07.11.2014 Views

ÉDITORIAL

ÉDITORIAL

ÉDITORIAL

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

ÉDITORIAL<br />

Jean-Marc Randin<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 3 à 4<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-3.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Randin Jean-Marc, « Éditorial »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 3-4. DOI : 10.3917/acp.005.0003<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Éditorial<br />

En science humaine, la conception qu'on porte en soi de la vie et de la personne<br />

est un des principaux déterminants de la manière dont on abordera<br />

son activité, qu'elle soit de nature intellectuelle, réflexive ou pratique.<br />

Ainsi en est-il de la recherche où, suivant les options prises, le chercheur<br />

se tournera vers des procédures tendant à objectiver l'être humain ou au<br />

contraire à le considérer comme un participant à part entière. Dans le<br />

premier cas, nous aurons des sujets de recherche dans le sens d'objets, dans<br />

le second dans celui d'individus actifs. En arrière-plan, la question est de<br />

savoir s'il convient de neutraliser au maximum la participation consciente,<br />

en ne dévoilant pas les objectifs de recherche et en donnant le minimum<br />

d'information sur ses intentions en tant que chercheur, de manière à avoir<br />

les réponses les moins orientées et les plus «pures» possible. Convient-il<br />

a contrario de faire réellement participer et réfléchir les personnes sur<br />

des questions clarifiées et ouvertement amenées, estimant que c'est leur<br />

capacité de réflexion et de réponse qui enrichira la recherche.<br />

Conscientisée ou non, la conception qu'ont les chercheurs des capacités<br />

de l'être humain occupera une part décisive à l'heure d'un tel choix. Cette<br />

question n'apparaît pourtant que rarement dans leurs écrits, alors que les<br />

conséquences de ces deux options sont fondamentales et peuvent même<br />

mener à se demander si «[cette première vision] fait justice aux réalités que<br />

nous cherchons à étudier, [si] elle ne les déforme pas» (p. 10).<br />

Pour le praticien également, la conception de l'homme est un pilier —<br />

pas toujours reconnu — de sa démarche. Quel genre d'impact le psychothérapeute<br />

doit-il avoir? Est-il censé être quelqu'un qui dirige l'autre,<br />

d'une manière ou d'une autre, qui le guide en le faisant aller dans telle ou<br />

telle direction ? Est-il quelqu'un qui sait mieux quelle direction est la bonne,<br />

a un moment donné? Ou sa responsabilité professionnelle réside-t-elle au<br />

contraire dans une capacité à «pousser plus avant dans l'inconnu», dans<br />

l'idée que «la réponse, celle qui convient [..] à la personne [..] puisqu'elle<br />

est sienne, est dans cet inconnu» (p. 19) ?<br />

Cette question des conceptions de l'être humain divise et divisera sans<br />

doute encore longtemps les professionnels de la relation d'aide. Ainsi<br />

«la notion de confiance pour Rogers concerne la personne tout entière alors<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 3


Éditorial<br />

que pour Gendlin elle ne s'adresse qu'au processus de l' experiencing» (p. 77).<br />

C'est leur conception qui détermine leur manière de travailler et permet<br />

de répertorier leur forme d'activité, telle celle «d'un thérapeute centré sur<br />

la personne qui travaille uniquement au moyen de la relation elle-même<br />

et qui n'ajoute pas d'autres éléments ou moyens en dehors de la communication»<br />

(p. 50).<br />

Cette question est aussi peu évidente qu'incontournable car, dans<br />

l'échange, dans l'entretien d'aide, c'est avec la conception profonde qu'il<br />

porte en lui que le thérapeute sera présent, non avec celle avec laquelle il se<br />

sent intellectuellement en affinité et à laquelle il pense adhérer. La diversité<br />

des approches relève sans doute pour une bonne part de ce que les divers<br />

thérapeutes, anonymes ou figures de proue d'écoles thérapeutiques, sont<br />

eux-mêmes des êtres humains porteurs de leur conception profonde de la<br />

personne. Eux-mêmes sont plutôt pessimistes ou confiants dans la capacité<br />

de l'être humain de «se ressentir comme une personne capable de donner<br />

du sens à sa propre situation et de choisir les futures étapes de sa propre<br />

vie» (p. 69). Eux-mêmes comme tout un chacun, en définitive, sont porteurs<br />

de leur propre vision d'eux-mêmes, de leurs solidités et faiblesses intérieures,<br />

et c'est là qu'ils puiseront leur vision de l'autre. Quelle que soit<br />

leur démarche, c'est ce qu'ils possèdent en eux qu'ils transmettront, dans<br />

leur manière d'être comme dans leur technique.<br />

Les sciences humaines, finalement, nous renvoient à la question générale<br />

de la vision de l'humain, de la personne et donc de nous-mêmes dont<br />

nous sommes porteurs, pour nous comme pour le monde dans lequel<br />

nous vivons. Elles sont dès lors susceptibles de participer d'une manière<br />

bien plus importante que nous ne pouvons l'imaginer à la construction de<br />

ce monde, et ce d'autant plus si l'on envisage que «l'homme moderne [..]<br />

est en quête du sens de la vie» et que «le besoin que de nouvelles approches<br />

s'intéressent à cette vieille question se fait grandement sentir» (p. 26).<br />

Jean-Marc Randin<br />

4 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

COMMENTAIRES SUR L'ÉTAT DE LA RECHERCHE EN<br />

PSYCHOTHÉRAPIE (COMME JE LA VOIS)<br />

David Orlinsky<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 5 à14<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-5.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Orlinsky David, « Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie (comme je la vois) »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 5-14. DOI : 10.3917/acp.005.0005<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Commentaires sur<br />

l’état de la recherche<br />

en psychothérapie<br />

(comme je la vois)<br />

David Orlinsky<br />

Université de Chicago<br />

Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />

David E. Orlinsky est professeur au «Department of Comparative<br />

Human Development» de l'Université de Chicago. En 1969,<br />

il fonda Y International Society for Psychotherapy Research1 dont il est<br />

un ancien président. Il est co-auteur de deux livres: Varieties of<br />

Psychotherapeutic Experience 2 qu'il publia en 1975 avec Kenneth<br />

Howard, et How Psychotherapists Develop 3 avec Helge Ronnestad<br />

(2005). Par ailleurs, il dirigea avec Jesse Geller et John Norcross la<br />

publication de l'ouvrage intitulé The Therapist’s own Psychotherapy 4 .<br />

Il est également l'auteur de nombreux articles de recherche.<br />

1 Ndt: Société internationale pour la recherche en psychothérapie.<br />

2 Ndt: Diversité dans l'expérience psychothérapeutique.<br />

3 Ndt: Développement personnel des psychothérapeutes.<br />

Ndt: La propre psychothérapie du thérapeute.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 5


David Orlinsky<br />

Résumé<br />

Dans cet essai, l'auteur fait part de ses hésitations quant à la valeur<br />

d'une recherche en psychothérapie basée sur un paradigme ou<br />

modèle standard qui, par des procédures «manualisées» aléatoires,<br />

tend à réifier les personnes (patients et chercheurs) et rétrécir,<br />

selon lui, la vision des phénomènes censés être étudiés. Ce modèle<br />

est conforté par les biais cognitifs matérialistes de notre culture<br />

occidentale (dichotomie soma/psyché), dans une course au financement<br />

qui asservit les chercheurs aux bâilleurs de fonds. Dans<br />

sa conclusion, Orlinsky exprime son désir de voir un jour se<br />

développer une recherche en psychothérapie et une formation de<br />

psychothérapeutes fondées sur l'expérience.<br />

Mots-clés: psychothérapie, recherche, science normale, componentialité,<br />

unité psychosomatique, fondé sur l'expérience.<br />

Note préliminaire: cet essai est une réponse à l'invitation de Chris Muran,<br />

actuel président de la «Society for Psychotherapy Reasearch 5 North<br />

American Chapter». Il m'avait demandé de donner mon point de vue sur<br />

l'état actuel de la recherche en psychothérapie dans la colonne du Bulletin<br />

de la section réservée au président sortant. Ce texte a été publié (sans les<br />

références) dans le Bulletin de janvier 2006. J'espère qu'il sera compris<br />

comme une critique constructive de la recherche et non comme une attaque<br />

de la recherche scientifique en psychothérapie à laquelle j'ai consacré plusieurs<br />

dizaines d'année de ma vie. J'y développe l'idée que notre recherche<br />

a besoin de devenir plus réaliste et de ce fait plus réellement scientifique.<br />

Tout commentaire peut être envoyé à: d-orlinsky@uchicago.edu.<br />

Il me faut tout d'abord confesser que, lorsque je peux l'éviter, je ne lis<br />

pas vraiment ce qui a trait à la recherche en psychothérapie. Pourquoi?<br />

La langue y est ennuyeuse, la narration répétitive, les caractères manquent<br />

de profondeur et les auteurs n'ont généralement pas le sens de l'humour.<br />

Ce n'est pas amusant, tout au moins pas intentionnellement. Mais au lieu de<br />

Ndt: désignée ci-après par les initiales SPR.<br />

6 ACP Pratique et recherche n° 5


Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />

lire, je scanne ou j'étudie. J'ai pris l'habitude de scanner les résumés des articles<br />

au fur et à mesure que les journaux me parviennent afin de m'assurer qu'ils<br />

ne contiennent rien de ce que je désire savoir; quand un résumé retient mon<br />

intérêt je scanne la table des résultats. Par ailleurs, j'ai accepté d’étudierla<br />

recherche en psychothérapie de manière systématique, à intervalles irréguliers<br />

de quelques années, en me centrant systématiquement sur les études<br />

qui concernent le processus et le résultat (Howard & Orlinsky, 1972;<br />

Orlinsky & Howard, 1978,1986; Orlinsky, Grawe & Parks, 1994; Orlinsky,<br />

Rønnestad & Willutzki, 2004). Je l'ai fait pendant quarante ans environ, et<br />

c'est sur cette base (pour ce qu'elle a de valable) que je rends compte ici<br />

de ce que je pense de l'état de la recherche en psychothérapie.<br />

Je crois que ces dernières années, la psychothérapie s'est dotée de bien des<br />

atours de ce que Thomas Kuhn (1970) a décrit comme «science normale 6 »<br />

— signifiant par là que la recherche s'est en grande partie consacrée à faire<br />

ressortir de manière incrémentielle et systématique les détails d'un «paradigme»<br />

général qui soit largement accepté et dans une grande mesure incontesté.<br />

Le paradigme de recherche ou modèle standard comprend l'étude (a)<br />

des procédures thérapeutiques «manualisées» (b) pour des types de troubles<br />

spécifiques (c) dans des conditions et lieux d'application particuliers. Ceci<br />

est très différent du champ que j'ai décrit, il y a trente ans, comme «préparadigmatique»<br />

(Orlinsky & Howard, 1978) mais, d'une certaine manière,<br />

il s'agit d'une avancée considérable. Cependant, les «atours de la science<br />

normale» mentionnés plus haut ont un double sens. Ils suggèrent l’apparence<br />

de la science normale certes, mais dont le consensus paradigmatique implicite<br />

peut aussi représenter lepiège d'un modèle réduit et non réaliste.<br />

Le paradigme est familier. Il repose sur le fait que la psychothérapie est<br />

un ensemble de procédures spécifiques et spécifiables («interventions»<br />

ou «techniques») que l'on peut enseigner, apprendre et appliquer et que la<br />

puissance et l'efficacité comparatives de ces procédures dans le traitement<br />

spécifique et spécifiable des troubles comportementaux et psychologiques<br />

définit plus ou moins les formes de psychothérapie — à condition que les<br />

patients soient désireux et capables de se soumettre au traitement dispensé<br />

par un thérapeute compétent.<br />

Dans ce processus, les thérapeutes sont supposés être des sujets actifs<br />

(agents, fournisseurs) et les patients des objets réactifs (cibles, récipiendaires).<br />

Il est bien possible que, en théorie, les chercheurs croient que les<br />

Ndt: «science normale», cf. «Wikipedia.org».<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 7


David Orlinsky<br />

patients et les thérapeutes sont des sujets actifs et que ce qui se passe entre<br />

eux dans la thérapie apparaisse comme une interaction mais, en pratique,<br />

le paradigme ou modèle de recherche standard qu'ils suivent systématiquement<br />

définit implicitement le traitement comme un processus<br />

unidirectionnel.<br />

Les projets expérimentaux qui soumettent aléatoirement les patients à<br />

des conditions de traitement alternatif, juste comme si c'étaient des objets<br />

(ne se souciant que rarement de leurs préférences), mettent en évidence<br />

ces conceptions implicites du patient, du thérapeute et du processus de<br />

traitement. Par contre les thérapeutes ne sont jamais soumis, ni systématiquement,<br />

ni au hasard, à des conditions de traitement alternatif (car il est<br />

essentiel que soient prises en compte leurs préférences subjectives vis-à-vis<br />

du traitement). Ceci a pour conséquence, comme l'ont fait clairement<br />

remarquer Elkin (1999) et d'autres, que les comparaisons entre les conditions<br />

de traitement reflètent les effets de l'interaction du traitement-xthérapeute<br />

plutôt que les effets principaux du traitement. Mais cette<br />

question est adroitement ignorée par tout le monde (comme dans le conte<br />

des «Nouveaux habits de l'empereur» 7 ).<br />

En outre, en la focalisant sur certaines qualités ou caractéristiques abstraites<br />

des patients ou des thérapeutes, le paradigme de recherche dominant<br />

rétrécit la vision que nous avons des phénomènes que les chercheurs en<br />

psychothérapie pensent étudier. La cible du traitement n'est pas vraiment<br />

le patient en tant qu'individu mais plutôt en tant que trouble spécifiquement<br />

diagnostiqué. D'autres caractéristiques du patient sont censées être «contrôlées»<br />

soit par sélection aléatoire (autre mythe embarrassant du fait que<br />

l’efficacité de la sélection aléatoire dépend des grands nombres et que le<br />

nombre de sujets dans un échantillon ou dans des répliques d'échantillons<br />

est rarement assez grand pour justifier la sélection), ou contrôlées statistiquement<br />

en utilisant les quelques caractéristiques de patients qui d'habitude<br />

sont systématiquement évaluées comme covariants. Les covariants sont<br />

communément des variables choisies démographiquement et évaluées dans<br />

le but de décrire l'échantillon (âge, genre, état civil, race ou ethnicité, etc.)<br />

puisqu'il n'y pas de théorie largement acceptée pour guider la sélection<br />

des variables du patient. (Assez récemment, des mesures d'«alliance» ont<br />

été recueillies de manière routinière chez des patients, reflétant ainsi<br />

l'accumulation massive des résultats empiriques sur l'impact de la relation<br />

thérapeutique.)<br />

Ndt: titre d'un conte d'Andersen<br />

8 ACP Pratique et recherche n° 5


Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />

De la même manière, les psychothérapeutes sont décrits sous forme de<br />

certaines qualités ou caractéristiques abstraites. L'agent de traitement qui est<br />

étudié n'est pas vraiment le thérapeute en tant qu'individu mais plutôt<br />

comme un ensemble spécifique de savoir-faire thérapeutiques manualisés auxquels<br />

le thérapeute est censé avoir été formé et auxquels il est censé se<br />

conformer dans la pratique. Les quelques autres caractéristiques qui sont<br />

habituellement évaluées (formation professionnelle, niveau de carrière,<br />

orientation théorique et peut-être genre, race ou ethnicité) sont en grande<br />

partie utilisées pour décrire l'échantillon, ou parfois comme covariants. Et<br />

ceci, à nouveau, parce qu'il n'existe pas de théories largement acceptées ou<br />

de données empiriques reproduites sur une large échelle pour guider la<br />

sélection des variables concernant les thérapeutes.<br />

Cette vision réduite et extrêmement abstraite des patients, des thérapeutes<br />

et du processus thérapeutique du paradigme de recherche dominant<br />

trouve un appui dans les biais cognitifs de la culture moderne que nous partageons<br />

tous. L'un de ces biais a été décrit par le sociologue Peter Berger<br />

et ses collègues sous le nom de componentialité. Cette assomption de base établit<br />

que: «les composants de la réalité sont des unités indépendantes qui<br />

peuvent être mises en relation avec d'autres unités semblables, impliquant<br />

ainsi que la réalité n'est pas conçue comme un flux ininterrompu de jonctions<br />

et de disjonctions d'entités uniques. Cette appréhension en termes de<br />

composants est essentielle à la reproductibilité du processus de production<br />

[industrielle] aussi bien qu'à la corrélation entre hommes et machines. [..]<br />

La réalité est ordonnée en termes de telles unités qui sont appréhendées et<br />

manipulées comme des unités atomistiques. Ainsi tout est analysable sous<br />

forme de composants constituants; tout peut être séparé et réuni à nouveau<br />

dans les termes de ces composants» (Berger, Berger & Kellner, 1974, p. 27).<br />

Cette componentialité se réfléchit dans la manière nettement individuelle<br />

et décontextualisée dont nous pensons aux personnes. Nous avons tendance<br />

à penser que les individus sont des unités de «personnalité» essentiellement<br />

séparées, indépendantes et fondamentalement interchangeables,<br />

lesquelles sont à leur tour constituées d'autres composants internes qui<br />

interagissent entre eux plus ou moins mécaniquement — qu'ils soient<br />

conceptualisés en tant que traits qui peuvent être évalués quantitativement<br />

comme des variables de différence individuelle ou, d'une manière plus holistique<br />

mais moins précise, comme des composants cliniques de la personnalité<br />

(ego, ça ou super-ego). C'est ainsi que lorsque les chercheurs cherchent<br />

a évaluer l'impact, présumé positif même s'il s'avère parfois négatif, de<br />

la psychothérapie sur les patients, ils centrent systématiquement leurs<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 9


David Orlinsky<br />

observations sur des individus componentiels hors de tout contexte de vie,<br />

et sur des composants constitutifs des individus sur lesquels sont ciblés<br />

les traitements thérapeutiques, à savoir sur les troubles symptomatiques<br />

et les traits de caractères pathologiques. En général, ils n'évaluent pas les<br />

individus comme faisant partie de contextes de vie socioculturels, politicoéconomiques<br />

et développementaux. Une vision componentielle de la<br />

psychothérapie et de ceux qui la pratiquent se dégage implicitement du<br />

paradigme de recherche dominant qui produit aux chercheurs une sensation<br />

de maîtrise cognitive encourageante. Mais fait-elle justice aux réalités que<br />

nous cherchons à étudier, ne les déforme-t-elle pas ?<br />

Un autre biais de la culture moderne largement répandu vient encore<br />

compliquer et déformer le travail des chercheurs en psychothérapie et<br />

en psychopharmacologie (et plus largement en médecine). Il s'agit de<br />

l'assomption implicite que, malgré les efforts des philosophes modernes tels<br />

que Ryle (1949) pour détruire ce mythe cartésien, il y a une distinction ou<br />

dichotomie essentielle entre soma etpsyché (ou matière et esprit). C'est ce qui<br />

fait que — grâce à l'IRM et à la tomographie par ordinateur qui permettent<br />

de détecter des changements dans la réponse émotionnelle — la découverte<br />

que les phénomènes psychologiques ont des correspondances neurologiques<br />

ou encore corporelles soit considérée comme sensationnelle au point<br />

de faire les titres de la presse quotidienne. Le biais matérialiste de la culture<br />

moderne alimente le fait que cette corrélation tende à être vue en termes<br />

réductionnistes, de sorte que les aspects physiologiques des phénomènes<br />

étudiés sont considérés comme fondamentaux, voire comme la cause de leur<br />

aspect psychologique.<br />

Lors de la récente conférence de la SPR à Montréal (Bae et al., 2005), au<br />

cours d'une conversation avec mes collègues de traditions culturelles différentes,<br />

je me suis rendu compte à quel point la dichotomie corps-esprit<br />

(et par la suite, la distinction entre «santé physique» et «santé mentale») ne<br />

semble pas naturelle à des perspectives culturelles différentes, et combien<br />

elle déforme la continuité psychosomatique de la personne humaine vivante.<br />

Lorsque cette continuité fondamentale est conceptuellement divisée en<br />

«psyché» et «soma», il se crée une qualité mystérieuse, tel un produit de<br />

remplacement (comme l'énergie qui se dégage de la fission atomique), une<br />

qualité mystérieuse appelée, avec le plus grand des mépris, «effet placebo».<br />

Cet effet, mystérieusement affublé d'une étiquette latine, est considéré<br />

comme un «contaminant» par les projets de recherche, mais il est typique<br />

que les chercheurs échouent dans le combat qu'ils mènent pour essayer<br />

10 ACP Pratique et recherche n° 5


Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />

de le contrôler (plutôt que de le comprendre), parce que «l'effet» reflète<br />

un aspect de notre réalité d'êtres humains qui nepeutpas être éliminé.<br />

La réalité, voici comme je la vois: une personne (a) est une unité psychosomatique,<br />

(b) qui évolue dans le temps, le long d'une trajectoire de vie<br />

spécifique et (c) qui est un self subjectif objectivement connecté à d'autres selfs<br />

subjectifs, (d) chacun d'entre eux constituant des nœuds actifs ou réactifs<br />

d'une toile intersubjective de relations de communauté et de modèles<br />

culturels, une toile dans laquelle ces mêmes modèles et relations, (e)<br />

exercent une influence formative sur le développement psychosomatique<br />

des personnes.<br />

La réalité de la psychothérapie, comme je la vois, comprend (a) une<br />

relation sociale, définie culturellement, formée intentionnellement entre<br />

(b) des personnes qui interagissent entre elles dans les rôles de client et<br />

de thérapeute, (c) pendant un laps de temps déterminé, durant lequel<br />

leurs trajectoires de vie se rencontrent, (d) le thérapeute agissant au nom<br />

de la communauté qui l'a certifié apte (e) à s'engager dans une relation<br />

avec le patient dans le but d'influencer le cours de la vie du patient dans<br />

des directions qui doivent être bénéfiques au patient.<br />

Aucune de ces réalités ne me semble avoir été convenablement prise<br />

en compte par le paradigme ou modèle de recherche standard suivi par<br />

la plupart des études de processus et de résultats psychothérapiques.<br />

Au contraire, le paradigme de recherche dominant nuit sérieusement à la<br />

véritable nature des personnes et de la psychothérapie (comme je les vois).<br />

Pourquoi donc le paradigme domine-t-il le champ de la recherche en<br />

psychothérapie et pourquoi les chercheurs s'obstinent-ils à l'utiliser s'il<br />

s'agit d'un lit de Procuste mal taillé, comme je l'ai déclaré?<br />

La réponse est en partie culturelle car le paradigme reflète la scission<br />

psycho/somatique componentielle, biais cognitif matérialiste de notre<br />

culture occidentale. Elle est également en partie psychologique du fait que<br />

les partisans du paradigme deviennent plus militants, conséquence de la<br />

dissonance cognitive 8 engendrée par le début de l'échec du paradigme de<br />

la promesse scientifique utopique (Festinger, Riecken & Schachter, 1956).<br />

Elle est aussi en partie historique étant donné que d'une part, le champ de la<br />

psychothérapie a son origine dans celui de la psychiatrie à partir duquel il<br />

8 Ndt: Définition de la Dissonance cognitive in «Wikipedia.org»: «L'individu en présence de<br />

cognitions ('connaissance, opinions ou croyances sur l'environnement, sur soi-même ou sur<br />

son propre comportement', Festinger, 1957, p. 9) incompatibles entre elles, ressent un état<br />

de tension désagréable motivant sa réduction (i.e. état de dissonance cognitive).»<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 11


David Orlinsky<br />

s'est en grande partie développé en tant que sous-spécialité médicale et que<br />

d'autre part, le champ de la psychologie clinique a empiété sur le champ de<br />

la psychiatrie, l'a imité pour finir par en être le rival. Finalement, la réponse<br />

est en partie économique puisqu'il faut faire plaisir aux bailleurs de fonds de la<br />

recherche (le véritable effet «placebo») pour obtenir les sommes nécessaires<br />

a sa propre recherche et avancer dans sa propre carrière au moyen de publications<br />

dans son propre domaine, tout en contribuant au remboursement<br />

de « coûts indirects » à l'institution qui vous emploie.<br />

On pourra trouver ironique que le paradigme adhère si étroitement<br />

au modèle de la maladie et à son traitement au moment où la profession<br />

psychiatrique, qui a représenté historiquement la présence médicale dans ce<br />

domaine, délaisse largement (et regrettablement) la pratique de la psychothérapie<br />

(Luhrmann, 2000). L'apparente solidité de la survivance du paradigme<br />

est due (a) au fait que les services psychothérapeutiques continuent<br />

de recevoir des fonds de l'assurance maladie qui, à force de lobbying, s'est<br />

politiquement élargie en incluant les praticiens non médicaux, et (b) au fait<br />

que la recherche en psychothérapie soit largement financée par des institutions<br />

de recherche biomédicale. Bien qu'il n'existe pas d'industrie ayant<br />

pour but non lucratif de promouvoir et de soutenir la psychothérapie<br />

comme le fait Big Pharma pour les traitements psychopharmacologiques<br />

de la psychiatrie biologique, la plupart des fonds de la recherche en<br />

psychothérapie et en pratique psychothérapique provient de sources qui<br />

soutiennent implicitement le modèle médical de santé mentale. Comme<br />

d'habitude, «c'est celui qui engage les musiciens qui choisit la musique» 9 .<br />

Pourtant il serait peut-être plus subtil et juste de dire que les musiciens<br />

(thérapeutes et chercheurs) qui sont en quête d'une aide financière jouent<br />

la musique de manière qu'elle séduise les sponsors potentiels. C'est toujours<br />

le besoin qui nous guide mais nous avons l'étrange capacité de nous<br />

persuader que profit et mérite se confondent.<br />

Aveu émanant de l'expérience: je sais très bien que si je peux dire tout<br />

cela c'est que, grâce à ma bonne vieille retraite de la faculté des lettres et des<br />

sciences, j'ai le privilège de jouir d'une position financière solide (quoique<br />

modeste) et aussi parce que je n'ai pas à courir après des fonds. En tant<br />

que producteur de recherche en psychothérapie, je suis libre de suivre<br />

mon propre chemin en participant par mon travail au réseau de recherche<br />

9 Ndt: adaptation du vieil adage anglo-saxon: «C'est celui qui engage le joueur de cornemuse<br />

qui choisit la chanson».<br />

12 ACP Pratique et recherche n° 5


Commentaires sur l'état de la recherche en psychothérapie<br />

collective de la SPR. Mais en tant que consommateur de recherche en<br />

psychothérapie, j'ai de sérieuses inquiétudes quant à l'état d'un domaine<br />

dans lequel, selon ma perception, le paradigme central autorise les chercheurs<br />

à poursuivre leurs études suivant les préceptes de la «science<br />

normale». Cela présente pour eux le risque d'une fermetureprématurée à la<br />

compréhension de la vraie nature de la psychothérapie et de ceux qui la<br />

pratiquent. Si ce n'est pas ouvertement malhonnête (comme je pense que<br />

c'est le cas de certaines recherches sur des traitements psychopharmaceutiques<br />

alimentés par des firmes pharmaceutiques), c'est néanmoins<br />

réducteur et, à mon avis, vraiment problématique.<br />

Si vraiment nous pouvions avoir des psychothérapies fondées sur l'expérience,<br />

ancrées dans une recherche systématique et bien échantillonnée<br />

(Goodheart, Kazdin & Stenberg) et des formations de psychothérapeutes<br />

également fondées sur l'expérience (Orlinsky & Rønnestad, 2005) — auxquelles<br />

j'accorde plein crédit — il serait alors très juste (en fait, je pense que<br />

ce serait essentiel) que cette recherche repose sur un modèle standard ou un<br />

paradigme qui corresponde à l'expérience réelle et à la réalité vécue de ce<br />

qui est censé être étudié. Je ne sais pas à quoi ressemblerait un paradigme<br />

ou modèle de recherche plus satisfaisant. Ce serait à la prochaine génération<br />

de le construire — mais je crois qu'il en sortirait le type de recherche en<br />

psychothérapie que j'aimerais lire.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 13


David Orlinsky<br />

Références<br />

Bae, S. H., Smith, D. P., Gone, J. & Kassem, L. (2005). Culture andpsychotherapy<br />

research-II: Western psychotherapies and indigenous/ non-western cultures. Open discussion<br />

session, international meeting of the Society for Psychotherapy Research,<br />

Montreal, Canada, June 22-25, 2005.<br />

Berger, P., Berger, B., & Kellner, H. (1974). The homeless mind: Modernization and<br />

consciousness. New York: Vintage Books.<br />

Elkin, I. E. (1999). A major dilemma in psychotherapy outcome research:<br />

Disentangling therapists from therapies. Clinical Psychology: Science andPractice, 6,<br />

pp. 10-32.<br />

Festinger, L., Riecken, H. H. & Schachter, S. (1956). Whenprophecy fails: A social<br />

and psychological study of a modern group that predicted the destruction of the world.<br />

New York: Harper.<br />

Goodheart, C. D., Kazdin, A. E. & Sternberg, R. J., Eds. (2006). Evidence-based<br />

psychotherapy: Where practice and research meet. Washington, DC: American<br />

Psychological Association.<br />

Kuhn, T. S. (1970). The structure of scientific revolutions (2 nd edition). Chicago:<br />

University of Chicago Press.<br />

Howard, K. I. & Orlinsky, D. E. (1972). Psychotherapeutic processes. In Annual<br />

review ofpsychology, vol. 23. Palo Alto, Cal.: Annual Reviews.<br />

Luhrmann, T. M. (2000). Of two minds: The growing disorder in American psychiatry.<br />

