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2€<br />

espace de libertés<br />

M AGA ZINE DU CEN TRE D’ACTION L A ÏQUE | FÉ V RIER 2011 | N° 394<br />

Editrice responsable: Eliane Deproost - CP 236 Campus de la Plaine ULB - Av. Arnaud Fraiteur 1050 Bruxelles - Bureau de dépôt: Bruxelles X - P 204036 - Mensuel, ne paraît pas en août.<br />

ISBN 5414306206816<br />

0 3 9 4 0<br />

L’engagement :<br />

un soft activism?<br />

5 4 1 4 3 0 6 2 0 6 8 1 6<br />

Les vraies leçons<br />

de Pisa


SOMMAIRE<br />

est édité par le <strong>Centre</strong> d’action laïque,<br />

asbl et ses régionales du Brabant<br />

wallon, de Bruxelles, Charleroi, liège,<br />

luxembourg, Namur et Picardie.<br />

20<br />

10<br />

33<br />

DOSSIER<br />

L’engagement :<br />

un soft activism ?<br />

6 La société civile comme baromètre de l’engagement. — Un entretien<br />

avec Philippe laurent - Propos recueillis par Pierre Schonbrodt<br />

8 Le citoyen n’est pas qu’électeur, il est aussi volontaire —<br />

Michel Kesteman<br />

10 Sous le bénévolat, c’est l’inconscient qui s’active. — l’entretien<br />

d’isabelle Philippon avec dominique lippens<br />

12 Jeunes et engagement citoyen — Edwin de Boeve<br />

14 Une souris comme arme de résistance — Pierre Schonbrodt<br />

16 L’engagement : bien plus qu’une simple « disponibilité » —<br />

Fatima Bourarach<br />

18 Exercices admiratifs d’engagements — Jean Cornil<br />

ÉDITORIAL<br />

3 L’engagement comme refus de la résignation — Pierre Galand<br />

LAÏCITÉ<br />

19 Le recensement des âmes — Jean de Brueker<br />

ÉDUCATION<br />

20 Découvrir les vraies leçons de Pisa — Frédéric Soumois<br />

MONDE<br />

22 Une Marine (de guerre) met le cap sur la présidence — Pascal Martin<br />

24 L’avortement en Irlande - Un pas en avant, deux pas en arrière —<br />

Pierre-arnaud Perrouty<br />

25 BRÈVES<br />

ÉPOQUE<br />

26 Osons ! — Jean Sloover<br />

28 Tous bipos ? — olivier Swingedau<br />

RÉFLEXIONS<br />

30 La sagesse d’Épicure — Michel Grodent<br />

31 Les contrevérités du professeur Axel Kahn — Marc Englert<br />

CULTURE<br />

32 Liège - Un théâtre d’ambition internationale — Christian Jade<br />

33 Inéluctable mort — Ben durant<br />

34 AGENDA<br />

Éditrice responsable : Éliane deproost<br />

rédaction, administration et publicité<br />

rédactrice en chef (+ iconographie) : Michèle Michiels - Secrétariat de rédaction : amélie dogot<br />

Production, administration et publicité : Fabienne Sergoynne<br />

directeur de la communication caL : Yves Kengen<br />

documentation : anne Cugnon. Maquette : Grab it - impression : Kliemo<br />

Fondateur : Jean Schouters<br />

iSSN 0775-2768<br />

Membre de l’association des revues Scientifiques et Culturelles (arSC)<br />

avec l’appui de l’administration générale de la recherche scientifique - Service général du pilotage du système éducatif -<br />

Ministère de la Communauté française.<br />

Conformément à la loi du 8 décembre 1992 en matière de protection de la vie privée, le <strong>Centre</strong> d’action laïque est maître<br />

du fichier d’adresses qu’il utilise. Vous pouvez obtenir auprès du Cal vos données personnelles et les faire rectifier.<br />

