ÃDITORIAL
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CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
ÉDITORIAL<br />
Jean-Marc Randin<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 3 à 4<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-3.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Randin Jean-Marc, « Éditorial »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 3-4. DOI : 10.3917/acp.005.0003<br />
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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />
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ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Éditorial<br />
En science humaine, la conception qu'on porte en soi de la vie et de la personne<br />
est un des principaux déterminants de la manière dont on abordera<br />
son activité, qu'elle soit de nature intellectuelle, réflexive ou pratique.<br />
Ainsi en est-il de la recherche où, suivant les options prises, le chercheur<br />
se tournera vers des procédures tendant à objectiver l'être humain ou au<br />
contraire à le considérer comme un participant à part entière. Dans le<br />
premier cas, nous aurons des sujets de recherche dans le sens d'objets, dans<br />
le second dans celui d'individus actifs. En arrière-plan, la question est de<br />
savoir s'il convient de neutraliser au maximum la participation consciente,<br />
en ne dévoilant pas les objectifs de recherche et en donnant le minimum<br />
d'information sur ses intentions en tant que chercheur, de manière à avoir<br />
les réponses les moins orientées et les plus «pures» possible. Convient-il<br />
a contrario de faire réellement participer et réfléchir les personnes sur<br />
des questions clarifiées et ouvertement amenées, estimant que c'est leur<br />
capacité de réflexion et de réponse qui enrichira la recherche.<br />
Conscientisée ou non, la conception qu'ont les chercheurs des capacités<br />
de l'être humain occupera une part décisive à l'heure d'un tel choix. Cette<br />
question n'apparaît pourtant que rarement dans leurs écrits, alors que les<br />
conséquences de ces deux options sont fondamentales et peuvent même<br />
mener à se demander si «[cette première vision] fait justice aux réalités que<br />
nous cherchons à étudier, [si] elle ne les déforme pas» (p. 10).<br />
Pour le praticien également, la conception de l'homme est un pilier —<br />
pas toujours reconnu — de sa démarche. Quel genre d'impact le psychothérapeute<br />
doit-il avoir? Est-il censé être quelqu'un qui dirige l'autre,<br />
d'une manière ou d'une autre, qui le guide en le faisant aller dans telle ou<br />
telle direction ? Est-il quelqu'un qui sait mieux quelle direction est la bonne,<br />
a un moment donné? Ou sa responsabilité professionnelle réside-t-elle au<br />
contraire dans une capacité à «pousser plus avant dans l'inconnu», dans<br />
l'idée que «la réponse, celle qui convient [..] à la personne [..] puisqu'elle<br />
est sienne, est dans cet inconnu» (p. 19) ?<br />
Cette question des conceptions de l'être humain divise et divisera sans<br />
doute encore longtemps les professionnels de la relation d'aide. Ainsi<br />
«la notion de confiance pour Rogers concerne la personne tout entière alors<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 3
Éditorial<br />
que pour Gendlin elle ne s'adresse qu'au processus de l' experiencing» (p. 77).<br />
C'est leur conception qui détermine leur manière de travailler et permet<br />
de répertorier leur forme d'activité, telle celle «d'un thérapeute centré sur<br />
la personne qui travaille uniquement au moyen de la relation elle-même<br />
et qui n'ajoute pas d'autres éléments ou moyens en dehors de la communication»<br />
(p. 50).<br />
Cette question est aussi peu évidente qu'incontournable car, dans<br />
l'échange, dans l'entretien d'aide, c'est avec la conception profonde qu'il<br />
porte en lui que le thérapeute sera présent, non avec celle avec laquelle il se<br />
sent intellectuellement en affinité et à laquelle il pense adhérer. La diversité<br />
des approches relève sans doute pour une bonne part de ce que les divers<br />
thérapeutes, anonymes ou figures de proue d'écoles thérapeutiques, sont<br />
eux-mêmes des êtres humains porteurs de leur conception profonde de la<br />
personne. Eux-mêmes sont plutôt pessimistes ou confiants dans la capacité<br />
de l'être humain de «se ressentir comme une personne capable de donner<br />
du sens à sa propre situation et de choisir les futures étapes de sa propre<br />
vie» (p. 69). Eux-mêmes comme tout un chacun, en définitive, sont porteurs<br />
de leur propre vision d'eux-mêmes, de leurs solidités et faiblesses intérieures,<br />
et c'est là qu'ils puiseront leur vision de l'autre. Quelle que soit<br />
leur démarche, c'est ce qu'ils possèdent en eux qu'ils transmettront, dans<br />
leur manière d'être comme dans leur technique.<br />
Les sciences humaines, finalement, nous renvoient à la question générale<br />
de la vision de l'humain, de la personne et donc de nous-mêmes dont<br />
nous sommes porteurs, pour nous comme pour le monde dans lequel<br />
nous vivons. Elles sont dès lors susceptibles de participer d'une manière<br />
bien plus importante que nous ne pouvons l'imaginer à la construction de<br />
ce monde, et ce d'autant plus si l'on envisage que «l'homme moderne [..]<br />
est en quête du sens de la vie» et que «le besoin que de nouvelles approches<br />
s'intéressent à cette vieille question se fait grandement sentir» (p. 26).<br />
Jean-Marc Randin<br />
4 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
COMMENTAIRES SUR L'ÉTAT DE LA RECHERCHE EN<br />
PSYCHOTHÉRAPIE (COMME JE LA VOIS)<br />
David Orlinsky<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 5 à14<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-5.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Orlinsky David, « Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie (comme je la vois) »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 5-14. DOI : 10.3917/acp.005.0005<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Commentaires sur<br />
l’état de la recherche<br />
en psychothérapie<br />
(comme je la vois)<br />
David Orlinsky<br />
Université de Chicago<br />
Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />
David E. Orlinsky est professeur au «Department of Comparative<br />
Human Development» de l'Université de Chicago. En 1969,<br />
il fonda Y International Society for Psychotherapy Research1 dont il est<br />
un ancien président. Il est co-auteur de deux livres: Varieties of<br />
Psychotherapeutic Experience 2 qu'il publia en 1975 avec Kenneth<br />
Howard, et How Psychotherapists Develop 3 avec Helge Ronnestad<br />
(2005). Par ailleurs, il dirigea avec Jesse Geller et John Norcross la<br />
publication de l'ouvrage intitulé The Therapist’s own Psychotherapy 4 .<br />
Il est également l'auteur de nombreux articles de recherche.<br />
1 Ndt: Société internationale pour la recherche en psychothérapie.<br />
2 Ndt: Diversité dans l'expérience psychothérapeutique.<br />
3 Ndt: Développement personnel des psychothérapeutes.<br />
Ndt: La propre psychothérapie du thérapeute.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 5
David Orlinsky<br />
Résumé<br />
Dans cet essai, l'auteur fait part de ses hésitations quant à la valeur<br />
d'une recherche en psychothérapie basée sur un paradigme ou<br />
modèle standard qui, par des procédures «manualisées» aléatoires,<br />
tend à réifier les personnes (patients et chercheurs) et rétrécir,<br />
selon lui, la vision des phénomènes censés être étudiés. Ce modèle<br />
est conforté par les biais cognitifs matérialistes de notre culture<br />
occidentale (dichotomie soma/psyché), dans une course au financement<br />
qui asservit les chercheurs aux bâilleurs de fonds. Dans<br />
sa conclusion, Orlinsky exprime son désir de voir un jour se<br />
développer une recherche en psychothérapie et une formation de<br />
psychothérapeutes fondées sur l'expérience.<br />
Mots-clés: psychothérapie, recherche, science normale, componentialité,<br />
unité psychosomatique, fondé sur l'expérience.<br />
Note préliminaire: cet essai est une réponse à l'invitation de Chris Muran,<br />
actuel président de la «Society for Psychotherapy Reasearch 5 North<br />
American Chapter». Il m'avait demandé de donner mon point de vue sur<br />
l'état actuel de la recherche en psychothérapie dans la colonne du Bulletin<br />
de la section réservée au président sortant. Ce texte a été publié (sans les<br />
références) dans le Bulletin de janvier 2006. J'espère qu'il sera compris<br />
comme une critique constructive de la recherche et non comme une attaque<br />
de la recherche scientifique en psychothérapie à laquelle j'ai consacré plusieurs<br />
dizaines d'année de ma vie. J'y développe l'idée que notre recherche<br />
a besoin de devenir plus réaliste et de ce fait plus réellement scientifique.<br />
Tout commentaire peut être envoyé à: d-orlinsky@uchicago.edu.<br />
Il me faut tout d'abord confesser que, lorsque je peux l'éviter, je ne lis<br />
pas vraiment ce qui a trait à la recherche en psychothérapie. Pourquoi?<br />
La langue y est ennuyeuse, la narration répétitive, les caractères manquent<br />
de profondeur et les auteurs n'ont généralement pas le sens de l'humour.<br />
Ce n'est pas amusant, tout au moins pas intentionnellement. Mais au lieu de<br />
Ndt: désignée ci-après par les initiales SPR.<br />
6 ACP Pratique et recherche n° 5
Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />
lire, je scanne ou j'étudie. J'ai pris l'habitude de scanner les résumés des articles<br />
au fur et à mesure que les journaux me parviennent afin de m'assurer qu'ils<br />
ne contiennent rien de ce que je désire savoir; quand un résumé retient mon<br />
intérêt je scanne la table des résultats. Par ailleurs, j'ai accepté d’étudierla<br />
recherche en psychothérapie de manière systématique, à intervalles irréguliers<br />
de quelques années, en me centrant systématiquement sur les études<br />
qui concernent le processus et le résultat (Howard & Orlinsky, 1972;<br />
Orlinsky & Howard, 1978,1986; Orlinsky, Grawe & Parks, 1994; Orlinsky,<br />
Rønnestad & Willutzki, 2004). Je l'ai fait pendant quarante ans environ, et<br />
c'est sur cette base (pour ce qu'elle a de valable) que je rends compte ici<br />
de ce que je pense de l'état de la recherche en psychothérapie.<br />
Je crois que ces dernières années, la psychothérapie s'est dotée de bien des<br />
atours de ce que Thomas Kuhn (1970) a décrit comme «science normale 6 »<br />
— signifiant par là que la recherche s'est en grande partie consacrée à faire<br />
ressortir de manière incrémentielle et systématique les détails d'un «paradigme»<br />
général qui soit largement accepté et dans une grande mesure incontesté.<br />
Le paradigme de recherche ou modèle standard comprend l'étude (a)<br />
des procédures thérapeutiques «manualisées» (b) pour des types de troubles<br />
spécifiques (c) dans des conditions et lieux d'application particuliers. Ceci<br />
est très différent du champ que j'ai décrit, il y a trente ans, comme «préparadigmatique»<br />
(Orlinsky & Howard, 1978) mais, d'une certaine manière,<br />
il s'agit d'une avancée considérable. Cependant, les «atours de la science<br />
normale» mentionnés plus haut ont un double sens. Ils suggèrent l’apparence<br />
de la science normale certes, mais dont le consensus paradigmatique implicite<br />
peut aussi représenter lepiège d'un modèle réduit et non réaliste.<br />
Le paradigme est familier. Il repose sur le fait que la psychothérapie est<br />
un ensemble de procédures spécifiques et spécifiables («interventions»<br />
ou «techniques») que l'on peut enseigner, apprendre et appliquer et que la<br />
puissance et l'efficacité comparatives de ces procédures dans le traitement<br />
spécifique et spécifiable des troubles comportementaux et psychologiques<br />
définit plus ou moins les formes de psychothérapie — à condition que les<br />
patients soient désireux et capables de se soumettre au traitement dispensé<br />
par un thérapeute compétent.<br />
Dans ce processus, les thérapeutes sont supposés être des sujets actifs<br />
(agents, fournisseurs) et les patients des objets réactifs (cibles, récipiendaires).<br />
Il est bien possible que, en théorie, les chercheurs croient que les<br />
Ndt: «science normale», cf. «Wikipedia.org».<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 7
David Orlinsky<br />
patients et les thérapeutes sont des sujets actifs et que ce qui se passe entre<br />
eux dans la thérapie apparaisse comme une interaction mais, en pratique,<br />
le paradigme ou modèle de recherche standard qu'ils suivent systématiquement<br />
définit implicitement le traitement comme un processus<br />
unidirectionnel.<br />
Les projets expérimentaux qui soumettent aléatoirement les patients à<br />
des conditions de traitement alternatif, juste comme si c'étaient des objets<br />
(ne se souciant que rarement de leurs préférences), mettent en évidence<br />
ces conceptions implicites du patient, du thérapeute et du processus de<br />
traitement. Par contre les thérapeutes ne sont jamais soumis, ni systématiquement,<br />
ni au hasard, à des conditions de traitement alternatif (car il est<br />
essentiel que soient prises en compte leurs préférences subjectives vis-à-vis<br />
du traitement). Ceci a pour conséquence, comme l'ont fait clairement<br />
remarquer Elkin (1999) et d'autres, que les comparaisons entre les conditions<br />
de traitement reflètent les effets de l'interaction du traitement-xthérapeute<br />
plutôt que les effets principaux du traitement. Mais cette<br />
question est adroitement ignorée par tout le monde (comme dans le conte<br />
des «Nouveaux habits de l'empereur» 7 ).<br />
En outre, en la focalisant sur certaines qualités ou caractéristiques abstraites<br />
des patients ou des thérapeutes, le paradigme de recherche dominant<br />
rétrécit la vision que nous avons des phénomènes que les chercheurs en<br />
psychothérapie pensent étudier. La cible du traitement n'est pas vraiment<br />
le patient en tant qu'individu mais plutôt en tant que trouble spécifiquement<br />
diagnostiqué. D'autres caractéristiques du patient sont censées être «contrôlées»<br />
soit par sélection aléatoire (autre mythe embarrassant du fait que<br />
l’efficacité de la sélection aléatoire dépend des grands nombres et que le<br />
nombre de sujets dans un échantillon ou dans des répliques d'échantillons<br />
est rarement assez grand pour justifier la sélection), ou contrôlées statistiquement<br />
en utilisant les quelques caractéristiques de patients qui d'habitude<br />
sont systématiquement évaluées comme covariants. Les covariants sont<br />
communément des variables choisies démographiquement et évaluées dans<br />
le but de décrire l'échantillon (âge, genre, état civil, race ou ethnicité, etc.)<br />
puisqu'il n'y pas de théorie largement acceptée pour guider la sélection<br />
des variables du patient. (Assez récemment, des mesures d'«alliance» ont<br />
été recueillies de manière routinière chez des patients, reflétant ainsi<br />
l'accumulation massive des résultats empiriques sur l'impact de la relation<br />
thérapeutique.)<br />
Ndt: titre d'un conte d'Andersen<br />
8 ACP Pratique et recherche n° 5
Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />
De la même manière, les psychothérapeutes sont décrits sous forme de<br />
certaines qualités ou caractéristiques abstraites. L'agent de traitement qui est<br />
étudié n'est pas vraiment le thérapeute en tant qu'individu mais plutôt<br />
comme un ensemble spécifique de savoir-faire thérapeutiques manualisés auxquels<br />
le thérapeute est censé avoir été formé et auxquels il est censé se<br />
conformer dans la pratique. Les quelques autres caractéristiques qui sont<br />
habituellement évaluées (formation professionnelle, niveau de carrière,<br />
orientation théorique et peut-être genre, race ou ethnicité) sont en grande<br />
partie utilisées pour décrire l'échantillon, ou parfois comme covariants. Et<br />
ceci, à nouveau, parce qu'il n'existe pas de théories largement acceptées ou<br />
de données empiriques reproduites sur une large échelle pour guider la<br />
sélection des variables concernant les thérapeutes.<br />
Cette vision réduite et extrêmement abstraite des patients, des thérapeutes<br />
et du processus thérapeutique du paradigme de recherche dominant<br />
trouve un appui dans les biais cognitifs de la culture moderne que nous partageons<br />
tous. L'un de ces biais a été décrit par le sociologue Peter Berger<br />
et ses collègues sous le nom de componentialité. Cette assomption de base établit<br />
que: «les composants de la réalité sont des unités indépendantes qui<br />
peuvent être mises en relation avec d'autres unités semblables, impliquant<br />
ainsi que la réalité n'est pas conçue comme un flux ininterrompu de jonctions<br />
et de disjonctions d'entités uniques. Cette appréhension en termes de<br />
composants est essentielle à la reproductibilité du processus de production<br />
[industrielle] aussi bien qu'à la corrélation entre hommes et machines. [..]<br />
La réalité est ordonnée en termes de telles unités qui sont appréhendées et<br />
manipulées comme des unités atomistiques. Ainsi tout est analysable sous<br />
forme de composants constituants; tout peut être séparé et réuni à nouveau<br />
dans les termes de ces composants» (Berger, Berger & Kellner, 1974, p. 27).<br />
Cette componentialité se réfléchit dans la manière nettement individuelle<br />
et décontextualisée dont nous pensons aux personnes. Nous avons tendance<br />
à penser que les individus sont des unités de «personnalité» essentiellement<br />
séparées, indépendantes et fondamentalement interchangeables,<br />
lesquelles sont à leur tour constituées d'autres composants internes qui<br />
interagissent entre eux plus ou moins mécaniquement — qu'ils soient<br />
conceptualisés en tant que traits qui peuvent être évalués quantitativement<br />
comme des variables de différence individuelle ou, d'une manière plus holistique<br />
mais moins précise, comme des composants cliniques de la personnalité<br />
(ego, ça ou super-ego). C'est ainsi que lorsque les chercheurs cherchent<br />
a évaluer l'impact, présumé positif même s'il s'avère parfois négatif, de<br />
la psychothérapie sur les patients, ils centrent systématiquement leurs<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 9
David Orlinsky<br />
observations sur des individus componentiels hors de tout contexte de vie,<br />
et sur des composants constitutifs des individus sur lesquels sont ciblés<br />
les traitements thérapeutiques, à savoir sur les troubles symptomatiques<br />
et les traits de caractères pathologiques. En général, ils n'évaluent pas les<br />
individus comme faisant partie de contextes de vie socioculturels, politicoéconomiques<br />
et développementaux. Une vision componentielle de la<br />
psychothérapie et de ceux qui la pratiquent se dégage implicitement du<br />
paradigme de recherche dominant qui produit aux chercheurs une sensation<br />
de maîtrise cognitive encourageante. Mais fait-elle justice aux réalités que<br />
nous cherchons à étudier, ne les déforme-t-elle pas ?<br />
Un autre biais de la culture moderne largement répandu vient encore<br />
compliquer et déformer le travail des chercheurs en psychothérapie et<br />
en psychopharmacologie (et plus largement en médecine). Il s'agit de<br />
l'assomption implicite que, malgré les efforts des philosophes modernes tels<br />
que Ryle (1949) pour détruire ce mythe cartésien, il y a une distinction ou<br />
dichotomie essentielle entre soma etpsyché (ou matière et esprit). C'est ce qui<br />
fait que — grâce à l'IRM et à la tomographie par ordinateur qui permettent<br />
de détecter des changements dans la réponse émotionnelle — la découverte<br />
que les phénomènes psychologiques ont des correspondances neurologiques<br />
ou encore corporelles soit considérée comme sensationnelle au point<br />
de faire les titres de la presse quotidienne. Le biais matérialiste de la culture<br />
moderne alimente le fait que cette corrélation tende à être vue en termes<br />
réductionnistes, de sorte que les aspects physiologiques des phénomènes<br />
étudiés sont considérés comme fondamentaux, voire comme la cause de leur<br />
aspect psychologique.<br />
Lors de la récente conférence de la SPR à Montréal (Bae et al., 2005), au<br />
cours d'une conversation avec mes collègues de traditions culturelles différentes,<br />
je me suis rendu compte à quel point la dichotomie corps-esprit<br />
(et par la suite, la distinction entre «santé physique» et «santé mentale») ne<br />
semble pas naturelle à des perspectives culturelles différentes, et combien<br />
elle déforme la continuité psychosomatique de la personne humaine vivante.<br />
Lorsque cette continuité fondamentale est conceptuellement divisée en<br />
«psyché» et «soma», il se crée une qualité mystérieuse, tel un produit de<br />
remplacement (comme l'énergie qui se dégage de la fission atomique), une<br />
qualité mystérieuse appelée, avec le plus grand des mépris, «effet placebo».<br />
Cet effet, mystérieusement affublé d'une étiquette latine, est considéré<br />
comme un «contaminant» par les projets de recherche, mais il est typique<br />
que les chercheurs échouent dans le combat qu'ils mènent pour essayer<br />
10 ACP Pratique et recherche n° 5
Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />
de le contrôler (plutôt que de le comprendre), parce que «l'effet» reflète<br />
un aspect de notre réalité d'êtres humains qui nepeutpas être éliminé.<br />
La réalité, voici comme je la vois: une personne (a) est une unité psychosomatique,<br />
(b) qui évolue dans le temps, le long d'une trajectoire de vie<br />
spécifique et (c) qui est un self subjectif objectivement connecté à d'autres selfs<br />
subjectifs, (d) chacun d'entre eux constituant des nœuds actifs ou réactifs<br />
d'une toile intersubjective de relations de communauté et de modèles<br />
culturels, une toile dans laquelle ces mêmes modèles et relations, (e)<br />
exercent une influence formative sur le développement psychosomatique<br />
des personnes.<br />
La réalité de la psychothérapie, comme je la vois, comprend (a) une<br />
relation sociale, définie culturellement, formée intentionnellement entre<br />
(b) des personnes qui interagissent entre elles dans les rôles de client et<br />
de thérapeute, (c) pendant un laps de temps déterminé, durant lequel<br />
leurs trajectoires de vie se rencontrent, (d) le thérapeute agissant au nom<br />
de la communauté qui l'a certifié apte (e) à s'engager dans une relation<br />
avec le patient dans le but d'influencer le cours de la vie du patient dans<br />
des directions qui doivent être bénéfiques au patient.<br />
Aucune de ces réalités ne me semble avoir été convenablement prise<br />
en compte par le paradigme ou modèle de recherche standard suivi par<br />
la plupart des études de processus et de résultats psychothérapiques.<br />
Au contraire, le paradigme de recherche dominant nuit sérieusement à la<br />
véritable nature des personnes et de la psychothérapie (comme je les vois).<br />
Pourquoi donc le paradigme domine-t-il le champ de la recherche en<br />
psychothérapie et pourquoi les chercheurs s'obstinent-ils à l'utiliser s'il<br />
s'agit d'un lit de Procuste mal taillé, comme je l'ai déclaré?<br />
La réponse est en partie culturelle car le paradigme reflète la scission<br />
psycho/somatique componentielle, biais cognitif matérialiste de notre<br />
culture occidentale. Elle est également en partie psychologique du fait que<br />
les partisans du paradigme deviennent plus militants, conséquence de la<br />
dissonance cognitive 8 engendrée par le début de l'échec du paradigme de<br />
la promesse scientifique utopique (Festinger, Riecken & Schachter, 1956).<br />
Elle est aussi en partie historique étant donné que d'une part, le champ de la<br />
psychothérapie a son origine dans celui de la psychiatrie à partir duquel il<br />
8 Ndt: Définition de la Dissonance cognitive in «Wikipedia.org»: «L'individu en présence de<br />
cognitions ('connaissance, opinions ou croyances sur l'environnement, sur soi-même ou sur<br />
son propre comportement', Festinger, 1957, p. 9) incompatibles entre elles, ressent un état<br />
de tension désagréable motivant sa réduction (i.e. état de dissonance cognitive).»<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 11
David Orlinsky<br />
s'est en grande partie développé en tant que sous-spécialité médicale et que<br />
d'autre part, le champ de la psychologie clinique a empiété sur le champ de<br />
la psychiatrie, l'a imité pour finir par en être le rival. Finalement, la réponse<br />
est en partie économique puisqu'il faut faire plaisir aux bailleurs de fonds de la<br />
recherche (le véritable effet «placebo») pour obtenir les sommes nécessaires<br />
a sa propre recherche et avancer dans sa propre carrière au moyen de publications<br />
dans son propre domaine, tout en contribuant au remboursement<br />
de « coûts indirects » à l'institution qui vous emploie.<br />
On pourra trouver ironique que le paradigme adhère si étroitement<br />
au modèle de la maladie et à son traitement au moment où la profession<br />
psychiatrique, qui a représenté historiquement la présence médicale dans ce<br />
domaine, délaisse largement (et regrettablement) la pratique de la psychothérapie<br />
(Luhrmann, 2000). L'apparente solidité de la survivance du paradigme<br />
est due (a) au fait que les services psychothérapeutiques continuent<br />
de recevoir des fonds de l'assurance maladie qui, à force de lobbying, s'est<br />
politiquement élargie en incluant les praticiens non médicaux, et (b) au fait<br />
que la recherche en psychothérapie soit largement financée par des institutions<br />
de recherche biomédicale. Bien qu'il n'existe pas d'industrie ayant<br />
pour but non lucratif de promouvoir et de soutenir la psychothérapie<br />
comme le fait Big Pharma pour les traitements psychopharmacologiques<br />
de la psychiatrie biologique, la plupart des fonds de la recherche en<br />
psychothérapie et en pratique psychothérapique provient de sources qui<br />
soutiennent implicitement le modèle médical de santé mentale. Comme<br />
d'habitude, «c'est celui qui engage les musiciens qui choisit la musique» 9 .<br />
Pourtant il serait peut-être plus subtil et juste de dire que les musiciens<br />
(thérapeutes et chercheurs) qui sont en quête d'une aide financière jouent<br />
la musique de manière qu'elle séduise les sponsors potentiels. C'est toujours<br />
le besoin qui nous guide mais nous avons l'étrange capacité de nous<br />
persuader que profit et mérite se confondent.<br />
Aveu émanant de l'expérience: je sais très bien que si je peux dire tout<br />
cela c'est que, grâce à ma bonne vieille retraite de la faculté des lettres et des<br />
sciences, j'ai le privilège de jouir d'une position financière solide (quoique<br />
modeste) et aussi parce que je n'ai pas à courir après des fonds. En tant<br />
que producteur de recherche en psychothérapie, je suis libre de suivre<br />
mon propre chemin en participant par mon travail au réseau de recherche<br />
9 Ndt: adaptation du vieil adage anglo-saxon: «C'est celui qui engage le joueur de cornemuse<br />
qui choisit la chanson».<br />
12 ACP Pratique et recherche n° 5
Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />
collective de la SPR. Mais en tant que consommateur de recherche en<br />
psychothérapie, j'ai de sérieuses inquiétudes quant à l'état d'un domaine<br />
dans lequel, selon ma perception, le paradigme central autorise les chercheurs<br />
à poursuivre leurs études suivant les préceptes de la «science<br />
normale». Cela présente pour eux le risque d'une fermetureprématurée à la<br />
compréhension de la vraie nature de la psychothérapie et de ceux qui la<br />
pratiquent. Si ce n'est pas ouvertement malhonnête (comme je pense que<br />
c'est le cas de certaines recherches sur des traitements psychopharmaceutiques<br />
alimentés par des firmes pharmaceutiques), c'est néanmoins<br />
