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La guerre - Espace culture de l'université de Lille 1

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l e s n o u v e l l e s<br />

d<br />

AV R<br />

’ Archimè<strong>de</strong><br />

MAI<br />

JuiN<br />

le journal <strong>culture</strong>l <strong>de</strong> l’Université <strong>Lille</strong> 1<br />

# 51<br />

« <strong>La</strong> <strong>guerre</strong> », « L’espace », « À propos <strong>de</strong> la science » Ren<strong>de</strong>z-vous<br />

d’Archimè<strong>de</strong> / Le FIGRA hors les murs Reportages d’actualité /<br />

(L)armes, Les carnets du caporal B…, <strong>La</strong> ruine <strong>de</strong>s choses<br />

Spectacle vivant / Pratiques artistiques Théâtre, danse, concerts,<br />

exposition, écriture<br />

2009<br />

« <strong>La</strong> liberté existe toujours. Il suffit d’en payer le prix »<br />

Henry <strong>de</strong> Montherlant, Carnets, 1957


LNA#51 / édito<br />

De quoi sommes-nous vraiment<br />

riches ?<br />

Nabil EL-HAGGAR<br />

Vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Université<br />

<strong>Lille</strong> 1, chargé <strong>de</strong> la Culture, <strong>de</strong> la<br />

Communication et du Patrimoine<br />

Scientifique<br />

<strong>La</strong> façon dont les sociétés évaluent leurs richesses relève <strong>de</strong> choix politiques. Ils<br />

doivent être régulièrement réévalués en fonction <strong>de</strong> leur conformité avec les<br />

valeurs <strong>de</strong> notre société. En effet, le choix <strong>de</strong>s indicateurs <strong>de</strong> richesse (santé, économie,<br />

éducation, développement humain…) n’est pas neutre et leur lisibilité par tous<br />

doit rester une exigence démocratique.<br />

Ces <strong>de</strong>rnières années, d’autres manières d’estimer la richesse sont apparues alors que<br />

le PIB s’imposait comme le premier indicateur <strong>de</strong>s richesses nationales <strong>de</strong>puis l’après<strong>guerre</strong>.<br />

« Des institutions internationales comme la Banque Mondiale et l’OCDE ont commencé<br />

à réviser en profon<strong>de</strong>ur leur position sur les indicateurs <strong>de</strong> richesse. Plusieurs<br />

conférences internationales ont lancé le débat sur la question du décalage entre les<br />

enjeux écologiques et sociaux d’une part, et la <strong>de</strong>scription dominante <strong>de</strong> la richesse<br />

<strong>de</strong>s nations. » 1<br />

Selon cet indicateur majeur, la prévention, le bénévolat, l’associatif sont considérés<br />

comme activités économiquement négatives, alors que les dégâts liés à la pollution, les<br />

catastrophes et les <strong>guerre</strong>s sont producteurs <strong>de</strong> croissance et <strong>de</strong> richesse.<br />

2<br />

1<br />

Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse,<br />

éd. <strong>de</strong> L’Aube, Paris, 2008, p. 9.<br />

2<br />

Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice, Les nouveaux<br />

indicateurs <strong>de</strong> richesse, éd. <strong>La</strong> Découverte,<br />

Paris, 2007, p. 109.<br />

3<br />

Adam Philips, Barbara Taylor, Bonjour la gentillesse,<br />

The Guardian, Londres, dans Courrier<br />

international, 953.<br />

L’équipe<br />

Delphine POIRETTE<br />

chargée <strong>de</strong> communication<br />

Edith DELBARGE<br />

chargées <strong>de</strong>s éditions et communication<br />

Julien LAPASSET<br />

concepteur graphique et multimédia<br />

Audrey Bosquette<br />

assistante aux éditions<br />

Mourad SEBBAT<br />

chargé <strong>de</strong>s initiatives étudiantes et associatives<br />

Martine DELATTRE<br />

assistante initiatives étudiantes et associatives<br />

Dominique HACHE<br />

administrateur<br />

Angebi Aluwanga<br />

assistant administratif<br />

Johanne WAQUET<br />

secrétaire <strong>de</strong> direction<br />

Joëlle FOUREZ<br />

accueil-secrétariat<br />

Antoine MATRION<br />

chargé <strong>de</strong> mission patrimoine scientifique<br />

Jacques SIGNABOU<br />

régisseur<br />

Joëlle MAVET<br />

café <strong>culture</strong><br />

L’incohérence du PIB semble aujourd’hui claire pour beaucoup d’acteurs y compris les<br />

gran<strong>de</strong>s institutions internationales.<br />

Vers <strong>de</strong> nouvelles règles du jeu ?<br />

« Ces réflexions nous amènent à penser que dans la pério<strong>de</strong> à venir, ce qui fera la<br />

différence avec les années 1970 sera (…) l’existence <strong>de</strong> ‘réseaux d’intéressement’ qui<br />

ne se limitent pas à <strong>de</strong>s cercles <strong>de</strong> spécialistes et à <strong>de</strong>s experts au sommet, mais sont<br />

directement pris en charge par une partie <strong>de</strong> la société civile… Il ne fait aucun doute,<br />

par exemple, que les débats français sur la réforme <strong>de</strong>s retraites auraient pris une autre<br />

tournure si, à côté <strong>de</strong>s critères économiques et <strong>de</strong>s perspectives <strong>de</strong> croissance et <strong>de</strong> partage<br />

<strong>de</strong>s revenus monétaires, étaient intervenus (…) <strong>de</strong>s considérations et <strong>de</strong>s comptes<br />

du développement humain, <strong>de</strong>s inégalités du temps libre choisi et du bénévolat, du<br />

travail domestique, <strong>de</strong> l’environnement, etc. » 2 .<br />

De la crise à l’altruisme…<br />

Hobbes nous considérait comme <strong>de</strong>s animaux égoïstes, se souciant uniquement <strong>de</strong><br />

leur propre bien-être, alors que c’est l’individualisme acharné qui a fortement annihilé<br />

notre capacité à nous i<strong>de</strong>ntifier à l’autre.<br />

Selon le psychanalyste Adam Phillips et l’historienne Barbara Taylor, « l’individualisme<br />

est un phénomène très récent. Les Lumières, que l’on considère habituellement<br />

comme l’origine <strong>de</strong> l’individualisme occi<strong>de</strong>ntal, défendaient les affections sociales<br />

contre les intérêts personnels » 3 .<br />

<strong>La</strong> crise révèle le besoin que l’on a d’autrui, besoin qui ne repose pas uniquement sur<br />

<strong>de</strong>s biens matériels mais aussi sur une ouverture aux autres : parlons <strong>de</strong> solidarité, <strong>de</strong><br />

générosité, d’humanité, d’empathie… !<br />

<strong>La</strong> crise est là pour nous rappeler que, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, se soucier<br />

<strong>de</strong>s autres est ce qui nous rend pleinement humains.<br />

Ce qui n’est certainement pas la pensée qui guida les Thatcher, Reagan, Blair, Bush<br />

et autres qui ont proscrit l’État Provi<strong>de</strong>nce et ont défendu un capitalisme créateur <strong>de</strong><br />

richesses sans limites pour les uns et cause <strong>de</strong> perte d’emploi, paupérisation, déchéance<br />

morale et physique pour beaucoup d’autres.


À noter page 51 :<br />

Reportages d’actualité :<br />

le FIGRA hors les murs<br />

sommaire / LNA#51<br />

<strong>La</strong> <strong>guerre</strong><br />

4-5 Prévenir et humaniser la <strong>guerre</strong>, est-ce possible ?<br />

par Monique Chemillier-Gendreau<br />

6-9 De la dialectique <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> et du droit Ou : qu’est-ce que la <strong>guerre</strong><br />

après l’abolition du droit à la <strong>guerre</strong> ? par Jean-Marc Ferry<br />

L’espace<br />

10-12 Le cubisme : invention d’un nouvel espace plastique<br />

par Nathalie Poisson-Cogez<br />

13-14 Nos espaces et leurs dimensions (suite) par Robert Gergon<strong>de</strong>y<br />

À propos <strong>de</strong> la science<br />

15-17 Les ressources énergétiques et minérales en France, en Europe et dans le<br />

mon<strong>de</strong>. Le point <strong>de</strong> vue d’un géologue - géophysicien par Pierre Andrieux<br />

18-19 Expérimentations in silico par Jean-Gabriel Ganascia<br />

Rubriques<br />

20-21 Paradoxes par Jean-Paul Delahaye<br />

22-23 Humeurs par Jean-François Rey<br />

24-25 Repenser la politique par Alain Cambier<br />

26-27 Vivre les sciences, vivre le droit… par Jean-Marie Breuvart<br />

28-29 Chroniques d’économie politique par Florence Jany-Catrice, Sandrine<br />

Rousseau et François-Xavier Devetter<br />

30-31 L’art et la manière par Mélanie Grisot<br />

32-33 Jeux littéraires par Robert Rapilly<br />

34-35 À lire par Bernard Maitte<br />

36-37 À lire par Rudolf Bkouche<br />

38-40 Mémoires <strong>de</strong> science par Robert Locqueneux<br />

En couverture :<br />

Jacques Di Donato en concert<br />

à l’<strong>Espace</strong> Culture le 4 février 2009<br />

Photo : Julien <strong>La</strong>passet<br />

Libres propos<br />

41 Hommage à François Jacob par Michel Morange<br />

42-43 Michel Henry ou la vie manifestée par Jean-Marie Breuvart<br />

44-47 Grèce, Islam, Moyen Âge : les sources <strong>de</strong> la science mo<strong>de</strong>rne. L’exemple<br />

<strong>de</strong> la lumière par Bernard Maitte<br />

48-49 L’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> : patrimoine universitaire et laboratoire <strong>de</strong><br />

recherche en mécanique céleste par Alain Vienne<br />

Au programme<br />

50 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycles « <strong>La</strong> <strong>guerre</strong> », « L’espace », « À propos<br />

<strong>de</strong> la science »<br />

51 Reportages d’actualité : le FIGRA hors les murs<br />

52 Spectacle vivant : (L)armes<br />

53 Lecture : Les carnets du caporal B… – Danse : <strong>La</strong> ruine <strong>de</strong>s choses<br />

54-55 Pratiques artistiques : théâtre, danse, concerts, exposition, écriture<br />

LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE<br />

Directeur <strong>de</strong> la publication : Philippe ROLLET<br />

Directeur <strong>de</strong> la rédaction : Nabil EL-HAGGAR<br />

Comité <strong>de</strong> rédaction : Rudolf BKOUCHE<br />

Youcef BOUDJEMAI<br />

Jean-Marie BREUVART<br />

Alain CAMBIER<br />

Jean-Paul DELAHAYE<br />

Bruno DURIEZ<br />

Rémi FRANCKOWIAK<br />

Robert GERGONDEY<br />

Jacques LEMIÈRE<br />

Bernard MAITTE<br />

Corinne MELIN<br />

Robert RAPILLY<br />

Jean-François REY<br />

Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTE<br />

Edith DELBARGE<br />

Julien LAPASSET<br />

Impression : Imprimerie Delezenne<br />

ISSN : 1254 - 9185<br />

3


LNA#51 / cycle la <strong>guerre</strong><br />

Prévenir et humaniser la <strong>guerre</strong>, est-ce possible ?<br />

Par Monique CHEMILLIER-GENDREAU<br />

Professeur émérite à l’Université Paris Di<strong>de</strong>rot<br />

En conférence le 7 avril<br />

Faut-il prendre la <strong>guerre</strong> comme une donnée anthropologique indépassable <strong>de</strong> l’humanité ? Devant la montée en puissance<br />

<strong>de</strong>s armements, leur capacité <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s individus et <strong>de</strong> leur environnement, leur capacité aussi <strong>de</strong> laisser les<br />

humains affectés <strong>de</strong> pathologies et <strong>de</strong> souffrances durables, la résignation est impossible. Elle l’est d’autant moins que <strong>de</strong><br />

rares exemples indiquent que les humains sont parfois capables d’entrer dans <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> paix et d’écarter pour longtemps<br />

la menace d’usage <strong>de</strong>s armes entre eux. Dans l’histoire mondiale récente, émaillée <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> <strong>guerre</strong>s, si violentes<br />

et si longues, l’exemple <strong>de</strong> l’Union européenne est un cas remarquable. Ce cas est d’autant plus intéressant que, partout<br />

ailleurs, les <strong>guerre</strong>s font rage et que les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> paix apparaissent alors comme <strong>de</strong>s parenthèses fragiles.<br />

<strong>La</strong> <strong>guerre</strong> a longtemps été acceptée comme un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

relations entre les groupes. Souvent d’une rare violence,<br />

n’excluant pas <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> barbarie, elle était toutefois<br />

conditionnée à la nature <strong>de</strong>s armements dont disposaient<br />

les combattants. Avec l’évolution technologique et l’introduction<br />

<strong>de</strong>s armes <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction massive (chimiques, biologiques,<br />

nucléaires) à la fin du XIX ème siècle, <strong>de</strong>s initiatives<br />

concrètes furent prises pour tenter, par <strong>de</strong>s moyens juridiques,<br />

d’humaniser, prévenir, interdire la <strong>guerre</strong>. Mais, la <strong>guerre</strong><br />

chasse le droit et celui-ci est impuissant à l’éradiquer ou,<br />

même, à en réduire les effets. Maîtriser la violence relève <strong>de</strong><br />

la sphère du politique plutôt que <strong>de</strong> l’injonction juridique.<br />

Faute que l’humanité soit pensée comme une communauté<br />

solidaire, les <strong>guerre</strong>s se perpétuent et leurs effets <strong>de</strong>meurent<br />

impunis.<br />

Humaniser la <strong>guerre</strong><br />

<strong>La</strong> souveraineté <strong>de</strong> l’État, pièce centrale <strong>de</strong> la construction<br />

du droit international, comportait la fonction régalienne du<br />

droit <strong>de</strong> faire la <strong>guerre</strong>. Il n’y eut donc pas, pendant longtemps,<br />

d’initiative pour faire interdire la <strong>guerre</strong>. On tenta<br />

plutôt d’en prévenir les pires effets en réglementant les<br />

armements. Les conférences <strong>de</strong> la paix <strong>de</strong> 1899 et <strong>de</strong> 1907<br />

furent convoquées dans ce but. Quelques conventions furent<br />

conclues pour interdire certaines armes. Mais la structure<br />

même du droit international fait obstacle à ce que l’on<br />

oblige un État à s’engager par une convention s’il ne le veut<br />

pas. Aussi, ces textes n’eurent <strong>de</strong> portée que pour les États<br />

qui les avaient signés. Même si le mouvement pour interdire<br />

certaines armes ou certains moyens <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> est allé<br />

en s’amplifiant et même si les Conventions <strong>de</strong> Genève sur<br />

le droit humanitaire en cas <strong>de</strong> conflit armé (12 août 1949)<br />

sont <strong>de</strong> portée quasi-universelle, il faut bien reconnaître que<br />

l’ensemble <strong>de</strong> ces dispositions reste d’une gran<strong>de</strong> faiblesse<br />

du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’application, faute <strong>de</strong> mécanismes judiciaires<br />

appropriés pour poursuivre les auteurs d’infractions.<br />

L’entrée en scène <strong>de</strong>s juridictions pénales internationales<br />

(Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et<br />

le Rwanda et Cour Pénale Internationale) a été tardive (fin<br />

du XX ème siècle, début du XXI ème ). Et elle a été accompagnée<br />

<strong>de</strong> tant <strong>de</strong> limitations que les résultats en sont pour le<br />

moment bien décevants.<br />

Les initiatives privées n’ont pas été plus efficaces. L’horreur<br />

<strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> <strong>de</strong> Crimée avait inspiré à Henri Dunant la<br />

création d’une organisation s’engageant à la neutralité dans<br />

tous les conflits pour avoir accès aux théâtres d’opérations<br />

et secourir tous ceux qui en avaient besoin. Et la Croix Rouge<br />

Internationale reste une institution précieuse dans bien <strong>de</strong>s<br />

cas. Mais ses possibilités ne sont pas à la hauteur <strong>de</strong>s souffrances<br />

infligées par les conflits actuels.<br />

Les moyens du droit international et leur inefficacité<br />

Prévenir la <strong>guerre</strong><br />

On peut imaginer <strong>de</strong> prévenir les conflits <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manières<br />

: en poussant, aussi loin que possible, les négociations et<br />

autres moyens pacifiques qui permettent <strong>de</strong> régler les différends<br />

sans en arriver à recourir à la force ou en obligeant les<br />

belligérants à réparer ensuite les dégâts et torts nés <strong>de</strong> leurs<br />

actions militaires.<br />

Les moyens pacifiques, qu’ils soient diplomatiques ou judiciaires,<br />

ont été beaucoup développés au cours du XX ème<br />

siècle, notamment sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Nations Unies. Ils se<br />

révèlent toutefois limités. Lorsqu’un État nourrit <strong>de</strong>s intentions<br />

belliqueuses, la diplomatie est bien impuissante et les<br />

cadres multilatéraux qui se sont développés sont encore insuffisants<br />

à apaiser les discor<strong>de</strong>s et les rivalités. Quant aux<br />

solutions judiciaires, le principe <strong>de</strong> souveraineté <strong>de</strong>s États,<br />

obstacle très fort au développement du droit international,<br />

a eu pour conséquence le caractère volontariste <strong>de</strong> la justice<br />

internationale. Ainsi, n’est-il pas possible <strong>de</strong> régler, <strong>de</strong>vant<br />

les juridictions internationales, un différend entre <strong>de</strong>ux<br />

États si l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux refuse cette voie.<br />

4


cycle la <strong>guerre</strong> / LNA#51<br />

Pour cette même raison, la question <strong>de</strong>s réparations<br />

<strong>de</strong> <strong>guerre</strong> est-elle rarement réglée. Si les belligérants (vainqueurs<br />

ou vaincus) savaient, avant même <strong>de</strong> s’engager dans<br />

une aventure militaire, qu’ils n’échapperaient pas ensuite à<br />

une mise en responsabilité pour leurs actes <strong>de</strong> <strong>guerre</strong>, avec<br />

condamnation pénale <strong>de</strong> ceux qui auraient enfreint les règlements<br />

en la matière et obligation pour l’État <strong>de</strong> payer à<br />

ses adversaires les réparations pour dommages <strong>de</strong> <strong>guerre</strong>, il<br />

y aurait là sans doute un frein réel aux agressions militaires.<br />

Mais, la question <strong>de</strong>s réparations <strong>de</strong> <strong>guerre</strong>, qui avait été<br />

posée sérieusement après la Première Guerre mondiale, n’a<br />

connu <strong>de</strong>puis que <strong>de</strong>s applications décevantes ou contestables<br />

(comme dans le cas <strong>de</strong> la première <strong>guerre</strong> du Golfe où<br />

l’Irak a dû supporter le poids <strong>de</strong> réparations <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> dépassant<br />

<strong>de</strong> beaucoup ses propres responsabilités) et semble<br />

actuellement retombée dans l’oubli.<br />

Interdire la <strong>guerre</strong><br />

Cela a été le grand tournant voulu par les Nations Unies<br />

en 1945. L’idée était d’amener les États à renoncer, à titre<br />

individuel, à recourir à la <strong>guerre</strong> en leur offrant, en échange<br />

à ce renoncement, un mécanisme <strong>de</strong> sécurité collective mis<br />

en œuvre par un organe collégial. Si l’échec est aussi patent,<br />

cela est dû au déséquilibre introduit dans le système avec la<br />

catégorie <strong>de</strong> membres permanents du Conseil <strong>de</strong> sécurité qui<br />

ont confisqué les pouvoirs <strong>de</strong> l’organe collégial (le Conseil<br />

<strong>de</strong> sécurité) à leur profit. Mais, le désordre conceptuel <strong>de</strong> la<br />

Charte explique aussi la paralysie du mécanisme. En ôtant<br />

aux États la principale <strong>de</strong> leurs fonctions régaliennes, elle<br />

dénature la souveraineté. Mais, jouant sur les contradictions,<br />

elle affirme garantir les souverainetés (article 2 <strong>de</strong> la Charte).<br />

Ce faisant, le rapport <strong>de</strong> forces est renforcé. Les plus faibles<br />

n’ont plus aucun moyen <strong>de</strong> se défendre. Les plus forts font<br />

la loi dans l’espace international.<br />

Seule, la communauté politique, en se constituant,<br />

permet d’écarter la <strong>guerre</strong><br />

Si, dans un grand nombre <strong>de</strong> cas, les États apparaissent<br />

comme <strong>de</strong>s communautés humaines pacifiées, cela est dû<br />

au fait que les individus qui les composent sont conscients<br />

<strong>de</strong> participer à une « communauté ». Le mot n’est pas ici pris<br />

dans le sens du communautarisme, mais dans celui d’une<br />

association politique. Alors, la violence (qui ne disparaît jamais<br />

complètement) est réduite, car les solidarités sont mises<br />

en évi<strong>de</strong>nce et chacun sait qu’il trouve davantage dans<br />

un commerce pacifique avec les autres membres du groupe<br />

qu’en se laissant aller à <strong>de</strong>s actes <strong>de</strong> force. Nous sommes là<br />

au cœur du mécanisme <strong>de</strong> la démocratie. Ce n’est pas l’État<br />

en soi qui apporte la paix. Bien <strong>de</strong>s États sont sanguinaires.<br />

C’est le sentiment d’appartenance à la communauté politique.<br />

Lien instable par nature, à construire et consoli<strong>de</strong>r<br />

sans cesse, le lien politique, lorsqu’il est perçu comme tel,<br />

engage les populations dans la voie <strong>de</strong> l’agir en commun et<br />

les détourne <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction.<br />

Les États européens, après avoir vécu entre eux en état <strong>de</strong><br />

<strong>guerre</strong> récurrent et avoir vu monter l’intensité <strong>de</strong>s conflits<br />

au XX ème siècle, sont entrés dans une ère nouvelle avec la<br />

construction <strong>de</strong> l’Europe. Avec le processus d’intégration,<br />

ils ont écarté l’hypothèse même <strong>de</strong> la violence guerrière<br />

comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> relations entre eux. L’ensemble reste fragile,<br />

comme les <strong>de</strong>rnières évolutions l’ont montré. Toutefois,<br />

le spectre <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> reste écarté. Malheureusement,<br />

l’Union européenne surfe sur <strong>de</strong>s contradictions graves car,<br />

alors qu’elle a fait la paix entre ses membres, elle reste un<br />

haut lieu <strong>de</strong> fabrication et d’exportation d’armes et reste<br />

ainsi un agent actif <strong>de</strong>s <strong>guerre</strong>s dans le mon<strong>de</strong>.<br />

<strong>La</strong> société mondiale, dans son ensemble, représentée dans<br />

l’Organisation universelle <strong>de</strong>s Nations Unies, a échoué<br />

à faire la paix car elle n’a pas commencé à se construire<br />

comme une communauté politique solidaire. Le maintien<br />

d’un concept dur <strong>de</strong> souveraineté dresse les États les uns<br />

contre les autres. Les égoïsmes nationaux se déploient. Le<br />

multilatéralisme recule. <strong>La</strong> pensée complexe nécessaire à<br />

une meilleure marche du mon<strong>de</strong> ne progresse pas. Il n’est<br />

pas question <strong>de</strong> renoncer aux communautés nationales existantes,<br />

mais <strong>de</strong> ne plus les penser comme exclusives. C’est ce<br />

pas que l’Europe a franchi timi<strong>de</strong>ment. Mais elle se contredit<br />

en maintenant les économies <strong>de</strong> ses membres dans une<br />

extrême militarisation et elle échoue ainsi à montrer la voie.<br />

Partout ailleurs, les nationalismes s’exacerbent sur fond <strong>de</strong><br />

racisme et <strong>de</strong> conflits interreligieux.<br />

Il est nécessaire <strong>de</strong> prendre acte <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> l’ONU et<br />

<strong>de</strong> penser dès maintenant le système mondial qui <strong>de</strong>vra en<br />

prendre la place. Rien ne serait plus grave que le vi<strong>de</strong>.<br />

5


LNA#51 / cycle la <strong>guerre</strong><br />

De la dialectique <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> et du droit<br />

Ou : qu’est-ce que la <strong>guerre</strong> après l’abolition du droit à la <strong>guerre</strong> ?<br />

Par Jean-Marc FERRY<br />

Philosophe, professeur à l’Université Libre <strong>de</strong> Bruxelles en science<br />

politique et en philosophie morale, docteur honoris causa<br />

<strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>La</strong>usanne, Suisse<br />

Partons <strong>de</strong> ce que la <strong>guerre</strong> n’est pas ou n’est plus.<br />

Contre le théorème <strong>de</strong> Carl von Clausewitz, la<br />

<strong>guerre</strong> n’est plus que très marginalement à comprendre<br />

aujourd’hui comme la poursuite <strong>de</strong> la politique par<br />

d’autres moyens ; et contre l’insinuation <strong>de</strong> Carl Schmitt,<br />

la <strong>guerre</strong> n’est pas le révélateur d’une authenticité politique<br />

qu’occulterait le libéralisme en faisant du droit un<br />

élément <strong>de</strong> dissolution du politique.<br />

Je voudrais ici soutenir, au contraire, que le droit, non seulement<br />

est essentiel à la politique, mais qu’il donne son<br />

sens politique à la <strong>guerre</strong>. Tout conflit proprement politique,<br />

ou bien, présuppose, ou bien, préfigure la médiation<br />

juridique. L’affirmation du droit dans la politique ne vaut<br />

pas comme une dénégation du conflit, loin s’en faut : dans<br />

l’ordre interne, le droit structure l’espace public, <strong>de</strong> sorte<br />

que soit rendue possible la contestation politique, il organise<br />

politiquement le conflit, du fait qu’il fon<strong>de</strong> l’opposabilité<br />

<strong>de</strong>s mesures politiques à ses <strong>de</strong>stinataires grâce au principe<br />

<strong>de</strong> publicité ; et, dans l’ordre externe, qui nous intéresse<br />

plus directement, c’est la <strong>de</strong>stination objective vers<br />

le droit qui confère à la <strong>guerre</strong>, ainsi que nous le verrons,<br />

un caractère proprement politique. Objecterait-on que le<br />

droit est le médium qui permet <strong>de</strong> sublimer le conflit, <strong>de</strong><br />

sorte que la conflictualité juridiquement dis ciplinée, telle<br />

qu’elle s’exerce dans le cadre <strong>de</strong> nos espaces publics libéraux<br />

et démocratiques, n’est que la forme euphémisée du<br />

politique ? Mais, sans cette forme, la pulsion agonistique<br />

régresse vers <strong>de</strong>s conduites sauvages, terroristes ou génocidaires,<br />

qui renvoient à <strong>de</strong>s figures dégénérées, prépoliti ques,<br />

lesquelles ne méritent pas l’appellation « <strong>guerre</strong> ».<br />

Le droit entretient, en vérité, un lien intime à la <strong>guerre</strong>, du<br />

moment que l’on comprend la <strong>guerre</strong> comme une espèce<br />

proprement politique. Est considérée comme politique,<br />

philosophiquement parlant, toute réalité morale qui prend<br />

effet dans le milieu <strong>de</strong> la reconnaissance. Or, <strong>de</strong> même que<br />

la <strong>guerre</strong> n’aurait pu avoir d’existence politique sans un<br />

droit à la <strong>guerre</strong>, ce ius ad bellum, que les théoriciens du<br />

droit naturel ont mis au jour, <strong>de</strong> même le conflit armé ne<br />

peut jouir aujourd’hui d’une existence recon nue et, partant,<br />

d’une effectivité politique, que sous le point <strong>de</strong> vue<br />

normatif d’un droit <strong>de</strong>s conflits, ou ius in bello. Si le droit<br />

est donc essentiel à la <strong>guerre</strong> comme il l’est à la politique,<br />

c’est qu’au fon<strong>de</strong> ment <strong>de</strong> cette relation rési<strong>de</strong>, en effet, un<br />

élément commun : la reconnaissance.<br />

En conférence le 26 mai<br />

D’une part, le droit est reconnaissance. D’autre part, ce qui<br />

confère à la <strong>guerre</strong> sa valeur proprement politique est la<br />

lutte pour la reconnaissance, laquelle fon<strong>de</strong> la <strong>de</strong>stination<br />

objective <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> pour le droit. Là rési<strong>de</strong> le sens politique<br />

profond <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>. Le sens authentiquement politique <strong>de</strong><br />

la <strong>guerre</strong> est l’avènement et l’extension du droit, en particulier<br />

du droit <strong>de</strong>s peuples ou droit <strong>de</strong>s gens (ius gen tium).<br />

Dans l’ordre interne, là où s’applique donc le droit politique<br />

(ius civitatis), les <strong>guerre</strong>s civiles, en particulier les <strong>guerre</strong>s<br />

<strong>de</strong> religion, ont joué un rôle décisif pour l’avènement, en<br />

Europe, <strong>de</strong>s droits fondamentaux individuels, ou droits <strong>de</strong><br />

l’homme.<br />

Dans l’ordre externe, ce sont essentiellement les <strong>guerre</strong>s<br />

européennes, ces « <strong>guerre</strong>s en chaîne », suivant l’expression<br />

<strong>de</strong> Raymond Aron, qui ont gran <strong>de</strong>ment contribué à l’inscription<br />

du droit <strong>de</strong>s peuples (ius gentium) dans les chartes<br />

d’ambition internationale. Cependant, la relation intime,<br />

essentielle, entre la <strong>guerre</strong> et le droit n’est pas seulement<br />

génétique, par quoi la <strong>guerre</strong>, dans son sens proprement politique,<br />

serait une source au moins indirecte du droit. <strong>La</strong><br />

relation est aussi dialectique, car le droit, une fois advenu,<br />

tend à supprimer la <strong>guerre</strong> tout en en conservant l’élément<br />

dynamique, soit la conflictualité qui se déploie dans les formes<br />

civilisées <strong>de</strong> la compétition pour <strong>de</strong>s « biens politiques<br />

premiers », tels que le pouvoir, le prestige, la richesse.<br />

<strong>La</strong> concurrence libérale <strong>de</strong>vient le régime <strong>de</strong> croisière <strong>de</strong><br />

la conflictualité sublimée sous la discipline du droit. Elle<br />

vaut comme la forme socialisée <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>, car elle tend<br />

normalement à dépolémiser les rapports sociaux et les<br />

relations internationales au moyen <strong>de</strong> négociations économiques<br />

ou politiques et, lorsque ces négociations ne<br />

suffisent pas à contenir ou écarter le conflit, le droit<br />

révèle plus directement son rôle <strong>de</strong> médiation en référence<br />

à laquelle les parties entreprennent d’en découdre, à travers<br />

<strong>de</strong>s juridictions.<br />

<strong>La</strong> <strong>guerre</strong> est politiquement productive dans la mesure où<br />

elle représente un appel vers le droit qui intervient comme<br />

un transformateur : il canalise la violence et dérive l’agressivité<br />

vers <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> vie typiques du politique, celles<br />

qu’alimente une articulation civile, légale et publique <strong>de</strong><br />

conflits économiques, sociaux, politiques, et que disciplinent<br />

6


cycle la <strong>guerre</strong> / LNA#51<br />

les ordres <strong>de</strong> reconnaissance à travers les logiques différentielles<br />

<strong>de</strong> l’économie d’entreprise, <strong>de</strong> la bureaucratie d’État,<br />

<strong>de</strong> la diplomatie in ternationale. Ce disant, mon propos n’est<br />

pas <strong>de</strong> faire l’éloge <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> car, dès lors que la <strong>guerre</strong><br />

est mise hors la loi, ainsi qu’il en va à présent, sa source<br />

agonistique n’échappe au télos du droit qu’au prix <strong>de</strong> régressions<br />

catastrophiques qui n’ont, quant à elles, aucune<br />

productivité politique. Ces formes dégénérées <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong><br />

sont antipolitiques, qu’il s’agisse d’actions terroristes ou<br />

d’épurations ethni ques. Encore une fois, la <strong>guerre</strong> n’est politiquement<br />

significative et, à ce titre, philosophiquement<br />

inté ressante, qu’en regard <strong>de</strong> la dialectique qu’elle entretient<br />

avec le droit.<br />

Considérons cette dialectique dans la perspective d’une<br />

histoire universelle : il semble que nous nous trouvions à<br />

un moment critique <strong>de</strong> cette histoire. Il est souvent question,<br />

aujourd’hui, <strong>de</strong> politique <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme,<br />

tandis que cette militance se voit accompagnée comme son<br />

ombre d’une criti que insinuant que le droit se retourne<br />

à présent contre la politique – dans un langage plus pompeux<br />

: le juridique est en passe <strong>de</strong> subvertir le politique ;<br />

et l’on retrouve à ce point un topos <strong>de</strong> la critique néo- ou<br />

crypto-schmittienne du libéralisme. Cette critique repose<br />

sur une opposition abstraite, car le droit n’est pas davantage<br />

l’autre <strong>de</strong> la politique qu’il serait l’antithèse <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>.<br />

Le droit participe plutôt <strong>de</strong> l’essence commune <strong>de</strong> la politique<br />

et <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> dans ce que celle-ci peut présenter <strong>de</strong><br />

valeur potentiellement politique, en tant que lutte à mort<br />

pour la reconnaissance. Le droit con<strong>de</strong>nse la quintes sence<br />

<strong>de</strong>s expériences réalisées dans cette lutte à mort. Il est la<br />

forme froi<strong>de</strong> en laquelle se résument les épiso<strong>de</strong>s les plus<br />

brûlants qui sont décisifs pour une genèse normative <strong>de</strong> la<br />

société civile et <strong>de</strong> l’État. Il reste que la nouvelle critique<br />

du juridisme abstrait recèle une part <strong>de</strong> pertinence, là où la<br />

politique internationale <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme ne jette, sur<br />

la <strong>guerre</strong>, d’autre lumière que moralement négative. C’est ce<br />

point délicat que je voudrais tenter ici d’expliciter.<br />

L’interdiction légale <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>, marquée par l’abolition<br />

du ius ad bellum, ne semble historique ment justifiée, d’un<br />

point <strong>de</strong> vue fonctionnel, que pour les aires politiques où les<br />

rapports sociaux et les relations internationales sont stables<br />

et durablement domestiqués. Ainsi en va-t-il, on l’espère,<br />

pour l’aire politique que forme l’Union européenne. Là, les<br />

conflits non médiatisés par l’esprit du droit font scandale.<br />

Ainsi, l’Union ne saurait-elle tolérer en son espace <strong>de</strong>s exactions<br />

policières graves et répétées ou une déficience chronique<br />

d’un État membre quant au maintien <strong>de</strong> l’ordre public.<br />

Un pays membre qui présenterait <strong>de</strong>s troubles <strong>de</strong> ce genre se<br />

mettrait ipso facto en marge <strong>de</strong> l’Union.<br />

Le « scandale » politique signifie que l’Union considère ou<br />

postule que ses membres sont parvenus à maturité politique.<br />

L’expression « maturité politique » s’entend là dans<br />

un sens spécifique non trivial : elle signifie que la nation<br />

considérée aurait mené à terme cette « préhistoire » que<br />

trace la genèse agonistique du droit. Il s’agit du procès <strong>de</strong><br />

formation et <strong>de</strong> transformation organisant la conflictualité<br />

en un régime proprement politique suivant les ressources<br />

<strong>de</strong> civilité, <strong>de</strong> légalité et <strong>de</strong> publicité. Dans la mentalité <strong>de</strong><br />

l’Union européenne, les États qui ne seraient pas parvenus<br />

à cette maturité politique ne sont censément pas européens<br />

au sens normatif du terme. C’est pourquoi feraient scandale<br />

les éven tuelles déficiences par lesquelles un État membre<br />

laisserait, pour ainsi dire, filer la <strong>de</strong>strudo hors <strong>de</strong>s canaux<br />

qui la disciplinent dans les formes civilisées <strong>de</strong> la compétition,<br />

pour les convertir en une force politiquement fécon<strong>de</strong>.<br />

Le scandale, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, est à son maximum quand<br />

les forces agonisti ques s’exacerbent et dégénèrent jusqu’aux<br />

conflits i<strong>de</strong>ntitaires.<br />

L’Union européenne – et j’en viens à présent au « point<br />

délicat » <strong>de</strong> l’explication – ne peut toutefois présenter sa<br />

normativité politique comme un modèle d’emblée applicable<br />

à toute autre aire géographique. Sans être vraiment,<br />

comme le prétend Robert Kagan, une île kantienne dans un<br />

océan hobbesien, sa réalité politique est, quand même, une<br />

pointe avancée <strong>de</strong> la réalité politique globale. Aux portes <strong>de</strong><br />

l’Union couvent et éclatent <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> dont la<br />

plus chronique et la plus dramatique parti cipe précisément<br />

du caractère proprement politique qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> tout autre<br />

enjeu confère à la lutte à mort la reconnaissance : reconnaissance<br />

d’un État quant à son droit à l’existence. Cela vaut <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> la relation agonistique. On peut alors parler<br />

d’une véritable <strong>guerre</strong> politique, laquelle ne sau rait être as-<br />

7


LNA#51 / cycle la <strong>guerre</strong><br />

similée au concept clausewitzien d’une poursuite <strong>de</strong> la politique<br />

par d’autres moyens. C’est bien plutôt la politique qui<br />

<strong>de</strong>vra prendre la suite <strong>de</strong> ce type <strong>de</strong> <strong>guerre</strong>, une fois qu’aura<br />

été acquise la reconnaissance réciproque. Alors seulement le<br />

droit – en l’espèce, le droit international général – re vêtira,<br />

pour les parties, une signification substantielle. Mais, avant<br />

la reconnaissance qui fon<strong>de</strong> substan tiellement le droit, chaque<br />

partie se fait <strong>de</strong> son droit une idée très personnelle, incompatible<br />

avec le principe d’une compatibilité universelle<br />

<strong>de</strong>s maximes individuelles.<br />

Pour autant que le droit positif s’accor<strong>de</strong>, comme il le prétend,<br />

à ce principe philosophique, son ap plication n’est évi<strong>de</strong>nte<br />

que dans les aires politiques où l’expérience <strong>de</strong> la reconnaissance<br />

mutuelle <strong>de</strong>s peuples, naguère en conflit chronique,<br />

a pu être menée à bien <strong>de</strong> sorte que les principes <strong>de</strong><br />

réciprocité et d’égale souveraineté ne fassent plus problème.<br />

En revanche, là où une telle expérience est tout au plus en<br />

cours, sans même que l’on puisse en prédire une issue positive,<br />

l’imposition du droit sera vécue comme une violence<br />

et, même, comme une injustice. Le droit international général<br />

sera récusé <strong>de</strong> même que les institutions chargées <strong>de</strong><br />

le faire valoir. Une telle rébellion peut inciter <strong>de</strong>s tiers à envisager<br />

une intervention militaire mandatée par les Nations<br />

Unies, auquel cas il ne s’agira pas d’une <strong>guerre</strong>, mais d’une<br />

opération <strong>de</strong> police internationale.<br />

S’enclenche, à cet endroit, une secon<strong>de</strong> dialectique : non<br />

plus celle <strong>de</strong> la lutte à mort pour la recon naissance (qui en<br />

principe mène au droit) mais, à présent, en suivant Hegel,<br />

celle dite du crime et du châtiment, soit, là où une puissance<br />

publique intervient pour faire valoir la force du droit en<br />

en répri mant les violations. Or, l’ambiguïté <strong>de</strong> la situation<br />

actuelle tient à ce qu’interfèrent les <strong>de</strong>ux dialecti ques. C’est<br />

dans cette mesure que l’on peut parler d’une violence du<br />

droit : le droit prétend, en effet, s’imposer, et s’imposer par<br />

la force dans les contrées où son principe n’est pas substantiellement<br />

ac quis du fait que la lutte pour la reconnaissance<br />

n’a toujours pas abouti. Il y va d’une résistance ouverte au<br />

droit commun. On appelle « crime », dans ce contexte, la<br />

récusation explicitement assumée du droit, rébellion <strong>de</strong> la<br />

subjectivité contre l’intersubjectivité. <strong>La</strong> nation réfractaire<br />

affirme (l’interpréta tion <strong>de</strong>) son droit contre le droit, et cela<br />

justifie normalement une sanction émanant <strong>de</strong> la communauté<br />

internationale.<br />

On sait que celle-ci a mis officiellement la <strong>guerre</strong> hors la loi.<br />

Le droit à la <strong>guerre</strong> n’existe plus, mais seulement un droit à<br />

l’auto défense face à une agression caractérisée ; par exemple,<br />

un viol <strong>de</strong>s frontiè res nationales ou <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments du<br />

sol national. Encore que le viol d’un territoire national ne<br />

justifie parfois que <strong>de</strong> façon douteuse le recours immédiat à<br />

la force armée. C’est seulement <strong>de</strong> façon formelle que l’on a<br />

alors affaire à une autodéfense.<br />

Ainsi, lors <strong>de</strong> ladite « <strong>guerre</strong> <strong>de</strong>s Maloui nes », le Royaume-Uni<br />

avait-il fait <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> possession, par l’Argentine, <strong>de</strong>s îles<br />

Falkland un véritable casus belli. C’eût été là une « <strong>guerre</strong> »<br />

anachronique, déplacée au point d’en paraître presque vulgaire,<br />

si l’opération militaire britannique n’avait été rapi<strong>de</strong> et<br />

sans bavure, <strong>de</strong> sorte que le conflit avec l’Argen tine a pu être<br />

relégué au statut d’un inci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> frontières. On s’efforce<br />

<strong>de</strong> faire <strong>de</strong> même avec le contentieux opposant la Russie à<br />

la Géorgie à propos <strong>de</strong> l’Abkhazie et <strong>de</strong> l’Ossétie.<br />

D’une manière générale, la notion <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> n’a plus qu’une<br />

extension fort limitée. D’abord, les conflits justifiés par<br />

la défense d’un territoire ne peuvent plus être considérés<br />

comme <strong>de</strong>s <strong>guerre</strong>s au sens propre, dans la mesure où le<br />

concept <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> juste n’a plus cours. Surtout, <strong>de</strong> façon<br />

plus claire encore, ne peuvent être considérées comme <strong>de</strong>s<br />

<strong>guerre</strong>s les interventions militaires menées sous pavillon<br />

<strong>de</strong>s Nations Unies.<br />

Formellement, on l’a dit, ce ne sont pas <strong>de</strong>s <strong>guerre</strong>s, mais<br />