En couverture : © cost.<br />

abonnement :<br />

11 numéros<br />

Belgique : 20€, Étranger : 32€<br />

par virement au compte du Cal :<br />

iBaN : BE16 2100 6247 9974<br />

BiC : GEdaBEBB<br />

tVa : BE (0) 409 110 069<br />

<strong>Centre</strong> d’action laïque :<br />

Campus de la Plaine UlB, CP 236,<br />

avenue arnaud Fraiteur, 1050 Bruxelles.<br />

tél : 02 627 68 68 - Fax : 02 627 68 01<br />

E-mail : espace@cal.ulb.ac.be<br />

le magazine Espace de Libertés est<br />

disponible dans quelques unes des<br />

bonnes librairies de la Communauté<br />

française. Cette liste est disponible sur<br />

notre site www.laicite.be<br />

L’engagement comme<br />

refus de la résignation<br />

PiErrE GaLand<br />

Président du <strong>Centre</strong> d’Action <strong>Laïque</strong><br />

Dans Temps des crises 1 , Michel Serres nous explique les motifs<br />

qui nous conduisent à l’action politique et citoyenne :<br />

une prise de conscience, l’amour de la justice et de la vérité…<br />

Les engagements qui motivèrent deux ou trois générations<br />

de militantes et de militants dans la résistance et la<br />

lutte antifasciste, dans le mouvement anticolonial, dans<br />

le mouvement féministe, dans le mouvement antiguerre<br />

sont inscrits dans l’histoire du XX e siècle. Ce siècle qui véhicula<br />

aussi toute l’horreur de deux guerres mondiales et<br />

de l’exploitation la plus éhontée<br />

des peuples de la planète. Face<br />

à ces carnages, des hommes et<br />

des femmes refusèrent d’accepter<br />

de telles ignominies, organisèrent<br />

des résistances et des<br />

luttes qui, toutes, avaient en<br />

commun de restaurer la dignité<br />

des humains et l’État de droit.<br />

Par ces actes, elles et ils travaillèrent<br />

à la reconstruction de<br />

l’Europe, d’autres, dans le Sud<br />

permirent aussi l’accès à l’indépendance<br />

des pays d’Afrique<br />

et d’Asie. Engagés, ils poursuivaient,<br />

chacun à leur manière, l’édification d’un monde<br />

plus égalitaire, plus libre, plus solidaire. L’idéal d’une communauté<br />

de nations plus démocratiques et socialement<br />

avancées motivait leurs engagements.<br />

Né au cœur même de ce siècle, il me fut donné, comme<br />

à beaucoup d’autres, d’être interpellé par la Deuxième<br />

Guerre mondiale, la guerre froide, les guerres de décolonisation<br />

au Vietnam et en Algérie, la misère omniprésente<br />

sur notre planète, les grandes grèves ouvrières et<br />

paysannes, les luttes féministes… Ayant reçu une « bonne<br />

éducation », j’ai pu faire un choix : celui de tenter de renforcer<br />

le camp de celles et ceux qui organisaient les luttes<br />

pour cette dignité de tous les humains dans le respect de<br />

leur diversité. Une forme d’engagement pour lequel opta<br />

à l’époque un nombre important de jeunes, ralliant ainsi<br />

les luttes qui correspondaient à une vision d’un monde en<br />

progrès pour l’ensemble de l’humanité.<br />

Ma génération n’a donc rien inventé, elle s’est inscrite<br />

dans ces espaces de démocratie avancée lui permettant<br />

il y a urgenCe<br />

Car nous savons auJourd’hui<br />

que, malgré l’immensité de<br />

nos déCouvertes et de Ce que<br />

nous allons enCore déCouvrir<br />

notamment grÂCe auX<br />

nanoteChnologies,<br />

nous avons failli.<br />

de consolider des solidarités tant au plan local qu’au plan<br />

international. S’engager faisait sens et était gratifiant car<br />

les combats pour l’égalité, les droits des femmes, le progrès<br />

social, l’indépendance des peuples, la fin des guerres,<br />

la chute des dictatures, la fin de l’apartheid, la chute du<br />

Mur, étaient au rendez-vous. Nous fûmes certes confrontés<br />

à un certain nombre d’échecs, notamment celui relatif<br />

au nucléaire militaire et civil (Tchernobyl, voici 25 ans),<br />

et les dérives démocratiques sur de nombreux continents,<br />

avec comme événement le plus marquant la mort de Salvator<br />

Allende au Chili. Jusqu’à<br />

l’aube des années 80, il était<br />

permis d’espérer que les valeurs<br />

républicaines et l’État démocratique<br />

constituaient les références<br />

partagées par la toute<br />

grande majorité des forces<br />

politiques et des citoyens, du<br />

moins en Europe.<br />

Depuis trois décennies, la réalité<br />

Monde s’est sérieusement<br />

modifiée suite à l’émergence du<br />

projet labellisé « globalisation ».<br />

Pour autant, dire que ce passé des luttes serait dès lors<br />

dépassé constituerait une grave erreur. Aujourd’hui, nous<br />

sommes confrontés à un double défi. Le premier, celui de<br />

la résistance pour la défense des nombreux acquis sociaux<br />

et droits démocratiques, en particulier ceux relatifs<br />

à la défense des plus faibles. Cette défense ou résistance<br />

contre les régressions auxquelles nous assistons dans la<br />

protection des droits acquis nécessite, et c’est le deuxième<br />

défi, une mobilisation pour la sauvegarde de nos démocraties<br />

sociales et pour empêcher que la vague économique<br />

ultralibérale ne submerge l’ensemble du champ social<br />

et culturel. Comme l’explique fort bien Michel Serres,<br />

la résistance de première ligne et de sauvegarde ne peut<br />

gagner que si elle s’inscrit dans un projet qui doit luimême<br />

être global et innovateur.<br />

Sommes-nous capables, comme les résistants au sortir<br />

de la Deuxième Guerre mondiale, d’élaborer un modèle<br />

socio-économique capable de permettre non l’enrichissement<br />

d’une minorité mais la coexistence et le bien-être de<br />

7, 10, voire 12 milliards d’humains durant ce XXI e siècle ?<br />

<br />

Éditorial<br />

1 Michel Serres, Temps des crises,<br />

Paris, Le Pommier, coll. « Manifestes<br />

», 2009, 84 pages.<br />

| Espace de libertés 394 | février 2011 3


Éditorial<br />

dossier<br />

Il y a urgence car nous savons aujourd’hui que, malgré<br />

l’immensité de nos découvertes et de ce que nous allons<br />

encore découvrir, notamment grâce aux nanotechnologies,<br />

nous avons failli. Des risques sérieux existent de<br />

mettre fin à notre planète. Le thermonucléaire et les déséquilibres<br />

écologiques en sont deux des causes principales.<br />

L’idée du progrès de l’humanité vu comme une sorte d’infinitude<br />

positive serait donc remise en question.<br />

Les espaces de liberté n’ont-ils pas été envahis par l’actuelle<br />

dictature internationale des marchés financiers ?<br />

Celle-ci est considérée par beaucoup comme une menace<br />

pour la paix et la démocratie et l’obstacle principal<br />

à l’accès pour toutes et tous au bien-être. Une inégalité<br />

inégalée, telle est la situation de plus d’un milliard d’êtres<br />

humains privés de l’élémentaire (eau, écoles, soins de santé…).<br />

Il s’agit là d’un crime contre l’humanité qui frappe<br />

d’abord les femmes et leurs bébés.<br />

Est-ce cela le prix de la mondialisation ?<br />

Inacceptable ! Seul un nouvel humanisme planétaire<br />

pourrait apporter les réponses adaptées aux multiples défis<br />

auxquels nous voilà confrontés. Cet humanisme auquel<br />

avaient déjà pensé avant nous<br />

les rédacteurs de la Charte des<br />

droits de l’homme et du citoyen<br />

en 1789 fut repris par les rédacteurs<br />

de la DUDH en 1948.<br />

Celui auquel il nous faut nous<br />