réducteur et, à mon avis, vraiment problématique.<br />
Si vraiment nous pouvions avoir des psychothérapies fondées sur l'expérience,<br />
ancrées dans une recherche systématique et bien échantillonnée<br />
(Goodheart, Kazdin & Stenberg) et des formations de psychothérapeutes<br />
également fondées sur l'expérience (Orlinsky & Rønnestad, 2005) — auxquelles<br />
j'accorde plein crédit — il serait alors très juste (en fait, je pense que<br />
ce serait essentiel) que cette recherche repose sur un modèle standard ou un<br />
paradigme qui corresponde à l'expérience réelle et à la réalité vécue de ce<br />
qui est censé être étudié. Je ne sais pas à quoi ressemblerait un paradigme<br />
ou modèle de recherche plus satisfaisant. Ce serait à la prochaine génération<br />
de le construire — mais je crois qu'il en sortirait le type de recherche en<br />
psychothérapie que j'aimerais lire.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 13
David Orlinsky<br />
Références<br />
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research-II: Western psychotherapies and indigenous/ non-western cultures. Open discussion<br />
session, international meeting of the Society for Psychotherapy Research,<br />
Montreal, Canada, June 22-25, 2005.<br />
Berger, P., Berger, B., & Kellner, H. (1974). The homeless mind: Modernization and<br />
consciousness. New York: Vintage Books.<br />
Elkin, I. E. (1999). A major dilemma in psychotherapy outcome research:<br />
Disentangling therapists from therapies. Clinical Psychology: Science andPractice, 6,<br />
pp. 10-32.<br />
Festinger, L., Riecken, H. H. & Schachter, S. (1956). Whenprophecy fails: A social<br />
and psychological study of a modern group that predicted the destruction of the world.<br />
New York: Harper.<br />
Goodheart, C. D., Kazdin, A. E. & Sternberg, R. J., Eds. (2006). Evidence-based<br />
psychotherapy: Where practice and research meet. Washington, DC: American<br />
Psychological Association.<br />
Kuhn, T. S. (1970). The structure of scientific revolutions (2 nd edition). Chicago:<br />
University of Chicago Press.<br />
Howard, K. I. & Orlinsky, D. E. (1972). Psychotherapeutic processes. In Annual<br />
review ofpsychology, vol. 23. Palo Alto, Cal.: Annual Reviews.<br />
Luhrmann, T. M. (2000). Of two minds: The growing disorder in American psychiatry.<br />
New York: Knopf.<br />
Orlinsky, D. E., Grawe, K. & Parks, B. K. (1994). Process and outcome in<br />
psychotherapy—noch einmal. In A. Bergin S. & Garfield, Eds., Handbook of<br />
psychotherapy and behavior change, 4th ed. New York: Wiley.<br />
Orlinsky, D. E. & Howard, K. I. (1978). The relation of process to outcome in<br />
psychotherapy. In S. Garfield and A. Bergin, Eds., Handbook of psychotherapy<br />
and behavior change, 2nd ed. New York: Wiley.<br />
Orlinsky, D. E. & Howard, K. I. (1986). Process and outcome in psychotherapy.<br />
In S. Garfield and A. Bergin, Eds., Handbook ofpsychotherapy and behavior change,<br />
3rded. New York: Wiley.<br />
Orlinsky, D. E. & Rønnestad, M. H. (2005). Howpsychotherapists develop: A study of<br />
therapeutic work andprofessionalgrowth. Washington, DC: American Psychological<br />
Association.<br />
Orlinsky, D. E., Rønnestad, M. H. & Willutzki, U. (2004). Fifty years ofpsychotherapy<br />
process-outcome research: Continuity and change. In M. Lambert, Ed.,<br />
Bergin and Garfield's Handbook of Psychotherapy and Behavior Change, 5th ed.<br />
New York: Wiley.<br />
Ryle, G. (1949). The concept ofmind. New York: Barnes & Noble.<br />
14 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
HOMMAGE ET RÉFLEXIONS<br />
Jean-Marc Randin<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 15 à25<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-15.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Randin Jean-Marc, « Hommage et réflexions »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 15-25. DOI : 10.3917/acp.005.0015<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
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France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Hommage<br />
et réf lexions<br />
Jean-Marc Randin<br />
Tôt dans sa vie, Jean-Marc Randin a eu l'occasion de faire l'expérience<br />
de l'écoute centrée sur la personne. Se trouvant en affinité<br />
avec cette démarche, il a décidé de s'y former parallèlement à ses<br />
études universitaires. Psychothérapeute et psychologue centré<br />
sur la personne en libéral depuis 1994, il a dirigé la publication en<br />
français du livre « The Carl Rogers Reader» sous le titre de Y «Approche<br />
centrée sur la personne». Actuellement, il est également membre du<br />
comité de l'association mondiale WAPCEPC (World Association<br />
for• Person-Centered and Experiential' Psychotherapy and Counseling).<br />
Résumé<br />
Tout au long de sa carrière professionnelle, Carl Rogers est revenu<br />
sur ses découvertes et concepts fondamentaux, les définissant<br />
toujours un peu plus ou les présentant sous un jour légèrement<br />
différent. Par cet article, écrit à l'occasion des vingt ans de son<br />
décès, j'ai voulu revenir sur quelques-unes de ses affirmations et<br />
les aborder avec mes mots, à partir de mon expérience de praticien<br />
en Approche centrée sur la personne, afin de les nourrir de ce<br />
regard et de cette réflexion d'aujourd'hui, et d'en montrer la pleine<br />
actualité.<br />
©<br />
Mots-clés: Carl Rogers, Approche centrée sur la personne, relation<br />
d'aide, supervision.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 15
Jean-Marc Randin<br />
Il y a vingt ans, le 4 février 1987, disparaissait le psychologue américain Carl<br />
Rogers. À passé 85 ans, il était encore en pleine activité professionnelle,<br />
intéressé à de nouvelles directions de son travail, et avait divers projets<br />
importants inscrits à son agenda. Il laissait son œuvre, ses écrits, sa vision<br />
des relations humaines aux mains de tous ceux qui avaient opté et opteraient<br />
dans leur travail pour une conception similaire à la sienne. Il laissait<br />
une démarche aboutie, qu'il avait d'abord intitulée «thérapie centrée sur le<br />
client» avant d'opter pour la formulation plus large d'«approche centrée sur<br />
la personne». Seule la deuxième de ces appellations devait se répandre en<br />
pays francophones, si ce n'est en Europe, bien que la première ait donné<br />
lieu au titre d'un de ses livres en 1951 1 — cela dit en passant, l'un des deux<br />
écrits importants de Rogers jamais édités en français 2 .<br />
Vingt ans après la disparition de son fondateur, l'Approche centrée sur<br />
la personne reste bien vivante. Elle continue non seulement à être pratiquée<br />
par un nombre important de psychologues, de psychothérapeutes et<br />
d'autres professionnels des «relations d'aide» mais, au-delà de ce fait, elle<br />
reste toujours une démarche novatrice, particulière, interpellante. Elle garde<br />
une portée, une présence et une reconnaissance internationales, comme en<br />
témoigne la nomination récente comme ambassadeur international<br />
(International Ambassador) du premier congrès annuel de la division de<br />
psychologie humaniste de l'association américaine de psychologie (APA,<br />
American Psychological Association) d'Alberto Zucconi, fondateur avec Carl<br />
Rogers et Charles Devonshire de l 'International Institute for Person-Centered<br />
Approach (littéralement: Institut International pour l'Approche Centrée sur<br />
la Personne) 3 .<br />
Il est à l'évidence impossible de faire un tour d'horizon exhaustif de cette<br />
démarche et de ses caractéristiques. Pour en cerner l'actualité, je voudrais<br />
partir de quelques découvertes et constats de Carl Rogers, énoncés à divers<br />
moments de sa carrière, et développer une réflexion libre à leur propos.<br />
Il s'agira donc des réflexions, en ce début de XXI e siècle, d'un praticien<br />
en approche centrée sur la personne sous plusieurs de ses formes: thérapie<br />
individuelle, en groupe, facilitation de groupes de rencontre, formation de<br />
professionnels de la relation d'aide, supervision. Ces réflexions s'appuieront,<br />
a titre de fil conducteur, sur deux citations de Carl Rogers.<br />
1 Rogers, C., Client-Centered Therapy, Boston, Houghton Mifflin, 1951.<br />
2 Le deuxième étantA Way ofBeing, son dernier ouvrage, publié en 1980 aux États-Unis.<br />
Le congrès en question se tiendra du 14 au 16 août 2007 à San Francisco. Son thème sera:<br />
«Les psychothérapies humanistes au XXI e siècle». Voir le site www.apa.org/divisions/div32<br />
pour plus d'informations.<br />
16 ACP Pratique et recherche n° 5
Hommage et réflexions<br />
« Fondamentalement, 'c'est le client qui sait'» (1986)<br />
Cette constatation que Rogers a tirée de sa pratique de psychothérapeute<br />
était et reste en opposition à notre vision la plus commune de l'être humain,<br />
autant qu'à notre manière de concevoir les différents métiers de la relation<br />
d'aide. Aujourd'hui encore, aujourd'hui toujours, ce constat reste incongru<br />
et contraire à la plupart de nos postulats, à titre individuel ou institutionnel.<br />
L'idée, la certitude quasi indiscutée tant elle paraît évidente, que le professionnel<br />
doit être détenteur d'un savoir supplémentaire sur la personne,<br />
qu'il est même là pour ça, est presque universelle. Dans la plupart des formations<br />
psycho-sociales, l'étudiant apprend à être capable d'interpréter,<br />
d'expliquer, de comprendre, car c'est cela qui sera attendu de lui en tant que<br />
professionnel. Face à une situation difficile, le réflexe auquel il aura été<br />
formé sera de tenter de la comprendre et, pour y parvenir, il s'efforcera la<br />
plupart du temps de l'interpréter. Pour sa part, Rogers a affirmé et illustré<br />
que «la meilleure réponse ne peut venir que du client» (Rogers, 2001,<br />
p. 157).<br />
Ces conceptions sont et demeurent fondamentalement différentes, à un<br />
niveau qu'il n'est parfois pas aisé de mettre en évidence. Cela fait des décennies<br />
que les idées de Rogers sont connues, que ses livres sont lus et suscitent<br />
l'attention. Il est tentant de penser qu'elles ont en bonne partie été intégrées<br />
dans nos manières de travailler, et il est vrai qu'elles ont participé à une<br />
grande évolution dans la manière de considérer la personne, dans les milieux<br />
médicaux ou sociaux par exemple. Mais si les mots et le discours ont été<br />
repris, l'intégration des fondements de ses découvertes est beaucoup moins<br />
évidente. Bien des gens se diront «centrés sur la personne» ou présenteront<br />
leur démarche comme telle. L'expression existe dans le discours courant,<br />
mais combien sauront l'entendre selon la définition donnée par Carl Rogers,<br />
ou sauront seulement de quoi il s'agit réellement dans ce sens-là?<br />
Intégrer dans la réalité de sa pratique professionnelle que c'est la<br />
personne qui sait le mieux, qui est l'expert — et le seul — de sa situation n'a<br />
rien de spontané et la bonne volonté, comme l'enthousiasme, n'y suffisent<br />
pas. Nous avons trop l'habitude de penser que nous devons savoir quelque<br />
chose de plus que l'autre, qu'il a besoin de nous de cette manière-là.<br />
Notre formation professionnelle entière peut nous avoir confortés dans<br />
ce sens. Cela peut paraître relever de l'évidence: l'autre ne s'en sort pas<br />
dans sa situation, il a donc besoin d'un apport extérieur; c'est pour cela<br />
que nous sommes là, que nous pratiquons un métier de la relation d'aide.<br />
Et pourtant...<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 17
Jean-Marc Randin<br />
Pourtant une autre évidence peut être avancée, qui est vécue par les<br />
professionnels, quoique pas toujours clairement abordée tant, peut-être, sa<br />
réalité prend au dépourvu celui qui a suivi une formation usuelle. Elle peut<br />
s'énoncer ainsi: comment est-ce que moi (le psychologue, l'éducateur, le<br />
travailleur social, l'enseignant, etc.) saurais-je mieux? D'où me viendrait, par<br />
rapport à cette situation dont quelqu'un (un client, un usager, un résident,<br />
etc.) me parle et dont je ne connais qu'une petite partie, alors que celui qui<br />
m'en parle la vit et en possède tellement plus, d'où me viendrait donc cette<br />
connaissance supérieure, plus grande, qui me permettrait de disposer d'une<br />
solution inaccessible à l'autre, et pour laquelle il a besoin de moi ? Pourquoi<br />
la réponse serait-elle chez moi plutôt que chez la personne concernée ? Et<br />
si cette conception, en définitive, n'était au mieux qu'illusion ou bonne<br />
volonté mal utilisée, au pire arrogance ou besoin de pouvoir ?<br />
Le problème est qu'il faut parvenir à dépasser la première position pour<br />
tester l’affirmation disant que «c'est le client qui sait» et qu'il faut y arriver<br />
non en théorie, en idée ou en envie, mais réellement, alors que l'on a en face<br />
de soi quelqu'un qui est en difficulté et qui est venu nous voir et nous<br />
parler à cause de cela. Lorsque nous n'y parvenons pas, il ne nous reste<br />
plus qu'à nous poser comme expert, qui a compris et peut expliquer, afin<br />
de ne pas «être là pour rien».<br />
Il faut dépasser cette position car sinon, c'est la personne que nous<br />
nions. Pour comprendre, interpréter, c'est à nos références que nous allons<br />
faire appel, vers elles que nous allons nous tourner. Si nous essayons de<br />
trouver une explication à une situation qu'un autre être humain vit et dont<br />
il nous a parlé, c'est notre propre réflexion que nous allons développer —<br />
même si elle s'appuie sur des éléments que nous avons entendus. Ce faisant<br />
nous serons en contact avec nous, et non avec la personne. Nous n'aurons<br />
que peu de chances de découvrir quelque chose de nouveau, car nous<br />
coupons le contact avec la source d'informations. Notre vis-à-vis va se<br />
mettre dans l'expectative de ce que nous avons à dire, et probablement<br />
adopter une forme de passivité, car c'est cela qui correspond à la configuration<br />
relationnelle qui s'instaure. On voit, je suppose, le cercle vicieux dans<br />
lequel les deux protagonistes sont pris, et dont ils participent tous deux.<br />
Du connu à l'inconnu<br />
C'est le mérite de Rogers que d'avoir pu franchir cet obstacle et d'avoir<br />
poussé plus avant dans l'inconnu. C'est à partir du connu que l'on interprète,<br />
et c'est dans l'inconnu que l'on entre si l'on reste avec la personne<br />
18 ACP Pratique et recherche n° 5
Hommage et réflexions<br />
pour partir à la recherche de ce qu'elle n'a pas encore découvert, de ce qui<br />
ne lui est pas visible sur le moment mais qui pourtant est là, quelque part.<br />
Or la réponse, celle qui convient ou du moins correspond à la personne<br />
puisqu'elle lui appartient, celle qu'elle n'a pas besoin de faire sienne<br />
puisqu'elle est sienne, est dans cet inconnu. Il s'agit d'ailleurs avant tout<br />
d'un inconnu pour celui qui écoute. Ce que découvre — dé-couvre — la<br />
personne qui parle, lorsqu'elle en a eu l'espace, n'est pas de l'inconnu; c'est<br />
au contraire toujours quelque chose de profondément familier, puisqu'il<br />
s'agit de quelque chose de soi. Que ce soit une manière d'être que, de l'extérieur<br />
et dans nos habitudes de jugement, nous qualifierons de «positive»<br />
ou de «négative», c'est toujours une réalité d'elle-même sur laquelle la<br />
personne met la main, et en ce sens c'est toujours un plus, dont la réalisation<br />
est la plupart du temps vécue comme soulageante, comme une<br />
appropriation de quelque chose qui jusque-là échappait.<br />
Dans ma pratique d'écoute, en psychologie, je sais dans chacun de<br />
ces moments que jamais je n'aurais pu imaginer les choses comme elles<br />
apparaissent lorsque la personne les met à jour. J'aurais sans doute pu en<br />
cerner un certain nombre d'éléments, mais jamais je n'aurais pu les organiser<br />
exactement comme ils le sont pour la personne ni en connaître en moi<br />
la réalité. Je puis constater que ce que me dit cet être humain est cohérent<br />
pour lui, que cela tient la route, constater qu'il est soulagé, qu'il va mieux<br />
parce qu'il a retrouvé le fil de lui-même. Mais je sais que je n'aurais pas<br />
pu imaginer cette constellation particulière, avec sa myriade d'éléments<br />
dont beaucoup, à l'évidence, m'échapperont toujours: je sais que l'autre<br />
comprend, «voit» beaucoup mieux sa réalité que moi.<br />
L'exemple de la supervision<br />
«C'est le client qui sait» implique un bouleversement à bien des niveaux<br />
de nos habitudes. Je voudrais tenter d'illustrer ce bouleversement, et cette<br />
originalité, par quelques remarques sur la pratique de la supervision<br />
professionnelle.<br />
Le terme de «supervision» est souvent peu aimé des praticiens en<br />
approche centrée sur la personne, car il donne l'idée d'un «au-dessus»,<br />
d'une expertise extérieure qui peut être vue comme contradictoire avec les<br />
fondements de leur démarche. La supervision est entrée dans les mœurs et<br />
utilisée de manière très habituelle par bon nombre de professionnels des<br />
métiers de la relation d'aide, comme les éducateurs spécialisés, les assistants<br />
sociaux ou les psychothérapeutes. Il peut s'agir d'une démarche individuelle<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 19
Jean-Marc Randin<br />
ou d'équipe (dans le cadre d'une institution spécialisée) qui a pour but de<br />
permettre de progresser dans ces pratiques professionnelles exigeantes,<br />
d'augmenter ses compétences, ou d'aider à débloquer des situations<br />
problématiques. L'appui d'un regard extérieur, d'un professionnel non<br />
concerné par la situation ou le cadre de travail, est considéré comme<br />
susceptible d'apporter un enrichissement et participe par là, avec les stages<br />
de formation continue, de l’accompagnement de ces professionnels tout<br />
au long de leur parcours. Une supervision centrée sur la personne, ou plus<br />
exactement en approche centrée sur la personne, est à ma connaissance<br />
différente de toutes les autres formes, en ce sens qu'elle ne se préoccupera<br />
pas prioritairement de la situation abordée, mais bien de lapersonne abordant<br />
cette situation. Dans cette démarche, c'est sur la personne en face de lui<br />
que sera centré le superviseur, c'est cette personne qui sera l'objet de son<br />
attention et de son écoute, et non la situation présentée. Le superviseur<br />
centré sur la personne n'est pas un expert ès situations, il ne cherche pas à<br />
avoir de plus brillantes idées que le professionnel concerné qui est, lui,<br />
dans la situation — et qui en sait forcément plus! C'est bien la personne,<br />
cet être unique, que le superviseur est en train d'écouter lui parler de lui dans<br />
cette situation, de sa manière d'y faire face, ou de ne pas y faire face, en<br />
d'autres termes de sa situation unique. Et c'est parce que c'est à cette réalitélà<br />
que le superviseur fait écho, par ses tentatives de bien la comprendre<br />
telle qu'elle est exactement, que le professionnel en arrive à mieux voir et<br />
comprendre ce qu'il se passe, et par là à (re)trouver son fil, ses moyens,<br />
ses limites aussi peut-être, mais qui en seront beaucoup moins dès lors<br />
qu'elles seront identifiées.<br />
C'est ainsi qu'en approche centrée sur la personne, la supervision n'est<br />
pas une chose à part. Elle relève de la même écoute, de la même considération<br />
de la personne et de ses moyens, de la même manière d'aborder<br />
une situation relationnelle a priori déséquilibrée, avec d'un côté celui qui<br />
est censé ne pas savoir — avoir besoin d'aide — et de l'autre celui qui est<br />
considéré comme détenteur d'une plus grande expertise. Elle relève donc<br />
des mêmes caractéristiques fondamentales et du même fonctionnement<br />
que toute écoute «centrée sur la personne» dans le sens défini et présenté<br />
par Carl Rogers. Elle relève d'une démarche où c'est la personne concernée<br />
qui sait, mais qui est en difficulté et qui a besoin d'un autre être humain<br />
capable de la suivre sans se perdre dans cette difficulté, capable par là<br />
de l'accompagner à y voir plus clair. Certes, «le client qui sait» a besoin<br />
d'aide, mais d'une aide pour trouver ce qu'il sait et qu'il a égaré ou laissé<br />
quelque part.<br />
20 ACP Pratique et recherche n° 5
Hommage et réflexions<br />
« Une telle approche, appliquée à un individu ou<br />
á un groupe, permet, au fil du temps, des choix,<br />
des orientations et des actions de plus en plus<br />
constructives sur le plan personnel, de plus en plus<br />
harmonieuses et réalistes sur le plan social» (1977)<br />
Ce constat que fait Rogers, basé sur des années de pratique de nombreux<br />
professionnels ainsi que sur une somme conséquente de recherches scientifiques,<br />
nous amène fort loin de la conception du potentiel humain la plus<br />
répandue (du moins en Occident, car je ne m'avancerais pas à parler d'autres<br />
cultures). C'est un constat fondamental de sa vie professionnelle, qu'il<br />
expose à de nombreuses occasions, sous plusieurs formes. C'est une<br />
connaissance de l'être humain radicalement opposée tant à l'idée chrétienne,<br />
dominante durant de nombreux siècles, d'un être de pêché qui ne peut trouver<br />
la rédemption par lui-même qu'à celle, plus récente, de la psychanalyse<br />
affirmant que la pulsion de mort ne peut qu'être contenue, mais qu'elle sera<br />
toujours plus forte que la pulsion de vie. Rogers découvre que l'homme tend<br />
a la vie lorsqu'il en a les moyens, lorsque lui est apporté un encadrement,<br />
«une relation [où] l'un des membres s'efforce de faire advenir chez l'autre<br />
et/ou chez lui une meilleure appréciation, une meilleure expression et un<br />
meilleur usage de ses ressources intérieures latentes.» (Rogers, 2001, p. 139.)<br />
Les implications de cette «simple» affirmation sont vertigineuses. Cela<br />
voudrait dire que nous, personnes humaines, avons dans nos mains le<br />
potentiel de notre évolution. Cela ne dit pas comment nous allons l'utiliser,<br />
cela ne sous-entend surtout pas qu'il s'agisse d'une chose évidente, et qu'il<br />
suffirait de laisser faire pour aller dans une direction constructive. Il y a pour<br />
y parvenir, intrinsèquement, des conditions claires, exigeantes, dont il n'est<br />
pas non plus certain que nous voulions. S'il est en contradiction avec bon<br />
nombre de ses confrères, Rogers n'est pas seul à parvenir à une telle conclusion,<br />
tant par sa pratique que par sa démarche scientifique rigoureuse. Ainsi<br />
Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne, déclarait-elle en 1949<br />
lors d'un congrès: «Je vous assure que si je n'avais pas été absolument<br />
certaine que l'humanité pouvait s'améliorer, je n'aurais jamais eu la force de<br />
me battre pendant cinquante ans.» (Montessori, 1996, p. 9.)<br />
Tous deux, avec d'autres, disent que l'être humain peut être fondamentalement<br />
constructif, tous deux disent que cela ne se fera pas tout seul, qu'il<br />
y faut un encadrement adéquat, et que celui-ci doit être amené par des<br />
personnes aptes, compétentes en cela. À l'heure actuelle où les choses<br />
vont vite, où des civilisations connaissent un changement profond, où nous<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 21
Jean-Marc Randin<br />
sommes comme jamais peut-être, en tant qu'espèce, en train de dessiner<br />
notre monde de demain, où la destruction comme la construction, sur<br />
les plans individuel et collectif, semblent nous appartenir en plein, cette<br />
question des choix que nous allons faire, des orientations que nous allons<br />
prendre est au cœur de l'actualité.<br />
Si nous pouvons lire ces constats, et même les trouver pertinents, cela<br />
ne veut pas dire que nous allons les pratiquer. Il y a même fort à parier que<br />
la plupart d'entre nous n'y croient pas, fondamentalement. Leur pertinence<br />
se vérifie pourtant, dans un cabinet de psychothérapie, où elle a quelque<br />
chose de déroutant dans sa simplicité, loin des sophistications techniques<br />
de notre société de la communication. Deux personnes — dans une configuration<br />
minimale — dotées d'intentions précises et déterminées à y parvenir<br />
peuvent créer un changement définitif dont les conséquences dépassent<br />
leurs capacités d'anticipation.<br />
Plus concrètement, dans une situation de relation d'aide, quelle qu'elle<br />
soit, pour autant que l'un des membres soit porteur d'une volonté, d'une<br />
recherche ou d'une nécessité intérieure de changement, et que l'autre<br />
membre de la relation soit entièrement disponible et présent de manière<br />
«congruente, empathique et inconditionnellement positive», un processus<br />
de changement constructif a de fortes probabilités d'avoir lieu.<br />
Pour autant, cela n'est pas gratuit et il convient de le souligner. Pour le<br />
thérapeute, la qualité de présence requise demande une implication totale de<br />
sa personne. Il en va de même pour le client, chez qui un changement<br />
durable ne se produira pas sans un investissement complet de son être. Il<br />
y a une immense différence, me disait un jour un client, entre le fait d'aller<br />
mieux, qui peut être relativement rapide et pas trop contraignant, et celui<br />
d'aller bien. Aller véritablement bien, être une «personne fonctionnant pleinement<br />
(fully functioningperson)» pour reprendre les mots de Rogers, ne se fait<br />
pas sans mener une véritable bataille avec soi-même. Il est possible de mettre<br />
a jour ses points d'achoppement, de difficultés, ses blocages, mais cela ne<br />
se fait pas gratuitement. C'est avec soi qu'on lutte dans ce cheminement,<br />
les blocages sont siens et il n'y a rien d'évident à aller y toucher. Pourtant<br />
c'est à ce prix, à ces conditions qu'il est possible de s'approprier un peu plus<br />
de soi-même et d'être en plus grande possession de ses capacités.<br />
Un changement intérieur et extérieur<br />
La supervision professionnelle, à nouveau, peut servir d'illustration. Parce<br />
que l'on se centre sur la personne supervisée plutôt que sur la situation<br />
qu'elle évoque, elle verra que la difficulté, le blocage qui émergera sera<br />
22 ACP Pratique et recherche n° 5
Hommage et réflexions<br />
quelque chose lui appartenant. C'est à une limite personnelle, intérieure, que<br />
la personne se heurte. C'est cette limite qui la rend sans moyens adéquats<br />
pour faire face à la situation. Cela ne veut pas dire que la situation soit<br />
simple et ne pose pas problème, mais seulement que l'incapacité vécue,<br />
ressentie — et souvent objective — de faire face au problème de manière<br />
compétente relève d'une réalité qui appartient à la personne, et non à la<br />
situation. Lorsque, en supervision, une écoute centrée sur la personne fonctionne<br />
bien, c'est la personne supervisée qui, à un moment donné, «voit»,<br />
«perçoit», réalise où se situe le blocage. C'est un moment d'accès plus grand<br />
a soi-même, de perception intérieure de soi. C'est aussi un moment de soulagement,<br />
de détente, qui se traduit physiquement par un relâchement des<br />
épaules et du haut du dos. De l'extérieur on dirait que la personne a «plongé<br />
en soi-même». Auparavant il y avait elle et un problème, une difficulté.<br />
Là il y a elle, éveillée, clairvoyante, et il n'y a plus de difficulté. Bien qu'objectivement<br />
rien n'ait changé, il y a changement, à tel point que souvent<br />
il n'y a plus besoin de trouver sur-le-champ ce qu'il conviendra de faire.<br />
Comment est-ce que la personne va aborder la situation n'est pas ce qui<br />
importe, il n'est pas indispensable de le savoir ni d'en discuter; ce qu'il<br />
advient, c'est qu'à ce moment la personne est apte à aborder la situation.<br />
Cela ne sera peut-être pas parfait, mais elle a des moyens et elle le sait, alors<br />
qu'elle n'en voyait aucun, quelques minutes auparavant. Il n'est pas rare<br />
que quelqu'un dise: «c'est tellement évident maintenant, je me demande<br />