<strong>de</strong>s opérations <strong>de</strong> police internatio nale. Ainsi en va-t-il <strong>de</strong> la<br />

première « <strong>guerre</strong> » du Golfe. Mais on voit, avec cet exemple,<br />

que les cho ses ne sont pas si claires : la première intervention<br />

américaine en Iraq, pour légale qu’elle fût, présente les<br />

traits d’une <strong>guerre</strong>, <strong>de</strong> par son caractère disproportionné ainsi<br />

qu’en regard d’un hiatus entre les raisons juridiques avancées<br />

(le viol du territoire koweitien) et les motifs géopolitiques <strong>de</strong><br />

l’opération. À l’opposé, l’opération au Kosovo, bien qu’elle<br />

ne fût pas légale au sens strict, réunit les caractères légitimes<br />

d’une opération <strong>de</strong> police internationale. Elle ne mérite pas<br />

l’appellation « <strong>guerre</strong> », ce qui n’est pas tout à fait le cas <strong>de</strong><br />

l’action en Afghanistan, laquelle évoque, en son fond, davantage<br />

l’esprit <strong>de</strong> la « <strong>guerre</strong> juste » que celui d’une légitime<br />

« opération <strong>de</strong> police », car il s’agit moins <strong>de</strong> sauver <strong>de</strong>s populations<br />

contre le génoci<strong>de</strong> que <strong>de</strong> contrer un régime totalitaire<br />

éminemment susceptible d’activer un foyer du terrorisme international.<br />

Quant aux conflits i<strong>de</strong>ntitaires et génocidaires,<br />

8


cycle la <strong>guerre</strong> / LNA#51<br />

dont l’ex-Yougo slavie et le Rwanda ont pu faire la tragique<br />

expérience, ils sont fort éloignés <strong>de</strong>s conflits armés relevant<br />

du concept <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> proprement politique.<br />

Je réserve la dénomination <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> politique à la seule<br />

espèce <strong>de</strong>s conflits armés, qui puisse vala blement porter le<br />

nom <strong>de</strong> « <strong>guerre</strong> » aujourd’hui, car ce ne sont ni <strong>de</strong>s opérations<br />

<strong>de</strong> police internatio nale, ni <strong>de</strong>s répliques légitimes<br />

d’autodéfense, ni <strong>de</strong>s exactions prépolitiques, terroristes ou<br />

génocidai res. Il s’agit <strong>de</strong> cette lutte pour la reconnaissance<br />

entre <strong>de</strong>ux peuples ennemis, une lutte à mort qui a pour enjeu<br />

objectif l’intériorisation d’un droit commun (du droit en<br />

général), ce qui signerait norma lement la maturité politique<br />

<strong>de</strong>s États concernés, non pas simplement dans l’exercice <strong>de</strong><br />

leur souverai neté interne, vis-à-vis <strong>de</strong> leurs propres ressortissants,<br />

mais dans l’exercice <strong>de</strong> leur souveraineté ex terne,<br />

vis-à-vis d’autres États ou peuples. <strong>La</strong> maturité politique<br />

d’un État est atteinte, <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, lorsque, et seulement<br />

lorsque, sa souveraineté est disciplinée par le droit :<br />

dans l’ordre interne, par les droits fondamentaux <strong>de</strong>s individus,<br />

ou droits <strong>de</strong> l’homme ; mais également, dans l’ordre<br />

externe, par les droits fondamentaux <strong>de</strong>s peuples ou droits<br />

<strong>de</strong>s gens. C’est à cette condition que l’on peut va lablement<br />

parler à son sujet d’un « État <strong>de</strong> droit démocratique ».<br />

9


LNA#51 / cycle l'espace<br />

Le cubisme : invention d’un nouvel espace plastique<br />

Par Nathalie POISSON-COGEZ<br />

Docteur en histoire <strong>de</strong> l’art contemporain, chargée <strong>de</strong> cours<br />

à l’Université Charles <strong>de</strong> Gaulle <strong>Lille</strong> 3, membre associé du<br />

Centre d’Étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Arts Contemporains (CEAC) - <strong>Lille</strong> 3<br />

Le réel et sa représentation<br />

Le problème posé au peintre par la représentation du mon<strong>de</strong><br />

visible est lié à la scission fondamentale entre les <strong>de</strong>ux<br />

concepts d’espace réel et d’espace représenté. En effet, l’espace<br />

réel, défini comme « forme a priori <strong>de</strong> la sensibilité extérieure 1 »<br />

comporte trois dimensions. Or, l’étymologie du mot tableau<br />

vient du latin tabula (table) et implique la notion <strong>de</strong> plan<br />

réduit à <strong>de</strong>ux dimensions.<br />

Le mon<strong>de</strong> réel, celui au milieu duquel nous évoluons, nous<br />

englobe totalement. Notre regard permet une appréhension<br />

visuelle <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> leur rapport entre elles et du vi<strong>de</strong> qui<br />

les entoure 2 . Notre vision est, par nature, binoculaire et<br />

mobile. Notre corps lui-même peut se mouvoir, se déplacer<br />

pour modifier notre point <strong>de</strong> vue. Nous avons également la<br />

faculté <strong>de</strong> focaliser notre regard sur un détail, un élément.<br />

Nous pouvons jouer – tel un appareil photographique – sur<br />

la notion <strong>de</strong> cadrage, <strong>de</strong> mise au point.<br />

Le tableau est, par essence, une surface délimitée, finie, qui<br />

oblige à ne transcrire qu’une fraction du visible. À la Renaissance,<br />

la codification <strong>de</strong> la perspective va permettre aux<br />

artistes <strong>de</strong> donner l’illusion <strong>de</strong>s trois dimensions. Le principe<br />

même <strong>de</strong> la perspectiva artificialis, telle qu’elle est définie<br />

par Alberti dans son ouvrage De Pictura en 1435 3 , et comme<br />

l’avait démontré auparavant l’expérience <strong>de</strong> la Tavoletta <strong>de</strong><br />

Brunelleschi en 1413, implique une vision monoculaire et<br />

fixe. L’historien <strong>de</strong> l’art Daniel Arasse confirme que ce type<br />

<strong>de</strong> représentation « suppose un spectateur immobile doué<br />

d’un œil unique situé au centre du spectacle envisagé 4 . » Ce<br />

principe va être remis fondamentalement en cause par le cubisme<br />

dans les premières décennies du XX ème siècle.<br />

Points <strong>de</strong> vue multiples<br />

Selon Alain Bonfand : « Le XX ème siècle est un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

fragments. 5 » Stimulés par les réflexions contemporaines<br />

sur la relativité et l’existence d’une quatrième dimension,<br />

1<br />

D. Valeton, Lexicologie, l’espace et le temps d’après <strong>de</strong>s textes critiques d’Apollinaire<br />

sur la peinture mo<strong>de</strong>rne, éd. AG Nizet, Paris, 1973, p. 18.<br />

2<br />

Voir, à ce sujet, Jean-Luc Marion, <strong>La</strong> croisée du visible, éd. PUF, Paris, 1996.<br />

3<br />

Leon Battista Alberti, De Pictura, éd. Allia, Paris, 2007.<br />

4<br />

Daniel Arasse, L’homme en perspective, les primitifs d’Italie, éd. Hazan, Paris,<br />

2008, p. 204.<br />

5<br />

Alain Bonfand, « Perspectives désertées » dans Trois essais sur la perspective,<br />

éd. <strong>de</strong> la Différence / FRAC Poitou-Charente, 1985, p. 62.<br />

En conférence le 14 avril<br />

les peintres cubistes adoptent, dans leurs compositions, la<br />

multiplicité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue. Un même objet est représenté<br />

simultanément <strong>de</strong> face, <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus et <strong>de</strong> profil. Apollinaire<br />

définit le cubisme comme « l’art <strong>de</strong> peindre <strong>de</strong>s ensembles<br />

nouveaux avec <strong>de</strong>s éléments empruntés non pas à la réalité<br />

<strong>de</strong> vision mais à la réalité <strong>de</strong> connaissance 6 . » Ainsi, la vision<br />

subjective cè<strong>de</strong>rait la place à une approche conceptuelle<br />

du réel. André Lhote 7 indique toutefois que ces <strong>de</strong>ux axes,<br />

qu’il nomme respectivement « point <strong>de</strong> vue acci<strong>de</strong>ntel » et<br />

« point <strong>de</strong> vue absolu », coexistent dans le cubisme. En réalité,<br />

les différentes phases du cubisme proposent chacune une<br />

pensée spécifique <strong>de</strong> l’espace. Le cubisme cézannien (1908-<br />

1909) est caractérisé par l’emploi <strong>de</strong> la perspective cavalière,<br />

le cubisme analytique (1910-1911) par la désintégration <strong>de</strong><br />

l’objet en multiples facettes, le cubisme synthétique (1912-<br />

1914) par l’affirmation du plan.<br />

<strong>La</strong> phase synthétique du cubisme semble résoudre le conflit<br />

entre bidimensionnalité du tableau et tridimensionnalité du<br />

réel ; notamment par l’invention <strong>de</strong> la technique du papier<br />

collé, initiée par Georges Braque en 1912. <strong>La</strong> Bouteille <strong>de</strong><br />

Vieux Marc <strong>de</strong> Pablo Picasso (1913, Musée National d’Art<br />

Mo<strong>de</strong>rne, Paris, cf. illustration p. 11) est emblématique <strong>de</strong>s<br />

possibilités offertes par ce procédé. L’analyse détaillée <strong>de</strong> cette<br />

œuvre permet d’appréhen<strong>de</strong>r le nouvel espace plastique proposé<br />

par le cubisme. Comparativement à une nature morte<br />

<strong>de</strong> Chardin, les objets sont ici moins clairement lisibles au<br />

premier regard. Un œil averti les reconnaît néanmoins :<br />

- <strong>La</strong> bouteille est figurée <strong>de</strong> manière schématique dans une<br />

représentation proche <strong>de</strong> celle du <strong>de</strong>ssin technique. Elle<br />

est montrée simultanément sous plusieurs angles. Le goulot,<br />

symbolisé par les <strong>de</strong>ux cercles ronds placés en haut <strong>de</strong><br />

la composition, est vu <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssus. Le corps <strong>de</strong> la bouteille,<br />

transcrit par un angle droit tracé au fusain, est vu <strong>de</strong> face.<br />

Un cylindre semble aussi avoir été développé partiellement<br />

sur le plan du tableau : en témoigne l’inscription <strong>de</strong>s lettres<br />

« VIEUX MARC ». Les lettres « VIEU » et la partie gauche<br />

du « M » sont frontales. Au contraire, la suite <strong>de</strong>s lettres<br />

« ARC » incurvées et l’effacement partiel du « X » suggèrent<br />

la rotondité du volume.<br />

- Le grand morceau <strong>de</strong> papier peint orné <strong>de</strong> motifs géométriques<br />

est découpé <strong>de</strong> manière à laisser apparaître le pied d’un<br />

6<br />

Guillaume Apollinaire, Les peintres cubistes, Méditations esthétiques, 1913,<br />

rééd. Hermann, Paris, 1980, p. 68.<br />

7<br />

André Lhote, Les invariants plastiques, éd. Hermann, Paris, 1967, p. 147.<br />

10


cycle l'espace / LNA#51<br />

Pablo Picasso, <strong>La</strong> bouteille <strong>de</strong> vieux marc<br />

printemps 1913<br />

AM 2917 D<br />

Papier collé<br />

Fusain, gouache, papiers collés et épinglés sur papier<br />

63 x 49 cm<br />

Musée National d’Art Mo<strong>de</strong>rne, Centre Georges Pompidou<br />

© Photo CNAC / MNAM, dist.RMN / Philippe Migeat<br />

© Succession Picasso 2009<br />

verre en négatif. Ce creux, ce vi<strong>de</strong>, simule la transparence<br />

du verre en tant que matériau. Dès lors, c’est le fond même<br />

du support, le papier blanc qui fait surface. Une ligne noire<br />

détoure le profil du contenant au sommet duquel est replacé<br />

le petit morceau <strong>de</strong> papier qui forme le pied.<br />

- Un journal, tout à la fois signifiant et signifié, est collé à<br />

plat, sans perspective aucune, les lettres imprimées, bien que<br />

positionnées en oblique, sont frontales. <strong>La</strong> découpe rectangulaire<br />

du papier en fait également, comme l’indique Brigitte<br />

Léal, une « pure texture optique, privée <strong>de</strong> sa fonction<br />

d’usage, <strong>de</strong> communication et d’information 8 . » Le journal<br />

passe dans le verre et se situe simultanément <strong>de</strong>rrière, sous et<br />

au-<strong>de</strong>ssus du papier peint collé.<br />

- Une table ron<strong>de</strong> est traduite par <strong>de</strong>s arcs <strong>de</strong> cercles noirs<br />

tracés au fusain en traits plus épais. Mais, sa forme est fragmentée,<br />

décomposée. Le plan <strong>de</strong> la table, logiquement<br />

horizontal, a littéralement basculé pour se confondre avec le<br />

plan vertical du tableau. Ce type <strong>de</strong> représentation évoque<br />

les <strong>de</strong>ssins d’enfants qui, représentant une table, traceront<br />

un rectangle ou un cercle sur leur feuille <strong>de</strong> papier. Cependant,<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> Picasso, une ligne blanche, peinte à la<br />

gouache dans le prolongement <strong>de</strong> l’arc <strong>de</strong> cercle noir, situé<br />

en bas à gauche, suggère la table sous forme d’ellipse dans<br />

une acception perspectiviste. <strong>La</strong> représentation <strong>de</strong> la table est<br />

donc le résultat d’une double vision acci<strong>de</strong>ntelle et absolue.<br />

- <strong>La</strong> table est recouverte d’une nappe, à moins qu’il ne s’agisse<br />

d’une surface en carrelage, ou encore du papier peint ornant<br />

les murs qui entourent la nature morte, puisque, en effet, le<br />

papier débor<strong>de</strong> du tracé même <strong>de</strong> la table.<br />

Ainsi, le positionnement vertical <strong>de</strong>s formes dans cette nature<br />

morte évoque, comme l’écrit Jean Paulhan, un « espace en<br />

8<br />

Brigitte Léal, Picasso, papiers collés, éd. RMN, Paris, 1998, p. 18.<br />

rupture <strong>de</strong> ban où les plans se chevauchent et s’embrouillent,<br />

mieux à une étendue en accordéon, qui laisse aux objets<br />

toute liberté <strong>de</strong> s’éloigner les uns <strong>de</strong>s autres, puis <strong>de</strong> se rapprocher<br />

jusqu’à se confondre 9 . » Il s’agit en effet, face à une<br />

œuvre, <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r les éléments représentés : objets et formes, à<br />

la fois dans leur rapport à la surface du tableau, à son étendue,<br />

mais il s’agit également <strong>de</strong> prendre conscience <strong>de</strong> la manière<br />

dont l’intellect les positionne les uns par rapport aux autres<br />

dans un espace reconstitué mentalement.<br />

Le rendu <strong>de</strong> l’espace et <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur dans un tableau ne<br />

résulte pas uniquement <strong>de</strong> la perspective. Le traitement <strong>de</strong>s<br />

ombres et <strong>de</strong>s lumières joue un rôle primordial : un cercle<br />

<strong>de</strong>vient une sphère dès lors qu’il est doté d’une ombre propre<br />

et, éventuellement, d’une ombre portée qui permet <strong>de</strong> la<br />

positionner dans l’espace. Dans le cas présent, un noircissement<br />

apparaît en plusieurs endroits. <strong>La</strong> forme <strong>de</strong> la bouteille<br />

émerge <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux zones ombrées qui, loin <strong>de</strong> lui donner du<br />

volume, renforcent sa constitution plane. Seul l’effet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>lé<br />

au niveau <strong>de</strong>s lettres « Vieux Marc » suggère son volume<br />

cylindrique. Du fusain recouvre en partie le journal et la<br />

zone située au-<strong>de</strong>ssus. Un vrai journal : ce sont <strong>de</strong>s pages<br />

multiples qui donnent à l’objet une certaine épaisseur, épaisseur<br />

totalement absente dans le cas présent ou, du moins,<br />

juste suggérée par l’ombre noire qui surplombe le papier<br />

collé.<br />

<strong>La</strong> nouvelle approche <strong>de</strong> l’espace, proposée par les cubistes,<br />

tangible dans les représentations <strong>de</strong> paysage, l’est d’autant<br />

plus dans les natures mortes. Georges Braque affirme :<br />

« Avec la nature morte, il s’agit d’un espace tactile et même<br />

manuel, que l’on peut opposer à l’espace du paysage, espace<br />

visuel... Dans l’espace tactile, vous mesurez la distance qui<br />

vous sépare <strong>de</strong> l’objet, tandis que dans l’espace visuel, vous<br />

mesurez la distance qui sépare les choses entre elles 10 . » De<br />

fait, la pratique du collage 11 transforme la surface du tableau<br />

en une superposition <strong>de</strong> strates. Le support papier opère<br />

alors comme un fond, un support sur lequel sont disposés<br />

<strong>de</strong>s éléments issus du réel. Le collage <strong>de</strong>vient une réponse à<br />

une nouvelle matérialité <strong>de</strong> l’espace pictural 12 .<br />

9<br />

Jean Paulhan, <strong>La</strong> peinture cubiste, éd. Denoël, Paris, 1990, p. 22.<br />

10<br />

Henry R. Hope, Georges Braque, éd. The Museum of Mo<strong>de</strong>rn Art, New York,<br />

1949, p. 28.<br />

11<br />

Sur l’emploi du terme collage, voir Brandon Taylor, Collage, l’invention <strong>de</strong>s<br />

avant-gar<strong>de</strong>s, éd. Hazan, Paris, 2005.<br />

12<br />

Voir Christopher Green, Les définitions du cubisme dans le catalogue d’exposition<br />

Les années cubistes, collections du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art<br />

mo<strong>de</strong>rne et du Musée d’art mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> Métropole, Villeneuve d’Ascq, 1999,<br />

p. 22-26.<br />

11


LNA#51 / cycle l'espace<br />

Transparence et matérialité<br />

Dans Bouteille <strong>de</strong> Vieux Marc, le fond neutre détermine à lui<br />

seul un espace qui est celui du support en soi. Cette vacuité<br />

met en cause la notion même <strong>de</strong> trompe-l’œil qui régentait<br />

la peinture <strong>de</strong>puis l’apparition <strong>de</strong> la perspective et <strong>de</strong> la peinture<br />

à l’huile. <strong>La</strong> toile était une « fenêtre ouverte 13 », comme<br />

un écran transparent sur lequel le peintre projetait sa vision<br />

du mon<strong>de</strong>. Daniel Arasse souligne que « la surface peinte en<br />

tant que telle s’annule pour ne plus être qu’un plan invisible 14 . »<br />

<strong>La</strong> scène évoquée paraissait dans un espace cubique, pour<br />

les scènes intérieures, ou dans un espace profond, celui du<br />

paysage, pour les scènes extérieures. Au contraire, dans le<br />

collage, cette surface est un espace en soi, ne renvoyant qu’à<br />

lui-même.<br />

Sur le pourtour du papier, <strong>de</strong>s lignes verticales, horizontales<br />

et obliques forment un maillage. Ces tracés au fusain, réalisés<br />

à main levée, n’ont pas <strong>de</strong> signification véritable, ils ne<br />

fournissent aucune information sur la topographie du lieu<br />

dans lequel se trouve cette nature morte. Ces lignes angulaires<br />

et brisées rappellent le traitement <strong>de</strong> l’espace diffracté <strong>de</strong>s<br />

œuvres <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> du cubisme analytique, qui renforçait<br />

la fusion <strong>de</strong> la forme et du fond (voir, par exemple, Pablo Picasso,<br />

Portrait d’Ambroise Vollard, 1910, Musée Pouchkine,<br />

Moscou). Dans le cas présent, les lignes traversent le plan<br />

<strong>de</strong> la table qui, dès lors, semble transparente. Ce traitement<br />

plastique contribue donc à l’affirmation <strong>de</strong> la surface du<br />

tableau.<br />

Les papiers collés, dont la présence tactile a été soulignée,<br />

introduisent, dans cette œuvre, la couleur. Tristan Trémeau,<br />

dans l’analyse du collage <strong>de</strong> Georges Braque 15 , Guitare (Le<br />

petit Éclaireur, 1913, Musée d’Art Mo<strong>de</strong>rne, Villeneuve<br />

d’Ascq), signale l’antinomie entre la vision frontale imposée<br />

par les papiers collés et la profon<strong>de</strong>ur spatiale suggérée par le<br />

<strong>de</strong>ssin et les ombres. Ce qui, dans l’œuvre analysée, apparaît<br />

sans doute <strong>de</strong> manière flagrante par la présence en bas, et<br />

finalement au « premier plan », du morceau <strong>de</strong> papier peint<br />

rectangulaire. Ce rectangle évoque un fragment <strong>de</strong> moulure<br />

avec un effet <strong>de</strong> trompe-l’œil donné par le traitement en grisaille<br />

du décor. Cette moulure suggère la bordure <strong>de</strong> la table,<br />

la ceinture métallique qui entoure les tables « bistrot ». Mais,<br />

13<br />

Leon Battista Alberti, op. cit., p. 30.<br />

14<br />

Daniel Arasse, op. cit., p. 202.<br />

15<br />

http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/analyse-collage-cubiste-30.html, consulté<br />

le 24/10/2008.<br />

elle est peut-être davantage encore une allusion au cadre du<br />

tableau, à ses limites.<br />

Un <strong>de</strong>rnier détail, à peine visible sur la reproduction <strong>de</strong> l’œuvre,<br />

accroche le regard : <strong>de</strong>s épingles sont piquées dans les papiers<br />

ajoutés. Leur présence ne se justifie pas seulement pour <strong>de</strong>s<br />

raisons techniques. Elles sont enfoncées dans les morceaux<br />

<strong>de</strong> papier pour les faire tenir au support, <strong>de</strong> la colle assure<br />

néanmoins l’adhésion totale. Outre le fait d’autoriser le déplacement<br />

ultérieur du papier, dans la phase d’élaboration 16 ,<br />

ces épingles permettent sans doute, plus que le journal luimême,<br />

l’introduction du réel dans l’œuvre. Premièrement,<br />

elles apportent une matière autre : le métal ; <strong>de</strong>uxièmement,<br />

elles sont <strong>de</strong> véritables volumes, si fins soient-ils. Enfin, leur<br />

passage <strong>de</strong>ssus-<strong>de</strong>ssous suggère un <strong>de</strong>vant et un <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong><br />

la surface du tableau. Un schisme apparaît donc entre, d’une<br />

part, l’affirmation <strong>de</strong> la surface bidimensionnelle (prônée par<br />

la multiplicité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue, l’usage <strong>de</strong> la typographie et<br />

la technique du papier collé) et, d’autre part, la présence <strong>de</strong><br />

ces objets véritables. Ils affirment la présence du réel dans<br />

l’œuvre par leurs qualités intrinsèques : le tridimensionnel<br />

et le tactile.<br />

Le Tableau-objet<br />

En somme, l’espace classique unifié <strong>de</strong> la peinture imitative –<br />

que la photographie parvient à reproduire – va laisser place,<br />

dans la peinture mo<strong>de</strong>rne, à un espace fragmenté. En outre,<br />

à l’articulation <strong>de</strong>s plans suggérée par la perspective centrale<br />

se substitue ici une superposition <strong>de</strong>s éléments plastiques<br />

constitutifs <strong>de</strong> l’œuvre matérielle. Le « tableau-miroir » est<br />

détrôné par ce que Christopher Green nomme le « tableauobjet<br />

» ou « objet-tableau 17 ».<br />

Parallèlement aux papiers collés 18 , Braque et Picasso expérimentent<br />

le travail <strong>de</strong> « construction ». Une œuvre comme la<br />

Guitare en carton <strong>de</strong> Picasso (1912, Musée Picasso, Paris) est<br />

une expansion vers la troisième dimension. Dès lors, outrepassant<br />

la surface du tableau, les plans se projettent dans<br />

l’espace même du spectateur… L’espace réel.<br />

16<br />

Des photographies <strong>de</strong> l’atelier <strong>de</strong> Picasso témoignent <strong>de</strong> ces modifications <strong>de</strong><br />

composition. Voir, également, la pratique d’Henri Matisse.<br />

17<br />

Christopher Green, op. cit., p. 24. Jean Paulhan propose le terme <strong>de</strong> « machine<br />

à voir », voir op. cit., p.109-134.<br />

18<br />

William Rubin affirme l’antériorité <strong>de</strong>s constructions sur les papiers collés.<br />

William Rubin, Picasso et Braque, l’invention du cubisme, éd. Flammarion, Paris,<br />

1984, p. 24.<br />

12


cycle l'espace / LNA#51<br />

Nos espaces et leurs dimensions (suite)<br />

Par Robert GERGONDEY<br />

Mathématicien<br />

Profane lit et relit les lettres qu’il vient <strong>de</strong> recevoir. L’intérêt que portent <strong>de</strong>s professionnels du savoir à <strong>de</strong>s questions<br />

qu’il craignait stupi<strong>de</strong>s le réconforte. Il découvre que ce philosophe et ce physicien ne préten<strong>de</strong>nt nullement détenir une<br />

vérité définitive. (<strong>La</strong> sécheresse du philosophe et son ironie un peu con<strong>de</strong>scendante font qu’il l’imagine, à tort, âgé et<br />

fort maigre. Le physicien serait, lui, un sportif, un marcheur qui connaîtrait le moindre caillou <strong>de</strong>s sentiers du Colomby<br />

si proches <strong>de</strong> son laboratoire). Il sent bien le souci qu’ils ont eu <strong>de</strong> rester aussi intelligibles que possible par un non-spécialiste,<br />

pourtant, plus encore que <strong>de</strong> ne pas comprendre, il redoute <strong>de</strong> comprendre <strong>de</strong> travers. L’autodidacte qui, en lui,<br />

n’a jamais eu le sommeil profond, tente, joyeusement, erratiquement et frénétiquement, <strong>de</strong> compléter son information.<br />

(Saint Wiki, ai<strong>de</strong>-le à continuer d’aimer cette ignorance sans laquelle aucun savoir ne peut pousser et préserve-le <strong>de</strong> la<br />

folie. Amen). Il attend aussi, non sans impatience, la lettre annoncée du mathématicien du Triangle Olympia. Plusieurs<br />

mois s’écoulent... Il pense qu’on l’a oublié, qu’il lui faudra trouver ailleurs les éclaircissements sur l’intrigante question<br />

<strong>de</strong>s dimensions à laquelle le physicien n’a pas réellement répondu. Il ignore dans quels désarrois sa mo<strong>de</strong>ste <strong>de</strong>man<strong>de</strong> a<br />

pu plonger ce mathématicien. Une lettre lui parvient.<br />

Un mathématicien à Profane<br />

« Mes chers partenaires du Triangle Olympia se sont trompés,<br />

et vous ont trompé, en annonçant que je saurais, d’un point<br />

<strong>de</strong> vue mathématicien, vous éclairer sur cet espace-temps<br />

qui semble tant vous préoccuper. Comme je sentais que je<br />

n’avais rien à dire là-<strong>de</strong>ssus, j’ai été tenté <strong>de</strong> ne pas vous répondre<br />

et cette hésitation fait que ma lettre vous parviendra<br />

bien tard. Mais votre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> était si courtoise que, ne<br />

pouvant me dérober, je vais sortir provisoirement du cocon<br />

si confortable <strong>de</strong> mon activité <strong>de</strong> mathématicien et vous<br />

dire d’emblée que, si je ne pense pas être la bonne personne<br />

pour vous répondre, c’est précisément parce que je suis mathématicien.<br />

Une explication s’impose.<br />

Je vais prendre un point d’appui sur ce que vous a écrit<br />

mon ami physicien. Il évoquait les modèles théoriques, ces<br />

mon<strong>de</strong>s formels, en soulignant fortement que ces cartes<br />

conjecturales pour l’exploration d’un domaine <strong>de</strong> réalité ne<br />

sont pas le territoire ; plus loin, il mentionnait l’art mathématique<br />

du « faire <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s formels ». Je me décrirais<br />

volontiers comme constructeur, explorateur et habitant<br />

<strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s formels, quelqu’un qui prend un recul par rapport<br />

à la réalité phénoménale et pour qui, plus ou moins,<br />

carte et territoire coïnci<strong>de</strong>nt, en démarquant par là mon<br />

travail <strong>de</strong> celui du physicien du réel : pour ma part, si je fais<br />

<strong>de</strong> la physique, c’est celle <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>s imaginables. Ne croyez<br />

pas cependant que ces mon<strong>de</strong>s fictifs ne sont que lubies<br />

d’insensés, qu’ils n’ont aucun ancrage dans le mon<strong>de</strong> sensible<br />

: il faut tenir compte <strong>de</strong> plusieurs aspects <strong>de</strong> ce travail.<br />

Tout d’abord, nous sommes tous soumis aux limitations <strong>de</strong><br />

l’imagination qui ne sait naviguer qu’à proximité <strong>de</strong> côtes<br />

déjà explorées. Plus fondamentalement, l’entreprise mathématique<br />

n’aurait aucun sens si les mon<strong>de</strong>s qu’elle élabore ne<br />

pouvaient accueillir, et faire vivre, ces objets <strong>de</strong> pensée, ces<br />

« idéalités », par lesquels, conjecturalement, l’investigation<br />

scientifique complète le mon<strong>de</strong> étroit <strong>de</strong> nos perceptions.<br />

(L’enjeu <strong>de</strong> cette complétion n’est pas seulement la « vision<br />

intellectuelle », qui permettrait <strong>de</strong> « voir au-<strong>de</strong>là du sensible<br />

», mais aussi, et surtout, l’ « enchâssement du réel<br />

dans le virtuel », qui vise à obtenir, comme sous-mon<strong>de</strong><br />

[satisfaisant à <strong>de</strong>s contraintes-équations] d’un mon<strong>de</strong> formel,<br />

un modèle idoine du mon<strong>de</strong> réel, sans s’interdire pour<br />

autant <strong>de</strong> se placer dans le cadre virtuel pour obtenir <strong>de</strong>s<br />

prédictions concernant le réel. Cela dit, la distinction entre<br />

sensible et intelligible mérite d’être repensée...). Enfin, au<br />

sein même <strong>de</strong> la mathématique formelle la plus autonomisée<br />

par rapport au réel qu’on puisse concevoir, subsiste une<br />

contrainte interne : une théorie qui serait prise en flagrant<br />

délit <strong>de</strong> contradiction (c’est-à-dire où coexisteraient une<br />

formule et sa négation) doit être révisée et, si cela n’est pas<br />

possible, purement et simplement abandonnée. Dura lex,<br />

sed lex : les mon<strong>de</strong>s formels doivent être consistants à leur<br />

manière ; et si, <strong>de</strong> surcroît, ils ne sont pas trop mal fichus,<br />

ou même beaux, s’ils évitent la désolante insignifiance, personne<br />

ne s’en plaindra. Reste que la liberté qui règne dans<br />

nos ateliers <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> formes symboliques n’est pas<br />

absolue !<br />

Ces préliminaires sont, j’en conviens, un peu longs et, sans<br />

doute, un peu trop philosophants. Mais, avant <strong>de</strong> vous donner<br />

mon avis sur « espaces et dimensions », ils m’ont semblé<br />

nécessaires. Il n’y a pas, en mathématiques, <strong>de</strong> définition<br />

générale d’un objet « espace » qui couvrirait les nombreuses<br />

« espèces d’espaces » (bien définies, elles) qui y pullulent.<br />

Quand un mathématicien baptise « espace schtroumpfique »<br />

(ou « topos, variété, schéma, champ… ») ce qu’il vient <strong>de</strong><br />

définir-construire, il marque une référence, plus ou moins<br />

distanciée, et plus ou moins pertinente, à nos espaces empiriques.<br />

[À « <strong>La</strong> Notion d’<strong>Espace</strong> » et au lien entre espace<br />

13


LNA#51 / cycle l'espace<br />

14<br />

empirique et espace mathématique, Henri Poincaré a, dans<br />

son livre <strong>La</strong> Valeur <strong>de</strong> la Science, consacré <strong>de</strong>s pages dont le<br />

siècle écoulé n’a nullement atténué la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> pensée<br />

et dont je ne peux que vous conseiller la lecture (critique,<br />

comme toute bonne lecture).] Le paradigme spatial, qui<br />

semblait réservé à la géométrie (au sens large, en y incluant<br />

la géométrie qualitative ou topologie), a aujourd’hui contaminé,<br />

en les fécondant, toutes les régions du pays mathématique<br />

: algèbre, analyse, combinatoire, probabilités, arithmétique<br />

(là où j’habite)… Ce sont, comme si souvent, mes<br />

<strong>de</strong>ux amis du Triangle (qui ont tant d’acuité et moi tant<br />

d’obtusité !) qui m’ont fait entrevoir les raisons <strong>de</strong> ce succès :<br />

la métaphore <strong>de</strong> la scène théâtrale proposée par le physicien<br />

m’a permis <strong>de</strong> saisir une caractéristique essentielle commune<br />

à tous ces « espaces » : ils peuvent être modulés, équipés,<br />

décorés, peuplés par <strong>de</strong>s configurations qui en révéleront<br />

les propriétés ; et, comme mon expérience <strong>de</strong> chercheur m’a<br />

convaincu qu’il n’était pas absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> parler, en un certain<br />

sens, <strong>de</strong> perceptions (intellectuelles) dans ces mon<strong>de</strong>s<br />

formels que nous explorons, la formule du philosophe sur<br />

l’ « ordination » me semble, dans ce contexte, gar<strong>de</strong>r sa pertinence<br />

quant à la fonction <strong>de</strong> ces « espaces ». Et on peut<br />

compter sur « l’ingénierosité symbolique » (si ce néologisme<br />

ne vous heurte pas) pour créer, si le besoin s’en fait sentir,<br />

<strong>de</strong> nouvelles espèces d’espaces, plus ou moins accessibles à<br />

notre intuition (tels les fractals <strong>de</strong> Benoît Man<strong>de</strong>lbrot, les<br />

superespaces, les triples spectraux d’Alain Connes…). Vous<br />

comprendrez bien que, face à cette diversité, la notion <strong>de</strong><br />

dimension d’un espace ne puisse pas être plus facile à éluci<strong>de</strong>r<br />

que celle, disons, du quotient intellectuel <strong>de</strong>s animaux<br />

(une amibe, un calamar géant ou moi-même par exemple…).<br />

Mais, <strong>de</strong>puis que les nombres font partie <strong>de</strong> notre<br />

équipement <strong>culture</strong>l, le souci <strong>de</strong> quantifier à tout prix les<br />

qualités n’a pas cessé. <strong>La</strong> dimension (naguère nombre <strong>de</strong> dimensions)<br />

est censée mesurer l’ampleur d’un espace : pour<br />

prendre un exemple, un fil est plus ample qu’un point et<br />

moins qu’une membrane, elle-même moins ample qu’un<br />

corps. Mais pour aller plus loin, il y aurait lieu, pour une<br />

espèce spatiale donnée, <strong>de</strong> définir cette comparaison par<br />

l’ampleur, <strong>de</strong> sélectionner un étalon (l’unité <strong>de</strong> la mesure)<br />

et enfin d’expliciter comment la comparaison par rapport à<br />

l’étalon produit un nombre (qui ne sera pas nécessairement<br />

un nombre entier naturel !). Cela effectué, il faudra montrer<br />

que ce protocole ne fournit pas <strong>de</strong> résultats incohérents ou triviaux,<br />

ce qui peut <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r la démonstration <strong>de</strong> théorèmes<br />

profonds et difficiles. En tout cas, compter les dimensions<br />

n’est pas comme compter les pommes d’un panier à fruits.<br />

[Il est parfois tentant <strong>de</strong> ruser en redéfinissant la dimension,<br />

par exemple en utilisant hors <strong>de</strong> son cadre <strong>de</strong> validité une<br />

relation établie entre cette dimension et une autre quantité,<br />

mais...]. En sens inverse, l’ingénierosité a la capacité <strong>de</strong><br />

créer <strong>de</strong>s espèces d’espaces pour lesquels les dimensions,<br />

convenablement définies, pourront être <strong>de</strong>s nombres réels<br />

ou complexes quelconques ! Mieux encore : pourquoi s’en<br />

tenir à <strong>de</strong>s espaces qui n’auraient qu’un seul nombre comme<br />

dimension, <strong>de</strong>s espaces purs et ne pas considérer <strong>de</strong>s espaces<br />

mixtes pour lesquels la notion pertinente serait celle d’un<br />

spectre <strong>de</strong> dimension ? Vous comprenez pourquoi je me tais<br />

sur « la dimension <strong>de</strong> l’espace-temps physique ».<br />

Puisque, nous avez-vous écrit, vous pouvez comprendre<br />

ce qu’est un espace euclidien <strong>de</strong> dimension autre que trois, je<br />

pourrai terminer cette lettre en vous laissant quelques sujets<br />

<strong>de</strong> méditation :<br />

- les noeuds peuvent être définis en toutes dimensions, mais<br />

seule la dimension 3 a <strong>de</strong> l’intérêt !<br />

- on peut empiler <strong>de</strong>s sphères en toutes dimensions mais, en dimension<br />

24, il y a un empilage régulier particulièrement <strong>de</strong>nse !<br />

- il n’y a pas, en dimension 3, <strong>de</strong> cristaux possédant <strong>de</strong>s<br />

symétries d’ordre 5 (comme le pentagone régulier) ; cependant,<br />

il y a dans la nature <strong>de</strong>s quasi-cristaux présentant quasiment<br />

<strong>de</strong> telles symétries et un modèle mathématique peut<br />

être obtenu comme « trace » d’un vrai cristal dans un espace<br />

<strong>de</strong> dimension 6 sur un sous-espace <strong>de</strong> dimension 3 !<br />

Enfin, je voudrais vous recomman<strong>de</strong>r sans réserve la vidéo<br />

Dimensions due à Etienne Ghys et Jos Leys (www.dimensions-math.org)<br />

: c’est intelligent, beau et la visualisation<br />

permet <strong>de</strong> faire comprendre bien <strong>de</strong>s choses.<br />

Sans doute ne pouvez-vous pas vous en rendre compte, car<br />

cette lettre est encore bien confuse, mais votre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> m’a<br />

forcé à clarifier mes idées et je vous en suis extrêmement<br />

reconnaissant.<br />

Très amicalement, un mathématicien.<br />

PS : Une chose encore : puisque vous lisez l’anglais, regar<strong>de</strong>z l’introduction<br />

<strong>de</strong> l’article The notion of dimension in geometry and algebra par<br />

Yuri I. Manin ; n’ayez pas peur : l’essentiel en est intelligible par un nonmathématicien<br />

! (sur http://fr.arxiv.org/ puis arXiv:math/0502016v1<br />

[math.AG] 1 Feb 2005) ».<br />

Diagnostic cruel <strong>de</strong> Profane : « On ne doit habiter les mon<strong>de</strong>s<br />

formels qu’avec modération. L’abus peut entraîner <strong>de</strong>s conséquences<br />

fatales pour la santé mentale ! ». En d’autres termes,<br />

il considère que ce mathématicien est quelque peu fêlé.<br />

Pour copie conforme, R. Gergon<strong>de</strong>y.


cycle à propos <strong>de</strong> la science / LNA#51<br />

Les ressources énergétiques et minérales en France,<br />

en Europe et dans le mon<strong>de</strong><br />

Le point <strong>de</strong> vue d’un géologue-géophysicien<br />

Par Pierre ANDRIEUX<br />

Vice-Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’Union Française <strong>de</strong>s Géologues (UFG),<br />

Professeur émérite <strong>de</strong> l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI)<br />

Synthèse <strong>de</strong> la vidéoconférence présentée à l’<strong>Espace</strong><br />

Culture <strong>de</strong> l’Université <strong>Lille</strong> 1, le 25 novembre 2008.<br />

L<br />

’Année Internationale <strong>de</strong> la Planète Terre se termine en<br />

2009. L’un <strong>de</strong> ses objectifs : faire connaître au mon<strong>de</strong><br />

entier la somme <strong>de</strong> connaissances accumulées par les géologues<br />

et les géoscientifiques – les spécialistes <strong>de</strong>s Sciences<br />

<strong>de</strong> la Terre – et faire en sorte que ces connaissances soient<br />

mobilisées pour rendre la Planète Terre plus sûre, plus riche<br />

et en meilleure santé. Belle utopie ! Utopie indispensable.<br />

L’une <strong>de</strong>s questions sérieuses qui se posent est celle <strong>de</strong><br />

l’énergie et <strong>de</strong> l’exploitation <strong>de</strong>s ressources minérales face<br />

aux besoins croissants <strong>de</strong> la population mondiale.<br />

Quelques éléments <strong>de</strong> réponse sont fournis dans cet exposé.<br />

Ils résultent <strong>de</strong> la collecte d’informations, sur plus <strong>de</strong> trente<br />

sites, sur la toile. Vous êtes invités à les commenter, les compléter,<br />

voire à les corriger, après avoir fait votre propre recherche sur la<br />

toile, avec les mots clés qui conviennent, et après avoir exercé<br />

votre esprit critique, bien sûr !<br />

L’énergie<br />

C’est le nerf <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>, au sens figuré et trop souvent au<br />

sens propre.<br />

L’énergie finale, consommée en 2005 et en 2006, est répartie<br />

entre les six formes, selon les statistiques internationales, d’une<br />

manière extrêmement voisine en France, en Europe et dans le<br />

mon<strong>de</strong>. Voici quelques pourcentages à partir d’une unité commune<br />

conventionnelle, la mégatonne équivalent pétrole (Mtep).<br />

Pourcentages à méditer et à interpréter ! Ils seraient sensiblement<br />

différents pour l’énergie primaire consommée qui<br />

intègre les pertes dans les unités <strong>de</strong> production et dans le<br />

transport, lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> l’électricité en particulier.<br />

