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DEJA - Laboratoire de Linguistique Formelle

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<strong>DEJA</strong> : ADVERBE OU MARQUEUR DISCURSIF <br />

1<br />

Denis Paillard<br />

<strong>Laboratoire</strong> <strong>de</strong> linguistique formelle<br />

(UMR 7110)<br />

Université Denis Di<strong>de</strong>rot Paris 7<br />

Déjà a fait l’objet <strong>de</strong> plusieurs étu<strong>de</strong>s 1 qui présentent une série <strong>de</strong> traits communs. Elles portent<br />

essentiellement sur quatre emplois. Deux emplois définis comme aspectuels ou temporels selon<br />

les auteurs : (a) j’ai déjà fini mon <strong>de</strong>voir ; (b) j’ai déjà entendu cela il y a <strong>de</strong>ux jours. Un emploi<br />

argumentatif : (c) C’est déjà cher, si en plus il faut payer le port …. La valeur dite d’oubli : (d)<br />

quel est son nom, déjà M.-B. Mosegaard Hansen (2000, 2002) élargit l’analyse à <strong>de</strong> nouvelles<br />

données. En particulier, elle distingue, à côté <strong>de</strong> l’emploi illustré par (c), un autre emploi<br />

discursif ; comparer :<br />

(1) 100 000 francs, c’est déjà une somme. 500 000, ce serait une vraie fortune<br />

(2) J’aime bien cet appartement : déjà, il est super-bien situé, puis il est grand et enfin il n’est<br />

pas cher.<br />

En (1) déjà est « intégré » dans la séquence sur laquelle il porte, alors que, dans le second, il est<br />

en position détachée, à l’initiale. Enfin, dans une perspective diachronique, E. Buchi (à paraître)<br />

propose une analyse très informée <strong>de</strong> l’apparition <strong>de</strong>s différentes valeurs pragmatiques <strong>de</strong> déjà et<br />

attire l’attention sur <strong>de</strong>ux autres emplois : un emploi « contrastif » :<br />

(3) J'en suis sûr ; et, au lieu <strong>de</strong> railler un syndic, un bourgeois respectable qui paye exactement<br />

à l'état sa patente et ses impôts, le ministre et la reine feraient mieux <strong>de</strong> s'occuper, l'un <strong>de</strong>s<br />

affaires du royaume, et l’autre <strong>de</strong> celles <strong>de</strong> son ménage, qui ne vont pas déjà si bien.<br />

et un emploi « assertif » :<br />

(4) Je le ferai déjà (« je le ferai soyez tranquille »).<br />

Si (4) est très marginal 2 , l’emploi illustré par (3) est bien attesté : comme le souligne Buchi, il<br />

présente <strong>de</strong>ux propriétés : a. il est associé à la négation ; b. il met en jeu une propriété scalaire p.<br />

Déjà signifie que le <strong>de</strong>gré attribué à p (cf. la présence <strong>de</strong> si) est défini négativement comme<br />

n’étant pas celui auquel on pouvait s’attendre a priori.<br />

Les emplois répertoriés dans la littérature ne nous paraissent pas épuiser la diversité <strong>de</strong>s<br />

emplois <strong>de</strong> déjà. Dans la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> cet article, consacrée à une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la variation 3 <strong>de</strong><br />

déjà, nous serons amenés à discuter d’un ensemble <strong>de</strong> données, peu ou non étudiées. La<br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> ces données suppose une prise en compte systématique <strong>de</strong> la distribution <strong>de</strong> déjà.<br />

Ce terme recouvre <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> trois ordres : la portée <strong>de</strong> déjà (i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> la<br />

séquence sur laquelle porte déjà ; la nature <strong>de</strong> la portée détermine en partie l’interprétation<br />

associée à déjà) ; la position <strong>de</strong> déjà dans la séquence (position initiale, médiane, finale) ; le<br />

détachement ou non <strong>de</strong> déjà par rapport à sa portée (l’exemple (2) est un premier exemple <strong>de</strong><br />

position détachée). Dans la majorité <strong>de</strong>s travaux consacrés à déjà ces questions ne sont abordées<br />

que <strong>de</strong> façon ponctuelle ou marginale.<br />

1. Déjà : adverbe ou marqueur discursif.<br />

Dans cette première partie, nous revenons sur l’appartenance catégorielle <strong>de</strong> déjà. La<br />

thèse que nous défendons est que déjà n’est pas un adverbe mais un marqueur discursif (ci<strong>de</strong>ssous<br />

MD). Ce problème n’est pas un simple problème d’étiquetage : il renvoie à une<br />

différence concernant le type <strong>de</strong> sémantique mise en jeu : un adverbe relève, <strong>de</strong> notre point <strong>de</strong><br />

1<br />

On trouvera dans la bibliographie les références <strong>de</strong>s principaux travaux consacrés à déjà.<br />

2<br />

E. Buchi souligne que l’emploi assertif est géographiquement limité : Suisse roman<strong>de</strong>, Alsace et, secondairement,<br />

Belgique et région <strong>de</strong> Metz. Il s’agirait d’un calque <strong>de</strong> l’allemand (schon présente <strong>de</strong> nombreux exemples <strong>de</strong> ce<br />

type ; cf. R.Métrich, E. Faucher et G.Courdier (2002).<br />

3<br />

Ci-<strong>de</strong>ssous nous justifions le fait <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> « variation » et non <strong>de</strong> « polysémie ».


vue, d’une sémantique intra-propositionnelle : son champ est la proposition où il intervient pour<br />

spécifier tel ou tel composant <strong>de</strong> la relation prédicative. Inversement, un MD relève d’une autre<br />

sémantique : il définit le statut discursif <strong>de</strong> la séquence correspondant à sa portée (cf. 1.1. ci<strong>de</strong>ssous).<br />

Cette réflexion sur déjà comme MD a été largement nourrie par la constatation que déjà<br />

est bloqué lorsqu’il porte sur la forme niée du verbe 4 (cette contrainte vaut pour « ne pas » mais<br />

non pour « ne plus, cf. Il n’est déjà plus là). Cette contrainte ne joue pas avec encore :<br />

(5) Il est déjà là vs Il n’est pas déjà là<br />

(6) Il est encore là vs Il n’est pas encore là<br />

Comme l’a montré Van <strong>de</strong>r Auwera (1998), selon les langues, les marqueurs qui expriment <strong>de</strong>s<br />

valeurs aspecto-temporelles proches <strong>de</strong> déjà ne sont pas tous soumis à cette contrainte 5 . Ya en<br />

espagnol est compatible avec la forme niée du verbe :<br />

(7) Juan ya no esta en casa<br />

Juan déjà nég être à maison<br />

Juan n’est (déjà) plus à la maison<br />

tout comme uže en russe :<br />

(8) On uže ne rabotaet na Petrovke<br />

il déjà nég travaille à la Petrovka<br />

il ne travaille plus à la Petrovka »<br />

En roumain, par contre, <strong>de</strong>ja est soumis à la même contrainte que déjà :<br />

(9) El nu (nég) este <strong>de</strong>ja aici<br />

Cette contrainte sur la négation concernant déjà peut être mise en relation avec une<br />

contrainte observée pour <strong>de</strong>s mots comme bien ou vraiment, qui ont le double statut d’adverbe et<br />

