ce livre : de l’explication<br />

d’un parcours intellectuel parti <strong>du</strong> gauchisme de 68 pour finir en<br />

engagé tout terrain qui, après les heures intenses de Sarajevo ou<br />

<strong>du</strong> Panshir, a <strong>du</strong> mal à vraiment s’intéresser aux vraies-fausses rivalités<br />

des Hutus et des Tutsis, aux désirs de souveraineté des Dinkas<br />

ou des Tamoul. BHL reste inconsolable "…de ce temps où les guerres,<br />

si hideuses, haïssables, meurtrières, fusent-elles, avaient tout<br />

de même des enjeux." (p. 159). On retrouve alors dans cet itinéraire,<br />

une proximité avec celui des premiers inventeurs de l’humanitaire<br />

contemporain. Il raconte : "Suis-je parti pour le Bangladesh parce<br />

que je m’en voulais de n’en avoir pas assez fait en mai ? (…) monter<br />

un peu plus haut, en somme, la barre de la radicalité afin de me<br />

pardonner à moi-même un engagement que je jugeais trop tiède."<br />

(p. 224). Pour BHL, les gauchistes "finissaient par s’inventer de<br />

fausses guerres menées avec de fausses armes contre des enne-<br />

104


L ir e<br />

mis fantomatiques" (p. 230). C’est pourquoi, "…un matin d’octobre,<br />

donc, fatigué d’entendre parler d’ennemis invisibles, d’introuvables<br />

révolutions et de guerres civiles dont chacun savait qu’elles n’existaient<br />

que dans les têtes, je décidais de réagir en m’en allant , sans<br />

délai, à la rencontre de l’histoire réelle." (p. 231).<br />

Kouchner, l’anti-BHL<br />

Même prémisses en somme que Kouchner lorsque celui-ci part<br />

pour le Biafra : aller voir, en dehors <strong>du</strong> quartier latin, si l’Histoire ne<br />

se joue pas en plus grand ailleurs. Différence pourtant : BHL va<br />

chercher à affronter à l’étranger ce fascisme qu’il ne trouve décidément<br />

pas en France (il sait bien, finalement, que les CRS ne sont<br />

pas des SS…). Il reste alors, et ce jusqu’à aujourd’hui, dans la posture<br />

classique des intellectuels français qui jouent toujours et sans<br />

cesse, rejouent ad nauseam, cette scène inaugurale de la gauche<br />

depuis 1936 ou 1940 : brigades internationales contre fascisme,<br />

résistants contre collabos. C’est de cette opposition binaire dont les<br />

pays <strong>du</strong> sud, selon BHL, seraient orphelins aujourd’hui : il l’appelle<br />

fin de l’Histoire… Kouchner, pour sa part, nous semble plus intéressant<br />

(même s’il n’en a pas forcément conscience) et partant plus<br />

créatif.<br />

Marier la France avec l’Histoire<br />

Que se passe-t-il avec le fondateur de Médecins sans Frontières et<br />

Médecins <strong>du</strong> <strong>Monde</strong> ? Pour le comprendre, il faut étayer notre<br />

hypothèse sur le long terme. Au départ, la même scène inaugurale<br />

que chez BHL (et chez la quasi totalité de cette génération) : le traumatisme<br />

de la guerre et, paradoxalement, la situation d’une France<br />

occupée et soumise au régime de Vichy plus que l’extermination<br />

des juifs. Face à cela un homme va aller voir ailleurs si la France y<br />

est. C’est de Gaulle. Mais à Londres que trouve-t-il ? Moins la<br />

France que lui-même. Peu importe, il incarnera alors une certaine<br />

idée de la France. Kouchner, pour sa part, rejoue en 68 une scène<br />

identique. Mais de manière moins tragique, toutefois, presque sous<br />

forme de farce… Il sait bien, lui aussi, que la France n’est pas<br />

occupée, que les CRS ne sont toujours pas des SS et que de Gaulle<br />

n’est pas Pétain. Il va alors aller voir ailleurs si l’Histoire ne passe pas<br />

les plats de manière moins grotesque. Voir tout simplement ailleurs<br />

si l’Histoire y est. Mais ce n’est pas l’Histoire qu’il découvre au<br />

105


L ir e<br />

Biafra : c’est la France ! Celle des droits de l’homme. Peu importe, après tout : pour<br />