atteler aujourd’hui, mais en y<br />

associant toutes et tous les citoyen-ne-s<br />

de notre planète. Ce<br />

sera cette fois l’assemblée non<br />

plus des Nations unies mais des<br />

Peuples reconnus et respectés<br />

dans leur diversité.<br />

La vraie solidarité sera alors, en priorité absolue, celle avec<br />

les femmes dans le monde entier pour la conquête de leur<br />

égalité et celle de leurs sœurs et de leurs filles, indispensable<br />

passage vers l’humanisme du XXI e siècle. La vraie intelligence<br />

sera celle du retour à l’éducation populaire et<br />

au partage par l’éducation de tous les savoirs, celui des<br />

sciences mais aussi celui des sages passeurs de culture,<br />

d’histoire et des récits de l’humanité. L’avenir se fera alors<br />

de cette solidarité, de cette intelligence et de la sauvegarde<br />

de notre patrimoine commun, la beauté de notre<br />

planète et de son univers.<br />

Il est hors de question d’imaginer ou de faire croire que<br />

cela peut se faire avec l’un ou l’autre téléthon mondial ou<br />

grâce à la générosité de ceux qui ont accumulé de colossales<br />

richesses. Il ne suffira pas non plus d’augmenter les<br />

budgets de la coopération pour l’aide internationale ; le<br />

scandale du sort réservé aux Haïtiens depuis un an n’est<br />

C’est une ambition<br />

essentiellement laïque, visant<br />

à l’accès de tous et toutes<br />

à l’éducation comme<br />

un droit universel<br />

et immédiat.<br />

qu’une démonstration supplémentaire de la vacuité de<br />

l’aide.<br />

Bien entendu, lorsque votre usine, c’est l’atelier-monde,<br />

votre patron, un fonds de pension, votre voisin, un internaute,<br />

votre avenir, une inconnue, il n’est pas simple<br />

de s’y retrouver ; surtout quand on est baigné dans l’individualisme<br />

et l’isolement, poussé au consumérisme et<br />

envahi par des discours sur l’insécurité. Comment, dans de<br />

telles circonstances, trouver les ressources pour un engagement<br />

? N’est-ce pas ce que souhaitaient les architectes<br />

de la globalisation ?<br />

Ne nous laissons donc pas enfermer dans les chaussetrapes<br />

vers lesquelles nous attirent les tenants actuels de<br />

la S.A. Monde. Parmi eux sévissent les plus arrogants qui<br />

sont encore et toujours les mêmes marchands de mort de<br />

l’industrie d’armement. Refusons de partager leurs obsessions<br />

de conflit permanent au Nord comme au Sud et des<br />

guerres de religions, paravents de leurs ambitions.<br />

La première urgence est d’empêcher que le champ social,<br />

culturel et politique —les poumons de la démocratie— ne<br />

soit totalement squatté par les oligarques de l’économie.<br />

Le préalable sera de recréer<br />

parmi nos concitoyen-ne-s une<br />

conscience du collectif et du<br />

bien commun, une manière de<br />

passer du solitaire au solidaire.<br />

C’est une ambition essentiellement<br />

laïque, visant à l’accès<br />

de tous et toutes à l’éducation<br />

comme un droit universel et<br />

immédiat. Cette éducation viserait<br />

à l’apprentissage de la<br />

citoyenneté, du partage des<br />

biens, des services et du savoir<br />

considérés comme biens publics mondiaux au même titre<br />

que les ressources naturelles et l’environnement. Seuls<br />

la mobilisation et l’engagement peuvent forcer nos dirigeants<br />

à changer leur programme ou à se démettre afin<br />

de permettre l’organisation et la distribution des richesses<br />

communes selon des règles acceptées par toute la collectivité.<br />

J’entends souvent dire que les laïques sont d’irréductibles<br />

individualistes. Soit, mais ne sommes-nous pas aussi un<br />

collectif de libres penseurs au sein d’une laïcité organisée<br />

dont le legs historique est la séparation de l’Église et de<br />

l’État et l’engagement au progrès de l’humanité?<br />

Redevenons une force de propositions, d’ouverture et<br />

d’engagement, réactualisons et mettons en œuvre nos<br />

valeurs républicaines et que s’ouvrent donc en ce début<br />

2011 les chantiers de l’altérité. <br />

L’engagement :<br />

un soft activism ?<br />

La société civile comme baromètre de l’engagement<br />

Le citoyen n’est pas qu’électeur, il est aussi volontaire<br />

Sous le bénévolat, c’est l’inconscient qui s’active<br />

Jeunes et engagement citoyen<br />

Une souris comme arme de résistance<br />

L’engagement : bien plus qu’une simple « disponibilité »<br />

Exercices admiratifs d’engagements<br />

Plus de 30 000 manifestants à<br />

Bruxelles en janvier dernier : une<br />

démonstration que d’un « clic »,<br />

on pouvait mobiliser les uns et les<br />

autres autour d’une volonté —peu<br />

claire cependant— de conserver<br />

l’unité d’un pays qui doit aussi être<br />

gouverné. Preuve qu’un citoyen<br />

ne s’exprime pas seulement dans<br />

l’isoloir.<br />

L’engagement a changé, il n’a plus<br />

grand-chose à voir avec la charité<br />

dispensée jadis par les riches aux<br />

pauvres. Est-il pour autant plus<br />

fort ou plus diffus, plus affirmé ou<br />

plus dilué ? Permet-il mieux de<br />

sortir de la passivité, de résister à la<br />

résignation, d’entreprendre et de se<br />

découvrir acteur du changement ?<br />

S’engager, c’est aussi se rendre<br />

disponible —et pas seulement pour<br />

les grandes causes—, prendre du<br />

temps pour les autres.<br />

Mais, l’engagement ne se décrète<br />

pas, il lui faut un environnement<br />

favorable. Il nécessite aussi, peu ou<br />

prou, un certain altruisme qui n’est<br />

pourtant pas sans intégrer sa part<br />

de narcissisme, une ambivalence si<br />

humaine…<br />

Michèle Michiels<br />

4<br />

| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 5


dossier<br />

dossier<br />

Un entretien avec Philippe Laurent<br />

La société civile comme<br />

baromètre de l’engagement<br />

Propos recueillis par Pierre Schonbrodt<br />

Philippe Laurent, membre fondateur de Médecins Sans<br />

Frontières Belgique, prend désormais le temps… De<br />

vivre, sans doute, mais surtout d’écrire. Au centre de ses<br />

cogitations ? La société civile. Quelle est-elle ? Quelles<br />

sont ses caractéristiques et ses utilités ? « Nous n’avons<br />

pas de réponse toute faite et c’est une des raisons pour<br />

lesquelles j’ai entrepris ce voyage au cœur de la société civile<br />

», explique-t-il. Mais il existe des pistes de réflexion<br />

qui permettent d’en savoir un peu plus. Philippe Laurent<br />

constate souvent que l’on définit la société civile par ce<br />

qu’elle n’est pas. Association sans but lucratif, organisation<br />

non gouvernementale ou secteur non marchand<br />

sont des locutions régulièrement utilisées alors que la<br />

gratuité —qualification pourtant positive de la société civile—<br />

est pour sa part délaissée. La gratuité par opposition<br />

au monde de l’argent et du pouvoir : l’argent pour le<br />

domaine économique de notre société et le pouvoir pour<br />

le domaine politique. « Il y a un monde à trois dans lequel<br />

la gratuité a clairement sa place. C’est pour cette raison que<br />

j’ai particulièrement exploré le don, un mot difficile, dangereux<br />

et plein de connotations religieuses. » Le médecin<br />

« En créant MSF à la fin des années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous, que personne ne<br />