<strong>de</strong> marqueur discursif. Comparer :<br />

(10) Il est vraiment grand<br />

(10a) Il n’est pas vraiment grand<br />

(11) On achève bien les chevaux (« pourquoi pas les humains »)<br />

(11a) On n’achève pas bien les chevaux<br />

vraiment en (10) a un double statut : adverbe (« il est très grand ») et marqueur discursif (« il est<br />

effectivement grand » : valeur <strong>de</strong> confirmation). En (10a) seule l’interprétation fondée par<br />

vraiment adverbe est posssible. En (11) bien a le statut <strong>de</strong> marqueur discursif. Dans (11a) on ne<br />

retrouve pas l’interprétation discursive supportée par bien.<br />

Cette contrainte, en l’attente d’une étu<strong>de</strong> systématique, n’est qu’un premier indice en<br />

faveur <strong>de</strong> la caractérisation <strong>de</strong> déjà comme MD 6 . Ci-<strong>de</strong>ssous, nous chercherons à montrer que la<br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong> déjà comme MD permet <strong>de</strong> rendre compte non seulement <strong>de</strong>s emplois considérés<br />

comme centraux, mais aussi <strong>de</strong> toute une série d’autres emplois, jusqu’ici négligés.<br />

1.1. Sémantique discursive<br />

Nous proposons d’appliquer à l’analyse <strong>de</strong> déjà la notion <strong>de</strong> sémantique discursive élaborée dans<br />

le cadre d’un projet russe – français <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s mots du discours du russe 7 .<br />

Dans l'immense majorité <strong>de</strong>s travaux qui leur sont consacrés, les MD (mots du discours /<br />

marqueurs discursifs) n'ont pas <strong>de</strong> statut en tant qu'unités <strong>de</strong> la langue. Ils sont décrits<br />

essentiellement du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> leur fonctionnement dans le discours. Partant <strong>de</strong> la<br />

4<br />

Quand déjà porte sur tout l’énoncé, le verbe peut être à la forme négative : Il n’y a rien à attendre <strong>de</strong> lui. Déjà il<br />

n’est pas venu à la réunion, si en plus il refuse <strong>de</strong> payer sa cotisation….<br />

5<br />

Pour Van <strong>de</strong>r Auwera (1998), cette différence <strong>de</strong> comportement avec la négation ne remet pas en cause leur<br />

appartenance commune à la clase <strong>de</strong>s phasal adverbials. A la conférence du Cerlityp (novembre 2004) nous avons<br />

défendu la thèse sur la base d’une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> huit marqueurs appartenant à cinq langues différentes déjà (fr.),<br />

schon (alld.), uže et už (russe), đa et roî (vietnamien), haэj et ruә:c (khmer), cf. Paillard (2004).<br />

6<br />

Quant à la solution consistant à définir <strong>de</strong>ux déjà : un déjà adverbe et un déjà MD, elle nous paraît difficile à tenir<br />

en raison <strong>de</strong> la quasi-impossibilité <strong>de</strong> formuler <strong>de</strong>s critères permettant <strong>de</strong> distinguer les emplois relevant <strong>de</strong> déjà<br />

adverbe <strong>de</strong> ceux correspondant à déjà MD.<br />

7<br />

Ce projet a donné lieu à la publication <strong>de</strong> trois recueils collectifs (en russe) et <strong>de</strong> plusieurs articles. Dans Paillard<br />

(2002) on trouvera une présentation synthétique <strong>de</strong> cette recherche. Nous ne discuterons pas ici <strong>de</strong> la différence<br />

possible entre marqueurs discursifs et mots du discours. Dans le cadre <strong>de</strong> cet article, nous considérons qu’il s’agit<br />

d’une simple variation terminologique.<br />

2


<strong>de</strong>scription, dans un même format, d'une cinquantaine <strong>de</strong> MD du russe, il a été proposé une<br />

définition <strong>de</strong>s MD, qui les i<strong>de</strong>ntifie comme formant une classe d'unités <strong>de</strong> la langue. La<br />

définition est la suivante : un MD est un mot qui définit le statut discursif <strong>de</strong> la séquence p<br />

i<strong>de</strong>ntifiée comme sa portée. En tant que portée du MD la séquence p se présente comme « une<br />

façon particulière » <strong>de</strong> dire un état <strong>de</strong> choses Z (« état <strong>de</strong> choses » est pris ici au sens large <strong>de</strong> « ce<br />

dont je parle en disant ce que je dis » : un état <strong>de</strong> choses est donc extérieur à la langue et, en<br />

même temps, il n'a <strong>de</strong> statut - d'accessibilité - qu'à travers la séquence p qui le dit 8 ). Un MD est<br />

donc un mot relateur mettant en rapport une séquence avec un état <strong>de</strong> choses Z, ce que l’on peut<br />

noter p MD Z. Il importe <strong>de</strong> distinguer ce qui relève du contenu propositionnel <strong>de</strong> la séquence p<br />

(ce que p dit <strong>de</strong> Z) <strong>de</strong> ce qui est <strong>de</strong> l'ordre <strong>de</strong> la sémantique (discursive) du MD, à savoir la façon<br />

dont p dit Z.<br />

La sémantique discursive mise en jeu par les MD relève :<br />

- Soit d'une sémantique <strong>de</strong> la pertinence : ce que dit l'énoncé est donné comme un point <strong>de</strong> vue<br />

pertinent sur Z ; mais cette pertinence est, par définition, relative et donc plurielle : il y a<br />

accumulation <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue (différents, parfois contradictoires) sur Z, aucun point <strong>de</strong> vue<br />

ne pouvant prétendre dire Z <strong>de</strong> façon exhaustive. Nous parlons alors <strong>de</strong> MD point <strong>de</strong><br />

perspective. Un MD point <strong>de</strong> perspective spécifie la séquence p qui est sa portée comme un<br />

point <strong>de</strong> vue sur un état <strong>de</strong> choses Z, point <strong>de</strong> vue qui est dans un rapport d'altérité avec un<br />

premier point <strong>de</strong> vue q. Le MD spécifie l’altérité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue.<br />

- Soit d'une sémantique <strong>de</strong> l'adéquation : ce que l'énoncé dit est présenté comme adéquat pour<br />

dire l'état <strong>de</strong> choses Z et, à ce titre, il se présente comme disant pleinement Z. Nous parlons<br />

<strong>de</strong> MD garant. Le terme <strong>de</strong> « garant » désigne le support spécifique <strong>de</strong> l’adéquation <strong>de</strong> la<br />

séquence p (le garant <strong>de</strong> l’adéquation n’est pas le locuteur lui-même).<br />

Certains MD peuvent relever <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sémantiques. Ainsi, pravda (« vérité ») en russe a le statut<br />

soit d'un MD point <strong>de</strong> perspective (la « vérité » est celle du mon<strong>de</strong>), soit d'un MD garant (la<br />

« vérité » est celle <strong>de</strong> la séquence) 9 .<br />

1.2. I<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong> déjà<br />

Nous considérons déjà comme un MD point <strong>de</strong> perspective et nous proposons <strong>de</strong> caractériser son<br />

i<strong>de</strong>ntité sémantique 10 <strong>de</strong> la façon suivante : déjà signifie que p (séquence correspondant à la<br />

portée <strong>de</strong> déjà) constitue un point <strong>de</strong> vue stabilisé sur l'état <strong>de</strong> choses Z introduit par une<br />

séquence q, interprétée comme un premier point <strong>de</strong> vue sur Z. L'altérité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue q | p<br />

relève d'une opposition entre q « point <strong>de</strong> vue présentant Z comme non stabilisé » (dans le temps<br />

et / ou dans le cadre d'une relation intersubjective) / « p point <strong>de</strong> vue présentant Z comme état <strong>de</strong><br />

choses stabilisé » (dans le temps et / ou pour un sujet donné). P, point <strong>de</strong> vue stabilisé, est pris<br />

comme point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> référence.<br />