comment je n'arrivais pas à le voir avant de l'aborder ici». Cependant<br />
quelque chose s'est passé, qui fait qu'à travers l'écoute la personne s'est<br />
retrouvée elle-même; elle s'est comme reconnectée avec elle-même, à un<br />
niveau à la fois plus profond et plus vrai.<br />
Dès lors et à l'évidence, elle abordera la situation d'une manière plus<br />
constructive, tant pour elle, qui sera plus satisfaite de sa manière d'être, que<br />
pour son environnement professionnel et les personnes avec qui elle est en<br />
interaction. Étant plus unifiée à elle-même, elle aura plus pleinement accès<br />
a ses capacités. En d'autres mots, on peut dire que la personne écoutée de<br />
la manière élaborée et décrite par Carl Rogers ne fait que partir à la découverte<br />
de soi. C'est soi-même que l'écoute aide à rencontrer, dans tout ce que<br />
l'on est, sans rien laisser en arrière, sans rien perdre, sans rien oublier.<br />
Lorsqu'une personne se retrouve être plus pleinement elle, en intégration<br />
plus grande de ses différentes facettes, en connaissance plus grande d'ellemême,<br />
alors elle vit mieux avec elle et se comporte de manière plus<br />
constructive. Il y a des mots que l'on n'ose à peine utiliser tant ils ont de<br />
connotations, mais lorsqu'une personne «tombe» ainsi en elle-même, entre<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 23
Jean-Marc Randin<br />
en contact avec elle, dans ce moment qui peut être extrêmement fugitif, elle<br />
semble être unifiée à elle-même, être une unité corps-âme-esprit. En ces<br />
moments hors du quotidien, dans ces expériences immédiates, cette<br />
conception de l'être humain comme une unité corps-âme-esprit fait véritablement<br />
sens. Ce qui est frappant par rapport aux images communes,<br />
c'est que ces états d'être sont d'une densité extrême: dans ces instants la<br />
personne est là, vraiment là, physiquement présente comme jamais, elle<br />
semble habiter son corps, son âme, son esprit. Il n'y a pas rupture. Rogers<br />
dit, à propos de la congruence: «un individu capable de symboliser et<br />
d'assimiler avec pertinence la totalité de son vécu serait un individu totalement<br />
intégré [ou fonctionnant pleinement].» (Rogers, 2001, p. 276.)<br />
A ce moment-là, peut-être pourrait-on véritablement parler de psychothérapie.<br />
La médecine a investi ce champ de manière quasiment exclusive,<br />
et il y a peu de chance que cela change (voir Priels, 2006). Pourtant le psychothérapeute,<br />
dans son sens premier, n'est pas un médecin (o íaTpó
Hommage et réflexions<br />
Conclusion<br />
Les deux phrases de Rogers que j'ai retenues comme fil conducteur participent<br />
toutes deux d'une vision de l'être humain. D'aucuns diront peut-être<br />
qu'il s'agit d'une vision positive, ou trop positive. Je pense qu'il s'agit<br />
plutôt d'une vision réaliste, qui ne nie en rien les difficultés du chemin<br />
qui attendent tous ceux qui veulent devenir plus responsables d'eux-mêmes,<br />
de leurs actes, de leurs pensées, de leurs états d'humeur. C'est une vision<br />
qui témoigne uniquement du fait que l'être humain en a le potentiel, qu'il<br />
n'est pas condamné à la destruction, de soi et des autres, mais qu'il possède<br />
aussi d'autres moyens en lui.<br />
Cette vision, cette conception, d'ailleurs, n'en est pas une. Elle ne relève<br />
pas d'un idéal ou d'une philosophie, elle est un constat. Elle part de réalités<br />
concrètes, observées à de nombreuses reprises, dans diverses circonstances,<br />
dans divers pays. Rogers a expérimenté ce constat pendant cinquante-sept<br />
ans, aux États-Unis et ailleurs dans le monde. D'autres l'ont fait également,<br />
des étudiants, des thérapeutes, des chercheurs, des enseignants, des facilitateurs<br />
de groupes de rencontre, des responsables d'entreprise, des religieux,<br />
aux États-Unis, en Europe, au Japon, en Afrique du Sud, en Australie, en<br />
Russie, en Amérique centrale et du Sud, pour ne citer que les principaux<br />
pays où il a eu des contacts et où il est intervenu.<br />
Cette conception — ou ce constat — relève d'une réalité toujours valable,<br />
vécue à leur tour par de nombreuses personnes travaillant dans des<br />
domaines divers, aujourd'hui, au cœur de l'Europe, vingt ans après la<br />
disparition de Carl Rogers.<br />
Références<br />
Krishnamurti, J., (1979), La première et dernière liberté, Paris, Stock.<br />
Montessori, M., (1996), La formation de l'homme, Paris, Desclée de Brouwer.<br />
Priels, J.-M., (2006), Pour une culture de l'écoute... pour en finir avec la psychothérapie,<br />
L’observatoire, n° 50, pp. 59.65.<br />
Rogers, C., (1980), A Way ofBeing, Boston, Houghton Mifflin.<br />
Rogers, C., (1951), Client-Centered Therapy, Boston, Houghton Mifflin.<br />
Rogers, C., (2001), U approche centrée sur lapersonne, Lausanne, Randin.<br />
Rogers, N., (2002), Carl Rogers, A Daughter's Tribute, CD-ROM (peut être<br />
commandé sur le site www.pccs-books.co.uk).<br />
Schlien, J., (2003), To Lead an Honorable Life, Ross-on-Wye, PCCS Books.<br />
Tenenbaum, L., (2003), Psychothérapeute, un nouveau métier, Mouvance rogérienne,<br />
n° 6 — Nouvelle Série, pp. 23-27.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 25
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
LE SENS D'UN UNIVERS SANS DIEU : UN DÉFI POUR LA THÉRAPIE<br />
CENTRÉE SUR LA PERSONNE<br />
Martin van Kalmthout et Françoise Ducroux-Biass<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 26 à 36<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-26.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
van Kalmthout Martin et Ducroux-Biass Françoise, « Le sens d'un univers sans Dieu : un défi pour la thérapie centrée<br />
sur la personne »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 26-36. DOI : 10.3917/acp.005.0026<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
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Le sens d'un<br />
univers sans Dieu<br />
un déf i pour la<br />
thérapie centrée<br />
sur la personne<br />
Martin van Kalmthout<br />
Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />
Martin van Kalmthout, docteur en psychologie, est psychothérapeute<br />
centré sur la personne en libéral en Hollande; en tant<br />
qu'auteur, il a beaucoup écrit sur la psychothérapie en général et<br />
sur la psychothérapie centrée sur la personne en particulier. Il s'intéresse<br />
spécialement à la contribution que l'Approche centrée sur<br />
la personne pourrait apporter à la vieille question du sens de la vie.<br />
Résumé<br />
Pour beaucoup de personnes dans le monde sécularisé d'aujourd'hui<br />
le cosmos est complètement indifférent au sort de l'individu<br />
et à la destinée de l'humanité. Cette opinion connue comme l'expérience<br />
de «la mort de Dieu» est alimentée par des traumatismes<br />
personnels et des désastres collectifs. L'homme moderne ne tire<br />
plus aucun sens des concepts religieux traditionnels tels que Dieu<br />
ou le Ciel. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne soit pas en<br />
quête du sens de la vie. En fait, le besoin que de nouvelles<br />
approches s'intéressent à cette vieille question du sens de la vie<br />
se fait grandement sentir.<br />
26 ACP Pratique et recherche n° 5
Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />
Je pense que la thérapie centrée sur la personne constitue un système<br />
moderne qui peut aider l'homme moderne à trouver un sens<br />
a la vie. Vue sous cet angle, la thérapie centrée sur la personne peut<br />
être conceptualisée par ce que Rogers appela dans sa dernière<br />
œuvre une philosophie de vie pratique.<br />
Dans cet article, j'examine ce que sous-tend cette façon de considérer<br />
la thérapie centrée sur la personne, ainsi que les relations<br />
qu'une thérapie centrée sur la personne entretient avec la science<br />
et la religion. Ensuite, je porte une attention particulière au concept<br />
de «la spiritualité athéiste» et à la question de savoir s'il est possible<br />
de conceptualiser une philosophie de vie pratique qui fasse place<br />
a la fois au scientifique et au religieux, tout en constituant une<br />
approche de la vie bonne sans être ni réductrice (comme tendent<br />
a l'être la plupart des approches scientifiques) ni dogmatique<br />
(comme tendent à l'être la plupart des approches religieuses).<br />
Mots-clés: psychothérapie centrée sur la personne, sens de la vie,<br />
spiritualité athéiste.<br />
Introduction<br />
Pendant des siècles, l'humanité a trouvé le sens de son existence dans la<br />
croyance que le monde a été créé par un divin Créateur. Cette foi a aidé les<br />
gens à supporter leurs souffrances et même à y donner sens. Après tout, ce<br />
qui comptait, ce n'était pas tant la vie présente que la vie future. On croyait<br />
aussi qu'un sens caché était présent dans le cosmos en évolution et dans<br />
l'histoire de la race humaine, un sens qui transcendait le sort de l'individu.<br />
De nos jours, nous n'avons plus de certitude face à ces articles de foi.<br />
La croyance en Dieu a diminué de manière spectaculaire au cours des derniers<br />
siècles, en particulier dans le monde occidental mais aussi dans le reste<br />
du monde. Ce processus a pour nom sécularisation. Il implique que<br />
l'homme pense, sent et agit de plus en plus indépendamment du pouvoir<br />
des organisations et des dogmes religieux. L'autonomie de l'homme est<br />
devenue centrale et Dieu a été remisé à l'arrière plan ou même a disparu.<br />
Depuis Nietzsche on a commencé à parler de «la mort de Dieu» et, dans<br />
les pas du philosophe, bien des gens font l'expérience que nous vivons<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 27
Martin van Kalmthout<br />
dans un «univers sans Dieu» (Wielenberg, 2005). Il ne s'agit pas d'une<br />
dispute théorique ou philosophique, mais d'un experiencing 1 existentiel,<br />
humain et intense. La mort de Dieu a généré non seulement un sentiment<br />
de liberté et une prise de conscience de potentiels humains sans précédent<br />
mais aussi des sentiments de solitude et d'isolement existentiel. Nous avons<br />
commencé à réaliser que ce monde est un lieu peu sûr. D'abord parce que<br />
nous sommes à la merci des forces de la nature, le cosmos ne se souciant<br />
pas de notre sort personnel. Et ensuite parce que nous nous sentons menacés<br />
par «le cœur de l'obscurité» qui est en nous (Conrad, 2002; Wielenberg,<br />
2005). Nous prenons de plus en plus conscience que nous sommes livrés<br />
a nous-mêmes et que nous sommes complètement seuls. Aucune aide n'est<br />
a espérer de l'extérieur et cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de la<br />
vieille question du sens de la vie.<br />
La thérapie centrée sur la personne et la religion<br />
C'est dans ce contexte que je me suis demandé si la thérapie centrée sur la<br />
personne, conceptualisée en tant que système moderne de sens, ne pourrait<br />
pas remplir le vide laissé par le déclin des religions (van Kalmthout, 2000b).<br />
Ce qui pose, entre autres questions, celle de la relation entre la thérapie<br />
centrée sur la personne et la religion.<br />
Le processus de sécularisation et l'expérience de la mort de Dieu sont<br />
complètement compatibles avec la philosophie centrée sur la personne dans<br />
laquelle l'autonomie est une valeur centrale. La vie et l'œuvre de Carl Rogers<br />
en sont même une expression explicite (van Kalmthout, 2004). L'attitude de<br />
Rogers vis-à-vis de la religion est ambiguë et typique de Rogers à cet égard.<br />
Lorsqu'il était jeune étudiant il rompit avec l'Église de ses parents mais vers<br />
la fin de sa vie il était en quête d'une nouvelle forme de religieux, plus expérientielle.<br />
Comme beaucoup d'autres, il préférait le terme spirituel pour faire<br />
la distinction entre l'Église ou la religion organisée qu'il méprisait. Cette<br />
distinction est à la base de la fameuse expression de Rogers: «Je suis trop<br />
religieux pour être religieux» (Rogers, 1987, p. 35). Par cela il voulait<br />
signifier que pour lui le religieux existait encore, mais qu'il ne trouvait<br />
place dans son approche que séparé de toute religion organisée, au sein<br />
de laquelle ce qui est central n'est pas l'experiencing humain autonome<br />
mais une autorité externe.<br />
Ndt: Ce terme n'a pas d'équivalent en français. En tant que gérondif du verbe anglais «to<br />
experience» il signifie «être en train de faire une expérience intérieure». En tant que substantif,<br />
il signifie «ce dont on est en train de faire l'expérience intérieure».<br />
28 ACP Pratique et recherche n° 5
Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />
Rogers n'a jamais présenté une vision détaillée de la dimension spirituelle<br />
de son œuvre. Peut-être parce qu'il n'en ressentait pas le besoin, la philosophie<br />
centrée sur la personne étant pour lui une bonne réponse à la<br />
question du sens de la vie. Cette philosophie concerne l'essence de la vie,<br />
comme il l'a déclaré dans l'introduction de son livre «Client-Centered<br />
Therapy» 2 (1951, p. ): «La thérapie concerne l'essence de la vie et c'est<br />
ainsi qu'elle doit être comprise.»<br />
Dans ce contexte, une autre déclaration de Rogers revêt une grande<br />
importance. En répondant à la question de la place que la spiritualité occupait<br />
dans son approche, il dit: «Au lieu de dire que le spirituel a un impact<br />
sur la thérapie, je dirai que la meilleure des thérapies conduit à une dimension<br />
spirituelle» (Rogers, 1987, p. 17). L'ayant ainsi formulé, Rogers exprime<br />
clairement que, comme il l'entend, le religieux ou le spirituel sont implicites<br />
dans son approche et qu'il serait erroné de les y faire entrer de l'extérieur<br />
(par le biais de la chrétienté ou du bouddhisme, par exemple). C'est ainsi<br />
que Rogers ne rejette pas la dimension religieuse ou spirituelle, mais désire<br />
la trouver à partir de sa propre approche en thérapie. Et pour la même<br />
raison, il est important de noter que Rogers dit que sa philosophie n'est<br />
pas un système de dogmes qui remplace les vieux systèmes religieux.<br />
Bien au contraire il répète de manière audible que son approche est une<br />
philosophie pratique de la vie pour laquelle les théories, les philosophies et<br />
les idéologies ont une importance secondaire. Le sens de la vie est à trouver<br />
dans la vie elle-même, et sa thérapie a pour but de vivre la vie jusqu'à<br />
la plénitude.<br />
Spiritualité athéiste<br />
Quel est exactement le contenu de cette dimension religieuse de l'œuvre de<br />
Rogers (van Kalmthout, 2006) ?<br />
Le premier des caractères que l'on remarque est sa nature athéiste ou<br />
séculière. Dans la philosophie centrée sur la personne, il n'y a pas d'espace<br />
pour Dieu, le Ciel ou l'Église alors qu'il y a en même temps une dimension<br />
religieuse implicite. Bien des gens ont de la difficulté à comprendre cette<br />
contradiction. Pour décrire ce paradoxe le philosophe flamand Leo<br />
Apostel a introduit le concept de spiritualité athéiste (Apostel, 1998).<br />
Contrairement au sens usuel du terme, il signifie une conception différente<br />
du religieux, autre que théiste, nommément a-théiste. Il décrit le religieux<br />
2 Ndt: En Français: La thérapie centrée sur le client. Ouvrage non traduit.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 29
Martin van Kalmthout<br />
dépourvu du concept de Dieu et de tout ce que ce concept implique comme<br />
la croyance dans l'au-delà, l'existence d'un organisme créateur et contrôleur,<br />
l'autorité infaillible des Églises et des chefs spirituels, etc. Dieu est une<br />
construction humaine (nous Le créons, et pas l'inverse) et le religieux est<br />
toujours plus grand que les descriptions et projections que nous en avons.<br />
Le mystère de la vie ne peut pas être mis en mots, en théories ni en articles<br />
de foi. On est familier avec cette façon de voir dans les traditions mystiques.<br />
C'est pourquoi certaines d'entre elles ont décrété que pour trouver Dieu,<br />
il fallait Le laisser derrière soi. Ceci s'accorde bien plus avec l'approche<br />
centrée sur la personne qu'une croyance en un organisme extérieur qui<br />
nous ancre et nous dirige en nous indiquant le sens de notre vie.<br />
La deuxième caractéristique réside dans le fait que toute son œuvre<br />
concerne l'experiencing personnel de la réalité. Il n'y a aucun dogme préétabli,<br />
ne sont indiquées aucune méthode ni manière de faire. Néanmoins,<br />
il y a l'approche personnelle et ouverte à la réalité, ce qu'Apostel appelle<br />
magnifiquement l'approche empathique de la réalité. Dans cette approche<br />
sont réunies l'attitude exploratoire du chercheur scientifique, et l'attitude<br />
empathique et compatissante de la personne inspirée spirituellement ou<br />
religieusement (van Kalmthout, 2005).<br />
Cela implique, et c'est la troisième caractéristique, une quête de l'inconnu<br />
ainsi que la culture de l'attitude du non-savoir (Schmid, 2002). Être ouvert<br />
a l'inconnu (Krishnamurti, 1956) est une attitude fondamentale dans<br />
laquelle il est essentiel de poser des questions, alors qu'il n'est pas approprié<br />
de donner des réponses et des solutions définitives et pré-établies à<br />
des questions.<br />
Ceci dit, le trait le plus notoire de la présente description de l'attitude religieuse<br />
se trouve dans la combinaison d'une manière d'être aimante et d'une<br />
attitude ouverte et vraie. Ceci est une attitude essentielle dans l'approche<br />
centrée sur la personne en général: c'est une attitude de base, une manière<br />
d'être, une approche plutôt qu'un système de croyances ou de techniques<br />
fixes qui donne des réponses définitives à nos questions.<br />
Et pour finir, ce qui est essentiel dans le religieux de l'approche centrée<br />
sur la personne, c'est l'experiencing de l'isolement existentiel et le travail que<br />
cela implique, sans le supprimer ou l'éviter par toutes sortes de stratégies,<br />
d'illusions, de pseudo-certitudes, parmi lesquelles les certitudes religieuses.<br />
Nous avons l'habitude d'appeler cela autonomie, congruence ou authenticité.<br />
Dans ce contexte le cri de Jésus sur la croix: «Eli, Eli, lema<br />
sabachtani?» Ce qui veut dire, «mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu<br />
abandonné?» (Matthieu, 27.46) est tout à fait significatif et à propos. Il me<br />
30 ACP Pratique et recherche n° 5
Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />
rappelle la mort du théologien allemand, Dietrich Bonhoeffer, qui fut<br />
pendu par les nazis, aux derniers jours de la deuxième guerre mondiale en<br />
raison de sa résistance au régime de Hitler. Comme un Jésus du vingtième<br />
siècle, Bonhoeffer a sacrifié sa vie à l'amour et à la vérité. Ici, le religieux<br />
ne dépend plus de la croyance en un dogme ni en l'autorité d'un chef ou<br />
l’accomplissement de rituels. Il est avant tout lié à l'isolement existentiel<br />
d'un être humain qui se bat pour le bien, même s'il sait qu'il ne recevra<br />
aucune aide de l'extérieur, ni de Dieu en l'occurrence, et que par conséquent<br />
il ne survivra pas.<br />
La thérapie centrée sur la personne<br />
comme discipline spirituelle<br />
Cela veut-il dire que la thérapie centrée sur la personne est en passe<br />
de devenir une discipline spirituelle plutôt qu'un traitement des désordres<br />
psychiatriques (Thorne 2002) ? Le mot spirituel est aussi ambigu que le mot<br />
religieux. Au début, j'ai défini le concept du religieux à l'intérieur de la philosophie<br />
centrée sur la personne. J'utilise le concept du spirituel exactement<br />
de la même manière; ceci est au diapason de la mode actuelle, c'est-à-dire<br />
que je me réfère à la dimension religieuse mais pas dans le sens d'Église.<br />
Ceci est également au diapason de la manière dont Rogers l'a utilisé dans sa<br />
dernière œuvre, A Way of Being (Rogers, 1980) 3 . À noter que le mot spirituel,<br />
ici, n'a aucun lien avec un contenu du type «New age» quel qu'il soit.<br />
La question de savoir si la thérapie centrée sur la personne est une discipline<br />
spirituelle dépend avant tout de son objectif thérapeutique éventuel,<br />
et aussi de sa profondeur. Cela ne veut pas dire que la thérapie centrée<br />
sur la personne s'intéresse exclusivement aux problèmes d'ordre existentiels<br />
ou d'ordre religieux et spirituels. En tant qu'approche thérapeutique elle<br />
s'adresse d'abord aux problèmes concrets de la vie tels que, parmi d'autres,<br />
les problèmes avec soi-même. Mais ces problèmes sont toujours considérés<br />
comme l'expression de problèmes essentiels de la vie, ce qui confère à<br />
cette approche sa profondeur spirituelle ou religieuse. Rogers a dit que la<br />
psychothérapie concerne l'essence de la vie et que la dimension spirituelle<br />
appartient à la vie. Dans ce sens elle fait partie de l'action thérapeutique<br />
(Rogers, 1980). En conséquence, non seulement la thérapie centrée sur<br />
la personne inclut la dimension spirituelle mais éventuellement elle en est<br />
l'objectif.<br />
3 Ndt: en français: Une manière d'être. Ouvr age non traduit.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 31
Martin van Kalmthout<br />
Toutefois, le sens le plus important de l'expression «discipline spirituelle»<br />
est ailleurs. Ces mots signifient le fait de s'astreindre à une discipline<br />
pour vivre une vie qualitativement saine et bonne. Dans ce contexte, la «discipline»<br />
ne vient pas de l'extérieur; il s'agit d'un mouvement intérieur qui<br />
consiste à prendre conscience du comment nous vivons, tout en ayant la<br />
conviction que ce n'est pas une tâche aisée. Cela demande que nous fassions<br />
attention à notre manière d'être en relation avec nous-mêmes, avec les<br />
autres et avec le cosmos. Cela implique de développer la connaissance de<br />
soi dans notre vie quotidienne, ce qui est pleinement en résonance avec le<br />
thème de cette conférence 4 : «Mener une vie bonne». Bien que nous ayons<br />
a notre disposition toute la technique et la connaissance nécessaires, notre<br />
approche n'accorde que trop peu d'attention à cette exigence. En définitive<br />
notre préoccupation finale concerne notre vie quotidienne et celle de nos<br />
clients, plutôt que des théories, des idéologies, des philosophies et une soidisant<br />
connaissance scientifique. Notre approche repose sur notre manière<br />
d'être et celle de nos clients, et c'est à cela qu'on la reconnaît. C'est pourquoi<br />
nous l'appelons une philosophie pratique de la vie. En l'appelant «une<br />
manière d'être», Rogers a ouvert la porte à la conceptualisation d'une<br />
discipline spirituelle. Et cela veut dire, entre autres, que le travail du thérapeute<br />
se fait à travers sa manière d'être. Le thérapeute fait l'expérience de<br />
cette manière d'être qui peut le conduire à se poser des questions sur la<br />
sienne propre. Le client et le thérapeute sont tous les deux impliqués dans<br />
un processus d'apprentissage d'eux-mêmes, de la vie et du cosmos. Suivant<br />
le niveau auquel cette quête se situe, on pourrait bien l'appeler la dimension<br />
spirituelle de la thérapie.<br />
La pratique clinique<br />
L'approche centrée sur la personne a son origine dans la pratique clinique<br />
cependant que ses applications sont bien plus larges. Toutefois c'est dans<br />
la pratique clinique que la philosophie centrée sur la personne trouve son<br />
application la plus naturelle. Dans ce qui suit je vais décrire comment je<br />
pratique moi-même cliniquement cette approche.<br />
Dans la plupart des cas, chacun de mes clients présente l'un ou plusieurs<br />
des troubles psychiatriques listés au sommaire du DSM-IV 5 . Je n'ai aucun<br />
4 Ndt: 7 e Conférence mondiale de l'Approche centrée sur la personne et expérientielle, Postdam,<br />
juillet 2006.<br />
Ndt: DSM: Manuel [américain] diagnostique et statistique des troubles mentaux.<br />
32 ACP Pratique et recherche n° 5
Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />
problème pour inscrire ces troubles sur les formulaires des compagnies<br />
d'assurance qui paient la thérapie. Pourtant ma thérapie n'a pas pour objet<br />
le traitement de ces troubles, même si je suis content d'avoir la connaissance<br />
nécessaire dans ce domaine. Mon attention et mon intérêt se portent directement<br />
sur la personne du client, les conflits nodaux de sa vie, et son combat<br />
très individuel face à la question du comment vivre sa vie et le sens que<br />
cela revêt. Le cours de sa vie en est une partie naturelle. On pourrait très<br />
bien décrire ces conflits nodaux comme étant des problèmes universels, à<br />
savoir des problèmes intrinsèques à l'existence humaine. C'est pourquoi on<br />
pourrait les appeler problèmes existentiels. Le conflit universel entre notre<br />
désir d'autonomie d'une part, notre désir d'être relié d'autre part, et la<br />
solitude existentielle qui en résulte en est un exemple concret. Bien que<br />
chaque individu ait une forme très personnelle de ce conflit universel, ce qui<br />
est commun à tous c'est que chacun se bat avec son problème, d'une<br />
manière ou d'une autre.<br />
Ce qui me frappe chez beaucoup de mes clients, c'est la manière dont ils<br />
se battent avec la question de savoir comment ils peuvent vivre une vie qui<br />
ait un sens, dans la situation concrète qui est la leur. L'un de mes clients me<br />
l'a exprimé de la manière suivante: «Mener ce genre de vie c'est une véritable<br />
entreprise. Je n'ai rien demandé et je ne sais vraiment pas comment<br />
faire». Je considère qu'il est de ma tâche en tant que thérapeute d'aider les<br />
gens avec la question de comment ils doivent vivre leur vie. En agissant<br />
ainsi je me sens davantage spécialiste des problèmes de vie qu'expert en traitement<br />
des troubles psychiatriques. Je fais l'expérience que la philosophie<br />
centrée sur la personne est efficace, en particulier lorsqu'il s'agit d'approcher<br />
les grandes questions de la vie d'une manière directe, pratique et concrète.<br />
Et j'ai ce grand avantage sur ceux qui n'ont été formés que comme théologiens<br />
ou philosophes.<br />
En travaillant dans cette philosophie particulière, être thérapeute centré<br />
sur la personne me donne une identité spécifique qui m'est propre. Je vois<br />
d'énormes différences avec la thérapie cognitivo-comportementale et avec<br />
l'approche médico-psychiatrique des troubles psychiatriques. Je n'éprouve<br />
aucune difficulté à donner à ces modalités la place qu'elles méritent, je ne<br />
les considère pas comme rivales et je ne me sens pas menacé par elles. Pour<br />
moi, simplement, leur objectif est totalement différent.<br />
Ceci vaut également pour les soins pastoraux dans des religions spécifiques.<br />
Au contraire de ceux qui travaillent dans ce domaine, je n'ai pas de<br />
réponses définitives aux questions ultimes, mais je les approche d'une<br />
manière très concrète à partir de ma philosophie centrée sur la personne.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 33
Martin van Kalmthout<br />
Dans cette perspective je distingue plusieurs groupes de clients. Bien<br />
qu'ils se chevauchent plus ou moins, ils donnent une image des différents<br />
types de problèmes dans lesquels la question du sens de la vie se manifeste<br />
au cours de la pratique thérapeutique.<br />
Le premier groupe concerne les gens dont les problèmes sont liés au<br />
travail, qui se sentent en «burn-out» et se retrouvent dans une crise existentielle.<br />
J'ai rencontré beaucoup de ces personnes au cours de ces dernières<br />
années. Contrairement au psychiatre biologique ou au cognitivo-comportementaliste,<br />
je me centre sur la dimension existentielle de leur problème.<br />
Quelques-uns commencent à l'évoquer dès le début de la thérapie, d'autres<br />
y arrivent petit à petit. Dans ces crises il y a toujours beaucoup d'incertitude,<br />
non seulement au sujet du travail mais aussi quant à la personne elle-même,<br />