New York: Knopf.<br />

Orlinsky, D. E., Grawe, K. & Parks, B. K. (1994). Process and outcome in<br />

psychotherapy—noch einmal. In A. Bergin S. & Garfield, Eds., Handbook of<br />

psychotherapy and behavior change, 4th ed. New York: Wiley.<br />

Orlinsky, D. E. & Howard, K. I. (1978). The relation of process to outcome in<br />

psychotherapy. In S. Garfield and A. Bergin, Eds., Handbook of psychotherapy<br />

and behavior change, 2nd ed. New York: Wiley.<br />

Orlinsky, D. E. & Howard, K. I. (1986). Process and outcome in psychotherapy.<br />

In S. Garfield and A. Bergin, Eds., Handbook ofpsychotherapy and behavior change,<br />

3rded. New York: Wiley.<br />

Orlinsky, D. E. & Rønnestad, M. H. (2005). Howpsychotherapists develop: A study of<br />

therapeutic work andprofessionalgrowth. Washington, DC: American Psychological<br />

Association.<br />

Orlinsky, D. E., Rønnestad, M. H. & Willutzki, U. (2004). Fifty years ofpsychotherapy<br />

process-outcome research: Continuity and change. In M. Lambert, Ed.,<br />

Bergin and Garfield's Handbook of Psychotherapy and Behavior Change, 5th ed.<br />

New York: Wiley.<br />

Ryle, G. (1949). The concept ofmind. New York: Barnes & Noble.<br />

14 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

HOMMAGE ET RÉFLEXIONS<br />

Jean-Marc Randin<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 15 à25<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-15.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Randin Jean-Marc, « Hommage et réflexions »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 15-25. DOI : 10.3917/acp.005.0015<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Hommage<br />

et réf lexions<br />

Jean-Marc Randin<br />

Tôt dans sa vie, Jean-Marc Randin a eu l'occasion de faire l'expérience<br />

de l'écoute centrée sur la personne. Se trouvant en affinité<br />

avec cette démarche, il a décidé de s'y former parallèlement à ses<br />

études universitaires. Psychothérapeute et psychologue centré<br />

sur la personne en libéral depuis 1994, il a dirigé la publication en<br />

français du livre « The Carl Rogers Reader» sous le titre de Y «Approche<br />

centrée sur la personne». Actuellement, il est également membre du<br />

comité de l'association mondiale WAPCEPC (World Association<br />

for• Person-Centered and Experiential' Psychotherapy and Counseling).<br />

Résumé<br />

Tout au long de sa carrière professionnelle, Carl Rogers est revenu<br />

sur ses découvertes et concepts fondamentaux, les définissant<br />

toujours un peu plus ou les présentant sous un jour légèrement<br />

différent. Par cet article, écrit à l'occasion des vingt ans de son<br />

décès, j'ai voulu revenir sur quelques-unes de ses affirmations et<br />

les aborder avec mes mots, à partir de mon expérience de praticien<br />

en Approche centrée sur la personne, afin de les nourrir de ce<br />

regard et de cette réflexion d'aujourd'hui, et d'en montrer la pleine<br />

actualité.<br />

©<br />

Mots-clés: Carl Rogers, Approche centrée sur la personne, relation<br />

d'aide, supervision.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 15


Jean-Marc Randin<br />

Il y a vingt ans, le 4 février 1987, disparaissait le psychologue américain Carl<br />

Rogers. À passé 85 ans, il était encore en pleine activité professionnelle,<br />

intéressé à de nouvelles directions de son travail, et avait divers projets<br />

importants inscrits à son agenda. Il laissait son œuvre, ses écrits, sa vision<br />

des relations humaines aux mains de tous ceux qui avaient opté et opteraient<br />

dans leur travail pour une conception similaire à la sienne. Il laissait<br />

une démarche aboutie, qu'il avait d'abord intitulée «thérapie centrée sur le<br />

client» avant d'opter pour la formulation plus large d'«approche centrée sur<br />

la personne». Seule la deuxième de ces appellations devait se répandre en<br />

pays francophones, si ce n'est en Europe, bien que la première ait donné<br />

lieu au titre d'un de ses livres en 1951 1 — cela dit en passant, l'un des deux<br />

écrits importants de Rogers jamais édités en français 2 .<br />

Vingt ans après la disparition de son fondateur, l'Approche centrée sur<br />

la personne reste bien vivante. Elle continue non seulement à être pratiquée<br />

par un nombre important de psychologues, de psychothérapeutes et<br />

d'autres professionnels des «relations d'aide» mais, au-delà de ce fait, elle<br />

reste toujours une démarche novatrice, particulière, interpellante. Elle garde<br />

une portée, une présence et une reconnaissance internationales, comme en<br />

témoigne la nomination récente comme ambassadeur international<br />

(International Ambassador) du premier congrès annuel de la division de<br />

psychologie humaniste de l'association américaine de psychologie (APA,<br />

American Psychological Association) d'Alberto Zucconi, fondateur avec Carl<br />

Rogers et Charles Devonshire de l 'International Institute for Person-Centered<br />

Approach (littéralement: Institut International pour l'Approche Centrée sur<br />

la Personne) 3 .<br />

Il est à l'évidence impossible de faire un tour d'horizon exhaustif de cette<br />

démarche et de ses caractéristiques. Pour en cerner l'actualité, je voudrais<br />

partir de quelques découvertes et constats de Carl Rogers, énoncés à divers<br />

moments de sa carrière, et développer une réflexion libre à leur propos.<br />

Il s'agira donc des réflexions, en ce début de XXI e siècle, d'un praticien<br />

en approche centrée sur la personne sous plusieurs de ses formes: thérapie<br />

individuelle, en groupe, facilitation de groupes de rencontre, formation de<br />

professionnels de la relation d'aide, supervision. Ces réflexions s'appuieront,<br />

a titre de fil conducteur, sur deux citations de Carl Rogers.<br />

1 Rogers, C., Client-Centered Therapy, Boston, Houghton Mifflin, 1951.<br />

2 Le deuxième étantA Way ofBeing, son dernier ouvrage, publié en 1980 aux États-Unis.<br />

Le congrès en question se tiendra du 14 au 16 août 2007 à San Francisco. Son thème sera:<br />

«Les psychothérapies humanistes au XXI e siècle». Voir le site www.apa.org/divisions/div32<br />

pour plus d'informations.<br />

16 ACP Pratique et recherche n° 5


Hommage et réflexions<br />

« Fondamentalement, 'c'est le client qui sait'» (1986)<br />

Cette constatation que Rogers a tirée de sa pratique de psychothérapeute<br />

était et reste en opposition à notre vision la plus commune de l'être humain,<br />

autant qu'à notre manière de concevoir les différents métiers de la relation<br />

d'aide. Aujourd'hui encore, aujourd'hui toujours, ce constat reste incongru<br />

et contraire à la plupart de nos postulats, à titre individuel ou institutionnel.<br />

L'idée, la certitude quasi indiscutée tant elle paraît évidente, que le professionnel<br />

doit être détenteur d'un savoir supplémentaire sur la personne,<br />

qu'il est même là pour ça, est presque universelle. Dans la plupart des formations<br />

psycho-sociales, l'étudiant apprend à être capable d'interpréter,<br />

d'expliquer, de comprendre, car c'est cela qui sera attendu de lui en tant que<br />

professionnel. Face à une situation difficile, le réflexe auquel il aura été<br />

formé sera de tenter de la comprendre et, pour y parvenir, il s'efforcera la<br />

plupart du temps de l'interpréter. Pour sa part, Rogers a affirmé et illustré<br />

que «la meilleure réponse ne peut venir que du client» (Rogers, 2001,<br />

p. 157).<br />

Ces conceptions sont et demeurent fondamentalement différentes, à un<br />

niveau qu'il n'est parfois pas aisé de mettre en évidence. Cela fait des décennies<br />

que les idées de Rogers sont connues, que ses livres sont lus et suscitent<br />

l'attention. Il est tentant de penser qu'elles ont en bonne partie été intégrées<br />

dans nos manières de travailler, et il est vrai qu'elles ont participé à une<br />

grande évolution dans la manière de considérer la personne, dans les milieux<br />

médicaux ou sociaux par exemple. Mais si les mots et le discours ont été<br />

repris, l'intégration des fondements de ses découvertes est beaucoup moins<br />

évidente. Bien des gens se diront «centrés sur la personne» ou présenteront<br />

leur démarche comme telle. L'expression existe dans le discours courant,<br />

mais combien sauront l'entendre selon la définition donnée par Carl Rogers,<br />

ou sauront seulement de quoi il s'agit réellement dans ce sens-là?<br />

Intégrer dans la réalité de sa pratique professionnelle que c'est la<br />

personne qui sait le mieux, qui est l'expert — et le seul — de sa situation n'a<br />

rien de spontané et la bonne volonté, comme l'enthousiasme, n'y suffisent<br />

pas. Nous avons trop l'habitude de penser que nous devons savoir quelque<br />

chose de plus que l'autre, qu'il a besoin de nous de cette manière-là.<br />

Notre formation professionnelle entière peut nous avoir confortés dans<br />

ce sens. Cela peut paraître relever de l'évidence: l'autre ne s'en sort pas<br />

dans sa situation, il a donc besoin d'un apport extérieur; c'est pour cela<br />

que nous sommes là, que nous pratiquons un métier de la relation d'aide.<br />

Et pourtant...<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 17


Jean-Marc Randin<br />

Pourtant une autre évidence peut être avancée, qui est vécue par les<br />

professionnels, quoique pas toujours clairement abordée tant, peut-être, sa<br />

réalité prend au dépourvu celui qui a suivi une formation usuelle. Elle peut<br />

s'énoncer ainsi: comment est-ce que moi (le psychologue, l'éducateur, le<br />

travailleur social, l'enseignant, etc.) saurais-je mieux? D'où me viendrait, par<br />

rapport à cette situation dont quelqu'un (un client, un usager, un résident,<br />

etc.) me parle et dont je ne connais qu'une petite partie, alors que celui qui<br />

m'en parle la vit et en possède tellement plus, d'où me viendrait donc cette<br />

connaissance supérieure, plus grande, qui me permettrait de disposer d'une<br />

solution inaccessible à l'autre, et pour laquelle il a besoin de moi ? Pourquoi<br />

la réponse serait-elle chez moi plutôt que chez la personne concernée ? Et<br />

si cette conception, en définitive, n'était au mieux qu'illusion ou bonne<br />

volonté mal utilisée, au pire arrogance ou besoin de pouvoir ?<br />

Le problème est qu'il faut parvenir à dépasser la première position pour<br />

tester l’affirmation disant que «c'est le client qui sait» et qu'il faut y arriver<br />

non en théorie, en idée ou en envie, mais réellement, alors que l'on a en face<br />

de soi quelqu'un qui est en difficulté et qui est venu nous voir et nous<br />

parler à cause de cela. Lorsque nous n'y parvenons pas, il ne nous reste<br />

plus qu'à nous poser comme expert, qui a compris et peut expliquer, afin<br />

de ne pas «être là pour rien».<br />

Il faut dépasser cette position car sinon, c'est la personne que nous<br />

nions. Pour comprendre, interpréter, c'est à nos références que nous allons<br />

faire appel, vers elles que nous allons nous tourner. Si nous essayons de<br />

trouver une explication à une situation qu'un autre être humain vit et dont<br />

il nous a parlé, c'est notre propre réflexion que nous allons développer —<br />

même si elle s'appuie sur des éléments que nous avons entendus. Ce faisant<br />

nous serons en contact avec nous, et non avec la personne. Nous n'aurons<br />

que peu de chances de découvrir quelque chose de nouveau, car nous<br />

coupons le contact avec la source d'informations. Notre vis-à-vis va se<br />

mettre dans l'expectative de ce que nous avons à dire, et probablement<br />

adopter une forme de passivité, car c'est cela qui correspond à la configuration<br />

relationnelle qui s'instaure. On voit, je suppose, le cercle vicieux dans<br />

lequel les deux protagonistes sont pris, et dont ils participent tous deux.<br />

Du connu à l'inconnu<br />

C'est le mérite de Rogers que d'avoir pu franchir cet obstacle et d'avoir<br />

poussé plus avant dans l'inconnu. C'est à partir du connu que l'on interprète,<br />

et c'est dans l'inconnu que l'on entre si l'on reste avec la personne<br />

18 ACP Pratique et recherche n° 5


Hommage et réflexions<br />

pour partir à la recherche de ce qu'elle n'a pas encore découvert, de ce qui<br />

ne lui est pas visible sur le moment mais qui pourtant est là, quelque part.<br />

Or la réponse, celle qui convient ou du moins correspond à la personne<br />

puisqu'elle lui appartient, celle qu'elle n'a pas besoin de faire sienne<br />

puisqu'elle est sienne, est dans cet inconnu. Il s'agit d'ailleurs avant tout<br />

d'un inconnu pour celui qui écoute. Ce que découvre — dé-couvre — la<br />

personne qui parle, lorsqu'elle en a eu l'espace, n'est pas de l'inconnu; c'est<br />

au contraire toujours quelque chose de profondément familier, puisqu'il<br />

s'agit de quelque chose de soi. Que ce soit une manière d'être que, de l'extérieur<br />

et dans nos habitudes de jugement, nous qualifierons de «positive»<br />

ou de «négative», c'est toujours une réalité d'elle-même sur laquelle la<br />

personne met la main, et en ce sens c'est toujours un plus, dont la réalisation<br />

est la plupart du temps vécue comme soulageante, comme une<br />

appropriation de quelque chose qui jusque-là échappait.<br />

Dans ma pratique d'écoute, en psychologie, je sais dans chacun de<br />

ces moments que jamais je n'aurais pu imaginer les choses comme elles<br />

apparaissent lorsque la personne les met à jour. J'aurais sans doute pu en<br />

cerner un certain nombre d'éléments, mais jamais je n'aurais pu les organiser<br />

exactement comme ils le sont pour la personne ni en connaître en moi<br />

la réalité. Je puis constater que ce que me dit cet être humain est cohérent<br />

pour lui, que cela tient la route, constater qu'il est soulagé, qu'il va mieux<br />

parce qu'il a retrouvé le fil de lui-même. Mais je sais que je n'aurais pas<br />

pu imaginer cette constellation particulière, avec sa myriade d'éléments<br />

dont beaucoup, à l'évidence, m'échapperont toujours: je sais que l'autre<br />

comprend, «voit» beaucoup mieux sa réalité que moi.<br />

L'exemple de la supervision<br />

«C'est le client qui sait» implique un bouleversement à bien des niveaux<br />

de nos habitudes. Je voudrais tenter d'illustrer ce bouleversement, et cette<br />

originalité, par quelques remarques sur la pratique de la supervision<br />

professionnelle.<br />

Le terme de «supervision» est souvent peu aimé des praticiens en<br />

approche centrée sur la personne, car il donne l'idée d'un «au-dessus»,<br />

d'une expertise extérieure qui peut être vue comme contradictoire avec les<br />

fondements de leur démarche. La supervision est entrée dans les mœurs et<br />

utilisée de manière très habituelle par bon nombre de professionnels des<br />

métiers de la relation d'aide, comme les éducateurs spécialisés, les assistants<br />

sociaux ou les psychothérapeutes. Il peut s'agir d'une démarche individuelle<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 19


Jean-Marc Randin<br />

ou d'équipe (dans le cadre d'une institution spécialisée) qui a pour but de<br />

permettre de progresser dans ces pratiques professionnelles exigeantes,<br />

d'augmenter ses compétences, ou d'aider à débloquer des situations<br />

problématiques. L'appui d'un regard extérieur, d'un professionnel non<br />

concerné par la situation ou le cadre de travail, est considéré comme<br />

susceptible d'apporter un enrichissement et participe par là, avec les stages<br />

de formation continue, de l’accompagnement de ces professionnels tout<br />

au long de leur parcours. Une supervision centrée sur la personne, ou plus<br />

exactement en approche centrée sur la personne, est à ma connaissance<br />

différente de toutes les autres formes, en ce sens qu'elle ne se préoccupera<br />

pas prioritairement de la situation abordée, mais bien de lapersonne abordant<br />

cette situation. Dans cette démarche, c'est sur la personne en face de lui<br />

que sera centré le superviseur, c'est cette personne qui sera l'objet de son<br />

attention et de son écoute, et non la situation présentée. Le superviseur<br />

centré sur la personne n'est pas un expert ès situations, il ne cherche pas à<br />

avoir de plus brillantes idées que le professionnel concerné qui est, lui,<br />

dans la situation — et qui en sait forcément plus! C'est bien la personne,<br />

cet être unique, que le superviseur est en train d'écouter lui parler de lui dans<br />

cette situation, de sa manière d'y faire face, ou de ne pas y faire face, en<br />

d'autres termes de sa situation unique. Et c'est parce que c'est à cette réalitélà<br />

que le superviseur fait écho, par ses tentatives de bien la comprendre<br />

telle qu'elle est exactement, que le professionnel en arrive à mieux voir et<br />

comprendre ce qu'il se passe, et par là à (re)trouver son fil, ses moyens,<br />

ses limites aussi peut-être, mais qui en seront beaucoup moins dès lors<br />

qu'elles seront identifiées.<br />

C'est ainsi qu'en approche centrée sur la personne, la supervision n'est<br />

pas une chose à part. Elle relève de la même écoute, de la même considération<br />

de la personne et de ses moyens, de la même manière d'aborder<br />

une situation relationnelle a priori déséquilibrée, avec d'un côté celui qui<br />

est censé ne pas savoir — avoir besoin d'aide — et de l'autre celui qui est<br />

considéré comme détenteur d'une plus grande expertise. Elle relève donc<br />

des mêmes caractéristiques fondamentales et du même fonctionnement<br />

que toute écoute «centrée sur la personne» dans le sens défini et présenté<br />

par Carl Rogers. Elle relève d'une démarche où c'est la personne concernée<br />

qui sait, mais qui est en difficulté et qui a besoin d'un autre être humain<br />

capable de la suivre sans se perdre dans cette difficulté, capable par là<br />

de l'accompagner à y voir plus clair. Certes, «le client qui sait» a besoin<br />

d'aide, mais d'une aide pour trouver ce qu'il sait et qu'il a égaré ou laissé<br />

quelque part.<br />

20 ACP Pratique et recherche n° 5


Hommage et réflexions<br />

« Une telle approche, appliquée à un individu ou<br />

á un groupe, permet, au fil du temps, des choix,<br />

des orientations et des actions de plus en plus<br />

constructives sur le plan personnel, de plus en plus<br />

harmonieuses et réalistes sur le plan social» (1977)<br />

Ce constat que fait Rogers, basé sur des années de pratique de nombreux<br />

professionnels ainsi que sur une somme conséquente de recherches scientifiques,<br />

nous amène fort loin de la conception du potentiel humain la plus<br />

répandue (du moins en Occident, car je ne m'avancerais pas à parler d'autres<br />

cultures). C'est un constat fondamental de sa vie professionnelle, qu'il<br />

expose à de nombreuses occasions, sous plusieurs formes. C'est une<br />

connaissance de l'être humain radicalement opposée tant à l'idée chrétienne,<br />

dominante durant de nombreux siècles, d'un être de pêché qui ne peut trouver<br />

la rédemption par lui-même qu'à celle, plus récente, de la psychanalyse<br />

affirmant que la pulsion de mort ne peut qu'être contenue, mais qu'elle sera<br />

toujours plus forte que la pulsion de vie. Rogers découvre que l'homme tend<br />

a la vie lorsqu'il en a les moyens, lorsque lui est apporté un encadrement,<br />

«une relation [où] l'un des membres s'efforce de faire advenir chez l'autre<br />

et/ou chez lui une meilleure appréciation, une meilleure expression et un<br />

meilleur usage de ses ressources intérieures latentes.» (Rogers, 2001, p. 139.)<br />

Les implications de cette «simple» affirmation sont vertigineuses. Cela<br />

voudrait dire que nous, personnes humaines, avons dans nos mains le<br />

potentiel de notre évolution. Cela ne dit pas comment nous allons l'utiliser,<br />

cela ne sous-entend surtout pas qu'il s'agisse d'une chose évidente, et qu'il<br />

suffirait de laisser faire pour aller dans une direction constructive. Il y a pour<br />

y parvenir, intrinsèquement, des conditions claires, exigeantes, dont il n'est<br />

pas non plus certain que nous voulions. S'il est en contradiction avec bon<br />

nombre de ses confrères, Rogers n'est pas seul à parvenir à une telle conclusion,<br />

tant par sa pratique que par sa démarche scientifique rigoureuse. Ainsi<br />

Maria Montessori, médecin et pédagogue italienne, déclarait-elle en 1949<br />

lors d'un congrès: «Je vous assure que si je n'avais pas été absolument<br />

certaine que l'humanité pouvait s'améliorer, je n'aurais jamais eu la force de<br />

me battre pendant cinquante ans.» (Montessori, 1996, p. 9.)<br />

Tous deux, avec d'autres, disent que l'être humain peut être fondamentalement<br />

constructif, tous deux disent que cela ne se fera pas tout seul, qu'il<br />

y faut un encadrement adéquat, et que celui-ci doit être amené par des<br />

personnes aptes, compétentes en cela. À l'heure actuelle où les choses<br />

vont vite, où des civilisations connaissent un changement profond, où nous<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 21


Jean-Marc Randin<br />

sommes comme jamais peut-être, en tant qu'espèce, en train de dessiner<br />

notre monde de demain, où la destruction comme la construction, sur<br />

les plans individuel et collectif, semblent nous appartenir en plein, cette<br />

question des choix que nous allons faire, des orientations que nous allons<br />

prendre est au cœur de l'actualité.<br />

Si nous pouvons lire ces constats, et même les trouver pertinents, cela<br />

ne veut pas dire que nous allons les pratiquer. Il y a même fort à parier que<br />

la plupart d'entre nous n'y croient pas, fondamentalement. Leur pertinence<br />

se vérifie pourtant, dans un cabinet de psychothérapie, où elle a quelque<br />

chose de déroutant dans sa simplicité, loin des sophistications techniques<br />

de notre société de la communication. Deux personnes — dans une configuration<br />

minimale — dotées d'intentions précises et déterminées à y parvenir<br />

peuvent créer un changement définitif dont les conséquences dépassent<br />

leurs capacités d'anticipation.<br />

Plus concrètement, dans une situation de relation d'aide, quelle qu'elle<br />

soit, pour autant que l'un des membres soit porteur d'une volonté, d'une<br />

recherche ou d'une nécessité intérieure de changement, et que l'autre<br />

membre de la relation soit entièrement disponible et présent de manière<br />

«congruente, empathique et inconditionnellement positive», un processus<br />

de changement constructif a de fortes probabilités d'avoir lieu.<br />

Pour autant, cela n'est pas gratuit et il convient de le souligner. Pour le<br />

thérapeute, la qualité de présence requise demande une implication totale de<br />

sa personne. Il en va de même pour le client, chez qui un changement<br />

durable ne se produira pas sans un investissement complet de son être. Il<br />

y a une immense différence, me disait un jour un client, entre le fait d'aller<br />

mieux, qui peut être relativement rapide et pas trop contraignant, et celui<br />

d'aller bien. Aller véritablement bien, être une «personne fonctionnant pleinement<br />

(fully functioningperson)» pour reprendre les mots de Rogers, ne se fait<br />

pas sans mener une véritable bataille avec soi-même. Il est possible de mettre<br />

a jour ses points d'achoppement, de difficultés, ses blocages, mais cela ne<br />

se fait pas gratuitement. C'est avec soi qu'on lutte dans ce cheminement,<br />

les blocages sont siens et il n'y a rien d'évident à aller y toucher. Pourtant<br />

c'est à ce prix, à ces conditions qu'il est possible de s'approprier un peu plus<br />

de soi-même et d'être en plus grande possession de ses capacités.<br />

Un changement intérieur et extérieur<br />

La supervision professionnelle, à nouveau, peut servir d'illustration. Parce<br />

que l'on se centre sur la personne supervisée plutôt que sur la situation<br />

qu'elle évoque, elle verra que la difficulté, le blocage qui émergera sera<br />

22 ACP Pratique et recherche n° 5


Hommage et réflexions<br />

quelque chose lui appartenant. C'est à une limite personnelle, intérieure, que<br />

la personne se heurte. C'est cette limite qui la rend sans moyens adéquats<br />

pour faire face à la situation. Cela ne veut pas dire que la situation soit<br />

simple et ne pose pas problème, mais seulement que l'incapacité vécue,<br />

ressentie — et souvent objective — de faire face au problème de manière<br />

compétente relève d'une réalité qui appartient à la personne, et non à la<br />

situation. Lorsque, en supervision, une écoute centrée sur la personne fonctionne<br />

bien, c'est la personne supervisée qui, à un moment donné, «voit»,<br />

«perçoit», réalise où se situe le blocage. C'est un moment d'accès plus grand<br />

a soi-même, de perception intérieure de soi. C'est aussi un moment de soulagement,<br />

de détente, qui se traduit physiquement par un relâchement des<br />

épaules et du haut du dos. De l'extérieur on dirait que la personne a «plongé<br />

en soi-même». Auparavant il y avait elle et un problème, une difficulté.<br />

Là il y a elle, éveillée, clairvoyante, et il n'y a plus de difficulté. Bien qu'objectivement<br />

rien n'ait changé, il y a changement, à tel point que souvent<br />

il n'y a plus besoin de trouver sur-le-champ ce qu'il conviendra de faire.<br />

Comment est-ce que la personne va aborder la situation n'est pas ce qui<br />

importe, il n'est pas indispensable de le savoir ni d'en discuter; ce qu'il<br />

advient, c'est qu'à ce moment la personne est apte à aborder la situation.<br />

Cela ne sera peut-être pas parfait, mais elle a des moyens et elle le sait, alors<br />

qu'elle n'en voyait aucun, quelques minutes auparavant. Il n'est pas rare<br />

que quelqu'un dise: «c'est tellement évident maintenant, je me demande<br />

comment je n'arrivais pas à le voir avant de l'aborder ici». Cependant<br />

quelque chose s'est passé, qui fait qu'à travers l'écoute la personne s'est<br />

retrouvée elle-même; elle s'est comme reconnectée avec elle-même, à un<br />

niveau à la fois plus profond et plus vrai.<br />

Dès lors et à l'évidence, elle abordera la situation d'une manière plus<br />

constructive, tant pour elle, qui sera plus satisfaite de sa manière d'être, que<br />

pour son environnement professionnel et les personnes avec qui elle est en<br />

interaction. Étant plus unifiée à elle-même, elle aura plus pleinement accès<br />

a ses capacités. En d'autres mots, on peut dire que la personne écoutée de<br />

la manière élaborée et décrite par Carl Rogers ne fait que partir à la découverte<br />

de soi. C'est soi-même que l'écoute aide à rencontrer, dans tout ce que<br />

l'on est, sans rien laisser en arrière, sans rien perdre, sans rien oublier.<br />

Lorsqu'une personne se retrouve être plus pleinement elle, en intégration<br />

plus grande de ses différentes facettes, en connaissance plus grande d'ellemême,<br />

alors elle vit mieux avec elle et se comporte de manière plus<br />

constructive. Il y a des mots que l'on n'ose à peine utiliser tant ils ont de<br />

connotations, mais lorsqu'une personne «tombe» ainsi en elle-même, entre<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 23


Jean-Marc Randin<br />

en contact avec elle, dans ce moment qui peut être extrêmement fugitif, elle<br />

semble être unifiée à elle-même, être une unité corps-âme-esprit. En ces<br />

moments hors du quotidien, dans ces expériences immédiates, cette<br />

conception de l'être humain comme une unité corps-âme-esprit fait véritablement<br />

sens. Ce qui est frappant par rapport aux images communes,<br />

c'est que ces états d'être sont d'une densité extrême: dans ces instants la<br />

personne est là, vraiment là, physiquement présente comme jamais, elle<br />

semble habiter son corps, son âme, son esprit. Il n'y a pas rupture. Rogers<br />

dit, à propos de la congruence: «un individu capable de symboliser et<br />

d'assimiler avec pertinence la totalité de son vécu serait un individu totalement<br />

intégré [ou fonctionnant pleinement].» (Rogers, 2001, p. 276.)<br />

A ce moment-là, peut-être pourrait-on véritablement parler de psychothérapie.<br />

La médecine a investi ce champ de manière quasiment exclusive,<br />

et il y a peu de chance que cela change (voir Priels, 2006). Pourtant le psychothérapeute,<br />

dans son sens premier, n'est pas un médecin (o íaTpó


Hommage et réflexions<br />

Conclusion<br />

Les deux phrases de Rogers que j'ai retenues comme fil conducteur participent<br />

toutes deux d'une vision de l'être humain. D'aucuns diront peut-être<br />

qu'il s'agit d'une vision positive, ou trop positive. Je pense qu'il s'agit<br />

plutôt d'une vision réaliste, qui ne nie en rien les difficultés du chemin<br />

qui attendent tous ceux qui veulent devenir plus responsables d'eux-mêmes,<br />

de leurs actes, de leurs pensées, de leurs états d'humeur. C'est une vision<br />

qui témoigne uniquement du fait que l'être humain en a le potentiel, qu'il<br />

n'est pas condamné à la destruction, de soi et des autres, mais qu'il possède<br />

aussi d'autres moyens en lui.<br />

Cette vision, cette conception, d'ailleurs, n'en est pas une. Elle ne relève<br />

pas d'un idéal ou d'une philosophie, elle est un constat. Elle part de réalités<br />

concrètes, observées à de nombreuses reprises, dans diverses circonstances,<br />

dans divers pays. Rogers a expérimenté ce constat pendant cinquante-sept<br />

ans, aux États-Unis et ailleurs dans le monde. D'autres l'ont fait également,<br />

des étudiants, des thérapeutes, des chercheurs, des enseignants, des facilitateurs<br />

de groupes de rencontre, des responsables d'entreprise, des religieux,<br />

aux États-Unis, en Europe, au Japon, en Afrique du Sud, en Australie, en<br />

Russie, en Amérique centrale et du Sud, pour ne citer que les principaux<br />

pays où il a eu des contacts et où il est intervenu.<br />

Cette conception — ou ce constat — relève d'une réalité toujours valable,<br />

vécue à leur tour par de nombreuses personnes travaillant dans des<br />

domaines divers, aujourd'hui, au cœur de l'Europe, vingt ans après la<br />

disparition de Carl Rogers.<br />

Références<br />

Krishnamurti, J., (1979), La première et dernière liberté, Paris, Stock.<br />

Montessori, M., (1996), La formation de l'homme, Paris, Desclée de Brouwer.<br />