Les prévisions <strong>de</strong> l’Agence Internationale <strong>de</strong> l’Énergie<br />

(AIE) pour la consommation d’énergie primaire dans<br />

le mon<strong>de</strong> sont les suivantes, pour 2030, à comparer à la<br />

situation en 2005.<br />

Il s’agit du scénario, dit « alternatif », le plus volontariste<br />

en termes d’efforts consentis pour améliorer la situation en<br />

matière <strong>de</strong> réchauffement climatique. Pas <strong>de</strong> révolution en<br />

perspective donc, pour les 25 prochaines années.<br />

Formes d’énergie 2005 (%) 2030 (%)<br />

Charbon 25 27<br />

Pétrole 35 30<br />

Gaz 21 22<br />

Électronucléaire 6 6<br />

Énergies<br />

renouvelables dont<br />

hydroélectricité et<br />

autres sources<br />

TOTAL<br />

13 15<br />

100 % = 11 435 Mtep<br />

100 % = 15 370<br />

Mtep<br />

Formes d’énergie France - 2006 (%) Mon<strong>de</strong> - 2005 (%)<br />

Charbon 4 8<br />

Pétrole 44 44<br />

Gaz 22 16<br />

Électronucléaire<br />

Hydroélectricité +<br />

Éolien + autres<br />

Énergies<br />

renouvelables<br />

TOTAL<br />

17 à 20 selon les<br />

sources<br />

8<br />

3 8<br />

7 16<br />

100 % = 162 Mtep<br />

100 % = 7 912<br />

Mtep<br />

À noter : Total Énergies fossiles (charbon + pétrole + gaz) - France : 70 % -<br />

Mon<strong>de</strong> : 68 %.<br />

À noter : Total Énergie fossiles (charbon + pétrole + gaz) : 2005 : 81 % - 2030 : 79 %.<br />

Les réserves mondiales <strong>de</strong> combustibles fossiles<br />

On les exprime, par commodité, en années <strong>de</strong> consommation<br />

actuelle. Mais, attention, une augmentation annuelle<br />

minimale <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 1,2 % est prévue au cours <strong>de</strong>s 25<br />

prochaines années.<br />

Charbon - réserves prouvées : 200 ans ; avec une répartition<br />

géographique mondiale relativement équilibrée.<br />

Pétrole - réserves prouvées : 40 ans ; avec un grand<br />

déséquilibre dans la répartition géographique, puisque près<br />

<strong>de</strong> 60 % sont situées au Moyen-Orient. Réserves ultimes<br />

estimées * : 100 ans.<br />

15


LNA#51 / cycle à propos <strong>de</strong> la science<br />

Figure 1<br />

Forage dirigé à l’intérieur d’un chenal producteur d’hydrocarbure, <strong>de</strong> quelques dizaines <strong>de</strong> mètres d’épaisseur, à plusieurs centaines <strong>de</strong><br />

mètres <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur, grâce à une image « sismique » très fine du réservoir.<br />

(Extrait <strong>de</strong> l’ouvrage du centenaire <strong>de</strong> l’ENSG <strong>de</strong> Nancy, Les Géosciences au service <strong>de</strong> l’Homme, éd. Hirle, 2008).<br />

Gaz - réserves prouvées : 65 ans ; avec <strong>de</strong>ux pôles principaux,<br />

le Moyen-Orient, la Russie et ses voisins. Réserves<br />

ultimes estimées * : 100 ans.<br />

* À noter : Les réserves ultimes font appel à (1) l’augmentation <strong>de</strong> l’efficacité <strong>de</strong><br />

l’extraction <strong>de</strong>s hydrocarbures à partir <strong>de</strong>s réservoirs connus, (2) <strong>de</strong>s découvertes<br />

futures – Arctique, mer profon<strong>de</strong> – (3) au pétrole très lourd du Canada et<br />

du Venezuela dont l’exploitation difficile et controversée commence tout juste,<br />

(4) potentiellement aux hydrates <strong>de</strong> méthane.<br />

vue énergétique, qui permettent <strong>de</strong> supprimer, d’ici 5 ou<br />

10 ans, les 18 % d’énergie fournis par l’électronucléaire en<br />

France.<br />

Le nucléaire à long terme ? Un consortium international<br />

travaille sur le projet <strong>de</strong> recherche ITER, fondé sur la fusion<br />

nucléaire ; le CEA y joue un rôle important.<br />

Pas <strong>de</strong> panique pour le XXI ème siècle, donc ! Le charbon au<br />

XXII ème siècle, certes, mais encore ? Et après ?<br />

L’électronucléaire et l’uranium<br />

L’uranium est certes un combustible fossile, donc non renouvelable<br />

et <strong>de</strong> réserves limitées, mais l’électronucléaire mérite<br />

d’être traité différemment <strong>de</strong>s énergies fossiles, pour au moins<br />

trois raisons : (1) ce n’est pas une source d’énergie primaire,<br />

il ne contribue qu’à la production d’électricité aujourd’hui,<br />

(2) ses dangers sont d’une autre nature que celui <strong>de</strong>s énergies<br />

fossiles : déchets radioactifs <strong>de</strong> haute énergie et <strong>de</strong> durée <strong>de</strong><br />

vie illimitée à l’échelle <strong>de</strong> l’homme, contre émission <strong>de</strong> CO 2<br />

,<br />

(3) on peut espérer d’autres combustibles que l’uranium<br />

pour l’électronucléaire et l’énergie atomique en général.<br />

L’électronucléaire aujourd’hui en France : 59 centrales<br />

en activité, 12 centrales définitivement arrêtées, 1 projet en<br />

cours. Production annuelle : 450 TWe, soit 78 % <strong>de</strong> l’électricité<br />

produite, certes, mais moins <strong>de</strong> 20 % <strong>de</strong> l’énergie finale<br />

consommée.<br />

L’électronucléaire aujourd’hui dans le mon<strong>de</strong> : 405 centrales<br />

actives, 17 seraient en cours <strong>de</strong> construction, 10 arrêts<br />

programmés, soit une très faible augmentation au cours <strong>de</strong>s<br />

15 prochaines années. Production annuelle : 2 768 TWe, soit<br />

15 % <strong>de</strong> l’électricité produite et seulement 8 % <strong>de</strong> l’énergie<br />

finale consommée.<br />

L’électronucléaire en 2050 : les prévisions les plus volontaristes<br />

sont celles du CEA : passer <strong>de</strong> 15 à 22 % <strong>de</strong> l’électricité<br />

mondiale produite, soit, <strong>de</strong> toute façon, moins <strong>de</strong><br />

15 % <strong>de</strong> l’énergie consommée. L’AIE, on l’a vu, prévoit<br />

une stagnation du nucléaire jusqu’en 2030. D’autres organismes<br />

tels que le Groupe <strong>de</strong> Surveillance <strong>de</strong> l’Énergie (Energy<br />

Watch Group – EWG), mis en place par le Parlement allemand,<br />

prévoient une réduction <strong>de</strong> la part du nucléaire<br />

dans le mon<strong>de</strong>, en raison du faible nombre <strong>de</strong> nouvelles centrales<br />

installées, puis d’un problème d’approvisionnement<br />

en uranium. L’association française « Sortir du nucléaire »<br />

propose <strong>de</strong>ux scénarios extrêmement sérieux, du point <strong>de</strong><br />

Les énergies renouvelables<br />

Les formes anciennes et nouvelles d’énergies renouvelables<br />

sont bien connues <strong>de</strong> tous. De grands espoirs sont placés dans<br />

l’amélioration <strong>de</strong> leurs performances énergétiques, dans l’abaissement<br />

<strong>de</strong> leurs coûts et dans leur développement rapi<strong>de</strong>. Mais,<br />

chacun sait qu’elles seront insuffisantes pour remplacer les<br />

énergies fossiles et répondre aux besoins <strong>de</strong> l’industrie et<br />

du transport. Quelques mots clés : éolien en mer, biomasse,<br />

géothermie à faible et moyenne températures, photovoltaïque,<br />

unités locales <strong>de</strong> production, cogénération…<br />

L’hydrogène<br />

C’est un vecteur d’énergie, au même titre que l’électricité,<br />

et non une source. Il est très présent dans la nature,<br />

mais il est inutilisable tel quel. Il faut l’extraire – <strong>de</strong> l’eau par<br />

exemple – ou le synthétiser, ce qui nécessite <strong>de</strong>s quantités<br />

d’énergie primaire colossales ! Il est produit aujourd’hui à<br />

partir <strong>de</strong> centrales thermiques ; le CEA envisage <strong>de</strong> le produire,<br />

dans le futur, à partir <strong>de</strong> centrales nucléaires.<br />

Les ressources minérales non énergétiques : minerais<br />

métalliques, minéraux industriels et matériaux<br />

<strong>de</strong> construction<br />

<strong>La</strong> France a produit du fer, <strong>de</strong> l’or, <strong>de</strong> l’uranium… Elle produit<br />

encore <strong>de</strong> la bauxite. Mais aujourd’hui, la mine française<br />

est pratiquement morte, comme celle <strong>de</strong> l’Angleterre<br />

ou <strong>de</strong> l’Allemagne.<br />

Pour les métaux précieux – or, argent, platine – aussi bien<br />

que pour les métaux <strong>de</strong> base – fer, nickel, aluminium,<br />

plomb, zinc – ainsi que pour la plupart <strong>de</strong>s minéraux<br />

industriels et les granulats, onze pays se partagent les trois<br />

premières places parmi les producteurs mondiaux. Ce sont,<br />

par ordre alphabétique, l’Afrique du Sud, l’Australie, le<br />

Botswana, le Brésil, le Canada, le Chili, la Chine, les États-<br />

Unis, le Mexique, le Pérou et la Russie. Situation similaire<br />

pour les métaux dits rares, donc stratégiques.<br />

L’Europe est mieux placée pour certains minéraux industriels<br />

: le feldspath, le kaolin et le sel en Allemagne, et le<br />

16


cycle à propos <strong>de</strong> la science / LNA#51<br />

Figure 2<br />

L’unité <strong>de</strong> production d’hydrocarbure Dahlia, en Angola, sous 1400 m d’eau.<br />

(Extrait <strong>de</strong> l’ouvrage du centenaire <strong>de</strong> l’ENSG <strong>de</strong> Nancy, Les Géosciences au service <strong>de</strong> l’Homme, éd. Hirle, 2008).<br />

feldspath encore, en Italie. Pour les granulats, en production<br />

et en consommation, les trois premiers sont la Chine, l’In<strong>de</strong><br />

et les États-Unis.<br />

L’industrie minière non énergétique n’a rien à envier au charbon,<br />

au pétrole, ni au gaz, pour ce qui est (1) du problème<br />

<strong>de</strong> la raréfaction et du non renouvellement <strong>de</strong>s ressources,<br />

(2) <strong>de</strong>s atteintes à l’environnement, (3) <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong><br />

gouvernance régionale et mondiale, compte tenu <strong>de</strong> la répartition<br />

géographique particulièrement inégalitaire <strong>de</strong>sdites<br />

ressources.<br />

Quelles propositions pour améliorer la situation<br />

à court, à moyen et à long terme ?<br />

Il y a un bon accord <strong>de</strong> principe, entre la plupart <strong>de</strong>s acteurs,<br />

sur le type <strong>de</strong>s mesures indispensables. Il reste à les mettre<br />

en œuvre, ce qui est loin d’être gagné, du fait <strong>de</strong>s conflits<br />

d’intérêts à court terme et <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong>s investissements<br />

nécessaires.<br />

L’allongement <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s énergies fossiles<br />

passe par <strong>de</strong>s améliorations technologiques portant sur l’offre<br />

et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> et par <strong>de</strong>s mesures d’économies.<br />

Une certaine réduction <strong>de</strong>s émissions <strong>de</strong> CO 2<br />

, selon le<br />

scénario alternatif envisagé par l’AIE, est possible : 65 % <strong>de</strong><br />

ces gains seraient obtenus par une réduction <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />

grâce à l’amélioration <strong>de</strong> l’efficacité énergétique<br />

et à <strong>de</strong>s mesures d’économie.<br />

<strong>La</strong> séquestration du C0 2<br />

dans <strong>de</strong>s réservoirs souterrains<br />

est une piste sérieuse qui relève également <strong>de</strong> la technologie<br />

et où le rôle <strong>de</strong>s géoscientifiques est important.<br />

L’allongement <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s minerais métalliques,<br />

<strong>de</strong>s minéraux industriels et <strong>de</strong>s granulats passent<br />

par trois types <strong>de</strong> mesures déjà mises en œuvre en partie : la<br />

dématérialisation, le recyclage et la substitution.<br />

<strong>La</strong> Recherche et le Développement, aujourd’hui, pour inventer<br />

l’Énergie <strong>de</strong> <strong>de</strong>main.<br />

Peu <strong>de</strong> propositions concrètes en revanche, concernant la<br />

limitation <strong>de</strong>s conflits locaux, régionaux ou mondiaux !<br />

Quel avenir, dans ce domaine, pour les géologues,<br />

les physiciens, les chimistes, les biologistes et pour<br />

les sciences humaines ?<br />

De très belles carrières s’offrent aux géologues et aux<br />

géoscientifiques, pour plus d’un siècle encore, aussi bien<br />

dans le domaine <strong>de</strong>s ressources minérales énergétiques que<br />

métalliques et industrielles. Ce seront <strong>de</strong>s carrières à l’international,<br />

bien sûr, en opérationnel et en recherche ; ce<br />

seront <strong>de</strong>s tâches exaltantes et d’un très haut niveau scientifique,<br />

technique ou managérial, comme il est clair à l’examen<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux figures qui illustrent cet article. Ce seront <strong>de</strong>s<br />

tâches nobles, puisqu’il s’agit d’assurer l’approvisionnement<br />

<strong>de</strong> l’humanité en énergie et en matières premières vitales,<br />

dans <strong>de</strong>s conditions obligatoirement respectueuses <strong>de</strong> l’environnement<br />

et <strong>de</strong>s hommes.<br />

Des carrières non moins belles et non moins exaltantes<br />

atten<strong>de</strong>nt les physiciens, les chimistes et les biologistes,<br />

puisqu’il s’agit <strong>de</strong> s’atteler à l’allongement <strong>de</strong> la durée <strong>de</strong> vie<br />

<strong>de</strong>s ressources non renouvelables, puis à leur substitution,<br />

et en particulier à l’invention, pour le XXII ème siècle et les<br />

siècles suivants, <strong>de</strong>s sources d’énergie efficaces, propres et<br />

aussi peu dangereuses que possible pour l’homme et pour<br />

la planète.<br />

Les Sciences Humaines ne seront pas en reste, puisqu’il y<br />

va <strong>de</strong> projets où les conflits d’intérêt actuels et à venir, sont<br />

légion ; l’histoire <strong>de</strong> l’humanité l’a abondamment prouvé.<br />

Les mots <strong>de</strong> la fin<br />

L’avenir est assurément incertain en matière d’énergie, <strong>de</strong><br />

ressources minérales en général et <strong>de</strong> survie <strong>de</strong>s hommes et<br />

<strong>de</strong> la planète.<br />

C’est bien au niveau <strong>de</strong> la Planète Terre que les problèmes<br />

doivent être résolus pour <strong>de</strong>s raisons liées (1) à la géologie,<br />

du fait <strong>de</strong> la répartition géographique <strong>de</strong> ces ressources,<br />

(2) à l’économie, du fait <strong>de</strong> la nature et <strong>de</strong>s montants<br />

<strong>de</strong>s investissements nécessaires, (3) à la politique, bien<br />

sûr, puisque tous les états, producteurs et consommateurs<br />

confondus, sont indissociablement concernés.<br />

Chacun, chaque nation, à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés divers, a sa part <strong>de</strong> responsabilité.<br />

<strong>La</strong> France a <strong>de</strong>s atouts majeurs pour tenir son rôle,<br />

du fait <strong>de</strong> sa place dans l’histoire mondiale <strong>de</strong> l’industrie énergétique<br />

et minière. L’existence, aujourd’hui encore sur son sol,<br />

d’entreprises et <strong>de</strong> centres <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong> taille et <strong>de</strong> notoriété<br />

internationales – Total, Areva, Sclumberger, CGG-Véritas,<br />

Eramet, Imerys, le Commissariat à l’Énergie Atomique, l’Institut<br />

Français du pétrole, IFREMER, le BRGM, le CNRS, les<br />

Universités... en sont la preuve.<br />

Mais, c’est au sein d’une Europe forte, unie et solidaire, et non<br />

par <strong>de</strong>s engagements bilatéraux, qu’il lui faut jouer ce rôle, parce<br />

que ce sont les grands équilibres régionaux qui comptent et<br />

parce que les investissements se doivent d’être à cette échelle.<br />

Les traités internationaux, enfin, sont indispensables sur le<br />

modèle <strong>de</strong> Montréal (1987), Kyoto (1997) et Bali (2007).<br />

Mais, c’est à l’UNESCO qu’il revient <strong>de</strong> donner à ces traités<br />

force <strong>de</strong> lois incontournables. Sa première initiative, à l’issue<br />

<strong>de</strong> l’AIPT, sera, bien entendu, <strong>de</strong> déclarer la Planète<br />

Terre « Patrimoine mondial <strong>de</strong> l’Humanité ».<br />

17


LNA#51 / cycle à propos <strong>de</strong> la science<br />

Expérimentations in silico<br />

Par Jean-Gabriel GANASCIA<br />

Professeur à l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI) et directeur <strong>de</strong><br />

l’équipe ACASA (Agents Cognitifs et Apprentissage Symbolique<br />

Automatique) du LIP6 (<strong>La</strong>boratoire d’Informatique <strong>de</strong> Paris 6)<br />

la fin <strong>de</strong>s années quatre-vingts, <strong>de</strong>s scientifiques firent<br />

À revivre un instant le latin, réputé pourtant être une<br />

langue morte, pour inventer un nouvel idiome. Construit<br />

par analogie – et par contraste – avec les expressions in vivo<br />

et in vitro, cet idiome désigne <strong>de</strong>s expériences qui ne sont<br />

effectuées ni sur <strong>de</strong>s êtres vivants, comme les expériences in<br />

vivo, ni dans <strong>de</strong>s tubes à essai <strong>de</strong> verre, comme les expériences<br />

in vitro, mais dans le cœur d’ordinateurs, sur <strong>de</strong>s puces<br />

<strong>de</strong> silicium, d’où l’expression in silico. Cette locution a été<br />

introduite en 1989 par le mathématicien mexicain Pedro<br />

Miramontes, avant d’être reprise par une équipe <strong>de</strong> biologistes<br />

français dirigée par Antoine Danchin puis <strong>de</strong> connaître<br />

un réel succès 1 , en dépit <strong>de</strong> l’avis <strong>de</strong>s puristes qui eussent<br />

préféré in silicio eu égard à l’étymologie et aux règles <strong>de</strong> la<br />

morphologie.<br />

Par définition, ces expériences in silico ont lieu virtuellement,<br />

sans toucher leur objet d’investigation, sur une représentation<br />

abstraite et numérisée <strong>de</strong> ces objets. Ces expériences<br />

relèvent essentiellement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux principes. Le premier<br />

tient à la validation d’hypothèses sur <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s quantités<br />

<strong>de</strong> données préenregistrées comme, par exemple, celles qui<br />

proviennent du séquençage <strong>de</strong> génomes ou <strong>de</strong> protéines. Le<br />

second repose sur la simulation <strong>de</strong> processus naturels : <strong>de</strong><br />

même que, dans toute expérience mentale, nous reproduisons<br />

en imagination <strong>de</strong>s phénomènes réels, <strong>de</strong> même, dans<br />

beaucoup d’expériences in silico, l’ordinateur mime, par <strong>de</strong>s<br />

transformations <strong>de</strong> représentations, <strong>de</strong>s processus matériels.<br />

L’expérience in silico correspond alors à une intervention<br />

virtuelle sur un mon<strong>de</strong> fictif. Plus que jamais, avec ces expériences<br />

in silico, les sciences se trouvent à la croisée du réel<br />

et du virtuel. Elles se désincarnent en cela qu’elles abandonnent<br />

le contact direct avec la matière même <strong>de</strong> leur étu<strong>de</strong> et<br />

qu’elles opèrent, <strong>de</strong> plus en plus souvent, sur <strong>de</strong>s répliques<br />

numériques <strong>de</strong> leurs objets d’investigation.<br />

Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette dématérialisation <strong>de</strong>s supports, les pratiques<br />

scientifiques se transforment en profon<strong>de</strong>ur. Non seulement<br />

les scientifiques quittent la blouse blanche et désertent<br />

la paillasse pour s’asseoir <strong>de</strong>vant un écran d’ordinateur,<br />

1<br />

Pour s’en convaincre, le lecteur consultera l’article in silico sur l’encyclopédie en<br />

ligne wikipedia ; il constatera aussi l’usage qui en est fait dans la littérature scientifique.<br />

À titre d’illustration, voici le titre d’une référence récente : « Prediction<br />

of immunogenicity : in silico paradigms, ex vivo and in vivo correlates », Current<br />

Opinion in Pharmacology 2008, 8:1-7. www.sciencedirect.com<br />

mais le statut épistémologique <strong>de</strong> l’expérience est en train<br />

<strong>de</strong> changer radicalement. Pour comprendre ces bouleversements,<br />

revenons sur la constitution <strong>de</strong> la notion d’expérience<br />

telle qu’elle s’est élaborée avec <strong>de</strong>s physiciens comme<br />

Galilée, puis ensuite, au XIX ème siècle, avec <strong>de</strong>s physiologistes<br />

comme Clau<strong>de</strong> Bernard. <strong>La</strong> science antique était essentiellement<br />

contemplative ; elle se contentait d’observer le<br />

mon<strong>de</strong> pour en tirer <strong>de</strong>s enseignements généraux. À l’époque<br />

dite mo<strong>de</strong>rne, à partir du XVII ème siècle, l’état d’esprit<br />

se modifie radicalement. <strong>La</strong> science n’accepte plus cette attitu<strong>de</strong><br />

méditative qui était celle du savant ancien ; désormais,<br />

elle intervient sur son objet d’étu<strong>de</strong> et le transforme. Et,<br />

c’est au regard <strong>de</strong> cette posture volontairement active et interventionniste<br />

que se forge la notion d’expérience et qu’elle<br />

se distingue <strong>de</strong> la simple contemplation. Une théorie ou une<br />

hypothèse étant posée, le scientifique agit : il construit un<br />

dispositif matériel pour la vali<strong>de</strong>r ou la réfuter. Ensuite, il<br />

confronte les données recueillies par ce dispositif matériel<br />

à la théorie ou à l’hypothèse initiale, <strong>de</strong> façon à l’accepter,<br />

à la rejeter ou, éventuellement, à la modifier. Rappelons, à<br />

cet égard, que l’étymologie rapproche le mot « expérience »<br />

<strong>de</strong> péril : une expérience vaut d’autant plus qu’elle met une<br />

hypothèse en danger face à l’épreuve du réel. Bref, dans ce<br />

schéma désormais classique, les données sont produites par<br />

un dispositif matériel conçu en regard d’une hypothèse ou<br />

d’une théorie que l’on cherche à vali<strong>de</strong>r ou à réfuter.<br />

Or, aujourd’hui, ce schéma se modifie profondément : <strong>de</strong>s<br />

processus robotisés engendrent <strong>de</strong>s données à foison ;<br />

celles-ci sont ensuite stockées dans d’immenses « entrepôts<br />

<strong>de</strong> données 2 » avant d’être exploitées par <strong>de</strong>s techniques<br />

dites <strong>de</strong> fouille <strong>de</strong> données (data mining) ou <strong>de</strong> découverte<br />

dans les bases <strong>de</strong> données (knowledge discovery in data bases).<br />

Tandis que, dans le schéma ancien, les données étaient produites<br />

après qu’une hypothèse ait été émise, aujourd’hui,<br />

les données apparaissent préalablement à toute hypothèse ;<br />

les théories sont ensuite formulées soit sous forme d’assertions,<br />

soit sous forme <strong>de</strong> modèles informatiques, avant<br />

d’être testées sur ces données. Et, ce sont ces confrontations<br />

entre les hypothèses – ou les modèles informatiques –<br />

et les données que l’on qualifie couramment d’expériences<br />

in silico ou <strong>de</strong> « quasi-expériences ». Bien évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong>s<br />

2<br />

Les dispositifs <strong>de</strong> stockage sont appelés <strong>de</strong>s « entrepôts <strong>de</strong> données » (datawarehouse<br />

en anglais).<br />

En conférence le 19 mai<br />

18


cycle à propos <strong>de</strong> la science / LNA#51<br />

mathématiciens et <strong>de</strong>s philosophes travaillent, <strong>de</strong>puis plusieurs<br />

années, sur la justification <strong>de</strong> telles démarches. Ils<br />

déterminent les conditions sous lesquelles <strong>de</strong>s corrélations<br />

empiriques observées sur <strong>de</strong>s données correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s<br />

relations <strong>de</strong> causalité effectives. Mais, indépendamment <strong>de</strong><br />

ces questions théoriques, ce qui importe, pour nous, c’est<br />

une modification en profon<strong>de</strong>ur du statut épistémologique<br />

<strong>de</strong> l’expérience dans la démarche scientifique.<br />

Il résulte <strong>de</strong> tout ce qui vient d’être dit qu’une science nouvelle<br />

se constitue sous nos yeux. Les ordinateurs y prennent<br />

une part centrale. Ils ne se présentent pas seulement comme<br />

<strong>de</strong>s outils <strong>de</strong> calcul ou comme <strong>de</strong>s répertoires <strong>de</strong> stockage<br />

d’information. Les capacités <strong>de</strong> simulation et <strong>de</strong> stockage<br />

se sont accrues dans <strong>de</strong>s proportions si importantes qu’elles<br />

changent radicalement la nature <strong>de</strong> l’activité scientifique.<br />

Et, cette transformation tient au statut <strong>de</strong> l’expérience qui se<br />

modifie profondément comme nous venons <strong>de</strong> le montrer.<br />

De nouvelles disciplines viendront pour systématiser cette<br />

démarche. Ce sera, bien évi<strong>de</strong>mment, le cas <strong>de</strong> fouille <strong>de</strong><br />

données, car cette science fon<strong>de</strong> <strong>de</strong> nouvelles formes d’expérimentation<br />

sur machine et elle détermine les conditions<br />

sous lesquelles il <strong>de</strong>vient possible d’en tirer <strong>de</strong>s connaissances<br />

nouvelles, sans risque d’erreur. Mais, ce sera aussi le cas <strong>de</strong><br />

nombreuses disciplines anciennes, comme la pharmacologie,<br />

qui subiront <strong>de</strong>s mutations radicales du fait <strong>de</strong> l’introduction<br />

<strong>de</strong> ces nouveaux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> raisonnement. Et tout cela<br />

bouleverse radicalement la démarche scientifique qui opère,<br />

<strong>de</strong> plus en plus souvent, sur <strong>de</strong>s données ou à partir <strong>de</strong> simulation,<br />

autrement dit, dans <strong>de</strong>s univers numériques faits<br />

à l’image du mon<strong>de</strong>. En d’autres termes, la science antique<br />

se contentait d’observer le mon<strong>de</strong> en adoptant une attitu<strong>de</strong><br />

contemplative ; la science <strong>de</strong> l’époque mo<strong>de</strong>rne intervenait<br />

sur le mon<strong>de</strong> pour le transformer, ce qui correspondit aux<br />

révolutions Copernicienne et Galiléenne ; enfin, la science<br />

contemporaine opère sur <strong>de</strong>s mon<strong>de</strong>s numériques imaginaires<br />

qui reproduisent le réel afin <strong>de</strong> nous ai<strong>de</strong>r à le comprendre.<br />

Et, cette nouvelle révolution tient à l’introduction du virtuel<br />

au cœur <strong>de</strong> la démarche scientifique.<br />

Quelques références :<br />

- Miramontes P., Un mo<strong>de</strong>lo <strong>de</strong> autómata celular para la evolución <strong>de</strong><br />

los ácidos nucleicos [A cellular automaton mo<strong>de</strong>l for the evolution of<br />

nucleic acids], Tesis <strong>de</strong> doctorado en matemáticas, UNAM, 1992.<br />

- Danchin A., Medigue C., Gascuel O., Soldano H., Henaut A., From data<br />

banks to data bases, Res Microbiol, 1991 Sep-Oct;142(7-8):913-6.<br />

- Ganascia J.-G., In silico Experiments : Towards a Computerized Epistemology,<br />

APA Newsletter (American Philosophy Association), mars<br />

2008.<br />

- J.-G. Ganascia, C. Debru : CYBERNARD : Scientific Reconstruction<br />

of Clau<strong>de</strong> Bernard’s Scientifc Discoveries, Mo<strong>de</strong>l-Based Reasoning in<br />

Science, Technology and Medicine, vol. 64, Magnani Lorenzo, Li Ping,<br />

pp. 497-510, (Springer Verlag), 2007.<br />

19


LNA#51 / paradoxes<br />

Paradoxes<br />

Rubrique <strong>de</strong> divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête<br />

*<br />

<strong>La</strong>boratoire d’Informatique<br />

Fondamentale <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>,<br />

UMR CNRS 8022, Bât. M3<br />

Par Jean-Paul DELAHAYE<br />

Professeur à l’Université <strong>Lille</strong> 1 *<br />

Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine <strong>de</strong> nombreux progrès mathématiques.<br />

Notre but est <strong>de</strong> vous provoquer et <strong>de</strong> vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une explication<br />

<strong>de</strong>s paradoxes proposés, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

ou à l’adresse électronique <strong>de</strong>lahaye@lifl.fr).<br />

Le paradoxe précé<strong>de</strong>nt : L’information paradoxale<br />

Rappel <strong>de</strong> l’énoncé<br />

Un homme bavar<strong>de</strong> avec le facteur sur le pas <strong>de</strong> la porte <strong>de</strong> sa maison. Il lui dit :<br />

- « C’est amusant, je viens <strong>de</strong> remarquer que la somme <strong>de</strong>s âges <strong>de</strong> mes trois filles est égale au<br />

numéro <strong>de</strong> ma maison dans la rue. Je suis sûr que si je vous apprends que le produit <strong>de</strong> leur âge<br />

est 36, vous saurez me dire leur âge respectif ! »<br />

Le facteur réfléchit un moment et lui répond :<br />

- « Je suis désolé, mais je ne peux pas trouver ».<br />

L’homme s’exclame alors :<br />

« Ah oui ! J’avais oublié <strong>de</strong> vous dire que l’aînée est blon<strong>de</strong> ! ».<br />

Quelques secon<strong>de</strong>s après, le facteur lui donne la bonne réponse !<br />

Vous pouvez déduire <strong>de</strong> cet échange l’âge <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong> l’homme sur le pas <strong>de</strong> sa porte.<br />

Solution<br />

Merci à Nicolas Vaneecloo et Virginie Delsart (encore une fois en tête !), à Philippe Kahn (second),<br />

Michel Huat (troisième), Emmanuel Ortolland (quatrième), Florent Delhaye (cinquième),<br />

Thomas Delclite (sixième) et à tous les autres lecteurs qui m’ont envoyé la bonne solution.<br />

Les différentes décompositions <strong>de</strong> 36 en produit <strong>de</strong> trois entiers sont :<br />

36 = 1x1x36 = 2x3x6 = 3x3x4 = 1x2x18 = 1x3x12 = 1x6x6 = 1x4x9 = 2x2x9<br />

38 11 10 21 16 13 14 13<br />

<strong>La</strong> secon<strong>de</strong> ligne indique la somme <strong>de</strong>s 3 entiers <strong>de</strong> la décomposition en produit triple. Le facteur<br />

connaît la somme <strong>de</strong>s âges <strong>de</strong>s trois filles car il est sur le pas <strong>de</strong> la porte. S’il ne peut pas trouver<br />

leurs âges respectifs, c’est que, parmi les produits possibles, compatibles avec la somme qu’il<br />

connaît, il y en a <strong>de</strong>ux qui donnent la même somme. C’est donc que la somme est 13. Les <strong>de</strong>ux<br />

possibilités sont donc 1-6-6 et 2-2-9. <strong>La</strong> première est éliminée car <strong>de</strong>ux enfants ne peuvent avoir<br />

le même âge que s’ils sont jumeaux et alors il n’y a pas d’aînée. <strong>La</strong> solution est donc 2-2-9. Les<br />

âges <strong>de</strong>s filles <strong>de</strong> l’homme sur le pas <strong>de</strong> sa porte sont 2, 2 et 9 ans.<br />

20


paradoxes / LNA#51<br />

Nouveau paradoxe :<br />

Des silences qui en disent<br />

long<br />

Ce paradoxe est aussi un paradoxe<br />

sur l’information cachée, cependant<br />

il nécessite une patience bien supérieure<br />

pour être résolu... ou l’ai<strong>de</strong><br />

d’un ordinateur.<br />

On choisit cinq nombres a, b, c, d et e<br />

vérifiant les relations :<br />

1 ≤ a < b < c < d < e ≤ 10<br />

Autrement dit : les cinq nombres sont compris<br />

entre 1 et 10, tous différents et classés par<br />

ordre croissant.<br />

On indique leur produit P à Patricia (qui est brune),<br />

leur somme S à Sylvie (qui est blon<strong>de</strong>), la somme <strong>de</strong><br />

leurs carrés C = a 2 + b 2 + c 2 + d 2 + e 2 à Christian (qui<br />

est barbu) et la valeur V = (a + b + c)(d + e) à Vincent (qui est<br />

chauve). Ils doivent <strong>de</strong>viner quels sont les nombres a, b, c, d et e.<br />

Image <strong>de</strong> Francesco De Comité<br />

1 - Une heure après qu’on leur a posé le problème, les quatre personnages qu’on interroge simultanément<br />

répon<strong>de</strong>nt tous ensemble : « je ne connais pas les nombres a, b, c, d et e ».<br />

2 - Une heure après, les quatre personnages qu’on interroge à nouveau répon<strong>de</strong>nt encore tous ensemble<br />

: « je ne connais pas les nombres a, b, c, d, et e ».<br />

3 - Une heure après, les quatre personnages qu’on interroge à nouveau répon<strong>de</strong>nt encore tous ensemble<br />

: « je ne connais pas les nombres a, b, c, d et e ».<br />

Etc.<br />

23 - Une heure après (soit 23 heures après la formulation <strong>de</strong> l’énoncé !), les quatre personnages qu’on<br />

interroge à nouveau répon<strong>de</strong>nt encore tous ensemble : « je ne connais pas les nombres a, b, c, d et e ».<br />

Cependant, après cette 23 ème réponse, les visages <strong>de</strong>s quatre personnages s’éclairent d’un large sourire<br />

et tous s’exclament : « c’est bon, maintenant, je connais a, b, c, d et e ».<br />

Vous en savez assez maintenant pour <strong>de</strong>viner les 5 nombres a, b, c, d, e ?<br />

Il semble paradoxal que la répétition, 23 fois, <strong>de</strong> la même affirmation d’ignorance <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s personnages<br />

soit porteuse d’une information. Pourtant, c’est le cas. Essayez <strong>de</strong> comprendre pourquoi<br />

et, ensuite, armez-vous <strong>de</strong> courage : la solution est au bout du calcul.<br />

21


LNA#51 / humeurs<br />

Humeur noire<br />

Par Jean-François REY<br />

Professeur <strong>de</strong> philosophie à l’IUFM <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> -<br />

Université d’Artois<br />

22<br />

Comme convenu et comme annoncé dans le précé<strong>de</strong>nt numéro <strong>de</strong>s Nouvelles d’Archimè<strong>de</strong>, cette rubrique « Humeur »<br />

s’ouvrira <strong>de</strong> temps en temps au champ <strong>de</strong> l’humeur du moment. <strong>La</strong> dominante mélancolique n’exclut pas quelque colère<br />

dont nous allons exposer les motifs.<br />

Il s’agit pour nous <strong>de</strong> relever un défi d’opinion : régulièrement,<br />

dans les informations télévisées, surgit le spectre<br />

du fou dangereux <strong>de</strong>venu criminel. Que ce soit à Pau, il y<br />

a quelques années, ou à Grenoble en novembre 2008, dès<br />

qu’une personne hospitalisée en psychiatrie se rend coupable<br />

d’homici<strong>de</strong>, c’est toujours lors d’une sortie autorisée<br />

présentée, le plus souvent, comme une « évasion ». Car, on<br />

a habitué l’opinion publique à une réhabilitation sécuritaire<br />

<strong>de</strong> l’enfermement. Et ce n’est que trop vrai : la moitié <strong>de</strong> la<br />

population souffrant <strong>de</strong> troubles psychotiques se trouve en<br />

prison, lieu qui n’a pas <strong>de</strong> vocation thérapeutique. <strong>La</strong> folie,<br />

aujourd’hui, re<strong>de</strong>vient l’objet d’un traitement social où le<br />

juge et le psychiatre sont exhortés à « défendre la société ». Ce<br />

que suggère cette actualité, c’est un sentiment d’immense<br />

régression <strong>de</strong>puis la psychiatrie d’après-<strong>guerre</strong>, la psychiatrie<br />

<strong>de</strong> secteur, la lutte quotidienne contre l’ordre asilaire et<br />

les potentialités ouvertes par la chimie <strong>de</strong>s années 50/60.<br />

Si l’on ne peut pas dire très exactement que l’on est revenu<br />

soixante ans en arrière, on doit convenir que, là comme<br />

pour l’école ou pour la justice <strong>de</strong>s mineurs, le pacte <strong>de</strong> la<br />

Résistance, la promesse <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> l’asile, l’ordonnance <strong>de</strong><br />

1945 accordant la priorité à l’éducatif sur le répressif, toutes<br />

ces échappées <strong>de</strong> liberté et <strong>de</strong> désaliénation sont aujourd’hui<br />

vidées <strong>de</strong> leur contenu, voire <strong>de</strong> leur sens.<br />

Invité récemment à relire l’émouvant mémoire d’un parrici<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> 1830, édité par Michel Foucault en 1973, Moi,<br />

Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère 1 ,<br />

je suis frappé par la récurrence <strong>de</strong>s questions et <strong>de</strong>s analyses,<br />

même si les experts n’empruntent plus leurs concepts aux<br />

mêmes théories. Élaborant en la pratiquant sa métho<strong>de</strong> généalogique,<br />

Michel Foucault a bien montré que la notion<br />

<strong>de</strong> dangerosité émerge comme une évi<strong>de</strong>nce dans un renvoi<br />

perpétuel du pénal au médical et médical au pénal. Ces<br />

crimes « monstrueux », « contre nature », sont connus du<br />

public du XIX ème par les complaintes et les chansons <strong>de</strong>s<br />

rues amplifiant et exhibant le « monstre ». Avec les expertises<br />

liées au procès <strong>de</strong> Pierre Rivière, on peut lire la genèse <strong>de</strong><br />

la loi <strong>de</strong> 1838 sur l’internement d’office, mais aussi la naissance<br />

<strong>de</strong> « l’hygiène publique ». Aujourd’hui, la révélation<br />

1<br />

Éd. Gallimard/Julliard.<br />

du monstrueux est assurée par les medias. Commencée au<br />

XIX ème siècle, la psychiatrie du crime est d’abord une pathologie<br />

du monstrueux se déroulant, le plus souvent, sur la<br />

scène domestique : le monstre fait partie <strong>de</strong> la famille. Ces<br />

crimes mettent en présence <strong>de</strong>s personnes <strong>de</strong> générations<br />

différentes, crimes contre la génération et la filiation. C’est<br />

<strong>de</strong> ce type même <strong>de</strong> crime qu’on va tirer <strong>de</strong> quoi le rapporter<br />

à la folie. Enfin, tous ces crimes ont en commun d’avoir été<br />

accomplis sans raison, sans motif, sans intérêt. Pour en rendre<br />

compte, la psychiatrie du XIX ème siècle trouva, dans la<br />

monomanie homici<strong>de</strong> d’Esquirol, la théorie explicative unifiante.<br />

Malgré leurs réticences initiales, les juges <strong>de</strong> l’époque<br />

ont fini par accepter cette notion <strong>de</strong> monomanie. Au terme<br />

<strong>de</strong> cette histoire appelée à se développer jusqu’au milieu du<br />

siècle <strong>de</strong>rnier, le mé<strong>de</strong>cin est <strong>de</strong>venu un technicien du corps<br />

social et les juges se sont rangés à l’hypothèse d’Esquirol et<br />

<strong>de</strong> son école.<br />

Aujourd’hui, c’est le discours politique qui fusionne, dans<br />

le droit à la sécurité, la dangerosité sociale du fou, la surveillance<br />

par bracelet électronique et l’enfermement. <strong>La</strong><br />

raison est la même qu’au XIX ème siècle : il faut défendre la<br />

société. L’utilisation du procès comme moment essentiel du<br />

« travail du <strong>de</strong>uil » <strong>de</strong>s familles <strong>de</strong>s victimes, reprise vulgarisée<br />

d’un concept freudien, va dans le même sens. Ce qui est<br />

en jeu dans ces affaires, c’est le concept <strong>de</strong> responsabilité.<br />

Le substantif « responsabilité » est forgé à partir du verbe<br />

« répondre » et apparaît, pour la première fois, au XVIII ème<br />

siècle dans Le Journal <strong>de</strong> Trévoux. <strong>La</strong> notion d’imputation<br />

y joue un rôle central ; elle sera reprise philosophiquement<br />

par Kant qui montre qu’on ne peut imputer la responsabilité<br />

d’un acte qu’à une liberté. Responsabilité et liberté<br />

se renvoient réciproquement l’une à l’autre. Imputer, c’est<br />

respecter la liberté <strong>de</strong> l’agent et lui rendre hommage. Et,<br />

ce lien doit valoir jusque dans les crimes commis en état<br />

<strong>de</strong> démence, ce qui exclut le fou criminel <strong>de</strong> la société <strong>de</strong>s<br />

responsables. Le philosophe Louis Althusser, qui était dans<br />

le cas <strong>de</strong> l’article 64 du Co<strong>de</strong> Pénal après le meurtre <strong>de</strong> son<br />

épouse, a fort bien expliqué qu’il aurait voulu pouvoir s’expliquer<br />

<strong>de</strong>vant la Cour.


