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dossier<br />
* Sorte d’atlas routier en ligne.<br />
1 Malcom Gladwell, « Why the revolution<br />
will not be tweeted », in The New Yorker,<br />
4 octobre 2010. http://www.newyorker.<br />
com/reporting/2010/10/04/101004fa_<br />
fact_gladwell ? currentPage=all<br />
Une souris comme arme<br />
de résistance<br />
Pierre Schonbrodt<br />
Sur avaaz.org, les ambitions sont mondiales. Le site au<br />
slogan « Le monde en action » a récemment lancé une<br />
pétition contre l’usage des néonicotinoïdes, du nom de<br />
ce nouveau pesticide qui est à la base « du déclin catastrophique<br />
des populations d’abeilles », peut-on lire. Un<br />
sous-titre précise : « Le tollé doit être planétaire » et les<br />
auteurs du site ont la ferme intention de franchir le cap<br />
des 1 250 000 signataires.<br />
Autre rendez-vous mondial sur la toile activiste, le<br />
groupe « Free Iran » sur Facebook comptant plus de<br />
34 000 membres ! Près de 7 330 personnes ont de leur<br />
côté rejoint le groupe « Un cri pour refuser l’horreur » qui<br />
plane sur Sakineh.<br />
Enfin, en Tunisie, les blogs et autres médias sociaux<br />
ont joué un rôle déterminant. La révolution du jasmin a<br />
par exemple pu compter sur le blogueur Slim Amamou.<br />
Ses abonnés avaient appris sa disparition début janvier.<br />
Mais ce petit génie de l’informatique avait pu, à l’insu du<br />
pouvoir, donner tout de même un signe de vie capital :<br />
en téléchargeant une application sur le Web, ses abonnés<br />
avaient pu visualiser l’activiste de Tunis sur Mappy*.<br />
Ils ont donc découvert que Slim Amamou était en fait<br />
« coincé » dans le bâtiment du ministère de l’Intérieur.<br />
Depuis, on a appris sa libération après quatre jours de<br />
torture et… sa nomination comme ministre de la jeunesse<br />
et des sports du gouvernement de transition.<br />
Sur la toile, l’activisme ne s’est donc jamais aussi bien<br />
porté et on ne compte plus les pétitions, blogs et autres<br />
groupements d’internautes fermement décidés à défendre<br />
l’une ou l’autre cause. Mais la portée de ce nouvel<br />
engagement est loin d’être aussi évidente. « Est-ce que<br />
pour autant Internet va contribuer à augmenter le degré<br />
d’esprit militant de la population ? », se demande Alain<br />
Gerlache, journaliste à la RTBF et fin connaisseur des<br />
nouveaux médias. « Je pense que c’est encore trop tôt<br />
pour évaluer les éventuelles retombées du Net et puis j’en<br />
doute un peu… Il n’existe pas d’élément qui puisse dire que<br />
le militantisme s’exerce de façon très différente aujourd’hui<br />
et je ne vois pas Internet créer des actions fondamentalement<br />
nouvelles. Il y a une forme de militance passive plus<br />
importante que par le passé. Si l’on porte un regard un peu<br />
négatif sur cet engagement nominal, on peut effectivement<br />
douter de l’impact de ce type d’activisme. Par ailleurs, il ne<br />
faut pas sous-estimer cette nouvelle capacité de mise en<br />
réseau qui peut favoriser le passage à l’acte. Et si je ne suis<br />
pas sûr que les technologies changent la nature humaine,<br />
en revanche, je suis convaincu qu’Internet stimule sans aucun<br />
doute ceux qui ont déjà l’esprit militant. »<br />
Survint WikiLeaks…<br />
Cette question a connu un regain d’intérêt depuis que<br />
le Net joue un rôle important dans les mouvements de<br />
résistance contemporains comme en Iran ou lors des<br />
dernières élections en Moldavie au printemps 2009.<br />
Surnommées « la révolution Twitter », les manifestations<br />