a ses relations, et en particulier à sa relation avec son partenaire.<br />
Quelquefois ces problèmes mènent au désespoir et à l'absence de sens à<br />
partir desquels se pose parfois la question de savoir si la vie a encore un<br />
sens. Pour bien des clients de ce groupe, il est important de comprendre la<br />
cause fondamentale de la crise et de donner une nouvelle perspective à leur<br />
vie et à leur futur. D'après mon expérience, cette possibilité est ouverte<br />
a bien des gens et peut même conduire à une vie plus riche et plus satisfaisante<br />
que celle qu'ils avaient avant la crise.<br />
Le deuxième groupe concerne les clients qui, en tant qu'adultes, souffrent<br />
sérieusement de traumatismes passés qui n'avaient pas encore été assimilés,<br />
nommément l'abus sexuel, la négligence émotionnelle ou d'autres formes de<br />
violences psychologiques et physiologiques. Ce groupe chevauche quelque<br />
peu le précédent parce qu'un traumatisme non digéré peut parfois être<br />
facteur de burn-out. Le processus de prise de conscience de ce qui s'est<br />
passé dans la jeunesse s'accompagne de sentiments de dépression, de colère<br />
et de honte. Tous ces clients, sans exception, ont une image de soi très<br />
négative, parfois telle qu'ils ne peuvent envisager qu'une solution: celle de<br />
mettre fin à leur vie. Pour ces clients il est bien plus difficile que pour ceux<br />
du premier groupe de trouver un nouveau sens à leur vie. La première<br />
condition nécessaire est alors d'établir une relation thérapeutique sûre, dans<br />
laquelle le traumatisme pourra être travaillé dans le partage avec un écoutant<br />
qui s'investit et est sans jugement. Vient ensuite la question cruciale de<br />
savoir si, en dépit du passé, il est possible de commencer une nouvelle vie.<br />
La troisième catégorie de clients est celle de ces patients qui souffrent de<br />
désordres psychiatriques tels que les troubles dissociatifs de l'identité, les<br />
troubles bipolaires, des formes sérieuses de troubles de la personnalité et la<br />
schizophrénie. Les souffrances de ces clients sont une conséquence directe<br />
34 ACP Pratique et recherche n° 5
Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />
de leur maladie psychiatrique. Ces troubles sont souvent tellement lourds<br />
qu'il leur est impossible d'entrevoir l'éventualité d'une vie qui ait un sens.<br />
Ils vivent dans le dilemme perpétuel de mettre fin à leur vie ou bien d'en<br />
faire quelque chose. Le défi est alors de savoir s'il est possible de mobiliser<br />
suffisamment de forces saines pour leur permettre de mener une vie plus<br />
ou moins tolérable. Avec ces patients la question n'est pas tant de traiter<br />
leur maladie par des moyens psychologiques mais bien plutôt d'être présent<br />
a leurs souffrances et d'oser les partager (van Blarikom, 2006). Ici plus<br />
qu'ailleurs ce sont les qualités humaines du thérapeute que l'on attend<br />
pour qu'il soit présent à la souffrance existentielle d'un être co-humain, de<br />
l'aider à la supporter, et de lui permettre d'espérer trouver une nouvelle<br />
perspective de vie.<br />
Conclusion<br />
On pourrait se demander quel avantage il y aurait à «insister» sur la dimension<br />
spirituelle de la psychothérapie centrée sur la personne et à l'expliquer<br />
(Means & Thorne, 2000). En fait, c'est ce que nous faisons lorsque nous la<br />
définissons d'athéiste, comme je l'ai fait moi-même. Humaniste ne suffiraitil<br />
pas ? En outre, ces mots (religieux et spirituel) n'ouvrent-ils pas la porte<br />
a toutes sortes d'incompréhensions sur la vraie nature de ce que nous avons<br />
réellement à offrir? Il n'y a pas de réponse simple à cette question, mais je<br />
pense que, dans notre monde actuel, notre vie est de plus en plus dominée<br />
par la pensée matérialiste et technologique. Tout ce qui ne correspond pas<br />
a cet univers de discours ne compte pas ou est considéré comme non<br />
existant. Cette vision générale a également envahi le domaine de la santé<br />
mentale et même de la psychothérapie (Slife, 2004). C'est l'une des causes<br />
principales de la marginalisation, voire de la disparition de ce champ, de<br />
la psychothérapie en général et de la thérapie centrée sur la personne en<br />
particulier (van Kalmthout, 2002 a).<br />
L'exploration de la dimension spirituelle de l'existence humaine d'une<br />
manière compatible avec la philosophie centrée sur la personne, pourrait<br />
bien s'avérer une bonne manière de renverser le courant. Alors que ce qui<br />
appartient le plus fondamentalement à l'humain est en train de rapidement<br />
disparaître de notre monde, plus que jamais l'attention doit être portée sur<br />
les plus hautes aspirations de l'humanité. L'humain en est une partie, le<br />
religieux ou le spirituel en forme l'autre. Alors que la thérapie centrée sur<br />
la personne concerne l'essence de la vie, cette strate ne doit pas être laissée<br />
pour compte. Elle correspond intrinsèquement à ce que Rogers a appelé<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 35
Martin van Kalmthout<br />
«la personne qui fonctionne pleinement». Cependant on n'insistera jamais<br />
assez sur le fait que «religieux» ou «spirituel» ne doit pas être confondu<br />
avec système de croyances d'une religion organisée. Cette dimension de<br />
l'existence humaine doit être explorée et non prêchée. L'expérience de la<br />
mort de Dieu n'est pas la fin du religieux ou du spirituel. Il s'agit plutôt<br />
d'une nouvelle phase dans la quête de quelque chose qui nous dépasse et<br />
qui donne éventuellement un sens à nos vies, même après la mort de Dieu.<br />
Référen ces<br />
Apostel, L. (1998). Atheïstische spiritualiteit. Brussel: VUBPRESS.<br />
Blarikom, J. van (2006). Journal of Person-Centered & Experiential Psychotherapies<br />
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Kalmthout, M. van (2002a). The future of Person-Centered Therapy: Crisis and<br />
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Kalmthout, M. van (2002b). The farther reaches of person-centered psychotherapy.<br />
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Ross-on-Wye: PCCS books.<br />
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Kalmthout, M. van (2005). Psychotherapie en de zin van het bestaan. Utrecht:<br />
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Kalmthout, M. van (2006). Person-Centered psychotherapy as a spiritual discipline:<br />
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In: M. Baldwin and V. Satir (Eds.), The use ofselfin therapy (pp. 45-52). New York:<br />
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Schmid, P. (2002). Knowledge or acknowledgement? Psychotherapy as the 'art<br />
of not-knowing' - Prospects on further development of a radical paradigm.<br />
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London: Whurr.<br />
Wielenberg, E. (2005). Value and virtue in a godless universe. Cambridge: Cambridge<br />
University Press.<br />
36 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
LA PSYCHOTHÉRAPIE TAOÏSTE ET LA PSYCHOTHÉRAPIE CENTRÉE<br />
SUR LE CLIENT : ÉCHOS<br />
Chan Hee Huh et al.<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 37 à 44<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-37.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Hee Huh Chanet al., « La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 37-44. DOI : 10.3917/acp.005.0037<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
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France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
La psychothérapie<br />
taoïste et la<br />
psychothérapie centrée<br />
sur le client: échos<br />
Chan Hee Huh M.D.<br />
Korean Academy of Psychotherapy<br />
Garry Prouty D. Sc.<br />
International Society for the Study of Schizophrenia<br />
iraa<<br />
Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />
Neuropsychiatre coréen, Chan Hee HUH est spécialisé en sciences<br />
médicales et en psychiatrie. Membre de nombreuses sociétés de<br />
psychiatrie nationales et internationales, le Professeur Huh est<br />
notamment membre de l'Académie américaine de psychanalyse<br />
et auteur de nombreuses publications, en particulier sur l'empathie<br />
et la signification psychothérapeutique des contes populaires<br />
coréens.<br />
Garry Prouty, docteur ès sciences et psychologue américain, a été<br />
formé en approche centrée sur le client et expérientielle par<br />
E. Gendlin à l'Université de Chicago. Il a développé sa propre<br />
approche thérapeutique, la pré-thérapie, dans des hôpitaux et<br />
centres spécialisés dans le traitement de clients psychotiques et<br />
retardés mentaux. Fondateur du Réseau européen de pré-thérapie,<br />
il est l'auteur de nombreuses publications dont la plus importante<br />
est une étude de 50 ans de recherche en psychothérapie humaniste<br />
avec les schizophrènes.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 37
Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />
Résumé<br />
Cet article a pour objet de mettre en parallèle deux psychothérapies,<br />
l'une orientale (wu-wei), l'autre occidentale (centrée sur le<br />
client) et de faire ressortir la résonance et la similarité qui existe<br />
entre les deux approches.<br />
Mots-clés: résonance, taoïsme, psychothérapie centrée sur le client,<br />
taopsychothérapie, empathie, Lao-tseu.<br />
Introduction<br />
La doctrine orientale du win-wei est en profonde résonance avec l'approche<br />
occidentale de la psychothérapie centrée sur le client. Serait-ce, comme<br />
l’affirme Haosheng (1996), qu'il y ait un lien historique direct entre les deux<br />
ou ne serait-ce qu'une coïncidence des universaux? Pour Rhee 1 (1990)<br />
Rogers est taoïste, mais il est «trop verbal». Certes, Rogers est allé à Pékin<br />
avec un groupe d'étudiants chrétiens en 1922 (Kirschenbaum, 1979).<br />
Toutefois, dans la littérature, on ne trouve aucune trace de contact direct<br />
entre Rogers et le taoïsme au cours de cette période. Qu'il y ait une forte<br />
résonance entre Rogers et le taoïsme est une évidence. En effet il convient<br />
de citer tout d'abord l'observation faite par Hermensen (1996) qui met<br />
en exergue la qualité de wu-wei ou de non-interférence du facilitateur de<br />
groupe rogérien. Ensuite, on nommera les références de Rogers à Lao-tseu<br />
dans son ouvrage de 1980. Et encore le titre même de l'ouvrage «A Way of<br />
Being» 2 qui est tiré du texte du Tao Te Ching par Lao-tseu. Cela pourrait<br />
peut-être suffire à indiquer l'importance de Lao-tseu pour Carl Rogers si,<br />
sur une note plus personnelle, Patterson (2004) ne nous rappelait pas que<br />
Rogers avait toujours des citations de Lao-tseu dans son portefeuille.<br />
Cet article a pour première intention de comparer la doctrine taoïste du<br />
wu-wei avec la métapsychologie de la non-directivité de Rogers. Il se propose<br />
ensuite d'établir une comparaison entre la taopsychothérapie et la psychothérapie<br />
centrée sur le client.<br />
1 Ndt: Dongshick Ree, psychiatre coréen, est le fondateur de la taopsychothérapie.<br />
2 Ndt: «Une manière d'être», ouvrage non traduit en français.<br />
38 ACP Pratique et recherche n° 5
La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />
Le wu-wei de Lao-tseu<br />
Le terme wu-wei représente l'essence de la doctrine taoïste. Il peut avoir<br />
plusieurs significations telles que «non-action», «non-interférence»,<br />
«ne rien faire» et «faire rien». Dans le Tao Te Ching de Lao-tseu (Lau,<br />
1963) les individus qui agissent sous l'influence du wu-wei expriment une<br />
manière d'être. Lin Yutang (1948) conçoit le wu-wei comme un «non-désir».<br />
La définition du wu-wei présente en soi des complexités qui dépassent les<br />
propos de cet article. Ces complexités proviennent de l'utilisation de termes<br />
qui sont parfois en opposition sans toutefois être en contradiction (nous ne<br />
sommes pas dans une logique aristotélicienne). Il est recommandé au<br />
lecteur de se référer aux textes taoïstes traditionnels (cf. Lin Yutang: Tao<br />
Te Ching). 3<br />
On peut trouver des réponses interprétatives occidentales du wu-wei chez<br />
Karl Jaspers, Martin Buber et Alan Watts. Chez Jaspers (1966, pp. 87-113)<br />
le wu-wei représente un «non-vouloir» qu'il qualifie de «force de vie». Martin<br />
Buber l'interprète en disant: «Interférer dans la vie des choses c'est nuire<br />
a la fois aux choses et à soi-même». Quant à Alan Watts il dit: «Il faut<br />
laisser les choses se faire. J'ai appris de l'orient ce que signifie le terme<br />
wu-wei, à savoir en particulier 'ne pas faire, laisser être' — ce qui est très<br />
différent de ne rien faire». Wu-wei est un terme littéral qui signifie «nonaction<br />
ou non-interférence et qui, plus adéquatement, veut dire ne pas agir<br />
en contradiction avec le Tao ». Wu-wei est le style de vie de quiconque suit<br />
le Tao.<br />
Praxis<br />
Pour décrire le wu-wei, Lao-tseu (Lau, 1963, p. 64) compara la méthode du<br />
sage qui guide les gens et la manière dont la nature (ciel et terre) affecte<br />
toutes les choses. Dit brièvement, ni la nature ni le sage n'ont besoin<br />
d'interférer car les gens, comme les choses, se suffisent à eux-mêmes pour<br />
croître. Ainsi que Lao-tseu le rapporte dans le Tao Te Ching «le sage dit,<br />
je ne fais rien (wu-wei) et les gens se transforment d'eux-mêmes». «Donner<br />
naissance, nourrir, créer, oui, mais posséder, non; donner sans exiger, c'est<br />
cela la vertu.» On peut considérer que cette manière d'être, du sage comme<br />
de la nature, est l'une des premières attitudes thérapeutiques que l'on<br />
souhaite trouver chez un psychothérapeute qui travaille avec un patient.<br />
3 Note de l'auteur: Lin Yutang (verse 2), The Tao Te Ching by Lao-tzu. Terebess Asia on Line<br />
(TAO).<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 39
Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />
Rogers et le non-directif<br />
Lorsque Carl Rogers introduisit son concept de la psychothérapie nondirective,<br />
la psychologie américaine du counseling 4 était à l'époque forte -<br />
ment directive (F. Thorne, 1948). Au tout début, la conception de la nondirectivité<br />
de Rogers s'appliquait à l a pratique du counseling. C'est le client<br />
qui dirige le contenu de la séance. Les décisions sont prises par le client, le<br />
thérapeute les accepte. Le thérapeute suit le client par sa compréhension des<br />
sentiments et des pensées de celui-ci. Par la suite Rogers remplaça la notion<br />
du principe non-directif par un ensemble de valeurs qui doivent être respectées<br />
par le thérapeute, à savoir que le client a le droit de choisir ses<br />
propres objectifs, il a le droit d'être psychologiquement indépendant, de<br />
conserver son intégrité psychologique et de choisir l'adaptation à la réalité<br />
qui est juste pour lui. En 1994, Prouty définit le thérapeute non-directif<br />
comme étant celui qui habituellement ne guide pas son client, ne le dirige<br />
pas, n'interprète pas ce qu'il dit ou ne lui donne pas de conseils.<br />
Raskin (1947) a d'abord décrit le principe non-directif comme une attitude.<br />
Il affirme que l'attitude empathique est intrinsèquement non-directive.<br />
Bozarth (1998) confirme cette façon de voir et la partage. Toutefois, d'une<br />
façon plus orientée vers l'affect, il dit que l'empathie non-directive est<br />
«l'essence de la thérapie rogérienne.» Pour Van Belle (1980) enfin, la nondirectivité<br />
est caractérisée par la non-interférence dans le processus actualisant.<br />
Peut-être pourrait-on donner à cette approche non-directive une connotation<br />
un peu plus active en disant qu'il s'agit d'un suivi thérapeutique livré<br />
au processus expressif du client.<br />
Enfin nous devons également noter que les réflexions qui incarnent le<br />
principe non-directif sont liées à l'empathie et au regard positif inconditionnel.<br />
Les réflexions doivent transmettre au client, fidèlement, le total<br />
reflet de lui-même. Ainsi nous pouvons voir que l'approche non-directive<br />
a été définie de différentes manières, soit en termes de pratique, de valeur,<br />
d'attitude, d'affect, de non-interférence, de réflexion. Une manière d'être, le<br />
titre de 1980, est peut-être ce qui exprime le mieux tout ce qui décrit le nondirectif<br />
de Rogers. Ceci place le principe non-directif au niveau ontologique<br />
(Françoise Ducroux-Biass, 2005) et c'est là que survient la résonance avec<br />
le taoïsme.<br />
4 Ndt: Le terme counseling (orthographe américaine), ou «conseil [psychologique] sans conseil»<br />
(Alexandre Lhothelier), alterne chez Rogers avec celui de psychothérapie dont il est l'équivalent.<br />
40 ACP Pratique et recherche n° 5
La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />
Comparaison entre la psychothérapie centrée<br />
sur le client et la psychothérapie taoïste<br />
Une approche taoïste de la psychothérapie a été créée et développée par<br />
Rhee (2004) sous le nom de taopsychothérapie. Les écrits de Huh (2004)<br />
nous permettent d'établir une comparaison avec Rogers. Le sentiment est au<br />
cœur de la thérapie centrée sur le client comme de la thérapie taoïste<br />
(Rogers, 1942, p. 133; Huh, 2004, p. 9). En taopsychothérapie il existe un<br />
concept dit de «sentiment nucléaire», qui tout au long de la vie du client et<br />
a tout moment influence son esprit (Huh, 2004, p. 10). Ce concept est comparable<br />
à la notion psychanalytique de la dynamique centrale ou équivalent.<br />
Les sentiments nucléaires sont qualifiés d'expérientiels et ils peuvent clairement<br />
être mis en parallèle avec l'image du Bœufdans la pratique du Tao.<br />
Le Bœuf renvoie aux anciens tableaux métaphoriques qui dépeignent les dix<br />
stades de prise de conscience par lesquels la personne doit passer pour<br />
atteindre la purification de l'esprit. « Chercher le Bœuf», «Repérer ses traces»,<br />
«Apercevoir le Bœuf» sont les trois premières images qui correspondent à la<br />
compréhension du sentiment nucléaire. À ces niveaux-là, les sentiments<br />
sont négatifs. La quatrième image, «Saisir le Bœuf», dépeint le stade où le<br />
patient peut prendre conscience de ses sentiments nucléaires sans les réprimer.<br />
Le cinquième tableau a pour nom « Conduire le Bœuf», ce qui signifie<br />
tenir, résoudre et contrôler ses sentiments nucléaires. Il correspond au<br />
concept analytique de la perlaboration. «Ramener le Bœuf à la maison» est le<br />
thème de la sixième image: en thérapie le patient a travaillé sur presque tous<br />
ses sentiments. C'est le moment de l'acceptation du problème et de la réalité.<br />
À . A la huitième image, «le Bœufest oublié mais le berger est encoreprésent».<br />
Ce tableau symbolise la résolution des problèmes, mais le self 5 est encore<br />
présent (ici, nous sommes au dernier stade des thérapies occidentales).<br />
La neuvième image appelée le «Retour à la Source» indique que le patient se<br />
voit lui-même et qu'il voit la réalité tels qu'ils sont. Enfin à la dernière image<br />
qui a pour nom «Entrer sur la place du marché avec les mains ouvertes», il s'agit<br />
de la libération du self ou encore de la transcendance (Bodhisattva) qui<br />
permet d'aider les autres.<br />
5 Ndt: «Dans une réponse à Evans (1976) Rogers définit le self comme un terme qui inclut<br />
toutes les perceptions individuelles de son organisme, de son expérience, et la façon dont ces<br />
perceptions sont reliées à d'autres perceptions ou objets de son environnement et du monde<br />
entier.» (K. Tudor and T. Merry, in Dictionary of Person-CentredPsychology, London, Whurr, 2002).<br />
Étant donné les différentes interprétations entre moi et soi du mot self en français, nous avons<br />
préféré conserver le terme anglais accompagné de la définition de Rogers.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 41
Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />
En 1961, Rogers a lui-même proposé un modèle de l'évolution des sentiments<br />
qu'il a conceptualisé sous la forme d'un changement en sept stades<br />
dans le processus de l'experiencing 6 du client. Au premier stade, les<br />
sentiments du client sont éloignés de son experiencing. Au deuxième, ils sont<br />
extériorisés mais ne sont pas revendiqués par le client. Au troisième, on peut<br />
noter une circulationplus libre de l’expression du self comme s'il s'agissait d'un objet.<br />
Durant le quatrième stade le client décrit des sentiments mais ceux-ci ne sont<br />
pas actuellement présents alors qu'au cinquième stade les sentiments sont<br />
exprimés librement en tant que processus. Au sixième stade les sentiments<br />
sont présents et décrits comme épanouis et directement ressentis dans l'immédiateté.<br />
Finalement au septième et dernier stade, les sentiments sont épanouis et<br />
ressentis dans l'immédiateté et ce, pendant le temps de la thérapie comme en dehors.<br />
Un autre point de comparaison significatif réside dans le fait que les<br />
deux approches mettent l'empathie en exergue (Rhee, 2004, pp. 21-25;<br />
Raskin, 2001, p. 5). Il existe encore une similarité dans la manière dont la<br />
compréhension est utilisée par le thérapeute pour essayer de capter le sens des<br />
expressions du client (Brodley, 2001a; Huh, 2004, p. 12).<br />
Chacune des deux approches donne également de la valeur à l'élément<br />
de compassion qui est défini comme empathie envers la souffrance. (Huh,<br />
2004, p. 12 et p. 14; Prouty, 1994, p. 7; Prouty, 2005). Et finalement dans<br />
la «manière» taoïste comme dans la «manière» centrée sur le client, les<br />
réponses du thérapeutepointent directement sur le concret de ce qu'exprime<br />
le client. Ce qui signifie l'élucidation de l'expression du client à un niveau<br />
très concret.<br />
Ainsi donc, au niveau ontologique, théorique et pratique la psychothérapie<br />
taoïste résonne-t-elle avec la psychothérapie centrée sur le client. Il est<br />
a souhaiter que ce dialogue permette, dans le futur, un enrichissement<br />
mutuel de ces deux approches.<br />
6 Ndt: Pour faire l'économie d'une périphrase nous avons conservé le terme anglais, qui indique<br />
ce dont on est en train de faire l'expérience et plus précisément ici ce dont le self est en train<br />
de faire l'expérience.<br />
42 ACP Pratique et recherche n° 5
La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />
Références<br />
Bozarth, J. (1998), Person-Centered Therapy: A Revolutionary Paradigm, Ross-on-Wye,<br />
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Ross-on-Wye, England, PCCS Books, pp. 62-74. La non-directivité: un<br />
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Vol. 2, Haugh, S, & Merry, T., PCCS Books, Ross-on-Wye, England, pp. 1-15.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 43
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Rhee, D. (1990), The Integration of East and West, The Korean / American Academy<br />
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Rhee, D. (2004), The essence of Taopsychotherapy in Comparison with Western<br />
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and Western Psychotherapy, Korean Academy of Psychotherapists,<br />
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Rogers, C. (1942), Counseling and Psychotherapy, Boston, Houghton-Mifflin,<br />
pp. 115-124.<br />
La Relation d'aide et la psychothérapie, trad. J.-P. Zigliara, Paris, ESF, 1980,<br />
pp. 119-132.<br />
Rogers, C. (1961), A Process Conception of Psychotherapy, On Becoming a Person:<br />
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Le Développement de lapersonne, Trad. E.L. Herbert, Paris. 1970, pp. 88-117.<br />
Rogers, C. (1980), A Way ofBeing, Boston, Houghton-Mifflin, pp. 42-43.<br />
Thorne, F. (1948), Principles of Directive Counseling and Psychotherapy,<br />
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Van Belle, H. (1980), Basic Intent and Therapeutic Approach of Carl Rogers, Toronto,<br />
Wedge Publishing Foundation, p. 99.<br />
Watts, A. (1961), Psychotherapy East and West, New York, Mentor Books, p. 119.<br />
44 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
LES ATTITUDES DE BASES SONT DES GÉNÉRATEURS<br />
D'INTERACTIONS PSYCHOTHÉRAPEUTIQUES SANS FIN<br />
Une tentative de systématisation selon D. Höger et J. Finke<br />
Frank Margulies<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 45 à 51<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-45.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Margulies Frank, « Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin » Une<br />
tentative de systématisation selon D. Höger et J. Finke,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 45-51. DOI : 10.3917/acp.005.0045<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Les attitudes de bases<br />
sont des générateurs<br />
d'interactions psychothérapeutiques<br />
sans fin<br />
Une tentative de systématisation<br />
selon D. Höger et J. Finke<br />
Frank Margulies<br />
Frank Margulies vit à Zürich, en Suisse, et est l'actuel président de<br />
la Société suisse pour la Psychothérapie et la relation d'aide<br />
Centrée sur la Personne (SPCP). Il travaille comme psychothérapeute<br />
dans un centre psychosocial pour adolescents et familles,<br />
ainsi qu'en cabinet privé.<br />
Résumé<br />
Cet article est né de l'envie de présenter deux concepts clefs de<br />
deux auteurs issus des milieux germanophones ACP qui m'ont<br />
permis de mieux comprendre la richesse de notre approche face<br />
aux clients. Durant ma formation, je me suis en effet souvent<br />
confronté à un besoin de systématiser les trois attitudes de base<br />
que sont l'acceptation inconditionnelle, la compréhension empathique<br />
et la congruence/authenticité. Par cet article, je voudrais<br />
saisir l'occasion de présenter une telle systématisation, en me<br />
référant d'une part à M. Dieter Höger, professeur émérite de<br />
psychologie clinique à l'Université de Bielefeld, et d'autre part<br />
au psychiatre Jobst Finke, formateur et chercheur dans le cadre de<br />
la Société des médecins allemands pour la psychothérapie centrée<br />
sur la personne (ÄGG).<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 45
Frank Margulies<br />
Mots-clés: compréhension empathique, acceptation inconditionnelle,<br />
congruence.<br />
Comme je viens de le dire, pratiquer l'approche centrée sur la personne a<br />
suscité en moi un besoin de systématiser d'une manière lucidement différenciée<br />
ce que je fais concrètement avec mes clients. Dans une relation où<br />
tout le travail avec le client est orienté vers une concrétisation personalisée<br />
des trois attitudes de base, je me suis demandé commentnous concrétisions<br />
cette «trinité conceptuelle». Nos tentatives, à chaque fois uniques, peuventelles<br />
être présentées d'une manière plus systématique, indépendamment de<br />
la relation concrète entre thérapeute et client ? En quoi consiste-elle, cette<br />
pratique relationnelle si riche ? Quels en sont les ingrédients interactionnels ?<br />
Voilà les questions que je me suis posées et qui ont trouvé en partie<br />
réponses dans le travail de ces deux auteurs.<br />
Apres débats en Allemagne: sursaut de l'ACP<br />
Avant d'en présenter les linéaments conceptuels tels que j'ai pu les comprendre,<br />
je voudrais situer rapidement les deux auteurs dans leur contexte<br />
politique et social. Alors que d'autres approches parlent de techniques<br />
diverses en fonction d'un diagnostic posé par un expert, comme c'est le cas<br />
de la thérapie comportementale, les thérapeutes centrés sur la personne se<br />
distinguent par une pratique relationnelle très riche et fondamentalement<br />
ouverte face à la présence de l'autre, pratique qui facilite le développement<br />
personnel du client.<br />
L'Allemagne, et à moindres égards aussi l'Autriche, a connu de très âpres<br />
disputes sur la reconnaissance des différentes approches psychothérapeutiques<br />
au cours de ces quinze dernières années, y compris le recours aux<br />