Priels, J.-M., (2006), Pour une culture de l'écoute... pour en finir avec la psychothérapie,<br />

L’observatoire, n° 50, pp. 59.65.<br />

Rogers, C., (1980), A Way ofBeing, Boston, Houghton Mifflin.<br />

Rogers, C., (1951), Client-Centered Therapy, Boston, Houghton Mifflin.<br />

Rogers, C., (2001), U approche centrée sur lapersonne, Lausanne, Randin.<br />

Rogers, N., (2002), Carl Rogers, A Daughter's Tribute, CD-ROM (peut être<br />

commandé sur le site www.pccs-books.co.uk).<br />

Schlien, J., (2003), To Lead an Honorable Life, Ross-on-Wye, PCCS Books.<br />

Tenenbaum, L., (2003), Psychothérapeute, un nouveau métier, Mouvance rogérienne,<br />

n° 6 — Nouvelle Série, pp. 23-27.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 25


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

LE SENS D'UN UNIVERS SANS DIEU : UN DÉFI POUR LA THÉRAPIE<br />

CENTRÉE SUR LA PERSONNE<br />

Martin van Kalmthout et Françoise Ducroux-Biass<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 26 à 36<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-26.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

van Kalmthout Martin et Ducroux-Biass Françoise, « Le sens d'un univers sans Dieu : un défi pour la thérapie centrée<br />

sur la personne »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 26-36. DOI : 10.3917/acp.005.0026<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Le sens d'un<br />

univers sans Dieu<br />

un déf i pour la<br />

thérapie centrée<br />

sur la personne<br />

Martin van Kalmthout<br />

Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />

Martin van Kalmthout, docteur en psychologie, est psychothérapeute<br />

centré sur la personne en libéral en Hollande; en tant<br />

qu'auteur, il a beaucoup écrit sur la psychothérapie en général et<br />

sur la psychothérapie centrée sur la personne en particulier. Il s'intéresse<br />

spécialement à la contribution que l'Approche centrée sur<br />

la personne pourrait apporter à la vieille question du sens de la vie.<br />

Résumé<br />

Pour beaucoup de personnes dans le monde sécularisé d'aujourd'hui<br />

le cosmos est complètement indifférent au sort de l'individu<br />

et à la destinée de l'humanité. Cette opinion connue comme l'expérience<br />

de «la mort de Dieu» est alimentée par des traumatismes<br />

personnels et des désastres collectifs. L'homme moderne ne tire<br />

plus aucun sens des concepts religieux traditionnels tels que Dieu<br />

ou le Ciel. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne soit pas en<br />

quête du sens de la vie. En fait, le besoin que de nouvelles<br />

approches s'intéressent à cette vieille question du sens de la vie<br />

se fait grandement sentir.<br />

26 ACP Pratique et recherche n° 5


Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />

Je pense que la thérapie centrée sur la personne constitue un système<br />

moderne qui peut aider l'homme moderne à trouver un sens<br />

a la vie. Vue sous cet angle, la thérapie centrée sur la personne peut<br />

être conceptualisée par ce que Rogers appela dans sa dernière<br />

œuvre une philosophie de vie pratique.<br />

Dans cet article, j'examine ce que sous-tend cette façon de considérer<br />

la thérapie centrée sur la personne, ainsi que les relations<br />

qu'une thérapie centrée sur la personne entretient avec la science<br />

et la religion. Ensuite, je porte une attention particulière au concept<br />

de «la spiritualité athéiste» et à la question de savoir s'il est possible<br />

de conceptualiser une philosophie de vie pratique qui fasse place<br />

a la fois au scientifique et au religieux, tout en constituant une<br />

approche de la vie bonne sans être ni réductrice (comme tendent<br />

a l'être la plupart des approches scientifiques) ni dogmatique<br />

(comme tendent à l'être la plupart des approches religieuses).<br />

Mots-clés: psychothérapie centrée sur la personne, sens de la vie,<br />

spiritualité athéiste.<br />

Introduction<br />

Pendant des siècles, l'humanité a trouvé le sens de son existence dans la<br />

croyance que le monde a été créé par un divin Créateur. Cette foi a aidé les<br />

gens à supporter leurs souffrances et même à y donner sens. Après tout, ce<br />

qui comptait, ce n'était pas tant la vie présente que la vie future. On croyait<br />

aussi qu'un sens caché était présent dans le cosmos en évolution et dans<br />

l'histoire de la race humaine, un sens qui transcendait le sort de l'individu.<br />

De nos jours, nous n'avons plus de certitude face à ces articles de foi.<br />

La croyance en Dieu a diminué de manière spectaculaire au cours des derniers<br />

siècles, en particulier dans le monde occidental mais aussi dans le reste<br />

du monde. Ce processus a pour nom sécularisation. Il implique que<br />

l'homme pense, sent et agit de plus en plus indépendamment du pouvoir<br />

des organisations et des dogmes religieux. L'autonomie de l'homme est<br />

devenue centrale et Dieu a été remisé à l'arrière plan ou même a disparu.<br />

Depuis Nietzsche on a commencé à parler de «la mort de Dieu» et, dans<br />

les pas du philosophe, bien des gens font l'expérience que nous vivons<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 27


Martin van Kalmthout<br />

dans un «univers sans Dieu» (Wielenberg, 2005). Il ne s'agit pas d'une<br />

dispute théorique ou philosophique, mais d'un experiencing 1 existentiel,<br />

humain et intense. La mort de Dieu a généré non seulement un sentiment<br />

de liberté et une prise de conscience de potentiels humains sans précédent<br />

mais aussi des sentiments de solitude et d'isolement existentiel. Nous avons<br />

commencé à réaliser que ce monde est un lieu peu sûr. D'abord parce que<br />

nous sommes à la merci des forces de la nature, le cosmos ne se souciant<br />

pas de notre sort personnel. Et ensuite parce que nous nous sentons menacés<br />

par «le cœur de l'obscurité» qui est en nous (Conrad, 2002; Wielenberg,<br />

2005). Nous prenons de plus en plus conscience que nous sommes livrés<br />

a nous-mêmes et que nous sommes complètement seuls. Aucune aide n'est<br />

a espérer de l'extérieur et cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de la<br />

vieille question du sens de la vie.<br />

La thérapie centrée sur la personne et la religion<br />

C'est dans ce contexte que je me suis demandé si la thérapie centrée sur la<br />

personne, conceptualisée en tant que système moderne de sens, ne pourrait<br />

pas remplir le vide laissé par le déclin des religions (van Kalmthout, 2000b).<br />

Ce qui pose, entre autres questions, celle de la relation entre la thérapie<br />

centrée sur la personne et la religion.<br />

Le processus de sécularisation et l'expérience de la mort de Dieu sont<br />

complètement compatibles avec la philosophie centrée sur la personne dans<br />

laquelle l'autonomie est une valeur centrale. La vie et l'œuvre de Carl Rogers<br />

en sont même une expression explicite (van Kalmthout, 2004). L'attitude de<br />

Rogers vis-à-vis de la religion est ambiguë et typique de Rogers à cet égard.<br />

Lorsqu'il était jeune étudiant il rompit avec l'Église de ses parents mais vers<br />

la fin de sa vie il était en quête d'une nouvelle forme de religieux, plus expérientielle.<br />

Comme beaucoup d'autres, il préférait le terme spirituel pour faire<br />

la distinction entre l'Église ou la religion organisée qu'il méprisait. Cette<br />

distinction est à la base de la fameuse expression de Rogers: «Je suis trop<br />

religieux pour être religieux» (Rogers, 1987, p. 35). Par cela il voulait<br />

signifier que pour lui le religieux existait encore, mais qu'il ne trouvait<br />

place dans son approche que séparé de toute religion organisée, au sein<br />

de laquelle ce qui est central n'est pas l'experiencing humain autonome<br />

mais une autorité externe.<br />

Ndt: Ce terme n'a pas d'équivalent en français. En tant que gérondif du verbe anglais «to<br />

experience» il signifie «être en train de faire une expérience intérieure». En tant que substantif,<br />

il signifie «ce dont on est en train de faire l'expérience intérieure».<br />

28 ACP Pratique et recherche n° 5


Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />

Rogers n'a jamais présenté une vision détaillée de la dimension spirituelle<br />

de son œuvre. Peut-être parce qu'il n'en ressentait pas le besoin, la philosophie<br />

centrée sur la personne étant pour lui une bonne réponse à la<br />

question du sens de la vie. Cette philosophie concerne l'essence de la vie,<br />

comme il l'a déclaré dans l'introduction de son livre «Client-Centered<br />

Therapy» 2 (1951, p. ): «La thérapie concerne l'essence de la vie et c'est<br />

ainsi qu'elle doit être comprise.»<br />

Dans ce contexte, une autre déclaration de Rogers revêt une grande<br />

importance. En répondant à la question de la place que la spiritualité occupait<br />

dans son approche, il dit: «Au lieu de dire que le spirituel a un impact<br />

sur la thérapie, je dirai que la meilleure des thérapies conduit à une dimension<br />

spirituelle» (Rogers, 1987, p. 17). L'ayant ainsi formulé, Rogers exprime<br />

clairement que, comme il l'entend, le religieux ou le spirituel sont implicites<br />

dans son approche et qu'il serait erroné de les y faire entrer de l'extérieur<br />

(par le biais de la chrétienté ou du bouddhisme, par exemple). C'est ainsi<br />

que Rogers ne rejette pas la dimension religieuse ou spirituelle, mais désire<br />

la trouver à partir de sa propre approche en thérapie. Et pour la même<br />

raison, il est important de noter que Rogers dit que sa philosophie n'est<br />

pas un système de dogmes qui remplace les vieux systèmes religieux.<br />

Bien au contraire il répète de manière audible que son approche est une<br />

philosophie pratique de la vie pour laquelle les théories, les philosophies et<br />

les idéologies ont une importance secondaire. Le sens de la vie est à trouver<br />

dans la vie elle-même, et sa thérapie a pour but de vivre la vie jusqu'à<br />

la plénitude.<br />

Spiritualité athéiste<br />

Quel est exactement le contenu de cette dimension religieuse de l'œuvre de<br />

Rogers (van Kalmthout, 2006) ?<br />

Le premier des caractères que l'on remarque est sa nature athéiste ou<br />

séculière. Dans la philosophie centrée sur la personne, il n'y a pas d'espace<br />

pour Dieu, le Ciel ou l'Église alors qu'il y a en même temps une dimension<br />

religieuse implicite. Bien des gens ont de la difficulté à comprendre cette<br />

contradiction. Pour décrire ce paradoxe le philosophe flamand Leo<br />

Apostel a introduit le concept de spiritualité athéiste (Apostel, 1998).<br />

Contrairement au sens usuel du terme, il signifie une conception différente<br />

du religieux, autre que théiste, nommément a-théiste. Il décrit le religieux<br />

2 Ndt: En Français: La thérapie centrée sur le client. Ouvrage non traduit.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 29


Martin van Kalmthout<br />

dépourvu du concept de Dieu et de tout ce que ce concept implique comme<br />

la croyance dans l'au-delà, l'existence d'un organisme créateur et contrôleur,<br />

l'autorité infaillible des Églises et des chefs spirituels, etc. Dieu est une<br />

construction humaine (nous Le créons, et pas l'inverse) et le religieux est<br />

toujours plus grand que les descriptions et projections que nous en avons.<br />

Le mystère de la vie ne peut pas être mis en mots, en théories ni en articles<br />

de foi. On est familier avec cette façon de voir dans les traditions mystiques.<br />

C'est pourquoi certaines d'entre elles ont décrété que pour trouver Dieu,<br />

il fallait Le laisser derrière soi. Ceci s'accorde bien plus avec l'approche<br />

centrée sur la personne qu'une croyance en un organisme extérieur qui<br />

nous ancre et nous dirige en nous indiquant le sens de notre vie.<br />

La deuxième caractéristique réside dans le fait que toute son œuvre<br />

concerne l'experiencing personnel de la réalité. Il n'y a aucun dogme préétabli,<br />

ne sont indiquées aucune méthode ni manière de faire. Néanmoins,<br />

il y a l'approche personnelle et ouverte à la réalité, ce qu'Apostel appelle<br />

magnifiquement l'approche empathique de la réalité. Dans cette approche<br />

sont réunies l'attitude exploratoire du chercheur scientifique, et l'attitude<br />

empathique et compatissante de la personne inspirée spirituellement ou<br />

religieusement (van Kalmthout, 2005).<br />

Cela implique, et c'est la troisième caractéristique, une quête de l'inconnu<br />

ainsi que la culture de l'attitude du non-savoir (Schmid, 2002). Être ouvert<br />

a l'inconnu (Krishnamurti, 1956) est une attitude fondamentale dans<br />

laquelle il est essentiel de poser des questions, alors qu'il n'est pas approprié<br />

de donner des réponses et des solutions définitives et pré-établies à<br />

des questions.<br />

Ceci dit, le trait le plus notoire de la présente description de l'attitude religieuse<br />

se trouve dans la combinaison d'une manière d'être aimante et d'une<br />

attitude ouverte et vraie. Ceci est une attitude essentielle dans l'approche<br />

centrée sur la personne en général: c'est une attitude de base, une manière<br />

d'être, une approche plutôt qu'un système de croyances ou de techniques<br />

fixes qui donne des réponses définitives à nos questions.<br />

Et pour finir, ce qui est essentiel dans le religieux de l'approche centrée<br />

sur la personne, c'est l'experiencing de l'isolement existentiel et le travail que<br />

cela implique, sans le supprimer ou l'éviter par toutes sortes de stratégies,<br />

d'illusions, de pseudo-certitudes, parmi lesquelles les certitudes religieuses.<br />

Nous avons l'habitude d'appeler cela autonomie, congruence ou authenticité.<br />

Dans ce contexte le cri de Jésus sur la croix: «Eli, Eli, lema<br />

sabachtani?» Ce qui veut dire, «mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu<br />

abandonné?» (Matthieu, 27.46) est tout à fait significatif et à propos. Il me<br />

30 ACP Pratique et recherche n° 5


Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />

rappelle la mort du théologien allemand, Dietrich Bonhoeffer, qui fut<br />

pendu par les nazis, aux derniers jours de la deuxième guerre mondiale en<br />

raison de sa résistance au régime de Hitler. Comme un Jésus du vingtième<br />

siècle, Bonhoeffer a sacrifié sa vie à l'amour et à la vérité. Ici, le religieux<br />

ne dépend plus de la croyance en un dogme ni en l'autorité d'un chef ou<br />

l’accomplissement de rituels. Il est avant tout lié à l'isolement existentiel<br />

d'un être humain qui se bat pour le bien, même s'il sait qu'il ne recevra<br />

aucune aide de l'extérieur, ni de Dieu en l'occurrence, et que par conséquent<br />

il ne survivra pas.<br />

La thérapie centrée sur la personne<br />

comme discipline spirituelle<br />

Cela veut-il dire que la thérapie centrée sur la personne est en passe<br />

de devenir une discipline spirituelle plutôt qu'un traitement des désordres<br />

psychiatriques (Thorne 2002) ? Le mot spirituel est aussi ambigu que le mot<br />

religieux. Au début, j'ai défini le concept du religieux à l'intérieur de la philosophie<br />

centrée sur la personne. J'utilise le concept du spirituel exactement<br />

de la même manière; ceci est au diapason de la mode actuelle, c'est-à-dire<br />

que je me réfère à la dimension religieuse mais pas dans le sens d'Église.<br />

Ceci est également au diapason de la manière dont Rogers l'a utilisé dans sa<br />

dernière œuvre, A Way of Being (Rogers, 1980) 3 . À noter que le mot spirituel,<br />

ici, n'a aucun lien avec un contenu du type «New age» quel qu'il soit.<br />

La question de savoir si la thérapie centrée sur la personne est une discipline<br />

spirituelle dépend avant tout de son objectif thérapeutique éventuel,<br />

et aussi de sa profondeur. Cela ne veut pas dire que la thérapie centrée<br />

sur la personne s'intéresse exclusivement aux problèmes d'ordre existentiels<br />

ou d'ordre religieux et spirituels. En tant qu'approche thérapeutique elle<br />

s'adresse d'abord aux problèmes concrets de la vie tels que, parmi d'autres,<br />

les problèmes avec soi-même. Mais ces problèmes sont toujours considérés<br />

comme l'expression de problèmes essentiels de la vie, ce qui confère à<br />

cette approche sa profondeur spirituelle ou religieuse. Rogers a dit que la<br />

psychothérapie concerne l'essence de la vie et que la dimension spirituelle<br />

appartient à la vie. Dans ce sens elle fait partie de l'action thérapeutique<br />

(Rogers, 1980). En conséquence, non seulement la thérapie centrée sur<br />

la personne inclut la dimension spirituelle mais éventuellement elle en est<br />

l'objectif.<br />

3 Ndt: en français: Une manière d'être. Ouvr age non traduit.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 31


Martin van Kalmthout<br />

Toutefois, le sens le plus important de l'expression «discipline spirituelle»<br />

est ailleurs. Ces mots signifient le fait de s'astreindre à une discipline<br />

pour vivre une vie qualitativement saine et bonne. Dans ce contexte, la «discipline»<br />

ne vient pas de l'extérieur; il s'agit d'un mouvement intérieur qui<br />

consiste à prendre conscience du comment nous vivons, tout en ayant la<br />

conviction que ce n'est pas une tâche aisée. Cela demande que nous fassions<br />

attention à notre manière d'être en relation avec nous-mêmes, avec les<br />

autres et avec le cosmos. Cela implique de développer la connaissance de<br />

soi dans notre vie quotidienne, ce qui est pleinement en résonance avec le<br />

thème de cette conférence 4 : «Mener une vie bonne». Bien que nous ayons<br />

a notre disposition toute la technique et la connaissance nécessaires, notre<br />

approche n'accorde que trop peu d'attention à cette exigence. En définitive<br />

notre préoccupation finale concerne notre vie quotidienne et celle de nos<br />

clients, plutôt que des théories, des idéologies, des philosophies et une soidisant<br />

connaissance scientifique. Notre approche repose sur notre manière<br />

d'être et celle de nos clients, et c'est à cela qu'on la reconnaît. C'est pourquoi<br />

nous l'appelons une philosophie pratique de la vie. En l'appelant «une<br />

manière d'être», Rogers a ouvert la porte à la conceptualisation d'une<br />

discipline spirituelle. Et cela veut dire, entre autres, que le travail du thérapeute<br />

se fait à travers sa manière d'être. Le thérapeute fait l'expérience de<br />

cette manière d'être qui peut le conduire à se poser des questions sur la<br />

sienne propre. Le client et le thérapeute sont tous les deux impliqués dans<br />

un processus d'apprentissage d'eux-mêmes, de la vie et du cosmos. Suivant<br />

le niveau auquel cette quête se situe, on pourrait bien l'appeler la dimension<br />

spirituelle de la thérapie.<br />

La pratique clinique<br />

L'approche centrée sur la personne a son origine dans la pratique clinique<br />

cependant que ses applications sont bien plus larges. Toutefois c'est dans<br />

la pratique clinique que la philosophie centrée sur la personne trouve son<br />

application la plus naturelle. Dans ce qui suit je vais décrire comment je<br />

pratique moi-même cliniquement cette approche.<br />

Dans la plupart des cas, chacun de mes clients présente l'un ou plusieurs<br />

des troubles psychiatriques listés au sommaire du DSM-IV 5 . Je n'ai aucun<br />

4 Ndt: 7 e Conférence mondiale de l'Approche centrée sur la personne et expérientielle, Postdam,<br />

juillet 2006.<br />

Ndt: DSM: Manuel [américain] diagnostique et statistique des troubles mentaux.<br />

32 ACP Pratique et recherche n° 5


Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />

problème pour inscrire ces troubles sur les formulaires des compagnies<br />

d'assurance qui paient la thérapie. Pourtant ma thérapie n'a pas pour objet<br />

le traitement de ces troubles, même si je suis content d'avoir la connaissance<br />

nécessaire dans ce domaine. Mon attention et mon intérêt se portent directement<br />

sur la personne du client, les conflits nodaux de sa vie, et son combat<br />

très individuel face à la question du comment vivre sa vie et le sens que<br />

cela revêt. Le cours de sa vie en est une partie naturelle. On pourrait très<br />

bien décrire ces conflits nodaux comme étant des problèmes universels, à<br />

savoir des problèmes intrinsèques à l'existence humaine. C'est pourquoi on<br />

pourrait les appeler problèmes existentiels. Le conflit universel entre notre<br />

désir d'autonomie d'une part, notre désir d'être relié d'autre part, et la<br />

solitude existentielle qui en résulte en est un exemple concret. Bien que<br />

chaque individu ait une forme très personnelle de ce conflit universel, ce qui<br />

est commun à tous c'est que chacun se bat avec son problème, d'une<br />

manière ou d'une autre.<br />

Ce qui me frappe chez beaucoup de mes clients, c'est la manière dont ils<br />

se battent avec la question de savoir comment ils peuvent vivre une vie qui<br />

ait un sens, dans la situation concrète qui est la leur. L'un de mes clients me<br />

l'a exprimé de la manière suivante: «Mener ce genre de vie c'est une véritable<br />

entreprise. Je n'ai rien demandé et je ne sais vraiment pas comment<br />

faire». Je considère qu'il est de ma tâche en tant que thérapeute d'aider les<br />

gens avec la question de comment ils doivent vivre leur vie. En agissant<br />

ainsi je me sens davantage spécialiste des problèmes de vie qu'expert en traitement<br />

des troubles psychiatriques. Je fais l'expérience que la philosophie<br />

centrée sur la personne est efficace, en particulier lorsqu'il s'agit d'approcher<br />

les grandes questions de la vie d'une manière directe, pratique et concrète.<br />

Et j'ai ce grand avantage sur ceux qui n'ont été formés que comme théologiens<br />

ou philosophes.<br />

En travaillant dans cette philosophie particulière, être thérapeute centré<br />

sur la personne me donne une identité spécifique qui m'est propre. Je vois<br />

d'énormes différences avec la thérapie cognitivo-comportementale et avec<br />

l'approche médico-psychiatrique des troubles psychiatriques. Je n'éprouve<br />

aucune difficulté à donner à ces modalités la place qu'elles méritent, je ne<br />

les considère pas comme rivales et je ne me sens pas menacé par elles. Pour<br />

moi, simplement, leur objectif est totalement différent.<br />

Ceci vaut également pour les soins pastoraux dans des religions spécifiques.<br />

Au contraire de ceux qui travaillent dans ce domaine, je n'ai pas de<br />

réponses définitives aux questions ultimes, mais je les approche d'une<br />

manière très concrète à partir de ma philosophie centrée sur la personne.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 33


Martin van Kalmthout<br />

Dans cette perspective je distingue plusieurs groupes de clients. Bien<br />

qu'ils se chevauchent plus ou moins, ils donnent une image des différents<br />

types de problèmes dans lesquels la question du sens de la vie se manifeste<br />

au cours de la pratique thérapeutique.<br />

Le premier groupe concerne les gens dont les problèmes sont liés au<br />

travail, qui se sentent en «burn-out» et se retrouvent dans une crise existentielle.<br />

J'ai rencontré beaucoup de ces personnes au cours de ces dernières<br />

années. Contrairement au psychiatre biologique ou au cognitivo-comportementaliste,<br />

je me centre sur la dimension existentielle de leur problème.<br />

Quelques-uns commencent à l'évoquer dès le début de la thérapie, d'autres<br />

y arrivent petit à petit. Dans ces crises il y a toujours beaucoup d'incertitude,<br />

non seulement au sujet du travail mais aussi quant à la personne elle-même,<br />

a ses relations, et en particulier à sa relation avec son partenaire.<br />

Quelquefois ces problèmes mènent au désespoir et à l'absence de sens à<br />

partir desquels se pose parfois la question de savoir si la vie a encore un<br />

sens. Pour bien des clients de ce groupe, il est important de comprendre la<br />

cause fondamentale de la crise et de donner une nouvelle perspective à leur<br />

vie et à leur futur. D'après mon expérience, cette possibilité est ouverte<br />

a bien des gens et peut même conduire à une vie plus riche et plus satisfaisante<br />

que celle qu'ils avaient avant la crise.<br />

Le deuxième groupe concerne les clients qui, en tant qu'adultes, souffrent<br />

sérieusement de traumatismes passés qui n'avaient pas encore été assimilés,<br />

nommément l'abus sexuel, la négligence émotionnelle ou d'autres formes de<br />

violences psychologiques et physiologiques. Ce groupe chevauche quelque<br />

peu le précédent parce qu'un traumatisme non digéré peut parfois être<br />

facteur de burn-out. Le processus de prise de conscience de ce qui s'est<br />

passé dans la jeunesse s'accompagne de sentiments de dépression, de colère<br />

et de honte. Tous ces clients, sans exception, ont une image de soi très<br />

négative, parfois telle qu'ils ne peuvent envisager qu'une solution: celle de<br />

mettre fin à leur vie. Pour ces clients il est bien plus difficile que pour ceux<br />

du premier groupe de trouver un nouveau sens à leur vie. La première<br />

condition nécessaire est alors d'établir une relation thérapeutique sûre, dans<br />

laquelle le traumatisme pourra être travaillé dans le partage avec un écoutant<br />

qui s'investit et est sans jugement. Vient ensuite la question cruciale de<br />

savoir si, en dépit du passé, il est possible de commencer une nouvelle vie.<br />

La troisième catégorie de clients est celle de ces patients qui souffrent de<br />

désordres psychiatriques tels que les troubles dissociatifs de l'identité, les<br />

troubles bipolaires, des formes sérieuses de troubles de la personnalité et la<br />

schizophrénie. Les souffrances de ces clients sont une conséquence directe<br />

34 ACP Pratique et recherche n° 5


Le sens d'un univers sans Dieu: un défi pour la thérapie centrée sur la personne<br />

de leur maladie psychiatrique. Ces troubles sont souvent tellement lourds<br />

qu'il leur est impossible d'entrevoir l'éventualité d'une vie qui ait un sens.<br />

Ils vivent dans le dilemme perpétuel de mettre fin à leur vie ou bien d'en<br />

faire quelque chose. Le défi est alors de savoir s'il est possible de mobiliser<br />

suffisamment de forces saines pour leur permettre de mener une vie plus<br />

ou moins tolérable. Avec ces patients la question n'est pas tant de traiter<br />

leur maladie par des moyens psychologiques mais bien plutôt d'être présent<br />

a leurs souffrances et d'oser les partager (van Blarikom, 2006). Ici plus<br />

qu'ailleurs ce sont les qualités humaines du thérapeute que l'on attend<br />

pour qu'il soit présent à la souffrance existentielle d'un être co-humain, de<br />

l'aider à la supporter, et de lui permettre d'espérer trouver une nouvelle<br />

perspective de vie.<br />

Conclusion<br />

On pourrait se demander quel avantage il y aurait à «insister» sur la dimension<br />

spirituelle de la psychothérapie centrée sur la personne et à l'expliquer<br />

(Means & Thorne, 2000). En fait, c'est ce que nous faisons lorsque nous la<br />

définissons d'athéiste, comme je l'ai fait moi-même. Humaniste ne suffiraitil<br />

pas ? En outre, ces mots (religieux et spirituel) n'ouvrent-ils pas la porte<br />

a toutes sortes d'incompréhensions sur la vraie nature de ce que nous avons<br />

réellement à offrir? Il n'y a pas de réponse simple à cette question, mais je<br />

pense que, dans notre monde actuel, notre vie est de plus en plus dominée<br />

par la pensée matérialiste et technologique. Tout ce qui ne correspond pas<br />

a cet univers de discours ne compte pas ou est considéré comme non<br />

existant. Cette vision générale a également envahi le domaine de la santé<br />

mentale et même de la psychothérapie (Slife, 2004). C'est l'une des causes<br />

principales de la marginalisation, voire de la disparition de ce champ, de<br />

la psychothérapie en général et de la thérapie centrée sur la personne en<br />

particulier (van Kalmthout, 2002 a).<br />

L'exploration de la dimension spirituelle de l'existence humaine d'une<br />

manière compatible avec la philosophie centrée sur la personne, pourrait<br />

bien s'avérer une bonne manière de renverser le courant. Alors que ce qui<br />

appartient le plus fondamentalement à l'humain est en train de rapidement<br />

disparaître de notre monde, plus que jamais l'attention doit être portée sur<br />

les plus hautes aspirations de l'humanité. L'humain en est une partie, le<br />

religieux ou le spirituel en forme l'autre. Alors que la thérapie centrée sur<br />

la personne concerne l'essence de la vie, cette strate ne doit pas être laissée<br />

pour compte. Elle correspond intrinsèquement à ce que Rogers a appelé<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 35


Martin van Kalmthout<br />

«la personne qui fonctionne pleinement». Cependant on n'insistera jamais<br />

assez sur le fait que «religieux» ou «spirituel» ne doit pas être confondu<br />

avec système de croyances d'une religion organisée. Cette dimension de<br />

l'existence humaine doit être explorée et non prêchée. L'expérience de la<br />

mort de Dieu n'est pas la fin du religieux ou du spirituel. Il s'agit plutôt<br />

d'une nouvelle phase dans la quête de quelque chose qui nous dépasse et<br />

qui donne éventuellement un sens à nos vies, même après la mort de Dieu.<br />

Référen ces<br />

Apostel, L. (1998). Atheïstische spiritualiteit. Brussel: VUBPRESS.<br />

Blarikom, J. van (2006). Journal of Person-Centered & Experiential Psychotherapies<br />

