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marqueurs discursifs et scène énonciative - Laboratoire de ...

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MARQUEURS DISCURSIFS ET SCÈNE<br />

ÉNONCIATIVE<br />

Denis PAILLARD<br />

Dans le présent article, nous cherchons à montrer que les<br />

<strong>marqueurs</strong> <strong>discursifs</strong> (désormais MD) constituent une classe d’unités<br />

<strong>de</strong> la langue au même titre que les verbes, les noms <strong>et</strong> les adjectifs,<br />

<strong>et</strong>c. <strong>et</strong> qu’il est possible d’arriver un format <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription unitaire,<br />

fondé sur l’apport <strong>de</strong>s différents MD à la construction <strong>de</strong> l’énoncé<br />

(plus précisément, comme nous le verrons, <strong>de</strong> la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>).<br />

Dans son introduction à l’ouvrage Approaches to discourse<br />

particles (2006) K. Fisher écrit que les étu<strong>de</strong>s consacrées aux MD<br />

ressemblent fort à « une jungle » <strong>et</strong> cela tant pour les phénomènes pris<br />

en compte que pour les cadres théoriques <strong>et</strong> méthodologiques adoptés.<br />

Le même auteur souligne que les étu<strong>de</strong>s sont difficilement<br />

comparables, une situation que l’on ne r<strong>et</strong>rouve pas pour d’autres<br />

classes d’unités, quelles que soient les divergences méthodologiques<br />

<strong>et</strong> théoriques.<br />

De fait, la confusion due à c<strong>et</strong>te dispersion <strong>et</strong> à ce morcellement se<br />

joue sur différents plans. Selon nous, la raison principale d’une telle<br />

situation tient à ce que les MD ne constituent pas un obj<strong>et</strong> empirique<br />

facilement i<strong>de</strong>ntifiable sur la base <strong>de</strong> critères qui pourraient, <strong>de</strong> façon<br />

(plus ou moins) consensuelle, être définis <strong>de</strong> façon opératoire. Cela a<br />

toute une série <strong>de</strong> conséquences.<br />

1. Les inventaires proposés pour une même langue varient<br />

considérablement, <strong>et</strong> les inventaires d’une langue à l’autre soulignent<br />

encore ce que ces découpages peuvent avoir d’arbitraire ;<br />

2. On assiste à une prolifération terminologique. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

termes les plus fréquents comme ceux <strong>de</strong> MD, connecteurs<br />

(<strong>discursifs</strong>), particules <strong>et</strong>, en français, mots du discours on recense au<br />

moins quinze autres désignations, à dominante pragmatique <strong>et</strong><br />

fonctionnelle, désignant <strong>de</strong>s listes aux contours souvent très flous.<br />

Très souvent, pour une même langue, une étiqu<strong>et</strong>te peut désigner chez<br />

un auteur <strong>de</strong>s unités ou groupes d’unités qu’un autre auteur peut<br />

considérer comme ne relevant en aucun cas <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te même étiqu<strong>et</strong>te.


2<br />

Denis PAILLARD<br />

3. Comme indiqué ci-<strong>de</strong>ssus, la caractérisation <strong>de</strong>s MD s’attache à<br />

décrire leur(s) fonction(s) dans la construction du discours. Peu<br />

d’auteurs s’attachent à leur donner un statut en langue.<br />

4. Les <strong>de</strong>scriptions étant en premier lieu d’ordre pragmatico –<br />

fonctionnel, les notions <strong>et</strong> concepts mis en jeu n’ont le plus souvent<br />

qu’une pertinence locale, limitée à un marqueur (ou à une série <strong>de</strong><br />

<strong>marqueurs</strong> proches). Par ailleurs, l’immense majorité <strong>de</strong>s <strong>marqueurs</strong><br />

étant « polyfonctionnels », un même marqueur se r<strong>et</strong>rouve « morcelé »<br />

entre différentes fonctions 1 . Il est intéressant <strong>de</strong> noter à c<strong>et</strong> égard<br />

qu’un très grand nombre <strong>de</strong> travaux sont consacrés à l’étu<strong>de</strong> d’un MD<br />

ou même à un emploi (cf. l’article <strong>de</strong> S. Bruxelles <strong>et</strong> alii (1982),<br />

intitulé « Justement ou l’inversion argumentative »).<br />

5. Sauf erreur <strong>de</strong> notre part, il n’existe pas d’ouvrage d’orientation<br />

typologique consacré aux MD. L’extrême hétérogénéité <strong>de</strong>s données<br />

tend à rendre particulièrement difficile la définition <strong>de</strong> ce qui pourrait<br />

servir d’espace « commun » lié à <strong>de</strong>s universaux dont parle<br />

Haspelmath (2000, 7 -8). Avec les MD la singularité <strong>de</strong> chaque langue<br />

tend à prendre le <strong>de</strong>ssus.<br />

En résumé, tout se passe comme si les MD imposaient aux<br />

chercheurs leur hétérogénéité <strong>et</strong> leur morcellement, rendant<br />

particulièrement périlleuse toute tentative <strong>de</strong> généralisation. De fait, la<br />

« jungle » dont parle K. Fisher s’explique en partie (mais en partie<br />

seulement, comme nous essaierons <strong>de</strong> le montrer dans la suite <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />

article) par <strong>de</strong>s raisons « empiriques », c.à.d. indépendantes <strong>de</strong>s choix<br />

méthodologiques <strong>et</strong> théoriques <strong>de</strong> tel ou tel chercheur.<br />

L’hétérogénéité <strong>de</strong>s unités en jeu est un fait incontestable. Dans<br />

une langue comme le français, l’immense majorité <strong>de</strong>s MD sont <strong>de</strong>s<br />

mots qui ont un autre statut c.à.d. une autre appartenance catégorielle :<br />

vraiment, heureusement, bien, bon, disons, tiens, <strong>et</strong>c. Il existe<br />

également un grand nombre <strong>de</strong> locutions discursives formées <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

ou plusieurs mots d’une manière souvent inattendue : d’ailleurs, par<br />

ailleurs, quand même, tout <strong>de</strong> même, <strong>et</strong>c. Ce « redéploiement<br />

discursif » <strong>de</strong> mots qui par ailleurs sont <strong>de</strong>s formes verbales, <strong>de</strong>s<br />

noms, <strong>de</strong>s adjectifs ou <strong>de</strong>s adverbes est largement contingent : rien ne<br />

perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> prédire que telle forme va donner un MD, alors que ce n’est<br />

1 On trouvera dans le chapitre introductif <strong>de</strong> l’ouvrage mentionné ci-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

nombreuses illustrations <strong>de</strong>s points que nous soulevons. Et les vingt-trois<br />

contributions réunies, malgré la volonté d’adopter un format qui perm<strong>et</strong>te la<br />

comparaison <strong>de</strong>s approches, sont le témoignage <strong>de</strong> c<strong>et</strong> éclatement / morcellement.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 3<br />

pas le cas pour telle autre forme pourtant proche : comparer justement,<br />

vraiment qui sont <strong>de</strong>s MD avec injustement, faussement qui ne sont<br />

que <strong>de</strong>s adverbes. Dans le cas <strong>de</strong>s adverbes en -ment en français<br />

pouvant prendre le statut <strong>de</strong> MD, il est souvent difficile <strong>de</strong> construire<br />

la frontière entre les emplois adverbiaux <strong>et</strong> les emplois comme MD 2 .<br />

La polysémie (ou encore la polyfonctionnalité) <strong>de</strong>s MD est un<br />

autre facteur complexe. Sur les problèmes classiquement soulevés par<br />

le traitement <strong>de</strong> la polysémie (existence ou non d’une i<strong>de</strong>ntité<br />

sémantique subsumant l’ensemble <strong>de</strong>s emplois <strong>et</strong> valeurs, mo<strong>de</strong><br />

d’articulation <strong>de</strong>s valeurs distinguées, <strong>et</strong>c) viennent se greffer <strong>de</strong>s<br />

difficultés spécifiques liées au caractère irréductiblement « singulier »<br />

<strong>de</strong>s MD. Nous donnons ici un exemple <strong>de</strong> la variation sémantique<br />

d’un mot comme forcément : Il est forcément là / quelque part,<br />

cherche le ! <strong>et</strong> Forcément, il est là / *quelque part, *cherche le. C<strong>et</strong><br />

exemple montre qu’un <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> variation est la position du MD<br />

dans la séquence, en relation avec le caractère détaché ou non (sur le<br />

plan prosodique) du MD.<br />

Ces problèmes nourrissent la tentation du traitement au coup<br />

par coup, chaque MD, compte tenu <strong>de</strong> son origine <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses valeurs<br />

<strong>de</strong>vient un enjeu pour lui-même (autre exemple <strong>de</strong> comportement<br />

singulier : heureusement que est possible mais non malheureusement<br />

que).<br />

A ces facteurs « objectifs » qui effectivement confèrent aux MD un<br />

statut particulier s’ajoutent <strong>de</strong>s considérations qui ressortissent aux<br />

choix théoriques <strong>et</strong> méthodologiques <strong>de</strong>s auteurs.<br />

En premier lieu, un grand nombre d’auteurs considèrent que la<br />

<strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s MD relève en premier lieu <strong>de</strong> la pragmatique. Qu’il<br />

s’agisse <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> la pertinence ou d’autres approches, les MD<br />

sont pris en compte comme ce qui perm<strong>et</strong> au locuteur d’atteindre une<br />

visée communicative. Cela renvoie à une conception « instrumentale »<br />

<strong>de</strong>s MD, outils par définition fiables mis au service d’une vision d’une<br />

communication postulée comme transparente <strong>et</strong> efficace, où le<br />

locuteur déploie en toute liberté sa stratégie en direction <strong>de</strong><br />

l’interlocuteur. L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> certains MD comme like (An<strong>de</strong>rsen, 1998)<br />

2 En fait, ce statut <strong>de</strong> MD d’un grand nombre d’unités en -ment n’est pas reconnue par<br />

un grand nombre d’auteurs qui considèrent qu’il s’agit uniquement d’adverbes <strong>de</strong><br />

phrase (Molinier, Levrier (2000), Bonami, Godard (2006), Amiot, Flaux (2007), y<br />

compris pour ceux qui, en français contemporain, n’ont que <strong>de</strong>s emplois <strong>discursifs</strong>.<br />

Pour une discussion détaillée sur ce point, cf. Franckel, Paillard (2006).