tribunaux, qui devaient trancher des questions d'accréditations de courants<br />
thérapeutiques. Malgré l'âpreté de ces disputes, ou peut-être même grâce<br />
a elles, sont nées de très nombreuses et fructueuses tentatives pour mieux<br />
présenter l'approche centrée sur la personne. Des professeurs et chercheurs<br />
universitaires en Allemagne se sont appliqués durant cette période à systématiser<br />
le diagnostic, une approche développementale, une théorie sur<br />
les troubles, etc., et ce, toujours d'un point de vue centré sur la personne.<br />
46 ACP Pratique et recherche n° 5
Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />
Tous ces travaux ont été jugés nécessaires afin de pouvoir rivaliser avec les<br />
approches de type comportementaliste et la psychothérapie d'orientation<br />
psychanalytique.<br />
Le concept de D. Höger<br />
Un des concepts clefs de ces discussions théoriques autour de l'ACP en<br />
Allemagne a été présenté au début des années nonante par Dieter Höger<br />
(2000) 1. Höger a attiré l'attention sur un malentendu très répandu dans les<br />
milieux universitaires et autres à propos de l'ACP. Il consistait grosso modo<br />
a dire que l'ACP, avec le concept des trois attitudes de base, présentait une<br />
théorie un peu trop «simpliste» de la psychothérapie.<br />
Höger a pu démontrer que les trois attitudes de base ne doivent pas être<br />
comprises comme des interactions thérapeutiques à proprement parler,<br />
mais comme des principes générateurs d'interactions psychothérapeutiques<br />
avec un client donné. Il les a donc situées sur un certain niveau d'abstraction.<br />
De là, il a développé un cadre épistémologique très fructueux. Il a<br />
proposé de «penser» l'ACP en plusieurs niveaux de différentes abstractions.<br />
Il a rendu attentif au fait que les trois attitudes de base décrivent ce que<br />
l'on peut appeler «la relation psychothérapeutique centrée sur la personne».<br />
Elle vise au développement personnel du client avec son but ultime de la<br />
«fully functioning person». Cette relation psychothérapeutique constitue le<br />
niveau I, le plus abstrait, dont découlent par la suite, au niveau d'abstraction<br />
II, les trois attitudes de base. À un niveau d'abstraction III, plus concret,<br />
Höger a situé une série d'interactions typiques de l'ACP tel le fait de «verbaliser<br />
les contenus émotionnels du cadre de référence du client» ou encore<br />
de «donner un message congruent, authentique». Le niveau IV est celui de<br />
l'interaction toute concrète, il ne décrit rien d'autre que l'interaction ellemême.<br />
Sur ce niveau sont situés les énoncés et «actions» communicatifs<br />
concrets du thérapeute à l'intention du client dont voici, pour illustration,<br />
un exemple type: «Le fait d'avoirpris de la distancepar rapport à vosparents<br />
semble maintenant vous donner une certaine tristes se, au moment où vous enparlez».<br />
Or, un tel énoncé doit pouvoir être en accord maximal, ou tout au moins<br />
aussi compatible que possible avec les exigences des niveaux d'abstraction<br />
supérieurs.<br />
1 Ce concept clef des niveaux d'abstraction a été présenté pour la première fois fin 1989.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 47
Frank Margulies<br />
Compatibilité inductive de l'interaction thérapeutique<br />
Pour plus de clarté, permettez-moi une démonstration extrême de ce principe<br />
de compatibilité inductive (et aussi déductive dans le sens inverse).<br />
Prenons un énoncé concret du thérapeute que voici: «Je trouve inacceptable la<br />
manière dont vous traitez votrefemme». Cet énoncé semble être peu proche de<br />
l'esprit ACP. Néanmoins, il se peut que cela soit l'expression d'un «message<br />
congruent-authentique» du thérapeute à ce momentprécis entre lui et le client.<br />
Donc, il peut être considéré comme étant compatible avec le niveau d'abstraction<br />
III qui réunit les descriptions des différents types d'interactions<br />
ACP. Ce message congruent-authentique doit être l'expression la plus adaptée<br />
au moins à une des attitudes de base (niveau II). Si cette authenticité<br />
permet au mieux de vivre la relation psychothérapeutique visant au développement<br />
personnel du client, si elle est donc une expression adéquate de<br />
la relation psychothérapeutique en tant que telle, alors le niveau I est aussi<br />
respecté. Pour finir, on peut donc affirmer que l'énoncé concret «je trouve<br />
inacceptable la manière dont vous traitez votre femme» est compatible à travers<br />
tous les niveaux d'abstraction ACP. Dès lors, cette remarque virulente de<br />
la part du thérapeute passe en l'occurrence parfaitement pour être une interaction<br />
compatible avec l’ACP dans cette situation concrète, à ce moment<br />
précis, entre ces deux personnes parce que cette réaction a, dans notre<br />
exemple, effectivement facilité le développement personnel du client (ce qui<br />
reste, en dernière instance, à vérifier auprès du et par le client lui-même).<br />
Pour mieux illustrer ces réflexions, voici un tableau récapitulatif du concept<br />
de Höger:<br />
Tableau I - Les niveaux d'abstraction de Höger: les attitudes de bases comme<br />
principes générateurs d'interactions visant au développement personnel<br />
Niveau I<br />
Niveau II<br />
Niveau III<br />
Niveau IV<br />
Développement personnel grâce à la relation centrée sur la personne.<br />
Diminuer l'incongruence grâce aux 3 attitudes de base.<br />
Favoriser l'exploration de soi grâce aux diverses interactions générées par<br />
les attitudes de base.<br />
- typologie de J. Finke (voirplus loin).<br />
« L'interaction centrée » concrète du thérapeute - communication vécue<br />
48 ACP Pratique et recherche n° 5
Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />
Plutôt que de représenter le concept de Höger sous forme de niveaux d'abstraction<br />
différents, on peut aussi le représenter sous forme de cercle, avec<br />
comme point de départ le but thérapeutique du développement personnel<br />
grâce à la relation centrée sur la personne. Ce but peut être atteint au moyen<br />
de la réalisation des attitudes de base. Le thérapeute communique ces attitudes<br />
de base par le biais de différentes formes interactionnelles. Ces formes<br />
interactionnelles doivent être concrétisées par de la communication vécue<br />
réellement entre le thérapeute et le client. Et cette «communication vécue»<br />
doit être de telle sorte qu'elle facilite le développement personnel du client<br />
au sein de la relation thérapeutique centrée sur la personne. Voici que l'on<br />
rejoint le point de départ du cercle; la boucle est bouclée. Pour simplifier<br />
encore davantage, l'on peut aussi dire que chaque «interaction centrée<br />
concrète» doit faciliter en fin de compte le développement personnel<br />
du client. La logique évidente, voire banale, de cette phrase permet de<br />
comprendre le bien-fondé du «schéma de Höger».<br />
Le travail de J. Finke: les catégories d'interactions<br />
différentes engendrées par les trois attitudes de base<br />
Dans cette épistémologie des niveaux d'abstraction, c'est le niveau III qui<br />
intéresse le plus. Plusieurs auteurs des pays germanophones et des Pays-Bas<br />
(Sachse, Keil, Swildens) ont tenté d'expliciter l'ACP sur le plan de ces catégories<br />
d'interactions psychothérapeutiques. L'auteur qui nous intéresse<br />
maintenant, Jobst Finke, a publié une première œuvre de ce type en 1999.<br />
Dans celle-ci, il partait de l'idée que l'ACP offrait en gros quatre catégories<br />
de relations distinctes, dont il tentait de spécifier l'indication selon certaines<br />
catégories diagnostiques 2 .<br />
C'est sur la base de la première typologie de 1999 que Finke, dans une<br />
réédition en 2006, présente une nouvelle tentative de systématisation des<br />
formes d'interactions générées par les trois attitudes de base. Contrairement<br />
a l'approche comportementaliste, Jobst Finke n'a pas du tout essayé de<br />
«manualiser» notre approche psychothérapeutique. Il a par contre essayé<br />
d'expliciter toutes les formes d'interactions de type centré sur la personne<br />
et les a référées explicitement à une des trois attitudes de base, tout en<br />
démontrant les inévitables recoupements entre elles.<br />
2 La relation type «alliance de travail psychothérapeutique» est la relation «basique». Ensuite<br />
vient la relation type «alter ego», la relation pour ainsi dire classique de l'ACP. Suit la relation<br />
type «transfert» qui met au centre les réactions du client face au thérapeute et vice versa,<br />
et pour finir la relation type «dialogue» qui met l'accent sur la rencontre dialogique (voir Jobst<br />
Finke, 1999).<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 49
Frank Margulies<br />
Tableau II - Les formes d'interactions centrées sur le client à partir<br />
des trois attitudes de base (selon J. Finke, 2006)<br />
Acceptation inconditionnelle Empathie Congruence/authenticité<br />
Recevoir sans réserve Compréhension répétitive Confronter le client<br />
Encourager le client Compréhension concrétisante Clarifier le contenu relationnel<br />
Exprimer sa solidarité<br />
Compréhension se référant<br />
entre thérapeute et client<br />
au concept de soi du client Partager son vécu avec le client<br />
Compréhension se référant au<br />
vécu organismique du client<br />
Dans ce tableau II nous retrouvons, regroupées sous l'une des attitudes de<br />
base respectives, exactement 10 formes différentes d'interactions centrées<br />
sur la personne (donc situées sur le niveau III au sens de Höger). Trois<br />
formes interactionnelles différenciées pour l'attitude de base «acceptation<br />
inconditionnelle», quatre pour «l'empathie» et à nouveau trois pour «la<br />
congruence/authenticité». Il est évident qu'en règle générale, un énoncé<br />
concret en direction du client est souvent une combinaison de deux, voire<br />
de trois formes, toutes catégories confondues. Dans l'ensemble, on peut<br />
recenser sur la base du tableau 36 combinaisons différentes ou, si l'on veut,<br />
techniques différentes d'interventions centrées sur la personne (3x4x3=36).<br />
Voilà une façon de répertorier l'activité d'un thérapeute centré sur la personne<br />
qui travaille uniquement au moyen de la relation elle-même et qui<br />
n'ajoute pas d'autres éléments ou moyens en dehors de la communication.<br />
J'aime particulièrement les différentes formes d'empathie que Finke<br />
introduit. Il nous est à tous bien connu que l'empathie n'est pas une attitude<br />
stéréotypée, qu'il y a peut-être des douzaines de manières de l'exprimer.<br />
Les 4 formes que propose Finke me semblent avoir en plus l'avantage de<br />
formuler un cadre phénomènologique. En effet, une compréhension se<br />
référant au concept de soi du client est différente de celle qui se réfère<br />
au vécu organismique. Ces deux formes d'empathie rencontrent deux<br />
processus psychologiques différents. Le concept de soi étant l'ensemble<br />
des opinions et jugements que le client éprouve face à sa propre personne<br />
(les sentiments autoréflexifs), une interaction empathique concrète de ce<br />
type relèvera alors l'autoréflexivité émotionnelle et cognitive. Le vécu organismique<br />
recouvre par contre l'ensemble des attitudes plus fondamentales<br />
de la personne par rapport à ses volontés et projets dans ce monde et face<br />
a autrui. Le propre de ces attitudes plus fondamentales est que la personne<br />
peine à les sentir pleinement et consciemment, ce qu'une empathie qui<br />
«écoute» ces aspects-là peut aider à changer.<br />
50 ACP Pratique et recherche n° 5
Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />
Petite conclusion<br />
Finke nous démontre quelles formes d'interaction centrée sur la personne<br />
découlent de quelle attitude de base. Si nous exprimons notre solidarité<br />
(forme de l'acceptation inconditionnelle) en répétant simplement ce que le<br />
client vient de nous dire (forme de la compréhension empathique), alors<br />
nous fusionnons deux formes d'interactions émanant de deux attitudes de<br />
base différentes. Il nous reste à créer, en présence de l'autre, dans l'échange<br />
mutuel, les propos verbaux et la gestuelle centrés sur la personne en face. Il est<br />
évident que ce processus de création interactionnelle se déroule dans une<br />
large mesure intuitivement. Mais il est bon, à mes yeux, de conscientiser les<br />
repères d'orientation intrinsèques qui nous guident dans notre «être-avec»<br />
le client.<br />
Références<br />
Finke,Jobst, (1999),BeziehungundIntervention, Interaktionsmuster, Behandlungskonzepte<br />
und Gesprächstechnik in der Psychotherapie, Stuttgart, Verlag Thieme.<br />
Finke, Jobst, (2006), Gesprächspsychotherapie. Grundlagen und spezifische Anwendungen,<br />
3. Auflage, Stuttgart, Verlag Thieme.<br />
Höger, Dieter, (2000), «Ist das noch GT, wenn ich...?» Was ist eigentlich<br />
Gesprächspsychotherapie ?, Psychotherapeuten-Forum, 7 (5), pp. 5-17.<br />
Keil, Wolfgang & Stölzl, Norbert, (2001), Beziehung, Methodik und Technik in der<br />
Klientenzentrierten Therapie, in Klienten-/Personzentrierte Psychotherapie, Kontexte,<br />
Konzepte, Konkretisierungen, pp. 226-268, Wien, Facultas.<br />
Sachse, Rainer, (1992), Zielorientierte Gesprächspsychotherapie, Göttingen, Hogrefe.<br />
Swildens, Hans, (1991), Prozessorientierte Gesprächspsychotherapie. Einführung in eine<br />
differenzielle Anwendung des klientenzentrierten Ansatzes bei der Behandlung psychischer<br />
Erkrankungen, Köln, GwG-Verlag.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 51
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
VERS UNE THÉORIE GLOBALE CENTRÉE SUR LA PERSONNE DU<br />
BIEN-ÊTRE ET DE LA PSYCHOPATHOLOGIE<br />
Margaret S. Warner et Cécile Rousseau<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 52 à 74<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-52.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Warner Margaret S. et Rousseau Cécile, « Vers une théorie globale centrée sur la personne du bien-être et de la<br />
psychopathologie »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 52-74. DOI : 10.3917/acp.005.0052<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Vers une théorie<br />
globale centrée<br />
sur la personne<br />
du bien-être et de<br />
la psychopathologie<br />
Margaret S. Warner<br />
Argosy University, École de psychologie professionnelle de l'Illinois, Chicago<br />
Traduction: Cécile Rousseau<br />
Margaret S. Warner est psychothérapeute centrée sur le client.<br />
Docteur en sciences comportementales, diplômée de l'Université<br />
de Chicago, elle enseigne à l'institut de psychologie professionnelle<br />
de l'Illinois.<br />
Résumé<br />
L'élaboration d'un modèle centré sur la personne du bien-être et<br />
de la psychopathologie ne peut se faire qu'en suivant un cheminement<br />
progressif. La théorie centrée sur la personne présente des<br />
aspects phénoménologiques et orientés sur le processus qui constituent<br />
des atouts essentiels par rapport à la logique plus statique de<br />
la psychologie traditionnelle. Mais, à moins de développer un<br />
langage et une compréhension phénoménologiques de la façon<br />
dont le sens est travaillé, ces avancées sont généralement<br />
amoindries et dévoyées. De plus, il existe de nombreuses sources<br />
Paru in Person-Centered and Experiential Psychotherapies, Vol. 5, N° 1, pp. 5-20.<br />
© AFP-ACP pour la traduction française.<br />
52 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
potentielles de difficultés de processing 1 au-delà des «conditions de<br />
valeur» originelles de Rogers. Notamment, la capacité à travailler<br />
le sens peut être compromise lorsque les liens affectifs précoces ou<br />
le développement biologique se heurtent à des obstacles. Ces<br />
étapes nous permettent d'élaborer une échelle du bien-être et de<br />
la psychopathologie compatible avec les valeurs de l'approche centrée<br />
sur la personne. La théorie centrée sur la personne, dans cette<br />
optique, offre un modèle de fonctionnement humain pertinent<br />
pour l'ensemble de la psychologie clinique et des sciences sociales.<br />
De plus, elle renforce les arguments en faveur de l'utilisation de la<br />
thérapie centrée sur la personne dans le traitement des troubles<br />
psychologiques à tous les niveaux.<br />
Mots-clés: centré sur la personne, bien-être, psychopathologie,<br />
processus difficile, phénoménologie.<br />
Note de l'auteur. Le présent article est une version révisée et adaptée d'un chapitre<br />
de l'ouvrage suivant: Stephen Joseph et Richard Worsley (Eds.), Person-Centred<br />
Psychopathology, 2005, PCCS Books, Ross-on-Wye, UK. Margaret Warner peut être<br />
contactée à l'adresse suivante: 5436 S. Cornell Avenue, Chicago, Illinois 60615 USA.<br />
E-mail: mswarner@ripco.com.<br />
©<br />
Le modèle du changement de la personnalité de Rogers (1957, 1959) ne<br />
propose qu'une seule source de psychopathologie — l'incongruence — et un<br />
seul moyen de guérison — les conditions relationnelles nécessaires et suffisantes.<br />
Par la suite, les théoriciens ont essayé de reprendre ce modèle en<br />
l'adaptant plus spécifiquement, selon le diagnostic, à la façon dont les<br />
praticiens centrés sur la personne peuvent aborder le travail avec chaque<br />
forme particulière de psychopathologie et de processus. En particulier,<br />
les théoriciens du processus expérientiel ont réalisé un important travail<br />
théorique en élaborant une théorie du processus qui clarifie et élargit la<br />
théorie de la personnalité de Rogers (Greenberg, Watson & Lietaer, 1998).<br />
Cependant, je pense qu'il y a deux autres étapes essentielles. Tout<br />
d'abord, il est important de travailler sur le langage de notre théorie, car<br />
1 Ndt: En l'absence d'un équivalent français, j'ai conservé tout au long du texte le terme<br />
anglais processing, qui renvoie mieux à la notion de processus (process). Margaret Warner définit<br />
le processing comme la capacité du client à gérer son expérience et à en travailler le sens.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 53
MargaretS. Warner<br />
il se rapporte aux genres de phénomènes humains avec lesquels nous<br />
travaillons en psychothérapie centrée sur la personne. La théorie centrée<br />
sur la personne présente des aspects phénoménologiques et orientés sur le<br />
processus qui constituent des atouts essentiels par rapport à la logique plus<br />
statique de la psychologie traditionnelle. Mais, à moins de développer un<br />
langage et une compréhension phénoménologiques de la façon dont le sens<br />
est travaillé, ces avancées sont généralement amoindries et dévoyées.<br />
Deuxièmement, nous devons reconnaître plusieurs sources de difficultés<br />
dans le processing de l'expérience, au-delà des «conditions de valeur»<br />
originelles de Rogers. En particulier, les expériences précoces de traumatismes<br />
et de négligence ainsi que les troubles biologiques peuvent faire<br />
naître plusieurs formes de «processus difficiles». Je pense que ces deux<br />
étapes nous aideront à développer un modèle unifié centré sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie rendant justice à la variété et à la<br />
profondeur de la pratique centrée sur la personne tout en évitant les pièges<br />
du modèle médical.<br />
Je raisonne à partir de plusieurs convictions de base. Il me semble que<br />
la capacité à gérer l'expérience est un aspect universel de la nature humaine<br />
qui constitue la clé du succès de la psychothérapie. Toutes les «tribus»<br />
de l'approche centrée sur la personne s'appuient sur ce même aspect,<br />
profondément enraciné dans la nature humaine, bien que de façon extrêmement<br />
différente. De plus, je suis convaincue que l'approche centrée<br />
sur la personne offre une théorie et une méthode psychothérapeutiques<br />
particulièrement efficaces dans le travail avec des clients souffrant de<br />
formes extrêmes de troubles.<br />
Même si certaines expériences sont ressenties individuellement, une<br />
grande partie sont vécues dans le cadre de relations qui, bien entendu,<br />
s'intègrent dans des communautés et des cultures spécifiques. Par mesure<br />
de simplicité, je parlerai de la théorie en termes d'expériences individuelles.<br />
Mais, si cette théorie est valable, il sera tout autant pertinent d'élaborer<br />
des théories sur les relations, la communauté et la culture. De plus, si cette<br />
théorie est valable, elle sera également applicable aux cultures autres que la<br />
culture occidentale des pays industrialisés où elle s'est forgée.<br />
Le langage du processus dans<br />
la théorie centrée sur la personne<br />
La théorie centrée sur la personne s'est toujours battue pour exprimer la<br />
nature, immédiate et orientée sur le processus, de notre travail sans avoir<br />
54 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
recours à un langage impliquant des structures (telles qu'un Self «réel») ou<br />
des émotions (telles que la colère inconsciente) ayant une existence préformée<br />
à la frontière de la conscience de l'individu. Comme nous travaillons<br />
dans une approche phénoménologique, il est particulièrement important, à<br />
cet égard, que notre théorie s'aligne sur notre pratique. Plusieurs points<br />
importants exigent d'être particulièrement attentif au langage utilisé.<br />
(1) Comment se fait-il que l'expérience de la globalité du corps subit<br />
des changements qui ne sont ni totalement déterminés ni complètement<br />
arbitraires ?<br />
(2) Comment et pourquoi les expériences humaines, qui se trouvent<br />
au centre de ce processus incarné en perpétuel changement, sont-elles<br />
ressenties comme des objets solides qui existent depuis toujours?<br />
(3) Comment et pourquoi les êtres humains ont-ils si fortement<br />
l'impression d'avoir un «Self» alors que, d'un point de vue objectif, ils<br />
éprouvent une gamme riche et variée d'expériences ?<br />
Comment expliquer les changements de l'expérience?<br />
La théorie de Gendlin (1964,1968,1997) donne une explication, complexe<br />
du point de vue philosophique, de la façon dont les êtres humains travaillent<br />
l'expérience. Elle évite les problèmes d'objectivation qui surgissent<br />
lorsque les théoriciens parlent comme si des sentiments entièrement formés<br />
existaient sous la surface. Gendlin suggère que, plutôt qu'un système de<br />
calcul automatique, les organismes humains comportent «implicitement»<br />
une sorte de mécanisme de recherche. Lorsque l'organisme trouve quelque<br />
chose qui complète au moins partiellement ce qui est implicite, ce mécanisme<br />
«progresse» et, au fur et à mesure du processus, modifie la nature<br />
de la recherche. Le sens est une façon particulière de faire progresser<br />
l'expérience, caractéristique des êtres humains. Pour illustrer le processus<br />
de progression vers le sens, Gendlin (1995) utilise la métaphore de l'achèvement<br />
d'un poème. Si un poète a écrit neuf vers et cherche le dixième<br />
vers final, il va essayer un certain nombre de vers avant d'en trouver un<br />
qui sonne juste. Une fois ce dernier vers écrit, le poète aura sans doute<br />
l'impression que c'était le seul vers possible. Or, s'il attendait une semaine,<br />
il pourrait trouver un dernier vers différent, qui serait juste aussi. Le sens,<br />
dans la philosophie de Gendlin, est comme le dernier vers d'un poème,<br />
dans la mesure où il n'est ni totalement déterminé ni complètement<br />
arbitraire.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 55
MargaretS. Warner<br />
Gendlin (1964, 1968) insiste également sur le fait que donner du sens, ou<br />
progresser vers le sens, est un processus de la globalité du corps. Il n'y a pas<br />
de séparation entre l'esprit et le corps. En suivant la théorie de Gendlin, on<br />
peut placer l’experiencing humain sur une échelle, depuis ce qui est implicite<br />
jusqu'à ce qui est articulé, de la façon suivante:<br />
Processus physiologiques<br />
par ex. pression sanguine<br />
Sensations corporelles<br />
physiologiques<br />
par ex. douleur musculaire<br />
Sensations vagues sur<br />
une situation<br />
par ex. images, décors, gestes,<br />
ou sensation corporelle donnant<br />
l'impression d'une situation réelle<br />
Version partiellement articulée<br />
d'une situation<br />
par ex. « Quelque chose de X<br />
me touche» ou «J'ai un vague<br />
sentiment de Y»<br />
Version articulée d'une situation<br />
par ex. «Je me sens X à propos<br />
deYpour les raisons Z»<br />
Á chaque degré sur cette échelle, le corps offre une manière vécue de<br />
répondre à la situation entière de la personne. Dans certaines circonstances,<br />
des processus physiologiques progressent vers une expérience subjective.<br />
A partir de ce point sur l'échelle, les êtres humains peuvent agir en réponse<br />
a cet experiencing subjectif (à chaque degré supérieur de l'échelle) sans articuler<br />
davantage leur experiencing.<br />
Il arrive que les êtres humains prêtent attention à leur experiencing spontanément,<br />
parfois même dans une intention consciente. Dans tous les cas,<br />
cette attention à l'expérience provoque généralement une évolution de la<br />
qualité de l'expérience et fait entrer en jeu des expériences liées de telle<br />
façon qu'elles peuvent aisément progresser vers une articulation plus<br />
poussée du sens. Si un client est attentif à la tension qu'il ressent dans les<br />
épaules, il se peut qu'il éprouve un sentiment de terreur. S'il est attentif<br />
a ce sentiment de terreur, des scènes vécues ou des pensées liées à cette sensation<br />
peuvent lui venir à l'esprit. Par exemple, il peut se représenter la<br />
scène d'une récente dispute avec son patron. S'il s'imagine cette scène, il<br />
peut se rappeler d'autres occasions où il s'est senti impuissant ou humilié.<br />
56 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
Á partir de là, il peut articuler une version de ce qui s'est passé et pourquoi.<br />
Par exemple, «Ce n'était pas juste de penser que je devais savoir ce qu'il<br />
voulait alors qu'il ne me l'avait jamais dit. C'était exactement pareil avec<br />
mon beau-père.» À chaque étape de cette progression vers le sens, le corps<br />
entier subit des changements — électroencéphalogramme, réponse électrodermale,<br />
dilatation de la pupille, etc. (Gendlin & Berlin, 1961; Don, 1977;<br />
Bernick & Oberlander, 1969).<br />
Existe-t-il des sentiments réels sous la surface?<br />
Le modèle de Gendlin établit clairement comment l'expérience peut se<br />
transformer en signifiant par le biais d'un processus. Cependant, pour l'élaboration<br />
d'une théorie orientée sur le processus, un autre problème surgit<br />
lorsque les émotions et les structures de la personnalité sont conceptualisées<br />
comme si elles étaient des phénomènes préformés et stables existant<br />
quelque part à l'intérieur de la personne, même lorsque celle-ci n'en est pas<br />
consciente. Par exemple, les théoriciens de la psychologie parlent de «l'ego»<br />
ou de «l'inconscient». Rogers lui-même parle parfois des expériences<br />
comme si elles existaient déjà sous la surface de la conscience, comme par<br />
exemple lorsqu'il écrit que:<br />
«Nous nous protégeons de devoir reconnaître des attitudes ou des expériences<br />
dont nous avons refusé l'accès à la conscience car elles représentent<br />
une menace pour notre Self.» (Rogers, 1965, p. 100.)<br />
Cette façon de parler des êtres humains comme s'ils étaient habités par<br />
des structures objectales préformées est une habitude tellement ancrée dans<br />
les esprits qu'il est difficile de parler de psychologie humaine sans avoir<br />
recours à ce type de constructions.<br />
Dans ma théorie, les êtres humains expériencient généralement de nombreux<br />
phénomènes «immatériels» (softphenomena) changeants comme s'ils<br />
étaient stables et objectaux (Warner, 1983). Il s'agit de versions d'une expérience<br />