humeurs / LNA#51<br />

Dans le traitement politico-médiatique <strong>de</strong>s cas <strong>de</strong><br />

folie homici<strong>de</strong>, c’est l’État lui-même, dans la personne<br />

<strong>de</strong> son chef, qui prend la responsabilité d’aller à rebours<br />

du patient travail <strong>de</strong> lutte contre la pente <strong>de</strong> l’exclusion<br />

et <strong>de</strong> l’enfermement. C’est lui qui, mettant au principe<br />

<strong>de</strong> son action le « droit » <strong>de</strong>s victimes au travail <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil,<br />

limite au pénal et au carcéral le traitement <strong>de</strong> la folie. Le<br />

fou tend, dans ce discours, à re<strong>de</strong>venir celui qu’un passage<br />

à l’acte délirant, par définition imprévisible, pousse<br />

à tuer n’importe qui dans la rue, sans motif ni raison.<br />

L’inconfortable et l’inquiétant dans ce discours, c’est que,<br />

<strong>de</strong> proche en proche, il stigmatise toute espèce <strong>de</strong> folie,<br />

au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong> la taxinomie : tout « schizophrène » <strong>de</strong>vient<br />

ainsi un criminel en puissance. On ne reprochera<br />

pas à l’État <strong>de</strong> vouloir « défendre la société », mais bien<br />

<strong>de</strong> donner, avec cet objectif sécuritaire, un coup d’arrêt<br />

au travail thérapeutique qui, parce qu’il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> du<br />

temps et du soin, <strong>de</strong> l’attention et <strong>de</strong> la liberté dans<br />

la recherche, ne saurait être passé à la « moulinette »<br />

<strong>de</strong> l’évaluation, à l’obligation <strong>de</strong> résultat et au traitement<br />

administratif <strong>de</strong> la folie.<br />

Sombres temps<br />

23


LNA#51 / repenser la politique<br />

Droits et <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l’opposition en démocratie<br />

Par Alain CAMBIER<br />

Docteur en philosophie, professeur en classes préparatoires,<br />

Faidherbe - <strong>Lille</strong><br />

<strong>La</strong> crise financière et économique constitue un tournant <strong>de</strong> notre histoire contemporaine, non seulement par sa<br />

nature, mais aussi par ses conséquences. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la crise sociale qu’elle provoque, et qui touche dramatiquement<br />

les plus vulnérables, il faut prendre conscience <strong>de</strong> la crise morale qu’elle induit et surtout <strong>de</strong> la crise politique qu’elle<br />

est susceptible d’engendrer. Or, il n’est pas évi<strong>de</strong>nt qu’un mon<strong>de</strong> plus juste puisse spontanément s’élever sur les décombres<br />

du néo-libéralisme. <strong>La</strong> tentation du protectionnisme et <strong>de</strong> la fuite en avant <strong>de</strong>vant les problèmes rencontrés<br />

peut favoriser la montée <strong>de</strong>s nationalismes, <strong>de</strong>s fanatismes et les risques <strong>de</strong> conflits. Au sein même <strong>de</strong> chaque État,<br />

la démocratie risque d’être fragilisée et menacée par la fascination qu’exerce la tentation autoritaire. C’est pourquoi<br />

chacun a pour <strong>de</strong>voir civique <strong>de</strong> se tenir sur ses gar<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> se montrer particulièrement vigilant.<br />

Les pério<strong>de</strong>s troubles sont toujours propices aux pires<br />

errements : il serait tout à fait incohérent que le débat<br />

démocratique fasse les frais du moment critique dans lequel<br />

nos sociétés se trouvent, alors que la lisibilité <strong>de</strong> leur<br />

avenir fait défaut. Aucune crise ne ressemble à une autre,<br />

et celle-ci encore moins : dès lors, l’expression publique est<br />

requise pour que les points <strong>de</strong> vue se multiplient – au risque<br />

<strong>de</strong> la réfutation – afin d’éclairer les voies qui s’ouvrent à<br />

nous. Or, la solution <strong>de</strong> facilité consisterait à faire croire<br />

qu’il faudrait s’en remettre aux initiatives d’un seul homme<br />

et faire taire toute opinion contradictoire. Le système représentatif<br />

recèle la possibilité perverse <strong>de</strong> déresponsabiliser le<br />

citoyen, au point <strong>de</strong> s’en remettre aveuglément au culte du<br />

chef. C’est pourquoi le rappel <strong>de</strong>s principes démocratiques<br />

apparaît indispensable.<br />

n’aurait le droit légitime <strong>de</strong> contester l’action entreprise et<br />

chacun <strong>de</strong>vrait désormais attendre l’élection prési<strong>de</strong>ntielle<br />

suivante. Étrange démocratie qui se résumerait aux campagnes<br />

électorales <strong>de</strong>s élections prési<strong>de</strong>ntielles et qui, au nom <strong>de</strong><br />

la raison d’État, <strong>de</strong>vrait être suspendue entre temps ! Une<br />

démocratie par intermittence ? Cette tendance se manifeste<br />

particulièrement lorsqu’on prétend limiter le droit d’amen<strong>de</strong>ment<br />

au Parlement, sous prétexte d’efficacité. Par définition,<br />

le Parlement est le lieu où la parrhésie est institutionnellement<br />

requise. Lors <strong>de</strong>s débats, même l’obstruction fait partie<br />

<strong>de</strong> la vie démocratique, parce qu’elle est un moyen <strong>de</strong> résister<br />

à la toute-puissance du pouvoir exécutif. Ce n’est pas un<br />

hasard si la pratique du filibustering 1 a été inventée, <strong>de</strong>puis<br />

longtemps, par les Anglais pour se prémunir contre tout<br />

activisme politique hasar<strong>de</strong>ux.<br />

Pas <strong>de</strong> démocratie sans opposition<br />

L’un <strong>de</strong> ces principes élémentaires est qu’il ne peut y avoir <strong>de</strong><br />

démocratie sans existence d’une opposition. Toute volonté<br />

<strong>de</strong> désorienter l’opinion publique en débauchant individuellement<br />

les figures les plus corruptibles <strong>de</strong> cette opposition<br />

ne peut qu’affaiblir la démocratie, en entretenant le mirage<br />

d’un unanimisme trompeur et en disqualifiant l’éthique <strong>de</strong><br />

la conviction au profit d’un pragmatisme cynique. Alors<br />

que les démocraties parlementaires qui nous environnent se<br />

font un <strong>de</strong>voir politique <strong>de</strong> représenter sans fard les contradictions<br />

propres à chaque peuple – parce qu’elles y voient<br />

une source <strong>de</strong> dynamisme –, le régime prési<strong>de</strong>ntiel français<br />

repose sur un principe <strong>de</strong> représentation mystificateur qui<br />

tend à transformer le chef <strong>de</strong> l’État en incarnation d’un<br />

peuple indifférencié. Dès lors, par rapport à la parole officielle,<br />

toute voix discordante peut paraître mal venue. Dans<br />

les démocraties occi<strong>de</strong>ntales, le cas français fait exception<br />

par sa propension à favoriser la monocratie. Bien plus, un<br />

message insidieux est volontiers distillé qui consiste à soutenir<br />

qu’une fois l’élection prési<strong>de</strong>ntielle passée, plus personne<br />

<strong>La</strong> pierre <strong>de</strong> touche <strong>de</strong> l’opinion publique<br />

Il n’est pas anormal qu’en démocratie l’opposition s’exprime<br />

parfois en exagérant les dangers qui peuvent peser sur la<br />

liberté politique. Montesquieu avait déjà souligné que, dans<br />

une démocratie représentative, l’opinion publique doit pouvoir<br />

être prise à témoin, non par l’hyperbole <strong>de</strong> la parole du<br />

pouvoir en place, mais surtout par celle <strong>de</strong> l’opposition. Le<br />

peuple n’ayant pas une puissance immédiate sur la façon <strong>de</strong><br />

gouverner, il apparaît nécessaire <strong>de</strong> le tenir en alerte, afin<br />

qu’il puisse faire preuve d’esprit critique : « Ceux qui s’opposeraient<br />

le plus vivement à la puissance exécutrice (…)<br />

augmenteraient les terreurs du peuple, qui ne saurait jamais<br />

au juste s’il serait en danger ou non. Mais cela même contribuerait<br />

à lui faire éviter les vrais périls où il pourrait être<br />

exposé ». Et Montesquieu d’ajouter à propos <strong>de</strong>s « vaines<br />

clameurs » que l’on peut entendre en démocratie : « Elles<br />

auraient même ce bon effet, qu’elles tendraient tous les<br />

1<br />

Il s’agit <strong>de</strong> la pratique <strong>de</strong> l’obstruction, institutionnalisée au Parlement anglais.<br />

24


epenser la politique / LNA#51<br />

ressorts du gouvernement, et rendraient tous les citoyens<br />

attentifs » 2 . Encore faut-il évi<strong>de</strong>mment que la liberté <strong>de</strong><br />

la presse soit garantie : « Comme, pour jouir <strong>de</strong> la liberté,<br />

il faut que chacun puisse dire ce qu’il pense, et que, pour<br />

la conserver, il faut encore que chacun puisse dire ce qu’il<br />

pense, un citoyen, dans cet État, dirait et écrirait tout ce<br />

que les lois ne lui ont pas défendu expressément <strong>de</strong> dire ou<br />

d’écrire ». Pour éviter toute dérive autocratique, il est absolument<br />

nécessaire que les trois pouvoirs – exécutif, législatif<br />

et judiciaire – soient clairement séparés : encore faut-il également<br />

que le quatrième pouvoir représenté par les média<br />

– écrits et audio-visuels – soit lui-même indépendant et non<br />

pas victime <strong>de</strong> projets visant à le bâillonner.<br />

Le <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> crédibilité <strong>de</strong> l’opposition<br />

Mais, l’affaiblissement d’une démocratie peut provenir aussi<br />

d’une opposition qui n’est pas à la hauteur <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>voirs.<br />

Lorsque celle-ci apparaît écartelée entre le prophétisme<br />

historiciste du « grand soir » et l’abdication la plus veule 3 ,<br />

l’action politique en pâtit. D’une part, le dogmatisme idéologique<br />

conduit à jeter « le bébé avec l’eau du bain », c’està-dire<br />

révoque le libéralisme économique, sans prendre en<br />

compte l’apport pour les libertés du développement d’une<br />

société civile autonome qui soustrait les individus, tout à la<br />

fois, à la tutelle du clan familial et à l’abus du pouvoir central.<br />

D’autre part, la déliquescence <strong>de</strong> l’opposition républicaine<br />

trouve d’abord sa source dans sa propre impuissance.<br />

<strong>La</strong> démission irresponsable <strong>de</strong> son chef – en pleine bataille<br />

politique – a accentué l’impasse dans laquelle elle s’était<br />

mise. Depuis, son absence persistante <strong>de</strong> vision du mon<strong>de</strong><br />

et sa déshérence pathétique favorisent tous les aventurismes<br />

et opportunismes. À défaut <strong>de</strong> structurer une réflexion critique,<br />

cette opposition s’est placée sur la défensive et s’est<br />

contentée d’une vieille tactique halieutique : attendre que<br />

les bancs d’électeurs mécontents viennent gonfler <strong>de</strong>s filets<br />

installés entre <strong>de</strong>ux eaux… Et, quand il s’agissait <strong>de</strong> faire<br />

preuve d’une quelconque mo<strong>de</strong>rnité, cette opposition<br />

a préféré se laisser imprégner par les thèses économistes <strong>de</strong>s<br />

néo-libéraux au point <strong>de</strong> parler comme eux ou s’en est remise<br />

à une mystique moralisatrice prétendument inspirée,<br />

surtout révélatrice <strong>de</strong> la faillite <strong>de</strong>s idées... En aucun cas, la<br />

2<br />

Monstesquieu, De l’Esprit <strong>de</strong>s lois, livre XIX, chapitre 27.<br />

3<br />

C’est-à-dire entre ceux qui réduisent les convictions à <strong>de</strong>s dogmes et ceux qui<br />

confon<strong>de</strong>nt les convictions avec leurs intérêts personnels.<br />

social-démocratie ne s’est donnée les moyens d’anticiper <strong>de</strong><br />

quelque façon la crise 4 : <strong>de</strong>puis vingt ans, le néo-libéralisme<br />

s’efforçait pourtant <strong>de</strong> précariser le travail et <strong>de</strong> freiner toute<br />

augmentation <strong>de</strong>s salaires, afin <strong>de</strong> contraindre à recourir systématiquement<br />

au crédit bancaire, <strong>de</strong> pouvoir spéculer sur<br />

ses produits dérivés et privilégier le capitalisme financier.<br />

vis-à-vis <strong>de</strong> cette dérive, la social-démocratie est allée <strong>de</strong><br />

concessions en concessions. <strong>La</strong> qualité d’une opposition se<br />

mesure aussi à sa capacité à ne pas manquer les ren<strong>de</strong>z-vous<br />

<strong>de</strong> l’histoire…<br />

Le rôle salutaire <strong>de</strong> la contradiction<br />

Quand on passe d’un État autoritaire à un État démocratique,<br />

on peut être frappé par le spectacle <strong>de</strong> vaines polémiques<br />

et <strong>de</strong> débats stériles que ce <strong>de</strong>rnier peut apparemment<br />

offrir. Il témoigne pourtant <strong>de</strong> l’existence d’un espace public<br />

et garantit, pour les citoyens, une prise réelle sur le <strong>de</strong>venir<br />

<strong>de</strong> leur société. Comme le disait Montesquieu : « Dans une<br />

nation libre, il est très souvent indifférent que les particuliers<br />

raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : <strong>de</strong> là<br />

sort la liberté qui garantit les effets <strong>de</strong> ces mêmes raisonnements<br />

». Un État autoritaire, où les citoyens sont censés s’en<br />

remettre à l’arrogance <strong>de</strong> celui qui prétend monopoliser la<br />

parole à leur place, présente le défaut majeur <strong>de</strong> pouvoir se<br />

tromper, sans que personne ne puisse légitimement émettre<br />

un quelconque doute. En revanche, la démocratie offre<br />

l’immense avantage <strong>de</strong> reposer sur le rôle productif <strong>de</strong> la<br />

contradiction et <strong>de</strong> permettre ainsi <strong>de</strong> reconnaître suffisamment<br />

tôt les erreurs commises, afin d’être en mesure <strong>de</strong> les<br />

rectifier avant qu’il ne soit trop tard. <strong>La</strong> liberté est donc<br />

loin d’être un bien superflu, a fortiori en situation <strong>de</strong> crise.<br />

Ici, encore, référons-nous à Montesquieu : « Pour qu’on ne<br />

puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition <strong>de</strong>s<br />

choses, le pouvoir arrête le pouvoir » 5 . Quand une opposition<br />

est entravée ou brille elle-même par son impéritie, la<br />

démocratie ne peut que régresser.<br />

4<br />

L’aveu, sous forme d’auto-dérision, du travailliste Wouter Bos, Ministre <strong>de</strong>s<br />

finances aux Pays-Bas, est éloquent : « <strong>La</strong> première chose que j’ai faite pour montrer<br />

combien j’étais un lea<strong>de</strong>r socialiste mo<strong>de</strong>rne a été, en 2003, <strong>de</strong> rédiger une déclaration<br />

<strong>de</strong> principes : la façon <strong>de</strong> montrer au mon<strong>de</strong> qu’un lea<strong>de</strong>r socialiste était<br />

mo<strong>de</strong>rne a été d’effacer la ligne disant que les sociaux-démocrates <strong>de</strong>vaient nationaliser<br />

les banques. C’est ce que j’ai fait : ainsi, j’étais mo<strong>de</strong>rne… Il y a <strong>de</strong>ux mois, on a dû<br />

nationaliser les banques ! » Le Mon<strong>de</strong> du 15-01-2009.<br />

5<br />

Montesquieu, De l’Esprit <strong>de</strong>s lois, livre XI, chapitre 4.<br />

25


LNA#51 / vivre les sciences, vivre le droit...<br />

Vivre avec les NBIC :<br />

pour le meilleur ou pour le pire ?<br />

(…nous sommes entraînés) avec une rapidité qui s’accélère jusqu’à <strong>de</strong>venir<br />

inquiétante, dans un état <strong>de</strong> choses dont la complexité, l’instabilité, le<br />

désordre caractéristique nous égarent, nous interdisent la moindre prévision,<br />

nous ôtent toute possibilité <strong>de</strong> raisonner sur l’avenir.<br />

Va l é r y, Regards sur le mon<strong>de</strong> actuel *<br />

<strong>La</strong> sortie récente d’un ouvrage collectif sur une éthique <strong>de</strong><br />

la complexité 1 pose finalement une question plus globale,<br />

celle du rapport <strong>de</strong>s NBIC (Nano-Bio-Info-Cognition) à l’humain<br />

et à tout ce qui fait que la vie humaine peut être appréciée.<br />

Le développement <strong>de</strong>s techniques d’investigation <strong>de</strong> l’infiniment<br />

petit a passé un seuil avec l’apparition <strong>de</strong> la physique<br />

quantique, obéissant à d’autres règles que celles <strong>de</strong> la physique<br />

classique 2 , mais surtout avec l’apparition d’outils d’investigation<br />

nouveaux, suscités par cette nouvelle théorie. Car il faut<br />

comprendre que le microscope est un prolongement <strong>de</strong> l’esprit plutôt<br />

que <strong>de</strong> l’œil, comme l’écrivait déjà G. Bachelard 3 . Pris dans<br />

l’interaction permanente entre les faits observés et le calcul qui<br />

peut en rendre compte, l’instrument s’affine pour nous permettre<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> plus en plus profond dans la perception <strong>de</strong><br />

la réalité.<br />

Une révolution d’échelle<br />

Il faudrait ajouter à cette évolution <strong>de</strong> la physique un changement<br />

parallèle dans les métho<strong>de</strong>s d’observation du vivant<br />

et <strong>de</strong> l’humain. Dans ces domaines, les sciences se sont développées<br />

vers l’investigation et l’analyse <strong>de</strong> ce qui fait le<br />

fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> notre vie corporelle, <strong>de</strong> nos perceptions et <strong>de</strong><br />

nos émotions. Au fur et à mesure que cette « numérisation »<br />

se développe apparaît le désir d’enclore ainsi, <strong>de</strong> mieux en<br />

mieux, l’ensemble <strong>de</strong> la réalité humaine, selon un passage <strong>de</strong><br />

l’expérience concrète aux éléments abstraits qui sont censés<br />

la fon<strong>de</strong>r.<br />

D’un autre côté, cette numérisation du réel permet<br />

un retour au concret, non plus seulement pour mieux<br />

*<br />

Le Grand Robert, art. Complexité, p. 197.<br />

1<br />

Bionano-Éthique – Perspectives sur les bionanotechnologies, Ouvrage collectif<br />

dirigé par Berna<strong>de</strong>tte Bensau<strong>de</strong>-Vincent, Raphaël <strong>La</strong>rrère et Vanessa Nurock,<br />

éd. Vuibert, oct. 2008.<br />

Par Jean-Marie BREUVART<br />

Philosophe<br />

le connaître mais afin <strong>de</strong> le « traiter » par l’outil<br />

informatique. <strong>La</strong> technologie a entretenu ainsi<br />

l’idée que l’on peut agir sur le réel par la mise en<br />

forme <strong>de</strong> nombres, eux-mêmes réductibles aux infinies<br />

combinaisons du 0 et du 1. Parallèlement,<br />

l’informatique repose, <strong>de</strong> plus en plus, sur une application<br />

<strong>de</strong> la physique quantique, en vue d’accroître les performances<br />

<strong>de</strong>s composants.<br />

Une telle évolution introduit finalement à la création d’une<br />

échelle nouvelle qui remet en question le sens même <strong>de</strong> l’humanité.<br />

Celle-ci s’éprouve, en effet, d’ordinaire dans la vie <strong>de</strong>s<br />

besoins quotidiens et, finalement, la vie du désir humain. Mais<br />

l’intérêt suscité par l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’infiniment petit dans tous les<br />

domaines a eu pour effet pervers <strong>de</strong> gommer cette référence<br />

au désir en visant un réel unique auquel « convergent » toutes<br />

les différences entre non-vivant et vivant et entre vivant et<br />

humain. Les discussions au sujet <strong>de</strong> cette « convergence » occupent<br />

actuellement beaucoup l’esprit <strong>de</strong>s chercheurs 4 . Dès<br />

lors, c’est le processus même <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité personnelle qui se<br />

trouve remis en question : faut-il comprendre que les réalités<br />

essentielles se situent au niveau microscopique ou que le seul<br />

niveau <strong>de</strong> réalité qui compte est celui <strong>de</strong> notre expérience <strong>de</strong><br />

vie et <strong>de</strong> mort, sans cesse renouvelée ?<br />

Or, l’évolution même <strong>de</strong>s techniques conduit à un « brouillage »<br />

entre les <strong>de</strong>ux questions : à la fois, l’homme ordinaire ne peut<br />

pas renoncer à l’expérience <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong> la mort, cependant<br />

qu’il voit se développer, au niveau microscopique, <strong>de</strong>s<br />

technologies dont certaines conduisent à vouloir abolir cette<br />

même expérience <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mort par une promesse d’immortalité.<br />

C’est ainsi que Marina Maestrutti, dans l’ouvrage<br />

évoqué, produit un article remarquable par ce qu’il suggère,<br />

et intitulé Le corps glorieux, L’imaginaire du corps dans les<br />

nanotechnologies entre mythe et utopie 5 .<br />

Actuellement, les craintes suscitées par ce développement<br />

technologique proviennent <strong>de</strong> ce que les NBIC, à la fois,<br />

conduisent à dévaloriser le corps mortel en promettant une<br />

autre façon <strong>de</strong> vivre, sans donner, en même temps, les moyens<br />

concrets <strong>de</strong> la promouvoir en lui donnant un sens acceptable<br />

par tous.<br />

2<br />

Même si l’on peut considérer qu’il y a une continuité entre physique classique<br />

et physique quantique (cf. l’article <strong>de</strong> B. Pourprix, <strong>La</strong> naissance <strong>de</strong> la physique<br />

quantique : Mythes et réalité, dans le <strong>de</strong>rnier numéro (#50) <strong>de</strong>s Nouvelles d’Archimè<strong>de</strong>),<br />

les métho<strong>de</strong>s et instruments <strong>de</strong> mesure ont progressivement été modifiés<br />

par l’infiniment petit.<br />

3<br />

G. Bachelard, <strong>La</strong> formation <strong>de</strong> l’esprit scientifique, éd. Vrin, 1980, p. 242.<br />

4<br />

Cf. in Bionano-Éthique… les articles <strong>de</strong> Raphaël <strong>La</strong>rrère (De quelques doutes au<br />

sujet <strong>de</strong> la convergence), Michel Morange (Une périlleuse convergence : la biologie<br />

synthétique) et Berna<strong>de</strong>tte Bensau<strong>de</strong>-Vincent (Entre chimique et vivant : <strong>de</strong>ux<br />

voies <strong>de</strong> passage).<br />

5<br />

Op. cit., pp. 143 et svtes.<br />

26


vivre les sciences, vivre le droit... / LNA#51<br />

Je voudrais montrer que c’est précisément la question d’une<br />

telle dévalorisation qui est posée à la bio-nano-éthique.<br />

Le rapport à l’homme dans la bio-nano-éthique<br />

Peut-on, en effet, ne pas tenir compte <strong>de</strong> l’échelle proprement<br />

humaine à laquelle les questions d’éthique se sont posées tout<br />

au long <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la philosophie ? <strong>La</strong> question précise<br />

est alors celle-ci : qui définira à l’avenir le « bon » comportement<br />

humain, conforme à ce que serait la vraie « nature » ?<br />

L’expérience <strong>de</strong> vie à laquelle peut légitimement prétendre<br />

chaque « sujet » humain ? Ou les NBIC « objectives » qui modifieront<br />

en profon<strong>de</strong>ur ladite expérience, en y introduisant<br />

<strong>de</strong>s perspectives révolutionnaires ? Dans le premier cas, les<br />

technologies « artificielles » sont mises au service <strong>de</strong> l’homme<br />

« naturel » qui en use pour sa propre satisfaction. Dans le<br />

second, elles s’imposent d’elles-mêmes et transforment radicalement<br />

la <strong>de</strong>stinée humaine par la perspective du corps glorieux<br />

évoqué ci-<strong>de</strong>ssus 6 .<br />

En réalité, ce dont nous sommes les témoins, au quotidien,<br />

c’est la présence d’une césure, <strong>de</strong> plus en plus claire, entre<br />

un public non-spécialisé et les NBIC. Celles-ci, en poussant<br />

très loin l’investigation sur ce que l’on pourrait appeler les<br />

« secrets » <strong>de</strong> la matière, définissent (sans peut-être le vouloir)<br />

les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> comportement qui seraient conformes à la réalité<br />

<strong>de</strong> cette matière : il faudrait abandonner la perspective<br />

ancienne, fondée sur l’expérience <strong>de</strong> la vie et <strong>de</strong> la mort, pour<br />

s’ouvrir à <strong>de</strong> nouveaux « projets » incluant, non seulement,<br />

l’immortalité <strong>de</strong> l’espèce humaine mais même celle <strong>de</strong>s individus<br />

qui la composent.<br />

Pour autant, une bio-nano-éthique peut-elle réellement se<br />

développer à partir <strong>de</strong> telles perspectives révolutionnaires ?<br />

Les technologies considérées ouvrent-elles sur une nouvelle<br />

humanité, en rupture avec tous les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie antérieurs ?<br />

Tel est, me semble-t-il, le défi auquel serait confrontée cette<br />

bio-nano-éthique.<br />

Or, celle-ci est, à son tour, soumise à quelques aléas peut-être<br />

rédhibitoires :<br />

- Elle ne prend, le plus souvent, qu’une forme négative (recul<br />

<strong>de</strong>vant l’horreur ou une situation considérée comme « inhumaine<br />

») ;<br />

- <strong>La</strong> durée <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s solutions proposées est <strong>de</strong> plus en plus<br />

réduite, étant soumise au rythme même <strong>de</strong>s découvertes ;<br />

- L’applicabilité même <strong>de</strong>s solutions envisagées dépend presque<br />

toujours du contexte socio- ou psychologique dans lequel<br />

elle est possible ;<br />

- Enfin, elle dépend également du sens moral personnel <strong>de</strong><br />

celui qui doit la mettre en œuvre.<br />

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que ces carences sont,<br />

pour l’essentiel, imputables aux sciences elles-mêmes. Devant<br />

les difficultés liées à la complexité, le statut du scientifique<br />

est en train <strong>de</strong> se modifier : il n’est plus seulement le fils <strong>de</strong><br />

6<br />

En fait, dans le premier cas, on artificialise la nature et, dans le second,<br />

on naturalise l’artifice. Cf. l’article <strong>de</strong> X. Guchet, Nature et artifice dans les<br />

nanotechnologies, op. cit., pp. 19 & svtes.<br />

son époque, comme l’était encore A. Einstein selon G. Holton<br />

7 , il en <strong>de</strong>vient le père, plus ou moins légitime, par les<br />

perspectives vertigineuses offertes au public. Certes, on ne<br />

peut, <strong>de</strong> ce fait, mettre entre parenthèses l’activité scientifique<br />

elle-même, ni ignorer les multiples domaines du complexe. Il<br />

reste qu’une telle complexité peut obscurcir le regard humain<br />

du scientifique sur le mon<strong>de</strong>, en s’attachant à d’innombrables<br />

détails du réel, et en perdant la vision globale qui caractérise<br />

la vertu morale <strong>de</strong>puis Aristote. C’est à ce point précis que les<br />

scientifiques pourraient <strong>de</strong>venir créateurs d’une éthique nouvelle<br />

et évolutive, en fonction <strong>de</strong>s nouvelles perspectives qu’ils<br />

ouvrent eux-mêmes.<br />

Les NBIC et le droit<br />

Toutes ces difficultés conduisent à poser une question fondamentale<br />

: les sciences peuvent-elles poursuivre leurs investigations<br />

sur le complexe sans inclure, dans leurs recherches,<br />

le souci d’une vie sensée pour chacun ? Cette question en<br />

entraîne d’ailleurs une secon<strong>de</strong> : comment un État <strong>de</strong> droit<br />

peut-il veiller à ce que cette dimension humaine soit réellement<br />

prise en compte par l’ensemble <strong>de</strong>s chercheurs ? Car la<br />

difficile construction personnelle d’un sens pour la vie et la<br />

mort humaines se définit toujours dans le cadre d’un État <strong>de</strong><br />

droit (lequel a laissé d’ailleurs lui-même se développer cette<br />

logique nouvelle du complexe).<br />

De ce point <strong>de</strong> vue, comme le montre bien F. Worms 8 , les<br />

NBIC ont franchi un seuil qui pose clairement le sens <strong>de</strong><br />

toute éthique. J’ajouterai qu’elles conduisent même à redéfinir<br />

à nouveaux frais le rôle <strong>de</strong> l’État : il ne s’agit plus <strong>de</strong> promouvoir<br />

simplement une politique <strong>de</strong> recherche, mais d’ouvrir la<br />

possibilité d’une discussion sur ses conséquences humaines les<br />

plus décisives. Ainsi serait progressivement comblé le hiatus<br />

actuel entre les scientifiques et le « commun <strong>de</strong>s mortels ».<br />

Finalement, il me semble qu’il n’y a aucune éthique spécifique<br />

aux NBIC, mais qu’elles font beaucoup mieux :<br />

- Elles ramènent, par les questions radicales qu’elles posent, à<br />

ce que l’on pourrait appeler une éthique première<br />

- Elles transforment, pour les mêmes raisons, le politique, tant<br />

pour le statut accordé au scientifique que pour l’attention <strong>de</strong><br />

l’État aux questions <strong>de</strong> sens, jusqu’à présent trop souvent laissées<br />

aux particuliers.<br />

L’infiniment petit, présent en chacun <strong>de</strong>s domaines <strong>de</strong> réalité,<br />

nous fait ainsi redécouvrir son contraire : la taille humaine<br />

« macroscopique », dont on apprécie alors bien mieux la richesse<br />

absolue, tant au niveau personnel d’une morale qu’à<br />

celui du collectif dont il faut maintenir vivante une histoire<br />

déjà ancienne.<br />

7<br />

G. Holton, L’invention scientifique, 6 ème partie, Essayer <strong>de</strong> comprendre le génie<br />

scientifique…, pp. 415 & svtes.<br />

8<br />

Bionano-éthique…, F. Worms, <strong>La</strong> question <strong>de</strong>s usages et le moment <strong>de</strong>s nano-technologies,<br />

pp. 173 & svtes, notamment pp. 174-175.<br />

27


LNA#51 / chroniques d'économie politique<br />

Services à la personne ou néodomesticité<br />

?<br />

Coordonnées par Richard SOBEL<br />

Maître <strong>de</strong> conférences en économie,<br />

Clersé (UMR 8019 CNRS)<br />

L’économie, pour l’essentiel, est <strong>de</strong>venue une sorte <strong>de</strong> « novlangue » ressassée,<br />

tous les jours, par ces élites dites « éclairées » qui monopolisent le débat<br />

public – déci<strong>de</strong>urs politiques et économiques, experts en tout genre, pédagogues<br />

<strong>de</strong> la réforme, intellectuels à gage inconnus au bataillon <strong>de</strong> la recherche,<br />

sans compter bien sûr tous leurs relais médiatiques. À les entendre, on parle<br />

d’économie comme d’un ordre « naturel » <strong>de</strong>s choses par rapport auquel il n’y<br />

aurait, pour le bon peuple, d’autre conduite raisonnable que la soumission<br />

raisonnée. Se trouvent ainsi formatés les termes désormais « acceptables » du<br />

débat démocratique concernant les « économies <strong>de</strong> marché ». Voilà qui, pour<br />

le moins, précontraint – pour ne pas dire vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa substance – l’exercice<br />

effectif <strong>de</strong> la citoyenneté et, ce, qu’on ambitionne une rupture radicale avec<br />

un capitalisme aujourd’hui bien mal en point ou, plus mo<strong>de</strong>stement, sa régulation<br />

bien tempérée. Dans L’Idéologie alleman<strong>de</strong> (écrit avec Engels), Marx<br />

dit, en substance, que l’idéologie n’est pas dans les réponses mais d’abord, et<br />

avant tout, dans les questions. Se réapproprier l’économie pour faire <strong>de</strong> la politique,<br />

cela suppose donc d’apprendre à poser d’autres questions. Ce à quoi<br />

peut être particulièrement utile la recherche publique en économie – enfin<br />

celle qui se veut critique ! –, comme ambitionnent <strong>de</strong> le montrer régulièrement<br />

ces chroniques intempestives.<br />

Heurs et malheurs <strong>de</strong>s services à la personne<br />

Par Florence JANY-CATRICE *<br />

Pour sortir <strong>de</strong> l’impasse du chômage,<br />

dans laquelle la France s’est durablement<br />

engagée, nos gouvernants, inspirés<br />

par <strong>de</strong> nombreux experts, i<strong>de</strong>ntifient<br />

régulièrement une activité, source <strong>de</strong><br />

création (massive) d’emplois. En France,<br />

c’est souvent dans les services que ces gisements<br />

d’emplois sont repérés. Après le<br />

commerce <strong>de</strong> détail (années 80), puis les<br />

emplois familiaux (1991), c’est au tour<br />

<strong>de</strong>s « services à la personne » (SP) d’être<br />

ainsi porteurs d’espoir.<br />

Le développement <strong>de</strong>s SP serait<br />

doublement formidable. Non seulement,<br />

il permettrait, par la politique<br />

fiscale avantageuse stimulant la <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

effective, d’absorber une partie<br />

importante <strong>de</strong>s chômeurs ; mais, en<br />

plus, ce que ces activités « produisent »<br />

serait source <strong>de</strong> bien-être pour les<br />

consommateurs : courses, ménages,<br />

ai<strong>de</strong> aux <strong>de</strong>voirs, conseils informatiques<br />

*<br />

Maître <strong>de</strong> conférences en économie au Clersé<br />

(UMR 8019 CNRS), membre junior <strong>de</strong> l’Institut<br />

Universitaire <strong>de</strong> France (IUF), auteur (avec F.X.<br />

Devetter et T. Ribault) <strong>de</strong> Les services à la personne,<br />

éd. <strong>La</strong> Découverte, coll. repères, 2009<br />

à domicile, ai<strong>de</strong>s aux personnes dépendantes...<br />

Cette vaste palette <strong>de</strong> charges<br />

pour les ménages pourrait être « externalisée<br />

» pour une plus gran<strong>de</strong> qualité<br />

<strong>de</strong> vie pour tous. « Il suffirait que<br />

chaque ménage français consomme,<br />

en moyenne, trois heures par semaine<br />

<strong>de</strong> SP pour créer <strong>de</strong>ux millions d’emplois<br />

» 1 . Mais, alors, pourquoi donc,<br />

y compris parmi les économistes, <strong>de</strong>s<br />

voix s’élèvent-elles pour interroger ce<br />

plan <strong>de</strong> développement <strong>de</strong>s SP, dit<br />

plan Borloo (2005) ?<br />

Un bilan plus que mitigé <strong>de</strong>s créations<br />

d’emplois : quantité et qualité<br />

L’arithmétique <strong>de</strong>s emplois dans ce<br />

champ <strong>de</strong>s SP est rendue complexe<br />

du fait <strong>de</strong> l’émiettement <strong>de</strong>s emplois<br />

dont il est question. Si les estimations<br />

divergent parfois (entre 40 000 em-<br />

1<br />

Pierre Cahuc, Michèle Debonneuil, Productivité<br />

et emploi dans le tertiaire, éd. <strong>La</strong> Documentation<br />

Française, 2004.<br />

plois créés, en 2006, selon l’OFCE et<br />

140 000 selon l’ANSP 2 ), soit à peine<br />

plus que dans les années précédant<br />

la mise en place du plan, un consensus<br />

assez large existe sur le fait que les<br />

emplois créés sont <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 10<br />

à 15 heures hebdomadaires. Comme<br />

ce sont <strong>de</strong>s emplois faiblement rémunérés<br />

– la plupart autour du Smic –,<br />

cela conduit à <strong>de</strong>s rémunérations mensuelles<br />

<strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 500 euros nets par<br />

mois. On est, ici, sous le seuil <strong>de</strong>s « très<br />

bas salaires » (la moitié du salaire médian),<br />

accroissant, ce faisant, le risque<br />

<strong>de</strong> pauvreté salariale.<br />

Dans les conventions internationales,<br />

largement diffusées au niveau national,<br />

la notion d’emploi est peu restrictive :<br />

au sens du Bit 3 , est considérée en emploi<br />

toute personne ayant travaillé au<br />

moins une heure dans la semaine précédant<br />

l’enquête. <strong>La</strong> légitimation <strong>de</strong>s<br />

politiques <strong>de</strong> création <strong>de</strong> ces miettes<br />

d’emplois puise dans ces conventions<br />

et dans un mimétisme sans recul du<br />

comportement <strong>de</strong>s autres pays européens.<br />

« Est-il légitime <strong>de</strong> convertir les<br />

emplois créés en équivalent temps plein<br />

pour juger du succès du plan ? Nous ne<br />

le pensons pas. En effet, les pays développés<br />

qui ont retrouvé le plein emploi<br />

l’ont fait, dans 75% <strong>de</strong>s cas, avec <strong>de</strong>s<br />

emplois <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 30 heures et, pour<br />

la moitié d’entre eux, <strong>de</strong> moins <strong>de</strong><br />

15 heures par semaine, majoritairement<br />

dans les secteurs <strong>de</strong>s services à la<br />

personne » 4 .<br />

<strong>La</strong> création politique d’un secteur<br />

et d’un marché<br />

Malgré <strong>de</strong> vifs efforts du gouvernement<br />

et <strong>de</strong> l’ANSP pour homogénéiser ces<br />

activités, celles-ci restent extrêmement<br />

diverses et ne relèvent pas toutes<br />

<strong>de</strong>s mêmes finalités. Traditionnellement<br />

5 , les services « personnels et<br />

domestiques », c’est-à-dire les activités<br />

2<br />

Agence Nationale <strong>de</strong>s Services à la Personne.<br />

3<br />

Bureau International du Travail.<br />

4<br />

Michèle Debonneuil, Services à la personne : bilan<br />

et perspectives, rapport pour le Minefi, 2008.<br />

http://www.minefe.gouv.fr/directions_services/<br />

sricom/emploi/0809rapport_services_personne.pdf.<br />

5<br />

« Traditionnellement » signifie : dans les statistiques, les<br />

nomenclatures, les politiques qui leur sont dédiées, etc.<br />

28


chroniques d'économie politique / LNA#51<br />

<strong>de</strong> ménage, le plus souvent auprès <strong>de</strong>s<br />

couples aux revenus élevés et bi-actifs,<br />

sont très nettement séparés <strong>de</strong>s services<br />

d’action sociale (ai<strong>de</strong> à domicile et assistance<br />

<strong>de</strong> vie auprès <strong>de</strong>s personnes<br />

dépendantes et vulnérables). Regrouper<br />

ces activités dans un même ensemble<br />

induit une indistinction dans les avantages<br />

fiscaux distribués selon que les<br />

ménages recourent à l’un ou à l’autre<br />

<strong>de</strong> ces services. Les choix <strong>de</strong> société<br />

sous-jacents à la promotion <strong>de</strong> l’un ou<br />

l’autre sont pourtant diamétralement<br />

opposés : d’un côté, la promotion <strong>de</strong><br />

l’action sociale auprès <strong>de</strong>s personnes<br />

dépendantes, nécessitant un financement<br />

public fort, <strong>de</strong>s emplois qualifiés<br />

et, <strong>de</strong> l’autre, la promotion du bien-être<br />

<strong>de</strong>s ménages du décile supérieur (les<br />

« riches »), ne pouvant se procurer<br />

<strong>de</strong>s services <strong>de</strong> confort que parce<br />

que les inégalités économiques sont<br />

suffisamment importantes pour créer<br />

<strong>de</strong>s formes d’incitation au recours à<br />

ces services, comme l’énonçait si bien<br />

A. Gorz (1988) : « Le développement<br />

<strong>de</strong>s services personnels n’est donc possible<br />

que dans un contexte d’inégalité<br />

sociale croissante, où une partie <strong>de</strong> la<br />

population accapare les activités bien<br />

rémunérées, et contraint une autre<br />

partie au rôle <strong>de</strong> serviteur ».<br />

Le choix d’une société économiquement<br />

inégale ?<br />

Nous assistons, en direct, à une triple<br />

banalisation. Banalisation <strong>de</strong> la « production<br />

» : la prise en charge <strong>de</strong>s services<br />

<strong>de</strong> dépendance sont dorénavant<br />

ouverts à la concurrence. Banalisation<br />

<strong>de</strong> l’activité par homogénéisation du<br />

produit : les services à la personne sont<br />

considérés comme un produit comme<br />

un autre, en particulier taylorisable et<br />

industrialisable. Banalisation enfin <strong>de</strong><br />

l’acte <strong>de</strong> « consommation » <strong>de</strong>s services<br />

à la personne, alors même que certains<br />

d’entre eux (en particulier les services<br />

<strong>de</strong> ménage) sont aussi, lorsqu’ils sont<br />

généralisés à gran<strong>de</strong> échelle, l’expression<br />

<strong>de</strong> choix <strong>de</strong> société que la France<br />

n’a jamais débattus : ceux d’une société<br />

économiquement inégale.<br />

Ma fille, tu seras… femme <strong>de</strong> ménage !<br />

Par Sandrine ROUSSEAU et François-Xavier DEVETTER *<br />

Il est <strong>de</strong>s réformes qui n’ont l’air <strong>de</strong><br />

rien mais qui portent en elles le<br />

germe <strong>de</strong> transformations plus profon<strong>de</strong>s,<br />

<strong>de</strong> mutations sociales plus fondamentales.<br />

Ainsi vont celles, successives,<br />

du développement <strong>de</strong>s « services à la<br />

personne », et notamment du développement<br />

<strong>de</strong>s chèques emplois services<br />

récemment <strong>de</strong>venus « universels »<br />

(CESU). Ces réformes visent <strong>de</strong>s buts<br />

louables : développer l’emploi, lutter<br />

contre le chômage, favoriser l’égalité<br />

entre hommes et femmes par l’externalisation<br />

<strong>de</strong>s tâches domestiques, etc.<br />

Pourquoi, dès lors, le développement<br />

<strong>de</strong>s services à la personne pose-t-il un<br />

certain nombre <strong>de</strong> problèmes ?<br />

Le développement <strong>de</strong> ces services<br />

constitue la mesure phare du plan<br />

Borloo <strong>de</strong> 2005, autrement appelé Plan<br />

<strong>de</strong> Développement <strong>de</strong>s Services à la<br />

personne. En cela, il continue, en l’accentuant,<br />

une politique constante <strong>de</strong><br />

soutien à ce « gisement d’emplois ». Le<br />

chèque emploi service est <strong>de</strong>stiné, au<br />

départ, à lutter contre le travail au noir<br />

dans la profession notamment <strong>de</strong> femme<br />

<strong>de</strong> ménage. Il ouvre la possibilité,<br />

pour les employeurs, <strong>de</strong> bénéficier <strong>de</strong><br />

réductions d’impôts (50 % <strong>de</strong>s sommes<br />

versées) moyennant la déclaration <strong>de</strong><br />

leur salariée. Parallèlement, et dans la<br />

même optique <strong>de</strong> « normalisation » <strong>de</strong>s<br />

emplois, le plan Borloo a largement encouragé<br />

la création d’entreprises <strong>de</strong> ménage<br />

à domicile pour atténuer le risque<br />

<strong>de</strong> retour à une certaine domesticité.<br />

Beaucoup <strong>de</strong> bonnes intentions, donc,<br />

jalonnent le chemin <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong><br />

soutien aux emplois domestiques.<br />

Pourtant, le bilan n’est pas bon et<br />

les arrières-pensées ne sont pas absentes.<br />

Ces mesures développent un type<br />

d’emplois précaires et alimentent le<br />

contingent <strong>de</strong>s travailleurs pauvres : les<br />

trois quarts <strong>de</strong>s employées <strong>de</strong> maison<br />

gagnent moins <strong>de</strong> 818 euros par mois,<br />

ce qui constitue le seuil <strong>de</strong> pauvreté en<br />

France (soit <strong>de</strong>ux tiers du salaire médian).<br />

De même, si le chèque emploi<br />

service, puis le chèque emploi service<br />

*<br />

Maîtres <strong>de</strong> conférences en économie au Clersé<br />

(UMR 8019 CNRS)<br />

universel constituent <strong>de</strong>s contrats <strong>de</strong><br />

travail, peu d’employeurs et surtout<br />

peu <strong>de</strong> salariées le savent. Le taux <strong>de</strong><br />

syndicalisation dans la profession<br />

est proche <strong>de</strong> zéro, les conditions <strong>de</strong><br />

travail sont difficiles, les relations avec<br />

les employeurs particuliers parfois<br />

conflictuelles. Cependant, même en<br />

cas d’abus, les employées <strong>de</strong> maison<br />

ne peuvent pas facilement faire intervenir<br />

l’inspection du travail, interdite<br />

d’entrer dans les domiciles privés. Une<br />

politique publique qui encourage directement<br />

<strong>de</strong>s emplois <strong>de</strong> très mauvaise<br />

qualité, et pour partie non contrôlables,<br />

constitue déjà un premier niveau <strong>de</strong><br />

questionnement.<br />

Mais, au-<strong>de</strong>là, cette politique d’incitation<br />

à l’emploi <strong>de</strong> personnels domestiques<br />

transforme radicalement<br />

la philosophie <strong>de</strong> l’action publique. Le<br />

CESU multiplie exonérations et déductions<br />

fiscales en faveur <strong>de</strong>s employeurs<br />

et constitue en cela une entaille importante<br />

dans le modèle fordiste <strong>de</strong><br />

redistribution. En effet, les Trente<br />

Glorieuses sont marquées par une intensification<br />

<strong>de</strong> la redistribution et par<br />

la constitution d’un ensemble d’allocations<br />

distribuées aux plus mo<strong>de</strong>stes au<br />

nom <strong>de</strong> l’équité. C’est une philosophie<br />

très différente qui anime la création<br />

<strong>de</strong>s chèques emplois services. Il s’agit,<br />

au contraire, <strong>de</strong> subventionner non les<br />

personnes en difficulté mais les personnes<br />

imposables (donc la moitié tout<br />

au plus <strong>de</strong>s ménages et nécessairement<br />

les plus aisés) 6 pour embaucher <strong>de</strong>s<br />

personnes en situation sociale précaire.<br />

Dit plus crûment, les ménages les<br />

plus riches sont aidés pour embaucher<br />

« un » pauvre (ce qui coûte à l’État un<br />

minimum <strong>de</strong> 2 milliards d’euros par<br />

an sous forme <strong>de</strong> réductions fiscales).<br />

Nous touchons là du doigt l’élément le<br />

plus fondamental du dispositif et, sans<br />

doute, celui qui rompt <strong>de</strong> manière la<br />

plus forte avec le modèle précé<strong>de</strong>nt.<br />

6<br />

Même si, aujourd’hui, les chèques emplois universels<br />

donnent droit à un crédit d’impôts, ces populations y<br />

ont rarement recours.<br />

29


LNA#51 / l'art et la manière : rubrique dirigée par Corinne Melin<br />

Comment mettre en scène l’art d’Océanie ?<br />

Par Mélanie Grisot *<br />

Mélanie Grisot nous livre, dans cet article, son point <strong>de</strong> vue sur « la mise en exposition » <strong>de</strong> l’art océanien ou, plus<br />

largement, ce que l’on nomme « Art non occi<strong>de</strong>ntal ». Elle s’appuie sur l’exposition « Signes <strong>de</strong> rites, symboles d’autorité<br />