4<br />

Denis PAILLARD<br />

ou encore une réflexion sur la notion <strong>de</strong> vagueness (Jucker <strong>et</strong> allii,<br />

2003) ont conduit certains auteurs à procé<strong>de</strong>r à un réexamen critique<br />

<strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> felicity considérée comme une notion clef du point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> la communication 3 .<br />

En second lieu, - <strong>et</strong>, d’une certaine façon, c’est la conséquence du<br />

choix « pragmatique » - il existe très peu d’étu<strong>de</strong>s autres que<br />

ponctuelles, concernant la distribution <strong>de</strong>s MD, qu’il s’agisse <strong>de</strong> la<br />

portée (variable) du MD, <strong>de</strong> la position détachée ou non du MD (sur le<br />

plan prosodique) par rapport à la séquence correspondant à sa portée,<br />

ou encore <strong>de</strong> la position du MD dans la séquence. Comme nous<br />

essaierons <strong>de</strong> le montrer ci-<strong>de</strong>ssous, sur la base <strong>de</strong> critères<br />

distributionnels, il est possible <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce 4 plusieurs<br />

classes <strong>de</strong> MD. C<strong>et</strong>te non prise en compte <strong>de</strong>s propriétés<br />

distributionnelles <strong>et</strong> <strong>de</strong> la portée variable <strong>de</strong>s MD doit être mise en<br />

rapport avec la façon dont les auteurs cherchent à rendre compte <strong>de</strong> la<br />

« polysémie » (ou « polyfonctionnalité ») <strong>de</strong>s MD. On trouve dans le<br />

chapitre introductif <strong>de</strong> l’ouvrage Approaches to discourse particles<br />

une discussion détaillée <strong>de</strong>s principales approches. De c<strong>et</strong>te<br />

présentation il ressort soit un éclatement <strong>de</strong>s MD, chaque emploi étant<br />

considéré pour lui-même, soit un inventaire <strong>de</strong>s emplois <strong>et</strong> valeurs<br />

sans que la part du co-texte dans l’émergence <strong>de</strong> tel ou tel emploi ne<br />

soit précisée. Ci-<strong>de</strong>ssous, nous proposons une autre approche<br />

articulant une caractérisation <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sémantique <strong>de</strong>s MD<br />

(présente dans tous leurs emplois) à <strong>de</strong>s principes réguliers <strong>de</strong><br />

variation (fondés sur <strong>de</strong>s critères distributionnels : portée,<br />

détachement, position).<br />

Sur la base d’une étu<strong>de</strong> détaillée d’une cinquantaine <strong>de</strong> MD<br />

du russe <strong>et</strong> du français 5 , nous défendons la thèse que les MD peuvent<br />

être décrits comme formant une classe d’unités i<strong>de</strong>ntifiables dans la<br />

langue : au même titre que les unités <strong>de</strong>s autres classes (N, V, Adj,<br />

Adv), les MD se définissent par une sémantique <strong>et</strong> par <strong>de</strong>s propriétés<br />

distributionnelles. Une telle hypothèse suppose que l’on puisse donner<br />

un statut à la sémantique <strong>de</strong>s MD du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la langue.<br />

3 Déjà l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> d’ailleurs avait conduit Ducrot (1980) à rem<strong>et</strong>tre en cause sa<br />

conception <strong>de</strong> l’argumentation <strong>et</strong> à développer la notion <strong>de</strong> polyphonie.<br />

4 Dans le cadre <strong>de</strong> c<strong>et</strong> article, nous nous limiterons aux <strong>de</strong>ux langues sur lesquelles<br />

nous avons travaillé : le français <strong>et</strong> le russe.<br />

5 Pour le russe : Kisseleva, Paillard (eds), 1998 <strong>et</strong> 2003, Paillard (2006), pour le<br />

français : Franckel, Paillard (2006).


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 5<br />

La notion <strong>de</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong><br />

Notre approche se situe dans le cadre <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong><br />

l’énonciation développée par A. Culioli. Pour ce <strong>de</strong>rnier, l’énonciation<br />

n’est pas l’acte d’un suj<strong>et</strong> qui, développe en toute liberté, sa stratégie<br />

visant à m<strong>et</strong>tre en mots sa pensée <strong>et</strong>, par là même, à agir sur son<br />

interlocuteur. C’est un processus que l’on restitue à partir <strong>de</strong> l’énoncé<br />

en tant qu’agencements <strong>de</strong> formes : c’est à à partir <strong>de</strong>s formes (nous<br />

incluons les phénomènes prosodiques) <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs agencements que<br />

l’on peut reconstruire pour un énoncé la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>, définie<br />

comme le produit <strong>de</strong>s déterminations <strong>de</strong> différents ordres qui<br />

interviennent dans la construction d’un énoncé. Les MD, au même<br />

titre que les autres constituants <strong>de</strong> l’énoncé, participent <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

construction <strong>de</strong> la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>. Pour comprendre la place<br />

spécifique que les MD occupent, <strong>et</strong> donc la nature <strong>de</strong> leur sémantique,<br />

nous reviendrons brièvement sur la notion d’énoncé, en reprenant<br />

certains points développés dans un précé<strong>de</strong>nt article 6 .<br />

Les trois acceptions du verbe dire : « proférer <strong>de</strong>s mots »,<br />

« exprimer un état <strong>de</strong> choses » <strong>et</strong> « affirmer un contenu », renvoient en<br />

fait les trois paramètres qui sont au cœur <strong>de</strong> la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> : les<br />

formes linguistiques qui constituent la matérialité <strong>de</strong> l’énoncé, l’état<br />

<strong>de</strong> choses (le « mon<strong>de</strong> ») qui est le « à dire » <strong>et</strong> le « contenu » qui<br />

désigne ce que le locuteur veut dire en disant ce qu’il dit. Il est<br />

essentiel <strong>de</strong> ne pas réduire le contenu à ce qui est effectivement dit :<br />

en eff<strong>et</strong>, rien ne garantit que ce qui est dit épuise à quelque titre que ce<br />

soit le vouloir dire qui ne se révèle qu’au fil du discours, entre<br />

hésitations, bafouillages, r<strong>et</strong>ours, reformulations <strong>et</strong> explicitation. Nous<br />

désignerons par le mot dire pris comme substantif c<strong>et</strong>te association<br />

d’un vouloir dire <strong>et</strong> d’un énoncé.<br />

Bien plus, ce dire n’est jamais qu’un dire parmi d’autres,<br />

renvoyant à la perception / représentation d’un état <strong>de</strong> choses (le « à<br />

dire ») qui, en tant que tel, n’est pas <strong>de</strong> l’ordre du formulable :<br />

l’exprimer par <strong>de</strong>s mots revient à lui donner une forme : c<strong>et</strong>te mise en<br />

mots du mon<strong>de</strong> donne lieu à un énoncé qui, par définition ne peut être<br />

que partial (il repose sur la perception / représentation d’un suj<strong>et</strong>) <strong>et</strong><br />

6 Pour une présentation plus systématique, cf. Paillard (2007), « Pour une approche<br />

(très) critique <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> prise en charge », Texte <strong>de</strong> la communication présentée<br />

au Colloque d’Anvers (janvier 2007).