(in press).<br />

Conrad,J. (2002). Heartof darkness andothertales. Oxford: Oxford University Press.<br />

Kalmthout, M. van (2002a). The future of Person-Centered Therapy: Crisis and<br />

possibility. Person-Centered & Experiential Psychotherapies, 1(1&2), pp. 132-143.<br />

Kalmthout, M. van (2002b). The farther reaches of person-centered psychotherapy.<br />

In: J. Watson, R. Goldman & M. Warner (Eds.), Client-centered and experiential<br />

psychotherapy in the 21st century: Adv ances in theory, research andpractice (pp. 127-143).<br />

Ross-on-Wye: PCCS books.<br />

Kalmthout, M. van (2004). Person-Centered therapy as a modern system of<br />

meaning. Person-Centered & Experiential Psychotherapies, 3 (3), pp. 192-206.<br />

Kalmthout, M. van (2005). Psychotherapie en de zin van het bestaan. Utrecht:<br />

De Tijdstroom.<br />

Kalmthout, M. van (2006). Person-Centered psychotherapy as a spiritual discipline:<br />

A critical examination. In: J. Moore & C. Purton (Eds.), Spirituality andcounselling.<br />

Experiential and theoreticalperspectives (pp. 155-168). Ross-on-Wye: PCCS Books.<br />

Krishnamurti,J. (1956). On being open to the unknown. California, Ohai: Krishnamurti<br />

Foundation of America.<br />

Mearns, D. & Thorne, B. (2000). Person-Centred therapy today. New frontiers in theory<br />

andpractice. London: Sage.<br />

Rogers, C. (1951). Client-Centered Therapy. Boston: Houghton Mifflin.<br />

Rogers, C. (1980). A way of being. Boston: Houghton Mifflin.<br />

Rogers, C. (1987). Interview with Carl Rogers on the use of self in therapy.<br />

In: M. Baldwin and V. Satir (Eds.), The use ofselfin therapy (pp. 45-52). New York:<br />

Haworth.<br />

Schmid, P. (2002). Knowledge or acknowledgement? Psychotherapy as the 'art<br />

of not-knowing' - Prospects on further development of a radical paradigm.<br />

Person-Centered & Experiential Psychotherapies, 1 (1 & 2), 56-70.<br />

Thorne, B. (2002). The mysticalpower of person-centred therapy. Hope beyond despair.<br />

London: Whurr.<br />

Wielenberg, E. (2005). Value and virtue in a godless universe. Cambridge: Cambridge<br />

University Press.<br />

36 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

LA PSYCHOTHÉRAPIE TAOÏSTE ET LA PSYCHOTHÉRAPIE CENTRÉE<br />

SUR LE CLIENT : ÉCHOS<br />

Chan Hee Huh et al.<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 37 à 44<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-37.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Hee Huh Chanet al., « La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 37-44. DOI : 10.3917/acp.005.0037<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


La psychothérapie<br />

taoïste et la<br />

psychothérapie centrée<br />

sur le client: échos<br />

Chan Hee Huh M.D.<br />

Korean Academy of Psychotherapy<br />

Garry Prouty D. Sc.<br />

International Society for the Study of Schizophrenia<br />

iraa<<br />

Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />

Neuropsychiatre coréen, Chan Hee HUH est spécialisé en sciences<br />

médicales et en psychiatrie. Membre de nombreuses sociétés de<br />

psychiatrie nationales et internationales, le Professeur Huh est<br />

notamment membre de l'Académie américaine de psychanalyse<br />

et auteur de nombreuses publications, en particulier sur l'empathie<br />

et la signification psychothérapeutique des contes populaires<br />

coréens.<br />

Garry Prouty, docteur ès sciences et psychologue américain, a été<br />

formé en approche centrée sur le client et expérientielle par<br />

E. Gendlin à l'Université de Chicago. Il a développé sa propre<br />

approche thérapeutique, la pré-thérapie, dans des hôpitaux et<br />

centres spécialisés dans le traitement de clients psychotiques et<br />

retardés mentaux. Fondateur du Réseau européen de pré-thérapie,<br />

il est l'auteur de nombreuses publications dont la plus importante<br />

est une étude de 50 ans de recherche en psychothérapie humaniste<br />

avec les schizophrènes.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 37


Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />

Résumé<br />

Cet article a pour objet de mettre en parallèle deux psychothérapies,<br />

l'une orientale (wu-wei), l'autre occidentale (centrée sur le<br />

client) et de faire ressortir la résonance et la similarité qui existe<br />

entre les deux approches.<br />

Mots-clés: résonance, taoïsme, psychothérapie centrée sur le client,<br />

taopsychothérapie, empathie, Lao-tseu.<br />

Introduction<br />

La doctrine orientale du win-wei est en profonde résonance avec l'approche<br />

occidentale de la psychothérapie centrée sur le client. Serait-ce, comme<br />

l’affirme Haosheng (1996), qu'il y ait un lien historique direct entre les deux<br />

ou ne serait-ce qu'une coïncidence des universaux? Pour Rhee 1 (1990)<br />

Rogers est taoïste, mais il est «trop verbal». Certes, Rogers est allé à Pékin<br />

avec un groupe d'étudiants chrétiens en 1922 (Kirschenbaum, 1979).<br />

Toutefois, dans la littérature, on ne trouve aucune trace de contact direct<br />

entre Rogers et le taoïsme au cours de cette période. Qu'il y ait une forte<br />

résonance entre Rogers et le taoïsme est une évidence. En effet il convient<br />

de citer tout d'abord l'observation faite par Hermensen (1996) qui met<br />

en exergue la qualité de wu-wei ou de non-interférence du facilitateur de<br />

groupe rogérien. Ensuite, on nommera les références de Rogers à Lao-tseu<br />

dans son ouvrage de 1980. Et encore le titre même de l'ouvrage «A Way of<br />

Being» 2 qui est tiré du texte du Tao Te Ching par Lao-tseu. Cela pourrait<br />

peut-être suffire à indiquer l'importance de Lao-tseu pour Carl Rogers si,<br />

sur une note plus personnelle, Patterson (2004) ne nous rappelait pas que<br />

Rogers avait toujours des citations de Lao-tseu dans son portefeuille.<br />

Cet article a pour première intention de comparer la doctrine taoïste du<br />

wu-wei avec la métapsychologie de la non-directivité de Rogers. Il se propose<br />

ensuite d'établir une comparaison entre la taopsychothérapie et la psychothérapie<br />

centrée sur le client.<br />

1 Ndt: Dongshick Ree, psychiatre coréen, est le fondateur de la taopsychothérapie.<br />

2 Ndt: «Une manière d'être», ouvrage non traduit en français.<br />

38 ACP Pratique et recherche n° 5


La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />

Le wu-wei de Lao-tseu<br />

Le terme wu-wei représente l'essence de la doctrine taoïste. Il peut avoir<br />

plusieurs significations telles que «non-action», «non-interférence»,<br />

«ne rien faire» et «faire rien». Dans le Tao Te Ching de Lao-tseu (Lau,<br />

1963) les individus qui agissent sous l'influence du wu-wei expriment une<br />

manière d'être. Lin Yutang (1948) conçoit le wu-wei comme un «non-désir».<br />

La définition du wu-wei présente en soi des complexités qui dépassent les<br />

propos de cet article. Ces complexités proviennent de l'utilisation de termes<br />

qui sont parfois en opposition sans toutefois être en contradiction (nous ne<br />

sommes pas dans une logique aristotélicienne). Il est recommandé au<br />

lecteur de se référer aux textes taoïstes traditionnels (cf. Lin Yutang: Tao<br />

Te Ching). 3<br />

On peut trouver des réponses interprétatives occidentales du wu-wei chez<br />

Karl Jaspers, Martin Buber et Alan Watts. Chez Jaspers (1966, pp. 87-113)<br />

le wu-wei représente un «non-vouloir» qu'il qualifie de «force de vie». Martin<br />

Buber l'interprète en disant: «Interférer dans la vie des choses c'est nuire<br />

a la fois aux choses et à soi-même». Quant à Alan Watts il dit: «Il faut<br />

laisser les choses se faire. J'ai appris de l'orient ce que signifie le terme<br />

wu-wei, à savoir en particulier 'ne pas faire, laisser être' — ce qui est très<br />

différent de ne rien faire». Wu-wei est un terme littéral qui signifie «nonaction<br />

ou non-interférence et qui, plus adéquatement, veut dire ne pas agir<br />

en contradiction avec le Tao ». Wu-wei est le style de vie de quiconque suit<br />

le Tao.<br />

Praxis<br />

Pour décrire le wu-wei, Lao-tseu (Lau, 1963, p. 64) compara la méthode du<br />

sage qui guide les gens et la manière dont la nature (ciel et terre) affecte<br />

toutes les choses. Dit brièvement, ni la nature ni le sage n'ont besoin<br />

d'interférer car les gens, comme les choses, se suffisent à eux-mêmes pour<br />

croître. Ainsi que Lao-tseu le rapporte dans le Tao Te Ching «le sage dit,<br />

je ne fais rien (wu-wei) et les gens se transforment d'eux-mêmes». «Donner<br />

naissance, nourrir, créer, oui, mais posséder, non; donner sans exiger, c'est<br />

cela la vertu.» On peut considérer que cette manière d'être, du sage comme<br />

de la nature, est l'une des premières attitudes thérapeutiques que l'on<br />

souhaite trouver chez un psychothérapeute qui travaille avec un patient.<br />

3 Note de l'auteur: Lin Yutang (verse 2), The Tao Te Ching by Lao-tzu. Terebess Asia on Line<br />

(TAO).<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 39


Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />

Rogers et le non-directif<br />

Lorsque Carl Rogers introduisit son concept de la psychothérapie nondirective,<br />

la psychologie américaine du counseling 4 était à l'époque forte -<br />

ment directive (F. Thorne, 1948). Au tout début, la conception de la nondirectivité<br />

de Rogers s'appliquait à l a pratique du counseling. C'est le client<br />

qui dirige le contenu de la séance. Les décisions sont prises par le client, le<br />

thérapeute les accepte. Le thérapeute suit le client par sa compréhension des<br />

sentiments et des pensées de celui-ci. Par la suite Rogers remplaça la notion<br />

du principe non-directif par un ensemble de valeurs qui doivent être respectées<br />

par le thérapeute, à savoir que le client a le droit de choisir ses<br />

propres objectifs, il a le droit d'être psychologiquement indépendant, de<br />

conserver son intégrité psychologique et de choisir l'adaptation à la réalité<br />

qui est juste pour lui. En 1994, Prouty définit le thérapeute non-directif<br />

comme étant celui qui habituellement ne guide pas son client, ne le dirige<br />

pas, n'interprète pas ce qu'il dit ou ne lui donne pas de conseils.<br />

Raskin (1947) a d'abord décrit le principe non-directif comme une attitude.<br />

Il affirme que l'attitude empathique est intrinsèquement non-directive.<br />

Bozarth (1998) confirme cette façon de voir et la partage. Toutefois, d'une<br />

façon plus orientée vers l'affect, il dit que l'empathie non-directive est<br />

«l'essence de la thérapie rogérienne.» Pour Van Belle (1980) enfin, la nondirectivité<br />

est caractérisée par la non-interférence dans le processus actualisant.<br />

Peut-être pourrait-on donner à cette approche non-directive une connotation<br />

un peu plus active en disant qu'il s'agit d'un suivi thérapeutique livré<br />

au processus expressif du client.<br />

Enfin nous devons également noter que les réflexions qui incarnent le<br />

principe non-directif sont liées à l'empathie et au regard positif inconditionnel.<br />

Les réflexions doivent transmettre au client, fidèlement, le total<br />

reflet de lui-même. Ainsi nous pouvons voir que l'approche non-directive<br />

a été définie de différentes manières, soit en termes de pratique, de valeur,<br />

d'attitude, d'affect, de non-interférence, de réflexion. Une manière d'être, le<br />

titre de 1980, est peut-être ce qui exprime le mieux tout ce qui décrit le nondirectif<br />

de Rogers. Ceci place le principe non-directif au niveau ontologique<br />

(Françoise Ducroux-Biass, 2005) et c'est là que survient la résonance avec<br />

le taoïsme.<br />

4 Ndt: Le terme counseling (orthographe américaine), ou «conseil [psychologique] sans conseil»<br />

(Alexandre Lhothelier), alterne chez Rogers avec celui de psychothérapie dont il est l'équivalent.<br />

40 ACP Pratique et recherche n° 5


La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />

Comparaison entre la psychothérapie centrée<br />

sur le client et la psychothérapie taoïste<br />

Une approche taoïste de la psychothérapie a été créée et développée par<br />

Rhee (2004) sous le nom de taopsychothérapie. Les écrits de Huh (2004)<br />

nous permettent d'établir une comparaison avec Rogers. Le sentiment est au<br />

cœur de la thérapie centrée sur le client comme de la thérapie taoïste<br />

(Rogers, 1942, p. 133; Huh, 2004, p. 9). En taopsychothérapie il existe un<br />

concept dit de «sentiment nucléaire», qui tout au long de la vie du client et<br />

a tout moment influence son esprit (Huh, 2004, p. 10). Ce concept est comparable<br />

à la notion psychanalytique de la dynamique centrale ou équivalent.<br />

Les sentiments nucléaires sont qualifiés d'expérientiels et ils peuvent clairement<br />

être mis en parallèle avec l'image du Bœufdans la pratique du Tao.<br />

Le Bœuf renvoie aux anciens tableaux métaphoriques qui dépeignent les dix<br />

stades de prise de conscience par lesquels la personne doit passer pour<br />

atteindre la purification de l'esprit. « Chercher le Bœuf», «Repérer ses traces»,<br />

«Apercevoir le Bœuf» sont les trois premières images qui correspondent à la<br />

compréhension du sentiment nucléaire. À ces niveaux-là, les sentiments<br />

sont négatifs. La quatrième image, «Saisir le Bœuf», dépeint le stade où le<br />

patient peut prendre conscience de ses sentiments nucléaires sans les réprimer.<br />

Le cinquième tableau a pour nom « Conduire le Bœuf», ce qui signifie<br />

tenir, résoudre et contrôler ses sentiments nucléaires. Il correspond au<br />

concept analytique de la perlaboration. «Ramener le Bœuf à la maison» est le<br />

thème de la sixième image: en thérapie le patient a travaillé sur presque tous<br />

ses sentiments. C'est le moment de l'acceptation du problème et de la réalité.<br />

À . A la huitième image, «le Bœufest oublié mais le berger est encoreprésent».<br />

Ce tableau symbolise la résolution des problèmes, mais le self 5 est encore<br />

présent (ici, nous sommes au dernier stade des thérapies occidentales).<br />

La neuvième image appelée le «Retour à la Source» indique que le patient se<br />

voit lui-même et qu'il voit la réalité tels qu'ils sont. Enfin à la dernière image<br />

qui a pour nom «Entrer sur la place du marché avec les mains ouvertes», il s'agit<br />

de la libération du self ou encore de la transcendance (Bodhisattva) qui<br />

permet d'aider les autres.<br />

5 Ndt: «Dans une réponse à Evans (1976) Rogers définit le self comme un terme qui inclut<br />

toutes les perceptions individuelles de son organisme, de son expérience, et la façon dont ces<br />

perceptions sont reliées à d'autres perceptions ou objets de son environnement et du monde<br />

entier.» (K. Tudor and T. Merry, in Dictionary of Person-CentredPsychology, London, Whurr, 2002).<br />

Étant donné les différentes interprétations entre moi et soi du mot self en français, nous avons<br />

préféré conserver le terme anglais accompagné de la définition de Rogers.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 41


Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />

En 1961, Rogers a lui-même proposé un modèle de l'évolution des sentiments<br />

qu'il a conceptualisé sous la forme d'un changement en sept stades<br />

dans le processus de l'experiencing 6 du client. Au premier stade, les<br />

sentiments du client sont éloignés de son experiencing. Au deuxième, ils sont<br />

extériorisés mais ne sont pas revendiqués par le client. Au troisième, on peut<br />

noter une circulationplus libre de l’expression du self comme s'il s'agissait d'un objet.<br />

Durant le quatrième stade le client décrit des sentiments mais ceux-ci ne sont<br />

pas actuellement présents alors qu'au cinquième stade les sentiments sont<br />

exprimés librement en tant que processus. Au sixième stade les sentiments<br />

sont présents et décrits comme épanouis et directement ressentis dans l'immédiateté.<br />

Finalement au septième et dernier stade, les sentiments sont épanouis et<br />

ressentis dans l'immédiateté et ce, pendant le temps de la thérapie comme en dehors.<br />

Un autre point de comparaison significatif réside dans le fait que les<br />

deux approches mettent l'empathie en exergue (Rhee, 2004, pp. 21-25;<br />

Raskin, 2001, p. 5). Il existe encore une similarité dans la manière dont la<br />

compréhension est utilisée par le thérapeute pour essayer de capter le sens des<br />

expressions du client (Brodley, 2001a; Huh, 2004, p. 12).<br />

Chacune des deux approches donne également de la valeur à l'élément<br />

de compassion qui est défini comme empathie envers la souffrance. (Huh,<br />

2004, p. 12 et p. 14; Prouty, 1994, p. 7; Prouty, 2005). Et finalement dans<br />

la «manière» taoïste comme dans la «manière» centrée sur le client, les<br />

réponses du thérapeutepointent directement sur le concret de ce qu'exprime<br />

le client. Ce qui signifie l'élucidation de l'expression du client à un niveau<br />

très concret.<br />

Ainsi donc, au niveau ontologique, théorique et pratique la psychothérapie<br />

taoïste résonne-t-elle avec la psychothérapie centrée sur le client. Il est<br />

a souhaiter que ce dialogue permette, dans le futur, un enrichissement<br />

mutuel de ces deux approches.<br />

6 Ndt: Pour faire l'économie d'une périphrase nous avons conservé le terme anglais, qui indique<br />

ce dont on est en train de faire l'expérience et plus précisément ici ce dont le self est en train<br />

de faire l'expérience.<br />

42 ACP Pratique et recherche n° 5


La psychothérapie taoïste et la psychothérapie centrée sur le client: échos<br />

Références<br />

Bozarth, J. (1998), Person-Centered Therapy: A Revolutionary Paradigm, Ross-on-Wye,<br />

England, PCCS Books, p. 57.<br />

Buber, M. (1957), Pointing the Way, New York, Harper and Row, 1951, pp. 31-58.<br />

Brodley, B. (2001a), Observations of Empathic Understanding in a client-centered<br />

practice, Empathy, vol 2, Rogers Therapeutic Conditions: Evolutions, Theory<br />

and Practice, Haugh, S. & Merry, T. (Eds), PCCS Books, Ross-on-Wye,<br />

England, pp. 16-36.<br />

Ducroux-Biass, F. (2005), Non-Directivity: An Ontological Concept, Embracing<br />

Non-Directivity in Person-Centered / Experiential Theory and Practice in the 21 st century,<br />

Ross-on-Wye, England, PCCS Books, pp. 62-74. La non-directivité: un<br />

concept ontologique, traduction Françoise Ducroux-Biass, in ACP Pratique et<br />

recherche, n° 2, décembre 2005.<br />

Haosheng, Ye, (1996), The History and System of Western Psychology, Peoples<br />

Education (Ed 1), Beijing, China, p. 625.<br />

Hermensen, E. (1996), Person-Centered Psychology and Taoism: The Reception<br />

of Lao-tzu by Carl R. Rogers, International Journal of Psychology and Religion, 6,<br />

p. 110.<br />

Huh, Ch. (2004), Introductio n to Taopsychotherapy, Proceedings ofthe International<br />

Forum on Taopsychotherapy and Western Psychotherapy, Korean Academy of<br />

Psychotherapists, Seoul, pp. 6-18.<br />

Jaspers, K. (1966), Anaximander, Heraclitus, Paramenides, Plotinus, Lao-tzu,<br />

Nagarjuna: The Original Thinkers, The Great Philosophers, Vol. II, Fort<br />

Washington, Pa, Harvest Books, Hb 288, pp. 87-113.<br />

Kirschenbaum, H. (1979), On Becoming Carl Rogers, New York, Delta, pp. 22-29.<br />

Lau, D.C. (1963), Tao Te Ching, London, Penguin Books Ltd., pp. 52, 64.<br />

Lin Yutang (1948), The Wisdom of Lao-tzu, The Modern Library, New York,<br />

Random House, p. 14.<br />

Patterson, C.H. (2004), Personal Communication.<br />

Prouty, G. (1994), The Non-Directive Attitude, Theoretical Evolutions in Person-<br />

Centered / Experiential Therapy: Applications to Schizophrenic and Retarded<br />

Psychoses, Westport CT, Praeger, pp. 3-9.<br />

Prouty, G. (2005), Forms of Non-Directive Therapy, Embracing Non-Directivity<br />

in Person-Centered Theory and Practice in the 21 st Century, Ross-on-Wye, England,<br />

PCCS Books, pp. 28-39.<br />

Raskin, N. (1947), The Non-Directive Attitude. In C. Rogers, Client-Centered<br />

Therapy, Boston, Houghton-Mifflin, p. 29.<br />

Raskin, N. (2001b), The History of Empathy in the Client-Centered Movement.<br />

Rogers Therapeutic Conditions: Evolutions, Theory and Practice, Empathy,<br />

Vol. 2, Haugh, S, & Merry, T., PCCS Books, Ross-on-Wye, England, pp. 1-15.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 43


Chan Hee Huh et Garry Prouty<br />

Rhee, D. (1990), The Integration of East and West, The Korean / American Academy<br />

of Psychotherapists / American Academy of Psychoanalysis, Commemorative reading<br />

of Professor Rhee's Kohi (70 th Birthday), Seoul, Korea, Aug 4, pp. 42-47.<br />

Rhee, D. (2004), The essence of Taopsychotherapy in Comparison with Western<br />

Psychotherapy / Psychoanalysis, Proceedings of the International Forum on Taopsychotherapy<br />

and Western Psychotherapy, Korean Academy of Psychotherapists,<br />

Seoul, pp. 19-28.<br />

Rogers, C. (1942), Counseling and Psychotherapy, Boston, Houghton-Mifflin,<br />

pp. 115-124.<br />

La Relation d'aide et la psychothérapie, trad. J.-P. Zigliara, Paris, ESF, 1980,<br />

pp. 119-132.<br />

Rogers, C. (1961), A Process Conception of Psychotherapy, On Becoming a Person:<br />

A Therapists View of Personality, Boston, Houghton-Mifflin, pp. 125-159.<br />

Le Développement de lapersonne, Trad. E.L. Herbert, Paris. 1970, pp. 88-117.<br />

Rogers, C. (1980), A Way ofBeing, Boston, Houghton-Mifflin, pp. 42-43.<br />

Thorne, F. (1948), Principles of Directive Counseling and Psychotherapy,<br />

American Psychologist, 3, pp. 160-165.<br />

Van Belle, H. (1980), Basic Intent and Therapeutic Approach of Carl Rogers, Toronto,<br />

Wedge Publishing Foundation, p. 99.<br />

Watts, A. (1961), Psychotherapy East and West, New York, Mentor Books, p. 119.<br />

44 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

LES ATTITUDES DE BASES SONT DES GÉNÉRATEURS<br />

D'INTERACTIONS PSYCHOTHÉRAPEUTIQUES SANS FIN<br />

Une tentative de systématisation selon D. Höger et J. Finke<br />

Frank Margulies<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 45 à 51<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-45.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Margulies Frank, « Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin » Une<br />

tentative de systématisation selon D. Höger et J. Finke,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 45-51. DOI : 10.3917/acp.005.0045<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Les attitudes de bases<br />

sont des générateurs<br />

d'interactions psychothérapeutiques<br />

sans fin<br />

Une tentative de systématisation<br />

selon D. Höger et J. Finke<br />

Frank Margulies<br />

Frank Margulies vit à Zürich, en Suisse, et est l'actuel président de<br />

la Société suisse pour la Psychothérapie et la relation d'aide<br />

Centrée sur la Personne (SPCP). Il travaille comme psychothérapeute<br />

dans un centre psychosocial pour adolescents et familles,<br />

ainsi qu'en cabinet privé.<br />

Résumé<br />

Cet article est né de l'envie de présenter deux concepts clefs de<br />

deux auteurs issus des milieux germanophones ACP qui m'ont<br />

permis de mieux comprendre la richesse de notre approche face<br />

aux clients. Durant ma formation, je me suis en effet souvent<br />

confronté à un besoin de systématiser les trois attitudes de base<br />

que sont l'acceptation inconditionnelle, la compréhension empathique<br />

et la congruence/authenticité. Par cet article, je voudrais<br />

saisir l'occasion de présenter une telle systématisation, en me<br />

référant d'une part à M. Dieter Höger, professeur émérite de<br />

psychologie clinique à l'Université de Bielefeld, et d'autre part<br />

au psychiatre Jobst Finke, formateur et chercheur dans le cadre de<br />

la Société des médecins allemands pour la psychothérapie centrée<br />

sur la personne (ÄGG).<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 45


Frank Margulies<br />

Mots-clés: compréhension empathique, acceptation inconditionnelle,<br />

congruence.<br />

Comme je viens de le dire, pratiquer l'approche centrée sur la personne a<br />

suscité en moi un besoin de systématiser d'une manière lucidement différenciée<br />

ce que je fais concrètement avec mes clients. Dans une relation où<br />

tout le travail avec le client est orienté vers une concrétisation personalisée<br />

des trois attitudes de base, je me suis demandé commentnous concrétisions<br />

cette «trinité conceptuelle». Nos tentatives, à chaque fois uniques, peuventelles<br />

être présentées d'une manière plus systématique, indépendamment de<br />

la relation concrète entre thérapeute et client ? En quoi consiste-elle, cette<br />

pratique relationnelle si riche ? Quels en sont les ingrédients interactionnels ?<br />

Voilà les questions que je me suis posées et qui ont trouvé en partie<br />

réponses dans le travail de ces deux auteurs.<br />

Apres débats en Allemagne: sursaut de l'ACP<br />

Avant d'en présenter les linéaments conceptuels tels que j'ai pu les comprendre,<br />

je voudrais situer rapidement les deux auteurs dans leur contexte<br />

politique et social. Alors que d'autres approches parlent de techniques<br />

diverses en fonction d'un diagnostic posé par un expert, comme c'est le cas<br />

de la thérapie comportementale, les thérapeutes centrés sur la personne se<br />

distinguent par une pratique relationnelle très riche et fondamentalement<br />

ouverte face à la présence de l'autre, pratique qui facilite le développement<br />

personnel du client.<br />

L'Allemagne, et à moindres égards aussi l'Autriche, a connu de très âpres<br />

disputes sur la reconnaissance des différentes approches psychothérapeutiques<br />

au cours de ces quinze dernières années, y compris le recours aux<br />

tribunaux, qui devaient trancher des questions d'accréditations de courants<br />

thérapeutiques. Malgré l'âpreté de ces disputes, ou peut-être même grâce<br />

a elles, sont nées de très nombreuses et fructueuses tentatives pour mieux<br />

présenter l'approche centrée sur la personne. Des professeurs et chercheurs<br />

universitaires en Allemagne se sont appliqués durant cette période à systématiser<br />

le diagnostic, une approche développementale, une théorie sur<br />

les troubles, etc., et ce, toujours d'un point de vue centré sur la personne.<br />

46 ACP Pratique et recherche n° 5


Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />

Tous ces travaux ont été jugés nécessaires afin de pouvoir rivaliser avec les<br />

approches de type comportementaliste et la psychothérapie d'orientation<br />

psychanalytique.<br />

Le concept de D. Höger<br />

Un des concepts clefs de ces discussions théoriques autour de l'ACP en<br />

Allemagne a été présenté au début des années nonante par Dieter Höger<br />

(2000) 1. Höger a attiré l'attention sur un malentendu très répandu dans les<br />

milieux universitaires et autres à propos de l'ACP. Il consistait grosso modo<br />

a dire que l'ACP, avec le concept des trois attitudes de base, présentait une<br />

théorie un peu trop «simpliste» de la psychothérapie.<br />

Höger a pu démontrer que les trois attitudes de base ne doivent pas être<br />

comprises comme des interactions thérapeutiques à proprement parler,<br />

mais comme des principes générateurs d'interactions psychothérapeutiques<br />

avec un client donné. Il les a donc situées sur un certain niveau d'abstraction.<br />

De là, il a développé un cadre épistémologique très fructueux. Il a<br />

proposé de «penser» l'ACP en plusieurs niveaux de différentes abstractions.<br />

Il a rendu attentif au fait que les trois attitudes de base décrivent ce que<br />

l'on peut appeler «la relation psychothérapeutique centrée sur la personne».<br />

Elle vise au développement personnel du client avec son but ultime de la<br />

«fully functioning person». Cette relation psychothérapeutique constitue le<br />

niveau I, le plus abstrait, dont découlent par la suite, au niveau d'abstraction<br />

II, les trois attitudes de base. À un niveau d'abstraction III, plus concret,<br />

Höger a situé une série d'interactions typiques de l'ACP tel le fait de «verbaliser<br />

les contenus émotionnels du cadre de référence du client» ou encore<br />

de «donner un message congruent, authentique». Le niveau IV est celui de<br />

l'interaction toute concrète, il ne décrit rien d'autre que l'interaction ellemême.<br />

Sur ce niveau sont situés les énoncés et «actions» communicatifs<br />

concrets du thérapeute à l'intention du client dont voici, pour illustration,<br />

un exemple type: «Le fait d'avoirpris de la distancepar rapport à vosparents<br />

semble maintenant vous donner une certaine tristes se, au moment où vous enparlez».<br />