» qui a été présentée à la banque ING Direct à Bruxelles jusqu’au 15 mars 2009. <strong>La</strong> confusion quant au statut<br />

<strong>de</strong>s objets présentés, l’absence <strong>de</strong> repères temporels, l’invitation au voyage imaginaire et la reproduction d’une vision<br />

fantasmée sont <strong>de</strong>s éléments participant à l’élaboration d’un imaginaire collectif <strong>de</strong>structeur <strong>de</strong> réalité.<br />

30<br />

De manière générale, une exposition est l’analogie d’une<br />

vision et d’un univers dont les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> représentation<br />

évoluent selon les valeurs <strong>de</strong> chaque époque. Elle permet au<br />

spectateur <strong>de</strong> se mesurer à une autre réalité. Une exposition à<br />

caractère géo<strong>culture</strong>l est une ouverture vers la diversité, mais<br />

il est nécessaire d’éviter certains écueils. Les enjeux <strong>de</strong> ce type<br />

d’exposition seront illustrés par une manifestation organisée<br />

par le groupe d’origine néerlandaise ING Direct, lea<strong>de</strong>r mondial<br />

<strong>de</strong> la banque à distance.<br />

Le service Art <strong>de</strong> ING Direct <strong>de</strong> Bruxelles a pour objectif<br />

d’élargir son public et sa clientèle. Il organise, en ce sens,<br />

<strong>de</strong>s expositions artistiques sur <strong>de</strong>s propos divers comme<br />

« Brillante Europe », exposition historique sur <strong>de</strong>s bijoux<br />

ayant appartenu à la haute société, ou « Portrait et Paysage<br />

du XXI ème siècle » qui témoignent, au travers d’un genre<br />

classique, <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong> la société contemporaine. Les<br />

actions menées par la banque ING sont dignes <strong>de</strong> celles<br />

<strong>de</strong>s grands musées, comme en rend compte la <strong>de</strong>rnière exposition<br />

« Signes <strong>de</strong> rites, symboles d’autorité » inaugurée<br />

le 23 octobre 2008 et présentée jusqu’au 15 mars 2009, le<br />

groupe bancaire a mis l’Océanie à l’honneur.<br />

<strong>La</strong> mondialisation a poussé le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art, dirigé par les<br />

pays dits « occi<strong>de</strong>ntaux », à composer autrement avec les productions<br />

artistiques qui lui sont exogènes. Après l’Afrique,<br />

<strong>de</strong>s manifestations <strong>culture</strong>lles concernant l’Océanie sont présentées<br />

dans les pays occi<strong>de</strong>ntaux : effet <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> ou nouvelle<br />

escale ? Cela reste, tout <strong>de</strong> même, une opportunité pour la<br />

reconnaissance <strong>de</strong>s <strong>culture</strong>s océaniennes.<br />

« Cette exposition unique propose <strong>de</strong>ux cents œuvres d’art<br />

océanien issues <strong>de</strong> collections privées belges et <strong>de</strong> musées belges,<br />

néerlandais, français et allemands. » (cf. dossier <strong>de</strong> presse).<br />

Franck Herreman, expert international et commissaire<br />

<strong>de</strong> l’exposition, a réalisé un travail important <strong>de</strong> prospection<br />

dans le domaine privé pour réunir les pièces exposées. L’exposition<br />

permet aux amateurs avertis et aux professionnels <strong>de</strong><br />

voir celles qui n’avaient, pour la plupart, jamais été exposées,<br />

ni publiées.<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> se pencher, au préalable, sur l’histoire<br />

<strong>de</strong> ces pièces et <strong>de</strong> savoir quel fut leur parcours. Beaucoup<br />

d’entre elles doivent provenir <strong>de</strong> pillages coloniaux.<br />

Ces pièces, sujettes à un marché spécialisé, ont pris <strong>de</strong> la<br />

valeur et ont été élevées au rang d’œuvres d’art. Il serait plus<br />

juste <strong>de</strong> les présenter comme <strong>de</strong>s objets <strong>culture</strong>ls esthétisés.<br />

En effet, au cours du temps, elles ont pris un statut<br />

d’objet usuel et symbolique, <strong>de</strong> trophée colonial, d’objet<br />

<strong>de</strong> curiosité, d’objet d’art, d’objet <strong>de</strong> marchandise, d’objet<br />

d’antiquité, d’objet <strong>culture</strong>l ou <strong>de</strong> témoin historique. Elles<br />

ont perdu <strong>de</strong> leur sens, ce qui rend le mo<strong>de</strong> d’appréhension<br />

difficile pour tous. Tous les peuples du mon<strong>de</strong> n’ont pas la<br />

même conception <strong>de</strong> l’art. Il existe beaucoup <strong>de</strong> <strong>culture</strong>s<br />

pour lesquelles façonner un objet est assimilé à <strong>de</strong> la décoration<br />

ou à un symbole, sans être considéré comme un<br />

« geste artistique pur ». Pourtant, ces pièces proviennent <strong>de</strong><br />

collectionneurs et ceux-ci, à l’inverse <strong>de</strong>s ethnologues ou<br />

anthropologues, les considèrent comme <strong>de</strong>s œuvres d’art ;<br />

ainsi soit-il. L’esthétisme d’un objet est, bien entendu, à ne<br />

pas négliger. Ne serait-il pas nécessaire <strong>de</strong> traduire aussi<br />

le goût <strong>de</strong>s « Autres » ainsi que le statut qu’ils donnent<br />

et donnaient à ces pièces plutôt que <strong>de</strong> transposer notre<br />

regard esthétique sur ces artefacts ?<br />

Au-<strong>de</strong>là d’une collection impressionnante, il est nécessaire<br />

<strong>de</strong> s’attacher à la mise en forme <strong>de</strong> cette exposition. <strong>La</strong><br />

distribution géographique du parcours du spectateur est<br />

un choix qui, à défaut d’être original, reste sûr. Le Musée<br />

du quai Branly, dans sa collection permanente, en fait <strong>de</strong><br />

même et découpe le mon<strong>de</strong> selon les continents. <strong>La</strong> répartition<br />

géographique est établie selon trois aires <strong>culture</strong>lles<br />

(dont l’Australie ne fait pas partie) : la Nouvelle-Guinée<br />

et les îles mélanésiennes, les îles polynésiennes et les îles micronésiennes.<br />

Il est impressionnant <strong>de</strong> constater la gran<strong>de</strong><br />

diversité <strong>de</strong> « styles » que contient chacune <strong>de</strong> ces aires.<br />

Le problème pour beaucoup d’expositions traitant <strong>de</strong> sujets<br />

concernant <strong>de</strong>s pays sans transmission écrite est que les pièces<br />

ne peuvent pas, pour la plupart, être datées avec certitu<strong>de</strong>. Ce<br />

manque d’indication plonge le spectateur dans un anachro-


l'art et la manière : rubrique dirigée par Corinne Melin / LNA#51<br />

Appuie-nuque, kali hahapo<br />

Îles Tonga - Bois - l. 36 cm<br />

Rijksmuseum voor Volkenkun<strong>de</strong>, Ley<strong>de</strong>, inv.552-74<br />

© « studio R. Asselberghs – Frédéric Dehaen Brussels »<br />

nisme face à <strong>de</strong>s objets témoins <strong>de</strong> <strong>culture</strong>s dont l’histoire<br />

<strong>de</strong>vient figée. D’autant plus que certaines pièces sont encore<br />

utilisées <strong>de</strong> nos jours. Cette exposition ne tient compte que<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s qui paraissent immuables, la pré-colonisation<br />

et la colonisation marquée notamment par l’apport <strong>de</strong><br />

nouveaux matériaux. Elle ne prend pas non plus en considération<br />

les modifications artistiques et <strong>culture</strong>lles induites<br />

par le post-colonialisme.<br />

<strong>La</strong> scénographie <strong>de</strong> l’exposition reste claire et les objets sont,<br />

selon les normes établies, bien mis en valeur. Au premier<br />

étage, le visiteur découvre le contexte géographique <strong>de</strong> l’exposition<br />

sous forme <strong>de</strong> cartes et peut lire un rappel historique<br />

sur la colonisation européenne. Un espace multimédia y est<br />

installé ainsi qu’une salle pédagogique dédiée aux enfants.<br />

Le second étage fonctionne selon un parcours géographique<br />

et analytique. Dans la signalétique <strong>de</strong> l’exposition, <strong>de</strong>s cartes<br />

géographiques et <strong>de</strong>s explications didactiques, concernant<br />

certains objets et territoires, permettent au spectateur <strong>de</strong> se<br />

situer. L’information est complétée par la mise à disposition<br />

d’audio-gui<strong>de</strong>s et l’organisation <strong>de</strong> visites guidées.<br />

Le groupe bancaire a également soutenu le symposium<br />

annuel <strong>de</strong> l’organisation internationale « Pacific Art Association<br />

1 » (PAA), tenu à Bruxelles du 29 au 31 octobre 2008,<br />

donnant un crédit supplémentaire à l’exposition. Un très<br />

beau catalogue a aussi été édité pour l’occasion. Enfin, la<br />

banque propose même un grand concours où <strong>de</strong> « fabuleux<br />

ca<strong>de</strong>aux » sont à gagner !<br />

Cette exposition idéale est, selon le dépliant, « Un voyage<br />

imaginaire ». Sous un thème mystérieux et ven<strong>de</strong>ur d’exotisme<br />

: « Signes <strong>de</strong> rites, symboles d’autorité », une mise en<br />

lumière semi-tamisée, le client n’a plus qu’à rêver, noix <strong>de</strong><br />

coco et vahinés…<br />

Est-ce là le témoignage d’une réponse au besoin d’une nouvelle<br />

« <strong>de</strong>stination <strong>culture</strong> » ? Les expositions concernant les<br />

sociétés dites « non occi<strong>de</strong>ntales » doivent-elles proposer au<br />

public un parcours pédagogique, une invitation au voyage<br />

ou une exposition <strong>de</strong> chef d’œuvres ? Malgré l’intention<br />

informative et pédagogique <strong>de</strong> l’exposition, l’imaginaire et<br />

l’exotisme sont revendiqués dans la communication en<br />

tant qu’accroche marketing. Peut-être est-ce la manière <strong>de</strong><br />

1<br />

Pacific Arts Association est une organisation internationale menant <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s<br />

relatives aux arts <strong>de</strong> l’Océanie. Elle organise <strong>de</strong>s symposiums et édite diverses<br />

publications.<br />

pouvoir atteindre le public et l’amener au musée. Les productions<br />

artistiques <strong>de</strong> l’Océanie furent d’ailleurs qualifiées,<br />

par le peintre américain Barnett Newman, comme « art <strong>de</strong><br />

la magie 2 », un qualificatif mystérieux qui dénote en réalité<br />

une mauvaise compréhension <strong>de</strong> ces <strong>culture</strong>s créatrices.<br />

Les acteurs <strong>culture</strong>ls issus <strong>de</strong> pays occi<strong>de</strong>ntaux qui souhaitent<br />

porter leur engagement pour les productions artistiques<br />

<strong>de</strong>s sociétés périphériques ou lointaines doivent faire attention<br />

<strong>de</strong> ne pas mettre en scène les fantasmes exotiques que leur<br />

propre <strong>culture</strong> porte sur les « Autres ». Cela conduit vers une<br />

mauvaise compréhension <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rnières. Il semble nécessaire<br />

<strong>de</strong> rester à l’écoute. Cette démarche peut être initiatrice<br />

<strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s solutions pour se défaire <strong>de</strong> nos imageries<br />

formatées plutôt qu’entretenir cet exotisme culturaliste. De<br />

plus, une vision géoculturaliste figée <strong>de</strong>s groupes <strong>culture</strong>ls<br />

définis enferme les individus dans une seule i<strong>de</strong>ntité groupale.<br />

Cette approche pousse à ne voir que la différence et la<br />

spécificité dans une <strong>culture</strong>, ce qui la stéréotype.<br />

Le but d’une manifestation comme celle-ci est aussi la création<br />

d’un espace dialectique. Comme cité plus haut, cette<br />

exposition répond à bien <strong>de</strong>s critères que <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une<br />

exposition « réussie ». <strong>La</strong> banque auteure <strong>de</strong> ce projet n’a<br />

légitimement pas pour <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> construire <strong>de</strong>s ponts inter<strong>culture</strong>ls<br />

entre Occi<strong>de</strong>nt et Océanie, mais elle répond au but<br />

<strong>de</strong> fidéliser et d’élargir sa clientèle. Loin d’être seulement une<br />

distraction et une attraction, un tel type d’exposition peut<br />

ai<strong>de</strong>r à construire un véritable dialogue entre <strong>de</strong>ux ensembles<br />

<strong>culture</strong>ls qui, <strong>de</strong> par les conséquences <strong>de</strong> la mondialisation,<br />

ne sont plus aussi différents. Les indications signalétiques<br />

donnent à comprendre, un minima, les intentions créatrices<br />

initiales <strong>de</strong>s <strong>culture</strong>s océaniennes, mais est-ce suffisant ?<br />

Peut-être pourra-t-elle au moins susciter l’envie du public <strong>de</strong><br />

connaître un peu plus l’Océanie.<br />

2<br />

En 1946, le Museum of Mo<strong>de</strong>rn Art présenta une exposition intitulée « The Art of<br />

the South Seas » (L’art <strong>de</strong>s mers du Sud). Barnett Newman en fit un compte-rendu.<br />

*<br />

Mélanie Grisot a réalisé un stage à l’Alliance Française <strong>de</strong> Sydney (Australie)<br />

et une mission au centre <strong>culture</strong>l Tjibaou <strong>de</strong> Nouméa au second semestre 2008.<br />

Elle a réalisé un mémoire ayant pour sujet : « Art contemporain en Nouvelle-<br />

Calédonie, Une recolonisation <strong>de</strong> l’imaginaire ? », Université Lyon 2, Master<br />

Développement Culturel et Direction <strong>de</strong> Projets, section anthropologie-sociologie,<br />

sept. 2008.<br />

31


LNA#51 / jeux littéraires<br />

32<br />

Adresse<br />

à quiconque<br />

souhaite vivre<br />

plus<br />

Banlieue d’Hellemmes, près <strong>de</strong><br />

<strong>Lille</strong>, cent vingt ans après L’Internationale<br />

<strong>de</strong> Pierre Degeyter en 1888,<br />

une secon<strong>de</strong> vague lyrique va-t-elle<br />

déferler sur le mon<strong>de</strong> ? C’est qu’un<br />

plan subversif, rien moins, crible le<br />

territoire d’impacts non pas guerriers,<br />

mais poétiques. Comment ? Accordés<br />

comme en orphéon, <strong>de</strong>s habitants partisans<br />

- enfants comme adultes - s’appliquent<br />

à saisir la singularité <strong>de</strong> leur<br />

quartier et <strong>de</strong>s environs ; en cohorte,<br />

ils amassent <strong>de</strong>s sensations, recueillent<br />

notes et témoignages sur l’architecture<br />

industrielle ou domestique, la voirie,<br />

les sentiers et jardins, la flore, l’activité<br />

humaine. On se donne à parcourir un<br />

site délimité <strong>de</strong> la ville, souvent dans<br />

l’ambiance inouïe <strong>de</strong>s petits matins,<br />

voire aux heures nocturnes…<br />

Georges Perec en a inspiré le mo<strong>de</strong><br />

d’emploi : « Ce qu’il s’agit d’interroger,<br />

c’est la brique, le béton, le verre (…),<br />

nos ustensiles, nos outils, nos emplois<br />

du temps, nos rythmes. Interroger<br />

ce qui semble avoir cessé à jamais <strong>de</strong><br />

nous étonner. (…) Décrivez votre rue.<br />

Décrivez-en une autre. Comparez. »<br />

(l’infra-ordinaire - Seuil 1989)<br />

Effet prodigieux sur les participants,<br />

la sensation <strong>de</strong> sortir d’un sommeil<br />

sans rêves, toucher dans sa propre rue<br />

à ce que l’on avait oublié à force d’habitu<strong>de</strong>,<br />

enrichir sa vision du regard<br />

<strong>de</strong>s autres, faire société autour d’un<br />

enjeu partagé : la conquête pacifique<br />

<strong>de</strong> sa ville. Aperçus infimes, au hasard<br />

<strong>de</strong>s pages d’un recueil à paraître (Éd.<br />

<strong>La</strong>ProPo, 2009), ce poème écrit en<br />

chemin par six mains distinctes :<br />

par Robert Rapilly<br />

http://robert.rapilly.free.fr/<br />

Trois fois rien, jaune pissenlit<br />

Trois chemins, rouge terre battue<br />

Porte bleue, barbelés, arbre fleuri<br />

Sur fond <strong>de</strong> macadam, truffe noire du<br />

chien roux<br />

Vacarme insensé <strong>de</strong> la petite moto<br />

Talons qui claquent sur le trottoir<br />

… et huit croquis à la façon <strong>de</strong> Jaques<br />

Jouet, esquissés en longeant l’interminable<br />

enceinte d’une friche ferroviaire :<br />

Je sais que 15 hectares opaques au regard<br />

campent là, juste après la brique froi<strong>de</strong>.<br />

J’ignore quel atelier saturé <strong>de</strong> vapeur a<br />

pu fumer et hurler ici même, <strong>de</strong> l’autre<br />

côté <strong>de</strong> la paroi vertigineuse.<br />

Je pense aux contingences croisées du<br />

lierre et du mur : le mur est plus dur<br />

que le lierre, mais le lierre dure plus que<br />

le mur, il rampera quand le mur se sera<br />

effondré.<br />

Je souligne, du noir <strong>de</strong> mes semelles, <strong>de</strong>s<br />

flaques <strong>de</strong> peinture blanche, bleue, rouge<br />

piquetée <strong>de</strong> feuilles mortes, d’herbes<br />

ténues et tenaces.<br />

J’ imagine déferler en ville la pression<br />

explosive <strong>de</strong>s végétaux sur cette frontière<br />

verticale, jungle <strong>de</strong> loups, <strong>de</strong> sangliers,<br />

<strong>de</strong> chevreuils, <strong>de</strong> buffles…<br />

Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> l’inci<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’ombre<br />

<strong>de</strong> l’usine sur l’humeur <strong>de</strong>s jardiniers<br />

<strong>de</strong> la rue Denis du Péage côté pair.<br />

Je suis sûr que tout le mon<strong>de</strong> passant rue<br />

Dupuytren a dû jeter un regard par<strong>de</strong>ssus<br />

la grille verte, perspective étroite<br />

dans la friche : y voit-on passer <strong>de</strong> petites<br />

vaches ?<br />

Je parie que les mésanges ont leurs habitu<strong>de</strong>s<br />

dans l’impasse paisible Saint Éloi.<br />

Désirez-vous connaître la suite <strong>de</strong> l’aventure,<br />

en lire le mo<strong>de</strong> d’emploi, l’appliquer<br />

près <strong>de</strong> chez vous à Bruxelles, à New<br />

Haven, à Montréal, à Paris, à Pirou, à<br />

Toronto et partout ? L’adresse électronique<br />

www.zazipo.net vous renseignera,<br />

rubrique « En remontant la rue et le<br />

temps ».<br />

Danger, chasseurs !<br />

<strong>La</strong> réécriture <strong>de</strong> contes est un art tout<br />

d’exécutions. S’y côtoient âpreté sublime<br />

et mièvrerie navrante. Évacuons le<br />

pire : combien <strong>de</strong> parents non avertis<br />

ont laissé leurs enfants feuilleter ces<br />

dommageables versions du « Petit<br />

Chaperon rouge » où la morale est<br />

bafouée : hélas, <strong>de</strong> stupi<strong>de</strong>s chasseurs<br />

surgissent à la rescousse, extraient<br />

Petit Chaperon et mère-grand du ventre<br />

du loup ; in<strong>de</strong>mnes l’une et l’autre s’il<br />

vous plaît ! Mais à quoi bon les contes,<br />

s’ils élu<strong>de</strong>nt platement la souffrance,<br />

l’ombre, la mort ?<br />

En dépit <strong>de</strong>s fa<strong>de</strong>s chaperons décolorés,<br />

certains créateurs ont ravivé un Petit<br />

Chaperon rouge vif… pour le mieux<br />

dévorer ensuite : Tex Avery, Marcel<br />

Gotlib, Jean-Pierre Énard et à présent<br />

Ol i v i er Sa l o n. Lisons l’exergue du recueil<br />

« Les gens <strong>de</strong> légen<strong>de</strong> » : « Il n’existe<br />

que <strong>de</strong>s contes <strong>de</strong> fées sanglants. Tout<br />

conte <strong>de</strong> fées est issu <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs du<br />

sang et <strong>de</strong> la peur » (Franz Kafka).<br />

En effet, Ol i v i e r Sa l o n préserve la<br />

férocité <strong>de</strong>s originaux, s’ingénie à subvertir<br />

davantage mythes et légen<strong>de</strong>s.<br />

On assiste à un détournement puissant<br />

où la moulinette oulipienne cuisine le<br />

texte. De surcroît, la lampe cèle un second<br />

génie : l’illustrateur Ju l i e n Co u t y,<br />

qui rythme les pages d’un contrepoint<br />

« quadricomique ». Ni à la traîne du récit,<br />

ni envahissant, voici l’inimaginable<br />

en images.<br />

« Les gens <strong>de</strong> légen<strong>de</strong> » balisent brillamment<br />

une tradition subtile <strong>de</strong> littérature<br />

illustrée. Traits doubles : d’encre et<br />

d’esprit.<br />

« Les gens <strong>de</strong> légen<strong>de</strong> » par Olivier Salon & Julien<br />

Couty, éditions « Le Castor astral » ISBN 978-2-<br />

85920-753-3.


jeux littéraires / LNA#51<br />

LetTRE DE LA JARDINIÈRE<br />

Une lectrice, la Jardinière, nous a adressé<br />

ses impressions <strong>de</strong> « Mort d’un jardinier »,<br />

roman <strong>de</strong> Lucien Suel couronné d’un<br />

large succès. Émerveillement partagé.<br />

Tu sors <strong>de</strong> la maison, tu vois sur le<br />

trottoir et dans le caniveau <strong>de</strong> l’huile<br />

<strong>de</strong> vidange, le sable qui la recouvre,<br />

<strong>de</strong>vant toi l’école jaune, le grand<br />

HLM <strong>de</strong> brique, le lierre sur le mur<br />

du garage, un enfant casqué à vélo,<br />

ombre et soleil, air imbibé <strong>de</strong> gazole,<br />

tu longes la grille verte <strong>de</strong> l’ancien jardin<br />

sans nom baptisé <strong>de</strong>puis Bizardin,<br />

tu vois l’églantier squelettique, mais<br />

qui débor<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> la clôture en mai,<br />

toutes ces herbes gelées, tu aspires à<br />

ce printemps qui dort dans le froid <strong>de</strong><br />

janvier, tu sens déjà le parfum du<br />

seringat, le jasmin <strong>de</strong>s poètes, mais tu<br />

ne t’arrêtes pas, tu vas aux « Escales<br />

hivernales », salon où Lucien Suel présente<br />

son bouquin « Mort d’un jardinier<br />

», ça te branche le jardin c’est ton<br />

truc ; retour à la maison, tu entres<br />

dans ces pages qui te parlent <strong>de</strong> la ter-<br />

re, <strong>de</strong>s arbres, <strong>de</strong>s graines qui lèvent,<br />

« tes pieds s’enfoncent dans l’humus <strong>de</strong><br />

feuilles mortes et d’herbes couchées (…)<br />

un geai braille, éclair bleu (…), comme<br />

une vache tu te frottes le dos au tronc<br />

lisse d’un frêne, tu es seul dans le bois<br />

loin <strong>de</strong>s affaires <strong>de</strong> la finance et <strong>de</strong> la<br />

mécanique » ; mais à la page 47 le jardinier<br />

tombe parmi les bûches qu’il<br />

est en train <strong>de</strong> fendre, terrassé par<br />

un infarctus ; déferlement d’images<br />

issues <strong>de</strong>s sensations <strong>de</strong> l’homme en<br />

train <strong>de</strong> mourir, cataracte tourbillon<br />

déluge flashs délires hallucinations<br />

ça se bouscule, pas <strong>de</strong> belles phrases<br />

trop lisses pas <strong>de</strong> points ni majuscules<br />

que <strong>de</strong>s virgules et parfois même pas<br />

« tu cours vers le pied <strong>de</strong> l’arc-en-ciel, tu<br />

n’as jamais su si le trésor y était caché,<br />

aujourd’hui tu n’as jamais été aussi près<br />

<strong>de</strong> le savoir, les sept couleurs papillonnent<br />

<strong>de</strong>vant tes paupières fermées, tu es dans<br />

le train du mystère, tu avances dans<br />

un vacarme effrayant entre les parois<br />

qui se resserrent, le stroboscope coloré<br />

fait place à <strong>de</strong>s jets d’étincelles bleues,<br />

le voltage faiblit, l’arc électrique fait<br />

trembler les vitres <strong>de</strong> la véranda… » ;<br />

tu ne peux plus lâcher ce livre, tu as<br />

quitté l’univers du jardin, l’effort, la<br />

sueur, le combat avec le végétal, le savoir-faire<br />

du jardinier, la précision <strong>de</strong>s<br />

gestes, les mésanges à longue queue,<br />

les premières laitues, tu navigues à<br />

toute vitesse avec étonnement et délice<br />

dans les sensations, tout ce qui est<br />

du corps, <strong>de</strong> la maison, <strong>de</strong> la terre, <strong>de</strong><br />

l’histoire singulière d’un homme, les<br />

o<strong>de</strong>urs, les bruits, une vie défile dans<br />

le désordre <strong>de</strong>s souvenirs, la recette<br />

<strong>de</strong> la carbona<strong>de</strong>, Buck Danny, une<br />

plage <strong>de</strong> la mer Egée, les trompettes<br />

<strong>de</strong>s « quatre anges » Don Cherry,<br />

Louis Armstrong, Miles Davis, Dizzy<br />

Gillespie ; tu arrives à la fin, tu sais<br />

qu’il va mourir, tu le redoutes, ça y est<br />

« à un mètre <strong>de</strong> ton corps abandonné, la<br />

terre se soulève légèrement en un point<br />

précis, le sol se déforme, (…) là-<strong>de</strong>ssous<br />

une taupe noire et lustrée pousse <strong>de</strong><br />

toutes ses forces pour déblayer sa galerie,<br />

le vent caresse ton visage détendu, (…)<br />

une colonne <strong>de</strong> fourmis noires escala<strong>de</strong><br />

ta bottine droite… » ; tu ne peux<br />

pas t’arracher, tu retournes en arrière<br />

« quand tu es dans le jardin, tu considères<br />

les saisons comme les chapitres d’un<br />

livre familier que tu relis régulièrement,<br />

chaque année tu écris <strong>de</strong> nouvelles pages<br />

dans la terre du jardin, tu rédiges <strong>de</strong>s<br />

brouillons successifs, tu élagues, tu mets<br />

au propre, tu relis tu déchires, tu chiffonnes<br />

<strong>de</strong>s boules <strong>de</strong> papier, tu jettes<br />

au fumier, tu recommences, l’écriture<br />

te nourrit, tu rédiges les versets <strong>de</strong> la<br />

terre… » ; tu reposes le livre du poète<br />

jardinier à ton chevet, parmi ceux que<br />

tu gar<strong>de</strong>ras ah ça oui.<br />

« Mort d’un jardinier » par Lucien Suel, éd. « <strong>La</strong><br />

Table ron<strong>de</strong> » ISBN 978-2-7103-3092-9.<br />

33


LNA#51 / à lire<br />

« Ce que disent les minéraux »<br />

34<br />

Les chapitres <strong>de</strong> l’ouvrage sont organisés en une succession<br />

<strong>de</strong> doubles pages traitant un aspect particulier<br />

d’une démonstration logique et didactique. Toutes sont<br />

illustrées <strong>de</strong> magnifiques photographies, <strong>de</strong> schémas, <strong>de</strong><br />

diagrammes et <strong>de</strong> graphiques parfaitement légendés. Cette<br />

superbe présentation est mise au service <strong>de</strong> la rigueur <strong>de</strong><br />

la démonstration.<br />

Premier temps : « un voyage au cœur <strong>de</strong>s minéraux »<br />

apprend au lecteur ce que les observations optiques, radiocristallographiques…<br />

apportent comme informations<br />

quant aux conditions <strong>de</strong> formation, d’évolution <strong>de</strong>s minéraux,<br />

conditions qui peuvent être reproduites par l’expérimentation<br />

au laboratoire, modélisées et théorisées grâce<br />

aux calculs. Certains minéraux, par leur abondance, leurs<br />

particularités chimiques et structurales, les déformations<br />

ou réorganisations dont ils sont le siège, servent d’indicateurs<br />

pertinents pour reconstruire leur histoire et celle <strong>de</strong><br />

la Terre. <strong>La</strong> minéralogie donne alors les preuves <strong>de</strong>s grands<br />

mouvements tectoniques, <strong>de</strong> la lubrification <strong>de</strong>s failles, <strong>de</strong>s<br />

surgissements <strong>de</strong>s dorsales océaniques, du déplacement <strong>de</strong>s<br />

plaques continentales. Les minéraux gar<strong>de</strong>nt aussi la trace <strong>de</strong>s<br />

chocs d’astéroï<strong>de</strong>s – ce qui permet <strong>de</strong> localiser ces structures<br />

d’impact, aujourd’hui très érodées et donc difficilement<br />

i<strong>de</strong>ntifiables. Mais ces « impactites » disent aussi le comportement<br />

<strong>de</strong>s minéraux aux températures et pressions élevées<br />

et amènent <strong>de</strong> précieux résultats permettant <strong>de</strong> continuer la<br />

quête <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> minéralogique.<br />

Deuxième temps <strong>de</strong> celle-ci : la passionnante exploration<br />

<strong>de</strong> l’histoire du système solaire et la participation aux débats<br />

quant à l’évolution <strong>de</strong> l’Univers. Bien <strong>de</strong>s météorites<br />

proviennent <strong>de</strong> la « ceinture <strong>de</strong>s astéroï<strong>de</strong>s », située entre<br />

Mars et Jupiter, qui pourrait être constituée <strong>de</strong> restes d’un<br />

disque protoplanétaire, donnant ainsi <strong>de</strong>s renseignements<br />

directs sur ce qu’était le système solaire au début <strong>de</strong> son<br />

évolution. Des échantillons ramenés <strong>de</strong> la lune accréditent<br />

les conditions <strong>de</strong> formation <strong>de</strong> celle-ci, alors que <strong>de</strong>s météorites<br />

martiennes permettent <strong>de</strong> reconstruire l’évolution<br />

<strong>de</strong> la « planète rouge », d’y attester la présence puis la raréfaction<br />

<strong>de</strong> l’eau. Le prélèvement <strong>de</strong> poussières dans les<br />

Par Bernard Maitte<br />

Professeur d’histoire <strong>de</strong>s sciences et d’épistémologie à l’Université <strong>Lille</strong> 1<br />

Centre d’Histoire <strong>de</strong>s Sciences et Épistémologie<br />

UMR Savoirs, Textes, <strong>La</strong>ngage<br />

Voici un bien précieux petit livre clair, démonstratif, illustrant à merveille ce qu’est la métho<strong>de</strong> scientifique. Les<br />

auteurs, professeurs à l’Université <strong>Lille</strong> 1, partent <strong>de</strong> l’attrait que développe la beauté <strong>de</strong>s cristaux pour nous conduire<br />

à la compréhension <strong>de</strong> leurs structures, <strong>de</strong> ce qu’ils disent quant à l’histoire <strong>de</strong> la Terre, à celle du système solaire,<br />

à la constitution <strong>de</strong> notre globe.<br />

queues <strong>de</strong> comètes, effectuées par <strong>de</strong>s son<strong>de</strong>s, montre que<br />

chacun <strong>de</strong>s minuscules fragments récoltés est unique et raconte<br />

sa propre histoire, certains n’ayant pas évolué <strong>de</strong>puis<br />

la formation du système solaire et étant messagers <strong>de</strong><br />

la nébuleuses solaire, d’autres révélant les mouvements <strong>de</strong><br />

convection dont était animé le disque protoplanétaire. Mais<br />

les résultats les plus stupéfiants sont peut-être obtenus par<br />

l’astro-minéralogie qui permet <strong>de</strong> caractériser les minéraux<br />

présents autour <strong>de</strong>s étoiles en formation ou, au contraire, en<br />

fin <strong>de</strong> vie. C’est toute l’histoire du nuage interstellaire précurseur<br />

<strong>de</strong> la nébuleuse solaire qui est ainsi reconstituée…<br />

Troisième temps : l’exploration <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> la Terre.<br />

C’est que, ainsi que le notent les auteurs, l’homme est<br />

capable d’envoyer <strong>de</strong>s son<strong>de</strong>s à plus <strong>de</strong> 5 milliards <strong>de</strong> kilomètres,<br />

remonter à <strong>de</strong>s milliards d’années dans le temps,<br />

mais ne peut <strong>de</strong>scendre à plus <strong>de</strong> 4 km <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur dans<br />

les mines, atteindre une dizaine <strong>de</strong> km par forage…, alors<br />

que le rayon <strong>de</strong> notre globe est <strong>de</strong> 6 400 km. Certes, <strong>de</strong>puis<br />

longtemps, <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s sismiques ont permis <strong>de</strong> caractériser<br />

<strong>de</strong>s discontinuités à l’intérieur <strong>de</strong> la Terre, <strong>de</strong> distinguer<br />

les manteaux supérieur et inférieur, le noyau externe,<br />

la « graine »…, mais à quoi correspon<strong>de</strong>nt-ils ? De quoi<br />

sont-ils faits ? Quels sont leurs évolutions et leurs éventuels<br />

mouvements ? Là encore, les minéraux permettent <strong>de</strong><br />

répondre en gardant la trace <strong>de</strong>s températures et <strong>de</strong>s pressions<br />

énormes, <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> convection. D’abord, les<br />

volcans amènent en surface <strong>de</strong>s enclaves <strong>de</strong> roches formées<br />

en profon<strong>de</strong>ur. Ensuite, le matériel <strong>de</strong>s fonds océaniques a<br />

pu être charrié lors <strong>de</strong> la formation <strong>de</strong>s montagnes. Mais,<br />

ces témoins ne permettent guère <strong>de</strong> « <strong>de</strong>scendre » bien bas.<br />

L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s transformations <strong>de</strong>s structures cristallines, sous<br />

fortes pressions et températures obtenues grâce à <strong>de</strong>s presses<br />

sophistiquées, jointe à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s témoins que sont les inclusions<br />

présentes, par exemple, dans <strong>de</strong>s diamants, permet <strong>de</strong><br />

comprendre que les discontinuités <strong>de</strong> propagation <strong>de</strong>s on<strong>de</strong>s<br />

sismiques correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s réarrangements <strong>de</strong> structure<br />

dans les minéraux présents. Ce sont les profon<strong>de</strong>urs<br />

<strong>de</strong> 350, 410, 520 km qui sont ainsi interprétées. L’étu<strong>de</strong><br />

au synchrotron d’échantillons comprimés dans <strong>de</strong>s presses<br />

permet d’expliquer la discontinuité <strong>de</strong> -670 km par l’appa-


à lire / LNA#51<br />

rition d’une structure cristalline, i<strong>de</strong>ntifiée aussi dans certaines<br />

météorites…, tandis que l’étu<strong>de</strong> d’autres inclusions<br />

dans <strong>de</strong>s diamants permet <strong>de</strong> prouver les mouvements entre<br />

manteaux supérieur et inférieur, entraînant dans celui-ci<br />

<strong>de</strong>s minéraux hydratés.<br />

Les combinaisons <strong>de</strong>s trois démarches que sont l’observation,<br />

l’expérimentation, le calcul, permettent d’expliquer l’origine<br />

<strong>de</strong> la chaleur interne <strong>de</strong> la Terre, les propriétés du noyau, la<br />

composition <strong>de</strong> celui-ci, fournissent <strong>de</strong>s modèles plausibles<br />

du magnétisme terrestre. Ce sont toutes les structures <strong>de</strong><br />

notre globe, <strong>de</strong>s autres planètes, même extrasolaires, qui se<br />

révèlent grâce à la minéralogie à haute pression.<br />

L’enquête passionnante qu’effectuent les <strong>de</strong>ux auteurs <strong>de</strong> ce<br />

livre nous fait découvrir l’histoire <strong>de</strong> la Terre, son fonctionnement,<br />

l’évolution du système solaire. Un travail qui montre<br />

l’homme en quête <strong>de</strong>s réponses aux questions concernant<br />

ses origines, son évolution, en quête <strong>de</strong> sens, bien loin <strong>de</strong>s<br />

déclinaisons concernant les seules applications technologiques,<br />

auxquelles on voudrait réduire actuellement la recherche<br />

scientifique.<br />

Patrick Cordier et Hugues Leroux, Ce que disent les minéraux, Paris,<br />

éd. Belin, Pour la science, 2008.<br />

35


LNA#51 / à lire<br />

Jean Ziegler, <strong>La</strong> Haine <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt *<br />