Cette caractérisation <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong> déjà appelle une série <strong>de</strong> commentaires :<br />

1. Le domaine <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue associés à Z est un domaine orienté : on passe <strong>de</strong> « non<br />

stabilisé » à « stabilisé » et à ce titre q est premier par rapport à p. Cette orientation n’est<br />

pas d’ordre temporel. Bien plus, c’est l’introduction <strong>de</strong> p (portée <strong>de</strong> déjà) qui confère à la<br />

séquence q le statut <strong>de</strong> premier point <strong>de</strong> vue sur Z ; en tant que tel, q n’est pas un point <strong>de</strong><br />

vue sur Z, c’est déjà qui entraîne sa réinterprétation comme point <strong>de</strong> vue.<br />

2. Le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> présence <strong>de</strong> q est variable : il ne correspond pas nécessairement à une<br />

séquence du contexte gauche. Cela est le cas notamment <strong>de</strong> la valeur « oubli », <strong>de</strong><br />

l’emploi contrastif distingué par E. Buchi (cf. ex. (3) ci-<strong>de</strong>ssus), <strong>de</strong>s emplois où déjà est<br />

inséré dans un syntagme ou encore <strong>de</strong>s emplois dits « absolus » :<br />

(12) Au Kosovo la France et d’autres avaient fini par imposer le droit, malgré, déjà, les menaces<br />

russes<br />

(13) Le mot ravissait les enfants et je pensais avec, déjà, un peu <strong>de</strong> mélancolie...<br />

(14) – Je suis prêt - Déjà !<br />

8<br />

Ce qui est très proche <strong>de</strong> ce qui est désigné en anglais par le terme « aboutness ».<br />

9<br />

Cf . Paillard (2002).<br />

10<br />

L’i<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong> déjà n’est pas à proprement parler un invariant. Comme on le verra ci-<strong>de</strong>ssous, elle est<br />

avant tout un cadre que l’on se donne pour penser la variation sémantique <strong>de</strong> déjà.<br />

3


Quel que soit son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> présence dans le texte, le point <strong>de</strong> vue sur Z non stabilisé, en tant que<br />

premier point <strong>de</strong> vue, est toujours convoqué par déjà 11 . Il y a toujours altérité <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue sur<br />

Z mais c’est déjà qui la fon<strong>de</strong>.<br />

3. Les termes <strong>de</strong> « stabilisé » / « non stabilisé » utilisés dans la formulation <strong>de</strong> l’altérité <strong>de</strong>s<br />

points <strong>de</strong> vue p et q reçoivent <strong>de</strong>s interprétations variables.<br />

4. La contrainte évoquée ci-<strong>de</strong>ssus concernant la forme niée du verbe tient au fait que par<br />

rapport à non p signifiant « p n’est pas le cas », point <strong>de</strong> vue stabilisé, il est difficile <strong>de</strong><br />

construire une séquence pouvant s’interpréter comme premier point <strong>de</strong> vue non stabilisé.<br />

Avec ne plus, qui pose non p (valeur <strong>de</strong> référence actualisée) comme le dépassement<br />

dans le temps <strong>de</strong> p, la prise en compte <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue re<strong>de</strong>vient possible ; cf. il<br />

n’est déjà plus là.<br />

Avant <strong>de</strong> décrire <strong>de</strong> façon systématique la variation <strong>de</strong> déjà, nous montrerons comment<br />

cette caractérisation sur l’i<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong> déjà permet <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s principaux<br />

emplois associés à déjà.<br />

a. valeur « phasique »<br />

(15) – Paul est là – Non, il est déjà parti.<br />

Pour ce qui est du « départ <strong>de</strong> Paul », q, qui correspond à Paul est là, est réinterprété en tant que<br />

premier point <strong>de</strong> vue sur Z, en termes <strong>de</strong> « Paul n’est pas (encore) parti » 12 . Le second point <strong>de</strong><br />

vue (point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> référence) correspond à Z stabilisé (« le départ a eu lieu »). La notion <strong>de</strong><br />

précocité, souvent utilisée pour décrire cette valeur, repose sur l’altérité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue<br />

convoqués par déjà 13 .<br />

b. valeur « itérative » et passé d’expérience<br />

(16) – Tu regar<strong>de</strong>s A bout <strong>de</strong> souffle ce soir à la télé Non, je l’ai déjà vu trois fois.<br />

(17) – Es-tu déjà allé à Rome – Oui, six fois / Non, jamais.<br />

En (16) du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> q, Z (« regar<strong>de</strong>r A bout <strong>de</strong> souffle ») n’est pas stabilisé : il s’agit d’une<br />

proposition. L’énoncé avec déjà marque que ce qui est présenté comme « à stabiliser » est en fait<br />

stabilisé. L’exemple (17) est un exemple <strong>de</strong> passé d’expérience : la question ne porte pas sur une<br />

occurrence <strong>de</strong> procès (envisagée sous l’angle <strong>de</strong> l’actualisation <strong>de</strong> telle ou telle phase <strong>de</strong> son<br />

déroulement) mais sur l’existence dans le temps d’au moins une occurrence <strong>de</strong> procès (point <strong>de</strong><br />

vue stabilisé) par rapport à la non-existence d’une telle occurrence (point <strong>de</strong> vue non stabilisé).<br />

Comme il s’agit d’une question (ce qui revient d’une certaine façon à mettre sur le même plan les<br />

<strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue), la réponse peut sélectionner aussi bien l’existence d’une ou plusieurs<br />

occurrences (oui, trois fois = p) que la non-existence d’une occurrence (non, jamais = q).<br />

c. valeur d’oubli<br />

(18) Quel est son nom déjà <br />

Si elle est répertoriée par tous les auteurs ayant étudié déjà, la <strong>de</strong>scription du mécanisme qui fait<br />

que déjà impose l’interprétation comme « oubli » et non comme simple ignorance est dans la<br />

plupart <strong>de</strong>s articles problématique. Ainsi, Mosegaard Hansen (2000) écrit que déjà signifie que<br />

« l’obligation <strong>de</strong> poser la question se présente plus tôt que prévu ». Mais cela laisse ouverte la<br />

question <strong>de</strong> savoir ce qui dans la sémantique même <strong>de</strong> déjà fon<strong>de</strong> la notion d’oubli 14 . Concernant<br />

cet emploi, il faut préciser qu’il n’intervient que dans les questions qui portent sur l’i<strong>de</strong>ntification<br />

d’un <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> la relation prédicative (questions en qui, que, où, quand, …). Comme dans<br />

le cas du passé d’expérience, on a coexistence dans le cadre <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong><br />

vue sur Z : le point <strong>de</strong> vue non stabilisé correspond au fait que, sur la classe <strong>de</strong>s éléments<br />

susceptibles d’instancier telle place d’argument, on ne peut pas i<strong>de</strong>ntifier l’élément instanciant<br />

11<br />

Cette prise en compte d’un premier point <strong>de</strong> vue ne doit pas être interprétée comme signifiant que déjà est un<br />

connecteur, au sens où il mettrait en relation <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue sur Z. Déjà ne porte que sur p qui en tant que<br />

second point <strong>de</strong> vue présuppose l’existence d’un premier point <strong>de</strong> vue.<br />