Or, un tel énoncé doit pouvoir être en accord maximal, ou tout au moins<br />

aussi compatible que possible avec les exigences des niveaux d'abstraction<br />

supérieurs.<br />

1 Ce concept clef des niveaux d'abstraction a été présenté pour la première fois fin 1989.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 47


Frank Margulies<br />

Compatibilité inductive de l'interaction thérapeutique<br />

Pour plus de clarté, permettez-moi une démonstration extrême de ce principe<br />

de compatibilité inductive (et aussi déductive dans le sens inverse).<br />

Prenons un énoncé concret du thérapeute que voici: «Je trouve inacceptable la<br />

manière dont vous traitez votrefemme». Cet énoncé semble être peu proche de<br />

l'esprit ACP. Néanmoins, il se peut que cela soit l'expression d'un «message<br />

congruent-authentique» du thérapeute à ce momentprécis entre lui et le client.<br />

Donc, il peut être considéré comme étant compatible avec le niveau d'abstraction<br />

III qui réunit les descriptions des différents types d'interactions<br />

ACP. Ce message congruent-authentique doit être l'expression la plus adaptée<br />

au moins à une des attitudes de base (niveau II). Si cette authenticité<br />

permet au mieux de vivre la relation psychothérapeutique visant au développement<br />

personnel du client, si elle est donc une expression adéquate de<br />

la relation psychothérapeutique en tant que telle, alors le niveau I est aussi<br />

respecté. Pour finir, on peut donc affirmer que l'énoncé concret «je trouve<br />

inacceptable la manière dont vous traitez votre femme» est compatible à travers<br />

tous les niveaux d'abstraction ACP. Dès lors, cette remarque virulente de<br />

la part du thérapeute passe en l'occurrence parfaitement pour être une interaction<br />

compatible avec l’ACP dans cette situation concrète, à ce moment<br />

précis, entre ces deux personnes parce que cette réaction a, dans notre<br />

exemple, effectivement facilité le développement personnel du client (ce qui<br />

reste, en dernière instance, à vérifier auprès du et par le client lui-même).<br />

Pour mieux illustrer ces réflexions, voici un tableau récapitulatif du concept<br />

de Höger:<br />

Tableau I - Les niveaux d'abstraction de Höger: les attitudes de bases comme<br />

principes générateurs d'interactions visant au développement personnel<br />

Niveau I<br />

Niveau II<br />

Niveau III<br />

Niveau IV<br />

Développement personnel grâce à la relation centrée sur la personne.<br />

Diminuer l'incongruence grâce aux 3 attitudes de base.<br />

Favoriser l'exploration de soi grâce aux diverses interactions générées par<br />

les attitudes de base.<br />

- typologie de J. Finke (voirplus loin).<br />

« L'interaction centrée » concrète du thérapeute - communication vécue<br />

48 ACP Pratique et recherche n° 5


Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />

Plutôt que de représenter le concept de Höger sous forme de niveaux d'abstraction<br />

différents, on peut aussi le représenter sous forme de cercle, avec<br />

comme point de départ le but thérapeutique du développement personnel<br />

grâce à la relation centrée sur la personne. Ce but peut être atteint au moyen<br />

de la réalisation des attitudes de base. Le thérapeute communique ces attitudes<br />

de base par le biais de différentes formes interactionnelles. Ces formes<br />

interactionnelles doivent être concrétisées par de la communication vécue<br />

réellement entre le thérapeute et le client. Et cette «communication vécue»<br />

doit être de telle sorte qu'elle facilite le développement personnel du client<br />

au sein de la relation thérapeutique centrée sur la personne. Voici que l'on<br />

rejoint le point de départ du cercle; la boucle est bouclée. Pour simplifier<br />

encore davantage, l'on peut aussi dire que chaque «interaction centrée<br />

concrète» doit faciliter en fin de compte le développement personnel<br />

du client. La logique évidente, voire banale, de cette phrase permet de<br />

comprendre le bien-fondé du «schéma de Höger».<br />

Le travail de J. Finke: les catégories d'interactions<br />

différentes engendrées par les trois attitudes de base<br />

Dans cette épistémologie des niveaux d'abstraction, c'est le niveau III qui<br />

intéresse le plus. Plusieurs auteurs des pays germanophones et des Pays-Bas<br />

(Sachse, Keil, Swildens) ont tenté d'expliciter l'ACP sur le plan de ces catégories<br />

d'interactions psychothérapeutiques. L'auteur qui nous intéresse<br />

maintenant, Jobst Finke, a publié une première œuvre de ce type en 1999.<br />

Dans celle-ci, il partait de l'idée que l'ACP offrait en gros quatre catégories<br />

de relations distinctes, dont il tentait de spécifier l'indication selon certaines<br />

catégories diagnostiques 2 .<br />

C'est sur la base de la première typologie de 1999 que Finke, dans une<br />

réédition en 2006, présente une nouvelle tentative de systématisation des<br />

formes d'interactions générées par les trois attitudes de base. Contrairement<br />

a l'approche comportementaliste, Jobst Finke n'a pas du tout essayé de<br />

«manualiser» notre approche psychothérapeutique. Il a par contre essayé<br />

d'expliciter toutes les formes d'interactions de type centré sur la personne<br />

et les a référées explicitement à une des trois attitudes de base, tout en<br />

démontrant les inévitables recoupements entre elles.<br />

2 La relation type «alliance de travail psychothérapeutique» est la relation «basique». Ensuite<br />

vient la relation type «alter ego», la relation pour ainsi dire classique de l'ACP. Suit la relation<br />

type «transfert» qui met au centre les réactions du client face au thérapeute et vice versa,<br />

et pour finir la relation type «dialogue» qui met l'accent sur la rencontre dialogique (voir Jobst<br />

Finke, 1999).<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 49


Frank Margulies<br />

Tableau II - Les formes d'interactions centrées sur le client à partir<br />

des trois attitudes de base (selon J. Finke, 2006)<br />

Acceptation inconditionnelle Empathie Congruence/authenticité<br />

Recevoir sans réserve Compréhension répétitive Confronter le client<br />

Encourager le client Compréhension concrétisante Clarifier le contenu relationnel<br />

Exprimer sa solidarité<br />

Compréhension se référant<br />

entre thérapeute et client<br />

au concept de soi du client Partager son vécu avec le client<br />

Compréhension se référant au<br />

vécu organismique du client<br />

Dans ce tableau II nous retrouvons, regroupées sous l'une des attitudes de<br />

base respectives, exactement 10 formes différentes d'interactions centrées<br />

sur la personne (donc situées sur le niveau III au sens de Höger). Trois<br />

formes interactionnelles différenciées pour l'attitude de base «acceptation<br />

inconditionnelle», quatre pour «l'empathie» et à nouveau trois pour «la<br />

congruence/authenticité». Il est évident qu'en règle générale, un énoncé<br />

concret en direction du client est souvent une combinaison de deux, voire<br />

de trois formes, toutes catégories confondues. Dans l'ensemble, on peut<br />

recenser sur la base du tableau 36 combinaisons différentes ou, si l'on veut,<br />

techniques différentes d'interventions centrées sur la personne (3x4x3=36).<br />

Voilà une façon de répertorier l'activité d'un thérapeute centré sur la personne<br />

qui travaille uniquement au moyen de la relation elle-même et qui<br />

n'ajoute pas d'autres éléments ou moyens en dehors de la communication.<br />

J'aime particulièrement les différentes formes d'empathie que Finke<br />

introduit. Il nous est à tous bien connu que l'empathie n'est pas une attitude<br />

stéréotypée, qu'il y a peut-être des douzaines de manières de l'exprimer.<br />

Les 4 formes que propose Finke me semblent avoir en plus l'avantage de<br />

formuler un cadre phénomènologique. En effet, une compréhension se<br />

référant au concept de soi du client est différente de celle qui se réfère<br />

au vécu organismique. Ces deux formes d'empathie rencontrent deux<br />

processus psychologiques différents. Le concept de soi étant l'ensemble<br />

des opinions et jugements que le client éprouve face à sa propre personne<br />

(les sentiments autoréflexifs), une interaction empathique concrète de ce<br />

type relèvera alors l'autoréflexivité émotionnelle et cognitive. Le vécu organismique<br />

recouvre par contre l'ensemble des attitudes plus fondamentales<br />

de la personne par rapport à ses volontés et projets dans ce monde et face<br />

a autrui. Le propre de ces attitudes plus fondamentales est que la personne<br />

peine à les sentir pleinement et consciemment, ce qu'une empathie qui<br />

«écoute» ces aspects-là peut aider à changer.<br />

50 ACP Pratique et recherche n° 5


Les attitudes de bases sont des générateurs d'interactions psychothérapeutiques sans fin<br />

Petite conclusion<br />

Finke nous démontre quelles formes d'interaction centrée sur la personne<br />

découlent de quelle attitude de base. Si nous exprimons notre solidarité<br />

(forme de l'acceptation inconditionnelle) en répétant simplement ce que le<br />

client vient de nous dire (forme de la compréhension empathique), alors<br />

nous fusionnons deux formes d'interactions émanant de deux attitudes de<br />

base différentes. Il nous reste à créer, en présence de l'autre, dans l'échange<br />

mutuel, les propos verbaux et la gestuelle centrés sur la personne en face. Il est<br />

évident que ce processus de création interactionnelle se déroule dans une<br />

large mesure intuitivement. Mais il est bon, à mes yeux, de conscientiser les<br />

repères d'orientation intrinsèques qui nous guident dans notre «être-avec»<br />

le client.<br />

Références<br />

Finke,Jobst, (1999),BeziehungundIntervention, Interaktionsmuster, Behandlungskonzepte<br />

und Gesprächstechnik in der Psychotherapie, Stuttgart, Verlag Thieme.<br />

Finke, Jobst, (2006), Gesprächspsychotherapie. Grundlagen und spezifische Anwendungen,<br />

3. Auflage, Stuttgart, Verlag Thieme.<br />

Höger, Dieter, (2000), «Ist das noch GT, wenn ich...?» Was ist eigentlich<br />

Gesprächspsychotherapie ?, Psychotherapeuten-Forum, 7 (5), pp. 5-17.<br />

Keil, Wolfgang & Stölzl, Norbert, (2001), Beziehung, Methodik und Technik in der<br />

Klientenzentrierten Therapie, in Klienten-/Personzentrierte Psychotherapie, Kontexte,<br />

Konzepte, Konkretisierungen, pp. 226-268, Wien, Facultas.<br />

Sachse, Rainer, (1992), Zielorientierte Gesprächspsychotherapie, Göttingen, Hogrefe.<br />

Swildens, Hans, (1991), Prozessorientierte Gesprächspsychotherapie. Einführung in eine<br />

differenzielle Anwendung des klientenzentrierten Ansatzes bei der Behandlung psychischer<br />

Erkrankungen, Köln, GwG-Verlag.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 51


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

VERS UNE THÉORIE GLOBALE CENTRÉE SUR LA PERSONNE DU<br />

BIEN-ÊTRE ET DE LA PSYCHOPATHOLOGIE<br />

Margaret S. Warner et Cécile Rousseau<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 52 à 74<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-52.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Warner Margaret S. et Rousseau Cécile, « Vers une théorie globale centrée sur la personne du bien-être et de la<br />

psychopathologie »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 52-74. DOI : 10.3917/acp.005.0052<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Vers une théorie<br />

globale centrée<br />

sur la personne<br />

du bien-être et de<br />

la psychopathologie<br />

Margaret S. Warner<br />

Argosy University, École de psychologie professionnelle de l'Illinois, Chicago<br />

Traduction: Cécile Rousseau<br />

Margaret S. Warner est psychothérapeute centrée sur le client.<br />

Docteur en sciences comportementales, diplômée de l'Université<br />

de Chicago, elle enseigne à l'institut de psychologie professionnelle<br />

de l'Illinois.<br />

Résumé<br />

L'élaboration d'un modèle centré sur la personne du bien-être et<br />

de la psychopathologie ne peut se faire qu'en suivant un cheminement<br />

progressif. La théorie centrée sur la personne présente des<br />

aspects phénoménologiques et orientés sur le processus qui constituent<br />

des atouts essentiels par rapport à la logique plus statique de<br />

la psychologie traditionnelle. Mais, à moins de développer un<br />

langage et une compréhension phénoménologiques de la façon<br />

dont le sens est travaillé, ces avancées sont généralement<br />

amoindries et dévoyées. De plus, il existe de nombreuses sources<br />

Paru in Person-Centered and Experiential Psychotherapies, Vol. 5, N° 1, pp. 5-20.<br />

© AFP-ACP pour la traduction française.<br />

52 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

potentielles de difficultés de processing 1 au-delà des «conditions de<br />

valeur» originelles de Rogers. Notamment, la capacité à travailler<br />

le sens peut être compromise lorsque les liens affectifs précoces ou<br />

le développement biologique se heurtent à des obstacles. Ces<br />

étapes nous permettent d'élaborer une échelle du bien-être et de<br />

la psychopathologie compatible avec les valeurs de l'approche centrée<br />

sur la personne. La théorie centrée sur la personne, dans cette<br />

optique, offre un modèle de fonctionnement humain pertinent<br />

pour l'ensemble de la psychologie clinique et des sciences sociales.<br />

De plus, elle renforce les arguments en faveur de l'utilisation de la<br />

thérapie centrée sur la personne dans le traitement des troubles<br />

psychologiques à tous les niveaux.<br />

Mots-clés: centré sur la personne, bien-être, psychopathologie,<br />

processus difficile, phénoménologie.<br />

Note de l'auteur. Le présent article est une version révisée et adaptée d'un chapitre<br />

de l'ouvrage suivant: Stephen Joseph et Richard Worsley (Eds.), Person-Centred<br />

Psychopathology, 2005, PCCS Books, Ross-on-Wye, UK. Margaret Warner peut être<br />

contactée à l'adresse suivante: 5436 S. Cornell Avenue, Chicago, Illinois 60615 USA.<br />

E-mail: mswarner@ripco.com.<br />

©<br />

Le modèle du changement de la personnalité de Rogers (1957, 1959) ne<br />

propose qu'une seule source de psychopathologie — l'incongruence — et un<br />

seul moyen de guérison — les conditions relationnelles nécessaires et suffisantes.<br />

Par la suite, les théoriciens ont essayé de reprendre ce modèle en<br />

l'adaptant plus spécifiquement, selon le diagnostic, à la façon dont les<br />

praticiens centrés sur la personne peuvent aborder le travail avec chaque<br />

forme particulière de psychopathologie et de processus. En particulier,<br />

les théoriciens du processus expérientiel ont réalisé un important travail<br />

théorique en élaborant une théorie du processus qui clarifie et élargit la<br />

théorie de la personnalité de Rogers (Greenberg, Watson & Lietaer, 1998).<br />

Cependant, je pense qu'il y a deux autres étapes essentielles. Tout<br />

d'abord, il est important de travailler sur le langage de notre théorie, car<br />

1 Ndt: En l'absence d'un équivalent français, j'ai conservé tout au long du texte le terme<br />

anglais processing, qui renvoie mieux à la notion de processus (process). Margaret Warner définit<br />

le processing comme la capacité du client à gérer son expérience et à en travailler le sens.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 53


MargaretS. Warner<br />

il se rapporte aux genres de phénomènes humains avec lesquels nous<br />

travaillons en psychothérapie centrée sur la personne. La théorie centrée<br />

sur la personne présente des aspects phénoménologiques et orientés sur le<br />

processus qui constituent des atouts essentiels par rapport à la logique plus<br />

statique de la psychologie traditionnelle. Mais, à moins de développer un<br />

langage et une compréhension phénoménologiques de la façon dont le sens<br />

est travaillé, ces avancées sont généralement amoindries et dévoyées.<br />

Deuxièmement, nous devons reconnaître plusieurs sources de difficultés<br />

dans le processing de l'expérience, au-delà des «conditions de valeur»<br />

originelles de Rogers. En particulier, les expériences précoces de traumatismes<br />

et de négligence ainsi que les troubles biologiques peuvent faire<br />

naître plusieurs formes de «processus difficiles». Je pense que ces deux<br />

étapes nous aideront à développer un modèle unifié centré sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie rendant justice à la variété et à la<br />

profondeur de la pratique centrée sur la personne tout en évitant les pièges<br />

du modèle médical.<br />

Je raisonne à partir de plusieurs convictions de base. Il me semble que<br />

la capacité à gérer l'expérience est un aspect universel de la nature humaine<br />

qui constitue la clé du succès de la psychothérapie. Toutes les «tribus»<br />

de l'approche centrée sur la personne s'appuient sur ce même aspect,<br />

profondément enraciné dans la nature humaine, bien que de façon extrêmement<br />

différente. De plus, je suis convaincue que l'approche centrée<br />

sur la personne offre une théorie et une méthode psychothérapeutiques<br />

particulièrement efficaces dans le travail avec des clients souffrant de<br />

formes extrêmes de troubles.<br />

Même si certaines expériences sont ressenties individuellement, une<br />

grande partie sont vécues dans le cadre de relations qui, bien entendu,<br />

s'intègrent dans des communautés et des cultures spécifiques. Par mesure<br />

de simplicité, je parlerai de la théorie en termes d'expériences individuelles.<br />

Mais, si cette théorie est valable, il sera tout autant pertinent d'élaborer<br />

des théories sur les relations, la communauté et la culture. De plus, si cette<br />

théorie est valable, elle sera également applicable aux cultures autres que la<br />

culture occidentale des pays industrialisés où elle s'est forgée.<br />

Le langage du processus dans<br />

la théorie centrée sur la personne<br />

La théorie centrée sur la personne s'est toujours battue pour exprimer la<br />

nature, immédiate et orientée sur le processus, de notre travail sans avoir<br />

54 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

recours à un langage impliquant des structures (telles qu'un Self «réel») ou<br />

des émotions (telles que la colère inconsciente) ayant une existence préformée<br />

à la frontière de la conscience de l'individu. Comme nous travaillons<br />

dans une approche phénoménologique, il est particulièrement important, à<br />

cet égard, que notre théorie s'aligne sur notre pratique. Plusieurs points<br />

importants exigent d'être particulièrement attentif au langage utilisé.<br />

(1) Comment se fait-il que l'expérience de la globalité du corps subit<br />

des changements qui ne sont ni totalement déterminés ni complètement<br />

arbitraires ?<br />

(2) Comment et pourquoi les expériences humaines, qui se trouvent<br />

au centre de ce processus incarné en perpétuel changement, sont-elles<br />

ressenties comme des objets solides qui existent depuis toujours?<br />

(3) Comment et pourquoi les êtres humains ont-ils si fortement<br />

l'impression d'avoir un «Self» alors que, d'un point de vue objectif, ils<br />

éprouvent une gamme riche et variée d'expériences ?<br />

Comment expliquer les changements de l'expérience?<br />

La théorie de Gendlin (1964,1968,1997) donne une explication, complexe<br />

du point de vue philosophique, de la façon dont les êtres humains travaillent<br />

l'expérience. Elle évite les problèmes d'objectivation qui surgissent<br />

lorsque les théoriciens parlent comme si des sentiments entièrement formés<br />

existaient sous la surface. Gendlin suggère que, plutôt qu'un système de<br />

calcul automatique, les organismes humains comportent «implicitement»<br />

une sorte de mécanisme de recherche. Lorsque l'organisme trouve quelque<br />

chose qui complète au moins partiellement ce qui est implicite, ce mécanisme<br />

«progresse» et, au fur et à mesure du processus, modifie la nature<br />

de la recherche. Le sens est une façon particulière de faire progresser<br />

l'expérience, caractéristique des êtres humains. Pour illustrer le processus<br />

de progression vers le sens, Gendlin (1995) utilise la métaphore de l'achèvement<br />

d'un poème. Si un poète a écrit neuf vers et cherche le dixième<br />

vers final, il va essayer un certain nombre de vers avant d'en trouver un<br />

qui sonne juste. Une fois ce dernier vers écrit, le poète aura sans doute<br />

l'impression que c'était le seul vers possible. Or, s'il attendait une semaine,<br />

il pourrait trouver un dernier vers différent, qui serait juste aussi. Le sens,<br />

dans la philosophie de Gendlin, est comme le dernier vers d'un poème,<br />

dans la mesure où il n'est ni totalement déterminé ni complètement<br />

arbitraire.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 55


MargaretS. Warner<br />

Gendlin (1964, 1968) insiste également sur le fait que donner du sens, ou<br />

progresser vers le sens, est un processus de la globalité du corps. Il n'y a pas<br />

de séparation entre l'esprit et le corps. En suivant la théorie de Gendlin, on<br />

peut placer l’experiencing humain sur une échelle, depuis ce qui est implicite<br />

jusqu'à ce qui est articulé, de la façon suivante:<br />

Processus physiologiques<br />

par ex. pression sanguine<br />

Sensations corporelles<br />

physiologiques<br />

par ex. douleur musculaire<br />

Sensations vagues sur<br />

une situation<br />

par ex. images, décors, gestes,<br />

ou sensation corporelle donnant<br />

l'impression d'une situation réelle<br />

Version partiellement articulée<br />

d'une situation<br />

par ex. « Quelque chose de X<br />

me touche» ou «J'ai un vague<br />

sentiment de Y»<br />

Version articulée d'une situation<br />

par ex. «Je me sens X à propos<br />

deYpour les raisons Z»<br />

Á chaque degré sur cette échelle, le corps offre une manière vécue de<br />

répondre à la situation entière de la personne. Dans certaines circonstances,<br />

des processus physiologiques progressent vers une expérience subjective.<br />

A partir de ce point sur l'échelle, les êtres humains peuvent agir en réponse<br />

a cet experiencing subjectif (à chaque degré supérieur de l'échelle) sans articuler<br />

davantage leur experiencing.<br />

Il arrive que les êtres humains prêtent attention à leur experiencing spontanément,<br />

parfois même dans une intention consciente. Dans tous les cas,<br />

cette attention à l'expérience provoque généralement une évolution de la<br />

qualité de l'expérience et fait entrer en jeu des expériences liées de telle<br />

façon qu'elles peuvent aisément progresser vers une articulation plus<br />

poussée du sens. Si un client est attentif à la tension qu'il ressent dans les<br />

épaules, il se peut qu'il éprouve un sentiment de terreur. S'il est attentif<br />

a ce sentiment de terreur, des scènes vécues ou des pensées liées à cette sensation<br />

peuvent lui venir à l'esprit. Par exemple, il peut se représenter la<br />

scène d'une récente dispute avec son patron. S'il s'imagine cette scène, il<br />

peut se rappeler d'autres occasions où il s'est senti impuissant ou humilié.<br />

56 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

Á partir de là, il peut articuler une version de ce qui s'est passé et pourquoi.<br />

Par exemple, «Ce n'était pas juste de penser que je devais savoir ce qu'il<br />

voulait alors qu'il ne me l'avait jamais dit. C'était exactement pareil avec<br />

mon beau-père.» À chaque étape de cette progression vers le sens, le corps<br />

entier subit des changements — électroencéphalogramme, réponse électrodermale,<br />

dilatation de la pupille, etc. (Gendlin & Berlin, 1961; Don, 1977;<br />

Bernick & Oberlander, 1969).<br />

Existe-t-il des sentiments réels sous la surface?<br />

Le modèle de Gendlin établit clairement comment l'expérience peut se<br />

transformer en signifiant par le biais d'un processus. Cependant, pour l'élaboration<br />

d'une théorie orientée sur le processus, un autre problème surgit<br />

lorsque les émotions et les structures de la personnalité sont conceptualisées<br />

comme si elles étaient des phénomènes préformés et stables existant<br />

quelque part à l'intérieur de la personne, même lorsque celle-ci n'en est pas<br />

consciente. Par exemple, les théoriciens de la psychologie parlent de «l'ego»<br />

ou de «l'inconscient». Rogers lui-même parle parfois des expériences<br />

comme si elles existaient déjà sous la surface de la conscience, comme par<br />

exemple lorsqu'il écrit que:<br />

«Nous nous protégeons de devoir reconnaître des attitudes ou des expériences<br />

dont nous avons refusé l'accès à la conscience car elles représentent<br />

une menace pour notre Self.» (Rogers, 1965, p. 100.)<br />

Cette façon de parler des êtres humains comme s'ils étaient habités par<br />

des structures objectales préformées est une habitude tellement ancrée dans<br />

les esprits qu'il est difficile de parler de psychologie humaine sans avoir<br />

recours à ce type de constructions.<br />

Dans ma théorie, les êtres humains expériencient généralement de nombreux<br />

phénomènes «immatériels» (softphenomena) changeants comme s'ils<br />

étaient stables et objectaux (Warner, 1983). Il s'agit de versions d'une expérience<br />

vécue qui n'ont pas d'existence matérielle susceptible de rester<br />

constante selon les observateurs, dans le temps et dans l'espace, ou même<br />

a l'intérieur d'une personne en particulier dans le temps. Ces phénomènes<br />

immatériels sont des phénomènes individuels tels que la volonté, le désir,<br />

les émotions ou les pensées, ainsi que diverses qualités sociales telles que<br />

la responsabilité, la justice ou la liberté. La question de savoir si un mariage<br />

a eu lieu ou non est un phénomène «matériel» (hardphenomenon), puisque<br />

les différents participants peuvent confirmer qu'il a eu lieu et s'en tenir<br />

a ce constat pour le futur. En revanche, la question de savoir si les mariés<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 57


MargaretS. Warner<br />

étaient «vraiment amoureux» est un phénomène immatériel. En effet, les<br />

différents invités au mariage ne seront pas forcément d'accord sur ce point,<br />

et les mariés eux-mêmes risquent de donner des versions assez divergentes<br />

quelques années plus tard. Au moment où une compréhension claire et<br />

articulée se forme, on a souvent, subjectivement, l'impression que ces<br />

«signifiants immatériels» (soft meanings) sont réels et ont toujours été<br />

présents. Ainsi, par exemple, lorsqu'un client dit: «Je me rends compte que<br />

j'ai toujours détesté mon père, et cette haine est aussi réelle que la glace<br />

que je suis en train de manger», il ressent comme objectivement vraie la<br />

réalité «objectale» de la haine. Dans le même temps, le client peut avoir<br />

l'impression, subjectivement, qu'il a «trouvé» quelque chose qui était déjà<br />

présent. S'ils sont congruents avec l'expérience vécue de la personne, ces<br />

«signifiants immatériels» font progresser et modifient l'expérience globale<br />

de la personne.<br />

Cependant, dans une perspective orientée sur le processus, je dirais que<br />

ce qui était présent auparavant était un ensemble d'expériences qui n'étaient<br />

pas encore claires — par exemple, des maux d'estomac, un vague sentiment<br />

de terreur et d'étranges actions. Ces expériences ressenties par l'organisme<br />

étaient implicitement complexes et prêtes à être travaillées. Mais ce que<br />

l'expérience de la personne devient n'est pas réellement présent tant que<br />

le processus n'a pas véritablement eu lieu. De plus, le client dispose d'un<br />

certain degré de liberté existentielle au cours du processing de l'expérience,<br />

de telle sorte que le résultat final de ce processing n'est jamais complètement<br />

prédéterminé.<br />

L'un des principaux aspects de cette tendance humaine à fonctionner<br />

avec des signifiants immatériels provient de ce que Dennett (1987) appelle<br />

la «posture intentionnelle» (intentional stance), à savoir l'idée que le comportement<br />

des autres est guidé par des entités internes invisibles comme les<br />

croyances ou les désirs. Dans le même esprit, Baron-Cohen (1995) constate<br />

que les êtres humains ne peuvent pas interpréter les situations quotidiennes<br />

les plus simples sans avoir recours à une sorte de «lecture de l'esprit»<br />

impliquant des phénomènes immatériels. Par exemple, il est pratiquement<br />

impossible de comprendre une simple série de comportements telle que:<br />

«John est entré dans la chambre, en a fait le tour et est ressorti» sans avoir<br />

recours à des intentions, des souhaits, des croyances, des états émotionnels<br />

ou autres. Ainsi, on proposera par exemple: «John cherchait peut-être<br />

quelque chose qu'il voulait trouver et dont i lpensaitqu'elle se trouvait dans<br />

la chambre.» Ou encore: «John a peut-être entendu quelque chose dans la<br />

chambre et voulait savoir ce qui avait fait ce bruit.»<br />

58 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

Bien que le processing de ces phénomènes immatériels se déroule à<br />

l'intérieur des êtres humains, les phénomènes eux-mêmes représentent la<br />

quasi-totalité des expériences vécues dans des contextes humains. Il me<br />

semble que c'est précisément le caractère immatériel de ces phénomènes —<br />

le fait qu'ils n'aient pas d'existence matérielle et soient continuellement<br />

soumis à des interprétations et réinterprétations — qui permet de construire<br />

un pont entre la conscience individuelle et la vie des êtres humains intégrée<br />

culturellement au sein de leurs relations et de leurs communautés.<br />

Tous les individus ont-ils un véritable Self ?<br />

La théorie de la personnalité de Rogers est fondamentalement phénoménologique<br />

et compatible avec une compréhension du fonctionnement<br />

humain orientée sur le processus. Rogers (1959) pose comme postulat<br />

un «Self» qui est «une structure conceptuelle organisée et cohérente [.]<br />

qui est accessible par la conscience mais pas nécessairement consciente»<br />

(p. 200). Cependant, il introduit des éléments d'objectivation lorsqu'il<br />

définit l'«incongruence» comme l'existence d'une divergence entre le «Self<br />

tel que perçu» et la véritable expérience de l'organisme, cette dernière<br />

pouvant être «niée» ou «déformée» (p. 203). En conceptualisant ainsi les<br />

modes de défenses, Rogers écrit comme s'il n'existait qu'une seule bonne<br />

version de l'expérience et qu'il suffisait que cette expérience soit symbolisée<br />