Par Rudolf BKOUCHE<br />

Professeur émérite, Université <strong>Lille</strong> 1<br />

36<br />

Dans les années 50, les peuples colonisés rappelaient aux colonisateurs que la lutte contre le colonialisme s’inscrivait<br />

dans la tradition <strong>de</strong>s Lumières et <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’Homme que les colonisateurs avaient trahis. C’est ainsi que<br />

l’on peut lire le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire ou les textes <strong>de</strong> Franz Fanon. Cinquante ans après,<br />

les anciens colonisés dénoncent, dans l’idéologie <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme, une forme d’impérialisme et remettent<br />

en question sa portée universelle.<br />

Que s’est-il donc passé pour une telle transformation ?<br />

C’est cette question qu’abor<strong>de</strong> Jean Ziegler dans son<br />

<strong>de</strong>rnier ouvrage au titre significatif : <strong>La</strong> Haine <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt,<br />

cette haine s’adressant, sans discernement, à tout ce qui<br />

vient <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt.<br />

Ziegler commence par une anecdote. Haut fonctionnaire<br />

<strong>de</strong> l’ONU, l’auteur participe à une réunion sur les responsabilités<br />

du dictateur du Soudan dans les massacres du Darfour.<br />

Après la réunion, Ziegler entend la représentante du<br />

Sri <strong>La</strong>nka exprimer sa colère contre les représentants <strong>de</strong><br />

l’Union européenne qui proposent une résolution contre le<br />

régime islamiste du Soudan ; la question est moins celle du<br />

Darfour que cette arrogance envers les peuples du Sud <strong>de</strong> la<br />

part <strong>de</strong> ceux qui oublient les crimes qu’ils ont commis.<br />

Autre anecdote tout aussi significative. En novembre 2006,<br />

l’armée israélienne bombar<strong>de</strong> Beit Hanoun, une ville palestinienne<br />

située au Nord <strong>de</strong> la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> Gaza, tuant dix-neuf<br />

personnes. Le Conseil <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> l’ONU<br />

déci<strong>de</strong> d’envoyer, à Gaza, une commission d’enquête internationale.<br />

Devant le refus israélien, la commission n’ira pas<br />

à Gaza et il n’y aura pas d’enquête. Les représentants <strong>de</strong><br />

l’Union européenne à l’ONU laisseront faire. En décembre<br />

<strong>de</strong> la même année, la Commission <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’Homme<br />

déci<strong>de</strong> d’envoyer une commission d’enquête au Darfour, le<br />

Soudan s’y opposera, et la commission d’enquête est<br />

bloquée. Explication donnée par le Soudan : si l’État d’Israël<br />

refuse une commission d’enquête, pourquoi le Soudan <strong>de</strong>vrait-il<br />

l’accepter ? Cette fois-ci, les représentants <strong>de</strong> l’Union<br />

européenne protestent contre l’attitu<strong>de</strong> soudanaise.<br />

On peut continuer longtemps, l’Occi<strong>de</strong>nt est prêt à condamner<br />

les crimes commis par les États du Sud, mais refuse la<br />

condamnation <strong>de</strong>s crimes commis par ceux <strong>de</strong> son camp.<br />

On comprend alors pourquoi et comment se développe une<br />

haine <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt et c’est cette haine que l’ouvrage <strong>de</strong><br />

Ziegler se propose d’expliquer. Comme le précise Antonio<br />

Guttierez, Haut-Commissaire <strong>de</strong>s Nations Unies pour les<br />

réfugiés, « c’est la quittance pour l’Irak et la Palestine ».<br />

<strong>La</strong> prétention universaliste <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt se joue à <strong>de</strong>ux<br />

niveaux, d’une part, le discours sur les droits <strong>de</strong> l’homme,<br />

d’autre part, la violence <strong>de</strong> sa domination sur le mon<strong>de</strong> qui<br />

s’est manifestée par la colonisation et, aujourd’hui, par<br />

la mondialisation capitaliste. Le discours sur les droits <strong>de</strong><br />

l’homme disparaît <strong>de</strong>rrière la violence et c’est celle-ci qui<br />

provoque la haine. Ziegler distingue alors <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong><br />

haine, une haine pathologique, telle celle manifestée par les<br />

attentats du 11 septembre et la nébuleuse Al Qaïda, une<br />

haine raisonnée, qui est la réponse politique aux prétentions<br />

<strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt. Mais, l’Occi<strong>de</strong>nt est-il capable <strong>de</strong> distinguer<br />

ces <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> haine ? C’est la question que l’on peut se<br />

poser à la lecture <strong>de</strong> l’ouvrage.<br />

Parmi les raisons qui ont conduit à cette haine, « le retour <strong>de</strong><br />

la mémoire » et « l’affirmation i<strong>de</strong>ntitaire ». Les prétentions<br />

universalistes <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt conduisent à trier la mémoire,<br />

ce qui revient à occulter les multiples mémoires <strong>de</strong>s victimes<br />

<strong>de</strong> l’oppression occi<strong>de</strong>ntale. Pour comprendre ce retour <strong>de</strong><br />

la mémoire et cette affirmation i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong>s victimes <strong>de</strong><br />

l’Occi<strong>de</strong>nt, Ziegler renvoie à l’un <strong>de</strong>s grands événements<br />

<strong>de</strong>s années 50 du XX ème siècle, la conférence <strong>de</strong> Bandung,<br />

laquelle fut l’un <strong>de</strong>s grands lieux d’expression <strong>de</strong>s pays du<br />

Sud. <strong>La</strong> conférence <strong>de</strong> Bandung marque la volonté d’existence<br />

<strong>de</strong>s pays du Sud contre les prétentions occi<strong>de</strong>ntales,<br />

volonté d’existence politique mais aussi volonté d’existence<br />

<strong>culture</strong>lle. « L’oppresseur occi<strong>de</strong>ntal est contesté au nom <strong>de</strong>s<br />

mémoires ancestrales, <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités, <strong>de</strong>s <strong>culture</strong>s singulières <strong>de</strong>s<br />

peuples du Sud », écrit Ziegler.<br />

Deux formes <strong>de</strong> cette oppression sont rappelées par l’auteur,<br />

l’esclavage et la conquête coloniale.<br />

<strong>La</strong> traite négrière est l’un <strong>de</strong>s grands crimes <strong>de</strong> l’humanité,<br />

faut-il le rappeler. Si quelques Européens eurent conscience<br />

<strong>de</strong> ce crime, ils se heurtèrent aux intérêts économiques<br />

<strong>de</strong> ceux qui en profitaient. Et les révolutions <strong>de</strong>s droits <strong>de</strong><br />

l’homme, l’américaine et la française, qui marquent la<br />

secon<strong>de</strong> moitié du XVIII ème siècle, ne mirent pas fin à la pratique<br />

<strong>de</strong> l’esclavage. Les pères fondateurs <strong>de</strong> la démocratie<br />

américaine acceptaient l’esclavage et, si les révolutionnaires<br />

français mirent fin à l’esclavage en 1794, Bonaparte le rétablit<br />

en 1802, ajoutant une répression féroce à l’encontre <strong>de</strong> ceux<br />

qui osaient résister.


à lire / LNA#51<br />

<strong>La</strong> conquête coloniale ne fut pas seulement volonté d’assujettissement<br />

économique et politique, elle fut aussi <strong>de</strong>struction<br />

<strong>de</strong>s <strong>culture</strong>s au nom <strong>de</strong> la prééminence <strong>de</strong> la <strong>culture</strong><br />

occi<strong>de</strong>ntale et, en cela, elle participe du racisme. Ziegler<br />

rappelle ensuite quelques-uns <strong>de</strong>s crimes perpétrés par les<br />

<strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s puissances coloniales que furent la France et<br />

la Gran<strong>de</strong>-Bretagne.<br />

Il ne faut alors pas s’étonner <strong>de</strong>s réactions <strong>de</strong> la conférence<br />

mondiale contre le racisme qui s’est tenue à Durban en 2001,<br />

réactions qui se traduisent par une exigence <strong>de</strong> repentance<br />

et <strong>de</strong> compensations <strong>de</strong>s crimes occi<strong>de</strong>ntaux. <strong>La</strong> conférence<br />

se déroulait en <strong>de</strong>ux temps, une première conférence<br />

ouverte aux représentants <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> trois mille organisations<br />

et mouvements sociaux non gouvernementaux issus<br />

<strong>de</strong>s cinq continents et une secon<strong>de</strong> conférence réservée aux<br />

chefs d’État. Dès la première conférence, le représentant <strong>de</strong>s<br />

ONG africaines, Aloune Tine, proclamait : « Nous exigeons<br />

que l’esclavage et le colonialisme soient reconnus comme un<br />

double holocauste et crime contre l’ humanité », et la conférence<br />

<strong>de</strong>s chefs d’État reprenait ces exigences. Les délégations<br />

occi<strong>de</strong>ntales ne pouvaient supporter ni l’idée d’une justice<br />

réparatrice, ni la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> repentance, et la délégation<br />

<strong>de</strong>s États-Unis quittait la conférence. Cette forme d’autisme<br />

<strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt ne peut que renforcer la haine. Autre forme<br />

<strong>de</strong> cet autisme, l’intervention <strong>de</strong> Nicolas Sarkosy à Dakar,<br />

discours renvoyant aux Africains, considérés comme incapables<br />

<strong>de</strong> prendre en charge leur propre histoire, la responsabilité<br />

<strong>de</strong> leurs souffrances comme si la traite et le colonialisme<br />

avaient été <strong>de</strong> simples manifestations <strong>de</strong> la souffrance<br />

commune à tous les hommes. On ne peut mieux montrer<br />

son mépris <strong>de</strong>s anciens colonisés.<br />

Pourtant, l’exigence <strong>de</strong> justice reste d’autant plus forte que<br />

l’hégémonie occi<strong>de</strong>ntale est toujours prégnante, comme le<br />

rappelle l’actualité. <strong>La</strong> question ne se résume pas à un simple<br />

repentir pour un passé révolu et l’oppression continue<br />

sous la forme <strong>de</strong> la mondialisation, ce que Ziegler explique<br />

dans la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> son ouvrage. L’auteur distingue<br />

quatre moments <strong>de</strong> l’hégémonie occi<strong>de</strong>ntale. D’abord, celui<br />

<strong>de</strong>s conquêtes avec ce que l’on appelle les gran<strong>de</strong>s découvertes,<br />

puis le temps du commerce triangulaire avec la traite,<br />

ensuite la mise en place du système colonial, enfin l’actuel<br />

ordre du capital occi<strong>de</strong>ntal globalisé qui règne aujourd’hui.<br />

L’auteur développe <strong>de</strong>ux exemples pour illustrer la violence<br />

exercée par l’Occi<strong>de</strong>nt contre les pays du Sud, la <strong>de</strong>struction<br />

du marché africain du coton et le chantage <strong>de</strong> l’Union européenne<br />

imposant un nouvel accord <strong>de</strong> partenariat économique<br />

aux peuples <strong>de</strong>s ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique).<br />

Il est vrai que <strong>de</strong>s oligarchies financières puissantes se sont<br />

développées au Sud, mais ce développement, copiant le modèle<br />

occi<strong>de</strong>ntal, ne participe pas au développement <strong>de</strong>s pays<br />

concernés, tout au plus permet-il le développement d’une<br />

oligarchie sur le modèle occi<strong>de</strong>ntal, alors qu’une gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong> la population vit dans la misère et l’exploitation,<br />

comme le montre l’exemple <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> et la Chine. Tout en<br />

étant concurrentes, les oligarchies, qu’elles soient indiennes,<br />

chinoises ou occi<strong>de</strong>ntales, sont solidaires et contribuent au<br />

développement du capitalisme mondialisé et à l’exploitation<br />

<strong>de</strong>s populations du Sud, ce qui ne peut que renforcer la haine<br />

<strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt.<br />

Que vient faire alors la Déclaration <strong>de</strong>s Droits <strong>de</strong> l’Homme<br />

dans cette histoire ? Tout au plus un leurre, comme le montre<br />

l’auteur, et nous nous contenterons <strong>de</strong> renvoyer aux anecdotes<br />

citées ci-<strong>de</strong>ssus. L’Occi<strong>de</strong>nt, si pointilleux lorsque les<br />

droits <strong>de</strong> l’homme sont bafoués dans les pays du Sud, laisse<br />

faire quand ces mêmes droits sont bafoués chez lui ou dans<br />

<strong>de</strong>s pays amis. On comprend alors que les droits <strong>de</strong> l’homme<br />

puissent être considérés, par certains, comme une machine<br />

<strong>de</strong> <strong>guerre</strong> occi<strong>de</strong>ntale. On peut y voir l’aboutissement extrême<br />

<strong>de</strong> la haine <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt, mais cet aboutissement,<br />

aussi discutable soit-il, est d’abord la conséquence du mépris<br />

occi<strong>de</strong>ntal envers le Sud.<br />

Loin d’être un ouvrage manichéen, reprenant le discours<br />

classique <strong>de</strong> trop <strong>de</strong> Blancs qui se complaisent dans l’autoflagellation,<br />

l’ouvrage <strong>de</strong> Ziegler, en analysant la volonté hégémonique<br />

<strong>de</strong>s puissances occi<strong>de</strong>ntales et le comportement<br />

méprisant envers les pays du Sud, peut conduire le lecteur à<br />

comprendre comment cette haine <strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt se met en<br />

place, première étape pour apprendre à résister à cette politique<br />

<strong>de</strong> domination, pour apprendre aussi combien il est<br />

nécessaire <strong>de</strong> redonner la parole à la face claire <strong>de</strong> la pensée<br />

occi<strong>de</strong>ntale avant qu’il ne soit trop tard.<br />

*<br />

Éd. Albin Michel, Paris, 2008.<br />

37


LNA#51 / mémoires <strong>de</strong> science : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte<br />

Des travaux et <strong>de</strong>s jours du « Grand Ampère »<br />

Par Robert LOCQUENEUX<br />

Professeur émérite, Université <strong>Lille</strong> 1<br />

<strong>La</strong> vie d’Ampère est un roman, un roman semé d’épines.<br />

Au terme d’une enfance heureuse : la mort d’une<br />

sœur tendrement aimée, les grands espoirs <strong>de</strong> 1789 trahis<br />

par la Terreur, le martyr <strong>de</strong> Lyon, le père guillotiné, enfin<br />

la rencontre <strong>de</strong> Julie, les longues fiançailles. Un bref moment,<br />

Ampère peut penser retrouver le bonheur, un bonheur<br />

tel qu’on a pu le connaître dans son mon<strong>de</strong> au temps<br />

<strong>de</strong>s Lumières. Après le mariage, nous trouvons Ampère à la<br />

recherche <strong>de</strong> cours particuliers, enfin professeur à l’École<br />

Centrale <strong>de</strong> Bourg en Bresse : l’exil et la maladie <strong>de</strong> Julie.<br />

À l’idylle succè<strong>de</strong> la tragédie : la mort <strong>de</strong> la jeune épouse au<br />

terme d’une longue agonie. Ensuite, il y a le poste <strong>de</strong> répétiteur<br />

d’analyse à l’École polytechnique, un second mariage<br />

malheureux suivi d’une séparation définitive, l’installation<br />

<strong>de</strong> sa famille à Paris, quelques désordres sentimentaux, la<br />

tentation du suici<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> doute et <strong>de</strong> désespoir,<br />

la foi qui se perd. Enfin, la paix intérieure atteinte dans une<br />

foi tranquille retrouvée, Ozanam nous le montre priant le<br />

matin à Saint-Etienne du Mont, mais c’est aussi le temps<br />

d’une santé déclinante. Toute une vie qui peut être suivie<br />

grâce à une correspondance abondante, une correspondance<br />

qui traduit fréquemment ses états d’âme, laisse <strong>de</strong>viner ses<br />

amours, dissèque ses doutes religieux et suit sa reconversion.<br />

Ampère se montre en entier dans cette correspondance, il s’y<br />

montre même à l’occasion colérique envers sa sœur, lorsque<br />

les <strong>de</strong>ttes s’accumulent, mal inspiré lorsqu’il tente – en vain<br />

et c’est heureux – d’orienter la carrière <strong>de</strong> son fils, encore plus<br />

mal inspiré lorsqu’il marie sa fille à un inconnu et toujours<br />

lâche envers ce gendre joueur, alcoolique et violent – la pitié<br />

peut être lâche – n’utilisant pas les moyens que la loi met à<br />

sa disposition pour protéger sa fille. Cette correspondance<br />

peut nous le montrer travaillant tout le jour comme une<br />

brute, indifférent à tout ce qui n’est pas l’objet <strong>de</strong> ses recherches<br />

et, à l’instant suivant, tourmenté par quelque<br />

mal moral, quelque désespoir amoureux, quelque doute<br />

religieux, quelque dégoût <strong>de</strong> la vie, en bref tourmenté par<br />

le mal du siècle. Ainsi, cette correspondance adressée à ses<br />

amis les plus intimes est-elle bien dans l’esprit du temps,<br />

qui tourne à la confession d’un enfant du siècle : on pense<br />

à René <strong>de</strong> Châteaubriand, à Oberman <strong>de</strong> Senancourt ou à<br />

Adolphe <strong>de</strong> Benjamin Constant.<br />

Les amis d’Ampère ont tous une personnalité fortement<br />

marquée, tous ont souffert <strong>de</strong> la Terreur, quelques-uns faillirent<br />

y périr, quelques-uns eurent une conduite héroïque et<br />

obtinrent <strong>de</strong>s fonctions éminentes dans les administrations<br />

les plus inamovibles <strong>de</strong> l’Empire ou <strong>de</strong> la monarchie constitutionnelle<br />

; ceux-ci favorisèrent constamment la carrière<br />

<strong>de</strong> leur ami. Ils ont laissé <strong>de</strong>s témoignages <strong>de</strong>s conversations<br />

passionnées d’Ampère, soit qu’il parle <strong>de</strong> science, <strong>de</strong> philosophie<br />

ou <strong>de</strong> religion, soit que, plus simplement, il refasse<br />

le mon<strong>de</strong>. Ampère et ses amis appartiennent à la mouvance<br />

libérale et chrétienne ; ses opinions politiques sont celles <strong>de</strong><br />

Camille Jordan. D’autres nous le montrent errant comme<br />

une ombre dans le salon <strong>de</strong> Mme Récamier. Sa correspondance<br />

nous le montre plus souvent chez les Cuvier ou chez<br />

les Jussieu. Nous avons <strong>de</strong>s témoignages contrastés <strong>de</strong> la vie<br />

dans la maison d’Ampère, selon qu’ils sont <strong>de</strong> la patte du<br />

peintre Delecluse ou <strong>de</strong> Frédéric Ozanam qui vécut chez<br />

Ampère le temps <strong>de</strong> ses étu<strong>de</strong>s. Nous avons donc la matière<br />

d’une biographie intime détaillée.<br />

Ampère a appris à lire dans l’Histoire naturelle <strong>de</strong> Buffon.<br />

Très jeune, il s’est plongé dans l’Encyclopédie <strong>de</strong> Di<strong>de</strong>rot et<br />

d’Alembert : on ne s’étonnera pas que, comme d’Alembert,<br />

il se soit intéressé autant à la philosophie qu’aux sciences.<br />

Toute sa vie, Ampère sera tourmenté du désir <strong>de</strong> connaître<br />

la nature <strong>de</strong> l’intelligence et <strong>de</strong> la volonté, <strong>de</strong> remonter à<br />

l’origine <strong>de</strong> nos connaissances et au principe <strong>de</strong> détermination<br />

<strong>de</strong> nos actes. À ses débuts en philosophie, comme tout<br />

le mon<strong>de</strong> en France, Ampère suit Condillac, il y trouve un<br />

thème <strong>de</strong> recherche qu’il poursuivra toute sa vie : la question<br />

<strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong> nos idées. Mais, très vite, en s’éloignant<br />

<strong>de</strong> Condillac et <strong>de</strong> Destutt <strong>de</strong> Tracy, Ampère cherchera à<br />

restaurer la certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’existence réelle du mon<strong>de</strong> physique<br />

et du mon<strong>de</strong> moral que, pense-t-il, les systèmes <strong>de</strong><br />

Condillac, <strong>de</strong> Reid et <strong>de</strong> Kant détruisent. Pour ce faire, il<br />

élabore sa théorie <strong>de</strong>s rapports : Ampère emprunte à Kant<br />

la distinction entre, d’une part, les phénomènes que sont<br />

les sensations et le sentiment du Moi et, d’autre part, les<br />

noumènes ou substances que nous ne pouvons percevoir<br />

mais que nous concevons comme causes <strong>de</strong>s phénomènes et<br />

qui n’ont, avec eux, aucune ressemblance. Ainsi, la matière<br />

serait-elle la cause <strong>de</strong> la sensation, l’âme celle du Moi<br />

et Dieu celle <strong>de</strong> l’âme et <strong>de</strong> la matière. Convaincu <strong>de</strong><br />

la vérité <strong>de</strong>s théories physiques, Ampère cherche à jeter un<br />

pont in<strong>de</strong>structible sur l’abîme qui sépare la connaissance<br />

<strong>de</strong> la réalité. Ce pont, c’est sa théorie <strong>de</strong>s rapports par laquelle<br />

il établit – du moins s’en montre-t-il convaincu – que<br />

les rapports que nous apercevons entre les phénomènes sont<br />

i<strong>de</strong>ntiques à ceux qui existent entre les substances. Ampère<br />

pense ainsi achever le travail <strong>de</strong> ces lignées <strong>de</strong> philosophes<br />

qui s’attachent à déterminer la valeur <strong>de</strong> la connaissance et<br />

qui vont <strong>de</strong> Locke à Reid et à Kant. L’œuvre philosophique<br />

38


mémoires <strong>de</strong> science : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#51<br />

d’Ampère, c’est aussi l’histoire d’une collaboration privilégiée<br />

avec Maine <strong>de</strong> Biran, une collaboration qui produisit<br />

une correspondance persévérante <strong>de</strong> 1805 à 1819. On peut<br />

raisonnablement penser qu’Ampère, qui appartînt à l’école<br />

mystique <strong>de</strong> Lyon, ne fit qu’une brève incursion en idéologie,<br />

qu’il fut très tôt influencé par Kant, et qu’il guida la démarche<br />

<strong>de</strong> Maine <strong>de</strong> Biran <strong>de</strong> l’idéologie au spiritualisme.<br />

<strong>La</strong> correspondance Maine <strong>de</strong> Biran-Ampère renferme la<br />

théorie <strong>de</strong>s rapports, elle renferme aussi une classification<br />

<strong>de</strong>s faits <strong>de</strong> l’intelligence en psychologie, une classification<br />

qu’Ampère échafau<strong>de</strong> dans le même temps qu’il établit une<br />

classification <strong>de</strong>s éléments en chimie. À la fin <strong>de</strong> sa vie,<br />

Ampère consacrera tout son temps à une classification <strong>de</strong>s<br />

sciences noologiques et cosmologiques.<br />

En sciences, Ampère est avant tout un mathématicien.<br />

Dans la première partie <strong>de</strong> sa carrière, à l’École polytechnique,<br />

il enseigne les mathématiques ; il est un peu plus tard<br />

chargé du cours <strong>de</strong> mécanique. À l’Académie <strong>de</strong>s sciences,<br />

c’est un fauteuil <strong>de</strong> mathématicien qu’il sollicitera. Ainsi,<br />

une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> sa carrière<br />

dépend-t-elle <strong>de</strong> ses<br />

recherches en mathématiques.<br />

Mais, Ampère est un<br />

touche-à-tout : il est aussi<br />

chimiste, naturaliste amateur, il disputera avec Cuvier sur<br />

la formation du globe ; passionné <strong>de</strong> botanique, il discute<br />

avec Geoffroy Saint-Hilaire <strong>de</strong> classification <strong>de</strong>s plantes. En<br />

1808, l’intérêt que, dans sa jeunesse, Ampère avait manifesté<br />

pour la chimie renaît lorsqu’il apprend la découverte<br />

du potassium et du sodium par Davy. En chimie, comme<br />

en métaphysique, Ampère ne publie pas, c’est dans ses discussions<br />

particulières et dans sa correspondance avec Davy<br />

qu’il développe alors ses idées sur le chlore, le fluor et l’io<strong>de</strong> :<br />

il est alors le premier qui considère que ces corps sont <strong>de</strong>s<br />

corps simples. Dans une lettre datée <strong>de</strong> mars 1813, et dans<br />

un mémoire sur le fluor publié en juillet <strong>de</strong> la même année,<br />

Davy reconnaît une <strong>de</strong>tte envers Ampère. Voilà ce qui l’incite<br />

à entreprendre la publication <strong>de</strong> ses travaux : trois mémoires<br />

<strong>de</strong> chimie s’ensuivront : le premier, en janvier 1814,<br />

sur la loi <strong>de</strong> Mariotte ; le second, la même année, sur la<br />

théorie <strong>de</strong> la combinaison chimique qui paraît sous la forme<br />

d’une lettre à Berthollet ; le troisième, en 1816, sur la classification<br />

<strong>de</strong>s corps simples en chimie. <strong>La</strong> rédaction du second<br />

mémoire fut tourmentée, son auteur, en pleine crise sentimentale,<br />

songeait au suici<strong>de</strong> dès qu’il levait les yeux <strong>de</strong> ses<br />

papiers. En plus, il briguait un fauteuil <strong>de</strong> mathématiques<br />

à l’Académie <strong>de</strong>s sciences, aussi était-il urgent qu’il rédige<br />

quelques mémoires d’analyse, ce qu’il avait omis <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>puis<br />

fort longtemps : il passe ainsi une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> son<br />

temps à rédiger un mémoire sur les équations aux dérivées<br />

partielles. <strong>La</strong> relation privilégiée d’Ampère avec le chimiste<br />

Davy et une relation conflictuelle avec Thénard ont éloigné<br />

Ampère <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la Société d’Arcueil. Ampère a cependant<br />

fait part <strong>de</strong> ses idées sur la combinaison chimique à<br />

Berthollet qui l’a engagé à la publication. Alors qu’il craint<br />

d’avoir contre lui les « Bonaparte <strong>de</strong> l’algèbre », lors <strong>de</strong> sa<br />

candidature à l’Académie <strong>de</strong>s sciences, ceux-ci ont remis à<br />

septembre l’élection à l’Académie en partie pour lui donner<br />

le temps d’y lire son mémoire <strong>de</strong> mathématiques, lequel fera<br />

l’objet d’un long compte rendu <strong>de</strong> Poisson dans le Bulletin <strong>de</strong><br />

la Société philomatique <strong>de</strong> Paris. Ainsi, Ampère reprend-t-il<br />

goût aux mathématiques : il complètera ensuite son mémoire<br />

sur les équations aux dérivées partielles par plusieurs mé-<br />

Ampère, Encyclopédiste et métaphysicien<br />

Robert Locqueneux, avec la collaboration <strong>de</strong><br />

Myriam Schei<strong>de</strong>cker-Chevallier<br />

Les Ullis, éd. EDP Sciences, 2008.<br />

39


LNA#51 / mémoires <strong>de</strong> science : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte<br />

moires où il traite <strong>de</strong> diverses applications et publiera encore<br />

quelques mémoires <strong>de</strong> mécanique. Il publiera, en 1815, un<br />

mémoire sur les lois <strong>de</strong> la réfraction ordinaire et extraordinaire,<br />

mémoire dans lequel ses travaux sur les équations aux<br />

dérivées partielles trouvent à s’appliquer et qui généralise un<br />

mémoire <strong>de</strong> <strong>La</strong>place sur le même sujet. Les <strong>de</strong>ux mémoires,<br />

celui <strong>de</strong> <strong>La</strong>place et celui d’Ampère, sont présentés par Biot<br />

dans son Traité <strong>de</strong> physique expérimentale et mathématique<br />

en 1816. Ainsi, en 1816, Ampère s’est-il rapproché <strong>de</strong>s membres<br />

<strong>de</strong> la Société d’Arcueil lorsqu’un événement scientifique<br />

va l’en éloigner à nouveau : voici qu’en mai 1816, à la suite<br />

d’une communication d’un mémoire <strong>de</strong> Fresnel par Arago<br />

à l’Académie <strong>de</strong>s sciences, Ampère abandonne à regret la<br />

théorie <strong>de</strong> l’émission pour la « vraie théorie <strong>de</strong> la lumière »,<br />

celle qui est fondée sur l’hypothèse ondulatoire. Voilà scellé un<br />

nouveau groupe d’amis : Arago, Fresnel et Ampère. Ampère<br />

mettra beaucoup <strong>de</strong> temps à convaincre Fresnel <strong>de</strong> la nécessité<br />

<strong>de</strong> supposer la transversalité <strong>de</strong>s vibrations <strong>de</strong> l’éther et<br />

n’en convaincra jamais Arago. Voici une option qui éloigne<br />

Ampère <strong>de</strong>s « Bonaparte <strong>de</strong> la physique » qui s’en tiendront<br />

toujours à la théorie <strong>de</strong> l’émission.<br />

En 1820, un événement va bouleverser les projets d’Ampère :<br />

Oersted a mis en évi<strong>de</strong>nce l’action d’un circuit galvanique<br />

(que nous nommons, à la suite d’Ampère, un courant électrique)<br />

sur un aimant. Ampère interrompt ses différents<br />

travaux philosophiques, chimiques et mathématiques pour<br />

se consacrer à ce phénomène qui dérange les physiciens<br />

français : il découvre l’interaction entre les courants électriques<br />

et invente l’électrodynamique. Pour ce faire, Ampère<br />

conçoit et fait construire <strong>de</strong>s instruments qui permettent <strong>de</strong><br />

déterminer les forces d’interaction <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux circuits électriques<br />

<strong>de</strong> formes diverses à partir <strong>de</strong> leurs conditions d’équilibre.<br />

Ampère, qui était un expérimentateur fort malhabile,<br />

fut aidé dans ses manipulations par Fresnel et Arago ; il<br />

reçut <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier les exhortations nécessaires à la publication<br />

quasi hebdomadaire <strong>de</strong> ses premiers travaux. Ampère<br />

conçoit <strong>de</strong>s enroulements <strong>de</strong> fils électriques, <strong>de</strong>s solénoï<strong>de</strong>s<br />

– le mot est <strong>de</strong> lui – qui imitent l’action <strong>de</strong>s aimants et, à<br />

partir <strong>de</strong> là, il ramène le magnétisme à l’électricité. Dans ce<br />

domaine <strong>de</strong> recherche, Ampère et Biot sont alors concurrents<br />

; ainsi, une nouvelle fois, Ampère s’oppose aux convictions<br />

<strong>de</strong> la Société d’Arcueil. Alors qu’Ampère ramène les<br />

actions <strong>de</strong>s aimants à celles <strong>de</strong>s courants électriques, Biot<br />

ramène les secon<strong>de</strong>s aux premières. Il s’ensuit qu’Ampère<br />

suppose <strong>de</strong>s actions entre les particules (ou les flui<strong>de</strong>s) électriques<br />

<strong>de</strong> natures différentes selon que les particules sont<br />

au repos ou en mouvement, il distingue <strong>de</strong>s actions électrostatiques<br />

et <strong>de</strong>s actions électrodynamiques. Biot, <strong>de</strong> son<br />

côté, suppose que les interactions sont les mêmes, que les<br />

particules électriques ou magnétiques soient au repos ou en<br />

mouvement, et considère que le courant électrique rend, par<br />

sa présence, passagèrement magnétique, les corps conducteurs,<br />

ainsi est-ce par une action magnétique que le fil électrique<br />

dérange l’aimant. Alors que Biot voit dans l’action<br />

<strong>de</strong>s courants électriques <strong>de</strong>s phénomènes statiques, Ampère<br />

y voit <strong>de</strong>s phénomènes dynamiques. Dans ses travaux sur les<br />

phénomènes électrodynamiques, Ampère a joué, tour à tour,<br />

sur plusieurs registres, soit qu’il recherche les causes cachées<br />

<strong>de</strong>s phénomènes physiques entre un atomisme proche <strong>de</strong><br />

celui <strong>de</strong> <strong>La</strong>place et le dynamisme d’Oersted, soit qu’il élabore<br />

sa théorie mathématique <strong>de</strong>s phénomènes électrodynamiques<br />

sur quelques lois générales et élémentaires tirées <strong>de</strong><br />

l’expérience, une approche théorique qui lui vaut les éloges<br />

d’Auguste Comte. C’est sur cette <strong>de</strong>rnière note qu’au terme<br />

d’une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> travaux <strong>de</strong> six ans, plusieurs fois interrompue<br />

par la maladie, Ampère met un point final à cette recherche en<br />

publiant la Théorie mathématique <strong>de</strong>s phénomènes électrodynamiques<br />

uniquement déduite <strong>de</strong> l’expérience. Entre temps,<br />

en 1824, Ampère a obtenu, pour la première fois <strong>de</strong> sa carrière,<br />

une chaire qui lui convient, la chaire <strong>de</strong> physique expérimentale<br />

au Collège <strong>de</strong> France.<br />

Ampère revient ensuite à la métaphysique en s’attachant à<br />

l’élaboration d’une classification <strong>de</strong>s sciences cosmologiques<br />

et noologiques et, en passant, il donne les bases d’une science<br />

naissante, l’ethnologie. <strong>La</strong> classification éclaire ses différentes<br />

approches <strong>de</strong> la physique : approche expérimentale,<br />

approches interprétatives. Ampère puise dans le système du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> Newton et dans la structure <strong>de</strong> l’éther proposée<br />

par Fresnel pour rendre compte <strong>de</strong> la transversalité <strong>de</strong>s<br />

on<strong>de</strong>s lumineuses, la conviction que les théories physiques<br />

saisissent la réalité même <strong>de</strong>s choses et les véritables causes<br />

<strong>de</strong>s phénomènes.<br />

Ainsi Ampère est-il, tout à la fois, un héritier <strong>de</strong>s Lumières,<br />

un héros romantique tourmenté par le mal du siècle, l’auteur<br />

d’une œuvre philosophique profondément éclectique qui<br />

contribua à mener la philosophie française <strong>de</strong> l’idéologie au<br />

spiritualisme, un scientifique aux centres d’intérêt multiples :<br />

un mathématicien <strong>de</strong> profession que seuls ses soucis <strong>de</strong> carrière<br />

ramènent aux mathématiques, un chimiste passionné<br />

et, ce qui assura sa gloire, l’initiateur d’une nouvelle branche<br />

<strong>de</strong>s sciences physiques : l’électrodynamique.<br />

40


libres propos / LNA#51<br />

Hommage à François Jacob<br />

Par Michel Morange<br />

Directeur du Centre Cavaillès,<br />

École Normale Supérieure<br />

Il existe <strong>de</strong>ux catégories <strong>de</strong> grands scientifiques. Ceux qui trouvent, dans le cocon protégé <strong>de</strong> la recherche, le milieu<br />

favorable à leur épanouissement. <strong>La</strong> secon<strong>de</strong> catégorie est plus hétérogène, pleine <strong>de</strong> fortes personnalités, d’aventuriers<br />

pour lesquels la science fut un formidable terrain d’exploration, mais qui auraient pu, dans d’autres circonstances,<br />

exceller dans <strong>de</strong> multiples autres activités. Tel est le cas <strong>de</strong> François Jacob.<br />

Sa vie fut au moins triple. <strong>La</strong> première phase est une<br />

jeunesse heureuse à Paris, <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s brillantes au lycée<br />

Carnot et la décision d’entreprendre <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine<br />

pour <strong>de</strong>venir chirurgien.<br />

<strong>La</strong> <strong>de</strong>uxième pério<strong>de</strong> commença en juin 1940, à l’âge<br />

<strong>de</strong> vingt ans, avec la mort <strong>de</strong> sa mère <strong>de</strong>s suites d’un cancer,<br />

son refus d’accepter les diktats d’un fou et d’un criminel et<br />

le départ pour Londres. François Jacob rejoignit le général<br />

<strong>de</strong> Gaulle et les Forces Françaises Libres qu’il venait <strong>de</strong> créer.<br />

Il passa les quatre années suivantes en Afrique, au Tchad,<br />

en Libye et en Tunisie, comme infirmier, au plus près <strong>de</strong>s<br />

combats. C’est avec la <strong>de</strong>uxième division blindée du général<br />

Leclerc qu’il débarqua en Normandie, en août 1944, où il fut<br />

grièvement blessé en portant secours à un camara<strong>de</strong>.<br />

<strong>La</strong> <strong>guerre</strong> était finie pour François Jacob, mais aussi révolu<br />

l’espoir <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir chirurgien. Il acheva ses étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

mé<strong>de</strong>cine, mais sans réel intérêt, il chercha une activité qui<br />

lui conviendrait avant d’entrer, en 1950, presque par hasard, à<br />

l’Institut Pasteur <strong>de</strong> Paris dans le laboratoire d’André Lwoff.<br />

Commença alors pour François Jacob la troisième partie<br />

<strong>de</strong> sa vie, une carrière scientifique fulgurante. Une nouvelle<br />

discipline, que l’on appellera biologie moléculaire, était en<br />

train <strong>de</strong> naître. L’explication <strong>de</strong>s phénomènes du vivant était<br />

dorénavant cherchée par la <strong>de</strong>scription et la caractérisation <strong>de</strong>s<br />

macromolécules qui y sont présentes. À l’Institut Pasteur, Jacques<br />

Monod et André Lwoff en étaient les hérauts. Le premier<br />

travaillait sur l’adaptation enzymatique : la capacité qu’ont les<br />

bactéries <strong>de</strong> fabriquer les enzymes permettant la dégradation et<br />

l’utilisation <strong>de</strong>s sucres avec lesquels ils sont mis en contact. André<br />

Lwoff tentait, lui, <strong>de</strong> comprendre la lysogénie, un étrange<br />

processus par lequel un virus <strong>de</strong> bactérie, le bactériophage, peut<br />

se maintenir silencieux à l’intérieur d’une bactérie pendant <strong>de</strong><br />

nombreuses générations mais, <strong>de</strong> temps en temps, rompre ce<br />

silence, se multiplier et faire éclater la bactérie.<br />

En quatre ans, grâce à tout un ensemble d’expériences,<br />

simples mais parfaitement conçues, François Jacob fit progresser<br />

la compréhension <strong>de</strong>s mécanismes qui maintiennent le<br />

bactériophage silencieux à l’intérieur <strong>de</strong> la bactérie. Puis, en<br />

collaboration avec Elie Wollman, il utilisa et perfectionna les<br />

outils <strong>de</strong> la génétique bactérienne pour préciser la nature <strong>de</strong> ces<br />

mécanismes. Au passage, il donna une <strong>de</strong>scription nouvelle <strong>de</strong>s<br />

mécanismes d’échange génétique chez les bactéries. En 1957,<br />

il commença une collaboration avec Jacques Monod : il <strong>de</strong>vait<br />

apporter les outils génétiques permettant <strong>de</strong> déterminer le mécanisme<br />

<strong>de</strong> l’adaptation enzymatique. Les premiers résultats <strong>de</strong><br />

cette collaboration suggérèrent que <strong>de</strong>s mécanismes semblables<br />

pouvaient expliquer la régulation du bactériophage et la synthèse<br />

contrôlée d’enzymes <strong>de</strong> dégradation <strong>de</strong>s sucres. François<br />

Jacob fit l’hypothèse que, dans les <strong>de</strong>ux systèmes, un répresseur<br />

contrôlait, en se fixant directement sur la molécule d’ADN,<br />

l’expression – l’activité – <strong>de</strong>s gènes responsables du développement<br />

du bactériophage ou <strong>de</strong> l’adaptation enzymatique. Pas à<br />

pas, Jacques Monod et François Jacob précisèrent leur modèle,<br />

dit <strong>de</strong> l’opéron, en s’appuyant sur <strong>de</strong>s observations faites sur<br />

l’un ou l’autre <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux systèmes expérimentaux.<br />

Ce modèle est considéré comme l’un <strong>de</strong>s plus beaux<br />

résultats <strong>de</strong> la biologie moléculaire. Le prix Nobel <strong>de</strong> physiologie<br />

ou <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine récompensa son élaboration en<br />

1965, quatre années seulement après qu’il eût été connu <strong>de</strong><br />

la communauté scientifique. Le modèle proposait, pour la<br />

première fois, un mécanisme <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong>s gènes<br />

: quarante ans plus tard, il reste vrai et la régulation <strong>de</strong><br />

l’expression <strong>de</strong>s gènes est toujours une question centrale en<br />

biologie. Un tel mécanisme permettait d’imaginer comment<br />

le processus <strong>de</strong> développement embryonnaire, la formation<br />

<strong>de</strong> l’organisme adulte à partir <strong>de</strong> l’œuf, pouvait s’opérer. <strong>La</strong><br />

découverte du modèle <strong>de</strong> l’opéron explique l’énergie avec laquelle<br />

beaucoup <strong>de</strong> biologistes moléculaires abandonnèrent,<br />

au milieu <strong>de</strong>s années 1960, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s bactéries pour celle<br />

<strong>de</strong>s organismes complexes. François Jacob lui-même consacra<br />

les vingt années qui suivirent à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s premières étapes<br />

du développement embryonnaire <strong>de</strong>s mammifères.<br />

François Jacob a écrit plusieurs ouvrages d’histoire et <strong>de</strong> réflexion<br />

sur la science, dont <strong>La</strong> logique du vivant publié en 1970 1 .<br />

Il a toujours lutté avec énergie contre les idéologies qui peuvent<br />

pervertir l’utilisation <strong>de</strong>s connaissances scientifiques. Son autobiographie,<br />