moldaves ont déstabilisé le pouvoir en place. À l’époque,<br />
stimulée par les tweets, une partie de la population descendait<br />
dans la rue pour dénoncer la corruption et les<br />
tentatives d’intimidation du parti communiste durant les<br />
élections.<br />
Et puis, il y a WikiLeaks. Son fondateur, Julian Assange,<br />
a créé un activisme dépendant entièrement des nouvelles<br />
technologies. Selon Jean-Jacques Deleeuw,<br />
responsable des nouveaux médias de la chaîne privée<br />
RTL, « l’immense potentiel technologique d’Internet a permis<br />
à Julian Assange de mettre en ligne des centaines de<br />
milliers de pages à la disposition des internautes. C’est<br />
unique dans l’histoire du Web. Par ailleurs, cet objectif a<br />
donné naissance à une nouvelle sorte de journalisme dont<br />
le credo est la transparence. C’est un activisme nouveau,<br />
contrairement aux pétitions ou aux manifestations lancées<br />
sur le Web ».<br />
Mais, dans notre monde occidental démocratique et finalement<br />
très confortable, l’ordinateur installé dans un<br />
paisible bureau comme principal outil de l’activisme a<br />
de quoi déconcerter le plus grand des révolutionnaires.<br />
Rosa Parks n’imaginait pas un seul instant qu’Internet<br />
existerait lorsqu’elle a refusé de céder sa place à un<br />
homme blanc le 1 er décembre 1955 dans un bus, premier<br />
jour du vaste mouvement de lutte contre la politique de<br />
ségrégation raciale aux États-Unis. Cette dimension est<br />
fondamentale pour Malcolm Gladwell, éditorialiste au<br />
New Yorker. Son argumentation a marqué la blogosphère<br />
militante lors de la publication d’un article intitulé « Why<br />
the revolution will not be tweeted » (« Pourquoi la révolution<br />
ne passera pas par Tweeter ») 1 . Il estime qu’Internet<br />
et ses réseaux sociaux ne peuvent être un moteur de<br />
l’engagement citoyen car derrière chaque internaute se<br />
cache en fait un slacktivist, comprenez « activiste mou » !<br />
Malcolm Gladwell est sévère à l’égard de ceux qui pensent<br />
que l’activisme des médias sociaux est semblable<br />
à celui des années 50 lorsque les Afro-américains organisaient<br />
des années entières de boycott pour protester<br />
contre le racisme dont ils étaient victimes. Gladwell<br />
estime ainsi que les réseaux sociaux n’ont aucune influence<br />
sur la motivation du public, même si celui-ci<br />
participe massivement à une opération de résistance<br />
sur Internet. Pour étayer son argument, il évoque ainsi<br />
la page Facebook « Pour sauver le Darfour ». Si celleci<br />
compte plus d’un million d’adhérents, les membres<br />
du groupe n’ont offert que 9 centimes en moyenne. Un<br />
autre groupe défendant la même cause mais rassemblant<br />
seulement trois mille membres a, en revanche,<br />
doublé cette moyenne. Bref, Gladwell estime que plus<br />
un mouvement réunit d’adhérents, plus la motivation<br />
de ces mêmes militants se dilue. Mais l’essentiel de sa<br />
démonstration réside surtout dans l’organisation des<br />
réseaux sociaux, un argument à la fois déstabilisant et<br />
éclairant : « Les boycotts, les sit-in et les mouvements non<br />
violents ont été des armes de choix pour le mouvement des<br />
droits civiques. Mais c’étaient des stratégies à haut risque,<br />
qui laissaient peu de place pour le conflit ou l’erreur. Si un<br />
manifestant s’écarte du script, répond à la provocation, la<br />
légitimité de la protestation tout entière est compromise.<br />
Les réseaux sont chaotiques. Les liens faibles conduisent<br />
rarement à l’activisme à haut risque. » 2<br />