12<br />

Cette interprétation <strong>de</strong> Paul est là en termes <strong>de</strong> « ne pas être (encore) parti » n’est pas nécessaire, comme le montre<br />

la possibilité <strong>de</strong> (15a) –Paul est là – Non, il est parti.<br />

13<br />

L’impossibilité d’avoir déjà avec un verbe au passé simple tient au fait que le passé simple présente le procès<br />

comme compact (le plus souvent dans un enchaînement), ce qui bloque toute mise en perspective d’une phase du<br />

procès.<br />

14<br />

I. Tahara (2004) fait une remarque similaire, à la différence près que ce n’est pas la question mais l’oubli lui-même<br />

qui est présenté comme « précoce ». Ici encore la responsabilité <strong>de</strong> déjà dans l’émergence <strong>de</strong> cette valeur n’est pas<br />

vraiment abordée.<br />

4


effectivement cette place (cette non i<strong>de</strong>ntification équivaut à une ignorance pure et simple). Le<br />

second point <strong>de</strong> vue stabilisé, tout en se plaçant dans le cadre <strong>de</strong> la question, signifie que ce<br />

même élément est i<strong>de</strong>ntifié (cette i<strong>de</strong>ntification est assimilée à un savoir). Cette coexistence<br />

d’ignorance (q) et <strong>de</strong> savoir (p) est ce qui fon<strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> la question comme fondée sur<br />

un oubli.<br />

d. valeur comparative<br />

(19) – Quelle est la différence entre une stu<strong>de</strong>tte et un studio – Ben, par exemple, tu vois la<br />

piaule <strong>de</strong> Marie Ca c’est une stu<strong>de</strong>tte, alors que mon appartement à moi, c’est déjà un studio.<br />

(Mosegaard Hansen)<br />

(20) C’est déjà bien.<br />

En (19) la présence <strong>de</strong> déjà fait que, dans le cadre <strong>de</strong> l’exemplification <strong>de</strong> ce que recouvre la<br />

distinction « stu<strong>de</strong>tte / studio », studio est pris comme terme <strong>de</strong> référence, « être une stu<strong>de</strong>tte »<br />

prédiqué <strong>de</strong> la piaule <strong>de</strong> Marie s’interprète comme « ne pas être encore / vraiment un studio » 15 .<br />

En (20) p (c’est bien) signifie que, pour ce qui est d’atteindre un objectif complexe, difficile,<br />

problématique (point <strong>de</strong> vue non stabilisé), il existe une première étape positive. A la différence<br />

d’autres analyses <strong>de</strong> ce même exemple, polarisées sur l’objectif à atteindre (on s’intéresse à l’au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> p), notre analyse met en avant le caractère a priori « discutable » <strong>de</strong> l’objectif (premier<br />

point <strong>de</strong> vue sur Z). En même temps, déjà pose qu’il y a une suite possible à p (rappelons que dé<br />

dans déjà vient du latin <strong>de</strong> ex). Cette interprétation <strong>de</strong> « non stabilisé » / « stabilisé » en termes <strong>de</strong><br />

« discutable » / « indiscutable » peut prendre une dimension (inter)subjective forte comme dans<br />

les exemples suivants :<br />

(21) – Je vais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Paul <strong>de</strong> m’expliquer pourquoi il s’obstine à ne pas vouloir venir. –<br />

Ecoute, il est déjà assez énervé, alors ne l'excite pas davantage<br />

(22) Mais enfin, écoute tu as réussi, c'est déjà formidable, tu ne vas tout <strong>de</strong> même pas te plaindre<br />

parce que tu n'es pas dans les premières... (Métrich)<br />

e. déjà thématique (Hansen) et déjà que<br />

(23) Tout à coup, les parents sursautèrent. On entendait comme le bruit d'un pas lourd, la<br />

vaisselle en tremblait dans le buffet.<br />

- Ah ! ça ... mais on marche dans la maison....On dirait même...<br />

Ce n'est rien, dit Delphine. C'est le chat qui court après les souris au grenier. Déjà, cet après<br />

midi, il a fait le même bruit.<br />

(24) Tout à l’esbroufe, çà <strong>de</strong>venait absur<strong>de</strong>. Ce jour là, donc, pas un mot à poser sur le papier.<br />

On serait <strong>de</strong>rniers, c’est sûr. C’était le redoublement assuré. Déjà que notre cote n’était pas<br />

brillante. Si en plus, à l’examen, on rendait une copie blanche<br />

Cet emploi est proche du précé<strong>de</strong>nt et présente une dimension argumentative forte : non<br />

stabilisé / stabilisé s’interprète toujours comme « discutable » / « indiscutable » En (23),<br />

Delphine est consciente que son explication du bruit au grenier (C’est le chat qui court après les<br />

souris) est peu crédible (et donc discutable) pour ses parents. En affirmant que le même<br />

événement a eu lieu auparavant elle cherche à la rendre indiscutable (ce qui n’implique<br />

nullement qu’elle le soit effectivement pour les parents). Avec déjà que, l’altérité « discutable » /<br />

« indiscutable » ne relève pas d’une polarisation intersubjective. Comme le souligne Hansen, le<br />

point <strong>de</strong> vue correspondant à q fait l’objet d’une appréciation négative <strong>de</strong> la part du locuteur : Z<br />

est redouté ou même rejeté. Le recours à p signifie que, malheureusement, Z est indiscutable. Le<br />

fait que p impose Z comme indiscutable permet d’expliquer pourquoi, comme le note Hansen, p<br />

a le statut d’un argument préconstruit, venu d’ailleurs : ce n’est pas un argument choisi par le<br />

locuteur.<br />

e. valeur contrastive (Buchi)<br />

(25) Ils voudraient tous me voir mort. Lorsque je serai mala<strong>de</strong>, je vous prie <strong>de</strong> ne plus aller<br />

chercher mon neveu, car je n'étais pas déjà si tranquille que ça, <strong>de</strong> me sentir entre ses mains.<br />

C'est un mé<strong>de</strong>cin <strong>de</strong> quatre sous, il n'a pas une personne comme il faut dans sa clientèle.<br />

5<br />

15<br />

Ce que confirme la suppression possible <strong>de</strong> déjà : sans déjà on a une simple exemplification <strong>de</strong> la distinction entre<br />

stu<strong>de</strong>tte et studio sans que studio soit privilégié.


(26) - Tu n'es pas un vrai révolutionnaire, dit Henri. Tu n‘es qu un révolté, je te l’ai déjà dit. Tu<br />

te perds. Nous ne sommes pas déjà si nombreux et nous avons besoin <strong>de</strong> types comme toi. Il faut<br />

quand même faire quelque chose, réagir contre cette situation.<br />

Cet emploi, mis en lumière par Buchi (à paraître), peut sembler marginal, il est en fait largement<br />

attesté. Comme rappelé ci-<strong>de</strong>ssus, il présente <strong>de</strong>ux caractéristiques : a. il est régulièrement<br />

associé à la négation ; b. la propriété en jeu relève d’un gradient. Le <strong>de</strong>gré attribué sur le plan<br />

quantitatif ou qualitatif à la propriété est introduit sur un mo<strong>de</strong> négatif : le <strong>de</strong>gré en question n’est<br />

pas celui auquel on pouvait a priori s’attendre. La fonction <strong>de</strong> déjà est <strong>de</strong> rendre indiscutable ce<br />

<strong>de</strong>gré, qui, dans la mesure même où il n’est pas celui attendu ou postulé, se présente a priori<br />

comme discutable (premier point <strong>de</strong> vue) 16 .<br />

f. valeur assertive<br />

(27) Je le ferai déjà.<br />

Comme le souligne la glose proposée par E. Buchi (« je le ferai soyez tranquille »), avec déjà le<br />

locuteur cherche à rassurer son interlocuteur quant à la validation du procès : ici encore la dualité<br />