<strong>La</strong> statue intérieure, reflétant son parcours singulier,<br />

lui valut d’être élu à l’Académie Française 2 . Il est aussi Compagnon<br />

<strong>de</strong> la Libération et, <strong>de</strong>puis peu, Chancelier <strong>de</strong> l’Ordre. Peu<br />

<strong>de</strong> scientifiques ont aussi bien servi la science et la société.<br />

1<br />

Éd. Gallimard, Paris.<br />

2<br />

Éd. Odile Jacob, Paris.<br />

41


LNA#51 / libres propos<br />

Michel Henry ou la vie manifestée<br />

(la vie) a partout la même essence, qui est d’accumuler graduellement <strong>de</strong><br />

l’énergie potentielle pour la dépenser brusquement en actions libres (…)<br />

Dans ces conditions, rien n’empêche le philosophe <strong>de</strong> pousser jusqu’au bout<br />

l’idée, que le mysticisme lui suggère, d’un univers que ne serait que l’aspect<br />

visible et tangible <strong>de</strong> l’amour et du besoin d’aimer.<br />

H. Ber g s o n, les Deux Sources <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong> la religion * .<br />

Michel Henry, sans se situer dans la lignée bergsonienne,<br />

pourrait, à bon droit, être caractérisé avant tout comme<br />

le philosophe <strong>de</strong> la vie. Mais il l’est en mettant cette vie à<br />

la croisée <strong>de</strong> plusieurs courants, dont le plus caractéristique,<br />

pour lui, est sans doute celui <strong>de</strong> la phénoménologie. Mais,<br />

il s’est également intéressé au marxisme et à la psychanalyse<br />

comme approches visant à analyser un « vécu » à la fois commun<br />

à tous les hommes et propre à chacun. Ce qui est ainsi<br />

le plus individuel, et même la marque <strong>de</strong> l’individualité,<br />

le « vécu », <strong>de</strong>vient alors une réalité en laquelle chaque être<br />

humain peut se reconnaître.<br />

L’Essence <strong>de</strong> la Manifestation<br />

En fait, l’orientation première <strong>de</strong> M. Henry peut être définie<br />

comme un nouveau développement du projet husserlien <strong>de</strong><br />

manifester et d’éclairer ce qu’est finalement notre « mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

la vie ». C’est selon une telle orientation que l’un <strong>de</strong> ses ouvrages<br />

les plus anciens s’intitule L’Essence <strong>de</strong> la Manifestation 1 . Quel<br />

rapport à la phénoménologie <strong>de</strong> Husserl et à celle <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>gger<br />

? Pour M. Henry, Husserl se limite encore à l’analyse <strong>de</strong> ce<br />

qui est « donné » à notre conscience même, sans voir un autre<br />

niveau plus radical que celui <strong>de</strong> la conscience : le niveau <strong>de</strong> la<br />

vie elle-même sur laquelle repose une telle conscience.<br />

De même, refuse-t-il l’approche hei<strong>de</strong>ggerienne d’un Être <strong>de</strong><br />

l’étant qui serait celui d’un horizon <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>. M. Henry refuse<br />

cette conception d’une réalité <strong>de</strong> surplomb, fût-elle présente<br />

en nous-mêmes comme un « horizon » : notre conscience du<br />

mon<strong>de</strong> répond ainsi à une dynamique qui est celle <strong>de</strong> la vie<br />

elle-même. C’est le thème qui lui est cher d’une immanence<br />

radicale, selon laquelle le « soi » <strong>de</strong> la conscience n’est jamais<br />

qu’une manifestation d’une réalité qui la dépasse. L’essence<br />

<strong>de</strong> la vie est, en effet, <strong>de</strong> se manifester comme telle dans un<br />

corps individuel, fait <strong>de</strong> désirs, d’émotions et <strong>de</strong> sensations et<br />

que les phénoménologues ont appelé le corps propre.<br />

On trouve déjà ce concept <strong>de</strong> corps propre dans le Husserl<br />

Par Jean-Marie BREUVART<br />

Philosophe<br />

<strong>de</strong>s Méditations Cartésiennes 2 ou Merleau-Ponty<br />

dans sa Phénoménologie <strong>de</strong> la Perception 3 . Qu’y a-til<br />

<strong>de</strong> nouveau avec M. Henry ? Dans un livre écrit<br />

en 1950, et publié seulement en 1965 (Philosophie et<br />

Phénoménologie du corps), il montre que le « corps »<br />

n’est pas seulement, comme chez Husserl, ce qui<br />

resterait inexpliqué à la fin <strong>de</strong> notre réflexion, comme<br />

un irréductible à notre pensée. Il faut, au contraire, avec<br />

un philosophe comme Maine <strong>de</strong> Biran par exemple, partir<br />

<strong>de</strong> ce corps comme la « donnée » initiale relevant, non<br />

pas d’une pensée déjà conceptuellement formée, mais d’un<br />

« sentir » qui reçoit le mon<strong>de</strong> et produit seulement ensuite la<br />

conscience et la pensée.<br />

Très curieusement, M. Henry passera par le détour <strong>de</strong> l’Évangile<br />

chrétien <strong>de</strong> Jean, notamment par le célèbre Prologue,<br />

pour nous faire comprendre sa position philosophique sur le<br />

corps. En 1996, il publie un ouvrage intitulé C’est moi la<br />

vérité 4 . Apparemment, rien à voir avec la question du corps<br />

propre en lequel la vie se développe concrètement. Pourtant,<br />

l’intérêt <strong>de</strong> cet ouvrage rési<strong>de</strong> en ce que le thème du Verbe,<br />

qui est la Vérité selon le prologue <strong>de</strong> l’Évangile <strong>de</strong> St Jean, est<br />

déjà présent comme tel dans le thème <strong>de</strong> la Vie :<br />

Comprendre l’homme à partir du Christ, compris lui-même<br />

à partir <strong>de</strong> Dieu, repose à son tour sur l’intuition décisive<br />

d’une phénoménologie radicale <strong>de</strong> la Vie, qui est précisément<br />

aussi celle du Christianisme : à savoir que la Vie a le même<br />

sens pour Dieu, pour le Christ et pour l’homme, et cela<br />

parce qu’il n’y a qu’une seule et même essence <strong>de</strong> la Vie, et,<br />

plus radicalement, une seule et unique Vie 5 .<br />

Tel est le résultat <strong>de</strong> ce que M. Henry a appelé l’immanence<br />

radicale. Le texte biblique n’est jamais alors qu’une manifestation<br />

corroborant ce que nous éprouvons au plus profond<br />

<strong>de</strong> notre être. Le concept chrétien <strong>de</strong> « chair » concrétise une<br />

telle manifestation <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur vécue.<br />

<strong>La</strong> chair et le verbe<br />

Dans un livre plus récent, Incarnation, paru en 2000,<br />

M. Henry poursuit audacieusement cette réflexion sur la<br />

2<br />

Conférences données en Sorbonne en 1929 et reprises en 1953, chez Vrin, par<br />

E. Levinas.<br />

3<br />

1945.<br />

*<br />

Édition du centenaire, éd. PUF, 1959, p. 1192.<br />

2<br />

Éd. PUF, 2 volumes, 1963.<br />

4<br />

Éd. Seuil.<br />

5<br />

M. Henry, C’est moi la Vérité, p. 128.<br />

42


libres propos / LNA#51<br />

Vie, en reliant plus explicitement le thème <strong>de</strong> l’Incarnation<br />

du Christ et celui <strong>de</strong> la vie du corps propre. Le corps propre<br />

<strong>de</strong>vient donc ici la chair, au sens où Le Verbe s’est fait chair.<br />

On trouve ainsi chez M. Henry ce qu’il appelle lui-même une<br />

phénoménologie <strong>de</strong> l’incarnation.<br />

Car pourquoi faut-il qu’il y ait (…) quelque chose comme<br />

la vision, l’audition, l’odorat, la motricité, l’activité sexuelle<br />

avec sa différenciation qui impose partout sa puissance attractive,<br />

ses pulsions elles-mêmes différenciées ? Tous se passe<br />

comme si l’apparaître du mon<strong>de</strong> ne faisait que faire voir,<br />

mettre littéralement à nu la contingence radicale d’une diversité<br />

<strong>de</strong> propriétés spécifiques déjà inscrite dans la chair 6 .<br />

Avec ce concept <strong>de</strong> « chair », que l’on trouve dans l’œuvre<br />

postérieure <strong>de</strong> Merleau-Ponty, se manifeste à la fois l’essence<br />

<strong>de</strong> la vie et sa fragilité : nous sommes <strong>de</strong>s êtres <strong>de</strong> chair, qui<br />

commençons tous par subir le <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> notre corps, d’une<br />

façon que nous n’avons pas choisie, et qui est la vie même par<br />

laquelle chaque corps éprouve la contingence radicale d’une<br />

diversité <strong>de</strong> propriétés spécifiques.<br />

Il y a donc finalement un double sens <strong>de</strong> la vie :<br />

- <strong>La</strong> vie courante, celle qui se manifeste au quotidien et qui<br />

est faite <strong>de</strong> toutes les sensations, mais également toutes les<br />

émotions qui font <strong>de</strong> nous <strong>de</strong>s êtres vivants évolués<br />

- <strong>La</strong> Vie qui en est le fon<strong>de</strong>ment et qui ne se laisse précisément<br />

connaître que dans ses effets.<br />

On dira qu’il s’agit là d’un procédé apologétique commo<strong>de</strong><br />

pour introduire dans le champ philosophique la religion<br />

chrétienne, telle qu’elle se présente, du moins, dans l’Évangile<br />

<strong>de</strong> Jean. On pourrait en effet avoir la tentation d’i<strong>de</strong>ntifier,<br />

dans sa tentative, la présence d’une sorte <strong>de</strong> « concordisme »,<br />

analogue à celui qui voyait une convergence entre vérités<br />

scientifiques et thèmes religieux : ce que nous fait découvrir<br />

la conscience <strong>de</strong> notre propre corps serait déjà présent dans les<br />

textes évangéliques et en prouverait la validité.<br />

Mais, pour comprendre la réflexion <strong>de</strong> M. Henry sur l’incarnation,<br />

il faudrait se reporter à un livre écrit 15 ans plus tôt,<br />

et qui a pour titre Généalogie <strong>de</strong> la psychanalyse 7 . Le propos<br />

<strong>de</strong> M. Henry était là <strong>de</strong> montrer que l’inconscient freudien<br />

ne prenait encore sens que par référence à la vie consciente :<br />

l’inconscient est simplement ce qui échappe à la conscience,<br />

exactement comme le corps, selon Husserl, est ce qui échappe<br />

à l’analyse phénoménologique. Or, la vie retrouvée, c’est celle<br />

qu’avait déjà évoquée, outre Maine <strong>de</strong> Biran déjà mentionné, le<br />

philosophe Schopenhauer, lorsque celui-ci opposait le mon<strong>de</strong><br />

comme représentation (abstraite) et le mon<strong>de</strong> comme volonté<br />

(concrète). C’est surtout celle <strong>de</strong> Nietzsche, qui, en s’inspirant<br />

<strong>de</strong> cette pensée, propose une philosophie <strong>de</strong> la volonté, notamment<br />

<strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> puissance.<br />

En définitive, M. Henry retrouve ainsi, sur le plan <strong>de</strong> la vie,<br />

l’appel à une transcendance qu’il refusait à la représentation.<br />

Thème constant <strong>de</strong> l’essence <strong>de</strong> la manifestation, évoqué en<br />

commençant. <strong>La</strong> question n’est pas alors <strong>de</strong> savoir s’il s’inspire<br />

ou non <strong>de</strong> l’Évangile <strong>de</strong> Jean mais, plutôt, <strong>de</strong> voir simplement<br />

dans cet Évangile une convergence nouvelle avec d’autres efforts<br />

pour réellement révéler une telle « essence ».<br />

L’ouverture au politique<br />

Je ne puis passer sous silence un autre versant <strong>de</strong> la pensée <strong>de</strong><br />

M. Henry, souvent méconnu parce qu’il semble se situer sur<br />

une autre planète que celle <strong>de</strong> la phénoménologie : la présentation<br />

<strong>de</strong> Marx. <strong>La</strong> réflexion sur ce penseur va s’étendre sur<br />

une quinzaine d’années (Marx, I. Une philosophie <strong>de</strong> la réalité,<br />

II. Une philosophie <strong>de</strong> l’économie, Gallimard, 1976 – Du communisme<br />

au capitalisme – Théorie d’une catastrophe 8 ).<br />

Or, cette présentation est, en un sens, complètement révolutionnaire<br />

par rapport aux interprétations classiques <strong>de</strong> Marx<br />

qui partent d’un primat problématique <strong>de</strong> l’économique sur<br />

le vital. En réalité, tout le travail <strong>de</strong> M. Henry consistera<br />

à montrer que la pensée politique <strong>de</strong> Marx repose sur une<br />

conception première du corps souffrant et désirant, base absolument<br />

première <strong>de</strong> toutes les transformations économiques.<br />

M. Henry retrouve une certaine convergence entre une approche<br />

objective <strong>de</strong> l’histoire et du rôle <strong>de</strong> l’économie, à la façon<br />

<strong>de</strong> Hegel, et une approche subjective <strong>de</strong> ceux qui réalisent et<br />

cette histoire et cette économie, à la façon <strong>de</strong> Feuerbach.<br />

Bref, s’il y avait un seul thème pour regrouper ces différents<br />

aspects, ce serait, à n’en pas douter, celui <strong>de</strong> notre corps vivant.<br />

À les examiner <strong>de</strong> près, toutes les productions <strong>culture</strong>lles, que<br />

ce soit dans le domaine <strong>de</strong> la phénoménologie, <strong>de</strong> la psychanalyse,<br />

<strong>de</strong> l’herméneutique <strong>de</strong>s textes sacrés, ou encore du<br />

champ politique, ne sont jamais que <strong>de</strong>s manifestations, plus<br />

ou moins complexes, d’une même vie qui sourd en chacun <strong>de</strong><br />

nous, pour nous faire toucher, sentir et voir le mon<strong>de</strong> et en<br />

vivre finalement le sens.<br />

6<br />

M. Henry, L’Incarnation, éd. Seuil, 2000, p. 322.<br />

7<br />

Éd. PUF, coll. Epiméthée, 1985.<br />

8<br />

Éd. Odile Jacob, 1990.<br />

43


LNA#51 / libres propos<br />

Grèce, Islam, Moyen Âge :<br />

les sources <strong>de</strong> la science mo<strong>de</strong>rne<br />

L’exemple <strong>de</strong> la lumière<br />

Un récent pamphlet islamophobe 1 tire son succès <strong>de</strong><br />

trois facteurs : l’ignorance partagée <strong>de</strong> ce que furent les<br />

civilisations islamique et médiévale, l’utilisation <strong>de</strong> la vision<br />

communautariste ambiante pour la projeter vers le passé,<br />

l’emploi d’un concept faux (celui d’une soi disant « transmission<br />

» d’un corpus entre <strong>de</strong>ux civilisations différentes<br />

par une troisième, intermédiaire). En s’appuyant sur l’évolution<br />

<strong>de</strong>s idées concernant la nature <strong>de</strong> la lumière, ce texte<br />

veut rappeler ce que fut la pensée médiévale, montrer que<br />

sa richesse venait <strong>de</strong> la pratique <strong>de</strong> l’interculturalité, mettre<br />

en perspective les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fécondité <strong>de</strong>s pays d’Islam et<br />

<strong>de</strong> l’Occi<strong>de</strong>nt latin, au cours <strong>de</strong>squelles ces gran<strong>de</strong>s civilisations<br />

se sont approprié les connaissances <strong>de</strong> leurs <strong>de</strong>vanciers<br />

ou <strong>de</strong> leurs contemporains pour les métaboliser selon leur<br />

logique propre.<br />

Les grecs ne s’intéressent pas à ce qu’est la lumière. Ce qui<br />

les préoccupe, c’est la vision. Pour les atomistes, <strong>de</strong>s objets<br />

émanent <strong>de</strong>s écorces (telles les peaux abandonnées par<br />

les serpents), très ténues, qui gar<strong>de</strong>nt la forme <strong>de</strong> l’objet et<br />

viennent jusqu’à l’œil en appuyant sur l’air comme un sceau<br />

sur la cire. Dans le même temps, <strong>de</strong>s effluves émanent <strong>de</strong><br />

l’œil. Leur rencontre au niveau <strong>de</strong> la pupille avec les écorces,<br />

transparence contre transparence, cause la vision. Les pythagoriciens,<br />

Platon, Eucli<strong>de</strong>, s’opposent à cette conception.<br />

Pour eux, l’œil, telle une lanterne, émet <strong>de</strong>s « feux <strong>de</strong> la vue »<br />

qui s’écoulent <strong>de</strong> façon subtile et continue et rencontrent,<br />

pour donner la vision, le feu provenant <strong>de</strong>s objets extérieurs.<br />

Eucli<strong>de</strong> utilise cette conception <strong>de</strong> rayons visuels, partant<br />

<strong>de</strong> l’œil, pour construire une optique géométrique. Aristote<br />

s’oppose fortement aux <strong>de</strong>ux camps. De sa conception générale<br />

et hiérarchisée <strong>de</strong> l’univers, formé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux régions<br />

cosmiques, celle <strong>de</strong> la Terre avec les quatre éléments et celle<br />

du ciel emplie d’éther, il tire l’explication <strong>de</strong> la vision. Le<br />

frottement <strong>de</strong> la sphère du feu avec celle <strong>de</strong> l’éther introduit<br />

un peu <strong>de</strong> celui-ci dans notre mon<strong>de</strong>. On l’appelle alors<br />

diaphane : il s’insinue dans tous les corps. Notre regard et<br />

la lumière peuvent l’actualiser, plus ou moins. Cette actualisation<br />

peut, <strong>de</strong> plus, être ou non contrariée par les autres<br />

éléments. C’est ce qui cause les différentes couleurs et la<br />

vision <strong>de</strong> leurs formes. Toutes ces conceptions possè<strong>de</strong>nt un<br />

socle commun : il y a i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> genre entre le regard et la<br />

chose vue. Le semblable agit par le semblable. Trois autres<br />

Par Bernard Maitte<br />

Professeur d’histoire <strong>de</strong>s sciences et d’épistémologie à l’Université <strong>Lille</strong> 1<br />

Centre d’Histoire <strong>de</strong>s Sciences et Épistémologie<br />

UMR Savoirs, Textes, <strong>La</strong>ngage<br />

œuvres vont marquer la civilisation gréco-romaine-alexandrine.<br />

Celle d’Archimè<strong>de</strong> qui aurait fait incendier, par <strong>de</strong>s<br />

miroirs ar<strong>de</strong>nts, la flotte romaine mouillée <strong>de</strong>vant Syracuse.<br />

Celle <strong>de</strong> Ptolémée, qui introduit <strong>de</strong>s mesures précises <strong>de</strong><br />

réfraction afin <strong>de</strong> situer la position exacte <strong>de</strong>s astres. Celle<br />

<strong>de</strong> Galien, le premier à donner un schéma <strong>de</strong> l’œil et à faire<br />

dépendre <strong>de</strong> ce récepteur la vision : elle se situerait sur le<br />

cristallin.<br />

Lors <strong>de</strong> l’effondrement <strong>de</strong> l’Empire romain, dans lequel le<br />

christianisme était <strong>de</strong>venu la religion officielle et les doctrines<br />

païennes (dont les philosophies grecques) interdites,<br />

l’évolution est très différente à l’Ouest et à l’Est. À l’Ouest,<br />

les envahisseurs cherchent l’appui <strong>de</strong> la seule force organisée<br />

qui subsiste : celle <strong>de</strong> l’Église. <strong>La</strong> vie intellectuelle reprend<br />

dans les monastères, origine qui va marquer tout le Moyen<br />

Âge, où les problèmes philosophiques seront posés dans un<br />

espace chrétien. Le Dogme constitue un donné <strong>de</strong>vant lequel<br />

la raison individuelle <strong>de</strong>vrait s’incliner. Mais, ce Dogme<br />

comprend <strong>de</strong>ux parties : la Bible et les écrits <strong>de</strong>s Pères <strong>de</strong><br />

l’Église. Ceux-ci se sont lancés dans une interprétation du<br />

Dogme, dans le prolongement <strong>de</strong>s philosophies grecques,<br />

qui constitue un autre Univers que celui <strong>de</strong> la Révélation.<br />

Entre-t-il dans Celle-ci ? Il faudrait le montrer. Interfère-t-il<br />

avec Elle ? Il faudrait concilier. Le concile <strong>de</strong> Nicée (325)<br />

lance l’interprétation d’un hellénisme constitué <strong>de</strong> quelques<br />

traités d’Aristote et d’importants fragments <strong>de</strong> Platon. Le<br />

démiurge <strong>de</strong> Platon <strong>de</strong>vient Dieu créateur, le mon<strong>de</strong> d’Aristote<br />

« la création ». Pour cela, il faut dépasser l’un et l’autre.<br />

Dans ce travail, l’œuvre d’Augustin, fortement imprégnée<br />

<strong>de</strong> néo-platonisme, est fondatrice. Pour lui, il faut s’établir<br />

dans la Foi et chercher Dieu par l’intelligence, laquelle s’appuie<br />

sur l’observation et la raison. Comme la vérité est cohérente,<br />

si une contradiction apparaît entre Foi, observation et<br />

raison, c’est que nous ne comprenons pas l’un <strong>de</strong> ces termes.<br />

Pour le faire, nous <strong>de</strong>vons exercer notre intelligence, sans<br />

jamais donner une signification littérale à l’Écriture ou à la<br />

science. Notre pensée connaît la vérité comme l’œil voit les<br />

corps, par l’Illumination, qui mène à notre maître intérieur,<br />

Dieu. De la métaphore <strong>de</strong> l’Illumination viendra l’habitu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s explications par <strong>de</strong>s symboles : la lune symbolise<br />

l’Église, qui réfléchit la lumière <strong>de</strong> Dieu comme l’astre<br />

celle du soleil.<br />

1<br />

Sylvain Gougenheim, Aristote au Mont Saint-Michel…, Paris, éd. Seuil, L’univers<br />

historique, 2008.<br />

Pour lutter contre l’analphabétisme régnant jusque dans les<br />

monastères et former les cadres dont il a besoin, Charlemagne<br />

fon<strong>de</strong> les écoles. Pour les organiser, il appelle Alcuin,<br />

44


libres propos / LNA#51<br />

Les trajets <strong>de</strong>s rayons lumineux dans une sphère <strong>de</strong> verre reconstitués<br />

par Ibn-al-Hayham grâce à la chambre noire.<br />

qui reprend l’organisation <strong>de</strong> Boèce : les enseignements<br />

seront donnés selon le Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique)<br />

et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie,<br />

musique). Cette organisation traversera le Moyen<br />

Âge, tout comme le débat posé par Jean-Scot Erigène (800-<br />

870) : les notions <strong>de</strong> genre et d’espèce sont-elles <strong>de</strong> simples<br />

noms (nominalisme), <strong>de</strong>s concepts (conceptualisme) ou<br />

<strong>de</strong>s choses (réalisme) ? Pour répondre, il faut construire une<br />

philosophie complète s’appuyant sur Platon, Aristote, mais<br />

les dépassant. Ce débat sur les universaux donne aux textes<br />

du Moyen Âge une couleur bien particulière, qui peut les<br />

rendre ardus et ésotériques à nos yeux…<br />

Nous sommes au IX ème siècle. Au sud et à l’orient <strong>de</strong> l’ancien<br />

Empire romain est née la religion musulmane. L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

premiers responsables <strong>de</strong> son expansion, qui, dès le VIII ème<br />

siècle va <strong>de</strong> Saragosse à Samarcan<strong>de</strong>, est, globalement, <strong>de</strong><br />

préserver ce qu’ils trouvent dans les territoires conquis et<br />

d’encourager les communautés placées sous leur contrôle<br />

politique à poursuivre leurs activités. Avec le développement<br />

<strong>de</strong>s villes, les choses changent. Une couche <strong>de</strong> lettrés<br />

se constitue. Ces citadins <strong>de</strong> confessions variées (musulmans,<br />

juifs, chrétiens, sabéens, zoroastriens…) ou athées,<br />

d’ethnies différentes (arabes, persans, turcs, berbères, ibériques…),<br />

obéissant à <strong>de</strong>s motivations diverses (intellectuelles,<br />

techniques, financières, commerciales…), prennent <strong>de</strong>s<br />

initiatives dans un contexte dynamique d’expansion. Ils<br />

s’approprient les connaissances <strong>de</strong> leurs prédécesseurs. Une<br />

fièvre <strong>de</strong> traductions se développe. Ce mouvement permet<br />

que s’épanouissent <strong>de</strong>s démarches complémentaires, voire<br />

contradictoires, exprimées dans la langue <strong>de</strong> communication<br />

savante : l’arabe. C’est ainsi que naît la « science en pays<br />

d’Islam ». Elle est profane et va beaucoup innover. En ce<br />

qui concerne l’optique, al-Kîndi (796-873) étudie, dans la<br />

filiation d’Archimè<strong>de</strong>, les « miroirs ar<strong>de</strong>nts ». Il ne s’intéresse<br />

plus à la vision, mais à cette lumière qui vient du soleil,<br />

échauffe, embrase, frappe l’œil : elle possè<strong>de</strong> une existence<br />

individuelle et matérielle digne d’étu<strong>de</strong>. Ibn Sahl (984)<br />

étudie l’embrasement par réfraction (sphères ar<strong>de</strong>ntes, lentilles).<br />

Ibn al-Haytham (965-1039) s’interroge explicitement<br />

sur la nature physique <strong>de</strong> la lumière : ne peut-on comparer<br />

la « plus petite <strong>de</strong>s lumières » à <strong>de</strong>s mobiles partant <strong>de</strong> la<br />

source et arrivant à l’œil après <strong>de</strong>s réflexions, réfractions… ?<br />

Pour répondre, il met au point une méthodologie nouvelle<br />

faite d’expériences, d’inductions, <strong>de</strong> raisonnements : c’est ce<br />

que nous appelons la métho<strong>de</strong> expérimentale. Et il démontre,<br />

au moyen <strong>de</strong> diaphragmes, <strong>de</strong> mires, <strong>de</strong> mesures d’angles,<br />

que la lumière se propage en lignes droites : il vérifie<br />

ainsi les propositions établies par la géométrie d’Eucli<strong>de</strong>. Il<br />

montre ensuite que l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> comportements d’une bille,<br />

qui rebondit ou traverse <strong>de</strong>s surfaces, avec la lumière, peut<br />

ainsi inférer une nature que nous dirions corpusculaire <strong>de</strong><br />

la lumière. Pour étudier son chemin dans l’œil, il utilise un<br />

dispositif analogique (<strong>de</strong>s sphères emplies d’eau), là où il ne<br />

peut étudier in vivo notre récepteur optique. L’œuvre d’Ibn<br />

al-Haytham est discutée dans l’espace islamique. Beaucoup<br />

<strong>de</strong> mathématiciens et <strong>de</strong> mécaniciens l’adoptent et la prolongent.<br />

Certains philosophes la refusent en ce qu’elle introduit<br />

l’expérience comme catégorie <strong>de</strong> la preuve logique, le<br />

mouvement en mathématiques.<br />

Lorsque Ibn al-Haytham construit son œuvre, <strong>de</strong>s changements<br />

commencent à se produire dans la chrétienté. Ils<br />

sont marqués par le développement <strong>de</strong>s villes. En leur sein<br />

45


LNA#51 / libres propos<br />

vivent <strong>de</strong> jeunes audacieux. Certains, tentés par le rayonnement<br />

et la richesse <strong>de</strong>s pays d’Islam, viennent s’y fixer,<br />

apprennent la langue <strong>culture</strong>lle, l’arabe, s’imprègnent <strong>de</strong>s<br />

savoirs rencontrés, traduisent <strong>de</strong>s manuscrits, s’approprient<br />

leurs contenus, reviennent dans les pays latins. Les communautés<br />

juives participent à cette appropriation : les unes sont<br />

parties prenantes <strong>de</strong> la civilisation islamique, les autres vivent<br />

en Occi<strong>de</strong>nt latin. Leurs relations « inter frontalières »<br />

favorisent la diffusion <strong>de</strong>s connaissances. Ce mouvement<br />

s’accentue avec la reconquête <strong>de</strong> la Sicile (1063) et <strong>de</strong> Tolè<strong>de</strong><br />

(1085). Les savoirs gréco-arabes arrivent massivement<br />

en chrétienté. Les traductions se multiplient. On introduit,<br />

dans la langue latine, <strong>de</strong>s mots qui n’y ont pas d’équivalent<br />

(alambic, alcali, alchimie, algèbre, borax, élixir, luth, rebec,<br />

zénith, zéro…). Ceci produit un changement <strong>de</strong> perspective.<br />

Il y a <strong>de</strong> nombreuses contradictions entre la Foi et les<br />

nouveaux savoirs. Il importe <strong>de</strong> les résoudre. Les voies pour<br />

le faire sont différentes : Pierre Abélard (1079-1142) effectue<br />

dans le Sic et Non le relevé <strong>de</strong>s contradictions apparentes,<br />

afin <strong>de</strong> soulever <strong>de</strong>s questions qui puissent être résolues<br />

par la dialectique 2 . Il s’appuie sur Aristote contre Platon.<br />

Son enseignement attire à<br />

Paris <strong>de</strong>s étudiants venant<br />

<strong>de</strong> toute l’Europe, masse<br />

qui entraînera la fondation<br />

<strong>de</strong>s Universités. Bernard<br />

<strong>de</strong> Clairvaux (1091-1153) s’oppose à Abélard et développe<br />

un mysticisme valorisant les sciences sacrées… Jean <strong>de</strong><br />

Salisbury (1115-1180), élève d’Abélard et <strong>de</strong> Guillaume <strong>de</strong><br />

Conches, bénéficiant un temps <strong>de</strong> l’appui <strong>de</strong> Bernard <strong>de</strong><br />

Clairvaux, développe un néoplatonisme et en vient à penser<br />

pour le seul plaisir <strong>de</strong> penser. Il aime à citer Bernard <strong>de</strong><br />

Chartres, qui aurait dit « Nous sommes comme <strong>de</strong>s nains juchés<br />

sur <strong>de</strong>s épaules <strong>de</strong> géants. Nous voyons plus <strong>de</strong> choses et <strong>de</strong><br />

plus éloignées que n’en voyaient les anciens, non par la pénétration<br />

<strong>de</strong> notre propre vue ou par l’élévation <strong>de</strong> notre taille, mais<br />

parce qu’ils nous soulèvent et nous exhaussent <strong>de</strong> toute leur<br />

stature gigantesque » 3 . Cette pério<strong>de</strong> débouche, au XIII ème siècle,<br />

sur une profon<strong>de</strong> remise en cause <strong>de</strong> tous les savoirs antérieurs.<br />

Elle se fera dès que les grands philosophes Ibn Sinâ<br />

(Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès) auront été traduits et<br />

étudiés. Avec ce <strong>de</strong>rnier, l’Occi<strong>de</strong>nt s’approprie un Aristote<br />

complet et débarrassé <strong>de</strong>s scories néo-platoniciennes dont les<br />

siècles l’avaient entouré. Une sagesse gréco-arabe vient remplacer<br />

la sagesse augustino-platonicienne antérieure mais <strong>de</strong><br />

façon originale, dans le respect <strong>de</strong>s mises en relations <strong>de</strong> la<br />

Foi et <strong>de</strong> la Raison, en poursuivant le débat sur les universaux,<br />

avec un enseignement s’appuyant sur le trivium et le<br />

quadrivium, enrichie <strong>de</strong> la disputatio, héritée d’Abélard. Les<br />

gran<strong>de</strong>s « Sommes » <strong>de</strong> Thomas d’Aquin, d’Albert le Grand,<br />

<strong>de</strong> Bonaventure, cathédrales intellectuelles du Moyen Âge,<br />

marqueront le dépassement <strong>de</strong>s traditions antérieures dans<br />

<strong>de</strong>s synthèses différentes entre elles.<br />

Influence persistante <strong>de</strong> Ibn al-Haytham : frontispice<br />

d’un livre <strong>de</strong> Witelo (Le « singe d’Alhazen ») imprimé<br />

à la Renaissance.<br />

En ce qui concerne la lumière, le XIII ème siècle s’approprie<br />

l’héritage d’Ibn al-Haytham (Alhazen). Jean <strong>de</strong> Meung,<br />

dans le Roman <strong>de</strong> la Rose, conseille aux clercs d’étudier son<br />

Traité <strong>de</strong>s Regards s’ils veulent comprendre l’optique. Mais,<br />

l’hypothèse <strong>de</strong> mobiles traversant un espace vi<strong>de</strong> d’Alhazen<br />

ne s’accor<strong>de</strong> pas avec le mon<strong>de</strong> plein d’Aristote, ni avec le<br />

2<br />

Abélard et Héloïse prénomment leur fils Astrolabe du nom <strong>de</strong> l’instrument<br />

emblématique <strong>de</strong> l’astronomie arabe.<br />

3<br />

Jean <strong>de</strong> Salisbury, Melalogicon, livre III, 1159.<br />

46


libres propos / LNA#51<br />

récit <strong>de</strong> la Genèse, où la lumière est séparée <strong>de</strong>s ténèbres le<br />

premier jour, tandis que les luminaires sont créés le quatrième.<br />

Robert Grossetête (1168-1253), évêque, théologien<br />

franciscain, bâtisseur d’une cathédrale, homme <strong>de</strong> science,<br />

va résoudre ces contradictions. Dieu, le premier jour, a créé<br />

un point <strong>de</strong> lumière, le lux, qui a la propriété <strong>de</strong> s’autopropager<br />

instantanément dans toutes les directions en créant<br />

l’espace et étendant la matière selon une vaste sphère, l’Univers.<br />

Comme nous l’a enseigné le juif Salomon ibn Gabirol<br />

(Avicebron), l’unité a engendré la tridimensionnalité. Arrivée<br />

à sa limite <strong>de</strong> ténuité, la sphère <strong>de</strong> l’Univers se rétracte<br />

vers le centre et donne la lumière efficiente, le lumen, qui<br />

con<strong>de</strong>nse la matière et l’informé, détermine la sphère terrestre.<br />

Suivent trois expansions suivies <strong>de</strong> contractions au cours<br />

<strong>de</strong>squelles sont formées les sphères <strong>de</strong>s éléments Eau, Air,<br />

Feu, qui entourent, dans cet ordre, la Terre. Une quatrième<br />

contraction con<strong>de</strong>nse les luminaires. Cette métaphysique<br />

<strong>de</strong> la lumière permet <strong>de</strong> définir <strong>de</strong>s courbes, <strong>de</strong>s droites,<br />

<strong>de</strong>s angles (géométrie) ; elle fait dériver le multiple <strong>de</strong> l’un<br />

(arithmétique). Les mathématiques sont essentielles dans<br />

la compréhension <strong>de</strong> la nature. Le lumen agit sur la peau<br />

(chaleur), sur l’œil (vision) : il se propage <strong>de</strong>s luminaires à<br />

notre corps dans un espace empli d’éther, comme le fait<br />

le son dans l’air, à la manière <strong>de</strong> petites vagues. Voici une<br />

première théorie vibratoire <strong>de</strong> la lumière. Thomas d’Aquin<br />

la combat au nom d’un Aristote revisité : la lumière, le lux,<br />

n’est pas <strong>de</strong> nature terrestre, mais céleste. Elle n’est pas <strong>de</strong><br />

notre mon<strong>de</strong>, elle ne se comporte pas <strong>de</strong> manière grossière.<br />

Dans tous les sens, il y a <strong>de</strong> la qualité et <strong>de</strong> la quantité. Dans<br />

la lumière, il n’y a que la qualité : elle ne se propage pas.<br />

Roger Bacon (1214-1294) pourfend Thomas et les faux prophètes.<br />

Il s’appuie sur Grossetête et sur la science expérimentale<br />

pour, dit-il, rétablir la sagesse révélée à Adam par Dieu,<br />

perdue lors du péché originel. Pour cela, il introduit l’expérience,<br />

spirituelle d’une part, sensible d’autre part, dans ses<br />

raisonnements. Witelo (1220-1286), moine Silésien vivant<br />

et travaillant dans la cité papale <strong>de</strong> Viterbe, préfère à cette<br />

conception celle <strong>de</strong> Ibn al-Haytham. Il est d’ailleurs affublé<br />

du sobriquet <strong>de</strong> singe d’Alhazen, mais un singe qui, s’il<br />

permet <strong>de</strong> donner <strong>de</strong>s bases quantitatives à l’optique latine<br />

médiévale, ne pratique pas l’expérimentation. Il utilise au<br />

mieux, comme tous ses précurseurs en Occi<strong>de</strong>nt, comme<br />

aussi Dietrich <strong>de</strong> Freiberg (1305) dans sa conception mystique<br />

<strong>de</strong> la lumière, la mesure <strong>de</strong>s observations effectuées.<br />

Tout se passe comme si, en passant en Occi<strong>de</strong>nt, quelque<br />

chose <strong>de</strong> fondamental dans la science en pays d’Islam s’était<br />

perdu : le recours à l’expérience. C’est que le souci principal<br />

<strong>de</strong>s intellectuels médiévaux est d’ordre métaphysique : ils ne<br />

ressentent pas le besoin <strong>de</strong> contact avec les artisans.<br />

Ce contact va se développer à la Renaissance, après le déclin<br />

<strong>de</strong>s civilisations islamique et médiévale. À la cour <strong>de</strong>s mécènes,<br />

là où s’élaborent maintenant les arts et les sciences, vivent<br />

artisans, architectes, peintres, sculpteurs, philosophes.<br />

Cette rencontre, en ce lieu, permet l’émergence d’une nouvelle<br />

manière <strong>de</strong> voir le mon<strong>de</strong>, initiée par les perspectivistes<br />

du Quattrocento et par un Marsile Ficin, nourri très tôt <strong>de</strong><br />

Platon, d’Avicenne et d’Averroès. C’est dans ce contexte que<br />

va naître la science <strong>de</strong>s mécènes. Celle-ci se dote <strong>de</strong> finalités<br />

pratiques. C’est alors avec les Francis Bacon, les Galilée<br />

que les savants mettent en pratique la science expérimentale<br />

dans la filiation <strong>de</strong> la « science arabe ». Un Kepler au XVII ème<br />

siècle fon<strong>de</strong> l’optique mo<strong>de</strong>rne dans un ouvrage qu’il intitule<br />

Paralipomè<strong>de</strong>s à Vitellion en hommage à son prédécesseur.<br />

Un Helvétius fait placer, sur le frontispice <strong>de</strong> ses<br />

Oeuvres complètes, les représentations d’Alhazen et <strong>de</strong> Galilée,<br />

un Galilée revêtu d’un turban, turban symbole encore<br />

en ce milieu du XVII ème siècle d’un savoir qui se constitue<br />

à la lumière <strong>de</strong> l’autre. Une nouvelle interculturalité permet<br />

que naisse alors la science classique, qui va aller plus loin,<br />

aller ailleurs…<br />

Pour en savoir plus :<br />

- Ahmed Djebbar, Une histoire <strong>de</strong> la science arabe, Paris, éd. Seuil,<br />

Points-Sciences, 2001.<br />

- Bernard Maitte, Histoire <strong>de</strong> l’arc-en-ciel, Paris, éd. Seuil, Science-<br />

Ouverte, 2005.<br />

- Bernard Maitte, <strong>La</strong> Lumière, Paris, éd. Seuil, Points-Sciences, rééd.<br />

2002.<br />

- Gérard Simon, Le regard, l’être et l’apparence dans l’optique <strong>de</strong> l’Antiquité,<br />

Paris, éd. Seuil, Des travaux, 1988.<br />

47


LNA#51 / libres propos<br />

L’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> : patrimoine universitaire<br />

et laboratoire <strong>de</strong> recherche en mécanique céleste<br />

Par Alain VIENNE<br />

Directeur <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong><br />

L<br />

’Observatoire <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> abrite un groupe<br />

d’enseignants-chercheurs en mécanique céleste. Ils participent<br />

notamment à l’élaboration <strong>de</strong>s éphéméri<strong>de</strong>s nationales<br />

qui, selon la loi du 7 messidor an III (25 juin 1795), sont<br />

sous la responsabilité du Bureau <strong>de</strong>s Longitu<strong>de</strong>s. L’histoire <strong>de</strong><br />

cet observatoire est complexe mais intimement liée à celle <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> : sans remonter aux chaires d’astronomie,<br />

qui existaient déjà au XIX ème siècle, l’observatoire, en tant<br />

que tel, existe <strong>de</strong>puis 1909 et a été déclaré « Observatoire <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> » par décret ministériel du 6 juillet 1912,<br />

mais son matériel scientifique n’a appartenu à l’université<br />

qu’en 1933, quand il a été déplacé <strong>de</strong> Hem à <strong>Lille</strong>. Je présenterai<br />

son histoire <strong>de</strong>puis sa fondation jusqu’à ses activités<br />

présentes. Nous nous rendrons ainsi compte <strong>de</strong> sa place dans<br />

le paysage régional et universitaire.<br />

<strong>La</strong> fondation <strong>de</strong> l’Observatoire<br />

Il y a un siècle, un riche industriel et négociant en tissus,<br />

à Roubaix, proposa à son fils un ca<strong>de</strong>au à l’occasion <strong>de</strong> sa<br />

majorité (21 ans à l’époque). Celui-ci, passionné d’astronomie,<br />

souhaitait un observatoire astronomique. C’est ainsi que<br />

l’Observatoire <strong>de</strong> Hem a été fondé. Cet heureux fils, Robert<br />

Jonckheere, a pu ainsi assouvir sa passion <strong>de</strong> l’astronomie et<br />

fit donc construire, à Hem, un grand observatoire digne <strong>de</strong>s<br />

observatoires nationaux <strong>de</strong> l’époque : lunette <strong>de</strong> 35 cm <strong>de</strong><br />

diamètre et <strong>de</strong> près <strong>de</strong> 6 m <strong>de</strong> long. On trouvait dans ce bâtiment<br />

une bibliothèque, <strong>de</strong>s bureaux, une station météorologique,<br />

une maison d’habitation.<br />

Très rapi<strong>de</strong>ment, <strong>de</strong>s contacts sont établis entre l’Observatoire<br />