«correctement» pour que le Self soit congruent.<br />

Greenberg et Van Balen (1998) font remarquer les difficultés inhérentes<br />

a l'adoption de telles structures comme postulat dans une théorie orientée<br />

sur le processus, mais notent également les difficultés qui surgissent si l'on<br />

tente de théoriser sans ces structures:<br />

«Le problème avec une vision purement orientée sur le processus,<br />

«sans Self», est que nous avons souvent le sentiment d'être, sur<br />

beaucoup de points, la même personne que nous avons toujours<br />

été. [..] La nécessité d'un type de construction structurelle pour<br />

tout type de processus se manifeste dès que l'on cherche à expliquer<br />

notre sens de la continuité.» (p. 42)<br />

Au lieu de parler du Self comme d'une «entité», ils le définissent en ces<br />

termes:<br />

«le processus continu par lequel une personne donne du sens à son<br />

expérience et explique ses actions. Le «sens du Self» est [.] un<br />

sentiment émergent synthétisé à partir d'éléments plus basiques de<br />

l'expérience [..]» (ibid. p. 45)<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 59


MargaretS. Warner<br />

La stabilité du Self naît:<br />

«d'une stabilité sous-jacente des schémas émotionnels et de la<br />

construction d'identités narratives.» (ibid. p. 50)<br />

La conceptualisation du Self en tant que phénomène immatériel est compatible<br />

avec le modèle présenté par Greenberg et Van Balen. Mais dire que<br />

le Self comprend à la fois une organisation implicite et un «sens du Self»<br />

subjectif peut introduire une certaine confusion. L'organisation implicite<br />

de l'expérience de la personne peut prendre des formes très différentes à<br />

partir du «sens du Self» immédiat de la personne. Bien que la théorie ne<br />

pose pas comme postulat des structures sous la surface, les clients individuels<br />

le font souvent. Par exemple, un client peut dire: «Mon vrai moi est<br />

mort le jour où ma femme m'a quitté et je ne pourrai plus y accéder tant<br />

qu'elle est en vie». Ou encore: «J'ai besoin d'entrer en contact avec ma<br />

colère avant de pouvoir être réellement moi-même».<br />

Pour élaborer une théorie concernant les expériences qu'ont les personnes<br />

de leur Self, je pense qu'il nous serait plus utile de penser avec un<br />

verbe «selfing» 2 plutôt qu'avec le nom «Self». Le «selfing», donc, est une<br />

tendance universelle des êtres humains à s'identifier avec certaines manières<br />

d'être ce qu'ils sont «vraiment» et à chercher un langage qui puisse articuler<br />

et faire progresser l'expérience avec laquelle ils peuvent s'identifier en<br />

tant que leur «véritable Self». Le selfing a un rapport avec l'organisation<br />

implicite de l'expérience humaine, mais ce n'est pas la même chose. Tout<br />

comme les autres phénomènes immatériels, le Self n'existe pas de la même<br />

façon que les objets existent, et ne peut donc pas être directement observé<br />

ou mesuré.<br />

Cependant, le processus qui consiste à trouver son «véritable» Self ou<br />

ses «véritables» sentiments n'a rien d'anodin. Les êtres humains vivent dans<br />

des corps qui symbolisent verbalement l'expérience et qui s'organisent<br />

autour de «phénomènes immatériels», à savoir des phénomènes personnels,<br />

comme le Self, l'émotion et l'intention, et des qualités sociales, comme<br />

la justice, l'oppression ou la beauté. Il y a une vraie façon pour les êtres<br />

humains de se sentir venir au monde en tant qu'êtres humains, lorsque les<br />

sentiments, intentions, croyances, etc. se rejoignent dans un sens du Self,<br />

lorsque l'histoire de leur vie se révèle être une expression congruente de leur<br />

expérience vécue.<br />

2 Ndt: En l'absence d'un terme équivalent en français et pour rester cohérent avec l'usage<br />

du mot anglais Self, j'ai préféré conserver le néologisme selfing, la terminaison anglaise en -ing<br />

exprimant bien l'idée de processus et d'évolution constante chère à Margaret Warner.<br />

60 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

L'expérience qu'a un individu de son «véritable» Self est donc réelle de<br />

la même façon qu'un arbre peint par un impressionniste est réel. De loin,<br />

on voit que le peintre a reproduit les feuilles vertes de l'arbre avec un éclat<br />

et une vivacité extraordinaire. Mais en y regardant de plus près, on aperçoit<br />

d'innombrables coups de pinceau dont aucun n'est vert, et aucune feuille<br />

n'est dessinée individuellement.<br />

Avec sa base phénoménologique, la théorie centrée sur la personne est<br />

déjà très proche d'une compréhension des légers coups de pinceau de la<br />

conscience humaine. Si nous parvenons à maintenir clairement la séparation<br />

entre cette théorie phénoménologique et une compréhension théorique<br />

plus externe de l'organisation de l'expérience, nous éviterons beaucoup de<br />

confusions théoriques. De plus, dans le même temps, nous découvrirons<br />

qu'il existe un point commun avec d'autres types de travail, en sciences<br />

humaines et sociales, à savoir celui de la négociation du signifiant (voir par<br />

exemple Dennett, 1987; Baron-Cohen, 1995).<br />

Processing et Relation<br />

Étant donné le rôle inhérent du processing dans la construction d'un pont<br />

entre les individus et les communautés, il est logique de penser que les<br />

relations occupent une place centrale dans le développement et la stimulation<br />

des capacités humaines à donner du sens aux situations vécues. Les<br />

qualités relationnelles établies par Rogers — l'empathie, la congruence (ou<br />

authenticité) et la considération positive inconditionnelle (ou valorisation)<br />

— semblent pouvoir être des universaux humains lorsqu'il s'agit de cette<br />

façon spécifiquement humaine de rester individuel tout en entrant profondément<br />

en contact avec l'expérience d'autrui.<br />

Dans l'empathie, les personnes utilisent des capacités mentales, émotionnelles<br />

et intuitives afin de se créer en elles une expérience de ce que c'est<br />

d'être quelqu'un d'autre. Cette qualité semble essentielle pour la capacité<br />

humaine à adopter la posture intentionnelle que Dennett (1987), entre<br />

autres, considère comme un facteur déterminant de la façon dont les êtres<br />

humains interprètent les situations. Dans ces circonstances, il est logique<br />

que l'empathie constitue un aspect crucial des relations d'attachement qui<br />

permettent initialement le développement des capacités de processing. Il est<br />

également logique que les relations de compréhension empathique facilitent<br />

généralement le processing chez les adultes. Rogers (1959) note que la<br />

compréhension empathique dans une relation authentique et valorisante a<br />

tendance à apaiser le sentiment de peur que ressentent les individus face aux<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 61


MargaretS. Warner<br />

expériences incongruentes. Je pense que cette diminution de la peur tend<br />

a faire pencher la balance du côté du désir de donner du sens à ce qui<br />

n'est pas encore clair dans l'expérience (Warner, 1997).<br />

Le type deprocessing que je décris ici permet à l'être humain de développer<br />

sa congruence — c'est-à-dire une vision cohérente de qui il est, qui fait<br />

progresser son sens de lui-même dans sa globalité. Cette sorte de<br />

congruence permet aux êtres humains d'être en relation de façon fiable et<br />

compréhensible. En particulier, Mary Main (1991) a constaté que les mères<br />

capables de présenter une vision cohérente de leurs expériences de vie ont<br />

généralement des relations d'attachement plus sûres avec leurs enfants.<br />

A leur tour, les enfants qui ont eu des relations d'attachement sûres peuvent<br />

eux-mêmes généralement présenter un récit cohérent de leur vie dès le<br />

début de l'adolescence.<br />

La valorisation décrite par Rogers implique une évaluation humaine<br />

de l'autre de manière à la fois empathique et authentique. C'est également<br />

une qualité qui est fortement présente dans les relations d'attachement<br />

optimales de l'enfant. Je crois qu'une combinaison à un haut degré de ces<br />

trois qualités, que Dave Mearns (1997) appelle «profondeur relationnelle»,<br />

est un aspect universellement valorisé des relations humaines intimes.<br />

Les conditions de valeur de Rogers suffisent-elles<br />

pour rendre compte des difficultés de processing ?<br />

Processus difficiles liés à des problèmes particuliers<br />

Rogers part de l'hypothèse que les difficultés psychologiques naissent<br />

de l'incongruence entre le Self de la personne et l'expérience totale de son<br />

organisme. Cette incongruence se manifeste en lien avec des «conditions<br />

de valeur» du client. Depuis leur plus jeune âge, les enfants répondent à un<br />

besoin de regard positif de la part de leurs parents. Lorsque les parents leur<br />

refusent ce regard positif pour certains types d'expériences ou certaines<br />

manières d'être, les enfants développent un sens de leur Self qui intègre<br />

les valeurs parentales introjectées. C'est à cause de ces valeurs introjectées<br />

que les personnes, dans l'enfance puis à l'âge adulte, ne s'autorisent pas à<br />

symboliser des expériences allant à l'encontre de ces valeurs.<br />

Les exemples d'incongruence entre le Self et l'organisme, susceptibles<br />

de survenir en l'absence de conditions de valeur, ne manquent pas. Cette<br />

incongruence peut survenir chez une personne simplement en réaction à<br />

l'intensité et à la rapidité du changement. Ainsi, par exemple, même si ses<br />

62 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

parents ne lui ont pas imposé de conditions de valeur particulières, une personne<br />

peut être angoissée ou déprimée à la suite d'un accident de voiture<br />

dans lequel tous les membres de sa famille ont été tués. Greenberg et Van<br />

Balen constatent que plusieurs types de processing, autres que l'incongruence<br />

entre le Self et l'organisme, peuvent également provoquer des troubles du<br />

processus d'experiencing constructif. Selon eux, ces troubles se manifestent<br />

lorsque les clients ne parviennent pas à intégrer les différents aspects du<br />

fonctionnement en un tout cohérent et harmonieux (Greenberg & Van<br />

Balen, 1998, p. 50). De plus, ils observent chez certains clients des schémas<br />

émotifs inadaptés qui sont activés par des signaux minimes — par exemple,<br />

lorsqu'un client atteint de TSPT 3 panique en entendant des sons forts.<br />

Les recherches menées par Rainer Sachse (1998) ont démontré que<br />

les clients atteints de troubles psychosomatiques évitaient généralement la<br />

réflexion personnelle et le processing. Selon lui, en raison de la restriction de<br />

leur conscience intime d'eux-mêmes, ces personnes ont un sens des motivations<br />

et des objectifs personnels très peu développé. C'est pourquoi, leur<br />

sens de l'identité personnelle et de la valeur de soi étant également faible,<br />

il leur est difficile d'affirmer ou de faire valoir leurs besoins personnels.<br />

Les diverses sources d'incongruence énumérées ci-dessus sont plausibles<br />

et peuvent venir s'ajouter à la théorie de la personnalité de Rogers sans en<br />

modifier les principes fondamentaux.<br />

Processus difficiles liés au développement de la personne<br />

En plus des difficultés à gérer des problèmes particuliers, je pense que de<br />

nombreux individus se heurtent à des difficultés d'ordre développemental<br />

ou biologique dans leur capacité fondamentale à gérer l'expérience.<br />

Bien que l'organisme humain soit fortement orienté vers le développement<br />

des capacités de processing, une relation d'attachement suffisante dans la<br />

petite enfance — ainsi que le développement normal des structures et<br />

des processus biologiques qui aident au processing — sont des conditions<br />

nécessaires pour un développement optimal de ces capacités. Les individus<br />

(et leurs partenaires dans les relations) risquent de ressentir leur processing<br />

comme étant difficile si ces capacités de processing développées biologiquement<br />

et psychologiquement sont affaiblies. De même, les dommages<br />

physiques ou psychologiques qui peuvent se produire plus tard au cours de<br />

la vie peuvent perturber les capacités de la personne à gérer normalement<br />

son expérience.<br />

post-traumatique.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 63


MargaretS. Warner<br />

Je me suis rendue compte, dans ma pratique de thérapeute centré sur<br />

la personne, que trois types de processus difficiles émergent plus fréquemment:<br />

le processus précaire, le processus de dissociation et le processus<br />

psychotique. Ces trois types de processus sont décrits en détail dans<br />

d'autres publications (Warner, 1991, 1998, 2000, 2001; Prouty, 1994).<br />

J'en présenterai ici une brève description, puis j'aborderai quelques aspects<br />

généraux du processus difficile qui ont été importants dans mon travail<br />

thérapeutique.<br />

Les clients sujets à un «processus précaire» (Warner, 1991,1997, 2000)<br />

éprouvent des difficultés à rester attentifs à des expériences particulières à<br />

des niveaux d'intensité modérée. Par conséquent, ils ont tendance à avoir<br />

du mal à amorcer et à interrompre ces expériences et ressentent souvent de<br />

la gêne et de la honte au cours du processus. Du fait de cette difficulté à<br />

s'accrocher à leur propre expérience, ils ont souvent du mal à adopter le<br />

point de vue d'une autre personne sans avoir le sentiment que leur propre<br />

expérience a été annihilée.<br />

Les clients risquent plus de développer un processus précaire lorsqu'ils<br />

n'ont pas reçu, dans leur petite enfance, le soutien empathique nécessaire<br />

au développement des capacités deprocessing. Les clients peuvent également<br />

être sujets à un processus précaire pour les expériences nouvelles, qui n'ont<br />

pas encore été reçues par eux-mêmes ou par d'autres. Souvent, et selon les<br />

personnes, ce processus précaire ne se manifeste que pour le processing de<br />

certains problèmes déterminés. De nombreux psychothérapeutes centrés<br />

sur la personne et expérientiels ont proposé des descriptions très utiles de<br />

manières de travailler avec des clients sujets à un processus de type précaire<br />

(Bohart, 1990; Eckert & Biermann-Ratjen, 1998; Eckert & Wuchner, 1996;<br />

Lambers, 1994; Leijssen, 1993, 1996; Roelens, 1996; Santen, 1990;<br />

Swildens, 1990).<br />

Les clients sujets à un «processus de dissociation» font l'expérience,<br />

pendant un temps, de manière tout à fait convaincante, d'avoir plusieurs<br />

Selfs qui ne sont pas intégrés les uns avec les autres. Ce type d'expérience<br />

du client, qui a été décrit en détail dans les ouvrages sur les «personnalités<br />

multiples» et sur les «troubles dissociatifs de l'identité», est presque toujours<br />

provoqué par un traumatisme grave dans la petite enfance (Putnam, 1989;<br />

Ross, 1989). La dissociation des Selfs semble représenter une extension<br />

de la tendance humaine universelle au «selfing», mais cette tendance est<br />

ici altérée par le besoin de tenir certains aspects extrêmement traumatiques<br />

de l'expérience à l'écart les uns des autres. Plusieurs thérapeutes ont<br />

constaté que les approches thérapeutiques centrées sur la personne étaient<br />

64 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

efficaces, personnelles et valorisées par ces clients (Warner, 1998, 2000;<br />

Roy, 1991; Coffeng, 1996).<br />

Les clients sujets à un processus psychotique ont du mal à élaborer des<br />

récits sur leur expérience qui soient significatifs dans le cadre de leur culture,<br />

ou qui offrent une validité prédictive par rapport à leur environnement.<br />

Prouty (1990,1994) décrit les clients souffrant d'un processus psychotique<br />

comme ayant des problèmes de contact avec leur «Self», le «monde» et les<br />

«autres». Souvent, ces clients entendent des voix, ont des hallucinations ou<br />

des croyances qui ne sont pas acceptées par leur culture et dont le processing<br />

est difficile (Prouty, 1977, 1983, 1986). Les recherches montrent qu'une<br />

interaction complexe entre les tendances génétiques, les perturbations au<br />

cours du développement périnatal et le stress de la vie entre en jeu dans le<br />

développement des troubles schizophréniques. D'autres troubles psychotiques<br />

peuvent se développer plus tard à la suite d'un traumatisme physique<br />

ou d'une dégénérescence organique (Green, 1998).<br />

Plusieurs thérapeutes centrés sur la personne ayant travaillé avec des<br />

clients sujets à un processus psychotique ont constaté que les expériences<br />

psychotiques ont tendance à avoir du sens et présentent le potentiel nécessaire<br />

pour évoluer vers des formes plus orientées vers la réalité (Rogers,<br />

1967; Prouty, 1994; Raskin, 1996; Binder, 1998; Van Werde, 1998; Prouty,<br />

Van Werde & Pörtner, 2002; Warner, 2002). Selon Prouty (1994), les<br />

thérapeutes devraient utiliser des «réflexions de contact» pour rester<br />

proches des expressions concrètes des clients afin de rétablir une connexion<br />

avec la réalité.<br />

Je suppose qu'il existe beaucoup d'autres formes de processus difficiles.<br />

Certes, le moindre trouble des processus physiologiques ou biochimiques<br />

dans le cerveau risque de rendre difficile le processing ordinaire de l'expérience.<br />

Cependant, l'organisme humain est profondément orienté vers un<br />

effort pour donner du sens à l'expérience et dispose pour ce faire de nombreux<br />

autres moyens de processing. Je pense que les relations thérapeutiques<br />

caractérisées par les conditions essentielles de Rogers auront tendance<br />

a faciliter le processing en ayant recours à toutes les capacités biologiques à<br />

la disposition de la personne.<br />

Stratégies de travail avec l'expérience<br />

de processus difficiles des clients<br />

Les thérapeutes centrés sur la personne ont constaté que les conditions relationnelles<br />

qui facilitent le processus chez les clients fonctionnant à un<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 65


MargaretS. Warner<br />

niveau élevé — empathie, congruence, considération positive inconditionnelle<br />

— sont les mêmes qui aident les clients à s'engager avec ces expériences<br />

de «processus difficile» (Rogers, 1967; Warner, 1991; Prouty, 1994). La<br />

volonté humaine de donner du sens à l'expérience est tellement cruciale<br />

pour la survie de l'être humain qu'il persiste à essayer de gérer l'expérience,<br />

même lorsque les moyens de processing plus ordinaires sont mis en cause.<br />

Tant qu'il subsiste des capacités de l'organisme, les relations mettant en<br />

œuvre les conditions essentielles de Rogers tendent à soutenir le processing<br />

de la personne dans le moment présent, ainsi qu'à faciliter un développement<br />

plus fondamental ou une restauration des capacités de processing<br />

endommagées.<br />

Même si ce processing a des limites biologiques, tous les progrès permettant<br />

de se rapprocher d'un sens du Self et de donner du sens à son expérience<br />

— en particulier dans un contexte permettant à la personne de sentir<br />

un contact authentique et acceptant avec d'autres êtres humains — sont très<br />

bénéfiques pour l'individu. En effet, ces expériences permettent souvent<br />

aux clients de ne plus se sentir perdus dans des états d'aliénation, de confusion,<br />

de vide et de panique, mais de se ressentir comme d'authentiques êtres<br />

humains en relation avec d'autres êtres humains.<br />

Vers un modèle centré sur la personne du bien-être<br />

et des troubles psychologiques<br />

Cette vision du processing comme d'un travail essentiel pour la nature<br />

humaine nous donne les bases pour formuler un modèle centré sur la personne<br />

du bien-être et des troubles psychologiques. Dans la vie de tous les<br />

jours, les individus répondent à la pression de la vie par des actions fondées<br />

sur des modes de compréhension familiers utilisant des stratégies bien<br />

établies qui permettent à la personne de continuer à vivre sans amorcer<br />

un nouveau travail de processing. En temps ordinaire, la capacité à gérer<br />

l'expérience dans l'instant est disponible, utile et satisfaisante au niveau<br />

personnel pour les êtres humains. Mais elle devient cruciale dès que les<br />

modes de compréhension et les stratégies préétablis ne suffisent plus à<br />

répondre aux besoins implicites de l'organisme. Dans ce cas, la personne<br />

risque d'éprouver une détresse psychologique lorsqu'elle est incapable<br />

d'utiliser ses capacités de processing pour générer de nouvelles solutions<br />

plus efficaces.<br />

Selon la théorie centrée sur la personne, les conditions relationnelles<br />

«nécessaires et suffisantes» de Rogers — empathie, authenticité et<br />

66 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

valorisation — apportent aux capacités de processing des individus (mais aussi<br />

des couples et des groupes) un soutien qui prend sa source profondément<br />

dans la nature humaine. Les thérapeutes centrés sur le client non-directifs<br />

développent des conditions relationnelles qui soutiennent le processus<br />

se déroulant spontanément chez le client. Les thérapeutes expérientiels<br />

ou processuels-expérientiels s'appuient sur cette théorie du processus en<br />

y introduisant des suggestions visant à faciliter ou à intensifier les aspects<br />

de l'expérience particulièrement riches en processus.<br />

A partir de là, il est possible d'élaborer un modèle trilatéral qui nous<br />

permettra d'envisager plusieurs causes de détresse psychologique.<br />

Schéma 1: Modèle trilatéral de la vulnérabilité du processing.<br />

Une échelle du bien-être et des troubles psychologiques, applicable aussi<br />

bien aux familles et aux groupes qu'aux individus, peut être élaborée comme<br />

suit:<br />

1. Les capacités de processing, bien développées, sont utilisées efficacement<br />

(avec ou sans le soutien de la psychothérapie ou des relations quotidiennes)<br />

afin de développer ou d'améliorer les possibilités de la vie en<br />

l'absence de détresse causée par une pression de la vie accablante.<br />

2. Les capacités de processing, bien développées, sont temporairement<br />

oppressées ou écrasées par la pression de la vie, et sont facilitées par le<br />

soutien relationnel aux capacités de processing offert par la psychothérapie<br />

ou les relations quotidiennes.<br />

3. Le processus difficile peut provenir (a) de déficiences dans les soins<br />

(nécessaire au développement des capacités de processing) reçus dans la<br />

petite enfance, (b) de déficiences des structures et des processus organiques<br />

qui servent à gérer l'expérience, ou (c) de déficiences provoquées<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 67


MargaretS. Warner<br />

par un traumatisme ou une dégénérescence de l'organisme survenus<br />

ultérieurement. Les aspects difficiles de ce processus ont tendance à<br />

interférer considérablement avec la capacité des personnes à se procurer<br />

ou à utiliser le soutien de relations quotidiennes. Par conséquent,<br />

dans les situations dans lesquelles les individus (ou les personnes en relation)<br />

sont sujets à un processus difficile, la psychothérapie permet à la<br />

fois d'offrir un soutien aux capacités deprocessing qui fonctionnent dans<br />

le moment présent et de faciliter le développement ou la reconstitution<br />

des capacités de processing affaiblies.<br />

Cette échelle de la psychopathologie est compatible avec les valeurs de l'approche<br />

centrée sur la personne sur plusieurs points essentiels. Notamment,<br />

le degré auquel les circonstances de la vie sont accablantes pour le client<br />

et/ou le degré auquel le processing du client est difficile sont des facteurs<br />

variables. Cependant, les conditions relationnelles qui soutiennent le processing,<br />

à savoir l'empathie, l'authenticité et la considération, restent constantes.<br />

Le processing dans la psychothérapie en général<br />

Bohart et Tallman (1999) citent de nombreuses recherches en psychothérapie<br />

montrant que les facteurs liés au client offrent une explication<br />

plus efficace du succès de la thérapie que les interventions spécifiques ou<br />

l'école de pensée du thérapeute. Parmi les facteurs pertinents liés au client,<br />

on peut mentionner la motivation globale du client, son ouverture au<br />

processus thérapeutique, son alliance avec le thérapeute et sa réflexion sur<br />

lui-même en réponse aux interventions du thérapeute.<br />

Si les théoriciens centrés sur la personne ont raison, le processing semble<br />

extrêmement pertinent pour tous ces facteurs liés au client. Plusieurs études<br />

montrent que c'est le processing qui permet aux clients de recevoir et d'intégrer<br />

les interventions du thérapeute. David Rennie (1990), dans une étude<br />

de quatorze séances avec douze thérapeutes représentant un échantillon des<br />

orientations humaniste, cognitivo-comportementale et comportementale,<br />

constate que l'expérience centrale est celle de la réflexivité du client:<br />

«La réflexivité désigne la surveillance et l'évaluation par le client de<br />

ses pensées et de ses sentiments, la mise en œuvre de pensées et<br />

de comportements en réponse à cette surveillance, et l'élaboration<br />

par le client de récits personnels.» (p. 159)<br />

Dans une même optique, Philips (1984) a interrogé des clients en psychothérapie<br />

dans diverses approches. Les clients ont unanimement répondu que<br />

68 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

le fait d'avoir un temps et un lieu où ils pouvaient se concentrer sur euxmêmes<br />

et parler était pour eux la principale source d'aide (Bohart &<br />

Tallman, 1999, p. 80). Orlinsky et Howard font la même remarque:<br />

«Nous considérons la psychothérapie comme l'activation, par<br />

le processus de communication interpersonnelle, d'un système<br />

thérapeutique endogène puissant qui fait partie de la psychophysiologie<br />

de tous les individus et de la sociopsychologie des<br />

relations.» (in Kleinman, 1988, p. 122.)<br />

La plupart des clients qui ont le plus de mal à s'engager avec succès en<br />

psychothérapie sont ceux dont le processing est particulièrement difficile.<br />

Les clients dont le processus est caractérisé par les troubles psychosomatiques<br />

décrits par Sachse (1998) ont beaucoup de mal à rester attentifs à leur<br />

expérience personnelle de façon à lui permettre de se former et d'évoluer.<br />

Les clients avec un diagnostic narcissique ou borderline ont des réactions tellement<br />

intenses, personnelles et vulnérables aux interventions du thérapeute<br />

qu'il leur est difficile d'établir et de maintenir la confiance relationnelle<br />

nécessaire au processing de leur expérience dans le cadre de la relation<br />

thérapeutique. Les clients sujets à des expériences psychotiques (voix,<br />

hallucinations) éprouvent de graves difficultés cognitives à les transformer<br />

en sentiments, motivations, souvenirs, désirs, etc. On peut en déduire<br />

que toutes les thérapies fonctionnent avec le processing du client, même si les<br />

chemins empruntés sont sensiblement différents.<br />

Conséquences pour les services de psychiatrie<br />

Cette vision du processing comme travail essentiel pour la nature humaine<br />

nous offre une compréhension particulière de ce que signifie vivre pleinement<br />

comme un être humain. Être un être humain, c'est se ressentir<br />

comme une personne capable de donner du sens à sa propre situation et<br />

de choisir les futures étapes de sa propre vie. C'est aussi vivre dans des<br />

relations dans lesquelles on peut comprendre et être compris, valoriser et<br />

être valorisé. Cette vision implique des conséquences pour les services de<br />

psychiatrie sur le plan de l'éthique, de la compassion et de la pratique.<br />

Sur le plan éthique, il faudrait intervenir de façon à soutenir les qualités<br />

qui sont fondamentales pour la nature humaine et éviter les interventions<br />

empêchant le bon fonctionnement des qualités humaines essentielles.<br />

En termes de compassion humaine, cette théorie insiste sur le besoin de<br />

reconnaître la profondeur de l'affliction humaine ressentie lorsque la<br />

personne est incapable de gérer ses expériences vécues et de leur donner<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 69


MargaretS. Warner<br />

ainsi du sens — la souffrance étant souvent ressentie sous forme d'une<br />

panique organismique, d'un sentiment de vide personnel, de fragmentation<br />

ou de désespoir existentiel.<br />

Cette vision de la nature humaine lance une critique contre les réponses<br />

sociales habituelles aux troubles psychologiques. Les systèmes médicaux<br />

traitent souvent les maladies physiques tout en ignorant les troubles psychologiques.<br />

Lorsqu'une personne est incapable de gérer son expérience, la<br />

sensation d'affliction risque d'être tout aussi nuisible au bien-être essentiel<br />

que n'importe quelle maladie physique — et tout aussi menaçante pour les<br />

perspectives de survie physique.<br />

Or, les services de psychiatrie généralement offerts semblent souvent<br />

destinés à modeler les comportements des clients pour qu'ils ressemblent aux<br />

personnes pleinement humaines, sans prendre en compte les qualités<br />

humaines de l'expérience véritable du client. Ainsi, on apprend souvent aux<br />

clients à se comporter de façon culturellement correcte, même si ce comportement<br />

ne répond pas à leurs sentiments, désirs et intentions. Ils peuvent<br />

être obligés de participer à des activités sociales, que celles-ci correspondent<br />

ou non à des sentiments sociables. On peut leur apprendre à parler de façon<br />

a ne pas avoir l'air «fous», même si cela les coupe de toute sorte d'expérience<br />

fondée sur leur expérience personnelle. Des médicaments leur sont<br />

parfois prescrits afin d'empêcher les émotions négatives et les expressions<br />

culturellement« folles », sans tenir compte du besoin de faciliter la capacité<br />

de la personne à donner du sens à sa propre vie et à faire des choix à la<br />

lumière de ce qu'elle a ainsi compris.<br />

Du point de vue pragmatique, la théorie selon laquelle le processing est<br />

un travail essentiel pour la nature humaine donne du sens à l'efficacité<br />

des conditions essentielles de Rogers. La thérapie basée sur ces conditions<br />

permet aux clients à la fois de gérer l'expérience et de reconstituer leurs<br />

capacités à gérer l'expérience, qui ont été psychologiquement ou biologiquement<br />

endommagées. Dans ces circonstances, les clients atteints de<br />

troubles graves commencent à former un sens de leur Self qui est personnellement<br />

authentique et à donner un sens personnellement significatif<br />

a leur expérience vécue. Un processus thérapeutique centré sur la personne<br />

est à l'écoute du rythme du client, tout en restant ouvert à l'exactitude et<br />

a la liberté existentielle des choix de la personne. De plus, étant donné<br />

l'orientation sur le client d'une telle thérapie, il y a moins de risques de<br />

provoquer ou de faire ressurgir les expériences d'autorité abusive du passé<br />

du client que dans les formes de thérapie plus confrontationnelles ou<br />

interprétatives.<br />

70 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

La théorie centrée sur la personne, dans cette optique, offre un modèle<br />

de fonctionnement humain pertinent pour l'ensemble de la psychologie<br />

clinique et des sciences sociales. Elle propose un aperçu particulier des<br />

qualités humaines qui devraient être constamment au centre de la pratique<br />

de la psychiatrie humaine. De plus, elle renforce les arguments en faveur<br />

de la thérapie centrée sur la personne en tant qu'approche efficace et<br />

compatissante de la psychothérapie avec des clients souffrant de troubles<br />

psychologiques, quel que soit leur niveau de dysfonctionnement. Enfin,<br />

cette théorie constitue un vibrant plaidoyer en faveur de la valeur humaine<br />

de l'approche centrée sur la personne dans le travail avec des clients atteints<br />

de formes de processus difficile caractéristiques des troubles psychologiques<br />

les plus graves.<br />

Références<br />

Baron-Cohen, S. (1995). Mindblindness: An essay on autism and theory of mind.<br />