« discutable » (point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’interlocuteur qui doute <strong>de</strong>s intentions du locuteur) /<br />

« indiscutable » (point <strong>de</strong> vue du locuteur) joue pleinement.<br />

Ce retour sur les principaux emplois <strong>de</strong> déjà constitue un premier test <strong>de</strong> la pertinence <strong>de</strong><br />

notre caractérisation <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong> déjà. Comme nous l’avons souligné, ces emplois<br />

n’épuisent pas la polysémie <strong>de</strong> déjà. Nous allons maintenant revenir sur la variation sémantique<br />

<strong>de</strong> déjà 17 dans le format <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription élaboré dans le cadre du projet russe – français évoqué ci<strong>de</strong>ssus.<br />

2. Variation <strong>de</strong> déjà.<br />

La variation <strong>de</strong> déjà est régie par un ensemble <strong>de</strong> facteurs hétérogènes. Dans sa partie<br />

régulière 18 , elle peut être décrite sur trois plans qui, chacun, est centré sur un aspect <strong>de</strong> cette<br />

variation. Ces trois plans sont autonomes mais articulés. A l’intérieur <strong>de</strong> chaque plan, on<br />

distingue trois cas. La combinaison <strong>de</strong>s trois plans fournit ainsi vingt sept cas possibles, mais<br />

avec déjà (comme pour les autres MD), ces vingt sept cas ne sont pas tous réalisés.<br />

2.1. Configurations discursives.<br />

Ci-<strong>de</strong>ssus nous avons vu qu’un marqueur discursif a pour fonction <strong>de</strong> spécifier la séquence<br />

correspondant à sa portée comme « une façon particulière <strong>de</strong> dire un état <strong>de</strong> choses Z ».<br />

L’entreprise consistant à exprimer un état <strong>de</strong> choses Z peut mettre en jeu différentes stratégies<br />

discursives (que nous appelons <strong>de</strong>s configurations discursives). Dans un premier cas, il s’agit<br />

d’arriver à dire Z, la sémantique du MD étant subordonné à cette entreprise (configuration A).<br />

Dans le second, c’est la position discursive du locuteur (telle qu’elle s’exprime à travers le MD)<br />

qui est privilégiée (configuration B). La mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux configurations repose sur<br />

la distinction entre la position non détachée <strong>de</strong> déjà (il est intégré dans la séquence correspondant<br />

à sa portée) ou détachée (déjà est séparé <strong>de</strong> la séquence correspondant à sa portée) 19 .<br />

2.1.1. Configuration A.<br />

Dans la sémantique du point <strong>de</strong> vue, la séquence p, sur laquelle porte déjà, se présente comme un<br />

second point <strong>de</strong> vue sur Z, introduit contextuellement par une première séquence q. Dans la<br />

configuration A, p vient compléter, préciser ou encore corriger ce que q dit <strong>de</strong> Z – le recours à p<br />

signifie que d’une certaine façon q ne suffit pas ou même échoue à dire pleinement Z. Relèvent<br />

6<br />

16<br />

On notera que ce type d’emploi est très fréquent en russe avec la particule už étroitement associée à uže (« déjà ») :<br />

èto ne tak už ploxo (« ce n’est už pas si mal que çà »).<br />

17<br />

Nous parlons <strong>de</strong> « variation » pour souligner que la diversité <strong>de</strong>s emplois relève <strong>de</strong> principes réguliers, définis<br />

indépendamment <strong>de</strong> la sémantique <strong>de</strong> déjà.<br />

18<br />

Nous ne parlons pas ici <strong>de</strong> la variation liée aux propriétés <strong>de</strong>s termes lexicaux et à <strong>de</strong>s enjeux pragmatiques.<br />

19<br />

A l’écrit, la position détachée est marquée par la mise entre virgules <strong>de</strong> déjà. A l’oral, déjà est non détaché lorsque<br />

sur le plan prosodique il est intégré dans la séquence correspondant à sa portée ; il est détaché lorsqu’il est distingué<br />

sur le plan prosodique (l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> déjà sur le plan prosodique reste à faire et, dans le présent article, nous nous<br />

appuyons sur les seuls signes <strong>de</strong> ponctuation, tout en étant conscients <strong>de</strong> la relative fragilité <strong>de</strong> ce critère). Sur la<br />

notion <strong>de</strong> détachement / non détachement, cf. Bonnot , Kodzassov (2001) et Bonnot (2002).


<strong>de</strong> A aussi bien <strong>de</strong>s emplois aspecto-temporels (ex. (28) - (30), (15)) que discursifs (ex. (31) –<br />

(33) 20 :<br />

(28) Six heures et <strong>de</strong>mie ont à peine sonné à la mairie que déjà le village s'ébroue<br />

(29) Juin tirait à sa fin et déjà il faisait sur Paris une chaleur accablante<br />

(30) – Pouvez-vous rendre le questionnaire – Je l’ai déjà rendu<br />

(15) - Paul est là - Non, il est déjà parti<br />

Dans ces quatre exemples, le premier point <strong>de</strong> vue q sur Z est explicite. En (28), (29) et (15), p<br />

complète ce que q dit <strong>de</strong> Z – déjà marque une discordance dans le temps entre les <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong><br />

vue : compte tenu <strong>de</strong> ce que dit q, on était en mesure <strong>de</strong> s’attendre à ce que l’événement exprimé<br />

par p comme actualisé ne soit pas encore actualisé. En (30) p complète, en le corrigeant, ce que q<br />

dit <strong>de</strong> Z : le procès que q pose comme « à stabiliser » est présenté comme en fait « stabilisé ».<br />

(31) = (22) Mais enfin, écoute tu as réussi, c'est déjà formidable, tu ne vas tout <strong>de</strong> même pas te<br />

plaindre parce que tu n'es pas dans les premières...<br />

(32) La voix <strong>de</strong> Pauline tremblait d'indignation: « et puis tu vas être plongé jusqu'au coup dans<br />

la politique ; tu n'auras plus une minute à toi...Déjà tu te plains <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> temps pour ton<br />

roman.. ».<br />

(33) – Je ne sais vraiment pas comment faire pour le rencontrer… – Téléphone lui déjà.<br />

(Franckel)<br />

Dans (31), p vient étayer le fait que la réussite (appréciée négativement par la principale<br />

intéressée : à ses yeux, son mauvais classement remet en cause sa réussite),) est, en soi, un grand<br />

succès. q (tu as réussi) n’est discutable qu’en référence à l’appréciation <strong>de</strong> l’interlocutrice, à<br />

laquelle le locuteur, avec p, oppose sa propre appréciation, hautement positive. Dans (32) p vient<br />

renforcer l’affirmation tu n’auras plus une minute à toi. Cet argument, avancé par Pauline pour<br />

réfuter le projet qu’a son mari <strong>de</strong> s’engager en politique, risque <strong>de</strong> se heurter à <strong>de</strong>s objections : p,<br />

qui se réfère aux propos du mari, vise à rendre indiscutable le premier argument. Dans (66) p<br />

constitue une première étape pour atteindre un objectif présenté a priori comme problématique.<br />

2.1.2. Configuration B<br />

Cette configuration regroupe les exemples où déjà est en position détachée (comme on le verra,<br />

le détachement <strong>de</strong> p n’est pas limité aux cas envisagés par Hansen). Le point <strong>de</strong> vue p est une<br />

autre façon d’exprimer Z - il marque une reformulation <strong>de</strong> Z (l’accent est mis sur la posture<br />