répondrait à notre appel… »<br />

© Pius Utomi Ekpei/AFP<br />

désormais écrivain rappelle à quel point la tradition chrétienne<br />

a « arraisonné ce mot et son utilisation ».<br />

Il est étonnant que, pour expliquer votre recherche,<br />

vous n’ayez à aucun moment évoqué l’engagement.<br />

N’est-ce pourtant pas aussi l’une des particularités<br />

de la société civile ?<br />

Philippe Laurent : L’engagement n’est pas propre à la<br />

société civile. Vous avez l’engagement en politique ou encore<br />

des personnes qui gagnent énormément d’argent et<br />

très engagées dans leur entreprise.<br />

Pourtant, en observant les objectifs de ces différentes<br />

associations, ne mesure-t-on pas aussi le<br />

« pouls » de l’engagement de la société ?<br />

C’est vrai. Je dirais que les associations sont la carte<br />

d’identité d’un pays. Grâce à elles, on mesure l’attente,<br />

la turgescence même d’une société. On peut donc considérer<br />

que les mouvements associatifs vont aller vers<br />

des manques ou des secteurs problématiques qui interpellent.<br />

Souvent, la création d’une association révèle<br />

quelque chose qui n’apparaissait pas.<br />

Les personnes qui composent une association sont<br />

donc toutes engagées…<br />

Bien sûr, mais l’engagement mérite qu’on prenne<br />

quelques précautions. Engagé par rapport à qui, à quoi ?<br />

Vous avez votre propre idée de l’engagement. C’est très<br />

bien ainsi et donc vous allez considérer que certaines personnes<br />

sont engagées et d’autres non. Inévitablement,<br />

surtout avec ce mot-là, il y a une vision dominante : l’engagement,<br />

c’est l’adhésion à un mouvement politique ou<br />

associatif suivant certains canons. Très bien, mais il peut<br />

y avoir d’autres formes d’action qui n’apparaissent pas.<br />

Par exemple, il y a aujourd’hui beaucoup de personnes<br />

qui, pour toute une série de raisons, se sont dirigées<br />

vers un engagement interne qui ne colle pas vraiment à<br />

une forme de militantisme classique tel que décrit par<br />

exemple dans la foulée de Mai 68. Aujourd’hui, on perçoit<br />

encore l’engagement par le prisme du discours et de la<br />

militance politique. Il y a alors derrière une adhésion à<br />

des grands principes idéologiques. Il faut éviter le piège<br />

de séparer en deux la société : d’un côté, ceux qui s’inscrivent<br />

dans ce mouvement —les engagés— et de l’autre,<br />

les individualistes. Cela n’est pas tout à fait exact en raison<br />

de la façon dont l’État a eu tendance à capter l’engagement.<br />

Je m’explique : les personnes qui s’engagent<br />

veulent aujourd’hui tenir le volant de la voiture qu’elles<br />

mettent en route. Elles veulent garder la maîtrise de leurs<br />

actions pour voir les résultats de leurs efforts. C’est pour<br />

cela qu’il y a beaucoup de petites associations, pas forcément<br />

visibles, qui se créent. Tout de suite, on voit ce que<br />

l’on fait. La personne qui auparavant s’engageait ou s’affiliait<br />

ne discerne plus vraiment l’articulation de notre système<br />

actuel. Ce type d’individu aura alors tendance à se<br />

cacher ou à « s’intranger ». J’utilise ce néologisme par opposition<br />

à « étranger ». Lui est en dehors de l’espace alors<br />

que l’intranger est dans l’espace tout en s’en distanciant.<br />

Actuellement, vous avez énormément d’associations intrangères,<br />

qui se mettent en dehors des systèmes tout en<br />

réalisant bon nombre d’actions.<br />

Est-ce que cette nouvelle dynamique est positive ?<br />

Elle n’est négative que dans une certaine mesure. Aujourd’hui,<br />

l’État anesthésie les possibilités d’engagement.<br />

Il faut voir l’engagement comme une motivation spontanée<br />

: celle-ci vient ou ne vient pas. Je ne pense pas que<br />

nous puissions dire : « Tiens, les Belges ne s’engagent plus.<br />

Que pouvons-nous faire pour qu’ils s’engagent davantage ? »<br />

Ce n’est pas possible ! Le parti politique qui soigne son<br />

recrutement de militants éprouve lui aussi des difficultés<br />

car son objectif est d’abord et avant tout électoral…<br />

Mais qu’en est-il des valeurs politiques que ce parti<br />

défend ?<br />

Il recrute bien sûr par rapport à ses valeurs politiques,<br />

mais dans le cadre d’une stratégie. Un parti politique ne<br />

stimule pas l’engagement citoyen sans que cela lui soit<br />

profitable. Il peut même l’étouffer.<br />

Comment cela ?<br />

L’argent qui va aux associations rentre dans un système<br />

politisé. Un groupe, un mouvement proche d’un parti<br />

conservera plus facilement son financement. Le système<br />

belge a tendance à figer les choses et rend le mouvement<br />

moins naturel. Or, et c’est fondamental, il faut du mouvement.<br />

Certaines associations doivent mourir et d’autres<br />

naître. Et cette absence de renouvellement est, à mon<br />

sens, un grand problème !<br />

L’engagement est en péril ?<br />

Ce que je peux dire, c’est qu’il faut une certaine liberté<br />

pour que la pulsion d’engagement fleurisse. Pour donner<br />

un exemple simple, prenez le cas des dictatures : il y aura<br />

bien quelques personnes engagées probablement dans<br />

l’opposition, mais sans plus… On a vu aussi dans l’ancien<br />

bloc de l’Est combien ce fut difficile de reconstruire les<br />

pays en raison de l’absence de toute société civile. Enfin<br />

est venue la phase de libéralisation et le capitalisme est<br />

arrivé en terrain conquis. On voit d’ailleurs aujourd’hui<br />

dans tous ces pays comment le pouvoir fait face au marché<br />

sans amortisseur. Tout comme la Chine qui, en l’absence<br />

de société civile, absorbe le capitalisme sans aucun<br />

intermédiaire. Je pense que la seule politique que nous<br />

puissions avoir est celle qui permette à la société civile et<br />

aux espaces de liberté de fleurir. Encore une fois, on ne<br />

force pas l’engagement. Un peu comme dans une famille,<br />

ce serait stupide de dire : « Maintenant, tu dois t’engager<br />

mon fils ! ». Non, ça ne se décrète pas !<br />

Et pourtant, alors qu’ici la liberté prévaut, vous dites<br />

que l’État a tendance à endormir la population…<br />

Je pense qu’il y a eu une explosion de la société civile<br />

dans les années 80. À l’époque, on assistait à une chute<br />

de la religiosité et de l’engagement politique ou syndical<br />

en raison surtout de la télévision. En apparaissant sur<br />

le petit écran, on remplace mille colleurs d’affiches. Ce<br />

n’était donc plus nécessaire d’avoir autant de militants,<br />

par contre il fallait contrôler les passages télévisés. Alors<br />

que ceux qui descendaient dans la rue le faisaient sincèrement,<br />

il y a eu, peu à peu, une impression de cul-de-sac.<br />

Beaucoup de personnes, et Médecins Sans Frontières est<br />

née de cela, se sont repliées vers des engagements sociaux<br />

plus précis et donc moins universels. Je pense que<br />

les associations ont bénéficié de ce courant de la même<br />

façon qu’au XVIII e siècle, la puissance des motivations religieuses<br />

a dévié vers la laïcité. Ici, c’est un peu la même<br />

chose, les associations ont absorbé cet engagement qui<br />

ne demandait qu’à s’exprimer. En créant MSF à la fin des<br />

années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous,<br />

que personne ne répondrait à notre appel et qu’il suffisait<br />

de collaborer à l’une des multiples associations qui existaient<br />

déjà. Pourtant, c’est par milliers que des médecins<br />

et infirmières sont venus, tout simplement parce qu’ils<br />

trouvaient quelque chose de nouveau : une association<br />

qui n’était ni politique, ni religieuse et qui ne se prenait<br />

pas la tête. À l’époque, même si ça ne se disait pas, nous<br />

étions relax et cool, entre copains et cela a attiré énormément<br />

de monde. Je me suis toujours demandé pourquoi<br />

nous avons trouvé un champ de pétrole extraordinaire<br />

alors que tout le monde nous disait que c’était une erreur.<br />

En fait, c’est un peu comme si les choses étaient en<br />

friche. Beaucoup se plaignaient du manque de personnes<br />

engagées, mais elles étaient là ! Pour passer le cap, elles<br />

avaient juste besoin d’un autre contexte.<br />

Est-ce encore le cas actuellement ?<br />

Je pense que oui. La personne qui trouvera la bonne tonalité<br />

suscitera, comme par le passé, l’engagement au<br />

sein de la société. <br />

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dossier<br />

dossier<br />

Le citoyen n’est pas qu’électeur,<br />

il est aussi volontaire<br />

Michel Kesteman<br />

Directeur d’Espace Social Télé-Service<br />

Président de la Fédération des centres de service social (FCSS/FCSSB)<br />

La démocratie représentative n’est pas exclusive : elle ne s’exprime pas dans le seul silence de l’isoloir que<br />

font parler les urnes. Elle se manifeste aussi par les contributions des citoyens qui pensent et débattent,<br />

agissent, contribuent économiquement par leurs taxes, appliquent les lois. Vu sous l’angle de l’analyste,<br />

ces actions produisent du « vivre ensemble » et la rétribution apparaît dans un mieux-être vécu par les<br />

bénéficiaires et par les contributeurs eux-mêmes : ils ont transformé la réalité, en sortant de la passivité,<br />

en indiquant les ressources du réel, en incitant d’autres à élargir leur conception limitée du possible.<br />