Cambridge, MA: The MIT Press.<br />

Bernick, N. & Oberlander, M. (1969). Effect of verbalization and two different<br />

modes of experiencing on pupil size. Perception and Psychophysics, 3, 327-329.<br />

Binder, U. (1998). Empathy and empathy development in psychotic clients. In<br />

B. Thorne & E. Lambers (Eds.), Person-centered therapy: A European perspective<br />

(pp. 216-230). London: Sage.<br />

Bohart, A. C. (1990). A cognitive client-centered perspective on borderline<br />

personality development. In G. Lietaer, J. Rombauts & R. Van Balen (Eds.),<br />

Client-centered and experiential psychotherapy in the nineties (pp. 599-622). Leuven,<br />

Belgium: Leuven University Press.<br />

Bohart, A. & Tallman, K. (1999). How clients make therapy work. Washington, DC:<br />

American Psychological Association.<br />

Coffeng, T. (1996). Experiential and pre-experiential therapy for multiple trauma.<br />

In R. Hutterer, G. Pawlowsky, P.F. Schmid & R. Stipsits (Eds.), Client-centered<br />

and experientialpsychotherapy: Aparadigm in motion (pp. 499-511). Frankfurt am<br />

Main: Peter Lang.<br />

Dennett, D. (1987). The intentional stance. Cambridge, MA: The MIT Press.<br />

Don, N. S. (1977). Transformation of conscious experience and its EEG<br />

correlates. Journal ofAltered States of Consciousness, 3, 147-168.<br />

Eckert, J. & Biermann-Ratjen, E. (1998). The treatment of borderline personality<br />

disorder. In L. Greenberg, J. Watson & G. Lietaer (Eds.), Handbook of<br />

experientialpsychology (pp. 349-367). New York: The Guilford Press.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 71


MargaretS. Warner<br />

Eckert J. & Wuchner, M. (1996). Long-term development of borderline personality<br />

disorder. In R. Hutterer, G. Pawlowsky, P.F. Schmid & R. Stipsits (Eds.),<br />

Client-centered and experientialpsychotherapy: Aparadigm in motion (pp. 213-233).<br />

Frankfurt am Main: Peter Lang.<br />

Gendlin, E. T. (1964). A theory of personality change. In P. Worchel and D. Byrne<br />

(Eds.), Personality change (pp. 100-148). New York: John Wiley & Sons, Inc.<br />

Gendlin, E. T. (1968). The experiential response. In E. Hammer (Ed.), The use of<br />

interpretation in treatment (pp. 208-277). New York: Grune & Stratton.<br />

Gendlin, E. T. (1995). Crossing and dipping: Some terms for approaching the<br />

interface between natural understanding and logical formulation. Minds and<br />

Machines, 5, 547-560.<br />

Gendlin, E. T. (1997). How philosophy cannot appeal to experience, and how it<br />

can. In D. M. Levin (Ed.) Language beyondpostmodernism: Saying and thinking in<br />

Gendlin'sphilosophy (pp. 3-41). Evanston, IL: Northwestern University Press.<br />

Gendlin, E. T. & Berlin, J. I. (1961). Galvanic skin response correlates of different<br />

modes of experiencing. Journal of Clinical Psychology, 17, 73-77.<br />

Green, M. F. (1998). Schizophreniafrom a neurocognitiveperspective. Boston: Allyn &<br />

Bacon.<br />

Greenberg, L. & Van Balen, R. (1998). The theory of experience-centered therapies.<br />

In L. Greenberg, J. Watson & G. Lietaer (Eds.), Handbook of experiential<br />

psychology (pp. 28-57). New York: The Guilford Press.<br />

Greenberg, L., Watson, J. & Lietaer, G. (Eds.), (1998). Handbook of experiential<br />

psychology. New York: The Guilford Press.<br />

Kleinman, A. (1988). Rethinkingpsychiatry: From cultural category to personal experience.<br />

New York: Free Press.<br />

Lambers, E. (1994). Borderline personality disorder. In D. Mearns, Develop<br />

person-centred counselling (pp. 110-112). London: Sage Publications.<br />

Leijssen, M. (1993). Creating a workable distance to overwhelming images:<br />

Comments on a session transcript. In D. Brazier (Ed.), Beyond Carl Rogers<br />

(pp. 129-147). London: Constable.<br />

Leijssen, M. (1996). Characteristics of a healing inner relationship. In R. Hutterer,<br />

G. Pawlowsky, P.F. Schmid & R. Stipsits (Eds.), Client-centered and experi<br />

psychotherapy: A paradigm in motion (pp. 427-438). Frankfurt am Main: Peter<br />

Lang.<br />

Main, M. (1991). Metacognitive knowledge, metacognitive monitoring, and singular<br />

(coherent) vs. multiple model of attachment. In C. M. Parkes, J. S. Hinde<br />

& D. Marris (Eds.), Attachment across the life cycle (pp. 127-159). London:<br />

Tavistock/Routledge.<br />

Mearns, D. (1997). Person-centred counselling training. London: Sage.<br />

Philips, J. R. (1984). Influences in personal growth as viewed by former psychotherapy<br />

patients. Dissertation Abstracts International44, 441 A.<br />

72 ACP Pratique et recherche n° 5


Vers une théorie globale centrée sur la personne<br />

du bien-être et de la psychopathologie<br />

Prouty, G. (1977). Protosymbolic method: A phenomenological treatment of<br />

schizophrenic hallucina t ions. Journal of Mental Imagery, 1, (Fall).<br />

Prouty, G. (1983). Hallucinatory contact: A phenomenological treatment of<br />

schizophrenics. Journal ofCommunications Therapy, 2, 1.<br />

Prouty, G. (1986). The pre-symbolic structure and therapeutic and transformation<br />

of hallucinations. In M. Wolpin, J. Schorr & L. Krueger (Eds.), Imagery, Vol. 4.<br />

New York: Plenum Press.<br />

Prouty, G. (1990). Pre-therapy: A theoretical evolution in the personcentered/experiential<br />

psychotherapy of schizophrenia and retardation. In<br />

G. Lietaer, J. Rombauts & R. Van Balen (Eds.), Client-centered and experiential<br />

psychotherapy in the nineties (pp. 645-658). Leuven, Belgium: Leuven University<br />

Press.<br />

Prouty, G. (1994). Theoretical evolutions inperson-centered/experiential therapy. Westport,<br />

CT: Praeger.<br />

Prouty, G., Van Werde, D. & Pörtner, M. (2002). Pre-therapy: Reaching contactimpaired<br />

clients. Ross-on-Wye, UK: PCCS Books.<br />

Putnam, F. W. (1989). Diagnosis and treatment of multiple personality disorder. New<br />

York: The Guilford Press.<br />

Raskin, N. J. (1996). Client-centered therapy with very disturbed clients. In<br />

R. Hutterer, G. Pawlowsky, P.F. Schmid & R. Stipsits (Eds.), Client-centered and<br />

experientialpsychotherapy: Aparadigm in motion (pp. 529-531). Frankfurt am Main:<br />

Peter Lang.<br />

Rennie, D. L. (1990). Toward a representation of the client's experience of the psychotherapy<br />

hour. In G. Lietaer, J. Rombauts & R. Van Balen (Eds.), Client-centered<br />

and experientialpsychotherapy in the nineties (pp. 155-172). Leuven, Belgium:<br />

Leuven University Press.<br />

Roelens, L. (1996). Accommodating psychotherapy to information-processing<br />

constraints: A person-centered psychiatric case description. In R. Hutterer,<br />

G. Pawlowsky, P.F. Schmid & R. Stipsits (Eds.), Client-centered and experiential<br />

psychotherapy: A paradigm in motion (pp. 533-543). Frankfurt am Main: Peter<br />

Lang.<br />

Rogers, C. R. (1957). The necessary and sufficient conditions of personality<br />

change. Journal of Consulting Psychology, 21, 95-103.<br />

Rogers, C. R. (1959). A theory of therapy, personality and interpersonal relationships,<br />

as developed in the client-centered framework. In S. Koch (Ed.),<br />

Psychology: A study of a science, Vol. 3 Formulations oftheperson and the social context<br />

(pp. 184-256). New York: McGraw-Hill.<br />

Rogers, C. R. (1965). Client-centered therapy: Its currentpractice, implications and theory<br />

(paper edition). Boston: Houghton Mifflin Company. (Originally published<br />

1951)<br />

Rogers, C. R. (Ed.) (1967). The therapeutic relationship and its impact: A study of<br />

psychotherapy with schizophrenics. Madison, WI: University of Wisconsin Press.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 73


MargaretS. Warner<br />

Ross, C. (1989). Multiple personality disorder. New York: John Wiley & Sons.<br />

Roy, B. (1991). A client-centered approach to multiple personality and dissociative<br />

process. In L. Fusek (Ed.), New directions in client-centered therapy: Practice with<br />

difficult client populations (Monograph Series 1). Chicago: Chicago Counseling and<br />

Psychotherapy Center.<br />

Sachse, R. (1998). Goal-oriented client-centered psychotherapy of psychosomatic<br />

disorders. In L. Greenberg, J. Watson & G. Lietaer (Eds.), Handbook<br />

of experiential psychology (pp. 295-327). New York: The Guilford Press.<br />

Swildens, J. C. A. G. (1990). Client-centered psychotherapy for patients with<br />

borderline symptoms. In G. Lietaer, J. Rombauts & R. Van Balen (Eds.), Clientcentered<br />

and experiential psychotherapy in the nineties (pp. 623-635). Leuven,<br />

Belgium: Leuven University Press.<br />

Van Werde, D. (1998). Anchorage as a core concept in working with psychotic<br />

people. In B. Thorne & E. Lambers (Eds.), Person-centered therapy: A European<br />

perspective (pp. 195-205). London: Sage.<br />

Warner, M. S. (1983). Soft meaning and sincerity in the family system, Family<br />

Process, 22, 523-535.<br />

Warner, M. S. (1991). Fragile process. In L. Fusek (Ed.), New directions in clientcentered<br />

therapy: Practice with difficult client populations (Monograph Series 1). Chicago:<br />

Chicago Counseling and Psychotherapy Center.<br />

Warner, M. S. (1997). Does empathy cure? A theoretical consideration of empathy,<br />

processing and personal narrative. In A. C. Bohart & L. S. Greenberg<br />

(Eds.), Empathy reconsidered (pp. 125-140). Washington, DC: American<br />

Psychological Association.<br />

Warner, M. S. (1998). A client-centered approach to therapeutic work with dissociated<br />

and fragile process. In L. Greenberg, J. Watson & G. Lietaer (Eds.),<br />

Handbook of experiential psychology (pp. 368-387). New York: The Guilford Press.<br />

Warner, M. S. (2000). Client-centered therapy at the difficult edge: Work with<br />

fragile and dissociated process. In D. Mearns & B. Thorne, Person-centred<br />

therapy today: New frontiers in theory and practice (pp. 144-171). London: Sage.<br />

Warner, M. S. (2001). Empathy, relational depth and difficult client process. In<br />

S. Haugh & T. Merry (Eds.), Rogers' therapeutic conditions: Evolution, theory and<br />

practice, Vol. 2 Empathy (pp. 181-191). Ross-on-Wye, UK: PCCS Books.<br />

Warner, M. S. (2002). Luke's dilemmas: A client-centered/experiential model of<br />

processing with a schizophrenic thought disorder. In J. Watson, R. Goldman<br />

& M. S. Warner (Eds.), Client-centered and experiential psychotherapy in the 21 st century:<br />

Advances in theory, research and practice (pp. 459-472). Ross-on-Wye, UK:<br />

PCCS Books.<br />

74 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

CARL ROGERS ET LES THÉRAPIES EXPÉRIENTIELLES : UNE<br />

DISSONANCE ?<br />

Garry Prouty et Françoise Ducroux-Biass<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 75 à 86<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-75.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Prouty Garry et Ducroux-Biass Françoise, « Carl Rogers et les thérapies expérientielles : une dissonance ? »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 75-86. DOI : 10.3917/acp.005.0075<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Carl Rogers<br />

et les thérapies<br />

expérientielles:<br />

une dissonance?<br />

Garry Prouty<br />

Traduction: Françoise Ducroux-Biass<br />

Garry Prouty est psychologue américain. Ancien élève de Gendlin,<br />

il s'est formé à la thérapie centrée sur la personne à l'Université de<br />

Chicago. En travaillant avec des clients psychotiques et mentalement<br />

retardés en milieu hospitalier, il a développé la pré-thérapie,<br />

approche qui permet aux personnes privées de contact psychologique<br />

de pouvoir bénéficier d'une psychothérapie centrée sur la<br />

personne. Il est le fondateur du Pre-Therapy International<br />

Network qui a son siège à l’hôpital Sin-Camillus à Gand, en<br />

Belgique. Il est très connu en Europe car depuis plus de vingt ans,<br />

il vient y donner des conférences et des séminaires dans des<br />

cliniques, des hôpitaux et des instituts de formation. En 2004<br />

l'Association américaine de psychologie de Chicago lui conféra le<br />

«Lifetime Achievement Award for Pre-Therapies». Il est président<br />

de l'« International Society for Psychological Study of Schizophrenia»<br />

et également «Scientific Associate to the American<br />

Academy of Psychoanalysis and Dynamic Psychiatry».<br />

Mots-clés: existentiel, expérientiel, processuel, experiencing,<br />

non-directivité, processus, intention technique, réductionnisme<br />

phénoménologique.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 75


Garry Prouty<br />

Introduction<br />

Il semble que depuis quelques mois 1 le mouvement en faveur de la<br />

formation d'une organisation internationale centrée sur la personne et<br />

expérientielle ait pris de l'ampleur. J'ai tout d'abord accueilli ce mouvement<br />

sans état d'âme particulier car il me paraissait appartenir au même cadre<br />

historico-théorique que celui qui me fut familier au gré de mes fréquentations<br />

de Rogers et de Gendlin. Mais quelques mois plus tard, je me<br />

suis aperçu que sous le titre d'organisation centrée sur la personne et<br />

expérientielle se profilait un thème nouveau. Différentes approches expérientielles<br />

(Greenberg et al. 1993) étaient incluses dans le projet des concepteurs.<br />

Si l'on compte qu'il existe environ deux douzaines de méthodes<br />

expérientielles (Mahrer et Fairweather, 1993), il me semble nécessaire<br />

d'examiner cette fusion organisationnelle du point de vue de sa consistance<br />

avec les principes centrés sur le client. Il n'est en aucun cas question de mettre<br />

en doute l'efficacité empirique des thérapies expérientielles. Il ne s'agit<br />

pas, non plus, de procéder à une élucidation ou à une comparaison exhaustive<br />

de ces théories, mais bien plutôt d'un début d'exploration de la<br />

dissonance théorique qui existe entre la thérapie rogérienne et les thérapies<br />

expérientielles. Cette compréhension est nécessaire pour un développement<br />

organisationnel.<br />

Il me paraît inapproprié de qualifier d'historique le changement de paradigme<br />

important qui s'est opéré depuis la conception de Rogers (1959)<br />

selon laquelle la relation est le facteur primordial de la guérison psychologique,<br />

par rapport à l'importance qui est actuellement attribuée aux facteurs<br />

d'ordre expérientiel. Toutefois je suis particulièrement préoccupé par l'absorption<br />

possible de la thérapie centrée sur le client par une mode expérientielle<br />

2 et sa vague et éventuelle dissolution dans celle-ci. Cependant<br />

il convient de noter que j'ai moi-même écrit à la fois sur l'évolution de la<br />

théorie centrée sur le client et sur celle de la thérapie de Gendlin. Mais j'ai<br />

nettement fait la différence entre les deux approches. (Prouty, 1949.)<br />

1 Ndt: cette traduction est une révision de la traduction parue dans Mouvance rogérienne, n° 21, septembre<br />

2000. L'original anglais a été publié dans la revue Person-Centred Practice, vol. 7, n° 1, 1999<br />

sous le titre «Carl Rogers and Experiential Therapies: A Dissonance?».<br />

2 Ndt: Prouty utilise le terme allemand «zeitgeist» qui signifie «l'esprit de l'époque».<br />

76 ACP Pratique et recherche n° 5


Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />

Rogers est-il expérientiel ?<br />

Bien qu'en 1961 Rogers ait explicitement reconnu l'influence de la théorie<br />

expérientielle de Gendlin sur son propre travail, il n'a pas inscrit l'experiencing<br />

3 comme variable indépendante en recherche psychothérapique.<br />

Pour lui c'était une variable dépendante. L'experiencing était un résultat et<br />

non une cause de la thérapie (Prouty, 1994). Ceci est mis en évidence dans<br />

son chapitre intitulé «Le concept du Processus en Thérapie» (Rogers, 1961).<br />

Il y déclare clairement que ce sont les «attitudes» qui constituent les conditions<br />

fondamentales d'un changement expérientiel. Cette position est<br />

confortée par le projet du Wisconsin sur la schizophrénie (Rogers, Gendlin<br />

et al., 1967) qui décrit l'experiencing comme fonction des attitudes. Si tant<br />

est que Rogers n'ait jamais été tenté de considérer l'experiencing comme la<br />

cause de la thérapie, ce n'est pas ici, au plus fort de leur collaboration, qu'il<br />

faut en chercher la démonstration. Par ailleurs, dans la théorie rogérienne<br />

«l'ouverture à l'expérience» est l'une des caractéristiques de «la personne<br />

qui fonctionne pleinement». Rogers a fermement ancré ce concept dans la<br />

sécurité et l'acceptation offertes par la relation (Rogers, 1957).<br />

En 1990, Brodley a mis en évidence les éléments qui caractérisent la différence<br />

entre l'approche expérientielle de Gendlin et la théorie de Rogers:<br />

la notion de confiance pour Rogers concerne la personne tout entière alors<br />

que pour Gendlin elle ne s'adresse qu'au processus de l'experiencing. Brodley<br />

fait aussi remarquer que «l'écoute» est différente dans les deux approches.<br />

Dans l'approche expérientielle de Gendlin elle est dirigée sur le sens<br />

corporel (Hendricks, 1986). Pour moi, à l'instar de Brodley, il s'agit de ce<br />

que j'appellerais un «réductionnisme phénoménologique», et par cela<br />

j'entends la réduction de lapersonne à unprocessus.<br />

L'attitude non-directive<br />

Bien qu'elle n'ait jamais été décrite de manière formelle, l'approche<br />

non-directive en psychothérapie est l'un des traits distinctifs de la thérapie<br />

centrée sur le client. Pour comprendre pleinement le sens de ce concept<br />

il faut d'abord en dégager les racines. Rogers a été élevé dans une tradition<br />

protestante à laquelle il consacra le début de ses études universitaires. Pour<br />

le dire simplement, de même que la doctrine révolutionnaire de Martin<br />

3 Ndt: il n'existe pas, en français, de traduction pour le terme « experiencing», gérondif du verbe<br />

anglais «to experience» qui signifie dans sa forme verbale «être en train de faire une expérience»<br />

et dans sa forme substantive, «l'expérience qui est en train de se faire».<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 77


Garry Prouty<br />

Luther a remplacé par la conscience de l'individu le pouvoir de l'interprétation<br />

morale détenu par l'Église, en santé mentale la doctrine distincte et<br />

révolutionnaire de Rogers (1977) a remplacé par le pouvoir du client celui<br />

de compréhension de l'expérience de soi détenu par le thérapeute. Le client<br />

se trouve ainsi investi de son propre pouvoir sur le sens à donner à son<br />

expérience. On pourrait dire que la conception non-directive de Rogers rappelle<br />

l’individualisme protestant. Ancien étudiant en théologie, Rogers avait<br />

étudié Luther.<br />

Du point de vue de la psychothérapie, Rogers (1942) a décrit la nondirectivité<br />

de plusieurs manières. Pour lui, en premier lieu, c'est le client qui<br />

a la responsabilité de la direction que prend l'entretien. Puis, dans sa<br />

manière de répondre, le thérapeute reconnaît le message que vient de lui<br />

donner le client; il répond au sentiment et à l'attitude immédiate du client.<br />

Le thérapeute indique au client que c'est à lui de prendre les décisions et<br />

qu'il accepte pleinement ses décisions.<br />

Ensuite Rogers exprime de manière abstraite le concept de la nondirectivité<br />

sous la forme de valeurs que doit respecter le thérapeute: le client<br />

a le droit de choisir ses propres objectifs; le client a le droit d'être psychologiquement<br />

indépendant et de conserver son intégrité psychologique;<br />

le client a le droit de choisir l'adaptation à la réalité qui lui convient. En<br />

langage plus moderne, l'autonomie du client est magnifiée, la relation<br />

thérapeutique est davantage démocratisée et l'individualisation du client<br />

est plus au centre. En conséquence, il semble que l'attitude du thérapeute<br />

ne puisse qu'être authentique et congruente. Le schéma précédent a été<br />

établi par Raskin (1951) sous le nom «d'attitude non-directive».<br />

Je dirais, quant à moi, que Rogers a formulé une approche qui met profondément<br />

en valeur la liberté psychologique du client pour se définir et se<br />

créer. Je dirais encore que la description formelle que Rogers a donnée des<br />

conditions nécessaires et suffisantes de la thérapie (le regard positif inconditionnel,<br />

l'empathie et la congruence) n'exclutpas «l'attitude non-directive».<br />

Premièrement, Rogers ne s'est jamais départi de «l'attitude non-directive».<br />

Il l'a assimilée et intégrée dans la pratique de la thérapie centrée sur le client.<br />

Deuxièmement, «l'attitude non-directive» exprime le regard positif inconditionnel<br />

du simple fait qu'elle implique une profonde acceptation du client.<br />

Troisièmement «l'attitude non-directive» prend corps dans le suivi discipliné<br />

du processus du client, à savoir dans la compréhension empathique.<br />

Finalement, l'intégration de l'attitude non-directive, du regard positif<br />

inconditionnel et de l'empathie ne peut se réaliser sans la congruence du<br />

thérapeute.<br />

78 ACP Pratique et recherche n° 5


Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />

A mon avis, le fait que Rogers ait manqué l'occasion de décrire de<br />

manière formelle «l'attitude non-directive» lorsqu'il décrivit formellement<br />

les autres conditions nécessaires à la thérapie, est à l'origine d'un problème<br />

historique de grande ampleur. Cela a eu pour résultat de créer une situation<br />

théorique dans laquelle n'importe quelle technique peut être combinée aux conditions<br />

nécessaires et suffisantes aussi longtemps que celles-ci sontprésentes. Au niveau de la<br />

pratique, ce changement théorique trouve son illustration dans les<br />

«réflexions évocatrices» de Rice (1974) et dans les «réflexions centrées»<br />

de Hendricks (1986). Ces deux auteurs dirigent leur technique dans le sens<br />

du processus de l'experiencing.<br />

L'approche expérientielle et processuelle<br />

Il est important de s'arrêter sur cette approche car elle tend à contrôler<br />

l'approche centrée sur le client de manière théorique et organisationnelle<br />

en l'assimilant ou l'intégrant à des méthodes expérientielles.<br />

La distinction faite par Rice, en 1983, entre la relation et la tâche thérapeutique<br />

a «permis» le développement de l'Approche Expérientielle et<br />

Processuelle. Cette approche mélange les «attitudes» au traitement 4 expérientiel<br />

qui utilise de multiples méthodes (Greenberg et al., 1993). «Diriger<br />

le processus, non le contenu», est un slogan qui exprime peut-être cette<br />

façon de voir et illustre bien les conséquences de la «séparation» de la<br />

non-directivité d'avec les conditions attitudinelles de la thérapie, ainsi que<br />

l'engagement théorique pour l'experiencing en tant que «cause» et non<br />

pas «résultat» de la thérapie.<br />

La description la plus élémentaire de la thérapie expérientielle et<br />

processuelle est la suivante: elle consiste à combiner les attitudes centrées<br />

sur le client avec des méthodes ou des techniques expérientielles directives<br />

du processus. C'est peut-être dans la citation ci-après de Greenberg et<br />

al. (1983), que cette façon de voir est le plus clairement présentée:<br />

Notre approche intègre une combinaison équilibrée des réponses<br />

empathiques centrées sur le client et du processus directif des<br />

thérapies expérientielles et gestaltiennes. Dans cette approche le<br />

thérapeute s'ajuste à chaque instant aux sentiments de son client<br />

et à l'expérience de ce qu'il est. Mais il est également directif du<br />

processus en guidant à différents moments les stratégies qui lui<br />

permettent de traiter les informations de nature affective et<br />

4 Ndt: le terme «traitement» (processing) est utilisé ici dans le sens de traitement de données<br />

et non de traitement médical.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 79


Garry Prouty<br />

d'apporter un éclairage sur l'éventuelle résolution du problème.<br />

Notre thérapeute peut ainsi faciliter le processus du client à la fois<br />

en répondant empathiquement à son expérience et en lui fournissant<br />

les directions ou les suggestions concernant les actions ou les<br />

opérations mentales que celui-ci pourrait faire sur-le-champ pour<br />

activer le processus. L'objectif est de stimuler une nouvelle prise<br />

de conscience, une nouvelle construction de l'expérience et du<br />

sens. Ce n'est pas de fournir un nouvel insight, ni de modifier la<br />

connaissance.<br />

Le deuxième «pilier» de l'approche expérientielle et processuelle consiste<br />

dans le fait que le processus sert de base de diagnostic. Comment le client<br />

procède fournit, en effet, un «marker» qui rend la technique expérientielle<br />

appropriée au diagnostic. Il s'agit d'un diagnostic processuel. C'est ainsi que<br />

Greenberg et al. (1993) l'expliquent dans les lignes qui suivent:<br />

Le thérapeute reconnaît les différents états tels qu'ils se présentent;<br />

il peut ainsi intervenir à différents moments de manières différentes<br />

pour faciliter les types particuliers du traitement de<br />

l’information. Cette intervention est guidée par un type de<br />

«diagnostic processuel» de l'état actuel du client et par les idées<br />

de ce qui pourrait être le plus utile pour faciliter à un moment<br />

particulier le processus cognitivo-affectif de celui-ci.<br />

Le diagnostic processuel implique donc l'identification d'un<br />

«marker» des problèmes d'ordre émotionnel. Lorsqu'apparaît un<br />

«marker» d'un processus particulier, le thérapeute facilite certains<br />

types d'activité de traitement établis en fonction de la résolution<br />

du problème dont le client fait l'expérience. Si, par exemple, le<br />

client fait l'expérience d'un conflit, la technique des deux chaises<br />

de la Gestalt sera utilisée. Si le client fait l'expérience d'un sens<br />

corporel vague, c'est au focusing qu'il sera fait appel. Le thérapeute<br />

est expert es processus.<br />

Étant donné qu'il est reconnu que la directivité fait partie de l'approche<br />

expérientielle et processuelle, il est important de clarifier pleinement et<br />

honnêtement le sens qui est donné à «directif» dans cette thérapie. Et nous<br />

nous référerons à nouveau aux auteurs cités ci-dessus.<br />

Cependant, le client est considéré à la fois comme expert en ce qui<br />

concerne sa propre expérience et comme agent actif dans son processus<br />

de changement. Tout au long de la thérapie, même lorsqu'il<br />

dirige le processus, l'attitude du thérapeute est celle de quelqu'un<br />

80 ACP Pratique et recherche n° 5


Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />

qui explore et non celle de quelqu'un qui sait. De cette position se<br />

dégage une impression de curiosité et de suggestion plutôt que<br />

d'une autorité qui sait. Les actions et les attitudes du thérapeute<br />

expriment le désir de connaître davantage le client; les suggestions<br />

sont là pour aider à expliquer l’implicite, plutôt que pour donner<br />

l'idée que les thérapeutes en savent plus et qu'ils sont à la recherche<br />

d'un matériau caché. La position de ce ceux «qui en savent moins»<br />

— qui est celle des thérapeutes expérientiels et processuels —<br />

contraste avec celle de ceux «qui en savent plus», adoptée par les<br />

tenants de l'approche interprétative dans laquelle le thérapeute agit<br />

comme expert de l'expérience du client tant sur la base de vérités<br />

théoriques que de connaissances professionnelles. En étant directif<br />

du processus, le thérapeute s'engage avec ses clients non pour<br />

faire sens à leur place, ni identifier des patterns, ni démasquer le<br />

caché, ni pour suggérer une meilleure façon de se voir eux-mêmes<br />

ou de voir le monde. Mais au contraire il les guide et les stimule<br />

afin qu'ils s'engagent eux-mêmes dans des activités de traitement<br />

de l’information susceptibles, semble-t-il, de faire ressortir<br />

schématiquement l'information qui peut les aider à réorganiser<br />

leur expérience et trouver un sens nouveau à des parties d'euxmêmes<br />

qui les inquiètent. C'est la réorganisation auto-générée<br />

des zones où le changement est désiré qui aide le mieux les gens à<br />

voir d'une manière nouvelle à la fois eux-mêmes et leur propre<br />

monde (p. 16).<br />

L'attitude directive<br />

La question de «l'attitude directive» est difficile à cerner car cette attitude<br />

se tisse subtilement à travers les approches thérapeutiques de Gendlin, Rice<br />

et Greenberg. Chacun de ces théoriciens propose de diriger le client vers<br />

son experiencing. Cette attitude s'exprime par les termes guider, suggérer,<br />

stimuler, expliquer, mettre en évidence. C'est également une attitude d'écoute<br />

théorique et sélective dotée d'une intention technique, mais c'est aussi le<br />

problème auquel il est fait allusion plus haut, à savoir celui du réductionnisme<br />

phénoménologique.<br />

Dans ma compréhension de l'expérience thérapeutique, une empathie<br />

adéquate accompagne le client dans sa prochaine expérience qui s'est organismiquement<br />

formée; ainsi se constitue un pattern d'experiencing nondirectif<br />

dans lequel le flux de l'experiencing suit naturellement l'organisme.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 81