énonciative du locuteur), et introduit une rupture avec le premier point <strong>de</strong> vue q.<br />

(34) Notre amour mûrissait à peine que, déjà, tu brûlais mes chansons, crachais sur mes<br />

violettes.<br />

(35) Les petites virent leurs parents se diriger vers leur chambre, et la peur leur glaça les joues,<br />

le nez et jusqu'aux oreilles. Déjà, ils touchaient le bouton <strong>de</strong> la porte lorsqu'ils entendirent un<br />

sanglot <strong>de</strong>rrière eux.<br />

(36) (Il n'y aura pas <strong>de</strong> liste FN aux prochaines élections municipales à Montbéliard, où il y a<br />

pourtant un important réservoir d'électeurs d'extrême droite)<br />

- Pourquoi est-ce que tu t'étonnes Déjà, en 1995, ils n'avaient présenté personne…<br />

(37) Le coup <strong>de</strong> sonnette fit tressaillir la jeune femme, son coeur se mit à battre, l'attente était<br />

finie, déjà...<br />

(38) Je pars. - Déjà !<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> comparer (34) à (28) (on la même construction à peine … que déjà…) : alors<br />

que dans (28) le réveil du village est simplement présenté comme précoce compte tenu <strong>de</strong><br />

l’heure, dans (34) le point <strong>de</strong> vue supporté par p correspond à une rupture : on passe d’une<br />

relation amoureuse à une violence <strong>de</strong>structrice <strong>de</strong> cette même relation. On a télescopage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

points <strong>de</strong> vue difficilement conciliables. En (35) on passe sans transition <strong>de</strong> la terreur <strong>de</strong>s petites<br />

filles face à la catastrophe annoncée à la catastrophe elle-même (q est centré sur les petites filles,<br />

alors que p met en scène les parents) 21 . En (36) la rupture est à la fois temporelle et<br />

20<br />

Pour ce plan <strong>de</strong> variation la position <strong>de</strong> déjà dans la séquence n’a pas <strong>de</strong> pertinence : déjà peut apparaître à<br />

l’initiale, en position médiane ou encore en position finale. La position <strong>de</strong> déjà est prise en compte sur le plan<br />

suivant (« altérité discursive »)<br />

21<br />

Comparer cet exemple à un autre exemple du même auteur (Marcel Aymé) où déjà n’est pas en position détachée :<br />

Les petites se mirent à rire et les vaches et le chien aussi. La Cornette était si en colère qu’elle tremblait <strong>de</strong>s quatre<br />

pattes. Elle déclara d’une voix rageuse : - je vais le dire. Déjà elle se dirigeait vers la ferme, mais le chien se mit<br />

7


argumentative 22 . En (37) la rupture correspond au passage du point <strong>de</strong> vue du narrateur au point<br />

<strong>de</strong> vue subjectif <strong>de</strong> la jeune femme. Enfin, en (38), déjà, en position absolue, sert uniquement à<br />

exprimer l’appréciation subjective du locuteur face à un événement qui lui échappe et qui le<br />

désarçonne : à la surprise suscitée par l’annonce précoce du départ peuvent s’ajouter d’autres<br />

sentiments : regret, reproche, etc.<br />

A côté <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux configurations, où le détachement ou non <strong>de</strong> déjà renvoie à <strong>de</strong>s enjeux<br />

discursifs qui concernent le mo<strong>de</strong> d’articulation <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue p et q pour ce qui est<br />

d’exprimer Z, il est possible <strong>de</strong> dégager une troisième configuration regroupant les emplois<br />

rhétoriques <strong>de</strong> déjà.<br />

2.1.3. Configuration C.<br />

Nous parlerons d’emplois rhétoriques <strong>de</strong> déjà lorsque sa présence s’interprète comme une<br />

scansion discursive. Dans ces emplois le rapport à Z est comme dilué.<br />

(39) &ouais et c’est hyper cool mais bon moi && je me dis toujours t’as quand même e déjà t’as<br />

pas le contact avec la moi j’aime bien le contact avec l’objet e livre, déjà donc e (h) aller voir<br />

dans un dictionnaire (…) (corpus Reumaux 1 cité par Hansen (2000))<br />

(40) Et le 10 mai déjà çà représentait quelque chose pour toi (question dans une interview<br />

d’un mineur ; cet exemple est tiré du corpus analysé par B. Védrine dans sa communication à<br />

Chronos 6)<br />

Dans ces <strong>de</strong>ux exemples tirés <strong>de</strong> corpus oraux, déjà fonctionne comme un ponctuant du discours.<br />

Il est très difficile d’i<strong>de</strong>ntifier l’enjeu discursif associé à la présence <strong>de</strong> déjà. En même temps, on<br />

ne peut pas parler <strong>de</strong> désémantisation pure et simple <strong>de</strong> déjà.<br />

(41) = (12) Au Kosovo la France et d’autres avaient fini par imposer le droit, malgré, déjà, les<br />

menaces russes (tribune libre parue dans Libération concernant la situation en Tchétchénie)<br />

(42) Ce soir là, Pomme eut le sentiment d'une véritable innovation dans son existence ; mais<br />

Pomme ne se rendait pas compte à quel point lui était familière, déjà, cette soudaine coloration<br />

<strong>de</strong> son âme et <strong>de</strong> ses joues.<br />

(43) = (13) Le mot ravissait les enfants et je pensais avec, déjà, un peu <strong>de</strong> mélancolie...<br />

Dans (41) - (43), déjà est dans un rapport d’extériorité à l’enchaînement discursif : la séquence p<br />

y a un statut indépendamment <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> déjà (cela est particulièrement net lorsque déjà<br />

est inséré dans un syntagme prépositionnel, exemples (41) et (43)). Il y a scansion discursive au<br />

sens où déjà inscrit la séquence dans une autre perspective (commentaire subjectif) que celle liée<br />

à son statut premier dans l’enchaînement discursif : on a donc la superposition <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux statuts<br />

discursifs, nettement distincts.<br />

2.2. Altérité discursive<br />

Le second plan <strong>de</strong> variation est étroitement lié à la position <strong>de</strong> déjà dans la séquence<br />

correspondant à sa portée. Quatre positions peuvent être distinguées : initiale, médiane<br />

rhématique, finale, ainsi qu’une position médiane non rhématique 23 . Les trois premières positions<br />

concernent les configurations A et B : elles renvoient à une plus ou moins gran<strong>de</strong> altérité <strong>de</strong>s<br />

points <strong>de</strong> vue p et q. Quant à la position médiane non rhématique elle est caractéristique <strong>de</strong>s<br />

emplois rhétoriques : déjà étant <strong>de</strong> l’ordre d’une scansion discursive, l’altérité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue<br />

n’est pas un enjeu. Alors que le premier plan <strong>de</strong> variation considérait p dans le cadre <strong>de</strong><br />

8<br />

<strong>de</strong>vant elle et l’avertit (…) Déjà marque qu’entre la menace proférée par la vache et sa mise à exécution il n’y a<br />

aucun temps mort ; q et p sont focalisés sur le même personnage (La Cornette).<br />

22<br />

Comparer (36) à : A Montbéliard, le FN est présent à toutes les élections. Sauf aux municipales. Plus qu’une lubie<br />

c’est désormais une habitu<strong>de</strong>. Déjà en 1995 le Front avait brillé par son absence où déjà n’est pas en position<br />

détachée : le point <strong>de</strong> vue p vient renforcer le premier point <strong>de</strong> vue concernant la tactique électorale du FN à<br />

