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Pouvoir de la violence et violence du pouvoir - Centre de ...

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popu<strong>la</strong>ires. En réalité, dans le courant <strong>de</strong>s années soixante, c’est <strong>la</strong> « pensée gui<strong>de</strong> » d’Abimaël<br />

Guzmán, alias Presi<strong>de</strong>nte Gonzalo <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong>s années quatre-vingts, pensée unique<br />

que nul ne doit rem<strong>et</strong>tre en cause, qui dicte <strong>la</strong> juste interprétation <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong> Mariátegui,<br />

condamnant les lea<strong>de</strong>rs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Révolution cubaine que toute <strong>la</strong> gauche mondiale révère à c<strong>et</strong>te<br />

époque. La démocratie popu<strong>la</strong>ire que vou<strong>la</strong>it instaurer Sentier Lumineux se révèle donc une<br />

autre forme <strong>de</strong> dictature, avec un chef tout puissant régnant sans partage sur les esprits <strong>et</strong><br />

surveil<strong>la</strong>nt les mœurs <strong>de</strong>s militants <strong>et</strong> <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong>s zones « libérées ».<br />

Dans Lituma en los An<strong>de</strong>s, ceux qui sont censés détenir le <strong>pouvoir</strong> restent cachés aux yeux<br />

<strong>du</strong> lecteur. Le <strong>pouvoir</strong> <strong>de</strong> l’Etat n’apparaît représenté que par <strong>de</strong>ux gar<strong>de</strong>s civils, un caporal<br />

<strong>et</strong> un non gradé, c’est-à-dire les moins gradés <strong>de</strong> <strong>la</strong> hiérarchie. Ce détail n’a rien d’anodin.<br />

Naccos est un hameau isolé au milieu <strong>de</strong>s montagnes, loin <strong>de</strong> toute route carrossable, <strong>et</strong> à<br />

en croire <strong>la</strong> manière dont sont exprimés les dép<strong>la</strong>cements <strong>de</strong>s personnages, sans le moindre<br />

sentier pour le relier à une voie <strong>de</strong> transit. La route en construction symbolise <strong>la</strong> volonté <strong>de</strong><br />

faire parvenir l’autorité <strong>de</strong> l’Etat sur l’ensemble <strong>du</strong> territoire à une époque où, historiquement,<br />

il est question <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre sur pied <strong>la</strong> régionalisation afin <strong>de</strong> favoriser le développement <strong>du</strong> pays.<br />

La volonté <strong>de</strong> désenc<strong>la</strong>ver les régions reculées est une réalité <strong>de</strong> l’époque où est censée se<br />

dérouler l’action romanesque, <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s années quatre-vingts. La configuration <strong>de</strong>s<br />

lieux renseigne le lecteur sur les rapports entre les occupants <strong>du</strong> hameau, <strong>de</strong>s baraquements<br />

<strong>de</strong>s ouvriers <strong>du</strong> chantier <strong>et</strong> <strong>du</strong> commissariat. Le commissariat est isolé <strong>du</strong> reste <strong>du</strong> hameau <strong>de</strong><br />

Naccos ; le toit <strong>du</strong> bâtiment s’effondrait (détail important, car le toit protège, comme l’Etat doit<br />

protéger les citoyens), Tomasito l’a réparé <strong>de</strong> son mieux (les moyens d’entr<strong>et</strong>enir <strong>la</strong> présence<br />

d’une représentation <strong>de</strong> l’Etat manquent) ; pour se défendre en ces temps d’insécurité, les <strong>de</strong>ux<br />

gar<strong>de</strong>s ne disposent que <strong>de</strong> quelques armes, cachées dans l’armoire rustique <strong>de</strong> <strong>la</strong> seule pièce,<br />

lieu <strong>de</strong> travail <strong>et</strong> dortoir, divisée par un ri<strong>de</strong>au ; à l’extérieur, un mur<strong>et</strong> <strong>de</strong> terre <strong>et</strong> <strong>de</strong> pierres est<br />

censé protéger d’une probable attaque. Les symboles <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie semblent manquer ; au mur,<br />

une affiche publicitaire d’Inca Co<strong>la</strong>, <strong>de</strong> sabor nacional disait-on alors (<strong>la</strong> fabrique <strong>de</strong> ce soda<br />

n’avait pas encore été rach<strong>et</strong>ée par le Chili), sur <strong>la</strong>quelle figure un Sacré Cœur, apparaissent<br />

dans ce commissariat comme les piliers <strong>de</strong> <strong>la</strong> péruanité. L’absence <strong>du</strong> drapeau national <strong>et</strong> <strong>du</strong><br />

portrait <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> l’Etat est significative. De plus, à l’ère <strong>de</strong> l’ordinateur, quand l’informatique<br />

est accessible pécuniairement à une <strong>la</strong>rge majorité <strong>de</strong> citoyens, les gar<strong>de</strong>s n’ont qu’un crayon<br />

à papier dont il ne faut pas casser <strong>la</strong> mine <strong>et</strong> qu’il ne faut pas user trop vite, pas même une<br />

machine à écrire mécanique comme celle <strong>de</strong>s écrivains publics sur les trottoirs <strong>de</strong> <strong>la</strong> capitale. C<strong>et</strong><br />

ensemble <strong>de</strong> détails va <strong>de</strong> pair avec le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s civils mutés dans ce lieu inhospitalier, où<br />

les nuits sont aussi g<strong>la</strong>ciales que les re<strong>la</strong>tions humaines. Historiquement, <strong>de</strong>puis 1983, quand les<br />

attentats <strong>et</strong> les meurtres <strong>de</strong>viennent fréquents, les forces <strong>de</strong> l’ordre ont reçu l’ordre <strong>de</strong> répondre<br />

au terrorisme par le terrorisme, afin d’intimi<strong>de</strong>r les sentiéristes ; <strong>de</strong> leur côté, le chef, Abimaël<br />

Guzmán, qui n’apparaît pas non plus dans le roman en qualité <strong>de</strong> personnage (qui cependant<br />

prête ses traits à Dionisio), insiste <strong>de</strong> plus en plus sur le quota <strong>de</strong> sang qu’il faudra verser pour<br />

<strong>la</strong> victoire. Mais quelle réponse Lituma <strong>et</strong> Tomasito pourraient-ils apporter à un commando aux<br />

ordres <strong>de</strong> Sentier Lumineux <br />

Sur le versant d’en face, les quelques maisons bien précaires <strong>du</strong> vil<strong>la</strong>ge indien restent<br />

invisibles pour les <strong>de</strong>ux gar<strong>de</strong>s, cachées <strong>de</strong>rrière un ri<strong>de</strong>au d’eucalyptus. C<strong>et</strong> arbre, très courant<br />

dans les An<strong>de</strong>s (bien que l’arbre le plus souvent nommé dans les œuvres littéraires soit le molle),<br />

a un nom d’origine grecque signifiant « qui cache bien ». Un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> fiction romanesque se<br />

construit au moyen <strong>de</strong> ces éléments, renvoyant à une Grèce antique <strong>de</strong>s débuts <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation.<br />

Naccos, hameau presque invisible : telle est effectivement <strong>la</strong> vision <strong>de</strong>s Indiens proposée par <strong>la</strong><br />

littérature indigéniste d’avant Arguedas, un peuple qui se cache, qui reste une énigme 2 . A côté,<br />

18<br />

2. Un bel exemple <strong>de</strong> l’Indien, invisible dans <strong>la</strong> société b<strong>la</strong>nche péruvienne, se trouve dans le roman <strong>de</strong> Manuel

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