Le volontariat<br />

est donc l’expression<br />

de la capacité<br />

citoyenne à être non<br />

seulement exigeante<br />

et revendicatrice,<br />

créative et innovatrice,<br />

mais entreprenante et<br />

réalisatrice.<br />

Vus sur le terrain, la démarche volontaire, l’engagement<br />

bénévole, prennent une autre couleur, celle des motivations.<br />

Parce qu’un proche un jour a été confronté à un besoin<br />

aigu sans réponse pertinente (un manque, une perte,<br />

un défaut) ou parce qu’on a découvert l’injustice relative de<br />

disposer de plus que les autres (du temps et de l’argent<br />

inemployés, une santé et une compétence débordantes).<br />

Ou encore parce qu’on s’est senti inutile, en décrochage<br />

professionnel ou affectif, en risque de perte de liens valorisants,<br />

on a franchi le pas et transformé des heures<br />

creuses en heures pleines de sens, des ressources capitalisées<br />

en investissement d’utilité sociale.<br />

Librement. Occasionnellement ou même<br />

continûment. Parfois goulûment. Associativement.<br />

Parce que cela en vaut la peine.<br />

Parce qu’on en voit les fruits.<br />

La démarche, compensatoire pour les uns<br />

(le banquier devenu médiateur de dette,<br />

l’intello descendu dans le concret, le pensionné<br />

redevenu actif), est exotique pour<br />

d’autres (le continent des terres inconnues<br />

de l’humain, l’exploration des limites de<br />

l’humanitaire, la confrontation quotidienne<br />

à la différence) ou simplement égalitaire dans l’échange<br />

des savoirs et la gestion partagée d’un projet commun.<br />

L’hygiène du volontaire<br />

Ces motivations sont respectables, mais peuvent inclure<br />

leur propre piège : tout ce qui est bon peut devenir trop<br />

(trop fort, trop envahissant) au risque de faire du mal à<br />

quelqu’un (soi-même ou des autres).<br />

Le désintéressé peut être intéressé et finir par se satisfaire<br />

dans son propre goût d’être, de paraître, de réussir,<br />

de maîtriser. Le disponible peut coincer autrui dans son<br />

propre agenda, la valorisation de sa propre créativité où<br />

s’exprimeront tour à tour ses savoirs, ses savoir-faire et<br />

même son entregent, son savoir-être et son carnet de relations.<br />

Or, le propre de l’interlocuteur accueilli, le bénéficiaire<br />

de l’action sociale, se trouve précisément dans cette<br />

balance entre l’abus de surplus (trop, c’est trop) dont on<br />

ne peut se dépêtrer et le manque abusif (être sans, le trop<br />

peu de santé, l’absence de toit, l’exclusion de la dignité). Il<br />

n’a pas besoin d’un sauveur, mais d’un révélateur d’issues<br />

et d’un allié dans la création de solutions collectives. Les<br />

dames patronnesses d’hier peuvent prendre aujourd’hui la<br />

figure classée ISO 26000 de la RSE (responsabilité sociétale<br />

des entreprises), le côté trendy du volontariat d’entreprise<br />

apprécié par les pairs, valorisable commercialement<br />

et néanmoins d’utilité sociale. Les ingérences ne sont pas<br />

réservées aux forces d’intervention internationales. Les<br />

démarches prophylactiques visent aussi à garder la distance<br />

ou à imposer au voisin l’hygiène parfois difficile à<br />

obtenir de ses proches.<br />

Ceci est un avertissement :<br />

on peut être témoin ou passer le témoin<br />

Notre propos n’est pas ironique : il nomme la face cachée<br />

de comportements communément répandus, observables,<br />

dont la générosité n’est pas discutable, mais<br />

dont les effets peuvent être pervers : fabriquer des dépendants<br />

(assuétude à la gratuité, exigence croissante de<br />

prestations), des assistés (à sens unique), là où un brin<br />

d’imagination, d’autocritique aurait conduit à générer des<br />

alliés ou acteurs selon le principe chinois bien connu :<br />

« Apprends leur à pêcher et ils mangeront toute leur vie ».<br />

C’est ici que se révèle l’importance d’une information préalable,<br />

d’une formation ou d’une supervision pour trouver<br />

la façon adéquate de prendre part à l’action sociale, d’un<br />

dialogue avec des professionnels qui se sont embarqués<br />

dans les mêmes aventures avec les mêmes risques. Ces<br />

zones de l’action peuvent être sources de conflits car il ne<br />

suffit pas d’être disponible et de bonne volonté pour que<br />

cela marche. Il n’est pas davantage possible de supposer<br />

que, puisqu’on est volontaire, on puisse faire à sa façon,<br />

en suivant son intuition, car ce comportement peut déséquilibrer<br />

l’action du suivant le jour d’après. Il faut donc<br />

apprendre à jouer un jeu collectif, en dialogue avec les<br />

professionnels du secteur.<br />

Eux aussi<br />

Eux aussi ont dû découvrir que nous sommes tous susceptibles,<br />

comme dans le triangle dramatique de Karpman,<br />

de jouer tour à tour un rôle de sauveur, de persécuteur<br />

et de victime, par manque de communication ou<br />

par manipulation inconsciente. Eux aussi peuvent révéler<br />

la difficulté à « dire non » que nous connaissons en<br />

éducation et en affection (se dire non, le dire avec respect<br />

au risque de frustrer) pour mieux dire oui, de manière<br />

cohérente, valorisante. Eux encore peuvent nous<br />

apprendre à ne pas « agir à la place de », à « agir avec » ou<br />

simplement à « être avec », en acceptant qu’il faille donner<br />

du temps au temps pour que l’autre prenne sa place<br />

progressivement. On est confronté tôt ou tard à des limites<br />

anthropologiques qui questionnent notre imagination<br />

étroite, restreinte souvent à ce que nous avons<br />

vécu ou capitalisé comme expérience et qui ignore ce<br />

que nous avons fui ou gommé comme expérience. Il arrive<br />

ainsi qu’être sans toit ou sans relation personnelle<br />

nous questionne sur notre propre humanité et le risque<br />

de perdre notre dignité.<br />

Que serais-je, de quoi serais-je capable si j’étais privé<br />

de logis, contraint chaque jour à me trouver un toit, fûtil<br />

de carton pour le soir ? Que serais-je, de quoi seraisje<br />

capable si je n’avais plus d’autre privilégié à qui faire<br />

confiance ? Suis-je capable de manque et de solitude ?<br />

Que reste-t-il de l’humanité quand on est confronté<br />

au risque de tout perdre ou à la situation préoccupante<br />

d’avoir tout perdu ou de n’avoir encore bénéficié de rien ?<br />

Comment tenir, avec quelle résistance ou résilience,<br />

quand votre identité est niée faute de document dans un<br />

espace de non-droit ? Comment ne pas se laisser embarquer<br />

dans une collusion affective avec des usagers, ce qui<br />

ne les aide pas et ne nous aide pas à les aider ?<br />

La relation d’aide est complexe : le volontaire peut s’y inscrire.<br />

Les responsables d’équipe ou d’association ont à<br />

prendre au sérieux la validation des pratiques, l’acquisition<br />

d’une compétence suffisante et le travail en commun que<br />

permet une cohésion d’équipe reconnaissant les compétences<br />

et les limites de chacun, en pointant les démarches<br />

permettant d’accompagner les personnes dans leur changement<br />

de rôle. On devient volontaire. L’usager d’hier peut<br />

prendre ce chemin à son tour. La gouvernance de nos associations<br />

doit répondre à cette question : quels sont les<br />

moyens mis en œuvre pour aboutir à une mutualisation de<br />

la compétence solidaire ?<br />

© Sébastien Nogier/AFP<br />

Pas de militance sans analyse<br />

L’attention ne doit pas porter seulement sur l’action, les<br />

compétences requises et les conséquences possibles positives<br />

ou regrettables. Le volontariat et la vie associative<br />

sont aussi susceptibles d’offrir à la société et aux pouvoirs<br />

publics un rôle éminent d’éclaireur, une fonction de signalisation<br />

des embûches, des défis qu’ils relèvent déjà en<br />

attendant un relais public. Mais c’est encore trop peu car<br />

on pourrait s’en tenir au symptôme, à la solution rapide<br />

qui ne s’en prend pas aux causes. Le volontaire et les associations<br />

sauront prendre du recul et s’interroger sur les<br />

réponses collectives requises au plan légal ou organisationnel<br />

pour éviter que des gens soient endettés, faute de<br />

revenus suffisants ou d’une prévention adéquate. Chercher<br />

du logement dans un marché réellement ou artificiellement<br />

saturé n’a de sens que par la création d’alternatives :<br />

de l’habitat groupé aux agences immobilières sociales. Le<br />

manque de logement social restera à combler.<br />

Être sans toit ou sans relation personnelle nous questionne sur notre propre humanité et le risque<br />

de perdre notre dignité.<br />

C’est en adossant le travail immédiat de solution individuelle<br />

à l’analyse éclairée des chercheurs qu’on pourra<br />

réveiller les capacités créatives de la démocratie à entreprendre<br />

des plans de relance qui conduisent à l’emploi,<br />

au revenu, au logement, au lien social. Le volontariat<br />

est donc l’expression de la capacité citoyenne à être non<br />

seulement exigeante et revendicatrice, créative et innovatrice,<br />

mais entreprenante et réalisatrice. Parce que demain,<br />

c’est trop tard. C’est dès aujourd’hui que les volontaires<br />

transforment le monde en humanité. <br />

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dossier<br />

dossier<br />

L’entretien d’Isabelle Philippon avec Dominique Lippens<br />

Sous le bénévolat, c’est<br />

l’inconscient qui s’active<br />

Qui sont ces bénévoles qui consacrent leur temps libre à aider les autres ?<br />

Par quoi sont-ils habités ? D’où leur vient cet élan altruiste ? Dominique Lippens,<br />

psychothérapeute, identifie plusieurs types de motivations inconscientes. Et souligne<br />

ceci : aucune de nos actions n’est entièrement désintéressée. Il ne faut pas, pour<br />

autant, avoir peur de nos besoins narcissiques. Ils peuvent s’avérer créatifs et utiles.<br />