Montbéliard (cf. Plus qu’une lubie c’est désormais une habitu<strong>de</strong>) : ce que l’on constate aujourd’hui est le<br />

prolongement <strong>de</strong> ce que l’on a observé dans le passé. C’est C. Bonnot (communication personnelle) qui a attiré notre<br />

attention sur ces données.<br />

23<br />

Dans cet article nous ne discuterons pas <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> sens particuliers liés à la position <strong>de</strong> déjà dans un énoncé<br />

comme : Qu'est-ce que je regar<strong>de</strong> répondait Timard à Fortan. Simplement les oiseaux. J'ai vu déjà une mouette. -<br />

Les mouettes ne remontent jamais jusqu'ici, observait Marc. - Justement. C'est signe que l'hiver sera exceptionnel. -<br />

Admettons, disait Marc. Cet exemple n’est pas un cas isolé.


l’entreprise consistant à dire Z, sur ce second plan, on s’intéresse spécifiquement à l’altérité <strong>de</strong>s<br />

points <strong>de</strong> vue définie par déjà en termes <strong>de</strong> « Z non stabilisé » / « Z stabilisé » 24 .<br />

Nous dirons qu’il y a altérité faible lorsque le point <strong>de</strong> vue q ne pose pas d’alternative à p<br />

Au contraire, nous parlerons d’altérité forte lorsque q, en tant que point <strong>de</strong> vue non stabilisé,<br />

pose une alternative à p : Z tel qu’il est stabilisé par p fait a priori l’objet d’un rejet / refus /<br />

dénégation plus ou moins marqué et q s’interprète comme le lieu d’une bifurcation (p vs p’), où<br />

p’ apparaît comme la valeur privilégiée.<br />

2.2.1. Déjà en position initiale : altérité faible<br />

(44) Juin tirait à sa fin et déjà il faisait sur Paris une chaleur accablante<br />

(32) La voix <strong>de</strong> Pauline tremblait d'indignation: "et puis tu vas être plongé jusqu'au coup dans<br />

la politique ; tu n'auras plus une minute à toi...Déjà tu te plains <strong>de</strong> manquer <strong>de</strong> temps pour ton<br />

roman...<br />

(23) … Ce n'est rien, dit Delphine. C'est le chat qui court après les souris au grenier. Déjà, cet<br />

après midi, il a fait le même bruit.<br />

Dans ces trois exemples, q en tant que point <strong>de</strong> vue non stabilisé, n’est pas le lieu d’une<br />

bifurcation, actualisant une valeur autre que p : il y a un chemin nécessaire menant <strong>de</strong> q à p.<br />

2.2.2. Déjà en position médiane rhématique : altérité forte<br />

Lorsque déjà est en position rhématique, la propriété p prédiquée du terme ayant le statut <strong>de</strong><br />

thème est en concurrence possible avec une autre propriété p’, également susceptible d’être<br />

prédiquée du thème. La prise en compte d’une propriété autre que p est liée au premier point <strong>de</strong><br />

vue q qui tend à s’interpréter comme privilégiant p’ et non p. Cela est particulièrement net dans<br />

le cas <strong>de</strong>s valeurs aspecto-temporelles :<br />

(45) Les petites n'avaient pas encore eu le temps <strong>de</strong> prendre peur qu'elles étaient déjà dévorées.<br />

(15) - Paul est là - Non, il est déjà parti<br />

(30) – Pouvez vous rendre le questionnaire - Je l’ai déjà rendu<br />

Dans (45) q actualise « échapper au loup » ; dans (15) q actualise « ne pas être parti », et dans<br />

(30) q, présente le questionnaire comme « non rendu », car « à rendre ».<br />

(46) – Ce n’est pas la peine <strong>de</strong> sucrer les fraises, elles sont déjà sucrées<br />

(21) – Je vais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Paul <strong>de</strong> m’expliquer pourquoi il s’obstine à ne pas vouloir venir. -<br />

Ecoute il est déjà assez énervé, alors ne l'excite pas davantage<br />

(22) Mais enfin, écoute tu as réussi, c'est déjà formidable, tu ne vas tout <strong>de</strong> même pas te plaindre<br />

parce que tu n'es pas dans les premières...<br />

L’exemple (46) est une version simplifiée d’un exemple analysé par Hansen (2000). Il supporte<br />

une double interprétation : aspecto-temporelle (quelqu’un s’apprête à sucrer les fraises, ce qui<br />

signifie que pour lui les fraises ne sont pas sucrées) et l’altérité q / p est du même ordre que celle<br />

décrite pour (30). La secon<strong>de</strong> est argumentative : les fraises étant naturellement sucrées, il est<br />

inutile <strong>de</strong> les sucrer. L’interlocuteur, à qui l’on prête cette intention, se comporte comme s’il<br />

ignorait ou refusait <strong>de</strong> tenir compte du fait que les fraises étaient naturellement sucrées. Cette<br />

dimension intersubjective <strong>de</strong> l’altérité se retrouve dans les exemples (21) et (22). En (21)<br />

l’interlocuteur, en persistant à vouloir <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s explications à Paul, se comporte comme si<br />

ce <strong>de</strong>rnier était en état <strong>de</strong> poursuivre la discussion (p’). En (22), l’altérité porte sur l’appréciation<br />

<strong>de</strong> la réussite : avec p le locuteur réaffirme <strong>de</strong> façon polémique que la réussite (dévalorisée par la<br />

candidate) est un succès incontestable.<br />

2.2.3. Position finale : hors altérité.<br />

Lorsque déjà est en position finale, rien n’est dit <strong>de</strong> l’altérité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la<br />

distinction « non stabilisé » / « stabilisé ». Déjà, compte tenu <strong>de</strong> sa position, intervient <strong>de</strong> façon<br />

rétroactive : c’est la présence <strong>de</strong> déjà qui confère à une séquence donnée 25 le statut <strong>de</strong> point <strong>de</strong><br />

vue sur Z et du même coup entraîne la prise en compte d’un premier point <strong>de</strong> vue conformément<br />

à la sémantique <strong>de</strong> déjà. Ce premier point <strong>de</strong> vue n’a d’existence qu’en tant que déjà en pose<br />

l’existence.<br />

(18) Comment s'appelle-t-il déjà <br />

24<br />

Pour compléter cette analyse il serait intéressant <strong>de</strong> faire une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s contraintes / modifications <strong>de</strong> la<br />

contextualisation d’une même séquence en fonction <strong>de</strong> la position <strong>de</strong> déjà.<br />

25<br />

Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la linéarité du texte, cette séquence, lorsqu’elle est introduite, est hors du champ <strong>de</strong> déjà.<br />

9


(47) Il présentait assez mal. Je l'ai dit, déjà, mais il faut gar<strong>de</strong>r ça absolument en tête pour se<br />

figurer la mariolle que c'était à cet examen.<br />

(37) Le coup <strong>de</strong> sonnette fit tressaillir la jeune femme, son coeur se mit à battre, l'attente était<br />

finie, déjà<br />

(38) Je pars. – Déjà !<br />

Pour ce qui est <strong>de</strong> la valeur dite d’oubli <strong>de</strong> déjà, nous avons montré ci-<strong>de</strong>ssus comment la<br />

coexistence <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue « non stabilisé » (non i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> l’élément) et « stabilisé »<br />