6<br />

Denis PAILLARD<br />

partiel, car rien ne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r que l’énoncé arrive à dire le « à<br />

dire » jusqu’au bout.<br />

Si le dire n’est qu’un dire parmi d’autres, c’est également<br />

parce que d’autres mots sont possibles <strong>et</strong> que rien ne garantit que les<br />

mots utilisés soient adéquats : le locuteur n’est pas le maître <strong>de</strong> la<br />

langue <strong>et</strong> les mots lui échappent car ils ne disent jamais que ce qu’ils<br />

veulent dire ; <strong>de</strong> plus, rien ne garantit a priori que l’interlocuteur, dans<br />

son travail d’interprétation du dire, interprète ce vouloir dire <strong>de</strong>s mots<br />

comme le locuteur.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective un dire est une façon partiale <strong>et</strong><br />

partielle d’exprimer par un énoncé un état <strong>de</strong> choses du mon<strong>de</strong>. La<br />

<strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> auquel donne accès l’agencement <strong>de</strong> formes<br />

convoque ces trois « vouloir dire » 7 , celui du suj<strong>et</strong>, celui du mon<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong>s mots, chacun ayant sa logique propre, avec <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

présence variables.<br />

La définition <strong>de</strong> l’assertion proposée par A. Culioli (2001)<br />

offre un cadre pour une représentation plus technique <strong>de</strong> la <strong>scène</strong><br />

<strong>énonciative</strong> : « Je tiens à dire (= rendre public) que je pense / crois /<br />

sais que p est le cas ». C<strong>et</strong>te définition articule <strong>de</strong>ux moments :<br />

- une définition centrée sur le suj<strong>et</strong> : « Je tiens à dire (= rendre<br />

public) que je pense / crois / sais » : le suj<strong>et</strong> s’engage (je tiens) 8 / rend<br />

public (construction <strong>de</strong> l’espace intersubjectif) / définit son rapport à<br />

son dire (d’une subjectivité pure : je pense à une vérité établie : je<br />

sais).<br />

- Une définition sur le statut du dire : « p est le cas » est le<br />

produit d’un calcul débouchant sur la sélection d’une séquence p en<br />

relation avec l’état <strong>de</strong> choses à dire (« ce qui est le cas »). Au départ, il<br />

n’y a pas <strong>de</strong> rapport nécessaire entre p <strong>et</strong> le « à dire » : p est<br />

sélectionné parmi d’autres séquences possibles susceptibles<br />

d’exprimer l’état <strong>de</strong> choses, ce que l’on note (p, p’). La mise en jeu<br />

d’autres séquences représentées par p’ renvoie au fait que l’énoncé est<br />

un énoncé parmi d’autres, d’une part, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> prendre compte dans<br />

le cadre d’un enchaînement discursif le travail <strong>de</strong> reformulation /<br />

explicitation avec le recours à un énoncé autre que p, que c<strong>et</strong>te<br />

reformulation soit délibérée ou reflète la difficulté (souvent non<br />

7 Insistons encore une fois sur le fait que ce vouloir dire ne désigne pas l’intention du<br />

suj<strong>et</strong> : c’est lui que convoque l’expression Tu vois ce que je veux dire par là ? (à<br />

m<strong>et</strong>tre en relation avec l’impossibilité <strong>de</strong> Tu vois ce que je dis là ?).<br />

8 On r<strong>et</strong>rouve ici la notion <strong>de</strong> behaupten<strong>de</strong> Kraft <strong>de</strong> G. Frege.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 7<br />

maîtrisée) qu’il y a à arriver à dire le à dire. La sélection <strong>de</strong> p est<br />

associée à une position subjective que nous noterons So, position qui<br />

peut ou non être stabilisée 9 .<br />

p, p’ (est le cas)<br />

(quelque chose) est le cas<br />

p est le cas<br />

(le dire)<br />

C<strong>et</strong>te représentation pose que l’état <strong>de</strong> choses qui est le cas (la<br />

notation « quelque chose » souligne l’opacité première du mon<strong>de</strong>)<br />

n’est accessible qu’à travers la séquence p qui l’exprime : p dit ce qui<br />

est le cas.<br />

Les MD comme classe d’unités <strong>de</strong> la langue<br />

Dans notre approche, les MD forment une classe d’unités<br />

comparables aux autres classes d’unités (noms, verbes, adjectifs,<br />

adverbes, <strong>et</strong>c) : les unités formant la classe <strong>de</strong>s MD peuvent être<br />

définis par une sémantique spécifique <strong>et</strong> un ensemble <strong>de</strong> propriétés<br />

correspondant à leur distribution. Comme indiqué ci-<strong>de</strong>ssus, dans une<br />

langue comme le français un grand nombre <strong>de</strong> MD relèvent également<br />

d’une autre classe d’unités : dans ce cas, ces unités ont <strong>de</strong>ux<br />

sémantiques <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux «ensembles <strong>de</strong> propriétés distributionnelles.<br />

L’espace sémantique <strong>de</strong>s MD est la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> en tant<br />

que telle : les MD sont la trace <strong>de</strong> déterminations portant sur tel ou tel<br />

composant <strong>de</strong> la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>, telle qu’elle a été définie pour<br />

l’assertion 10 . A ce titre, ils participent au fait qu’un énoncé est une<br />

façon partiale <strong>et</strong> partielle d’exprimer un état <strong>de</strong> choses.<br />

9 La composante subjective <strong>de</strong> la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> ne renvoie plus à l’individu –<br />

locuteur : elle correspond à différentes « positions » <strong>énonciative</strong>s définissant l’espace<br />

intersubjectif : (So (S’o) S1) : <strong>de</strong>ux positions polarisés (énonciateur : So <strong>et</strong> coénonciateur<br />

: S1) <strong>et</strong> une position partagée, à la fois miroir <strong>de</strong> l’énonciateur <strong>et</strong> image<br />

du co-énonciateur (pour l’énonciateur). Selon les déterminations (y compris d’ordre<br />

prosodique), intervenant dans la construction <strong>de</strong> l’énoncé, on privilégiera telle ou telle<br />

position, ou bien encore on activera plusieurs positions, assimilables à <strong>de</strong>s « points <strong>de</strong><br />

vue ».<br />

10 Il est possible d’étendre ce schéma à l’interrogation : non sélection <strong>de</strong> p ou p’ (So),<br />

à l’injonction : p est visé (So) mais sa validation est en attente : p, p’ (S1) <strong>et</strong> à<br />

l’exclamation : p est pris hors toute altérité (y compris d’ordre subjectif).


8<br />

Denis PAILLARD<br />

Sur la base <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te définition générale <strong>de</strong>s MD comme unités<br />

<strong>de</strong> la langue, il est possible <strong>de</strong> distinguer différents groupes (<strong>et</strong>, nous<br />

le verrons, sous-groupes) <strong>de</strong> MD. La mise en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ces groupes<br />

est fondée sur la spécificité <strong>de</strong>s déterminations dont les MD qui en<br />

font partie sont la trace. Pour l’instant, nous pouvons i<strong>de</strong>ntifier quatre<br />

grands groupes <strong>de</strong> MD, i<strong>de</strong>ntification qui repose sur une sémantique<br />

spécifique (la nature <strong>de</strong>s déterminations en jeu) <strong>et</strong> sur <strong>de</strong>s propriétés<br />

distributionnelles propres à chaque groupe.<br />

- les mots du discours : ce sont <strong>de</strong>s MD qui participent à la<br />

construction <strong>de</strong> la valeur référentielle <strong>de</strong> l’énoncé : ils spécifient à<br />

quel titre un énoncé est une « façon partiale <strong>et</strong> partielle » d’exprimer<br />

un état <strong>de</strong> choses.<br />

- les modalisateurs : ce sont <strong>de</strong>s MD qui marquent un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

« brouillage 11 » concernant la sélection <strong>de</strong> p pour exprimer « ce qui est<br />

le cas ».<br />

- les particules <strong>énonciative</strong>s : ce sont <strong>de</strong>s MD qui travaillent<br />

l’altérité p / p’ : ils spécifient p du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son rapport à<br />

p’ (l’ajout du qualificatif « <strong>énonciative</strong>s » marque la prise en compte<br />

du fait que dans différentes langues le terme « particules » désigne <strong>de</strong>s<br />

unités avec <strong>de</strong>s propriétés très différentes.<br />

- les mots du dire : ils actualisent une distance entre un<br />

« vouloir dire » (d’un suj<strong>et</strong>, <strong>de</strong>s mots, du mon<strong>de</strong>).<br />

La terminologie utilisée pour désigner les quatre groupes est<br />

hétérogène <strong>et</strong> reflète d’une certaine façon le cheminement qui a<br />

conduit à les m<strong>et</strong>tre successivement en évi<strong>de</strong>nce : « mots du<br />

discours » est un emprunt à O.Ducrot (même si le contenu est<br />

différent), « modalisateurs » est un terme fonctionnel, « particules »<br />

dans <strong>de</strong>s langues comme le russe (časticy) <strong>et</strong> l’allemand (Partikeln)<br />

désigne une classe d’unités i<strong>de</strong>ntifiées comme telles (terminologie<br />

catégorielle) <strong>et</strong> « mots du dire » a un statut ambivalent : si, au départ,<br />

dans la thèse <strong>de</strong> E. Khatchatourian (2006), c<strong>et</strong>te étiqu<strong>et</strong>te désigne <strong>de</strong>s<br />

<strong>marqueurs</strong> qui sont formés avec le mot dire (ou skazat’ pour le russe),<br />

c<strong>et</strong>te étiqu<strong>et</strong>te s’étend désormais à tous les MD dont la sémantique fait<br />

intervenir un « vouloir dire » (d’un suj<strong>et</strong>, <strong>de</strong>s mots, du mon<strong>de</strong>). C<strong>et</strong>te<br />

hétérogénéité terminologique reflète, <strong>de</strong> façon non encore vraiment<br />

maîtrisée, la diversité <strong>de</strong>s MD évoquée au début <strong>de</strong> c<strong>et</strong> article.<br />

11 Nous sommes conscients du caractère métaphorique du terme « brouillage » : ci<strong>de</strong>ssous<br />

nous essaierons <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en évi<strong>de</strong>nce les phénomènes en jeu.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 9<br />

Précisons enfin que ces différents groupes <strong>et</strong> sous groupes <strong>de</strong> MD<br />

sont définis indépendamment <strong>de</strong> la prise en compte <strong>de</strong> la sémantique<br />