Les problèmes naissent du déséquilibre.<br />

Notre société est de plus en plus matérialiste, individualiste,<br />

performante. L’État n’a-t-il pas tendance<br />

à se délester de sa mission de solidarité envers les<br />

plus fragiles sur les bénévoles ?<br />

Dominique Lippens : Les bénévoles, ces<br />

Le bénévolat<br />

résistants face à l’idéologie du chacun<br />

nous offre le moyen<br />

pour soi, apportent un supplément d’âme<br />

d’être reconnus dans<br />

au monde. Ils incarnent les valeurs essentielles<br />

à la bonne marche de la so-<br />

notre dimension positive.<br />

ciété. Grâce à leur aide, on parvient à toucher<br />

un plus grand nombre de gens que<br />

ne parviendrait à le faire l’État avec ses<br />

seules forces. En outre, un certain public est réfractaire<br />

aux structures : les bénévoles parviennent à l’atteindre.<br />

Les bénévoles ne se substituent pas à l’État ; ils en sont un complément indispensable.<br />

© deanm1974 - Fotolia.com<br />

Et puis, voyez le travail effectué par les bénévoles dans<br />

les hôpitaux, par exemple : ils peuvent soigner l’écoute,<br />

le rapport humain, et ce de manière beaucoup plus individualisée<br />

que ne peuvent le faire les professionnels.<br />

Les bénévoles ne se substituent pas à l’État ; ils en sont<br />

un complément indispensable. Une société a besoin de<br />

bénévolat, et pas seulement pour pallier l’absence de volonté<br />

politique et, par ces temps de vaches maigres, de<br />

moyens financiers : le bénévolat apporte quelque chose<br />

d’essentiel au bien-être de chacun. Cela libère des plages<br />

de vie, une créativité spontanée, qui ne supporterait pas<br />

d’être trop « encadrée ».<br />

Sous les motivations affichées des bénévoles, se cachent,<br />

on s’en doute, des motivations plus profondes<br />

et inconscientes : quelles sont-elles ?<br />

Les principales motivations positives sont de quatre<br />

ordres.<br />

1. On peut avoir la conviction profondément ancrée et<br />

éclairée que les hommes se sauveront de façon solidaire,<br />

tous ensemble, ou ne se sauveront pas. Les bénévoles<br />

nous rappellent, souvent de la manière la plus<br />

discrète qui soit, que si on n’est pas capable de poser<br />

des gestes et des actes envers les plus démunis, c’est<br />

toute la société qui court à sa perte.<br />

2. On a eu soi-même des parents généreux, on a fait l’expérience<br />

du don : on a donc naturellement envie de<br />

transmettre cette expérience aux autres, d’en faire bénéficier<br />

ceux qui se trouvent en situation de détresse.<br />

Et on sait le faire, on est « outillé » pour cela.<br />

3. On a la capacité de se reconnaître dans l’autre qui va mal,<br />

de souffrir avec lui, bref, de ressentir de l’empathie. Que<br />

vont faire ces bénévoles en prison, aux côtés de gens réputés<br />

délinquants, ou pire encore ? Ils y vont parce qu’ils<br />

ne ressentent pas l’autre comme totalement étranger :<br />

ils ne s’effraient pas de ce que l’autre a fait, ni de ce qu’il<br />

vit et ressent. Ils s’y reconnaissent, au moins en partie,<br />

et peuvent donc éprouver une part de cette souffrance,<br />

et peuvent donc aussi aider à la soulager.<br />

4. On éprouve le besoin de « réparer » ce qu’on a peutêtre<br />

abîmé, un jour. Je m’explique : il arrive toujours un<br />

moment, dans la vie, où l’on abîme ce qu’on aime. Tout<br />

bébé déjà, on malmène sa mère, on agresse l’image<br />

de celle que l’on aime le plus au monde. D’où la « position<br />

dépressive » du bébé, magnifiquement éclairée par<br />

la psychanalyste Mélanie<br />

Klein. Le bénévolat peut<br />

répondre au désir de favoriser<br />

la réparation de ces<br />

agressions que l’on peut<br />

continuer de commettre à<br />

l’âge adulte, bien entendu.<br />

Tous ces types de motivation<br />

sont, la plupart du<br />

temps, totalement inconscients.<br />

Le désir de faire<br />

du bénévolat apparaît au<br />

cours d’un cheminement<br />

intérieur qui mobilise les éléments positifs structurant<br />

la personnalité.<br />

Et derrière ces motivations positives, ne se cachet-il<br />

pas aussi, souvent, un désir de reconnaissance<br />

purement narcissique ?<br />

Bien entendu ! Mais cela n’a rien d’inavouable ! Les dynamiques<br />

narcissiques constituent le fondement de<br />

la personnalité. Il n’y a pas moyen de ne pas avoir de<br />

besoins égoïstes : la personne humaine est « fin à ellemême<br />

» (Kant). Aucun désir totalement altruiste ne déboucherait,<br />

par exemple, sur la naissance d’un enfant.<br />

La seule question intéressante est de savoir quelle est<br />

l’envergure de cette dynamique narcissique dans la<br />

motivation à la démarche bénévole, et comment elle va<br />

s’équilibrer avec les besoins de l’autre. Lorsque nous<br />

attendons un enfant, nous avons d’abord besoin, nous,<br />

de cet enfant. Mais, après la naissance, il faut que la maternité<br />

et la paternité servent le plus possible à l’enfant,<br />

soient mise au service de son développement à lui. De<br />

la même façon, nous avons tous besoin d’être le bienfaiteur<br />

de quelqu’un, de nous ressentir comme positifs<br />

pour autrui. Le bénévolat nous offre le moyen d’être<br />

reconnus dans notre dimension positive. Il ne faut pas<br />

nier cela, ni en avoir honte ou peur. La dynamique narcissique<br />

n’est pas nécessairement nocive, à la condition,<br />

bien entendu, qu’elle ne prenne pas davantage de place<br />

que le service offert à l’autre.<br />

Mais les professionnels qui encadrent les bénévoles<br />

constatent parfois qu’il y a des personnes « inadéquates<br />

». Quelles peuvent être les causes de cette<br />

inadéquation ?<br />

Les bénévoles<br />

nous rappellent que, si on<br />

n’est pas capable<br />

de poser des gestes et des actes<br />

envers les plus démunis, c’est<br />

toute la société qui court<br />

à sa perte.<br />

Les inadéquations ont toujours pour origine une blessure<br />

et la réaction à cette blessure. Certaines personnes<br />

rêvent d’être pour autrui le parent généreux qu’elles<br />

n’ont pas eu pour elles-mêmes. Cela peut donner des<br />

parents totalement étouffants jusqu’à la castration.<br />

Cela peut aussi mener, dans le secteur du bénévolat,<br />

à des ratages : on se dédie totalement à l’autre, on ne<br />

compte ni son temps ni ses énergies, on ne se met pas<br />

de limites et, par conséquent, on n’en met pas à l’autre<br />

non plus. On peut se révéler rapidement intrusif par<br />

rapport aux personnes aidées, à vouloir leur imposer<br />

un mode de vie, des « efforts ». Ces bénévoles apparaissent<br />

souvent, dans un<br />

premier temps, comme des<br />

personnes entièrement dévouées<br />

à la cause, et puis ils<br />

débordent. Soucieux d’occuper<br />

la position du « bon<br />

parent de substitution », ils<br />

se mettent souvent à critiquer<br />

l’institution à l’intérieur<br />

de laquelle ils exercent leur<br />

bénévolat, à mettre le doigt<br />

sur la moindre faille, le plus<br />

petit dysfonctionnement.<br />

Bref, ces personnes se « placent » mal par rapport à leur<br />

bénévolat.<br />

Certaines personnes ne cherchent-elles pas, aussi,<br />

à « s’acheter une bonne conscience » à moindre coût ?<br />

Certains n’arrivent pas à jouir pleinement de leur bonheur,<br />