(i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> l’élément) fondait l’interprétation <strong>de</strong> la question comme renvoyant non à une<br />

ignorance pure et simple mais à un oubli : la présence <strong>de</strong> déjà, en faisant <strong>de</strong> la question un espace<br />

où coexistent ces <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue, entraîne une réinterprétation <strong>de</strong> la question. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

cette coexistence, rien n’est dit <strong>de</strong> l’altérité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue. En (47) déjà est un<br />

commentaire visant à mettre en perspective la réitération <strong>de</strong> il présentait assez mal, en la<br />

justifiant contextuellement 26 . Mais il n’y a aucune altérité entre les <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue. En (37),<br />

pour la jeune femme, la fin <strong>de</strong> l’attente intervient plus tôt que ce à quoi elle s’attendait. Nous<br />

considérons que les emplois absolus <strong>de</strong> déjà relèvent également <strong>de</strong> ce cas <strong>de</strong> figure : du point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> la linéarité du discours, déjà intervient <strong>de</strong> manière rétroactive, inscrivant p, déjà présent,<br />

dans un autre espace discursif.<br />

2.3. Contenu propositionnel <strong>de</strong> p.<br />

Le troisième plan <strong>de</strong> variation s’intéresse au contenu propositionnel <strong>de</strong> p dans son rapport au<br />

contenu propositionnel <strong>de</strong> q. Ici encore nous distinguerons trois cas : p et q sont co-orientés ; p<br />

relève d’une orientation inverse <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> q ; il n’y a pas <strong>de</strong> relation a priori sur le plan<br />

notionnel entre p et q (la relation s’établit dans le discours). Dans les <strong>de</strong>ux premiers cas, il est<br />

possible <strong>de</strong> définir une relation entre p et q indépendamment <strong>de</strong> déjà, alors que dans le troisième<br />

cas, la mise en rapport repose essentiellement sur déjà.<br />

2.3.1. Co-orientation.<br />

Nous dirons qu’il y a co-orientation lorsque q et p sont dans un rapport « syntagmatique »<br />

(rapport « in praesentia ») : soit q et p sont dans un rapport <strong>de</strong> consécution sur le plan temporel,<br />

soit ils relèvent d’une relation d’inférence (argumentative) :<br />

Consécution :<br />

(48) Pierre n'est pas plus tôt arrivé que déjà il repart.<br />

(15) – Paul est là Non, il est déjà parti.<br />

(49) les petites virent leurs parents se diriger vers la chambre et la peur leur glaça les joues, le<br />

nez et jusqu’aux oreilles. Déjà, ils touchaient le bouton <strong>de</strong> la porte, lorsqu’ils entendirent un<br />

sanglot <strong>de</strong>rrière eux.<br />

(50) 15 ans et <strong>de</strong>mi. Déjà je suis fardée. Je mets <strong>de</strong> la crème Tokalon, j’essaie <strong>de</strong> cacher les<br />

taches <strong>de</strong> rousseur que j’ai sur le haut <strong>de</strong>s joues….<br />

(28) Six heures a à peine sonné au clocher <strong>de</strong> l’église que déjà tout le village s’ébroue<br />

Inférence<br />

(21) – Je vais <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Paul <strong>de</strong> m’expliquer pourquoi il s’obstine à ne pas vouloir venir. -<br />

Ecoute il est déjà assez énervé, alors ne l'excite pas davantage<br />

(36) (Il n'y aura pas <strong>de</strong> liste FN aux prochaines élections municipales à Montbéliard, où il y a<br />

pourtant un important réservoir d'électeurs d'extrême droite)<br />

- Pourquoi est-ce que tu t'étonnes Déjà, en 1995, ils n'avaient présenté personne…<br />

(46) – Ce n’est pas la peine <strong>de</strong> sucrer les fraises, elles sont déjà sucrées<br />

(51) Je viens <strong>de</strong> gagner une perceuse. Je peux vous la donner, j’en ai déjà une.<br />

L’exemple (51) analysé par Culioli (2003) combine consécution et trangression d’une inférence :<br />

(52) La pollution n'a pas encore atteint le lac que déjà la machine judiciaire est en marche.<br />

10<br />

26<br />

Comparer: (a) J'ai dit déjà, et je le répète, que si nous avions eu la constance <strong>de</strong> relancer en l'amplifiant la<br />

bataille que l’hiver avait interrompue, les allemands étaient terrassés (Foch, Frantext) et (b) je te l’ai déjà dit (cent<br />

fois) : ne parle pas la bouche pleine où il y a une altérité intersubjective forte. Il est intéressant <strong>de</strong> noter que Frantext<br />

donne plusieurs dizaines d’occurrences <strong>de</strong> je te l’ai déjà dit cent fois mais aucune <strong>de</strong> je te l’ai dit cent fois déjà / je te<br />

l’ai dit déjà cent fois.


2.3.2. Contre-orientation<br />

Il y a contre-orientation lorsque q et p sont notionellement proches ou i<strong>de</strong>ntique. Nous dirons<br />

qu’ils sont dans un rapport paradigmatique (rapport in absentia). Ce cas concerne essentiellement<br />

la valeur dite itérative <strong>de</strong> déjà :<br />

(16) – Tu regar<strong>de</strong>s A bout <strong>de</strong> souffle ce soir à la télé Non, je l’ai déjà vu trois fois.<br />

(30) – Pouvez vous rendre le questionnaire – Je l’ai déjà rendu.<br />

Dans (16) et (30) q et p renvoient à <strong>de</strong>s occurrences du même procès : la validation <strong>de</strong><br />

l’occurrence désignée par p remet en cause la validation (visée) exprimée par q.<br />

2.3.3. Simple mise en relation dans le discours.<br />

A la différence <strong>de</strong>s exemples illustrant les <strong>de</strong>ux cas où q et p sont en rapport sur le plan<br />

notionnel, indépendamment <strong>de</strong> leur interprétation comme points <strong>de</strong> vue, on distinguer un<br />

troisième cas, où la relation entre p et q repose uniquement sur leur interprétation (conformément<br />

à la sémantique <strong>de</strong> déjà) comme <strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue articulés sur un état <strong>de</strong> choses Z.<br />

(33) Je ne sais pas comment faire pour le rencontrer - Téléphone lui déjà.<br />

(22) Mais enfin, écoute tu as réussi, c'est déjà formidable, tu ne vas tout <strong>de</strong> même pas te plaindre<br />

parce que tu n'es pas dans les premières...<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s exemples où q et p renvoient à <strong>de</strong>s séquences distinctes, nous pensons que<br />

relèvent également <strong>de</strong> ce troisième cas les données où le premier point <strong>de</strong> vue q n’a pas <strong>de</strong> mo<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> présence autonome. Dans ce cas, c’est la seule présence <strong>de</strong> déjà qui déclenche la prise en<br />

compte d’un premier point <strong>de</strong> vue. Comme nous l’avons vu ci-<strong>de</strong>ssus, cela correspond,<br />

notamment, aux données relevant <strong>de</strong> la configuration C, au passé d’expérience ainsi qu’à un<br />

ensemble <strong>de</strong> données où déjà est en position finale.<br />

(Brève) Conclusion.<br />

Cette étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> déjà centrée sur sa variation ne vise pas à établir un nouvel inventaire <strong>de</strong> ses<br />

emplois. Elle propose un format <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription qui, partant <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité sémantique, permet <strong>de</strong><br />

rendre compte <strong>de</strong> la très gran<strong>de</strong> diversité <strong>de</strong> ses emplois.<br />

Bonnot C. (2002), La portée <strong>de</strong>s mots du discours : essai <strong>de</strong> définition (sur l’exemple du russe<br />

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