<strong>de</strong> tel ou tel MD, le rattachement d’un MD à tel ou tel groupe est<br />

fondé en premier lieu sur les propriétés formelles caractéristiques du<br />

groupe (une même unité peut appartenir à différents groupes). La<br />

caractérisation d’unités comme heureusement, vraiment, forcément<br />

comme <strong>de</strong>s adverbes <strong>de</strong> phrase (cf. les travaux <strong>de</strong> Bonami, Godard) ou<br />

comme MD n’est pas une simple querelle terminologique, mais<br />

concernent le type <strong>de</strong> sémantique qui leur associée.<br />

Les mots du discours<br />

Comme indiqué ci-<strong>de</strong>ssus, les mots du discours spécifient à quel<br />

titre la séquence p, correspondant à leur portée 12 , est une façon<br />

partiale <strong>et</strong> partielle d’exprimer un état <strong>de</strong> choses R. Sur la base d’un<br />

premier travail (Kisseleva, Paillard, 1998) portant sur une quarantaine<br />

<strong>de</strong> MD du russe, nous avons distingué <strong>de</strong>ux sous-groupes <strong>de</strong> mots du<br />

discours :<br />

a. les MD point <strong>de</strong> vue qui relèvent d’une sémantique <strong>de</strong> la<br />

pertinence (le terme n’est pas pris ici dans l’acception qu’il a dans la<br />

théorie du même nom) ;<br />

b. les MD garant qui relèvent d’une sémantique <strong>de</strong><br />

l’adéquation 13 ;<br />

Ces sémantiques discursives <strong>de</strong> la pertinence <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’adéquation ne<br />

sont pas nécessairement associées à la présence d’un MD : très<br />

souvent, une même séquence peut, en fonction du co-texte <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

situation s’interpréter soit comme énoncé point <strong>de</strong> vue, soit comme<br />

énoncé adéquat (catégorisant). Comparer le statut <strong>de</strong> Je travaille dans<br />

1a <strong>et</strong> 1b :<br />

(1a) – Et si on allait se promener c<strong>et</strong> après midi ? – Je travaille<br />

(1b) – Qu’est ce que tu fais aujourd’hui ? – Je travaille<br />

12 Le terme <strong>de</strong> séquence est utilisé pour signifier que la portée d’un MD est<br />

profondément variable : la séquence peut être un mot, un syntagme, une proposition,<br />

un énoncé ; par ailleurs, la distinction « thème / rhème » est pertinente pour la<br />

définition <strong>de</strong> la portée d’un MD. Pour une discussion systématique <strong>de</strong>s problèmes liés<br />

à la portée d’un MD, cf. Bonnot (2002).<br />

13 Le choix du terme ‘adéquation’ repose sur une critique <strong>de</strong> la vériconditionnalité.<br />

Sur ce point De Voguë, Paillard (1987).


10<br />

Denis PAILLARD<br />

Dans (1a) je travaille s’interprète comme un point <strong>de</strong> vue autre que<br />

celui qui est exprimé par le premier locuteur, à propos <strong>de</strong> l’emploi du<br />

temps <strong>de</strong> l’après-midi. Dans (1b) je travaille catégorise l’activité<br />

prévue pour la journée. Dans le cas <strong>de</strong> (1a) je travaille en tant que<br />

point <strong>de</strong> vue relève d’une problématique <strong>de</strong> la reformulation dont nous<br />

avons montré ci-<strong>de</strong>ssus qu’elle est virtuellement inscrite dans le fait <strong>de</strong><br />

poser au départ (p, p’), alors que dans (1b) toute problématique <strong>de</strong><br />

reformulation est absente. Comme on le verra, les mots du discours<br />

spécifient à quel titre p est un point <strong>de</strong> vue il s’agit (en relation avec<br />

d’autres points <strong>de</strong> vue) <strong>et</strong> sur quoi se fon<strong>de</strong> l’adéquation <strong>de</strong> p.<br />

A. Les MD point <strong>de</strong> vue<br />

Les MD qui font partie <strong>de</strong> ce sous-groupe confèrent à leur portée p<br />

le statut <strong>de</strong> « point <strong>de</strong> vue ». Dans la notion <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue, l’élément<br />

central est sa dimension plurielle : un point <strong>de</strong> vue est toujours un<br />

point <strong>de</strong> vue parmi d’autres (cf. l’expression « examiner une<br />

situation <strong>de</strong> différents points <strong>de</strong> vue »). Sur un état <strong>de</strong> choses il peut y<br />

avoir multiplication <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue, aucun ne pouvant prétendre<br />

exprimer l’état <strong>de</strong> choses R jusqu’au bout. A ce titre la sémantique du<br />

point <strong>de</strong> vue (dans son rapport à la notion <strong>de</strong> reformulation) actualise<br />

la propriété qu’a le « à dire » <strong>de</strong> ne pouvoir jamais être dit jusqu’au<br />

bout, <strong>de</strong> façon exhaustive : le dire est toujours en position d’échec<br />

relatif pour ce qui est d’arriver à dire le mon<strong>de</strong>. La notion <strong>de</strong><br />

pertinence introduite ci-<strong>de</strong>ssus s’interprète donc comme le fait que p<br />

en tant que point <strong>de</strong> vue est dans une relation « faible » à l’état <strong>de</strong><br />

choses : il est représenté comme simplement « ayant à voir » avec<br />

l’état <strong>de</strong> choses.<br />

Un MD point <strong>de</strong> vue peut donc être caractérisé <strong>de</strong> la manière<br />

suivante :<br />

- il spécifie la séquence p correspondant à sa portée comme un<br />

point <strong>de</strong> vue ;<br />

- p est un point <strong>de</strong> vue distinct d’un premier point <strong>de</strong> vue q<br />

présent dans le co-texte gauche immédiat ou donné<br />

situationnellement 14 :<br />

14 La séquence correspondant à q n’est pas en soit un point <strong>de</strong> vue : c’est p<br />

explicitement introduit comme point <strong>de</strong> vue qui lui confère rétroactivement le statut<br />

<strong>de</strong> premier point <strong>de</strong> vue sur R.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 11<br />

- sur la base <strong>de</strong> son contenu lexical, il spécifie en quoi p est un<br />

point <strong>de</strong> vue distinct <strong>de</strong> q ;<br />

- l’introduction <strong>de</strong> p second point <strong>de</strong> vue complète / corrige /<br />

disqualifie le premier point <strong>de</strong> vue q : p est présenté comme le point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> référence ;<br />

- quelle que soit l’altérité en jeu, les points <strong>de</strong> vue sont<br />

cumulatifs.<br />

Ci-<strong>de</strong>ssous nous donnons <strong>de</strong>ux exemples <strong>de</strong> MD point <strong>de</strong> vue :<br />

(2) – Tu as voté aux Prési<strong>de</strong>ntielles ? Non. D’ailleurs je ne vote<br />

jamais<br />

(3) Il joue les mo<strong>de</strong>stes, en réalité il est prétentieux<br />

Dans (2) d’ailleurs p prévient une interprétation fautive <strong>de</strong> la<br />

réponse non : mon abstention n’est pas dûe au fait qu’il s’agissait <strong>de</strong>s<br />

prési<strong>de</strong>ntielles. En (3) en réalité p disqualifie la première proposition<br />

comme apparence trompeuse.<br />

B. Les MD garant<br />

Dans le commentaire <strong>de</strong> (1b) nous avons utilisé le terme<br />

« catégoriser » <strong>et</strong> insisté sur le fait que dans ce cas la séquence ne<br />

relève pas d’un travail <strong>de</strong> reformulation. En tant qu’adéquat p est en<br />

concurrence avec tout autre dire : en (1b) je travaille est en<br />

concurrence avec je dors / je vais à la fac/ …Toutefois, dans notre<br />

caractérisation <strong>de</strong>s MD garant nous ne conserverons pas le terme<br />

« catégoriser » trop absolu. Pour expliciter ce que recouvre ici la<br />

sémantique <strong>de</strong> l’adéquation, nous reprendrons la définition qu’en<br />

donne Le P<strong>et</strong>it Robert : « être adéquat » c’est rendre (pleinement)<br />

compte <strong>de</strong> ce à quoi l’on est adéquat. Ainsi p est adéquat en tant que<br />

présenté comme rendant compte <strong>de</strong> ce qui est le cas.<br />

Compte tenu <strong>de</strong> ces précisions, nous proposons la définition<br />

suivante <strong>de</strong>s MD garant : un MD garant :<br />

- il spécifie la séquence correspondant à sa portée comme<br />

adéquate pour exprimer ce qui est le cas R ;<br />

- p adéquat signifie que p rend compte <strong>de</strong> R<br />

- sur la base <strong>de</strong> son contenu lexical propre, le MD spécifie à<br />

quel titre <strong>et</strong> / ou dans quelle mesure 15 p rend compte <strong>de</strong> R (le terme <strong>de</strong><br />

15 Ce point est crucial : la notion d’adéquation si elle n’est pas relative n’est pas non<br />

plus absolue. C’est une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles nous l’avons choisie à la place <strong>de</strong>


12<br />

Denis PAILLARD<br />

« garant » désigne ce qui sert <strong>de</strong> support à l’adéquation <strong>et</strong> qui est<br />

donné par le contenu lexical du MD) ;<br />

Nous prendrons <strong>de</strong>ux exemples :<br />

(4) Tout était forcément vrai puisque je n’inventais rien<br />

(5) J’aurais bien voulu vous amener mon mari. Malheureusement<br />

il n’a pas pu venir.<br />

Dans le cas <strong>de</strong> (4) p rend compte <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong> choses dans la mesure<br />

où une force 16 ou une raison impose sa légitimité (la proposition<br />

introduite par puisque nomme c<strong>et</strong>te raison). Le locuteur est souvent<br />

présenté comme contraint / forcé <strong>de</strong> dire p. Dans le cas <strong>de</strong> (5) (repris<br />