Garry Prouty<br />

La différence entre le point de vue de Rogers et les visées expérientielles<br />

réside dans l'experiencing qui est, d'un côté, une conséquence naturelle, de<br />

l'autre, le résultat de l'intention du thérapeute. Pourquoi est-ce si important?<br />

L'intention technique<br />

La question de l'intention du thérapeute n'est importante que face à la<br />

question de l'intention du client. On peut dire raisonnablement que l'une<br />

des différences entre Rogers et les thérapies expérientielles se situe dans<br />

l'intention du thérapeute. L'intention des thérapies expérientielles est de<br />

guider le client vers l'experiencing. Ce n'est pas l'intention de la thérapie<br />

rogérienne centrée sur le client qui est de faciliter l'intention du client par<br />

une «reddition» à l'autodirection de celui-ci.<br />

Le terme «intention technique» sous-entend une attitude qui fait porter<br />

l'attention sur le comment du processus expérientiel. Le thérapeute est empathiquement<br />

au diapason du «comment» de l'experiencing. C'est comme s'il<br />

s'agissait d'une écoute sélective du processus ayant pour intention l'experiencing<br />

thérapeutique. Mais cela ne traduit pas l'attitude existentielle qui<br />

consiste à entendre le client appréhender sa «réalité», ce qui est une bien<br />

meilleure expression de l'empathie adéquate. On peut ainsi formuler le<br />

problème: afin de satisfaire l'intérêt technique d'un thérapeute pour le<br />

«comment» du processus, l'empathie est utilisée comme base d'intervention<br />

diagnostique — réponse «je-tu» bien peu authentique.<br />

Quelque bienveillant ou utile que puisse être le mobile du thérapeute,<br />

des situations cliniques difficiles et complexes entourent la question de la<br />

directivité. Et d'abord la résistance consciente du client. Il y a, en thérapie,<br />

des situations où l'experiencing est menaçant pour le client, c'est-à-dire qu'il<br />

est une manifestation de sa peur. «Faire une expérience» peut réellement<br />

être désintégrant pour le self. Cela peut se produire au cours de l'intégration<br />

de sentiments homosexuels, d'expériences psychotiques ou encore de<br />

certaines facettes d'une personnalité multiple. Ces situations peuvent être<br />

considérées comme des exemples du «processus fragile» décrit par Warner<br />

(1991). Ce sont des sentiments où seulle ressenti du client fournit une voie<br />

de sécurité. Combien de fois n'ai-je pas vu de ces «expériences» trop menaçantes<br />

pour être soumises à un experiencing «directif». Dans ces cas, la<br />

seule voie sûre semble être de s'en remettre lentement à l'experiencing et à<br />

l'intégration «naturels» — certainement pas aux interventions intentionnées<br />

du thérapeute qui devancent le processus du client. Ceci est souvent vrai<br />

pour les experiencings psychotiques ou pseudo-psychotiques.<br />

82 ACP Pratique et recherche n° 5


Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />

Réductionnisme phénoménologique<br />

Une de mes clientes m'a rapporté une expérience qui illustre bien le problème<br />

du «réductionnisme phénoménologique». Elle se souvint d'avoir eu<br />

besoin de la présence et de la réponse empathiques de son thérapeute, au<br />

lieu de quoi elle fut «guidée» vers son experiencing. Elle mentionna un sens<br />

viscéral auquel elle ne s'était pas sentie reliée. Elle ressentait que son self<br />

était ignoré et qu'elle faisait l'expérience de l'intention du thérapeute plutôt<br />

que son empathie. Cet exemple fait ressortir le problème du «réductionnisme<br />

phénoménologique» qui peut être décrit comme empathie vers<br />

l'experiencing plutôt que comme empathie pour le self. Le self est réduit<br />

a son experiencing. Le thérapeute est empathiquement relié au processus<br />

de l'experiencing plutôt qu'à tout l'être existentiel du self.<br />

J'ajouterai un exemple tiré de mon expérience de thérapeute. Je travaillais<br />

alors avec une cliente schizophrène ayant une tendance homicide très marquée.<br />

Son experiencing était celui d'un sentiment homicide. Cette cliente<br />

m'a dit que ce qui l'avait le plus aidée dans sa thérapie, ce fut ma capacité<br />

a discerner entre son experiencing et son self. Son self existentiel n'était pas<br />

le processus de son experiencing. En parlant de son ressenti elle répétait<br />

constamment: «ce n'est pas moi». Cette distinction entre le self et l'expérience<br />

eut à long terme des conséquences empathiques et thérapeutiques.<br />

Résumé et conclusions<br />

Cet article a pour objet d'introduire une discussion sur la dissonance qui<br />

existe entre la théorie centrée sur le client de Carl Rogers et l'approche<br />

expérientielle. Cet effort a été motivé par mon appréhension de voir absorbées<br />

de manière inadéquate la théorie et la thérapie centrées sur le client<br />

dans une mouvance expérientielle et un tout organisationnel. Le premier<br />

motif de mes préoccupations réside dans le fait qu'il existe environ deux<br />

douzaines de méthodes expérientielles et processuelles, ce qui appelle à<br />

une plus grande clarification. J'ai insisté sur l'exploration de l'approche<br />

expérientielle et processuelle en raison de son leadership empirique et<br />

organisationnel. Il est évident que ce n'est pas sa validité empirique qui<br />

est mise en cause; mon investigation s'est portée au niveau de la théorie<br />

et de la pratique.<br />

En premier lieu, j'ai essayé de savoir si la thérapie centrée sur le client de<br />

Rogers pouvait être considérée comme «expérientielle». Il s'agit d'une question-clé<br />

car certains spécialistes considèrent Rogers comme expérientiel.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 83


Garry Prouty<br />

L'experiencing est certes présent chez Rogers mais il est fonction des attitudes,<br />

c'est un résultat. Il y est considéré comme une variable du résultat.<br />

C'est ainsi qu'il est traité dans le projet du Wisconsin aussi bien que dans<br />

le chapitre de Rogers sur la «conception du processus de la thérapie».<br />

En outre, «l'ouverture à l'expérience» caractéristique de la «personne qui<br />

fonctionne pleinement» est, elle aussi, fonction des attitudes. Pour Rogers,<br />

l'experiencing est un résultat de la thérapie, il n'en est pas la cause.<br />

L'importante question à laquelle je me suis ensuite attaché est celle de la<br />

construction théorique des «attitudes» par Rogers. Il est vrai qu'il n'a jamais<br />

rejeté sa conception de la non-directivité, mais il ne l'a pas formellement<br />

incluse dans sa théorie de la thérapie. Ceci a pour résultat que n'importe<br />

quelle méthode peut être utilisée aussi longtemps que les conditions sont<br />

présentes. Et c'est faire la place à des techniques directives telles que<br />

les subtils mouvements vers la directivité que l'on trouve à la fois dans les<br />

œuvres de Gendlin (focusing) et de Rice (réflexion évocatrice), et peut-être<br />

plus explicitement encore dans celles de Greenberg et les autres promoteurs<br />

de la directivité processuelle.<br />

En raison du rôle qu'ils jouent dans la fusion organisationnelle entre les<br />

thérapies centrées sur le client et expérientielles dont il est question, j'ai examiné<br />

les principes de l'approche expérientielle et processuelle. Cette<br />

approche se présente comme la fusion de la thérapie centrée sur le client<br />

«traditionnelle» et des techniques expérientielles basées sur des «markers»<br />

de diagnostic. «Diriger le processus, non le contenu» tel pourrait être le<br />

slogan qui la dépeindrait. Elle repose sur la théorie de la Gestalt qui fait<br />

porter l'attention sur le «comment» du traitement expérientiel.<br />

Au niveau de la pratique plusieurs questions ont été soulevées. D'abord<br />

celle de l'intention du thérapeute. L'intention autodirigée du client est comparée<br />

à l'intention dirigée du thérapeute. Celle-ci, dirigée vers le «comment»<br />

de l'experiencing, est décrite comme une intention technique qui ne correspond<br />

pas à la pleine présence du thérapeute. Écouter avec une empathie<br />

accordée au «comment de l'experiencing» dépeint une intention sélective<br />

qui peut facilement faire l'impasse sur le self du client, ce qui constitue un<br />

problème fondamental.<br />

Finalement j'ai exploré la problématique de la «réduction phénoménologique».<br />

La réduction phénoménologique est définie comme étant<br />

l'empathie vers le processus expérientiel par opposition à l'empathie pour<br />

l'être tout entier. Nous pouvons la décrire en termes de relation «je-cela»<br />

par opposition à la relation «je-tu». En 1989, le philosophe Levinas avançait<br />

l'idée que lorsqu'on parle d'états psychologiques (processus expérientiel)<br />

84 ACP Pratique et recherche n° 5


Carl Rogers et les thérapies expérientielles: une dissonance ?<br />

des êtres humains, on parle sur le mode d'objectivation «je-cela» et non<br />

sur le mode existentiel «je-tu» — depersonne àpersonne.<br />

Il est évident qu'il appartient à chaque praticien de trouver sa propre<br />

solution à ces problèmes fondamentaux. En définitive, la question est de<br />

savoir si nous nous rallions à l'intention autoactualisante et non-directive<br />

de Rogers ou si nous souscrivons à l'idée d'une thérapie réduite sur le plan<br />

de l'empathie.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 85


Garry Prouty<br />

Références<br />

Brodley, B. (1990). Client-centered and experiential: two different therapies. In<br />

C. Lietaer, J. Rombauts and R. Van Balen, (eds). Client-Centered andExperiential<br />

Psychotherapy in the Nineties. Leuven, Belgium. Leuven University Press,<br />

pp. 87-107.<br />

Greenberg, L., Rice, L. & Elliot, R. (1993). Facilitatin Emotional Change. New York.<br />

Guilford Press.<br />

Hendricks, M. (1986). Experiencing level as a therapeutic variable. Person-Centered<br />

Review, 9(2), pp. 141-162.<br />

Levinas, E. (1989). Martin Buber and the Theory of Knowledge. In S. Hand (ed).<br />

The Levinas Reader; Cambridge, Mass. Blackwell, p. 63.<br />

Mahrer, A., Fairweather, D. (1993). What is 'experiencing'? A critical review of<br />

meanings and applications in psychotherapy. The Humanistic Psychologist, 21<br />

(Spring), pp. 2-25.<br />

Prouty, G. (1994). Theoretical Evolutions in Person-Centered Therapy: Applications to<br />

Schizophrenic and Retarded Psychose. Wesport, Conn. Praeger.<br />

Raskin, (1951). In C. R. Rogers, Client-Centered Therapy. Boston. Houghton Mifflin,<br />

p. 29.<br />

Rice, L. (1974). The Evocative function of the therapist. In D. Wexler and L. Rice<br />

(eds.). Innovations in Client-Centered Therapy. New York. John Wiley, pp. 289-311.<br />

Rice, L. (1983). The relationship in client-centered psychotherapy. In J.J. Lambert<br />

(ed.). Psychotherapy and Patient Relationships. Homewood, IL. Richard D. Irwin,<br />

pp. 36-60.<br />

Rogers, C. R. (1942). Counseling and Psychotherapy. Boston. Houghton Mifflin,<br />

pp. 115-126.<br />

Rogers, C. R. (1957). The necessary and sufficient conditions for therapeutic<br />

personality Change. Journal of Consulting Psychology, 21 (2), pp. 95-103.<br />

Rogers, C. R. (1959). A theory of therapy, personality and interpersonal relationships<br />

as developed in the client-centered framework. In S. Koch (ed.).<br />

Psychology: The Study of a Science, Vol. 3 New York. Mac Graw-Hill, pp. 184-256.<br />

Rogers, C. R. (1961). A process conception of Therapy. In C.R. Rogers (ed.).<br />

On Becoming a Person. Boston. Houghton Mifflin, p. 128.<br />

Rogers, C. R. (1989). A therapist view of good life: the fully functioning person.<br />

In H. Kirschenbaum and V. Henderson (eds). The Carl Rogers Reader. Boston.<br />

Houghton Mifflin, p. 412.<br />

Rogers, C. R., Gendlin, E. T., Keisler, J. T., Truax, C. B. (1967). The Therapeutic<br />

Relationship and its Impact: A Study of Psychotherapy with Schizophrenics. Madison,<br />

Wis. University of Wisconsin Press.<br />

Warner, M. (1991). Fragile process. In L. Fusek (ed.). New Directions in Client-<br />

Centered Therapy: Practice with Difficult Client Populations. Chicago Counseling<br />

and Psychotherapy Research Center, pp. 41-58.<br />

86 ACP Pratique et recherche n° 5


CAIRN.I NFO<br />

Chercher, repérer, avancer.<br />

VIVIFIER LA « THÉORIE DE LA CRÉATIVITÉ » DE CARL<br />

Natalie Rogers et Jean Raisonnier<br />

ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche<br />

2007/1 - n° 5<br />

pages 87 à 92<br />

ISSN 1774-5314<br />

Article disponible en ligne à l'adresse:<br />

http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2007-1-page-87.htm<br />

Pour citer cet article :<br />

Rogers Natalie et Raisonnier Jean, « Vivifier la « théorie de la créativité » de Carl »,<br />

Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2007/1 n° 5, p. 87-92. DOI : 10.3917/acp.005.0087<br />

Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.<br />

© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.<br />

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des<br />

conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre<br />

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que<br />

ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en<br />

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.


Vivifier la «théorie<br />

de la créativité»<br />

de Carl<br />

Natalie Rogers PhD<br />

Traduction: Jean Raisonnier<br />

Natalie Rogers, docteur en psychologie, s'est d'abord tournée vers<br />

l'art avant de devenir psychologue clinicienne à Boston. En 1974<br />

elle rejoignit son père, Carl Rogers, à La Jolla et créa avec lui le premier<br />

atelier sur l'Approche centrée sur la personne. En tant que<br />

formatrice, elle facilita des ateliers en Europe, Russie et Amérique<br />

latine. Elle a su mettre en relief le potentiel créatif de l'Approche<br />

centrée sur la personne et a fondé le «Person-Centered Expressive<br />

Arts Associates». Elle est l'auteur de The Creative Connection:<br />

Expressive arts as Healing.<br />

Résumé<br />

Cet article a été écrit il y a cinq ans, à l'occasion du centième anniversaire<br />

de la naissance de Carl Rogers 1 . Natalie Rogers relate leur<br />

travail commun comme facilitateurs en ateliers internationaux et le<br />

cheminement qui l'a amenée à proposer des ateliers qui utilisaient<br />

l'expression artistique pour parler du contenu émotionnel de la vie<br />

des participants. Elle décrit ce que ce travail artistique peut apporter<br />

dans l'exploration de soi et dans quel sens, à ses yeux, il «a été<br />

une expansion du travail de Carl».<br />

Cet article a été publié dans Mouvance rogérienne, en septembre 2002, de même que dans<br />

Carriérologie, Vol. 9, N° 3 et 4, 2004. Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Natalie<br />

Rogers.<br />

1 N.d.l.r.: c'est pour cette valeur historique que nous avons décidé de rééditer ce texte, en<br />

clôture de ce numéro qui paraît vingt après le décès de Carl Rogers.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 87


Natalie Rogers<br />

Mots-clés: Approche centrée sur la personne, créativité, art-thérapie<br />

centrée sur la personne.<br />

Le 8 janvier 2002 j'allumerai une bougie pour rendre hommage au<br />

centième anniversaire de la naissance de Carl et pour le remercier<br />

d'avoir été un père attentionné, et Hélène, d'avoir été une mère<br />

nourrissante. Comme thérapeute je ne sais que trop qu'il y a peu<br />

d'enfants qui grandissent dans un tel environnement aimant, soutenant,<br />

créatif et éthique. Je porte les joies et les fardeaux d'un tel<br />

privilège. J'apprécie les portes qui m'ont été ouvertes professionnellement<br />

du fait d'être la fille de Carl, et je porte un peu l'héritage<br />

pour garder son travail vivant afin d'apporter ses valeurs humanistes<br />

et ses méthodes à un monde plein de conflit et de violence.<br />

Il y a deux ans j'ai allumé la flamme pour honorer le centenaire de<br />

mon père en inscrivant le Symposium Carl R. Rogers 2002 au calendrier<br />

(24-28 juillet 2002 à la Jolla, en Californie). Beaucoup d'autres aussi sont<br />

en train de créer des cérémonies et des conférences, des journaux, et des<br />

bibliographies pour faire avancer ses principes. J'applaudis tout ce qu'on<br />

peut faire, en collaboration, pour rappeler au monde que la réponse au<br />

conflit n'est pas la violence. La réponse gît profondément dans les racines<br />

des causes qui mènent les individus à un désespoir tel qu'ils enragent et<br />

tuent. Pour ceux d'entre nous qui vivons aux États-Unis, ce pays privilégié<br />

et souvent mal guidé, j'espère que les récentes tragédies du 11 septembre<br />

serviront à une prise de conscience que notre gouvernement a eu des politiques<br />

qui ont ravagé des cultures entières. J'espère que les célébrations pour<br />

Carl honoreront ses préoccupations pour les évènements mondiaux et ses<br />

premières tentatives pour utiliser l'approche centrée sur la personne avec<br />

des officiels gouvernementaux haut placés comme dans le projet Rust Peace<br />

(C. R. Rogers, 1986) et avec les groupes de «diversité», notamment avec<br />

Ruth Sanford 2 en Afrique du Sud (Rogers et Sanford, 1987).<br />

Pour ma part je me suis concentrée à donner une vie active à la «Théorie<br />

de la créativité» de Carl (C. R. Rogers, 1961, ch. 19). Dans ces temps où la<br />

conformité nous est imposée par les gouvernements, nous avons un besoin<br />

2 J'ai appris il y a une semaine la mort de Ruth Sanford, à l'âge de 94 ans. Je rends hommage<br />

a son travail avec Carl et à sa consécration à l'approche centrée sur la personne et au développement<br />

du travail sur la diversité.<br />

88 ACP Pratique et recherche n° 5


Vivifier la «théorie de la créativité» de Carl<br />

urgent d'individus forts qui soient capables de penser et d'agir de manière<br />

créative. La créativité menace ceux qui exigent la conformité. Les dictateurs<br />

écrasent l'expression de soi et le processus créatif. Ils ne veulent pas que<br />

leurs concitoyens pensent par eux-mêmes ou qu'ils soient spontanés,<br />

imaginatifs ou autodéterminés.<br />

Ainsi, la créativité est subversive pour ceux qui exigent la conformité à<br />

un système politique. Carl était un individu très créatif lui-même. Il incarnait<br />

la personne créative qui reste ouverte aux options, qui est flexible et<br />

valorise les différences individuelles. Le conformiste, d'un autre côté,<br />

est fermé, rigide dans sa pensée et suit le leader sans utiliser sa propre<br />

connaissance ou ses aptitudes pour les discriminer. Je crois que pour<br />

maintenir et nourrir la démocratie dans notre monde on doit être créatif—<br />

c'est-à-dire être capable de jouer avec des idées, de voir des solutions alternatives,<br />

et être capable d'écouter avec empathie tous les points de vue.<br />

A cela, Carl était un maître.<br />

Dans son chapitre sur la créativité, remarquablement bref et concis,<br />

Carl discute du besoin social urgent d'éveiller le processus créatif et des<br />

conditions de centration sur la personne sous lesquelles il peut s'épanouir.<br />

Il établit les conditions pour développer la créativité constructive: la<br />

première est le sentiment d'être psychologiquement en sécurité, ce qui suppose<br />

d'accepter l'individu comme quelqu'un qui a une valeur inconditionnelle, la<br />

compréhension empathique, et le fait d'offrir un climat de non-jugement.<br />

La seconde condition est un climat pour la libertépsychologique (C. R. Rogers,<br />

1954). À ces deux conditions j'ai rajouté une troisième: offrir des expériences<br />

qui stimulent et interpellent (N. Rogers, 1963, p. 14). Pour expliquer<br />

ce que je veux dire par là, j'ai besoin de revenir un peu en arrière.<br />

Mon travail d'expression artistique a évolué quand j'ai déménagé de<br />

Boston en Californie et que j'ai demandé à mon père si je pouvais travailler<br />

avec lui. Il en fut enchanté, bien sûr. J'ai rapidement mis en place un atelier<br />

de dix jours. Nous avons demandé à d'autres animateurs de nous<br />

rejoindre et nous avons co-créé ce qui s'appelait les «Person-Centered<br />

Approach Workshops» 3 . À cause de la renommée de mon père à travers<br />

le monde, il était facile d'avoir une foule énorme pour dix jours. C'étaient<br />

des ateliers internationaux à une époque expérimentale. Comme animateurs<br />

nous avons beaucoup appris, autant, ou plus, que les participants.<br />

Jour après jour les gens s'asseyaient en groupe pour parler de leur vie,<br />

3 L'équipe d'animation comprenait de manière variable: Carl Rogers, Maria Bowen, Frances<br />

Fuchs, Maureen O'Hara, Joanne Justyn, Jared Kass, Beatty Meador, Alain Nelson, Natalie<br />

Rogers, John K. Wood, Dick et Marion Vittilow.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 89


Natalie Rogers<br />

racontant leurs histoires personnelles pleines de contenu émotionnel — leurs<br />

tragédies, confusion, peur et dilemmes. Comme animateurs, nous étions<br />

très compétents pour refléter leurs sentiments et maintenir l'espace de sécurité<br />

pendant ces moments très personnels. Nous savions aussi comment<br />

faciliter les confrontations que les gens avaient entre eux.<br />

Cependant, parce que je suis une personne tellement kinesthésique,<br />

je devenais très agitée et je pensais «comment pouvons-nous ainsi rester<br />

assis trois heures le matin, trois heures l'après-midi et trois heures dans la<br />

soirée ?» Alors, finalement, j'ai dit: «J'ai un studio avec du matériel d'art, et<br />

quiconque aurait envie de trouver d'autres moyens pour explorer ces questions<br />

personnelles peut venir et se joindre à moi. Nous expérimenterons<br />

avec des moyens non verbaux pour parler de toutes les histoires que nous<br />

partagerons et nous utiliserons le mouvement, l'art visuel, le son et l'art<br />

dramatique pour l'autoexploration».<br />

J'avais plusieurs collègues qui étaient intéressés à explorer cela avec<br />

moi 4 . Nous avons créé des temps de jeu qui eurent une signification<br />

profonde pour les gens. Nous avions très peu de points de repères. Nous<br />

nous contentions d'apprendre sans cesse à partir de ce que nous faisions.<br />

La manière de devenir un bon facilitateur est de recueillir constamment<br />

des évaluations et des feed-back des participants et de se demander:<br />

«Qu'est-ce qu'on est en train d'apprendre? Qu'est-ce qui marche et<br />

qu'est-ce qui ne marche pas?» Nous avons trouvé que notre capacité à<br />

jouer, à utiliser des costumes, du jeu théâtral, des jeux de rôle et à utiliser<br />

aussi bien du matériel artistique, tout cela, en fait, avait beaucoup de sens<br />

pour les gens.<br />

Ce que j'appelle maintenant la «Creative Connection» a évolué. Nous<br />

avons découvert qu'utiliser le mouvement, l'art visuel, le son, l'écriture, tout<br />

ça à la suite avec très peu de verbalisation nous aidait à accéder à notre<br />

persona inconsciente et archétypale et menait à des prises de conscience de<br />

nos problématiques personnelles. Comme facilitateurs, nous suggérions des<br />

possibilités pour ces expérimentations, mais avec une manière très centrée<br />

sur la personne (C. R. Rogers, 1970, pp. 43-59), nous faisions toujours le<br />

point avec la personne impliquée. Le client ou le membre du groupe pouvait<br />

choisir de participer ou pas et nous suivions sa volonté. Nous créions<br />

un environnement sécurisant, sans jugement, en donnant aux gens stimulus<br />

et permission d'ôter leurs masques sociaux pour explorer leurs vérités<br />

intérieures. Après une heure ou plus de ce processus créatif engageant, nous<br />

Jared Kass et Maria Bowen.<br />

90 ACP Pratique et recherche n° 5


Vivifier la «théorie de la créativité» de Carl<br />

parlions de ce que nous avions appris à travers notre art. C'était un moment<br />

pour une écoute profonde et empathique. Nous n'interprétions jamais l'art<br />

de quelqu'un. Je suis farouchement opposée à l'art-thérapie analytique,<br />

comme Carl l'était à la psychothérapie analytique (Barton, 1974).<br />

Les expérimentations ou les expériences qui impliquent l'individu dans<br />

une expression artistique donnent à cette personne l'opportunité de s'engager<br />

dans la magie du processus créatif et d'apprendre en faisant<br />

(N. Rogers, 1993). C'est là que je sens que mon travail a été une expansion<br />

du travail de Carl. Pendant un certain temps j'ai été un peu rebelle à prendre<br />

son travail et à créer des exercices qui stimuleraient les gens à utiliser l'art<br />

et le mouvement, le son et l'écriture pour l'expression de soi. J'avais travaillé<br />

avec mon père pendant de nombreuses années et suivi des classes avec lui,<br />

et je connaissais très bien sa philosophie et ses méthodes. Je les avais incorporées<br />

dans ma propre manière d'être. Alors, faire quelque chose d'un peu<br />

différent était un processus difficile pour moi au début. Ensuite j'ai réalisé<br />

qu'en fait j'étais en train de vivifier sa théorie de la créativité.<br />

Une chose encore: utiliser l'expression artistique fournit aux gens un lieu<br />

sécurisant pour explorer leur côté ombre. Dans mon livre «The Creative<br />

Connection» (1993), je consacre un chapitre à parler de cette question:<br />

accepter l'ombre, embrasser la lumière. L'ombre est la part que nous avons<br />

réprimée dans nos vies (Zweig, 1991). Certaines personnes ont dénié leur<br />

colère ou leur rage pendant une vie entière, d'autres ont caché ou dénié<br />

leur capacité à aimer ou à être en compassion. Utiliser le mouvement, le<br />

son, la couleur, le jeu offre des opportunités de devenir pour la première<br />

fois conscient de son ombre et ensuite de l'explorer pleinement à travers<br />

beaucoup de médias. La peur et le chagrin sont aussi souvent plus facilement<br />

exprimés dans la peinture ou le mouvement que par les mots. La rage<br />

peut être étalée sur de larges feuilles de papier jusqu'à ce qu'un peu de<br />

l'énergie ait été relâchée et transformée.<br />

La plupart d'entre nous qui connaissions Carl avons réalisé qu'il avait des<br />

difficultés à reconnaître ou exprimer personnellement sa colère (il pouvait<br />

le faire à l'occasion par lettre). Cela ne devrait surprendre personne,<br />

par conséquent, que j'aie été avide de créer un environnement centré sur<br />

la personne où les gens pourraient plonger dans ces sentiments de rage ou<br />

de peur, ou honte, dans des formes à la fois verbales et non verbales.<br />

Avec l'humanité dans un tel état volatile de rage, de violence, de deuil,<br />

de chagrin et de confusion, couplé avec des débordements de générosité,<br />

de compassion et d'amour, je sens que l'art-thérapie centré sur la personne<br />

a une place dans l'actualité.<br />

ACP Pratique et recherche n° 5 91


Natalie Rogers<br />

L'heure est venue pour ceux d'entre nous qui en sont capables de faciliter<br />

la guérison du chagrin, de la colère, de la souffrance et du désespoir.<br />

Il est temps pour nous d'aller dans les communautés pour aider les gens à<br />

retrouver leur puissance à travers les arts. Le processus créatif est une force,<br />

une énergie vitale. S'il est proposé dans un environnement sécurisant, empathique<br />

et sans jugement, il devient un processus de transformation pour<br />

un changement constructif.<br />

C'est Carl Rogers qui nous a offert la théorie et les méthodes de<br />

l'approche centrée sur la personne qui nous donnent les fondations solides<br />

sur lesquelles on peut construire. Une de ses plus grandes qualités était de<br />

rester ouvert à des idées nouvelles et à apprendre à partir de sa propre expérience.<br />

En célébrant sa vie, j'espère que nous serons inspirés par sa manière<br />

d'être.<br />

Références<br />

Barton, C.R. (1974). Three worlds oftherapy: an existential-phenomenological study ofthe<br />

therapy of Freud, Jung and Rogers. Palo Alto, CA. National Press Book.<br />

Rogers, C.R. (1954). Towards a theory of creativity. ETC: a review of general semantics,<br />

11, pp. 249-260<br />

Rogers, C.R. (1961). On becoming aperson: a therapist view ofpsychotherapy. Boston,<br />

Houghton Mifflin.<br />

Rogers, C.R. (1970). Carl Rogers on encounter groups. New York. Harper and Row.<br />

Rogers, C.R. (1986). The Rust Workshop: a personal overview. Journal of humanistic<br />

psychology, 26, (3), pp. 23-45.<br />

Rogers, C. R; Sanford, R. (1987). Reflections on our South African experience.<br />

Counseling and values, 32, (1), pp. 17-20.<br />

Rogers, N. (1993). The Creative Connection: expressive arts as healing. Palo Alto, CA:<br />

Science and Behavior Books.<br />

92 ACP Pratique et recherche n° 5

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!