<strong>de</strong> Hem, le Conseil Général du Nord et l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>.<br />

On y réalisait <strong>de</strong>s relevés météorologiques quotidiens. L’Observatoire<br />

participa aussi au service <strong>de</strong> l’heure et prit en charge<br />

les cours d’astronomie pratiques <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>. Pour<br />

ces services « d’utilité publique », l’Observatoire reçut <strong>de</strong>s subventions<br />

du Conseil Général du Nord. Ainsi, par délibération<br />

du Conseil <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> du 26 juin 1912, l’Observatoire<br />

a été rattaché à l’université. Robert Jonckheere vécut<br />

dans son observatoire où ont été employées quatre personnes<br />

à temps complet. Il y poursuivit <strong>de</strong>s observations astronomiques<br />

dans le domaine <strong>de</strong>s étoiles doubles qui lui permettront<br />

d’acquérir une renommée internationale.<br />

Cependant, après la Première Guerre mondiale et les difficultés<br />

économiques qui suivirent (dévaluation du franc, fermeture<br />

<strong>de</strong>s frontières économiques <strong>de</strong> l’Angleterre avec laquelle<br />

l’entreprise Jonckheere négociait presque exclusivement), Robert<br />

Jonckheere n’était plus en mesure <strong>de</strong> financer le fonctionnement<br />

et l’entretien <strong>de</strong> son observatoire. Après plusieurs<br />

années <strong>de</strong> négociation, il vendit ses équipements scientifiques<br />

à l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> en 1929.<br />

L’Observatoire <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>... à <strong>Lille</strong><br />

À cette époque, à la fin <strong>de</strong>s années 20 et au début <strong>de</strong>s années<br />

30, sous l’impulsion <strong>de</strong> Roger Salengro, Maire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>,<br />

le quartier <strong>de</strong> « <strong>Lille</strong>-Moulins » a été réaménagé. Le projet<br />

<strong>de</strong> réaménagement <strong>de</strong>vait répondre à la fois à une politique<br />

sociale et à une orientation scientifique. C’est dans ce cadre<br />

que furent construits notamment l’Institut <strong>de</strong> Mécanique<br />

<strong>de</strong>s Flui<strong>de</strong>s, l’Institut Denis Di<strong>de</strong>rot, l’École <strong>de</strong> plein air, le<br />

Jardin <strong>de</strong>s plantes et l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>. Ce <strong>de</strong>rnier allait<br />

recevoir les équipements scientifiques <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong><br />

Hem dont la gran<strong>de</strong> lunette faisait partie. L’Observatoire <strong>de</strong><br />

<strong>Lille</strong> a ainsi été inauguré le 8 décembre 1934.<br />

Malgré ses <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, Robert Jonckheere ne pouvait pas accé<strong>de</strong>r<br />

à un poste <strong>de</strong> chercheur dans ce nouvel établissement,<br />

faute <strong>de</strong> diplôme universitaire suffisant. Il part pour Marseille.<br />

Il effectua différents petits métiers. Pendant la Secon<strong>de</strong><br />

Guerre mondiale, il se fera connaître à l’Observatoire <strong>de</strong> Marseille<br />

où il <strong>de</strong>vint astronome professionnel à la fin du conflit<br />

et entra au CNRS. Il continua ses travaux et ses découvertes<br />

d’étoiles doubles. Il <strong>de</strong>vint rédacteur en chef du Journal <strong>de</strong>s<br />

Observateurs. À la fin <strong>de</strong> sa carrière, il a obtenu plusieurs prix<br />

scientifiques importants. Il a pris sa retraite en 1962 et s’est<br />

éteint le 27 juin 1974.<br />

Ainsi, si aujourd’hui encore un observatoire astronomique<br />

existe au nord <strong>de</strong> Paris, à <strong>Lille</strong>, c’est grâce à une volonté commune<br />

<strong>de</strong> la Mairie et <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>, et à l’opportunité<br />

d’acquérir un matériel scientifique déjà existant, construit au<br />

début du siècle <strong>de</strong>rnier par un astronome amateur passionné.<br />

Au niveau <strong>de</strong> l’université, cette volonté a été portée notamment<br />

par <strong>de</strong>s mathématiciens. Je pense à Albert Châtelet et<br />

Joseph Kampé <strong>de</strong> Fériet et au premier directeur <strong>de</strong> l’Observatoire<br />

<strong>de</strong> <strong>Lille</strong>, Charles Galissot (<strong>de</strong> 1934 à 1951). On sait<br />

peu <strong>de</strong> choses <strong>de</strong> lui et même <strong>de</strong> cette époque. <strong>La</strong> commission<br />

« histoire » <strong>de</strong> l’ « Association Jonckheere – Les Amis <strong>de</strong><br />

l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> » effectue <strong>de</strong>s recherches dans ce sens.<br />

Il y eut ensuite Vladimir Kourganoff, <strong>de</strong> 1952 à 1962. Né à<br />

48


libres propos / LNA#51<br />

Photos : Association Jonckheere/Les Amis <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong><br />

Moscou en 1912, il a mené <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s brillantes en France<br />

et l’étranger (Berkeley, Oslo...). Ses recherches allaient <strong>de</strong><br />

l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s intérieurs <strong>de</strong>s étoiles aux théories cosmologiques.<br />

Pierre Bacchus a ensuite été directeur <strong>de</strong> 1962 à 1986. Avant<br />

d’arriver à <strong>Lille</strong>, il était professeur à l’Observatoire <strong>de</strong> Strasbourg<br />

où, avec le professeur <strong>La</strong>croute, il a eu l’idée d’utiliser<br />

un satellite dans l’espace pour mesurer avec précision les<br />

déplacements angulaires <strong>de</strong>s étoiles. Cette idée est à l’origine<br />

du grand projet d’astrométrie international, la mission Hipparcos.<br />

Il a transmis, par sa personnalité et sa pédagogie très<br />

claire, le goût <strong>de</strong>s calculs astronomiques. J’invite le lecteur à<br />

lire, sur le site <strong>de</strong> l’association Jonckheere, l’hommage rendu<br />

par Luc Duriez, son étudiant et responsable <strong>de</strong> l’Observatoire<br />

<strong>de</strong> <strong>Lille</strong> <strong>de</strong> 1986 à 1989. Irène Stellmacher prit ensuite la<br />

direction jusqu’en 2003. Venant du « Service <strong>de</strong> Calcul » du<br />

« Bureau <strong>de</strong>s Longitu<strong>de</strong>s » 1 , elle a œuvré au rapprochement<br />

administratif <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> avec ce service. Ce<br />

rapprochement s’est fait d’autant plus naturellement que les<br />

astronomes <strong>de</strong> l’Observatoire travaillaient déjà à l’élaboration<br />

d’éphéméri<strong>de</strong>s.<br />

<strong>La</strong> science, <strong>de</strong>s étudiants et <strong>de</strong>s observations<br />

En effet, ces astronomes ont construit <strong>de</strong>s théories générales<br />

du mouvement <strong>de</strong>s planètes du système solaire (c’est-à-dire<br />

<strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> précision inférieure aux éphéméri<strong>de</strong>s publiées<br />

mais, en revanche, valables sur plusieurs millions d’années),<br />

<strong>de</strong>s théories <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong>s satellites naturels qui sont<br />

en orbite autour <strong>de</strong>s planètes Saturne et Jupiter. Plus généralement<br />

encore, leurs recherches s’inscrivent dans le domaine<br />

<strong>de</strong> la dynamique <strong>de</strong>s systèmes gravitationnels et <strong>de</strong> la planétologie<br />

dynamique : recherche <strong>de</strong> scénario <strong>de</strong> formation <strong>de</strong>s<br />

résonances, étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> marées <strong>de</strong>s corps considérés<br />

(et, donc, en lien avec leur structure comme la possibilité<br />

d’un océan interne dans Encela<strong>de</strong>), étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la dynamique<br />

à long terme <strong>de</strong>s comètes, processus <strong>de</strong> capture <strong>de</strong> satellites...<br />

Même si, en 2003, <strong>de</strong>s observations faites à l’Observatoire <strong>de</strong><br />

<strong>Lille</strong> ont été publiées dans la revue d’astronomie scientifique<br />

européenne (Astronomy & Astrophysics), la gran<strong>de</strong> lunette <strong>de</strong><br />

35 cm est moins utilisée pour la recherche que pour <strong>de</strong>s activités<br />

pédagogiques. Des cours d’astronomie sont enseignés,<br />

1<br />

Depuis 1998, ce service est l’ « Institut <strong>de</strong> Mécanique Céleste et <strong>de</strong><br />

Calcul <strong>de</strong>s Ephéméri<strong>de</strong>s », soit l’I.M.C.C.E, toujours sous l’égi<strong>de</strong> du<br />

Bureau <strong>de</strong>s Longitu<strong>de</strong>s.<br />

notamment pour les étudiants en licence <strong>de</strong> Physique et en<br />

licence <strong>de</strong> Mathématiques. Lorsque le ciel est dégagé, <strong>de</strong>s travaux<br />

pratiques sont organisés pour familiariser ces étudiants<br />

à l’observation <strong>de</strong>s astres à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la lunette. Depuis 1999,<br />

grâce à une convention entre le Forum Départemental <strong>de</strong>s<br />

Sciences et l’Université <strong>Lille</strong> 1, les astronomes amateurs <strong>de</strong><br />

la région Nord-Pas <strong>de</strong> Calais peuvent utiliser la lunette pour<br />

leurs propres observations sous la responsabilité d’un membre<br />

<strong>de</strong> l’équipe du planétarium du Forum Départemental <strong>de</strong>s<br />

Sciences. Enfin, l’association Jonckheere elle-même poursuit<br />

un programme d’observations scientifiques <strong>de</strong>s étoiles doubles,<br />

faisant revenir en quelque sorte la gran<strong>de</strong> lunette <strong>de</strong> l’Observatoire<br />

<strong>de</strong> <strong>Lille</strong> à « ses amours <strong>de</strong> jeunesse », puisque Robert<br />

Jonckheere en était véritablement amoureux !<br />

Ce texte a été écrit avec l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’Association Jonckheere –<br />

Les Amis <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>.<br />

- Conférence <strong>de</strong> l’association Jonckheere<br />

Robert Jonckheere<br />

et les origines <strong>de</strong> l’Observatoire <strong>de</strong> <strong>Lille</strong><br />

Par Jean-Clau<strong>de</strong> Thorel<br />

Jeudi 14 mai à 18h30 à l’<strong>Espace</strong> Culture<br />

- Conférences pilotées par l’AMA et le CARL<br />

De la poussière <strong>de</strong> comète dans les laboratoires<br />

Par Hugues Leroux<br />

Samedi 6 juin à 20h<br />

Promena<strong>de</strong> cosmique<br />

Par Yael Nazé<br />

Samedi 10 octobre à 20h<br />

À la Maison <strong>de</strong> l’Éducation Permanente - <strong>Lille</strong><br />

(Salle <strong>de</strong>s Congrès)<br />

Pour plus d’informations :<br />

- http://lal.univ-lille1.fr/<br />

- http://asso.jonckheere.free.fr/<br />

- http://asa3.univ-lille1.fr/spip/ASA_histoire/mathematiques/<br />

mathematiques.htm.<br />

49


LNA#51 / au programme / réflexion-débat<br />

Octobre 2008 – mai 2009<br />

Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong><br />

Cyc l e <strong>La</strong> g u e r r e<br />

u Prévenir et humaniser la <strong>guerre</strong>,<br />

est-ce possible ? Le cas du Vietnam<br />

Mardi 7 avril à 18h30<br />

Par Monique Chemillier-Gendreau,<br />

Professeur émérite <strong>de</strong> droit public et science<br />

politique, Université Paris Di<strong>de</strong>rot. Animée<br />

par Nabil El-Haggar, Vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>Lille</strong> 1, chargé <strong>de</strong> la Culture,<br />

<strong>de</strong> la Communication et du Patrimoine<br />

Scientifique.<br />

En 1945, les Nations Unies ont imaginé<br />

<strong>de</strong> prévenir la <strong>guerre</strong> par une interdiction<br />

du recours à la force. Celle-ci est<br />

un échec. Mais le droit humanitaire<br />

en cas <strong>de</strong> conflit armé, en dépit <strong>de</strong> ses<br />

développements, <strong>de</strong>meure tout aussi<br />

inefficace. Les injonctions normatives<br />

n’ont d’efficacité, et la violence ne recule<br />

entre les humains, que lorsqu’apparaît<br />

entre eux le sentiment d’appartenance<br />

à une communauté politique.<br />

Seul le sentiment <strong>de</strong> constituer une<br />

communauté politique universelle peut<br />

permettre à l’humanité <strong>de</strong> dominer la<br />

violence qui la submerge.<br />

(Cf. article p. 4-5).<br />

u Guerre et paix<br />

Mardi 26 mai à 18h30<br />

Par Jean-Marc Ferry, Philosophe, professeur<br />

à l’Université Libre <strong>de</strong> Bruxelles<br />

en science politique et en philosophie<br />

morale, docteur honoris causa <strong>de</strong> l’Université<br />

<strong>de</strong> <strong>La</strong>usanne, Suisse. Animée par<br />

Jean-Marie Breuvart, Philosophe.<br />

Des sources morales <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong> et l’idée<br />

d’une éthique reconstructive comme<br />

philosophie pratique <strong>de</strong>s relations internationales<br />

S’il existe un lien interne entre l’intériorisation<br />

<strong>de</strong>s droits fondamentaux et<br />

l’expérience historique <strong>de</strong>s luttes à mort<br />

pour la reconnaissance, alors la violation<br />

non cynique du Droit, celle qui<br />

s’appuie sur la conviction <strong>de</strong> son bon<br />

droit, indiquerait que l’expérience tirée<br />

<strong>de</strong>s guer res antérieures n’aurait pas été<br />

menée à bien. 
Doit-on continuer <strong>de</strong><br />

s’en remettre à la <strong>guerre</strong> pour mettre<br />

au repos la dialectique <strong>de</strong> la lutte, <strong>de</strong><br />

sorte qu’un jour advienne le Droit ? Ou<br />

pourrait-on <strong>de</strong>vancer la <strong>guerre</strong> sur la<br />

voie d’une éthique reconstructive travaillant<br />

sur les traces <strong>de</strong> la reconnaissance<br />

manquée ?<br />

(Cf. article p. 6 à 9).<br />

Remerciements à Youcef Boudjemai, Jean-Marie<br />

Breuvart, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Robert<br />

Gergon<strong>de</strong>y, Jacques Lemière, Patrick Picouet, Jean-<br />

François Rey et Frédéric Worms pour leur participation<br />

à l’élaboration <strong>de</strong> ce cycle.<br />

Cyc l e L’e s pa c e<br />

u Le cubisme : invention d’un nouvel<br />

espace plastique<br />

Mardi 14 avril à 18h30<br />

Par Nathalie Poisson-Cogez, Docteur<br />

en histoire <strong>de</strong> l’art contemporain, chargée<br />

<strong>de</strong> cours à l’Université Charles <strong>de</strong> Gaulle -<br />

<strong>Lille</strong> 3, membre associé du Centre d’Étu<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>s Arts Contemporains (CEAC) - <strong>Lille</strong> 3.<br />

Au début du XX ème siècle, le cubisme<br />

confirme la remise en cause <strong>de</strong> la représentation<br />

traditionnelle <strong>de</strong> l’espace.<br />

<strong>La</strong> conception albertienne du tableau<br />

comme « fenêtre ouverte » et l’usage<br />

<strong>de</strong> la perspective sont abandonnés. <strong>La</strong><br />

décomposition en facettes <strong>de</strong> l’objet, la<br />

fusion fond/forme et l’introduction <strong>de</strong><br />

nouveaux matériaux attestent du respect<br />

<strong>de</strong> la bidimensionnalité du support. Les<br />

artistes proposent une traduction nouvelle<br />

<strong>de</strong> l’espace tridimensionnel en offrant<br />

une vision simultanée <strong>de</strong> la réalité.<br />

Dès lors, les concepts <strong>de</strong> mouvement et<br />

<strong>de</strong> temps révèlent l’invention d’un nouvel<br />

espace plastique.<br />

(Cf. article p. 10 à 12).<br />

Remerciements à Rudolf Bkouche, Jean-Marie<br />

Breuvart, Alain Cambier, Rémi Franckowiak, Robert<br />

Gergon<strong>de</strong>y, Hugues Leroux, Bernard Maitte, Bernard<br />

Pourprix, Alain Vienne et Georges Wlodarczak pour<br />

leur participation à l’élaboration <strong>de</strong> ce cycle.<br />

Cyc l e À p r o p o s d e l a s c i e n c e<br />

u Les expérimentations « in silico »<br />

Mardi 19 mai à 18h30<br />

Par Jean-Gabriel Ganascia, Professeur à<br />

l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI)<br />

et directeur <strong>de</strong> l’équipe ACASA (Agents<br />

Cognitifs et Apprentissage Symbolique<br />

Automatique) du LIP6 (<strong>La</strong>boratoire d’Informatique<br />

<strong>de</strong> Paris 6). Animée par Jean-<br />

Paul Delahaye, Professeur d’informatique<br />

à l’Université <strong>Lille</strong> 1, <strong>La</strong>boratoire d’Informatique<br />

Fondamentale <strong>de</strong> <strong>Lille</strong>.<br />

À la fin <strong>de</strong>s années 80, les biologistes<br />

ont inventé un nouvel idiome latin<br />

pour désigner les expérimentations<br />

réalisées sur ordinateurs : on les qualifie<br />

d’expériences « in silico » parce<br />

qu’elles ne sont effectuées ni sur les<br />

êtres vivants, comme les expériences<br />

« in vivo », ni dans <strong>de</strong>s tubes à essai<br />

<strong>de</strong> verre, comme les expériences « in<br />

vitro », mais sur les puces <strong>de</strong> silicium<br />

qui constituent le cœur <strong>de</strong>s ordinateurs.<br />

Ces expériences « in silico » ont<br />

donc lieu virtuellement, sans toucher<br />

leur objet d’investigation, mais sur<br />

une représentation abstraite <strong>de</strong> ces<br />

objets…<br />

(Cf. article p. 18-19).<br />

Remerciements à Rudolf Bkouche, Jean-Paul Delahaye,<br />

Gilles Denis, Hugues Leroux, Robert Locqueneux,<br />

Bernard Maitte, Bernard Pourprix, Bernard Van<strong>de</strong>nbun<strong>de</strong>r,<br />

Alain Vienne et Georges Wlodarczak<br />

pour leur participation à l’élaboration <strong>de</strong> ce cycle.<br />

50


au programme / reportages d'actualité / LNA#51<br />

Festival International du Grand Reportage d’Actualité<br />

et du Documentaire <strong>de</strong> Société<br />

Le FIGRA hors les murs<br />

Jeudi 2 avril<br />

Entrée gratuite<br />

En partenariat avec Radio Campus<br />

L’<strong>Espace</strong> Culture, partenaire associé du FIGRA 2009<br />

(16 ème édition), propose une après-midi consacrée au<br />

grand reportage d’actualité et au documentaire <strong>de</strong> société.<br />

Un génoci<strong>de</strong> à huis clos<br />

16h/ projections autour <strong>de</strong>s thèmes au programme <strong>de</strong>s<br />

Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : « <strong>La</strong> <strong>guerre</strong> » et « L’espace »<br />

u Un génoci<strong>de</strong> à huis clos (A secret Genoci<strong>de</strong>)<br />

De Alexandre Dereims - 52mn - France<br />

Image : Alexandre Dereims - Montage : Alexandre Dereims<br />

Prod : Première Nouvelle<br />

300 000 réfugiés Karens survivent au cœur <strong>de</strong> la jungle<br />

birmane. Victimes d’une persécution perpétrée par la junte<br />

militaire birmane, les combattants <strong>de</strong> la KNLA mènent<br />

leur lutte à armes inégales. Un nouveau génoci<strong>de</strong> se prépare<br />

dans cette région du mon<strong>de</strong>.<br />

Mention Spéciale du Jury (2007).<br />

u Les enfants <strong>de</strong> la baleine<br />

De Frédéric Tonolli – 52mn – France<br />

Image : Frédéric Tonolli - Montage : Caroline Chomicky<br />

Co-prod : Mano a Mano, Tatou France, FX avec la participation<br />

<strong>de</strong> France 3<br />

<strong>La</strong> vie et la mort d’un peuple, les Tchoutch, qui vivent sur<br />

la presqu’île d’Ouelen dans le cercle arctique, à l’autre bout<br />

du mon<strong>de</strong>. Ils sont là <strong>de</strong>puis toujours, partagent leurs peines,<br />

leurs drames, leurs chasses, leurs pêches et le quotidien<br />

extrême <strong>de</strong>s grands froids…<br />

Prix <strong>de</strong> la meilleure image (2008).<br />

18h30/ projection d’un film primé au FIGRA 2009,<br />

suivie d’une rencontre-débat avec le réalisateur ou l’un<br />

<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> l’équipe du film<br />

Les enfants <strong>de</strong> la baleine<br />

51


LNA#51 / au programme / spectacle vivant<br />

Jeudi 9 avril<br />

À Corps Perdus<br />

investit tout l’<strong>Espace</strong><br />

Culture le temps d’une soirée <strong>de</strong> 5 ou 6<br />

petites formes à la croisée du théâtre, <strong>de</strong> la<br />

danse, <strong>de</strong> la vidéo, <strong>de</strong> la performance.<br />

à 19h,<br />

Par À corps perdus / groupe <strong>de</strong> la compagnie<br />

Les Tambours Battants<br />

Mise en scène : Grégory Cinus<br />

Entrée gratuite sur réservation<br />

(30 personnes par représentation)<br />

52<br />

Des petites formes sur le thème <strong>de</strong> la <strong>guerre</strong>…<br />

Que dire sur la « <strong>guerre</strong> » ? Qu’on est contre ? Certes…<br />

Quand tous les discours sont délavés à force d’être repassés.<br />

Quand toutes les analyses finissent par vi<strong>de</strong>r l’horreur <strong>de</strong> son contenu.<br />

Quand l’Histoire n’en finit plus <strong>de</strong> bégayer les mêmes erreurs.<br />

Que reste-t-il à dire ?<br />

Alors, s’il n’y a plus rien à dire, espérons qu’il reste encore beaucoup<br />

à ressentir.<br />

Insinuons-nous dans les entrailles du monstre, laissons-nous gui<strong>de</strong>r<br />

à travers les univers horriblement poétiques d’un mon<strong>de</strong> en état <strong>de</strong><br />

<strong>guerre</strong> permanent.<br />

Un sniper qui danse sur un toit,<br />

Un fossoyeur qui creuse une tombe sous la lune,<br />

Un soldat blessé et un fantôme…<br />

À corps perdus vous invite à une bala<strong>de</strong> en terrain miné.<br />

et 21h<br />

Dans le cadre <strong>de</strong> « (L)armes », À corps perdus propose un stage pluridisciplinaire à<br />

la Makina (Hellemmes) du 11 au 15 avril (3 jours pleins et 2 soirées).<br />

20h<br />

Pour plus <strong>de</strong> renseignements,<br />

contactez-nous au<br />

03 20 42 05 03 ou contact@<br />

tamboursbattants.org<br />

www.tamboursbattants.org


au programme / lecture / danse / LNA#51<br />

© Christo Gonçalves<br />

Les carnets du caporal B...<br />

Lundi 25 mai à 19h<br />

Entrée gratuite sur réservation<br />

Par Jean Maximilien Sobocinski<br />

Cette lecture sera l’occasion <strong>de</strong> découvrir les carnets <strong>de</strong><br />

<strong>guerre</strong> <strong>de</strong> Louis Barthas, œuvre majeure <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>.<br />

Pour certains, le XX ème siècle commença avec cette <strong>guerre</strong>,<br />

la première <strong>guerre</strong> qui <strong>de</strong>viendra mondiale. Que l’on<br />

voulait la <strong>de</strong>rnière.<br />

Il fallait se battre pour qu’il en soit ainsi. Mensonges.<br />

Ils étaient pour la plupart jeunes, 17, 18, 19 ans, parfois 30<br />

et plus.<br />

Inconscients pour certains, trop conscients pour d’autres.<br />

Ils faisaient toutes sortes <strong>de</strong> métiers dans le civil, garçons<br />

<strong>de</strong> café, coiffeurs, instituteurs, ouvriers agricoles, tonnelier<br />

pour Barthas.<br />

Ils étaient célibataires ou avaient une femme qui les attendait.<br />

Pour les célibataires, on inventa les marraines <strong>de</strong> <strong>guerre</strong> pour<br />

que le poilu puisse écrire et avoir, <strong>de</strong> temps à autre, un courrier<br />

en retour. Pour les hommes qui écrivaient à leurs épouses,<br />

à leurs proches, certains ont éprouvé le besoin <strong>de</strong> faire gar<strong>de</strong>r<br />

ces écrits. Gar<strong>de</strong>r trace <strong>de</strong> ces traces, <strong>de</strong> ces blessures qui font<br />

mal pendant <strong>de</strong>s années, gar<strong>de</strong>r ces mots écrits dans le froid,<br />

dans la boue, sous un soleil trop chaud.<br />

Très vite, les poilus ont compris que cette <strong>guerre</strong> allait durer :<br />

on leur <strong>de</strong>manda <strong>de</strong> creuser, <strong>de</strong> s’enterrer, <strong>de</strong> se terrer. Ils<br />

savaient qu’il y aurait beaucoup <strong>de</strong> sacrifices humains.<br />

Alors, il fallait écrire, consigner, rapporter pour ne pas dénaturer<br />

l’horreur <strong>de</strong> cette <strong>guerre</strong>, se rappeler les o<strong>de</strong>urs, la<br />

fatigue, la peur, la franche camara<strong>de</strong>rie entre poilus, le partage,<br />

la générosité, l’absence <strong>de</strong> haine <strong>de</strong> l’ennemi, la fraternisation<br />

avec l’ennemi pour certains.<br />

Après la <strong>guerre</strong>, ceux qui ont écrit ont parfois, dès leur retour,<br />

retranscrit leurs notes, leurs lettres et cartes postales,<br />

leurs carnets. Barthas est un poilu à carnets.<br />

<strong>La</strong> ruine <strong>de</strong>s choses<br />

Lundi 25 mai à 20h<br />

Entrée gratuite sur réservation<br />

Pièce courte pour danseuse, film d’animation et toile<br />

enneigée<br />

Sarah Gonçalves - Marie Miranda - Hélène Defromont<br />

Par la Compagnie Osmon<strong>de</strong><br />

En partenariat avec la Compagnie Double Accroche<br />

Sur scène, un jeune soldat. Ou presque. Une danseuse<br />

habillée <strong>de</strong> blanc, ses vêtements souillés par la terre qui recouvre<br />

le plateau. Le spectacle s’ouvre sur ce qui pourrait<br />

être un premier combat, sous le feu <strong>de</strong>s bombar<strong>de</strong>ments.<br />

Quoi <strong>de</strong> plus vivant qu’un corps <strong>de</strong> chair et <strong>de</strong> sang, pour redonner<br />

vie quelques instants aux émotions d’un soldat.<br />

<strong>La</strong> danseuse s’anime, vit sur scène le corps à corps avec la terre,<br />

la peur, la mort.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> revivre, avec elle et la projection du film d’animation<br />

qui l’accompagne, ce qu’a pu être vivre la <strong>guerre</strong> à 20 ou<br />

30 ans.<br />

Avec ce spectacle, nous souhaitons évoquer les soldats français<br />

qui ont servi entre 1914-1918, en offrant notre vision <strong>de</strong> l’histoire,<br />

<strong>de</strong> ce que nous avons ressenti en cherchant à connaître ce<br />

qu’ils ont vécu.<br />

Pour ne pas oublier. Pour donner vie à un regard, celui <strong>de</strong>s<br />

arrières petit-fils <strong>de</strong> poilus, maintenant que les <strong>de</strong>rniers survivants<br />

se sont éteints.<br />

Pour la mémoire <strong>de</strong> leur souffrance.<br />

Nous proposons une vision d’artistes, car l’art comme la<br />

mémoire nous semble faire partie <strong>de</strong> l’âme humaine.<br />

Nous voulons, par le biais <strong>de</strong> notre spectacle, sensibiliser le<br />

spectateur à un sujet difficile, qui peut paraître lointain au<br />

premier abord.<br />

Or, la <strong>guerre</strong> reste un fait quotidien dans notre mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne<br />

et « civilisé ».<br />

53


LNA#51 / au programme / pratiques artistiques<br />

Pratiques artistiques<br />

THÉÂTRE<br />

Direction :<br />

Jean-Maximilien Sobocinski<br />

Lundi 6 avril à 19h30<br />

Entrée libre<br />

À partir d’une série <strong>de</strong> témoignages<br />

Nous avons durant notre atelier tenté<br />

<strong>de</strong> rendre cette parole,<br />

cette parole universelle<br />

qui parle <strong>de</strong>s souffrances<br />

<strong>de</strong>s craintes<br />

et parfois <strong>de</strong> la vie... après<br />

Mais comme chaque fois il ne fallait<br />

pas oublier l’intérêt <strong>de</strong> notre atelier<br />

qui est avant toute chose un lieu où<br />

l’on vient pour se rencontrer<br />

et pratiquer chacun à notre niveau<br />

avec nos qualités<br />

nos absences<br />

se confronter à l’autre pour faire le<br />

plus simplement possible du théâtre<br />

Mais gar<strong>de</strong>r une exigence... toujours<br />

mais ne pas oublier le plaisir du texte<br />

et <strong>de</strong>s rencontres<br />

Alors encore une fois partageons ce<br />

<strong>de</strong>rnier atelier <strong>de</strong> la saison avec vous<br />

Avec Darima Ab<strong>de</strong>rahmane, Floriane<br />

Batot, Alexendra Bucholc, Allan Cabaret,<br />

Arnaud Cleenewerck, Nicolas<br />

Courtois, Dorothée Descamps, Mathieu<br />

Dumoutier, Eléonore Gatta,<br />

Thierry Holtzapffel, Morgane Lozach,<br />

Aboudiou Salawou, Anne Simon, Marc<br />

Tounsi-Goffin.<br />

CONCERTS<br />

Workshop acoustique<br />

Mardi 12 mai à 18h30<br />

Direction : Olivier Benoit<br />

Entrée libre<br />

Le travail avec le workshop acoustique<br />

se poursuit cette année avec une percussionniste.<br />

L’orchestre approfondit les<br />

expériences sur l’improvisation débutées<br />

l’année <strong>de</strong>rnière. <strong>La</strong> musique est le<br />

reflet <strong>de</strong> la personnalité <strong>de</strong>s musiciennes<br />

qui, peu à peu, font <strong>de</strong>s choix sur ce<br />

qu’elles aiment entendre et élaborent un<br />

langage tout à fait personnel, signe <strong>de</strong><br />

maturation.<br />

Workshop électrique<br />

Mercredi 13 mai à 12h30<br />

Direction : Olivier Benoit<br />

Entrée libre<br />

Le workshop électrique est composé<br />

uniquement <strong>de</strong> nouveaux musiciens.<br />

Sans batterie, le répertoire est apaisé, la<br />

musique plus mélodique que ces <strong>de</strong>rnières<br />

années.<br />

Seront notamment jouées <strong>de</strong>s pièces<br />

écrites pour un ensemble franco-vietnamien<br />

qui a publié un disque l’année<br />

<strong>de</strong>rnière sur le label circum-disc.<br />

En concert à la Malterie les 30 avril et<br />

1 er mai à 20h45.<br />

EXPOSITION<br />

PHOTOGRAPHIQUE<br />

Direction : Antoine Petitprez et<br />

Philippe Timmerman<br />

Du 18 mai au 24 juillet<br />

Entrée libre<br />

Vernissage le 18 mai à 18h<br />

<strong>La</strong> photographie peut-elle être considérée<br />

comme l’autoportrait <strong>de</strong> son<br />

auteur ?<br />

Telle est la question qui fut posée aux<br />

participants cette année. Pour le photographe<br />

américain Robert Adams,<br />

l’image photographique nous en dit<br />

autant sur la personne qui tient l’appareil<br />

que sur ce qui est <strong>de</strong>vant l’objectif.<br />

Selon Serge Tisseron : « […] tout photographe<br />

est préoccupé par sa présence<br />

dans ses images 1 ». En effet, la photographie<br />

cristallise l’ensemble <strong>de</strong>s décisions<br />

qui ont poussé l’auteur à capturer<br />

une image à un moment précis.<br />

Ainsi, qu’elle soit réelle ou non, la présence<br />

<strong>de</strong> l’auteur constitue, <strong>de</strong> près ou<br />

<strong>de</strong> loin, l’image photographique.<br />

Par le choix <strong>de</strong>s images présentées sous<br />

la forme d’une exposition, chaque participant<br />

s’est engagé à formuler un propos<br />

artistique sur sa propre présence dans<br />

ses images.<br />

1<br />

Tisseron S., Le mystère <strong>de</strong> la chambre claire<br />

- photographie et inconscient, éd. Les Belles Lettres,<br />

Archimbaud, 1996, p. 49.<br />

Intervention du workshop électrique<br />

dirigé par Olivier Benoit.<br />

Jérôme Champavere<br />

Elsa Ficquet<br />

54


au programme / pratiques artistiques / LNA#51<br />

ÉCRITURE<br />

Direction : François Fairon<br />

Lundi 18 mai à 18h<br />

Entrée libre<br />

Météo à la manière <strong>de</strong> Raymond<br />

Queneau (Exercices <strong>de</strong> style)<br />

- Samedi, alors je vous dis. Le ciel repeindra<br />

la faça<strong>de</strong> atlantique.<br />

- Moi, c’est jeudi seulement qui m’intéresse<br />

!<br />

- Moi, grand chef Météo, et moi fais ce<br />

que ça me dit. Alors samedi, l’éclair si si<br />

dans la matinée sur la PACA, et sur le<br />

SUMACE.<br />

- J’en ai marre dis ! Moi, c’est jeudi que<br />

j’dis.<br />

- Moi, grand chef Météo, Je dis : samedi,<br />

évacuation <strong>de</strong>s nuages vers l’allée Magne<br />

et le franc Soleil s’imposera même si le<br />

coeur n’y est pas. Le roi est mort, Vive<br />

l’empereur ! et versa-vice…<br />

- Et dimanche, alors ?<br />

- Dimanche est un jour du mois qui<br />

ne se travaille pas encor’ !..<br />

MM<br />

Texte rédigé à partir d’un bulletin météo<br />

paru dans Le Mon<strong>de</strong> en s’inspirant du roman<br />

« Exercices <strong>de</strong> style » <strong>de</strong> Raymond Queneau<br />

en choisissant le style <strong>de</strong> l’insolence.<br />

Stéréotype actuel : acceptation <strong>de</strong> la<br />

disparition <strong>de</strong>s communautés humaines.<br />

Non reconnaissance <strong>de</strong>s <strong>culture</strong>s<br />

à peine visibles, négation <strong>de</strong>s personnalités<br />

individuelle et familiale. Suggestion<br />

insidieuse qu’il est plus important<br />

d’être Français plutôt qu’homme<br />

et femme. Informatisation autoritaire<br />

<strong>de</strong> toutes les langues, actes barbares,<br />

émergences <strong>de</strong> constructions génétiques<br />

entraînant <strong>de</strong>s dérives mortifères.<br />

Seule autorisée une i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong><br />

papier, aucun secret possible.<br />

FG<br />

Texte issu d’un logo-rallye ou série <strong>de</strong> mots imposés<br />

en s’inspirant d’un extrait du livre « Les<br />

i<strong>de</strong>ntités meurtrières » d’Amin Maalouf.<br />

DANSE<br />

Impromptus dansés<br />

Atelier danse États <strong>de</strong> corps animé<br />

par Alice Lefranc-Bette<br />

Cie Carapacine<br />

Du 27 au 30 mai<br />

(dates et horaires à préciser)<br />

Entrée libre<br />

Présentation d’extraits <strong>de</strong> la création<br />

en cours « <strong>La</strong>m » et rendu, par les participants<br />

à l’atelier, du travail mené au<br />

cours <strong>de</strong> cette saison : expérimentations<br />

d’états <strong>de</strong> corps, improvisations<br />

itinérantes dans l’<strong>Espace</strong> Culture.<br />

STAGES DE MIME CORPOREL<br />

DRAMATIQUE<br />

Par la Compagnie du Théâtre<br />

Diagonale : Esther Mollo, Amalia<br />

Modica et Nicolas Madrecki.<br />

Stage 1 : « du texte au mouvement »<br />

D’après <strong>de</strong>s extraits <strong>de</strong><br />

« <strong>La</strong> nuit remue » <strong>de</strong> H. Michaux<br />

Samedi 4 avril <strong>de</strong> 15h à 18h<br />

Dimanche 5 avril <strong>de</strong> 10h à 14h<br />

Tarif stage : 100 euros et 15 euros<br />

d’adhésion<br />

Tarif exceptionnel : 160 euros les 2<br />

stages et 15 euros d’adhésion<br />

Ce texte est utilisé comme base dramaturgique<br />

<strong>de</strong> la composition <strong>de</strong>s<br />

actions : une matière à façonner pour<br />

créer l’objet théâtral et parcourir le<br />

chemin qui <strong>de</strong> la page écrite mène à<br />

la scène, en le transformant en actions,<br />

en images, en sons, et surtout en soustexte<br />

du jeu corporel <strong>de</strong>s acteurs.<br />

Stage 2 : danse avec Éric Skieffrate<br />

Samedi 18 avril <strong>de</strong> 15h à 18h<br />

Dimanche 19 avril <strong>de</strong> 10h à 14h<br />

Tarif stage : 100 euros<br />

et 15 euros d’adhésion.<br />

Tarif exceptionnel : 160 euros les 2<br />

stages et 15 euros d’adhésion.<br />

Approche du corps dans sa globalité.<br />

Travail au sol, <strong>de</strong> placement technique,<br />

déplacement libre, travail avec un objet<br />

tiers, étu<strong>de</strong> d’une variation chorégraphique…<br />

En fin <strong>de</strong> stage : mini<br />

atelier chorégraphique à thème, sorte<br />

<strong>de</strong> « laboratoire » où un état <strong>de</strong> danse<br />

pourra être expérimenté, approfondi,<br />

transformé.<br />

Inscription et infos : Théâtre Diagonale<br />

03 20 92 15 86 / 06 83 45 37 66<br />

theatre.diagonale@free.fr<br />

www.theatrediagonale.com<br />

55


A g e n d a<br />

Retrouvez le détail <strong>de</strong>s manifestations sur notre site : www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong> ou dans « l’in_edit » en pages<br />

centrales. L’ ensemble <strong>de</strong>s manifestations se déroulera à l’<strong>Espace</strong> Culture <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> <strong>Lille</strong> 1.<br />

*Pour ce spectacle, le nombre <strong>de</strong> places étant limité, il est nécessaire <strong>de</strong> retirer préalablement vos entrées libres à l’<strong>Espace</strong> Culture (disponibles un mois avant les manifestations).<br />

Avril, mai, juin 2009<br />

Jeudi 2 avril 16h Le FIGRA hors les murs : reportages d’actualité « Un génoci<strong>de</strong> à huis clos »,<br />

« Les enfants <strong>de</strong> la baleine », prix du FIGRA 2009 et rencontre-débat avec le réalisateur<br />

18h30 Question <strong>de</strong> sens : Cycle « Chemins d’humanisation » « Le droit à une santé sexuelle,<br />

quels défis en université ?
 » avec Nadia Flicourt et Isabel De Penanster<br />

Les 4 et 5 avril Stage <strong>de</strong> mime corporel dramatique : « du texte au mouvement »<br />

par la Cie du Théâtre Diagonale<br />

Lundi 6 avril 19h30 Atelier théâtre<br />

Les 7 et 14 avril 14h30 Conférences <strong>de</strong> l’UTL<br />

Mardi 7 avril 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « <strong>La</strong> <strong>guerre</strong> » « Prévenir et humaniser la <strong>guerre</strong>,<br />

est-ce possible ? Le cas du Vietnam » par Monique Chemillier-Gendreau<br />

Jeudi 9 avril 19h / 20h / 21h Spectacle vivant : « (L)armes » par À corps perdus *<br />

Mardi 14 avril 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « L’espace » « Le cubisme : invention d’un nouvel<br />

espace plastique » par Nathalie Poisson-Cogez<br />

Les 18 et 19 avril Stage <strong>de</strong> mime corporel dramatique : « danse avec Éric Skieffrate »<br />

par la Cie du Théâtre Diagonale<br />

Les 5, 12 et 19 mai 14h30 Conférences <strong>de</strong> l’UTL<br />

Mardi 12 mai 18h30 Concert Workshop acoustique<br />

Mercredi 13 mai 12h30 Concert Workshop électrique<br />

Lundi 18 mai 18h Atelier écriture<br />

Du 18 mai au 24 juillet Exposition Atelier photographie - Vernissage le 18 mai à 18h<br />

Mardi 19 mai 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « À propos <strong>de</strong> la science » « Les expérimentations<br />

‘in silico’ » par Jean-Gabriel Ganascia<br />

Lundi 25 mai 19h Lecture « Les carnets du caporal B… » par Jean-Maximilien Sobocinski *<br />

20h Danse « <strong>La</strong> ruine <strong>de</strong>s choses » par le Cie Osmon<strong>de</strong> *<br />

Mardi 26 mai 18h30 Ren<strong>de</strong>z-vous d’Archimè<strong>de</strong> : Cycle « <strong>La</strong> <strong>guerre</strong> » « Guerre et paix »<br />

par Jean-Marc Ferry<br />

Du 27 au 30 mai<br />

Atelier danse États <strong>de</strong> corps<br />

<strong>Espace</strong> Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq<br />

Du lundi au jeudi <strong>de</strong> 11h à 18h et le vendredi <strong>de</strong> 10h à 13h45<br />

Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59<br />

www.univ-lille1.fr/<strong>culture</strong> - Mail : ustl-cult@univ-lille1.fr

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