<strong>de</strong> Paillard, 2007) malheureusement spécifie p (il n’a pas pu venir)<br />

comme rendant compte <strong>de</strong> R comme d’un malheur.<br />

Pour l’instant il n’est pas possible <strong>de</strong> présenter un inventaire<br />

pour le français <strong>de</strong>s MD points <strong>de</strong> vue <strong>et</strong> <strong>de</strong>s MD garant. D’ores <strong>et</strong><br />

déjà, on peut considérer que les formes en –ment ayant le statut <strong>de</strong><br />

MD relèvent du groupe <strong>de</strong>s MD garant. Comme nous l’avons dit,<br />

l’appartenance d’une unité à tel ou tel groupe ou sous-groupe <strong>de</strong> MD<br />

repose sur la distribution du terme <strong>et</strong> sur la sémantique discursive<br />

qu’il convoque (dans le cas <strong>de</strong>s MD point <strong>de</strong> vue l’interprétation <strong>de</strong> la<br />

séquence du co-texte gauche comme premier point <strong>de</strong> vue est un<br />

indice assez fiable). Notre étu<strong>de</strong> du MD russe pravda (Paillard, 2002)<br />

montre qu’une même unité peut supporter <strong>et</strong> la sémantique du point <strong>de</strong><br />

vue <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> l’adéquation :<br />

(6) On ne priexal. Pravda, on byl bolen Il n’est pas venu. Il est<br />

vrai qu’il était mala<strong>de</strong><br />

(7) On pravda priexal ? C’est vrai qu’il est venu (question<br />

confirmation).<br />

Dans (6) la séquence p (‘il était mala<strong>de</strong>’) complète le point <strong>de</strong> vue<br />

exprimé par la séquence précé<strong>de</strong>nte en le présentant comme ignorant<br />

un élément essentiel <strong>de</strong> la situation. Dans (7), pravda relève d’une<br />

sémantique <strong>de</strong> la vérification : la question vise à déterminer si p rend<br />

compte <strong>de</strong> R comme étant <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’avéré.<br />

En <strong>de</strong>hors du cas illustré par pravda, on observe pour une langue<br />

comme le français l’existence d’un nombre non négligeable <strong>de</strong> base<br />

lexicales donnant lieu à <strong>de</strong>ux MD, l’un du type point <strong>de</strong> vue, l’autre<br />

du type garant : on peut donner comme exemples les paires<br />

celle <strong>de</strong> « vérité ». Ainsi peut être, pris comme MD garant, fon<strong>de</strong> une adéquation<br />

« probabiliste ».<br />

16 Cf. Danjou Flaux, Gary Prieur (1981).


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 13<br />

effectivement (garant) / en eff<strong>et</strong> (point <strong>de</strong> vue), réellement (garant) / en<br />

réalité (point <strong>de</strong> vue) 17 . Ici encore, la différence entre les membres <strong>de</strong><br />

la paire se situe moins dans la sémantique <strong>de</strong> la base, que dans le<br />

mo<strong>de</strong> détermination par le MD <strong>de</strong> p dans le cadre <strong>de</strong> la <strong>scène</strong><br />

<strong>énonciative</strong>.<br />

I<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> variation <strong>de</strong>s mots du discours<br />

Dans la définition proposée ci-<strong>de</strong>ssus pour les MD point <strong>de</strong> vue <strong>et</strong><br />

les MD garant, nous avons fait intervenir le contenu lexical <strong>de</strong> l’unité<br />

(ou <strong>de</strong> la locution) correspondant au MD. C<strong>et</strong>te prise en compte du<br />

contenu lexical du MD revient à revendiquer une continuité<br />

sémantique entre les différents statuts catégoriels que c<strong>et</strong>te unité peut<br />

prendre. Pour les MD point <strong>de</strong> vue, la sémantique du mot spécifie<br />

l’altérité <strong>de</strong> p par rapport au premier point <strong>de</strong> vue q ; pour les MD<br />

garant elle définit la nature <strong>de</strong> ce qui fon<strong>de</strong> l’adéquation <strong>de</strong> p 18 . En<br />

même temps, la caractérisation du MD ne se limite pas à la prise en<br />

compte du contenu lexical <strong>de</strong> l’unité en jeu : son i<strong>de</strong>ntité sémantique<br />

prend en compte également le type <strong>de</strong> sémantique discursive mise en<br />

jeu (point <strong>de</strong> vue, adéquation, …). De plus, l’i<strong>de</strong>ntité sémantique doit<br />

être considérée dans un rapport étroit aux propriétés qui définissent la<br />

distribution <strong>de</strong> tel ou tel groupe <strong>de</strong> MD : on observe une variation /<br />

déformation <strong>de</strong> la sémantique du MD (cf. ci-<strong>de</strong>ssus les <strong>de</strong>ux exemples<br />

avec forcément qui montrent que la place du MD dans la séquence<br />

ainsi que sa position détachée ou non sur le plan prosodique ont <strong>de</strong>s<br />

conséquences sur le plan interprétatif).<br />

Ce problème <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sémantique dans son rapport à sa<br />

variation / déformation en fonction <strong>de</strong>s propriétés distributionnelles<br />

rejoint le problème <strong>de</strong> la polysémie / polyfonctionnalité <strong>de</strong>s MD. Pour<br />

nous, la diversité <strong>de</strong>s emplois <strong>et</strong> valeurs d’un MD relève, pour une<br />

partie, <strong>de</strong> principes réguliers <strong>de</strong> variations liés aux propriétés<br />

distributionnelles. Dans le cas <strong>de</strong>s MD mots du discours, nous avons<br />

dégagé trois plans réguliers <strong>de</strong> variation. Le qualificatif « réguliers »<br />

17 Dans le cas du russe, on peut citer voobšče (garant) / v obščem (point <strong>de</strong> vue) tous<br />

<strong>de</strong>ux formés à partir <strong>de</strong> l’adjectif obščij « commun » : voobšče relève d’une<br />

sémantique <strong>de</strong> la généralisation, v obščem d’une sémantique <strong>de</strong> la globalisation. Cf.<br />

(Paillard, 2006 <strong>et</strong> Kisseleva, Paillard, à paraître).<br />

18 Les formulations proposées (notamment pour l’exemple avec malheureusement)<br />

<strong>de</strong>vront être reprises <strong>et</strong> explicitées.


14<br />

Denis PAILLARD<br />

signifie que ces plans <strong>de</strong> variation sont définis indépendamment <strong>de</strong> la<br />

prise en compte <strong>de</strong> la sémantique <strong>de</strong>s MD concernés sur la base <strong>de</strong><br />

critères explicites. Ci-<strong>de</strong>ssous nous les présentons brièvement (pour<br />

une présentation systématique, cf. Franckel, Paillard, 2007)<br />

- plan <strong>de</strong> variation lié au détachement / non détachement<br />

prosodique du MD 19 .<br />

Sur le plan prosodique le MD peut (non détachement) ou non<br />

(détachement) être intégré à la séquence correspondant à sa portée (à<br />

l’écrit, le détachement tend à être marqué par la mise entre virgules du<br />

MD). Sur la base <strong>de</strong> ce critère, on peut i<strong>de</strong>ntifier trois configurations<br />

discursives A (non détachement), B (détachement), C (le critère est<br />

non pertinent : emplois rhétoriques). La nature <strong>de</strong> la détermination<br />

supportée par le MD n’est pas la même selon qu’il y a détachement ou<br />

non :<br />

o dans le cas du non détachement, le MD confère un statut<br />

discursif à la séquence sélectionnée pour exprimer l’état <strong>de</strong> choses R :<br />

sélection <strong>de</strong> p <strong>et</strong> détermination discursive correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>ux<br />

moments distincts : c’est le MD qui fait que p accè<strong>de</strong> au statut <strong>de</strong> dire.<br />

Configuration A<br />

(8) - Le directeur sera là <strong>de</strong>main à partir <strong>de</strong> 11 heures. Le<br />

len<strong>de</strong>main le directeur arriva effectivement à 11 heures précises.<br />

o dans le cas du détachement, sélection <strong>de</strong> p <strong>et</strong> statut discursif<br />

sont indissociables. C’est le MD d’une certaine façon qui prési<strong>de</strong> à la<br />

sélection <strong>de</strong> p. Très souvent R est déjà présent dans le contexte<br />

gauche <strong>et</strong> p est une autre façon <strong>de</strong> dire p ; ce qui compte avant tout<br />

c’est « comment dire R ». Configuration B<br />

(9) Après <strong>de</strong> rageuses discussions, M. Mazerelles semblait s'être<br />

résigné à ce que son fils n‘achevât pas son droit : en réalité, il<br />

cherchait à gagner du temps.<br />

Les configurations A <strong>et</strong> B correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>ux mo<strong>de</strong>s<br />

d’interaction entre le MD <strong>et</strong> la séquence correspondant à sa portée. La<br />

troisième configuration (C) vise à prendre en compte les cas où le MD<br />

est dans un rapport d’extériorité par rapport à la séquence 20 : il se<br />

présente comme une scansion discursive, proche parfois du tic verbal.<br />

19 Sur la notion <strong>de</strong> détachement, cf. Bonnot, Kodzassov (2001) <strong>et</strong>, dans une autre<br />

perspective, Amiot, Flaux (2007).<br />

20 Dans les données relevant <strong>de</strong> ce cas il est souvent difficile d’i<strong>de</strong>ntifier la portée<br />

exacte du MD. Dans les travaux <strong>de</strong> certains chercheurs russes, ces emplois sont<br />

décrits comme « parasites » (on rencontre également le terme <strong>de</strong> « ponctuants » pour