de leur confort. Ils ont le sentiment de ne pas les<br />

avoir « mérités ». C’est parfois la motivation inconsciente<br />

de leur engagement bénévole. Pourquoi éprouvent-ils<br />

ce sentiment de culpabilité ? Peut-être, pour certains<br />

d’entre eux, parce qu’ils n’ont pas suffisamment reconnu<br />

la valeur de ceux qui leur ont permis de devenir ce<br />

qu’ils sont, parce qu’ils ont quelque peu méprisé ce que<br />

les parents ont assuré pour qu’ils puissent s’épanouir.<br />

D’où un désir de s’« arranger » avec leur encombrante<br />

culpabilité, pour pouvoir jouir de l’aisance dont ils bénéficient.<br />

Cela dit, tout être humain est ambivalent et, dans toute<br />

démarche, même la plus positive, on retrouve cette ambivalence.<br />

On éprouve toujours des sentiments positifs<br />

et négatifs, et ce envers la même personne. Toute personne<br />

engagée dans une action bénévole se demande<br />

bien un jour ou l’autre, avec irritation, « pourquoi cette<br />

personne ne s’en sort pas alors que moi, j’ai bien dû me<br />

débrouiller ». Cela n’enlève rien à la valeur ni à l’utilité<br />

de sa démarche. Parfois, on a besoin de se prouver à<br />

soi-même qu’on est capable d’aimer et de donner, alors<br />

même qu’on peut ressentir des sentiments fort peu<br />

« charitables » pour autrui. Une fois encore, il ne faut pas<br />

avoir peur de cette ambivalence : elle est profondément<br />

humaine. <br />

10 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 11


dossier<br />

Hier, aujourd’hui, demain…<br />

Jeunes et engagement citoyen<br />

Edwin de Boevé<br />

Directeur de Dynamo International*<br />

La question de l’engagement me plaît car elle me replonge<br />

dans mon travail de terrain d’il y a quelques années, celui<br />

de travailleur de rue à Bruxelles, et elle fait lien avec mes<br />

préoccupations actuelles.<br />

L’engagement<br />

se vit mais ne se<br />

décrète pas.<br />

* edwin@travail-de-rue.net -<br />

www.dynamoweb.be - www.<br />

travail-de-rue.net<br />

1 Guide international sur la méthodologie<br />

du travail de rue, Paris, L’Harmattan,<br />

2010.<br />

À Dynamo, nous attachons beaucoup d’importance à<br />

l’action collective. Les activités sportives, artistiques, les<br />

camps, le sport aventure, le cirque… tout est prétexte à la<br />

rencontre et au dialogue. Mais c’est surtout un extraordinaire<br />

espace de créativité relationnel avec l’autre et donc,<br />

selon moi, d’engagement et de citoyenneté.<br />

En fait, toute la pédagogie de Dynamo s’est construite au<br />

départ et au sein de l’action collective (à partir du cyclisme,<br />

pour être précis) avec cette question sous-jacente de la<br />

participation et de l’implication du jeune. Nous y attachons<br />

de l’importance parce que l’action collective est avant tout<br />

un espace de rencontre non stigmatisant. Ce n’est pas le<br />

problème ou la difficulté qui fait la rencontre.<br />

L’action collective a des vertus pédagogiques<br />

extraordinaires. Surmonter ensemble<br />

les mêmes difficultés, partager les<br />

réussites, les échecs et les doutes est pédagogique.<br />

Plus encore, l’action collective<br />

permet l’établissement d’une relation de confiance réciproque<br />

et démonte les stéréotypes. Espace d’expérimentation<br />

protégé et de reprise de pouvoir sur son propre scénario<br />

de vie et son identité réelle, un des plus grands défis de<br />

notre époque. Le plus difficile, sans nul doute.<br />

Dans les années 90, nous avions eu la chance de participer<br />

à la rédaction des arrêtés d’agrément des services d’Aide<br />

en milieu ouvert en insistant fortement sur l’intérêt d’inclure<br />

et de valoriser l’action collective dans le cadre d’une<br />

approche globale d’Aide à la Jeunesse, notamment dans<br />

son souci de « prévenir plutôt que guérir ».<br />

Pour illustrer mon propos, je reprendrai les articles 11 et 12<br />

concernant l’action collective de l’arrêté 99 : « L’action collective<br />

ou de groupe est une modalité d’intervention centrée sur<br />

la pédagogie du projet qui a pour objectif principal de restaurer<br />

ou de développer une dynamique de solidarité sociale et de<br />

prise de responsabilité entre les jeunes et leur environnement. »<br />

Ainsi que l’autre article qui y est lié : « L’action collective constitue<br />

un support à l’action socio-éducative qui vise à la réappropriation<br />

de l’action par l’acteur. » Celui-ci nous fut inspiré par<br />

l’expérience québécoise, notamment celle d’un service d’accompagnement<br />

de jeunes prostitués à Montréal, où ces derniers<br />

assuraient eux-mêmes l’accueil et la première écoute<br />

des demandeurs en difficulté. Élus au sein de la structure,<br />

ceux-ci étaient directement impliqués dans toutes les décisions<br />

concernant le service.<br />

Cette réappropriation même structurelle de l’action par le<br />

jeune est restée incontournable à notre action. Aujourd’hui,<br />

plusieurs « jeunes » et « anciens jeunes » ayant fréquenté<br />

Dynamo font partie de notre assemblée générale et de<br />

notre conseil d’administration. Certains ont créé leur<br />

propre maison de jeunes à Ixelles (XLJ).<br />

À travers ce processus de réappropriation, le jeune et l’accompagnateur<br />

partagent l’action. L’activité appartient aux<br />

deux protagonistes dans un partenariat éducatif. Cette réappropriation<br />

sous-entend la reconnaissance des richesses<br />

et potentialités du jeune, très souvent sous-évaluées, voire<br />

niées par une société terriblement stigmatisante.<br />

Bien sûr, en tant que professionnel du milieu ouvert, vous<br />

êtes responsable du processus éducatif mis en œuvre, mais<br />

vous ne pouvez pas être responsable de ce que le jeune en<br />

fera. De l’action éducative, chacun fera effectivement ce qu’il<br />

voudra.<br />

Ce qui importe plus est de ne pas tomber dans les pièges de<br />

l’instrumentalisation éducative et de la planification technocratique.<br />

L’offre d’aide éducative deviendrait sinon une « offre<br />

d’aide insultante ».<br />

« Le travailleur social s’engageant dans ce type d’intervention<br />

sociale n’a d’autre issue que de séduire et convaincre<br />

les jeunes à s’insérer dans son cadre, ce qui, immanquablement<br />

les positionne dans un rôle de consommateurs plus ou<br />

moins passifs. » 1<br />

On ne conditionne pas le jeune à s’engager. L’engagement<br />

se vit mais ne se décrète pas.<br />

Moins engagés ?<br />

Les jeunes aujourd’hui seraient-ils différents et moins<br />

engagés ? Je ne le pense pas. Bien au contraire. Ils ne<br />

sont pas dupes.<br />

Rester debout même dans l’adversité, pour un jeune en<br />

difficulté comme ceux que nous retrouvons dans la rue,<br />

cela demande une vigilance et un combat de tous les<br />

jours. Il faut donc des compétences et les jeunes en ont.<br />

Les jeunes veulent être pris au sérieux mais ils savent aujourd’hui<br />

que le fait d’être pris au sérieux est devenu de<br />

plus en plus rare et de plus en plus difficile.<br />

De fait, « les groupes de haute vulnérabilité sociétale auront<br />

encore moins accès à ces opportunités offertes par le<br />

marché privé ; ce qui amènera une perte encore plus grave<br />

de l’offre de bénéfices de la société. Le discours sécuritaire<br />

actuel ne considère plus ces groupes sous l’angle de ses<br />