vécue qui n'ont pas d'existence matérielle susceptible de rester<br />
constante selon les observateurs, dans le temps et dans l'espace, ou même<br />
a l'intérieur d'une personne en particulier dans le temps. Ces phénomènes<br />
immatériels sont des phénomènes individuels tels que la volonté, le désir,<br />
les émotions ou les pensées, ainsi que diverses qualités sociales telles que<br />
la responsabilité, la justice ou la liberté. La question de savoir si un mariage<br />
a eu lieu ou non est un phénomène «matériel» (hardphenomenon), puisque<br />
les différents participants peuvent confirmer qu'il a eu lieu et s'en tenir<br />
a ce constat pour le futur. En revanche, la question de savoir si les mariés<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 57
MargaretS. Warner<br />
étaient «vraiment amoureux» est un phénomène immatériel. En effet, les<br />
différents invités au mariage ne seront pas forcément d'accord sur ce point,<br />
et les mariés eux-mêmes risquent de donner des versions assez divergentes<br />
quelques années plus tard. Au moment où une compréhension claire et<br />
articulée se forme, on a souvent, subjectivement, l'impression que ces<br />
«signifiants immatériels» (soft meanings) sont réels et ont toujours été<br />
présents. Ainsi, par exemple, lorsqu'un client dit: «Je me rends compte que<br />
j'ai toujours détesté mon père, et cette haine est aussi réelle que la glace<br />
que je suis en train de manger», il ressent comme objectivement vraie la<br />
réalité «objectale» de la haine. Dans le même temps, le client peut avoir<br />
l'impression, subjectivement, qu'il a «trouvé» quelque chose qui était déjà<br />
présent. S'ils sont congruents avec l'expérience vécue de la personne, ces<br />
«signifiants immatériels» font progresser et modifient l'expérience globale<br />
de la personne.<br />
Cependant, dans une perspective orientée sur le processus, je dirais que<br />
ce qui était présent auparavant était un ensemble d'expériences qui n'étaient<br />
pas encore claires — par exemple, des maux d'estomac, un vague sentiment<br />
de terreur et d'étranges actions. Ces expériences ressenties par l'organisme<br />
étaient implicitement complexes et prêtes à être travaillées. Mais ce que<br />
l'expérience de la personne devient n'est pas réellement présent tant que<br />
le processus n'a pas véritablement eu lieu. De plus, le client dispose d'un<br />
certain degré de liberté existentielle au cours du processing de l'expérience,<br />
de telle sorte que le résultat final de ce processing n'est jamais complètement<br />
prédéterminé.<br />
L'un des principaux aspects de cette tendance humaine à fonctionner<br />
avec des signifiants immatériels provient de ce que Dennett (1987) appelle<br />
la «posture intentionnelle» (intentional stance), à savoir l'idée que le comportement<br />
des autres est guidé par des entités internes invisibles comme les<br />
croyances ou les désirs. Dans le même esprit, Baron-Cohen (1995) constate<br />
que les êtres humains ne peuvent pas interpréter les situations quotidiennes<br />
les plus simples sans avoir recours à une sorte de «lecture de l'esprit»<br />
impliquant des phénomènes immatériels. Par exemple, il est pratiquement<br />
impossible de comprendre une simple série de comportements telle que:<br />
«John est entré dans la chambre, en a fait le tour et est ressorti» sans avoir<br />
recours à des intentions, des souhaits, des croyances, des états émotionnels<br />
ou autres. Ainsi, on proposera par exemple: «John cherchait peut-être<br />
quelque chose qu'il voulait trouver et dont i lpensaitqu'elle se trouvait dans<br />
la chambre.» Ou encore: «John a peut-être entendu quelque chose dans la<br />
chambre et voulait savoir ce qui avait fait ce bruit.»<br />
58 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
Bien que le processing de ces phénomènes immatériels se déroule à<br />
l'intérieur des êtres humains, les phénomènes eux-mêmes représentent la<br />
quasi-totalité des expériences vécues dans des contextes humains. Il me<br />
semble que c'est précisément le caractère immatériel de ces phénomènes —<br />
le fait qu'ils n'aient pas d'existence matérielle et soient continuellement<br />
soumis à des interprétations et réinterprétations — qui permet de construire<br />
un pont entre la conscience individuelle et la vie des êtres humains intégrée<br />
culturellement au sein de leurs relations et de leurs communautés.<br />
Tous les individus ont-ils un véritable Self ?<br />
La théorie de la personnalité de Rogers est fondamentalement phénoménologique<br />
et compatible avec une compréhension du fonctionnement<br />
humain orientée sur le processus. Rogers (1959) pose comme postulat<br />
un «Self» qui est «une structure conceptuelle organisée et cohérente [.]<br />
qui est accessible par la conscience mais pas nécessairement consciente»<br />
(p. 200). Cependant, il introduit des éléments d'objectivation lorsqu'il<br />
définit l'«incongruence» comme l'existence d'une divergence entre le «Self<br />
tel que perçu» et la véritable expérience de l'organisme, cette dernière<br />
pouvant être «niée» ou «déformée» (p. 203). En conceptualisant ainsi les<br />
modes de défenses, Rogers écrit comme s'il n'existait qu'une seule bonne<br />
version de l'expérience et qu'il suffisait que cette expérience soit symbolisée<br />
«correctement» pour que le Self soit congruent.<br />
Greenberg et Van Balen (1998) font remarquer les difficultés inhérentes<br />
a l'adoption de telles structures comme postulat dans une théorie orientée<br />
sur le processus, mais notent également les difficultés qui surgissent si l'on<br />
tente de théoriser sans ces structures:<br />
«Le problème avec une vision purement orientée sur le processus,<br />
«sans Self», est que nous avons souvent le sentiment d'être, sur<br />
beaucoup de points, la même personne que nous avons toujours<br />
été. [..] La nécessité d'un type de construction structurelle pour<br />
tout type de processus se manifeste dès que l'on cherche à expliquer<br />
notre sens de la continuité.» (p. 42)<br />
Au lieu de parler du Self comme d'une «entité», ils le définissent en ces<br />
termes:<br />
«le processus continu par lequel une personne donne du sens à son<br />
expérience et explique ses actions. Le «sens du Self» est [.] un<br />
sentiment émergent synthétisé à partir d'éléments plus basiques de<br />
l'expérience [..]» (ibid. p. 45)<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 59
MargaretS. Warner<br />
La stabilité du Self naît:<br />
«d'une stabilité sous-jacente des schémas émotionnels et de la<br />
construction d'identités narratives.» (ibid. p. 50)<br />
La conceptualisation du Self en tant que phénomène immatériel est compatible<br />
avec le modèle présenté par Greenberg et Van Balen. Mais dire que<br />
le Self comprend à la fois une organisation implicite et un «sens du Self»<br />
subjectif peut introduire une certaine confusion. L'organisation implicite<br />
de l'expérience de la personne peut prendre des formes très différentes à<br />
partir du «sens du Self» immédiat de la personne. Bien que la théorie ne<br />
pose pas comme postulat des structures sous la surface, les clients individuels<br />
le font souvent. Par exemple, un client peut dire: «Mon vrai moi est<br />
mort le jour où ma femme m'a quitté et je ne pourrai plus y accéder tant<br />
qu'elle est en vie». Ou encore: «J'ai besoin d'entrer en contact avec ma<br />
colère avant de pouvoir être réellement moi-même».<br />
Pour élaborer une théorie concernant les expériences qu'ont les personnes<br />
de leur Self, je pense qu'il nous serait plus utile de penser avec un<br />
verbe «selfing» 2 plutôt qu'avec le nom «Self». Le «selfing», donc, est une<br />
tendance universelle des êtres humains à s'identifier avec certaines manières<br />
d'être ce qu'ils sont «vraiment» et à chercher un langage qui puisse articuler<br />
et faire progresser l'expérience avec laquelle ils peuvent s'identifier en<br />
tant que leur «véritable Self». Le selfing a un rapport avec l'organisation<br />
implicite de l'expérience humaine, mais ce n'est pas la même chose. Tout<br />
comme les autres phénomènes immatériels, le Self n'existe pas de la même<br />
façon que les objets existent, et ne peut donc pas être directement observé<br />
ou mesuré.<br />
Cependant, le processus qui consiste à trouver son «véritable» Self ou<br />
ses «véritables» sentiments n'a rien d'anodin. Les êtres humains vivent dans<br />
des corps qui symbolisent verbalement l'expérience et qui s'organisent<br />
autour de «phénomènes immatériels», à savoir des phénomènes personnels,<br />
comme le Self, l'émotion et l'intention, et des qualités sociales, comme<br />
la justice, l'oppression ou la beauté. Il y a une vraie façon pour les êtres<br />
humains de se sentir venir au monde en tant qu'êtres humains, lorsque les<br />
sentiments, intentions, croyances, etc. se rejoignent dans un sens du Self,<br />
lorsque l'histoire de leur vie se révèle être une expression congruente de leur<br />
expérience vécue.<br />
2 Ndt: En l'absence d'un terme équivalent en français et pour rester cohérent avec l'usage<br />
du mot anglais Self, j'ai préféré conserver le néologisme selfing, la terminaison anglaise en -ing<br />
exprimant bien l'idée de processus et d'évolution constante chère à Margaret Warner.<br />
60 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
L'expérience qu'a un individu de son «véritable» Self est donc réelle de<br />
la même façon qu'un arbre peint par un impressionniste est réel. De loin,<br />
on voit que le peintre a reproduit les feuilles vertes de l'arbre avec un éclat<br />
et une vivacité extraordinaire. Mais en y regardant de plus près, on aperçoit<br />
d'innombrables coups de pinceau dont aucun n'est vert, et aucune feuille<br />
n'est dessinée individuellement.<br />
Avec sa base phénoménologique, la théorie centrée sur la personne est<br />
déjà très proche d'une compréhension des légers coups de pinceau de la<br />
conscience humaine. Si nous parvenons à maintenir clairement la séparation<br />
entre cette théorie phénoménologique et une compréhension théorique<br />
plus externe de l'organisation de l'expérience, nous éviterons beaucoup de<br />
confusions théoriques. De plus, dans le même temps, nous découvrirons<br />
qu'il existe un point commun avec d'autres types de travail, en sciences<br />
humaines et sociales, à savoir celui de la négociation du signifiant (voir par<br />
exemple Dennett, 1987; Baron-Cohen, 1995).<br />
Processing et Relation<br />
Étant donné le rôle inhérent du processing dans la construction d'un pont<br />
entre les individus et les communautés, il est logique de penser que les<br />
relations occupent une place centrale dans le développement et la stimulation<br />
des capacités humaines à donner du sens aux situations vécues. Les<br />
qualités relationnelles établies par Rogers — l'empathie, la congruence (ou<br />
authenticité) et la considération positive inconditionnelle (ou valorisation)<br />
— semblent pouvoir être des universaux humains lorsqu'il s'agit de cette<br />
façon spécifiquement humaine de rester individuel tout en entrant profondément<br />
en contact avec l'expérience d'autrui.<br />
Dans l'empathie, les personnes utilisent des capacités mentales, émotionnelles<br />
et intuitives afin de se créer en elles une expérience de ce que c'est<br />
d'être quelqu'un d'autre. Cette qualité semble essentielle pour la capacité<br />
humaine à adopter la posture intentionnelle que Dennett (1987), entre<br />
autres, considère comme un facteur déterminant de la façon dont les êtres<br />
humains interprètent les situations. Dans ces circonstances, il est logique<br />
que l'empathie constitue un aspect crucial des relations d'attachement qui<br />
permettent initialement le développement des capacités de processing. Il est<br />
également logique que les relations de compréhension empathique facilitent<br />
généralement le processing chez les adultes. Rogers (1959) note que la<br />
compréhension empathique dans une relation authentique et valorisante a<br />
tendance à apaiser le sentiment de peur que ressentent les individus face aux<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 61
MargaretS. Warner<br />
expériences incongruentes. Je pense que cette diminution de la peur tend<br />
a faire pencher la balance du côté du désir de donner du sens à ce qui<br />
n'est pas encore clair dans l'expérience (Warner, 1997).<br />
Le type deprocessing que je décris ici permet à l'être humain de développer<br />
sa congruence — c'est-à-dire une vision cohérente de qui il est, qui fait<br />
progresser son sens de lui-même dans sa globalité. Cette sorte de<br />
congruence permet aux êtres humains d'être en relation de façon fiable et<br />
compréhensible. En particulier, Mary Main (1991) a constaté que les mères<br />
capables de présenter une vision cohérente de leurs expériences de vie ont<br />
généralement des relations d'attachement plus sûres avec leurs enfants.<br />
A leur tour, les enfants qui ont eu des relations d'attachement sûres peuvent<br />
eux-mêmes généralement présenter un récit cohérent de leur vie dès le<br />
début de l'adolescence.<br />
La valorisation décrite par Rogers implique une évaluation humaine<br />
de l'autre de manière à la fois empathique et authentique. C'est également<br />
une qualité qui est fortement présente dans les relations d'attachement<br />
optimales de l'enfant. Je crois qu'une combinaison à un haut degré de ces<br />
trois qualités, que Dave Mearns (1997) appelle «profondeur relationnelle»,<br />
est un aspect universellement valorisé des relations humaines intimes.<br />
Les conditions de valeur de Rogers suffisent-elles<br />
pour rendre compte des difficultés de processing ?<br />
Processus difficiles liés à des problèmes particuliers<br />
Rogers part de l'hypothèse que les difficultés psychologiques naissent<br />
de l'incongruence entre le Self de la personne et l'expérience totale de son<br />
organisme. Cette incongruence se manifeste en lien avec des «conditions<br />
de valeur» du client. Depuis leur plus jeune âge, les enfants répondent à un<br />
besoin de regard positif de la part de leurs parents. Lorsque les parents leur<br />
refusent ce regard positif pour certains types d'expériences ou certaines<br />
manières d'être, les enfants développent un sens de leur Self qui intègre<br />
les valeurs parentales introjectées. C'est à cause de ces valeurs introjectées<br />
que les personnes, dans l'enfance puis à l'âge adulte, ne s'autorisent pas à<br />
symboliser des expériences allant à l'encontre de ces valeurs.<br />
Les exemples d'incongruence entre le Self et l'organisme, susceptibles<br />
de survenir en l'absence de conditions de valeur, ne manquent pas. Cette<br />
incongruence peut survenir chez une personne simplement en réaction à<br />
l'intensité et à la rapidité du changement. Ainsi, par exemple, même si ses<br />
62 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
parents ne lui ont pas imposé de conditions de valeur particulières, une personne<br />
peut être angoissée ou déprimée à la suite d'un accident de voiture<br />
dans lequel tous les membres de sa famille ont été tués. Greenberg et Van<br />
Balen constatent que plusieurs types de processing, autres que l'incongruence<br />
entre le Self et l'organisme, peuvent également provoquer des troubles du<br />
processus d'experiencing constructif. Selon eux, ces troubles se manifestent<br />
lorsque les clients ne parviennent pas à intégrer les différents aspects du<br />
fonctionnement en un tout cohérent et harmonieux (Greenberg & Van<br />
Balen, 1998, p. 50). De plus, ils observent chez certains clients des schémas<br />
émotifs inadaptés qui sont activés par des signaux minimes — par exemple,<br />
lorsqu'un client atteint de TSPT 3 panique en entendant des sons forts.<br />
Les recherches menées par Rainer Sachse (1998) ont démontré que<br />
les clients atteints de troubles psychosomatiques évitaient généralement la<br />
réflexion personnelle et le processing. Selon lui, en raison de la restriction de<br />
leur conscience intime d'eux-mêmes, ces personnes ont un sens des motivations<br />
et des objectifs personnels très peu développé. C'est pourquoi, leur<br />
sens de l'identité personnelle et de la valeur de soi étant également faible,<br />
il leur est difficile d'affirmer ou de faire valoir leurs besoins personnels.<br />
Les diverses sources d'incongruence énumérées ci-dessus sont plausibles<br />
et peuvent venir s'ajouter à la théorie de la personnalité de Rogers sans en<br />
modifier les principes fondamentaux.<br />
Processus difficiles liés au développement de la personne<br />
En plus des difficultés à gérer des problèmes particuliers, je pense que de<br />
nombreux individus se heurtent à des difficultés d'ordre développemental<br />
ou biologique dans leur capacité fondamentale à gérer l'expérience.<br />
Bien que l'organisme humain soit fortement orienté vers le développement<br />
des capacités de processing, une relation d'attachement suffisante dans la<br />
petite enfance — ainsi que le développement normal des structures et<br />
des processus biologiques qui aident au processing — sont des conditions<br />
nécessaires pour un développement optimal de ces capacités. Les individus<br />
(et leurs partenaires dans les relations) risquent de ressentir leur processing<br />
comme étant difficile si ces capacités de processing développées biologiquement<br />
et psychologiquement sont affaiblies. De même, les dommages<br />
physiques ou psychologiques qui peuvent se produire plus tard au cours de<br />
la vie peuvent perturber les capacités de la personne à gérer normalement<br />
son expérience.<br />
post-traumatique.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 63
MargaretS. Warner<br />
Je me suis rendue compte, dans ma pratique de thérapeute centré sur<br />
la personne, que trois types de processus difficiles émergent plus fréquemment:<br />
le processus précaire, le processus de dissociation et le processus<br />
psychotique. Ces trois types de processus sont décrits en détail dans<br />
d'autres publications (Warner, 1991, 1998, 2000, 2001; Prouty, 1994).<br />
J'en présenterai ici une brève description, puis j'aborderai quelques aspects<br />
généraux du processus difficile qui ont été importants dans mon travail<br />
thérapeutique.<br />
Les clients sujets à un «processus précaire» (Warner, 1991,1997, 2000)<br />
éprouvent des difficultés à rester attentifs à des expériences particulières à<br />
des niveaux d'intensité modérée. Par conséquent, ils ont tendance à avoir<br />
du mal à amorcer et à interrompre ces expériences et ressentent souvent de<br />
la gêne et de la honte au cours du processus. Du fait de cette difficulté à<br />
s'accrocher à leur propre expérience, ils ont souvent du mal à adopter le<br />
point de vue d'une autre personne sans avoir le sentiment que leur propre<br />
expérience a été annihilée.<br />
Les clients risquent plus de développer un processus précaire lorsqu'ils<br />
n'ont pas reçu, dans leur petite enfance, le soutien empathique nécessaire<br />
au développement des capacités deprocessing. Les clients peuvent également<br />
être sujets à un processus précaire pour les expériences nouvelles, qui n'ont<br />
pas encore été reçues par eux-mêmes ou par d'autres. Souvent, et selon les<br />
personnes, ce processus précaire ne se manifeste que pour le processing de<br />
certains problèmes déterminés. De nombreux psychothérapeutes centrés<br />
sur la personne et expérientiels ont proposé des descriptions très utiles de<br />
manières de travailler avec des clients sujets à un processus de type précaire<br />
(Bohart, 1990; Eckert & Biermann-Ratjen, 1998; Eckert & Wuchner, 1996;<br />
Lambers, 1994; Leijssen, 1993, 1996; Roelens, 1996; Santen, 1990;<br />
Swildens, 1990).<br />
Les clients sujets à un «processus de dissociation» font l'expérience,<br />
pendant un temps, de manière tout à fait convaincante, d'avoir plusieurs<br />
Selfs qui ne sont pas intégrés les uns avec les autres. Ce type d'expérience<br />
du client, qui a été décrit en détail dans les ouvrages sur les «personnalités<br />
multiples» et sur les «troubles dissociatifs de l'identité», est presque toujours<br />
provoqué par un traumatisme grave dans la petite enfance (Putnam, 1989;<br />
Ross, 1989). La dissociation des Selfs semble représenter une extension<br />
de la tendance humaine universelle au «selfing», mais cette tendance est<br />
ici altérée par le besoin de tenir certains aspects extrêmement traumatiques<br />
de l'expérience à l'écart les uns des autres. Plusieurs thérapeutes ont<br />
constaté que les approches thérapeutiques centrées sur la personne étaient<br />
64 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
efficaces, personnelles et valorisées par ces clients (Warner, 1998, 2000;<br />
Roy, 1991; Coffeng, 1996).<br />
Les clients sujets à un processus psychotique ont du mal à élaborer des<br />
récits sur leur expérience qui soient significatifs dans le cadre de leur culture,<br />
ou qui offrent une validité prédictive par rapport à leur environnement.<br />
Prouty (1990,1994) décrit les clients souffrant d'un processus psychotique<br />
comme ayant des problèmes de contact avec leur «Self», le «monde» et les<br />
«autres». Souvent, ces clients entendent des voix, ont des hallucinations ou<br />
des croyances qui ne sont pas acceptées par leur culture et dont le processing<br />
est difficile (Prouty, 1977, 1983, 1986). Les recherches montrent qu'une<br />
interaction complexe entre les tendances génétiques, les perturbations au<br />
cours du développement périnatal et le stress de la vie entre en jeu dans le<br />
développement des troubles schizophréniques. D'autres troubles psychotiques<br />
peuvent se développer plus tard à la suite d'un traumatisme physique<br />
ou d'une dégénérescence organique (Green, 1998).<br />
Plusieurs thérapeutes centrés sur la personne ayant travaillé avec des<br />
clients sujets à un processus psychotique ont constaté que les expériences<br />
psychotiques ont tendance à avoir du sens et présentent le potentiel nécessaire<br />
pour évoluer vers des formes plus orientées vers la réalité (Rogers,<br />
1967; Prouty, 1994; Raskin, 1996; Binder, 1998; Van Werde, 1998; Prouty,<br />
Van Werde & Pörtner, 2002; Warner, 2002). Selon Prouty (1994), les<br />
thérapeutes devraient utiliser des «réflexions de contact» pour rester<br />
proches des expressions concrètes des clients afin de rétablir une connexion<br />
avec la réalité.<br />
Je suppose qu'il existe beaucoup d'autres formes de processus difficiles.<br />
Certes, le moindre trouble des processus physiologiques ou biochimiques<br />
dans le cerveau risque de rendre difficile le processing ordinaire de l'expérience.<br />
Cependant, l'organisme humain est profondément orienté vers un<br />
effort pour donner du sens à l'expérience et dispose pour ce faire de nombreux<br />
autres moyens de processing. Je pense que les relations thérapeutiques<br />
caractérisées par les conditions essentielles de Rogers auront tendance<br />
a faciliter le processing en ayant recours à toutes les capacités biologiques à<br />
la disposition de la personne.<br />
Stratégies de travail avec l'expérience<br />
de processus difficiles des clients<br />
Les thérapeutes centrés sur la personne ont constaté que les conditions relationnelles<br />
qui facilitent le processus chez les clients fonctionnant à un<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 65
MargaretS. Warner<br />
niveau élevé — empathie, congruence, considération positive inconditionnelle<br />
— sont les mêmes qui aident les clients à s'engager avec ces expériences<br />
de «processus difficile» (Rogers, 1967; Warner, 1991; Prouty, 1994). La<br />
volonté humaine de donner du sens à l'expérience est tellement cruciale<br />
pour la survie de l'être humain qu'il persiste à essayer de gérer l'expérience,<br />
même lorsque les moyens de processing plus ordinaires sont mis en cause.<br />
Tant qu'il subsiste des capacités de l'organisme, les relations mettant en<br />
œuvre les conditions essentielles de Rogers tendent à soutenir le processing<br />
de la personne dans le moment présent, ainsi qu'à faciliter un développement<br />
plus fondamental ou une restauration des capacités de processing<br />
endommagées.<br />
Même si ce processing a des limites biologiques, tous les progrès permettant<br />
de se rapprocher d'un sens du Self et de donner du sens à son expérience<br />
— en particulier dans un contexte permettant à la personne de sentir<br />
un contact authentique et acceptant avec d'autres êtres humains — sont très<br />
bénéfiques pour l'individu. En effet, ces expériences permettent souvent<br />
aux clients de ne plus se sentir perdus dans des états d'aliénation, de confusion,<br />
de vide et de panique, mais de se ressentir comme d'authentiques êtres<br />
humains en relation avec d'autres êtres humains.<br />
Vers un modèle centré sur la personne du bien-être<br />
et des troubles psychologiques<br />
Cette vision du processing comme d'un travail essentiel pour la nature<br />
humaine nous donne les bases pour formuler un modèle centré sur la personne<br />
du bien-être et des troubles psychologiques. Dans la vie de tous les<br />
jours, les individus répondent à la pression de la vie par des actions fondées<br />
sur des modes de compréhension familiers utilisant des stratégies bien<br />
établies qui permettent à la personne de continuer à vivre sans amorcer<br />
un nouveau travail de processing. En temps ordinaire, la capacité à gérer<br />
l'expérience dans l'instant est disponible, utile et satisfaisante au niveau<br />
personnel pour les êtres humains. Mais elle devient cruciale dès que les<br />
modes de compréhension et les stratégies préétablis ne suffisent plus à<br />
répondre aux besoins implicites de l'organisme. Dans ce cas, la personne<br />
risque d'éprouver une détresse psychologique lorsqu'elle est incapable<br />
d'utiliser ses capacités de processing pour générer de nouvelles solutions<br />
plus efficaces.<br />
Selon la théorie centrée sur la personne, les conditions relationnelles<br />
«nécessaires et suffisantes» de Rogers — empathie, authenticité et<br />
66 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
valorisation — apportent aux capacités de processing des individus (mais aussi<br />
des couples et des groupes) un soutien qui prend sa source profondément<br />
dans la nature humaine. Les thérapeutes centrés sur le client non-directifs<br />
développent des conditions relationnelles qui soutiennent le processus<br />
se déroulant spontanément chez le client. Les thérapeutes expérientiels<br />
ou processuels-expérientiels s'appuient sur cette théorie du processus en<br />
y introduisant des suggestions visant à faciliter ou à intensifier les aspects<br />
de l'expérience particulièrement riches en processus.<br />
A partir de là, il est possible d'élaborer un modèle trilatéral qui nous<br />
permettra d'envisager plusieurs causes de détresse psychologique.<br />
Schéma 1: Modèle trilatéral de la vulnérabilité du processing.<br />
Une échelle du bien-être et des troubles psychologiques, applicable aussi<br />
bien aux familles et aux groupes qu'aux individus, peut être élaborée comme<br />
suit:<br />
1. Les capacités de processing, bien développées, sont utilisées efficacement<br />
(avec ou sans le soutien de la psychothérapie ou des relations quotidiennes)<br />
afin de développer ou d'améliorer les possibilités de la vie en<br />
l'absence de détresse causée par une pression de la vie accablante.<br />
2. Les capacités de processing, bien développées, sont temporairement<br />
oppressées ou écrasées par la pression de la vie, et sont facilitées par le<br />
soutien relationnel aux capacités de processing offert par la psychothérapie<br />
ou les relations quotidiennes.<br />
3. Le processus difficile peut provenir (a) de déficiences dans les soins<br />
(nécessaire au développement des capacités de processing) reçus dans la<br />
petite enfance, (b) de déficiences des structures et des processus organiques<br />