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 15<br />

(10) (chez le quincailler) – Ce sera ? – Un ca<strong>de</strong>nas <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pitons<br />

pour y faire tenir. Forcément, on m’a encore volé un lapin c<strong>et</strong>te nuit.<br />

Alors, forcément, si on me vole un lapin toutes les nuits, forcément<br />

que j’en aurai bientôt plus…<br />

- plan <strong>de</strong> variation liée à la position du MD par rapport à la<br />

séquence. Il est possible <strong>de</strong> distinguer quatre positions : initiale,<br />

médiane rhématique, finale, médiane non rhématique (c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière<br />

position entr<strong>et</strong>ient <strong>de</strong>s rapports étroits avec les emplois dits<br />

rhétoriques). Selon la position du MD, la séquence est dans un rapport<br />

d’altérité plus ou moins fort avec le contexte gauche 21 :<br />

o la position initiale est une position d’altérité faible : la<br />

séquence p se présente comme le prolongement <strong>de</strong> ce qui précè<strong>de</strong> :<br />

(11) Je ne parvenais pas à croire que ce singe pût nous attaquer. -<br />

non ; mais peut-être nous tenir tête... <strong>et</strong> effectivement il fait <strong>de</strong>ux pas<br />

vers nous.<br />

o la position médiane rhématique est une position d’altérité<br />

forte : la séquence p marque une rupture avec le contexte gauche qui a<br />

priori appelle une séquence autre que p :<br />

(12) - Tu crois ses histoires ? – Il a forcément raison.<br />

o la position finale est une position hors altérité : linéairement le<br />

MD est postposé à sa portée p <strong>et</strong> le spécifie « rétroactivement », ce qui<br />

signifie qu’il n’interfère pas avec le contexte gauche :<br />

(13) - Et Jacques ? – Il n’est pas venu à la réunion, heureusement<br />

(malheureusement, forcément)<br />

- rapport entre le contenu propositionnel <strong>de</strong> p <strong>et</strong> <strong>de</strong> q séquence du<br />

co-texte gauche). Ici encore nous distinguerons trois cas : p <strong>et</strong> q sont<br />

co-orientés ; p relève d’une orientation inverse <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> q ; il n’y a<br />

pas <strong>de</strong> relation a priori sur le plan notionnel entre p <strong>et</strong> q (la relation<br />

s’établit dans le discours). Dans les <strong>de</strong>ux premiers cas, il est possible<br />

<strong>de</strong> définir une relation entre p <strong>et</strong> q indépendamment du MD, alors que<br />

dans le troisième cas, la mise en rapport repose essentiellement sur la<br />

présence du MD.<br />

o co-orientation<br />

(14) Je viendrai. D’ailleurs, cela me fait plaisir<br />

traiter <strong>de</strong> ces emplois). De notre point <strong>de</strong> vue, ces emplois ne signifient nullement la<br />

désémantisation du MD.


16<br />

Denis PAILLARD<br />

o orientation inverse : cf. exemple (12)<br />

(15) –Paul est <strong>de</strong> nouveau absent, il exagère ! – Il est réellement<br />

mala<strong>de</strong>, tu sais.<br />

o mise en relation dans le discours<br />

(16) L’ombre d’une interminable discussion théorique s’abattit sur<br />

la terrasse. J’en connaissais trop l’inutilité. D’ailleurs, la page <strong>de</strong>s<br />

sports du Havre Libre traînait sur la table. La cerise du soleil flirtait<br />

contre la mer. Et ils se battaient toujours à coups <strong>de</strong> références, <strong>de</strong><br />

concepts….<br />

Ces trois plans <strong>de</strong> variation sont chacun liés à <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s<br />

sémantiques particuliers. Ils perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> définir la partie régulière <strong>de</strong><br />

la polysémie du MD 22 . La combinaison <strong>de</strong> ces trois plans donne<br />

théoriquement vingt sept cas possibles (ce qui ne signifie nullement<br />

que pour un MD ces vint sept cas soient effectivement réalisés). C<strong>et</strong>te<br />

approche <strong>de</strong> la polysémie <strong>de</strong>s MD associant i<strong>de</strong>ntité sémantique stable<br />

<strong>et</strong> principes <strong>de</strong> variation nous paraît beaucoup plus souple <strong>et</strong><br />

contrôlable que les approches qui associent directement au MD un<br />

certain nombre <strong>de</strong> valeurs sans faire la part <strong>de</strong> ce qui est stable <strong>et</strong> <strong>de</strong> ce<br />

qui relève d’une variation 23 .<br />

Les modalisateurs 24<br />

C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>uxième sous-classe regroupe les <strong>marqueurs</strong> dont la<br />

sémantique rési<strong>de</strong> dans une modalisation du dire correspondant à « p<br />

est le cas ». Ci-<strong>de</strong>ssus, nous avons défini « p est le cas » comme le<br />

produit d’un calcul associant une séquence linguistique (<strong>de</strong> nature<br />

variable : mot isolé, syntagme, proposition) à un état <strong>de</strong> choses (« ce<br />

22 A c<strong>et</strong>te partie régulière il faut ajouter celle qui renvoie à <strong>de</strong>s facteurs liés<br />

spécifiquement à tel ou tel énoncé, qu’il s’agisse du lexique ou encore <strong>de</strong><br />

déterminations situationnelles (pragmatiques).<br />

23 Sur ce point, nous sommes en désaccord avec les critiques que formule Moosegard<br />

Hansen dans différents travaux à l’encontre <strong>de</strong> ceux qui défen<strong>de</strong>nt l’hypothèse qu’un<br />

MD a une i<strong>de</strong>ntité sémantique présente dans tous ses emplois. De plus, le<br />

morcellement d’un marqueur en différentes valeurs ne perm<strong>et</strong> pas <strong>de</strong> voir ce qui est le<br />

fait du marqueur lui-même <strong>et</strong> ce qui est le fait du co-texte.<br />

24 Pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> place, mais aussi parce que la réflexion est moins avancée, la<br />

présentation <strong>de</strong>s trois autres sous classes <strong>de</strong> MD est limitée à l’explicitation <strong>de</strong> leur<br />

sémantique <strong>et</strong>, le cas échéant, à la présentation <strong>de</strong> différents groupes <strong>de</strong> <strong>marqueurs</strong>.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 17<br />

qui est le cas » noté ci-<strong>de</strong>ssous R). Par modalisation, il faut entendre<br />

le fait qu’il n’y a pas validation <strong>de</strong> « p est le cas » : on observe une<br />

forme <strong>de</strong> brouillage <strong>de</strong> la relation, résultant d’une autonomie (plus ou<br />

moins gran<strong>de</strong>) conférée aux <strong>de</strong>ux termes <strong>de</strong> la relation : p <strong>et</strong> R. C<strong>et</strong><br />

eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> brouillage peut être lié plus directement à un statut particulier<br />

<strong>de</strong> p, à un statut particulier <strong>de</strong> R ou encore à un statut particulier <strong>de</strong> la<br />

relation entre p <strong>et</strong> R. Sur c<strong>et</strong>te base, il est possible <strong>de</strong> distinguer trois<br />

groupes <strong>de</strong> MD 25 :<br />

o p est <strong>de</strong> l’ordre du fictif <strong>et</strong> son rapport à R n’est pas<br />

définissable (hors validation).<br />

(17) – Nož, - kriknul Filipp Filippovič. Nož vskočil emu v ruku kak<br />

by samo soboj<br />

- Couteau, cria F.F. Le couteau bondit dans sa main kak by (‘on<br />

aurait dit’) <strong>de</strong> lui même<br />

La sémantique <strong>de</strong> kak by peut être définie à partir <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>ux<br />

composants : kak signifie que l’on court-circuite le calcul sur (p, p’) :<br />

p est présenté comme un terme « extérieur » qui n’exprime R que par<br />

analogie (cf. l’emploi <strong>de</strong> kak dans certaines constructions<br />

comparatives : on rabota<strong>et</strong> kak sumasšedšij « il travaille comme un<br />

fou » : la façon dont ‘il’ travaille est définie indirectement en<br />

référence à un étalon présenté comme représentatif d’une façon <strong>de</strong><br />

travailler). Quant à la particule by (qui sert notamment à former le<br />

conditionnel) elle spécifie p comme relevant du fictif, ce qui signifie<br />

que son rapport à R n’est pas calculable.<br />

o R (« ce qui est le cas ») se dérobe ou n’est que difficilement /<br />

partiellement accessible : p n’est qu’une approximation <strong>de</strong> R 26 .<br />

(18) Ja stal neoxotno slušat’ : èto bylo čto-to vro<strong>de</strong> lekcii<br />

Je me suis mis à écouter : c’était quelque chose vro<strong>de</strong> (‘genre’)<br />

conférence<br />

o p est sélectionné comme exprimant R mais la validation du<br />

rapport <strong>de</strong> p à R est mise en suspens.<br />

(19) Čto ty valjaešsja, budto tebe i na rabotu ne nado<br />

Qu’as-tu à traîner comme çà, budto (‘à croire que’) tu ne dois pas<br />

aller au travail<br />

25 Nous prenons <strong>de</strong>s <strong>marqueurs</strong> du russe (nous n’avons pas encore i<strong>de</strong>ntifié les<br />

éventuels <strong>marqueurs</strong> <strong>de</strong> modalisation pour le français).<br />

26 Apparemment, like en anglais présente <strong>de</strong>s propriétés comparables, cf. An<strong>de</strong>rsen<br />

(1998).