Incontournables nouveaux médias<br />
Faute de centralisation, de structure de direction et de<br />
hiérarchie, le Net, selon Malcolm Gladwell, ne remplacera<br />
pas le plus efficace mouvement de résistance qui<br />
naît dans le monde réel. Cependant, nul ne sait ce que<br />
peut produire la conjonction du monde virtuel des activistes<br />
et de l’internaute lambda. Bien malin celui qui<br />
saura définir les effets potentiels de l’impressionnante<br />
liberté d’expression du Net sur la population. Les forums<br />
et autres blogs proposent un espace de parole inédit<br />
jusqu’à aujourd’hui et, en même temps, ils sont une<br />
source d’information intarissable. Dernier élément et<br />
non des moindres : la facilité d’association qui, grâce au<br />
Net, n’a désormais plus de frontières. Dans ces conditions,<br />
un mouvement de résistance dispose potentiellement<br />
d’une caisse de résonance bien plus grande que<br />
par le passé 3 . Pourriez-vous vous passer des nouveaux<br />
médias ? Les responsables Web des ONG Médecins<br />
Sans Frontières et Greenpeace répondent sans hésiter :<br />
non ! Et Greenpeace n’hésite pas à affirmer que le public<br />
auquel il s’adresse devient même un « cyber activiste »<br />
pour l’organisation. Mais pour cette ONG, l’enjeu principal<br />
est ailleurs : faire en sorte que l’adhérent d’un jour<br />
devienne un supporter doté d’une vraie loyauté dans<br />
le monde réel. Pour l’heure, Greenpeace se réjouit de<br />
l’augmentation des membres de son profil Facebook :<br />
ils ont décuplé en un an et demi pour totaliser plus de<br />
9 000 adhésions. Une explosion qui donne des résultats<br />
concrets : « Un exemple : une pétition cet été contre la déforestation<br />
au Congo. Nous avons récolté 6 000 signatures.<br />
Même si c’est facile de cliquer sur une souris, certaines<br />
© Georges Gobet/AFP<br />
La manifestation belge « Shame » du 23 janvier : le résultat de quelques « clics ».<br />
pétitions nécessitent tout de même un certain courage car<br />
votre signature sera finalement bien plus visible que sur<br />
une pétition signée dans la rue. C’est pourquoi transférer<br />
une pétition à ses contacts ou l’afficher dans le profil Facebook<br />
est, à mon avis, un acte bien plus courageux qu’il<br />
n’y paraît », jugent Christophe Piret et Dave Van Meel, les<br />
webmasters de Greenpeace.<br />
Encore faut-il que le formidable moteur que représente<br />
Internet ne surchauffe pas en raison d’un flux d’informations<br />
fantaisistes, voire fausses. Il est dès lors essentiel<br />
de développer un esprit critique chez les utilisateurs<br />
afin que chacun puisse se distancier du contenu<br />
qu’il découvre. C’est l’objectif du fameux P@sseport<br />
TIC 4 , un projet soutenu par la Communauté française.<br />
Ce sont des formations de base destinées aux élèves<br />
du primaire et du secondaire « afin de permettre aux<br />
jeunes d’utiliser l’outil informatique de manière pertinente<br />
et éthique dans le cadre de leurs études ». Enfin, depuis<br />
plusieurs années, des cellules d’éducation aux médias<br />
forment les professeurs à l’usage du Net 5 . Des initiatives<br />
fondamentales pour éviter que les mouvements les plus<br />
farfelus ne deviennent crédibles aux yeux d’un public insuffisamment<br />
averti. <br />
2 Ibid.<br />
3 Cf. la stratégie d’Al Qaïda.<br />
4 http://www.enseignement.be/index.php<br />
? page=26142<br />
5 http://www.clicksafe.be et http://<br />
www.jedecide.be sont autant<br />
d’exemples d’éducation aux nouveaux<br />
médias.<br />
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