qui servent à gérer l'expérience, ou (c) de déficiences provoquées<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 67
MargaretS. Warner<br />
par un traumatisme ou une dégénérescence de l'organisme survenus<br />
ultérieurement. Les aspects difficiles de ce processus ont tendance à<br />
interférer considérablement avec la capacité des personnes à se procurer<br />
ou à utiliser le soutien de relations quotidiennes. Par conséquent,<br />
dans les situations dans lesquelles les individus (ou les personnes en relation)<br />
sont sujets à un processus difficile, la psychothérapie permet à la<br />
fois d'offrir un soutien aux capacités deprocessing qui fonctionnent dans<br />
le moment présent et de faciliter le développement ou la reconstitution<br />
des capacités de processing affaiblies.<br />
Cette échelle de la psychopathologie est compatible avec les valeurs de l'approche<br />
centrée sur la personne sur plusieurs points essentiels. Notamment,<br />
le degré auquel les circonstances de la vie sont accablantes pour le client<br />
et/ou le degré auquel le processing du client est difficile sont des facteurs<br />
variables. Cependant, les conditions relationnelles qui soutiennent le processing,<br />
à savoir l'empathie, l'authenticité et la considération, restent constantes.<br />
Le processing dans la psychothérapie en général<br />
Bohart et Tallman (1999) citent de nombreuses recherches en psychothérapie<br />
montrant que les facteurs liés au client offrent une explication<br />
plus efficace du succès de la thérapie que les interventions spécifiques ou<br />
l'école de pensée du thérapeute. Parmi les facteurs pertinents liés au client,<br />
on peut mentionner la motivation globale du client, son ouverture au<br />
processus thérapeutique, son alliance avec le thérapeute et sa réflexion sur<br />
lui-même en réponse aux interventions du thérapeute.<br />
Si les théoriciens centrés sur la personne ont raison, le processing semble<br />
extrêmement pertinent pour tous ces facteurs liés au client. Plusieurs études<br />
montrent que c'est le processing qui permet aux clients de recevoir et d'intégrer<br />
les interventions du thérapeute. David Rennie (1990), dans une étude<br />
de quatorze séances avec douze thérapeutes représentant un échantillon des<br />
orientations humaniste, cognitivo-comportementale et comportementale,<br />
constate que l'expérience centrale est celle de la réflexivité du client:<br />
«La réflexivité désigne la surveillance et l'évaluation par le client de<br />
ses pensées et de ses sentiments, la mise en œuvre de pensées et<br />
de comportements en réponse à cette surveillance, et l'élaboration<br />
par le client de récits personnels.» (p. 159)<br />
Dans une même optique, Philips (1984) a interrogé des clients en psychothérapie<br />
dans diverses approches. Les clients ont unanimement répondu que<br />
68 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
le fait d'avoir un temps et un lieu où ils pouvaient se concentrer sur euxmêmes<br />
et parler était pour eux la principale source d'aide (Bohart &<br />
Tallman, 1999, p. 80). Orlinsky et Howard font la même remarque:<br />
«Nous considérons la psychothérapie comme l'activation, par<br />
le processus de communication interpersonnelle, d'un système<br />
thérapeutique endogène puissant qui fait partie de la psychophysiologie<br />
de tous les individus et de la sociopsychologie des<br />
relations.» (in Kleinman, 1988, p. 122.)<br />
La plupart des clients qui ont le plus de mal à s'engager avec succès en<br />
psychothérapie sont ceux dont le processing est particulièrement difficile.<br />
Les clients dont le processus est caractérisé par les troubles psychosomatiques<br />
décrits par Sachse (1998) ont beaucoup de mal à rester attentifs à leur<br />
expérience personnelle de façon à lui permettre de se former et d'évoluer.<br />
Les clients avec un diagnostic narcissique ou borderline ont des réactions tellement<br />
intenses, personnelles et vulnérables aux interventions du thérapeute<br />
qu'il leur est difficile d'établir et de maintenir la confiance relationnelle<br />
nécessaire au processing de leur expérience dans le cadre de la relation<br />
thérapeutique. Les clients sujets à des expériences psychotiques (voix,<br />
hallucinations) éprouvent de graves difficultés cognitives à les transformer<br />
en sentiments, motivations, souvenirs, désirs, etc. On peut en déduire<br />
que toutes les thérapies fonctionnent avec le processing du client, même si les<br />
chemins empruntés sont sensiblement différents.<br />
Conséquences pour les services de psychiatrie<br />
Cette vision du processing comme travail essentiel pour la nature humaine<br />
nous offre une compréhension particulière de ce que signifie vivre pleinement<br />
comme un être humain. Être un être humain, c'est se ressentir<br />
comme une personne capable de donner du sens à sa propre situation et<br />
de choisir les futures étapes de sa propre vie. C'est aussi vivre dans des<br />
relations dans lesquelles on peut comprendre et être compris, valoriser et<br />
être valorisé. Cette vision implique des conséquences pour les services de<br />
psychiatrie sur le plan de l'éthique, de la compassion et de la pratique.<br />
Sur le plan éthique, il faudrait intervenir de façon à soutenir les qualités<br />
qui sont fondamentales pour la nature humaine et éviter les interventions<br />
empêchant le bon fonctionnement des qualités humaines essentielles.<br />
En termes de compassion humaine, cette théorie insiste sur le besoin de<br />
reconnaître la profondeur de l'affliction humaine ressentie lorsque la<br />
personne est incapable de gérer ses expériences vécues et de leur donner<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 69
MargaretS. Warner<br />
ainsi du sens — la souffrance étant souvent ressentie sous forme d'une<br />
panique organismique, d'un sentiment de vide personnel, de fragmentation<br />
ou de désespoir existentiel.<br />
Cette vision de la nature humaine lance une critique contre les réponses<br />
sociales habituelles aux troubles psychologiques. Les systèmes médicaux<br />
traitent souvent les maladies physiques tout en ignorant les troubles psychologiques.<br />
Lorsqu'une personne est incapable de gérer son expérience, la<br />
sensation d'affliction risque d'être tout aussi nuisible au bien-être essentiel<br />
que n'importe quelle maladie physique — et tout aussi menaçante pour les<br />
perspectives de survie physique.<br />
Or, les services de psychiatrie généralement offerts semblent souvent<br />
destinés à modeler les comportements des clients pour qu'ils ressemblent aux<br />
personnes pleinement humaines, sans prendre en compte les qualités<br />
humaines de l'expérience véritable du client. Ainsi, on apprend souvent aux<br />
clients à se comporter de façon culturellement correcte, même si ce comportement<br />
ne répond pas à leurs sentiments, désirs et intentions. Ils peuvent<br />
être obligés de participer à des activités sociales, que celles-ci correspondent<br />
ou non à des sentiments sociables. On peut leur apprendre à parler de façon<br />
a ne pas avoir l'air «fous», même si cela les coupe de toute sorte d'expérience<br />
fondée sur leur expérience personnelle. Des médicaments leur sont<br />
parfois prescrits afin d'empêcher les émotions négatives et les expressions<br />
culturellement« folles », sans tenir compte du besoin de faciliter la capacité<br />
de la personne à donner du sens à sa propre vie et à faire des choix à la<br />
lumière de ce qu'elle a ainsi compris.<br />
Du point de vue pragmatique, la théorie selon laquelle le processing est<br />
un travail essentiel pour la nature humaine donne du sens à l'efficacité<br />
des conditions essentielles de Rogers. La thérapie basée sur ces conditions<br />
permet aux clients à la fois de gérer l'expérience et de reconstituer leurs<br />
capacités à gérer l'expérience, qui ont été psychologiquement ou biologiquement<br />
endommagées. Dans ces circonstances, les clients atteints de<br />
troubles graves commencent à former un sens de leur Self qui est personnellement<br />
authentique et à donner un sens personnellement significatif<br />
a leur expérience vécue. Un processus thérapeutique centré sur la personne<br />
est à l'écoute du rythme du client, tout en restant ouvert à l'exactitude et<br />
a la liberté existentielle des choix de la personne. De plus, étant donné<br />
l'orientation sur le client d'une telle thérapie, il y a moins de risques de<br />
provoquer ou de faire ressurgir les expériences d'autorité abusive du passé<br />
du client que dans les formes de thérapie plus confrontationnelles ou<br />
interprétatives.<br />
70 ACP Pratique et recherche n° 5
Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />
du bien-être et de la psychopathologie<br />
La théorie centrée sur la personne, dans cette optique, offre un modèle<br />
de fonctionnement humain pertinent pour l'ensemble de la psychologie<br />
clinique et des sciences sociales. Elle propose un aperçu particulier des<br />
qualités humaines qui devraient être constamment au centre de la pratique<br />
de la psychiatrie humaine. De plus, elle renforce les arguments en faveur<br />
de la thérapie centrée sur la personne en tant qu'approche efficace et<br />
compatissante de la psychothérapie avec des clients souffrant de troubles<br />
psychologiques, quel que soit leur niveau de dysfonctionnement. Enfin,<br />
cette théorie constitue un vibrant plaidoyer en faveur de la valeur humaine<br />
de l'approche centrée sur la personne dans le travail avec des clients atteints<br />
de formes de processus difficile caractéristiques des troubles psychologiques<br />
les plus graves.<br />
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PCCS Books.<br />
74 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
CARL ROGERS ET LES THÉRAPIES EXPÉRIENTIELLES : UNE<br />
DISSONANCE ?<br />
Garry Prouty et Françoise Ducroux-Biass<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 75 à 86<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-75.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Prouty Garry et Ducroux-Biass Françoise, « Carl Rogers et les thérapies expérientielles : une dissonance ? »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 75-86. DOI : 10.3917/acp.005.0075<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
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Carl Rogers<br />
et les thérapies<br />
expérientielles:<br />
une dissonance?<br />
Garry Prouty<br />
Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />
Garry Prouty est psychologue américain. Ancien élève de Gendlin,<br />
il s'est formé à la thérapie centrée sur la personne à l'Université de<br />
Chicago. En travaillant avec des clients psychotiques et mentalement<br />
retardés en milieu hospitalier, il a développé la pré-thérapie,<br />
approche qui permet aux personnes privées de contact psychologique<br />
de pouvoir bénéficier d'une psychothérapie centrée sur la<br />
personne. Il est le fondateur du Pre-Therapy International<br />
Network qui a son siège à l’hôpital Sin-Camillus à Gand, en<br />
Belgique. Il est très connu en Europe car depuis plus de vingt ans,<br />
il vient y donner des conférences et des séminaires dans des<br />
cliniques, des hôpitaux et des instituts de formation. En 2004<br />
l'Association américaine de psychologie de Chicago lui conféra le<br />
«Lifetime Achievement Award for Pre-Therapies». Il est président<br />
de l'« International Society for Psychological Study of Schizophrenia»<br />
et également «Scientific Associate to the American<br />
Academy of Psychoanalysis and Dynamic Psychiatry».<br />
Mots-clés: existentiel, expérientiel, processuel, experiencing,<br />
non-directivité, processus, intention technique, réductionnisme<br />
phénoménologique.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 75
Garry Prouty<br />
Introduction<br />
Il semble que depuis quelques mois 1 le mouvement en faveur de la<br />
formation d'une organisation internationale centrée sur la personne et<br />
expérientielle ait pris de l'ampleur. J'ai tout d'abord accueilli ce mouvement<br />
sans état d'âme particulier car il me paraissait appartenir au même cadre<br />
historico-théorique que celui qui me fut familier au gré de mes fréquentations<br />
de Rogers et de Gendlin. Mais quelques mois plus tard, je me<br />
suis aperçu que sous le titre d'organisation centrée sur la personne et<br />
expérientielle se profilait un thème nouveau. Différentes approches expérientielles<br />
(Greenberg et al. 1993) étaient incluses dans le projet des concepteurs.<br />
Si l'on compte qu'il existe environ deux douzaines de méthodes<br />
expérientielles (Mahrer et Fairweather, 1993), il me semble nécessaire<br />
d'examiner cette fusion organisationnelle du point de vue de sa consistance<br />
avec les principes centrés sur le client. Il n'est en aucun cas question de mettre<br />
en doute l'efficacité empirique des thérapies expérientielles. Il ne s'agit<br />
pas, non plus, de procéder à une élucidation ou à une comparaison exhaustive<br />
de ces théories, mais bien plutôt d'un début d'exploration de la<br />
dissonance théorique qui existe entre la thérapie rogérienne et les thérapies<br />
expérientielles. Cette compréhension est nécessaire pour un développement<br />
organisationnel.<br />
Il me paraît inapproprié de qualifier d'historique le changement de paradigme<br />
important qui s'est opéré depuis la conception de Rogers (1959)<br />
selon laquelle la relation est le facteur primordial de la guérison psychologique,<br />
par rapport à l'importance qui est actuellement attribuée aux facteurs<br />
d'ordre expérientiel. Toutefois je suis particulièrement préoccupé par l'absorption<br />
possible de la thérapie centrée sur le client par une mode expérientielle<br />
2 et sa vague et éventuelle dissolution dans celle-ci. Cependant<br />
il convient de noter que j'ai moi-même écrit à la fois sur l'évolution de la<br />
théorie centrée sur le client et sur celle de la thérapie de Gendlin. Mais j'ai<br />
nettement fait la différence entre les deux approches. (Prouty, 1949.)<br />
1 Ndt: cette traduction est une révision de la traduction parue dans Mouvance rogérienne, n° 21, septembre<br />
2000. L'original anglais a été publié dans la revue Person-Centred Practice, vol. 7, n° 1, 1999<br />
sous le titre «Carl Rogers and Experiential Therapies: A Dissonance?».<br />
2 Ndt: Prouty utilise le terme allemand «zeitgeist» qui signifie «l'esprit de l'époque».<br />
76 ACP Pratique et recherche n° 5
Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />
Rogers est-il expérientiel ?<br />
Bien qu'en 1961 Rogers ait explicitement reconnu l'influence de la théorie<br />
expérientielle de Gendlin sur son propre travail, il n'a pas inscrit l'experiencing<br />
3 comme variable indépendante en recherche psychothérapique.<br />
Pour lui c'était une variable dépendante. L'experiencing était un résultat et<br />
non une cause de la thérapie (Prouty, 1994). Ceci est mis en évidence dans<br />
son chapitre intitulé «Le concept du Processus en Thérapie» (Rogers, 1961).<br />
Il y déclare clairement que ce sont les «attitudes» qui constituent les conditions<br />
fondamentales d'un changement expérientiel. Cette position est<br />
confortée par le projet du Wisconsin sur la schizophrénie (Rogers, Gendlin<br />
et al., 1967) qui décrit l'experiencing comme fonction des attitudes. Si tant<br />
est que Rogers n'ait jamais été tenté de considérer l'experiencing comme la<br />
cause de la thérapie, ce n'est pas ici, au plus fort de leur collaboration, qu'il<br />
faut en chercher la démonstration. Par ailleurs, dans la théorie rogérienne<br />
«l'ouverture à l'expérience» est l'une des caractéristiques de «la personne<br />
qui fonctionne pleinement». Rogers a fermement ancré ce concept dans la<br />
sécurité et l'acceptation offertes par la relation (Rogers, 1957).<br />
En 1990, Brodley a mis en évidence les éléments qui caractérisent la différence<br />
entre l'approche expérientielle de Gendlin et la théorie de Rogers:<br />
la notion de confiance pour Rogers concerne la personne tout entière alors<br />
que pour Gendlin elle ne s'adresse qu'au processus de l'experiencing. Brodley<br />
fait aussi remarquer que «l'écoute» est différente dans les deux approches.<br />
Dans l'approche expérientielle de Gendlin elle est dirigée sur le sens<br />
corporel (Hendricks, 1986). Pour moi, à l'instar de Brodley, il s'agit de ce<br />
que j'appellerais un «réductionnisme phénoménologique», et par cela<br />
j'entends la réduction de lapersonne à unprocessus.<br />
L'attitude non-directive<br />
Bien qu'elle n'ait jamais été décrite de manière formelle, l'approche<br />
non-directive en psychothérapie est l'un des traits distinctifs de la thérapie<br />
centrée sur le client. Pour comprendre pleinement le sens de ce concept<br />
il faut d'abord en dégager les racines. Rogers a été élevé dans une tradition<br />
protestante à laquelle il consacra le début de ses études universitaires. Pour<br />
le dire simplement, de même que la doctrine révolutionnaire de Martin<br />
3 Ndt: il n'existe pas, en français, de traduction pour le terme « experiencing», gérondif du verbe<br />
anglais «to experience» qui signifie dans sa forme verbale «être en train de faire une expérience»<br />
et dans sa forme substantive, «l'expérience qui est en train de se faire».<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 77
Garry Prouty<br />
Luther a remplacé par la conscience de l'individu le pouvoir de l'interprétation<br />
morale détenu par l'Église, en santé mentale la doctrine distincte et<br />
révolutionnaire de Rogers (1977) a remplacé par le pouvoir du client celui<br />
de compréhension de l'expérience de soi détenu par le thérapeute. Le client<br />
se trouve ainsi investi de son propre pouvoir sur le sens à donner à son<br />
expérience. On pourrait dire que la conception non-directive de Rogers rappelle<br />
l’individualisme protestant. Ancien étudiant en théologie, Rogers avait<br />
étudié Luther.<br />
Du point de vue de la psychothérapie, Rogers (1942) a décrit la nondirectivité<br />
de plusieurs manières. Pour lui, en premier lieu, c'est le client qui<br />
a la responsabilité de la direction que prend l'entretien. Puis, dans sa<br />
manière de répondre, le thérapeute reconnaît le message que vient de lui<br />
donner le client; il répond au sentiment et à l'attitude immédiate du client.<br />
Le thérapeute indique au client que c'est à lui de prendre les décisions et<br />
qu'il accepte pleinement ses décisions.<br />
Ensuite Rogers exprime de manière abstraite le concept de la nondirectivité<br />
sous la forme de valeurs que doit respecter le thérapeute: le client<br />
a le droit de choisir ses propres objectifs; le client a le droit d'être psychologiquement<br />
indépendant et de conserver son intégrité psychologique;<br />
le client a le droit de choisir l'adaptation à la réalité qui lui convient. En<br />
langage plus moderne, l'autonomie du client est magnifiée, la relation<br />
thérapeutique est davantage démocratisée et l'individualisation du client<br />
est plus au centre. En conséquence, il semble que l'attitude du thérapeute<br />
ne puisse qu'être authentique et congruente. Le schéma précédent a été<br />
établi par Raskin (1951) sous le nom «d'attitude non-directive».<br />
Je dirais, quant à moi, que Rogers a formulé une approche qui met profondément<br />
en valeur la liberté psychologique du client pour se définir et se<br />
créer. Je dirais encore que la description formelle que Rogers a donnée des<br />
conditions nécessaires et suffisantes de la thérapie (le regard positif inconditionnel,<br />
l'empathie et la congruence) n'exclutpas «l'attitude non-directive».<br />
Premièrement, Rogers ne s'est jamais départi de «l'attitude non-directive».<br />
Il l'a assimilée et intégrée dans la pratique de la thérapie centrée sur le client.<br />
Deuxièmement, «l'attitude non-directive» exprime le regard positif inconditionnel<br />
du simple fait qu'elle implique une profonde acceptation du client.<br />
Troisièmement «l'attitude non-directive» prend corps dans le suivi discipliné<br />
du processus du client, à savoir dans la compréhension empathique.<br />
Finalement, l'intégration de l'attitude non-directive, du regard positif<br />
inconditionnel et de l'empathie ne peut se réaliser sans la congruence du<br />
thérapeute.<br />
78 ACP Pratique et recherche n° 5
Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />
A mon avis, le fait que Rogers ait manqué l'occasion de décrire de<br />
manière formelle «l'attitude non-directive» lorsqu'il décrivit formellement<br />
les autres conditions nécessaires à la thérapie, est à l'origine d'un problème<br />
historique de grande ampleur. Cela a eu pour résultat de créer une situation<br />
théorique dans laquelle n'importe quelle technique peut être combinée aux conditions<br />
nécessaires et suffisantes aussi longtemps que celles-ci sontprésentes. Au niveau de la<br />
pratique, ce changement théorique trouve son illustration dans les<br />
«réflexions évocatrices» de Rice (1974) et dans les «réflexions centrées»<br />
de Hendricks (1986). Ces deux auteurs dirigent leur technique dans le sens<br />
du processus de l'experiencing.<br />
L'approche expérientielle et processuelle<br />
Il est important de s'arrêter sur cette approche car elle tend à contrôler<br />
l'approche centrée sur le client de manière théorique et organisationnelle<br />
en l'assimilant ou l'intégrant à des méthodes expérientielles.<br />
La distinction faite par Rice, en 1983, entre la relation et la tâche thérapeutique<br />
a «permis» le développement de l'Approche Expérientielle et<br />
Processuelle. Cette approche mélange les «attitudes» au traitement 4 expérientiel<br />
qui utilise de multiples méthodes (Greenberg et al., 1993). «Diriger<br />
le processus, non le contenu», est un slogan qui exprime peut-être cette<br />
façon de voir et illustre bien les conséquences de la «séparation» de la<br />
non-directivité d'avec les conditions attitudinelles de la thérapie, ainsi que<br />
l'engagement théorique pour l'experiencing en tant que «cause» et non<br />
pas «résultat» de la thérapie.<br />
La description la plus élémentaire de la thérapie expérientielle et<br />
processuelle est la suivante: elle consiste à combiner les attitudes centrées<br />
sur le client avec des méthodes ou des techniques expérientielles directives<br />
du processus. C'est peut-être dans la citation ci-après de Greenberg et<br />
al. (1983), que cette façon de voir est le plus clairement présentée:<br />
Notre approche intègre une combinaison équilibrée des réponses<br />
empathiques centrées sur le client et du processus directif des<br />
thérapies expérientielles et gestaltiennes. Dans cette approche le<br />
thérapeute s'ajuste à chaque instant aux sentiments de son client<br />
et à l'expérience de ce qu'il est. Mais il est également directif du<br />
processus en guidant à différents moments les stratégies qui lui<br />
permettent de traiter les informations de nature affective et<br />
4 Ndt: le terme «traitement» (processing) est utilisé ici dans le sens de traitement de données<br />
et non de traitement médical.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 79
Garry Prouty<br />
d'apporter un éclairage sur l'éventuelle résolution du problème.<br />
Notre thérapeute peut ainsi faciliter le processus du client à la fois<br />
en répondant empathiquement à son expérience et en lui fournissant<br />
les directions ou les suggestions concernant les actions ou les<br />
opérations mentales que celui-ci pourrait faire sur-le-champ pour<br />
activer le processus. L'objectif est de stimuler une nouvelle prise<br />
de conscience, une nouvelle construction de l'expérience et du<br />
sens. Ce n'est pas de fournir un nouvel insight, ni de modifier la<br />
connaissance.<br />
Le deuxième «pilier» de l'approche expérientielle et processuelle consiste<br />
dans le fait que le processus sert de base de diagnostic. Comment le client<br />
procède fournit, en effet, un «marker» qui rend la technique expérientielle<br />
appropriée au diagnostic. Il s'agit d'un diagnostic processuel. C'est ainsi que<br />
Greenberg et al. (1993) l'expliquent dans les lignes qui suivent:<br />
Le thérapeute reconnaît les différents états tels qu'ils se présentent;<br />
il peut ainsi intervenir à différents moments de manières différentes<br />
pour faciliter les types particuliers du traitement de<br />
l’information. Cette intervention est guidée par un type de<br />
«diagnostic processuel» de l'état actuel du client et par les idées<br />
de ce qui pourrait être le plus utile pour faciliter à un moment<br />
particulier le processus cognitivo-affectif de celui-ci.<br />
Le diagnostic processuel implique donc l'identification d'un<br />
«marker» des problèmes d'ordre émotionnel. Lorsqu'apparaît un<br />
«marker» d'un processus particulier, le thérapeute facilite certains<br />
types d'activité de traitement établis en fonction de la résolution<br />
du problème dont le client fait l'expérience. Si, par exemple, le<br />
client fait l'expérience d'un conflit, la technique des deux chaises<br />
de la Gestalt sera utilisée. Si le client fait l'expérience d'un sens<br />
corporel vague, c'est au focusing qu'il sera fait appel. Le thérapeute<br />
est expert es processus.<br />
Étant donné qu'il est reconnu que la directivité fait partie de l'approche<br />
expérientielle et processuelle, il est important de clarifier pleinement et<br />
honnêtement le sens qui est donné à «directif» dans cette thérapie. Et nous<br />
nous référerons à nouveau aux auteurs cités ci-dessus.<br />
Cependant, le client est considéré à la fois comme expert en ce qui<br />
concerne sa propre expérience et comme agent actif dans son processus<br />
de changement. Tout au long de la thérapie, même lorsqu'il<br />
dirige le processus, l'attitude du thérapeute est celle de quelqu'un<br />
80 ACP Pratique et recherche n° 5
Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />
qui explore et non celle de quelqu'un qui sait. De cette position se<br />
dégage une impression de curiosité et de suggestion plutôt que<br />
d'une autorité qui sait. Les actions et les attitudes du thérapeute<br />
expriment le désir de connaître davantage le client; les suggestions<br />
sont là pour aider à expliquer l’implicite, plutôt que pour donner<br />
l'idée que les thérapeutes en savent plus et qu'ils sont à la recherche<br />
d'un matériau caché. La position de ce ceux «qui en savent moins»<br />
— qui est celle des thérapeutes expérientiels et processuels —<br />
contraste avec celle de ceux «qui en savent plus», adoptée par les<br />
tenants de l'approche interprétative dans laquelle le thérapeute agit<br />
comme expert de l'expérience du client tant sur la base de vérités<br />
théoriques que de connaissances professionnelles. En étant directif<br />
du processus, le thérapeute s'engage avec ses clients non pour<br />
faire sens à leur place, ni identifier des patterns, ni démasquer le<br />
caché, ni pour suggérer une meilleure façon de se voir eux-mêmes<br />
ou de voir le monde. Mais au contraire il les guide et les stimule<br />
afin qu'ils s'engagent eux-mêmes dans des activités de traitement<br />
de l’information susceptibles, semble-t-il, de faire ressortir<br />
schématiquement l'information qui peut les aider à réorganiser<br />
leur expérience et trouver un sens nouveau à des parties d'euxmêmes<br />
qui les inquiètent. C'est la réorganisation auto-générée<br />
des zones où le changement est désiré qui aide le mieux les gens à<br />
voir d'une manière nouvelle à la fois eux-mêmes et leur propre<br />
monde (p. 16).<br />
L'attitude directive<br />
La question de «l'attitude directive» est difficile à cerner car cette attitude<br />
se tisse subtilement à travers les approches thérapeutiques de Gendlin, Rice<br />
et Greenberg. Chacun de ces théoriciens propose de diriger le client vers<br />
son experiencing. Cette attitude s'exprime par les termes guider, suggérer,<br />