Kouchner, l’humanitaire est cette tentative un peu folle de marier la France avec l’Histoire.<br />

Lisez <strong>Monde</strong>s rebelles<br />

Rien de tel chez BHL qui s’en tient une bonne fois pour toute à l’antifascisme de sa<br />

jeunesse qu’il plaque artificiellement sur des conflits auxquels toute idée de la sorte<br />

est étrangère. C’est pourquoi il sera plus judicieux, si l’on en tient moins pour un sens<br />

de l’Histoire que pour un sens à ces conflits quand bien même celui-ci serait caché,<br />

de se reporter à la lecture de <strong>Monde</strong>s rebelles dont l’intro<strong>du</strong>ction semble une réponse<br />

à BHL : "…vu des rives <strong>du</strong> Potomac ou de la Seine, les "guerres des pauvres" qui per<strong>du</strong>raient<br />

depuis 1991 ne pouvaient relever que de la barbarie ou <strong>du</strong> grand banditisme.<br />

Depuis qu’avec la fin de la guerre froide, les grandes puissances avaient cessé d’exporter<br />

leur ordre politique sous toutes les latitudes, les conflits <strong>du</strong> Sud étaient forcément<br />

anarchiques ou crapuleux, toujours complexes, parfois incompréhensibles.<br />

Pourtant, sur bien des guerres civiles, le rideau s’était en fait levé. Les causes locales,<br />

qui existaient déjà auparavant mais avaient été masquées par l’antagonisme Est-<br />

Ouest, apparaissaient au grand jour. Et l’on s’apercevait que ces guerres répondaient<br />

le plus souvent à des logiques politiques et économiques, criminelles certes, mais terriblement<br />

rationnelles." (p. 11). Voilà ce qui devait être dit. Après cela, il n’est plus que<br />

de lire les chapitres consacrés aux pays dont nous avons parlé. Lecture studieuse in<br />

extenso ou lecture buissonnière qui grappille de ci de là des informations au fil des<br />

jours ; peu importe ! Mais lisez <strong>Monde</strong>s rebelles…<br />

Denis Maillard<br />

Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, précédé de Les<br />

damnés de la Guerre, Grasset, Paris, 2001.<br />

Jean-Marc Balencie et Arnaud de La Grange (dir.), <strong>Monde</strong>s Rebelles – guérillas, milices,<br />

groupes terroristes, nouvelle édition revue et augmentée, Michalon, Paris 2001.<br />

106


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débats<br />

novembre • 2000<br />

N°1<br />

<strong>Humanitaire</strong> :<br />

le mot et les concepts en jeu<br />

Intellectuels et humanitaires,<br />

entre dévoilement et engagement<br />

La marche contre l'impunité<br />

<strong>Humanitaire</strong><br />

enjeux<br />

pratiques<br />

Crises <strong>du</strong>rables, crises oubliées<br />

débats<br />

avril • 2001<br />

N°2<br />

La protection<br />

des populations civiles<br />

Retour en Afghanistan<br />

Regard d' un photographe<br />

sur l'humanitaire<br />

<strong>Humanitaire</strong><br />

enjeux<br />

pratiques<br />

Violence<br />

et <strong>Humanitaire</strong><br />

débats<br />

automne • 2001<br />

N°3<br />

Accès<br />

aux médicaments essentiels<br />

Hommage<br />

à Brice Fleutiaux<br />

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Hiver <br />

❒ n°1<br />

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pratiques<br />

débats<br />

Hiver • 2001/2002<br />

N°4<br />

décembre <br />

septembre <br />

Afghanistan<br />

La protection<br />

des populations civiles<br />

Printemps <br />

❒ n°2<br />

<strong>Humanitaire</strong><br />

enjeux<br />

pratiques<br />

débats<br />

Printemps/été 2002<br />

N°5<br />

Pauvreté(s)<br />

en<br />

France<br />

Violence<br />

et <strong>Humanitaire</strong><br />

Hiver <br />

❒ n°3<br />

27 décembre 1979<br />

11 septembre 2001<br />

Afghanistan<br />

Hiver /<br />

❒ n°4<br />

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