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Six lignes plus bas, nouveau départ, cette fois sous le signe de la carte, ou plutôt de<br />

la rencontre de la carte et des mots : « Espace inventaire, espace inventé : l’espace<br />

commence avec cette carte modèle qui, dans les anciennes éditions du Petit Larousse<br />

Illustré, représentait quelques chose comme 65 termes géographiques, miraculeusement<br />

rassemblés, délibérément abstraits ». Et Perec entamait une véritable « danse du ventre »<br />

verbale faite de « voici, voici, voici » désignant non des toponymes de lieux réellement<br />

existant mais une terminologie savante et abstraite déposée sur la carte d’un espace<br />

forgé.<br />

Le monde est plein de mystères et de paradoxes, la relation des mots et des cartes en<br />

constitue un : au milieu de l’océan gît non un A banal, ni même le premier A de Atlantique,<br />

mais « LE A », la matrice ou l’Idée de A. Philémon découvre à la fois l’absurdité et la grande<br />

continuité des noms, des cartes et des entités géographiques qu’il parcourt. Sans compter<br />

la malice de Fred, qui choisit bien entendu l’Atlantique, issu d’Atlas, à la fois personnage<br />

porteur du monde et ouvrage cartographique porteur de cartes.<br />

Perec évite ainsi le traditionnel débat sur la ressemblance de la carte, sa capacité à informer<br />

ou la nécessité de son mensonge. La carte serait d’abord invention et jeu de mots, création<br />

d’un espace mi-inventaire mi-inventé né de la prolifération des mots. « L’espace commence<br />

ainsi » : avec des lettres entassées qui engendrent la page et la carte.<br />

Ainsi aucune carte ne serait plus « muette » et le monde des cartes se trouverait comme<br />

recouvert d’un nappage terminologique (on se rappelle que le terme « nappe » constitue<br />

la racine de celui de « mappe »). Les artistes invités dans <strong>alpha</strong> <strong>beta</strong> <strong>carta</strong> seraient alors<br />

les révélateurs d’une sorte de glossolalie pas toujours contrôlée qui précèderait notre<br />

expérience du monde. Des mondes souterrains prennent la parole, des mots s’effacent, se<br />

retournent ou se rassemblent pour fabriquer du tissu cartographique : ce ne sont plus les<br />

pixels qui bâtissent l’espace, mais les lettres, les mots et les textes.<br />

On pourrait invoquer ici Philémon et le naufragé du «A», cette bande dessinée dans laquelle<br />

Fred dépeint la stupéfaction de Philémon et de son compagnon découvrant où ils se<br />

trouvent : « - Ici se trouve l’Amérique, là l’Europe, et entre ces deux continents, l’océan<br />

Atlantique. Eh bien, nous sommes ici, sur le A. - Vous voulez dire que cette île a la forme<br />

d’un A ? - Elle n’a pas la forme d’un A, C’EST LE « A » ! - Mais voyons… euh… ces lettres<br />

n’existent pas… elles ne figurent sur la carte que pour… - JUSTEMENT ! Ah là là, justement<br />

!... Ces lettres n’existent pas et pourtant nous sommes sur l’une d’elle. Alors ? »<br />

Marseille, 1er avril 2013, quatre pilotines du port de Marseille écrivent au large du château d’If les deux lettres<br />

6 IF : l’Oucarpo teste ainsi la résistance de la mer Méditerranée, rétive à devenir une carte et à se laisser marquer. 7<br />

L’artiste John Baldessari paraît presque pâle à côté d’une telle aventure conceptuelle, lui<br />

qui traversait la Californie dans les années 70 pour rectifier le territoire et y marquer à<br />

l’échelle 1 les lettres C-A-L-I-F-O-R-N-I-E telles qu’elles figuraient sur les cartes.<br />

L’une de ses premières manifestations de l’Oucarpo consista à tester la résistance de la<br />

mer Méditerranée, rétive comme toutes ses consoeurs à se laisser marquer, écrire, fixer par<br />

des mots trop peu subtils. A l’aide de quatre pilotines du port de Marseille, il fut possible<br />

de faire apparaître quelques instants au large du château d’If les deux lettres IF : « L’espace<br />

commence ainsi, avec seulement des mots », disait Perec, en l’occurrence deux lettres qui<br />

constituent le moteur du Comte de Monte-Cristo mais aussi, lu à l’anglaise, de toutes les<br />

histoires fictionnelles, « et si seulement… »<br />

A ceux que la bande dessinée dérange (aussi rares, gageons-le, que les personnes<br />

insensibles aux cartes…) on pourrait suggérer de lire Jules Verne et sa délicieuse Île<br />

mystérieuse :<br />

- Un instant, mes amis, répondit l’ingénieur, il me paraît bon de donner un<br />

nom à cette île, ainsi qu’aux caps, aux promontoires, aux cours d’eau que<br />

nous avons sous les yeux.<br />

- En effet, reprit le marin, c’est déjà quelque chose de pouvoir dire où l’on<br />

va et d’où l’on vient. Au moins, on a l’air d’être quelque part.<br />

L’île était là sous leurs yeux comme une carte déployée, et il n’y avait<br />

qu’un nom à mettre à tous ses angles rentrants ou sortants, comme à<br />

tous ses reliefs. Gédéon Spilett les inscrirait à mesure, et la nomenclature<br />

géographique de l’île serait définitivement adoptée.<br />

Fred, Philémon et le naufragé du "A",<br />

Dargaud, 1972<br />

L’île est déjà une carte déployée avant d’être dénommée ! Le baptiseur de caps et de<br />

sommets est de facto rédacteur de la carte grâce à laquelle on a (enfin ?) « l’air d’être<br />

quelque part ».

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