18<br />

Denis PAILLARD<br />

La mise en suspens <strong>de</strong> la validation <strong>de</strong> p signifie ici que S o m<strong>et</strong> en<br />

question la pertinence <strong>de</strong> p, comme prolongement <strong>de</strong> ce qui est<br />

constaté dans la séquence gauche (le comportement <strong>de</strong><br />

l’interlocuteur).<br />

Par ailleurs, il existe une série <strong>de</strong> locutions formées à partir <strong>de</strong><br />

vro<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> budto à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> kak (comme pour kak by p est hors<br />

calcul) <strong>et</strong> / ou <strong>de</strong> by : cf. vro<strong>de</strong> kak, vro<strong>de</strong> by 27 , kak budto 28 , budto by<br />

<strong>et</strong> kak budto by.<br />

Les particules <strong>énonciative</strong>s.<br />

Le terme <strong>de</strong> particules est parfois utilisé comme un terme<br />

générique pour désigner les MD (cf. le titre <strong>de</strong> l’ouvrage déjà cité<br />

Approaches to discourse particles ou encore le titre du numéro du<br />

Belgian Journal of Linguistics, 16, consacré aux MD). Nous<br />

l’employons ici pour désigner une sous-classe <strong>de</strong> MD qui possè<strong>de</strong>nt<br />

une sémantique particulière : les particules ne participent pas à la<br />

spécification <strong>de</strong> p comme une façon particulière d’exprimer R. Elles<br />

spécifient p du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son rapport à p’ : en d’autres termes,<br />

elles travaillent l’altérité p / p’. C<strong>et</strong>te sous-classe est relativement bien<br />

i<strong>de</strong>ntifiée en russe <strong>et</strong> coïnci<strong>de</strong> plus ou moins avec ce qui dans la<br />

tradition grammaticale russe est déjà désigné comme <strong>de</strong>s časticy<br />

(« particules »). De même, en allemand, elles correspon<strong>de</strong>nt à ce qui<br />

est désigné par le terme Abtonungspartikeln 29 . En revanche, pour le<br />

français, où la notion <strong>de</strong> particule est étrangère à la tradition <strong>et</strong> à la<br />

terminologie grammaticale, l’inventaire <strong>de</strong>s MD ayant le statut <strong>de</strong><br />

particules reste à faire 30 . Ici nous donnerons trois exemples empruntés<br />

au russe m<strong>et</strong>tant en jeu les particules už, ved’ <strong>et</strong> bylo (sur la<br />

distribution <strong>de</strong> ces particules on peut se reporter à Bonnot, Kodzassov<br />

(1998)) :<br />

27 A la différence <strong>de</strong> vro<strong>de</strong> dont la portée est le plus souvent locale, la portée <strong>de</strong> vro<strong>de</strong><br />

by <strong>et</strong> vro<strong>de</strong> kak peut être toute la relation prédicative.<br />

28 Comparer l’exemple suivant avec kak budto avec l’exemple (19) où l’on a budto<br />

seul (la première partie est i<strong>de</strong>ntique) : Čto ty valjaešsja, kak budto tri dnja ne spal<br />

« Qu’as-tu à (te) traîner comme çà, kak budto tu n’avais pas dormi <strong>de</strong>puis trois<br />

jours ».<br />

29 Les invariants difficiles (4 volumes). Université <strong>de</strong> M<strong>et</strong>z.<br />

30 Sur la base <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> A. Culioli (1990) <strong>et</strong> P. Perroz (1991), bien dans <strong>de</strong>s<br />

énoncés comme On achève bien les chevaux (pourquoi pas les hommes) peut être<br />

rattaché à un fonctionnement particulaire.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 19<br />

(20) – Pri<strong>de</strong>š’ ? - Da už pridu<br />

- Tu viens ? – Oui je viens (à contre-cœur)<br />

(21) Čto ty tam sidiš’ celye dni. Ty im mešaes’. Ved’ Saša tjaželo<br />

bolen<br />

Qu’as-tu à rester là-bas <strong>de</strong>s journées entières. Tu les gênes. Ved’<br />

Sacha est gravement mala<strong>de</strong><br />

(22) Ja sejčas že podnjalsja (‘se lever’) bylo, čtoby na kuxnju idti,<br />

no njanjuška govorit : « Ne uxodi, Ivan Golovanyč ».<br />

J’ai tout <strong>de</strong> suite voulu me lever bylo pour aller à la cuisine, mais<br />

la nounou m’a dit : « Ne t’en va pas, Ivan Golovanytch » (Bottinneau,<br />

2005, 165)<br />

Už spécifie p comme indiscutable (p’ étant assimilé au<br />

« discutable ») : p est spécifié comme débarrassé <strong>de</strong> toute forme<br />

d’altérité dont p’ serait / pourrait être le support. En d’autres termes, p<br />

est présenté comme incorporant p’ présenté comme n’ayant pas ou<br />

plus <strong>de</strong> pertinence (c<strong>et</strong>te incorporation <strong>de</strong> p’ dans p est bien exprimée<br />

par la formule <strong>de</strong> Jean Luc Godard : « dans impossible il y a<br />

possible »). Dans (20) « venir » est indiscutable au sens où S o a<br />

renoncé à discuter p, ce qui signifie que pour lui p est a priori<br />

discutable : S o ne souhaitait pas venir, il ne vient que parce qu’il n’a<br />

pas le choix) 31 .<br />

Ved’ (Paillard, 1986, Bonnot, Kodzassov, 1998) confère à p le<br />

statut d’un savoir objectif, par rapport auquel la seule extériorité est<br />

l’ignorance (p’). Le recours au « p–savoir » est un moyen <strong>de</strong> dépasser<br />

un conflit ou un malentendu présent dans le contexte gauche : la<br />

position première adoptée par S 1 est présentée comme traduisant<br />

l’ignorance <strong>de</strong> p. Une fois introduit ce « p – savoir », la position<br />

initiale occupée par S 1 est représentée comme n’étant plus tenable.<br />

Bylo 32 signifie que, pour ce qui est du procès, on a la coexistence<br />

(ordonnée) <strong>de</strong> p <strong>et</strong> p’: d’un côté « se lever », <strong>de</strong> l’autre, « ne pas se<br />

lever » ; les <strong>de</strong>ux valeurs sont actualisées mais <strong>de</strong> façon ordonnée<br />

l’une par rapport à l’autre, <strong>et</strong> c’est la secon<strong>de</strong> valeur qui est validée.<br />

Les mots du dire.<br />

31 Sur le plan prosodique, la réalisation <strong>de</strong> da už est phonétiquement réduite (anti<br />

emphase) <strong>et</strong> pridu porte un accent contrastif, opposant ‘venir ‘ à ‘ne pas venir’, valeur<br />

<strong>de</strong> référence pour So.<br />

32 Sur bylo, on peut se reporter à la thèse <strong>de</strong> Tatiana Bottineau (2005) d’où est tiré<br />

l’exemple (22).


20<br />

Denis PAILLARD<br />

C<strong>et</strong>te désignation est empruntée à la thèse <strong>de</strong> E. Khatchaturian<br />

(2006) qui décrit quatre MD du français <strong>et</strong> du russe formés avec le<br />

verbe dire (skazat’ en russe) : pour ainsi dire, disons, tak skazat’ (litt.<br />

‘ainsi + dire’) <strong>et</strong> skažem (« disons »).<br />

Nous proposons d’utiliser c<strong>et</strong>te étiqu<strong>et</strong>te pour désigner un<br />

ensemble plus vaste <strong>de</strong> MD. L’élément commun est la mise en jeu<br />

d’un « hiatus » entre la séquence p <strong>et</strong> ce que nous avons désigné ci<strong>de</strong>ssus<br />

comme un « vouloir dire » qui possè<strong>de</strong> un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> présence<br />

autonome (il n’est pas le vouloir dire associé à p 33 , ce qui donne un<br />

dire « clivé »). Selon la nature <strong>et</strong> le statut <strong>de</strong> ce vouloir dire, il est<br />

possible <strong>de</strong> distinguer différents cas :<br />

- pour ainsi dire, tak skazat : certains mots formant l’énoncé (la<br />

portée <strong>de</strong> ces <strong>marqueurs</strong> est locale) sont présentés comme<br />

autonomisés par rapport au vouloir dire subjectif qui fon<strong>de</strong> le dire : le<br />

« vouloir dire » <strong>de</strong> ces mots est présenté comme n’étant pas<br />

pleinement adéquat (les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> sens vont <strong>de</strong> l’utilisation<br />

métaphorique du mot à différents eff<strong>et</strong>s rhétoriques : atténuation ou,<br />

au contraire, exagération).<br />

(23) Deux nouveaux nés dans la presse. Et pour ainsi dire<br />

jumeaux.<br />

(24) J’ai, pour ainsi dire, une âme littéraire<br />

(25) Vy čto – <strong>de</strong>jstvitel’no p‘jany ? – My rezvilis’, Igor’<br />