stimuler, expliquer, mettre en évidence. C'est également une attitude d'écoute<br />
théorique et sélective dotée d'une intention technique, mais c'est aussi le<br />
problème auquel il est fait allusion plus haut, à savoir celui du réductionnisme<br />
phénoménologique.<br />
Dans ma compréhension de l'expérience thérapeutique, une empathie<br />
adéquate accompagne le client dans sa prochaine expérience qui s'est organismiquement<br />
formée; ainsi se constitue un pattern d'experiencing nondirectif<br />
dans lequel le flux de l'experiencing suit naturellement l'organisme.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 81
Garry Prouty<br />
La différence entre le point de vue de Rogers et les visées expérientielles<br />
réside dans l'experiencing qui est, d'un côté, une conséquence naturelle, de<br />
l'autre, le résultat de l'intention du thérapeute. Pourquoi est-ce si important?<br />
L'intention technique<br />
La question de l'intention du thérapeute n'est importante que face à la<br />
question de l'intention du client. On peut dire raisonnablement que l'une<br />
des différences entre Rogers et les thérapies expérientielles se situe dans<br />
l'intention du thérapeute. L'intention des thérapies expérientielles est de<br />
guider le client vers l'experiencing. Ce n'est pas l'intention de la thérapie<br />
rogérienne centrée sur le client qui est de faciliter l'intention du client par<br />
une «reddition» à l'autodirection de celui-ci.<br />
Le terme «intention technique» sous-entend une attitude qui fait porter<br />
l'attention sur le comment du processus expérientiel. Le thérapeute est empathiquement<br />
au diapason du «comment» de l'experiencing. C'est comme s'il<br />
s'agissait d'une écoute sélective du processus ayant pour intention l'experiencing<br />
thérapeutique. Mais cela ne traduit pas l'attitude existentielle qui<br />
consiste à entendre le client appréhender sa «réalité», ce qui est une bien<br />
meilleure expression de l'empathie adéquate. On peut ainsi formuler le<br />
problème: afin de satisfaire l'intérêt technique d'un thérapeute pour le<br />
«comment» du processus, l'empathie est utilisée comme base d'intervention<br />
diagnostique — réponse «je-tu» bien peu authentique.<br />
Quelque bienveillant ou utile que puisse être le mobile du thérapeute,<br />
des situations cliniques difficiles et complexes entourent la question de la<br />
directivité. Et d'abord la résistance consciente du client. Il y a, en thérapie,<br />
des situations où l'experiencing est menaçant pour le client, c'est-à-dire qu'il<br />
est une manifestation de sa peur. «Faire une expérience» peut réellement<br />
être désintégrant pour le self. Cela peut se produire au cours de l'intégration<br />
de sentiments homosexuels, d'expériences psychotiques ou encore de<br />
certaines facettes d'une personnalité multiple. Ces situations peuvent être<br />
considérées comme des exemples du «processus fragile» décrit par Warner<br />
(1991). Ce sont des sentiments où seulle ressenti du client fournit une voie<br />
de sécurité. Combien de fois n'ai-je pas vu de ces «expériences» trop menaçantes<br />
pour être soumises à un experiencing «directif». Dans ces cas, la<br />
seule voie sûre semble être de s'en remettre lentement à l'experiencing et à<br />
l'intégration «naturels» — certainement pas aux interventions intentionnées<br />
du thérapeute qui devancent le processus du client. Ceci est souvent vrai<br />
pour les experiencings psychotiques ou pseudo-psychotiques.<br />
82 ACP Pratique et recherche n° 5
Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />
Réductionnisme phénoménologique<br />
Une de mes clientes m'a rapporté une expérience qui illustre bien le problème<br />
du «réductionnisme phénoménologique». Elle se souvint d'avoir eu<br />
besoin de la présence et de la réponse empathiques de son thérapeute, au<br />
lieu de quoi elle fut «guidée» vers son experiencing. Elle mentionna un sens<br />
viscéral auquel elle ne s'était pas sentie reliée. Elle ressentait que son self<br />
était ignoré et qu'elle faisait l'expérience de l'intention du thérapeute plutôt<br />
que son empathie. Cet exemple fait ressortir le problème du «réductionnisme<br />
phénoménologique» qui peut être décrit comme empathie vers<br />
l'experiencing plutôt que comme empathie pour le self. Le self est réduit<br />
a son experiencing. Le thérapeute est empathiquement relié au processus<br />
de l'experiencing plutôt qu'à tout l'être existentiel du self.<br />
J'ajouterai un exemple tiré de mon expérience de thérapeute. Je travaillais<br />
alors avec une cliente schizophrène ayant une tendance homicide très marquée.<br />
Son experiencing était celui d'un sentiment homicide. Cette cliente<br />
m'a dit que ce qui l'avait le plus aidée dans sa thérapie, ce fut ma capacité<br />
a discerner entre son experiencing et son self. Son self existentiel n'était pas<br />
le processus de son experiencing. En parlant de son ressenti elle répétait<br />
constamment: «ce n'est pas moi». Cette distinction entre le self et l'expérience<br />
eut à long terme des conséquences empathiques et thérapeutiques.<br />
Résumé et conclusions<br />
Cet article a pour objet d'introduire une discussion sur la dissonance qui<br />
existe entre la théorie centrée sur le client de Carl Rogers et l'approche<br />
expérientielle. Cet effort a été motivé par mon appréhension de voir absorbées<br />
de manière inadéquate la théorie et la thérapie centrées sur le client<br />
dans une mouvance expérientielle et un tout organisationnel. Le premier<br />
motif de mes préoccupations réside dans le fait qu'il existe environ deux<br />
douzaines de méthodes expérientielles et processuelles, ce qui appelle à<br />
une plus grande clarification. J'ai insisté sur l'exploration de l'approche<br />
expérientielle et processuelle en raison de son leadership empirique et<br />
organisationnel. Il est évident que ce n'est pas sa validité empirique qui<br />
est mise en cause; mon investigation s'est portée au niveau de la théorie<br />
et de la pratique.<br />
En premier lieu, j'ai essayé de savoir si la thérapie centrée sur le client de<br />
Rogers pouvait être considérée comme «expérientielle». Il s'agit d'une question-clé<br />
car certains spécialistes considèrent Rogers comme expérientiel.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 83
Garry Prouty<br />
L'experiencing est certes présent chez Rogers mais il est fonction des attitudes,<br />
c'est un résultat. Il y est considéré comme une variable du résultat.<br />
C'est ainsi qu'il est traité dans le projet du Wisconsin aussi bien que dans<br />
le chapitre de Rogers sur la «conception du processus de la thérapie».<br />
En outre, «l'ouverture à l'expérience» caractéristique de la «personne qui<br />
fonctionne pleinement» est, elle aussi, fonction des attitudes. Pour Rogers,<br />
l'experiencing est un résultat de la thérapie, il n'en est pas la cause.<br />
L'importante question à laquelle je me suis ensuite attaché est celle de la<br />
construction théorique des «attitudes» par Rogers. Il est vrai qu'il n'a jamais<br />
rejeté sa conception de la non-directivité, mais il ne l'a pas formellement<br />
incluse dans sa théorie de la thérapie. Ceci a pour résultat que n'importe<br />
quelle méthode peut être utilisée aussi longtemps que les conditions sont<br />
présentes. Et c'est faire la place à des techniques directives telles que<br />
les subtils mouvements vers la directivité que l'on trouve à la fois dans les<br />
œuvres de Gendlin (focusing) et de Rice (réflexion évocatrice), et peut-être<br />
plus explicitement encore dans celles de Greenberg et les autres promoteurs<br />
de la directivité processuelle.<br />
En raison du rôle qu'ils jouent dans la fusion organisationnelle entre les<br />
thérapies centrées sur le client et expérientielles dont il est question, j'ai examiné<br />
les principes de l'approche expérientielle et processuelle. Cette<br />
approche se présente comme la fusion de la thérapie centrée sur le client<br />
«traditionnelle» et des techniques expérientielles basées sur des «markers»<br />
de diagnostic. «Diriger le processus, non le contenu» tel pourrait être le<br />
slogan qui la dépeindrait. Elle repose sur la théorie de la Gestalt qui fait<br />
porter l'attention sur le «comment» du traitement expérientiel.<br />
Au niveau de la pratique plusieurs questions ont été soulevées. D'abord<br />
celle de l'intention du thérapeute. L'intention autodirigée du client est comparée<br />
à l'intention dirigée du thérapeute. Celle-ci, dirigée vers le «comment»<br />
de l'experiencing, est décrite comme une intention technique qui ne correspond<br />
pas à la pleine présence du thérapeute. Écouter avec une empathie<br />
accordée au «comment de l'experiencing» dépeint une intention sélective<br />
qui peut facilement faire l'impasse sur le self du client, ce qui constitue un<br />
problème fondamental.<br />
Finalement j'ai exploré la problématique de la «réduction phénoménologique».<br />
La réduction phénoménologique est définie comme étant<br />
l'empathie vers le processus expérientiel par opposition à l'empathie pour<br />
l'être tout entier. Nous pouvons la décrire en termes de relation «je-cela»<br />
par opposition à la relation «je-tu». En 1989, le philosophe Levinas avançait<br />
l'idée que lorsqu'on parle d'états psychologiques (processus expérientiel)<br />
84 ACP Pratique et recherche n° 5
Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />
des êtres humains, on parle sur le mode d'objectivation «je-cela» et non<br />
sur le mode existentiel «je-tu» — depersonne àpersonne.<br />
Il est évident qu'il appartient à chaque praticien de trouver sa propre<br />
solution à ces problèmes fondamentaux. En définitive, la question est de<br />
savoir si nous nous rallions à l'intention autoactualisante et non-directive<br />
de Rogers ou si nous souscrivons à l'idée d'une thérapie réduite sur le plan<br />
de l'empathie.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 85
Garry Prouty<br />
Références<br />
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C. Lietaer, J. Rombauts and R. Van Balen, (eds). Client-Centered andExperiential<br />
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Greenberg, L., Rice, L. & Elliot, R. (1993). Facilitatin Emotional Change. New York.<br />
Guilford Press.<br />
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Levinas, E. (1989). Martin Buber and the Theory of Knowledge. In S. Hand (ed).<br />
The Levinas Reader; Cambridge, Mass. Blackwell, p. 63.<br />
Mahrer, A., Fairweather, D. (1993). What is 'experiencing'? A critical review of<br />
meanings and applications in psychotherapy. The Humanistic Psychologist, 21<br />
(Spring), pp. 2-25.<br />
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Schizophrenic and Retarded Psychose. Wesport, Conn. Praeger.<br />
Raskin, (1951). In C. R. Rogers, Client-Centered Therapy. Boston. Houghton Mifflin,<br />
p. 29.<br />
Rice, L. (1974). The Evocative function of the therapist. In D. Wexler and L. Rice<br />
(eds.). Innovations in Client-Centered Therapy. New York. John Wiley, pp. 289-311.<br />
Rice, L. (1983). The relationship in client-centered psychotherapy. In J.J. Lambert<br />
(ed.). Psychotherapy and Patient Relationships. Homewood, IL. Richard D. Irwin,<br />
pp. 36-60.<br />
Rogers, C. R. (1942). Counseling and Psychotherapy. Boston. Houghton Mifflin,<br />
pp. 115-126.<br />
Rogers, C. R. (1957). The necessary and sufficient conditions for therapeutic<br />
personality Change. Journal of Consulting Psychology, 21 (2), pp. 95-103.<br />
Rogers, C. R. (1959). A theory of therapy, personality and interpersonal relationships<br />
as developed in the client-centered framework. In S. Koch (ed.).<br />
Psychology: The Study of a Science, Vol. 3 New York. Mac Graw-Hill, pp. 184-256.<br />
Rogers, C. R. (1961). A process conception of Therapy. In C.R. Rogers (ed.).<br />
On Becoming a Person. Boston. Houghton Mifflin, p. 128.<br />
Rogers, C. R. (1989). A therapist view of good life: the fully functioning person.<br />
In H. Kirschenbaum and V. Henderson (eds). The Carl Rogers Reader. Boston.<br />
Houghton Mifflin, p. 412.<br />
Rogers, C. R., Gendlin, E. T., Keisler, J. T., Truax, C. B. (1967). The Therapeutic<br />
Relationship and its Impact: A Study of Psychotherapy with Schizophrenics. Madison,<br />
Wis. University of Wisconsin Press.<br />
Warner, M. (1991). Fragile process. In L. Fusek (ed.). New Directions in Client-<br />
Centered Therapy: Practice with Difficult Client Populations. Chicago Counseling<br />
and Psychotherapy Research Center, pp. 41-58.<br />
86 ACP Pratique et recherche n° 5
CAIRN.I NFO<br />
Chercher, repérer, avancer.<br />
VIVIFIER LA « THÉORIE DE LA CRÉATIVITÉ » DE CARL<br />
Natalie Rogers et Jean Raisonnier<br />
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />
2007/1 - n° 5<br />
pages 87 à 92<br />
ISSN 1774-5314<br />
Article disponible en ligne à l'adresse:<br />
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-87.htm<br />
Pour citer cet article :<br />
Rogers Natalie et Raisonnier Jean, « Vivifier la « théorie de la créativité » de Carl »,<br />
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 87-92. DOI : 10.3917/acp.005.0087<br />
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />
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Vivifier la «théorie<br />
de la créativité»<br />
de Carl<br />
Natalie Rogers PhD<br />
Traduction: Jean Raisonnier<br />
Natalie Rogers, docteur en psychologie, s'est d'abord tournée vers<br />
l'art avant de devenir psychologue clinicienne à Boston. En 1974<br />
elle rejoignit son père, Carl Rogers, à La Jolla et créa avec lui le premier<br />
atelier sur l'Approche centrée sur la personne. En tant que<br />
formatrice, elle facilita des ateliers en Europe, Russie et Amérique<br />
latine. Elle a su mettre en relief le potentiel créatif de l'Approche<br />
centrée sur la personne et a fondé le «Person-Centered Expressive<br />
Arts Associates». Elle est l'auteur de The Creative Connection:<br />
Expressive arts as Healing.<br />
Résumé<br />
Cet article a été écrit il y a cinq ans, à l'occasion du centième anniversaire<br />
de la naissance de Carl Rogers 1 . Natalie Rogers relate leur<br />
travail commun comme facilitateurs en ateliers internationaux et le<br />
cheminement qui l'a amenée à proposer des ateliers qui utilisaient<br />
l'expression artistique pour parler du contenu émotionnel de la vie<br />
des participants. Elle décrit ce que ce travail artistique peut apporter<br />
dans l'exploration de soi et dans quel sens, à ses yeux, il «a été<br />
une expansion du travail de Carl».<br />
Cet article a été publié dans Mouvance rogérienne, en septembre 2002, de même que dans<br />
Carriérologie, Vol. 9, N° 3 et 4, 2004. Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Natalie<br />
Rogers.<br />
1 N.d.l.r.: c'est pour cette valeur historique que nous avons décidé de rééditer ce texte, en<br />
clôture de ce numéro qui paraît vingt après le décès de Carl Rogers.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 87
Natalie Rogers<br />
Mots-clés: Approche centrée sur la personne, créativité, art-thérapie<br />
centrée sur la personne.<br />
Le 8 janvier 2002 j'allumerai une bougie pour rendre hommage au<br />
centième anniversaire de la naissance de Carl et pour le remercier<br />
d'avoir été un père attentionné, et Hélène, d'avoir été une mère<br />
nourrissante. Comme thérapeute je ne sais que trop qu'il y a peu<br />
d'enfants qui grandissent dans un tel environnement aimant, soutenant,<br />
créatif et éthique. Je porte les joies et les fardeaux d'un tel<br />
privilège. J'apprécie les portes qui m'ont été ouvertes professionnellement<br />
du fait d'être la fille de Carl, et je porte un peu l'héritage<br />
pour garder son travail vivant afin d'apporter ses valeurs humanistes<br />
et ses méthodes à un monde plein de conflit et de violence.<br />
Il y a deux ans j'ai allumé la flamme pour honorer le centenaire de<br />
mon père en inscrivant le Symposium Carl R. Rogers 2002 au calendrier<br />
(24-28 juillet 2002 à la Jolla, en Californie). Beaucoup d'autres aussi sont<br />
en train de créer des cérémonies et des conférences, des journaux, et des<br />
bibliographies pour faire avancer ses principes. J'applaudis tout ce qu'on<br />
peut faire, en collaboration, pour rappeler au monde que la réponse au<br />
conflit n'est pas la violence. La réponse gît profondément dans les racines<br />
des causes qui mènent les individus à un désespoir tel qu'ils enragent et<br />
tuent. Pour ceux d'entre nous qui vivons aux États-Unis, ce pays privilégié<br />
et souvent mal guidé, j'espère que les récentes tragédies du 11 septembre<br />
serviront à une prise de conscience que notre gouvernement a eu des politiques<br />
qui ont ravagé des cultures entières. J'espère que les célébrations pour<br />
Carl honoreront ses préoccupations pour les évènements mondiaux et ses<br />
premières tentatives pour utiliser l'approche centrée sur la personne avec<br />
des officiels gouvernementaux haut placés comme dans le projet Rust Peace<br />
(C. R. Rogers, 1986) et avec les groupes de «diversité», notamment avec<br />
Ruth Sanford 2 en Afrique du Sud (Rogers et Sanford, 1987).<br />
Pour ma part je me suis concentrée à donner une vie active à la «Théorie<br />
de la créativité» de Carl (C. R. Rogers, 1961, ch. 19). Dans ces temps où la<br />
conformité nous est imposée par les gouvernements, nous avons un besoin<br />
2 J'ai appris il y a une semaine la mort de Ruth Sanford, à l'âge de 94 ans. Je rends hommage<br />
a son travail avec Carl et à sa consécration à l'approche centrée sur la personne et au développement<br />
du travail sur la diversité.<br />
88 ACP Pratique et recherche n° 5
Vivifier la «théorie de la créativité» de Carl<br />
urgent d'individus forts qui soient capables de penser et d'agir de manière<br />
créative. La créativité menace ceux qui exigent la conformité. Les dictateurs<br />
écrasent l'expression de soi et le processus créatif. Ils ne veulent pas que<br />
leurs concitoyens pensent par eux-mêmes ou qu'ils soient spontanés,<br />
imaginatifs ou autodéterminés.<br />
Ainsi, la créativité est subversive pour ceux qui exigent la conformité à<br />
un système politique. Carl était un individu très créatif lui-même. Il incarnait<br />
la personne créative qui reste ouverte aux options, qui est flexible et<br />
valorise les différences individuelles. Le conformiste, d'un autre côté,<br />
est fermé, rigide dans sa pensée et suit le leader sans utiliser sa propre<br />
connaissance ou ses aptitudes pour les discriminer. Je crois que pour<br />
maintenir et nourrir la démocratie dans notre monde on doit être créatif—<br />
c'est-à-dire être capable de jouer avec des idées, de voir des solutions alternatives,<br />
et être capable d'écouter avec empathie tous les points de vue.<br />
A cela, Carl était un maître.<br />
Dans son chapitre sur la créativité, remarquablement bref et concis,<br />
Carl discute du besoin social urgent d'éveiller le processus créatif et des<br />
conditions de centration sur la personne sous lesquelles il peut s'épanouir.<br />
Il établit les conditions pour développer la créativité constructive: la<br />
première est le sentiment d'être psychologiquement en sécurité, ce qui suppose<br />
d'accepter l'individu comme quelqu'un qui a une valeur inconditionnelle, la<br />
compréhension empathique, et le fait d'offrir un climat de non-jugement.<br />
La seconde condition est un climat pour la libertépsychologique (C. R. Rogers,<br />
1954). À ces deux conditions j'ai rajouté une troisième: offrir des expériences<br />
qui stimulent et interpellent (N. Rogers, 1963, p. 14). Pour expliquer<br />
ce que je veux dire par là, j'ai besoin de revenir un peu en arrière.<br />
Mon travail d'expression artistique a évolué quand j'ai déménagé de<br />
Boston en Californie et que j'ai demandé à mon père si je pouvais travailler<br />
avec lui. Il en fut enchanté, bien sûr. J'ai rapidement mis en place un atelier<br />
de dix jours. Nous avons demandé à d'autres animateurs de nous<br />
rejoindre et nous avons co-créé ce qui s'appelait les «Person-Centered<br />
Approach Workshops» 3 . À cause de la renommée de mon père à travers<br />
le monde, il était facile d'avoir une foule énorme pour dix jours. C'étaient<br />
des ateliers internationaux à une époque expérimentale. Comme animateurs<br />
nous avons beaucoup appris, autant, ou plus, que les participants.<br />
Jour après jour les gens s'asseyaient en groupe pour parler de leur vie,<br />
3 L'équipe d'animation comprenait de manière variable: Carl Rogers, Maria Bowen, Frances<br />
Fuchs, Maureen O'Hara, Joanne Justyn, Jared Kass, Beatty Meador, Alain Nelson, Natalie<br />
Rogers, John K. Wood, Dick et Marion Vittilow.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 89
Natalie Rogers<br />
racontant leurs histoires personnelles pleines de contenu émotionnel — leurs<br />
tragédies, confusion, peur et dilemmes. Comme animateurs, nous étions<br />
très compétents pour refléter leurs sentiments et maintenir l'espace de sécurité<br />
pendant ces moments très personnels. Nous savions aussi comment<br />
faciliter les confrontations que les gens avaient entre eux.<br />
Cependant, parce que je suis une personne tellement kinesthésique,<br />
je devenais très agitée et je pensais «comment pouvons-nous ainsi rester<br />
assis trois heures le matin, trois heures l'après-midi et trois heures dans la<br />
soirée ?» Alors, finalement, j'ai dit: «J'ai un studio avec du matériel d'art, et<br />
quiconque aurait envie de trouver d'autres moyens pour explorer ces questions<br />
personnelles peut venir et se joindre à moi. Nous expérimenterons<br />
avec des moyens non verbaux pour parler de toutes les histoires que nous<br />
partagerons et nous utiliserons le mouvement, l'art visuel, le son et l'art<br />
dramatique pour l'autoexploration».<br />
J'avais plusieurs collègues qui étaient intéressés à explorer cela avec<br />
moi 4 . Nous avons créé des temps de jeu qui eurent une signification<br />
profonde pour les gens. Nous avions très peu de points de repères. Nous<br />
nous contentions d'apprendre sans cesse à partir de ce que nous faisions.<br />
La manière de devenir un bon facilitateur est de recueillir constamment<br />
des évaluations et des feed-back des participants et de se demander:<br />
«Qu'est-ce qu'on est en train d'apprendre? Qu'est-ce qui marche et<br />
qu'est-ce qui ne marche pas?» Nous avons trouvé que notre capacité à<br />
jouer, à utiliser des costumes, du jeu théâtral, des jeux de rôle et à utiliser<br />
aussi bien du matériel artistique, tout cela, en fait, avait beaucoup de sens<br />
pour les gens.<br />
Ce que j'appelle maintenant la «Creative Connection» a évolué. Nous<br />
avons découvert qu'utiliser le mouvement, l'art visuel, le son, l'écriture, tout<br />
ça à la suite avec très peu de verbalisation nous aidait à accéder à notre<br />
persona inconsciente et archétypale et menait à des prises de conscience de<br />
nos problématiques personnelles. Comme facilitateurs, nous suggérions des<br />
possibilités pour ces expérimentations, mais avec une manière très centrée<br />
sur la personne (C. R. Rogers, 1970, pp. 43-59), nous faisions toujours le<br />
point avec la personne impliquée. Le client ou le membre du groupe pouvait<br />
choisir de participer ou pas et nous suivions sa volonté. Nous créions<br />
un environnement sécurisant, sans jugement, en donnant aux gens stimulus<br />
et permission d'ôter leurs masques sociaux pour explorer leurs vérités<br />
intérieures. Après une heure ou plus de ce processus créatif engageant, nous<br />
Jared Kass et Maria Bowen.<br />
90 ACP Pratique et recherche n° 5
Vivifier la «théorie de la créativité» de Carl<br />
parlions de ce que nous avions appris à travers notre art. C'était un moment<br />
pour une écoute profonde et empathique. Nous n'interprétions jamais l'art<br />
de quelqu'un. Je suis farouchement opposée à l'art-thérapie analytique,<br />
comme Carl l'était à la psychothérapie analytique (Barton, 1974).<br />
Les expérimentations ou les expériences qui impliquent l'individu dans<br />
une expression artistique donnent à cette personne l'opportunité de s'engager<br />
dans la magie du processus créatif et d'apprendre en faisant<br />
(N. Rogers, 1993). C'est là que je sens que mon travail a été une expansion<br />
du travail de Carl. Pendant un certain temps j'ai été un peu rebelle à prendre<br />
son travail et à créer des exercices qui stimuleraient les gens à utiliser l'art<br />
et le mouvement, le son et l'écriture pour l'expression de soi. J'avais travaillé<br />
avec mon père pendant de nombreuses années et suivi des classes avec lui,<br />
et je connaissais très bien sa philosophie et ses méthodes. Je les avais incorporées<br />
dans ma propre manière d'être. Alors, faire quelque chose d'un peu<br />
différent était un processus difficile pour moi au début. Ensuite j'ai réalisé<br />
qu'en fait j'étais en train de vivifier sa théorie de la créativité.<br />
Une chose encore: utiliser l'expression artistique fournit aux gens un lieu<br />
sécurisant pour explorer leur côté ombre. Dans mon livre «The Creative<br />
Connection» (1993), je consacre un chapitre à parler de cette question:<br />
accepter l'ombre, embrasser la lumière. L'ombre est la part que nous avons<br />
réprimée dans nos vies (Zweig, 1991). Certaines personnes ont dénié leur<br />
colère ou leur rage pendant une vie entière, d'autres ont caché ou dénié<br />
leur capacité à aimer ou à être en compassion. Utiliser le mouvement, le<br />
son, la couleur, le jeu offre des opportunités de devenir pour la première<br />
fois conscient de son ombre et ensuite de l'explorer pleinement à travers<br />
beaucoup de médias. La peur et le chagrin sont aussi souvent plus facilement<br />
exprimés dans la peinture ou le mouvement que par les mots. La rage<br />
peut être étalée sur de larges feuilles de papier jusqu'à ce qu'un peu de<br />
l'énergie ait été relâchée et transformée.<br />
La plupart d'entre nous qui connaissions Carl avons réalisé qu'il avait des<br />
difficultés à reconnaître ou exprimer personnellement sa colère (il pouvait<br />
le faire à l'occasion par lettre). Cela ne devrait surprendre personne,<br />
par conséquent, que j'aie été avide de créer un environnement centré sur<br />
la personne où les gens pourraient plonger dans ces sentiments de rage ou<br />
de peur, ou honte, dans des formes à la fois verbales et non verbales.<br />
Avec l'humanité dans un tel état volatile de rage, de violence, de deuil,<br />
de chagrin et de confusion, couplé avec des débordements de générosité,<br />
de compassion et d'amour, je sens que l'art-thérapie centré sur la personne<br />
a une place dans l'actualité.<br />
ACP Pratique et recherche n° 5 91
Natalie Rogers<br />
L'heure est venue pour ceux d'entre nous qui en sont capables de faciliter<br />
la guérison du chagrin, de la colère, de la souffrance et du désespoir.<br />
Il est temps pour nous d'aller dans les communautés pour aider les gens à<br />
retrouver leur puissance à travers les arts. Le processus créatif est une force,<br />
une énergie vitale. S'il est proposé dans un environnement sécurisant, empathique<br />
et sans jugement, il devient un processus de transformation pour<br />
un changement constructif.<br />
C'est Carl Rogers qui nous a offert la théorie et les méthodes de<br />
l'approche centrée sur la personne qui nous donnent les fondations solides<br />
sur lesquelles on peut construire. Une de ses plus grandes qualités était de<br />
rester ouvert à des idées nouvelles et à apprendre à partir de sa propre expérience.<br />
En célébrant sa vie, j'espère que nous serons inspirés par sa manière<br />
d'être.<br />
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therapy of Freud, Jung and Rogers. Palo Alto, CA. National Press Book.<br />
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Rogers, N. (1993). The Creative Connection: expressive arts as healing. Palo Alto, CA:<br />
Science and Behavior Books.<br />
92 ACP Pratique et recherche n° 5