Dimitrievič. Šutili drug s drugom, tak skazat’<br />

Vous êtes effectivement ivres ? – On faisait les fous, Igor<br />

Dmitrievic, On plaisantait entre nous, tak skazat’ 34<br />

- disons, skažem : une partie <strong>de</strong>s mots formant l’énoncé (comme<br />

dans le cas précé<strong>de</strong>nt, la portée <strong>de</strong> ces <strong>marqueurs</strong> est locale) est<br />

présentée comme un dire <strong>de</strong> compromis / dire sous toute réserve / dire<br />

en suspens / dire à partager ; dans le prolongement du fait que ces<br />

<strong>marqueurs</strong> correspon<strong>de</strong>nt à l’impératif 1 ère personne du pluriel <strong>de</strong>s<br />

verbes dire <strong>et</strong> skazat’, le fragment <strong>de</strong> p correspondant à la portée du<br />

marqueur est mis en relation avec <strong>de</strong>ux positions subjectives <strong>de</strong> la<br />

33 Cf ci-<strong>de</strong>ssus la définition du dire comme association d’un énoncé <strong>et</strong> d’un vouloir +<br />

dire.<br />

34 Ces exemples sont tirés <strong>de</strong> la thèse <strong>de</strong> E. Khatchaturian (2006). Précisons que pour<br />

ainsi dire est surtout utilisé à l’écrit, alors que tak skazat’ est extrêmement fréquent à<br />

l’oral. Selon Khatchaturian c<strong>et</strong>te différence <strong>de</strong> registre mais aussi d’interprétation<br />

s’explique par une différence sémantique entre dire <strong>et</strong> skazat’.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 21<br />

<strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>. Dans le cadre <strong>de</strong> l’énoncé dont il fait partie, p n’est<br />

que visé par S o ; à ce titre il est validable mais non validé. Sa<br />

validation est mise en suspens.<br />

(26) Alors on se r<strong>et</strong>rouve <strong>de</strong>main à la fac, disons à 10 heures<br />

(27) A vy mne ne skaž<strong>et</strong>e, otkuda vy uznali pro èti listki i pro moi<br />

mysli ? – Ne skažu, - suxo otv<strong>et</strong>il Azazello. – No vy čto-nibud’ zna<strong>et</strong>e o<br />

nem ? – umoljajušče šepnula Margarita. – Nu, skažem, znaju<br />

- Pourriez vous me dire d’où vous tenez ce que vous savez à<br />

propos <strong>de</strong> ces feuilles <strong>et</strong> <strong>de</strong> mes pensées ? – Je ne vous le dirai pas. –<br />

dit Azazello sèchement. Mais est-ce que savez quelque chose sur lui ?<br />

– chuchota Marguerite d’un air suppliant. Eh bien, skažem, je sais<br />

quelque chose.<br />

- mol, <strong>de</strong>skat’ : p est présenté comme la mise en mots d’un vouloir<br />

dire d’un suj<strong>et</strong> S x autre que le locuteur (ce vouloir dire peut être<br />

présent contextuellement sous la forme d’un geste, comme en (26)).<br />

Ces <strong>de</strong>ux <strong>marqueurs</strong> sont étymologiquement dérivés <strong>de</strong> verba dicendi.<br />

(28) On mne pozvonil, mol, vstrečaj, utrennim rejsom otpravljaju<br />

frukty i rybu. Ja emu govorju, ne nado, spasibo tebe za zabotu, no<br />

svad’ba uže sostojalas’, a on ni v kakuju. Ja, mol, sam dlja sebja rešil,<br />

čto ja dolžen poslat’ tebe frukty i rybu, - I točka.<br />

Il m’a téléphoné, mol vas réceptionner (à l’aéroport), par le vol du<br />

matin je t’envoie <strong>de</strong>s fruits <strong>et</strong> du poisson. Je lui dis, je te remercie<br />

pour c<strong>et</strong>te attention, mais le mariage a eu lieu il y a une semaine, lui il<br />

ne veut rien entendre. J’ai mol décidé pour ce qui me concerne que je<br />

<strong>de</strong>vais t’envoyer <strong>de</strong>s fruits <strong>et</strong> du poisson, un point c’est tout.<br />

(29) Roditeli, vmesto togo čtoby vesti parnja k specialistu, prosto<br />

maxnuli na nego rukoj, <strong>de</strong>skat’, neudačnyj polučilsja rebenok<br />

Les parents, au lieu <strong>de</strong> mener le gamin chez un spécialiste, s’en<br />

sont tout simplement désintéressés, <strong>de</strong>skat’ (= ‘l’air <strong>de</strong> dire’), c<strong>et</strong><br />

enfant ce n’est pas une réussite.<br />

La différence entre mol <strong>et</strong> <strong>de</strong>skat’ tient au fait que mol signifie que<br />

les mots utilisés par le locuteur sont dans l’espace du vouloir dire <strong>de</strong><br />

S x , alors que <strong>de</strong>skat’ signifie que p est une interprétation –<br />

traduction par S o , sans que rien ne garantisse le fait que c<strong>et</strong>te<br />

interprétation soit fidèle au vouloir dire (les mots sont ceux <strong>de</strong> S 0 ).<br />

C<strong>et</strong>te différence se traduit sur le plan prosodique par une intonation<br />

plate dans le cas <strong>de</strong> mol (prosodie caractéristique <strong>de</strong>s séquences<br />

enchâssées) <strong>et</strong> par une intonation actualisée dans le cas <strong>de</strong> <strong>de</strong>skat’ (la


22<br />

Denis PAILLARD<br />

mise en mots est un enjeu : S o s’engage concernant la formulation du<br />

vouloir dire).<br />

- Jakoby : p est un dire étranger « incrusté »<br />

(27) Ty zvonil na zavod, g<strong>de</strong> on jakoby rabota<strong>et</strong> ? – Počemu<br />

jakoby ? Rabota<strong>et</strong>.<br />

As-tu téléphoné à l’usine où jakoby (‘soit disant’) il travaille ?<br />

Pourquoi jakoby ? Il y travaille (effectivement).<br />

Jakoby (traduit le plus souvent par ‘soit disant’) signale la présence<br />

d’un dire étranger, comme incrusté dans le dire correspondant à<br />

l’énoncé : dans la <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> il renvoie à une position<br />

subjective autre que celle <strong>de</strong> S o qui se démarque <strong>de</strong> ce dire. Ce dire se<br />

présente comme un autre dire concernant l’état <strong>de</strong> choses en jeu, au<br />

sens où il construit une autre valeur référentielle. Sur le plan<br />

prosodique, la séquence correspondant à la portée <strong>de</strong> jakoby est<br />

normalement caractérisée par une prosodie marquée, caractéristique<br />

<strong>de</strong>s citations (on renvoie au dire d’un autre) <strong>et</strong> liée à l’altérité <strong>de</strong>s<br />

positions mises en jeu. On notera également qu’à la différence <strong>de</strong> mol<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>skat’ jakoby n’est jamais détaché par rapport à sa portée.<br />

- médiatif<br />

Nous avons vu qu’avec mol <strong>et</strong> <strong>de</strong>skat’, p est la traduction –<br />

interprétation d’un vouloir +dire autre. Dans Paillard (2007) nous<br />

avançons l’hypothèse qu’il est possible <strong>de</strong> rendre compte, dans <strong>de</strong>s<br />

termes comparables, d’un autre ensemble <strong>de</strong> données regroupés sous<br />

l’étiqu<strong>et</strong>te <strong>de</strong> médiatif 35 . De notre point <strong>de</strong> vue, avec le médiatif, p<br />

traduit / interprète un « vouloir dire » du mon<strong>de</strong>. Nous redonnons ici<br />

un exemple emprunté à la communication <strong>de</strong> Z. Guentcheva au<br />

Colloque « La prise en charge » (Anvers, janvier 2007). Le « vouloir<br />

dire » du mon<strong>de</strong> se présente (situationnellement ou contextuellement)<br />

sous la forme d’indices.<br />

(28) aman-a nipe rak o-kyt Kamayura, Haut Xingu, Brésil<br />

pluie Ntr Att<br />

3 pleuvoirnn<br />

Il a dû pleuvoir (indices : la route est mouillée, il y a <strong>de</strong>s<br />

branches <strong>et</strong> <strong>de</strong>s feuilles par terre)<br />

p se présente comme un énoncé matérialisant un vouloir dire<br />

externe (celui du mon<strong>de</strong>) qui, à la différence <strong>de</strong>s cas déjà envisagés,<br />

n’est pas en tant que tel formulable : p dans ce cas revient à donner<br />

35 Le terme <strong>de</strong> « médiatif » est également utilisé pour décrire <strong>de</strong>s unités comme mol<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>skat’.


Marqueurs <strong>discursifs</strong> <strong>et</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong> 23<br />

une forme linguistique à ce vouloir dire, ce qui, par définition, revient<br />

à l’interpréter (ce travail d’interprétation se fait selon selon <strong>de</strong>s<br />

modalités variables).<br />

Conclusion<br />

Le format unitaire <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s MD que nous proposons<br />

perm<strong>et</strong>, selon nous, <strong>de</strong> dépasser un certain nombre <strong>de</strong> difficultés<br />

évoquées ci-<strong>de</strong>ssus. La typologie <strong>de</strong>s MD que nous proposons prend<br />

en compte l’hétérogénéité <strong>de</strong>s MD, maintes fois soulignée. En relation<br />

à la notion <strong>de</strong> <strong>scène</strong> <strong>énonciative</strong>, c<strong>et</strong>te hétérogénéité est analysée<br />

comme renvoyant à différents types <strong>de</strong> déterminations intervenant<br />

dans la construction d’un dire.<br />

Denis Paillard<br />

DR CNRS UMR 7110<br />

Université Denis Di<strong>de</strong>rot – P7<br />

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