besoins d’assistance et de soutien, mais sous l’angle des<br />

dangers qu’ils représentent pour les populations plus intégrées.<br />

Par conséquent, non seulement, ils profitent encore<br />

moins de l’offre de la société, mais ils sont soumis aussi à<br />

des contrôles croissants ». 2<br />

On ne le sait que trop bien dans le secteur de l’Aide à la<br />

Jeunesse : « Ceux qui étaient soumis précocement et intensivement<br />

à des situations violentes (qui peuvent être de<br />

nature très diverse) avaient de fortes chances de se faire<br />

eux-mêmes porteurs de violences, contre eux-mêmes (toxicomanies<br />

diverses, suicides…) ou contre les autres. » 3<br />

C’est particulièrement criant dans le cadre de nos pratiques<br />

d’aide en milieu ouvert dans les quartiers défavorisés<br />

: « Le jeune vivant des difficultés aura tendance<br />

à se raccrocher dans une crispation existentielle à son<br />

identité et à son environnement immédiat. C’est comme si<br />

son quartier devenait son seul refuge, sa seule référence<br />

identitaire, tout en le vivant telle une malédiction dont il<br />

ne pourra plus se débarrasser. Des quartiers où les conditions<br />

de vie sont défavorables et où se développe une sousculture<br />

de “perdants”. Pour les jeunes habitants de ces<br />

quartiers, le risque est plus grand d’être confronté aux dimensions<br />

discriminatoires, contrôlantes et sanctionnantes<br />

des institutions sociales. Or, ces catégories de populations<br />

ne disposent pas du pouvoir nécessaire pour corriger la situation<br />

et se défendre contre les stéréotypes négatifs qui<br />

les stigmatisent. » 4<br />

Créer un climat de confiance<br />

Pris au piège de l’exclusion sociale, les jeunes en précarité<br />

et ayant moins d’opportunités restent trop souvent en marge<br />

de la société et n’ont finalement que peu de possibilités de<br />

prendre part au processus social. Une faible estime de soi et<br />

la peur de l’échec empêchent les jeunes exclus d’obtenir et<br />

d’avoir accès à des informations et, donc, de participer. La<br />

création d’un climat de confiance est la clé de la participation<br />

et de l’engagement.<br />

Depuis de nombreuses années, la question reste posée quant<br />

aux frontières du passage de l’enfance vers l’état d’adulte.<br />

Quand s’arrête l’enfance ? Quand commence l’adolescence ?<br />

Qu’est-ce que la jeunesse ? Quand devient-on réellement<br />

adulte ? Une réponse existe de manière claire dans les articles<br />

de la Convention internationale des droits de l’enfant : la<br />

limite, c’est 18 ans. Mais en pratique, comment le jeune vit-il<br />

ce passage ? La plupart des sociétés anciennes ont prévu des<br />

© Joel Robine/AFP<br />

Certains jeunes restent trop souvent en marge de la société.<br />

rites initiatiques qui faisaient clairement la frontière entre les<br />

deux phases de vie. Aujourd’hui, en l’absence d’événement<br />

marquant comme l’était un premier emploi ou le service militaire,<br />

le passage s’éternise dans un flou parfois angoissant.<br />

Un flou qui entraîne parfois de nombreux malentendus, « le<br />

passage de la prise en charge à la “ débrouille ” peut conduire à<br />

de véritables drames ». 5<br />

Face à un conflit intergénérationnel et un fossé grandissant<br />

avec le monde adulte qui dévalorise mutuellement les<br />

générations et leurs modes de vie 6 , il y a lieu d’investiguer<br />

de nouvelles modalités d’aide et d’accompagnement d’une<br />

part. Quant aux jeunes, ils ont un combat à mener : s’imposer<br />

comme acteurs sujets de leur propre existence.<br />

Nous sommes au fond entrés dans une société de connexions<br />

multiples, dont les plus riches sont les plus imprévues. L’expérience<br />

sociale structurante devient celle des rencontres et<br />

des aventures. Mais ce nouveau modèle est un des plus inégalitaires<br />

qui soient, puisqu’il est réservé à une élite qui a les<br />

moyens du cosmopolitisme.<br />

Une expérience de découverte forte et non utilitariste est<br />

probablement une clé à la fois incontournable et inaccessible<br />

pour beaucoup. Nul doute qu’une expérience à la fois<br />

linguistique et professionnelle d’un an dans un pays différent<br />

constitue pour le jeune un atout majeur à son insertion socioprofessionnelle<br />

future. Ce type d’expériences se remarque<br />

sur un CV. Mais il se remarque aussi au quotidien dans la façon<br />

dont le jeune va vivre et faire vivre sa citoyenneté. C’est<br />

dans le prolongement de toute cette réflexion qu’aujourd’hui<br />

Dynamo International propose d’accompagner les jeunes et<br />

les acteurs de terrain qui le désirent dans la mise en œuvre<br />

de projet de mobilité. La mobilité internationale comme une<br />

ouverture sur un monde qui se prépare et évolue.<br />

La question demeure néanmoins. Rester fidèle à son engagement,<br />

c’est quoi ? Fondamentalement, un vrai engagement<br />

est probablement celui qui nous implique tous<br />

avec l’ensemble de l’humanité. Il n’y aucune raison objective<br />

d’imaginer que cette prise de responsabilités ne sera<br />

plus le fait de notre jeunesse. <br />

2 Walgrave Lode.<br />

3 La prévention dans l’aide à la jeunesse.<br />

Résultats des travaux du<br />

Conseil Communautaire de l’Aide à<br />

la Jeunesse, Bruxelles, Direction<br />

générale de l’Aide à la Jeunesse,<br />

s.d., p. 6.<br />

4 Walgrave Lode.<br />

5, Vous avez dit : Aider la Jeunesse ?<br />

Propositions et perspectives, 1 res<br />

Assises de l’Aide à la Jeunesse,<br />

rapport du groupe « Sécurité et Citoyenneté<br />

», Bruxelles, Com. française<br />

AAJ, 1995.<br />

6 Solidarcité : recherche-action sur<br />

la contribution de programmes type<br />

« année de survie citoyen » à l’intégration<br />

sociale des jeunes en grande<br />

difficulté et à la lutte contre les incivilités,<br />

Bruxelles, GERME, 2003.<br />

12 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 13


dossier<br />

* Sorte d’atlas routier en ligne.<br />

1 Malcom Gladwell, « Why the revolution<br />

will not be tweeted », in The New Yorker,<br />

4 octobre 2010. http://www.newyorker.<br />

com/reporting/2010/10/04/101004fa_<br />

fact_gladwell ? currentPage=all<br />

Une souris comme arme<br />

de résistance<br />

Pierre Schonbrodt<br />

Sur avaaz.org, les ambitions sont mondiales. Le site au<br />

slogan « Le monde en action » a récemment lancé une<br />

pétition contre l’usage des néonicotinoïdes, du nom de<br />

ce nouveau pesticide qui est à la base « du déclin catastrophique<br />

des populations d’abeilles », peut-on lire. Un<br />

sous-titre précise : « Le tollé doit être planétaire » et les<br />

auteurs du site ont la ferme intention de franchir le cap<br />

des 1 250 000 signataires.<br />

Autre rendez-vous mondial sur la toile activiste, le<br />

groupe « Free Iran » sur Facebook comptant plus de<br />

34 000 membres ! Près de 7 330 personnes ont de leur<br />

côté rejoint le groupe « Un cri pour refuser l’horreur » qui<br />

plane sur Sakineh.<br />

Enfin, en Tunisie, les blogs et autres médias sociaux<br />

ont joué un rôle déterminant. La révolution du jasmin a<br />

par exemple pu compter sur le blogueur Slim Amamou.<br />

Ses abonnés avaient appris sa disparition début janvier.<br />

Mais ce petit génie de l’informatique avait pu, à l’insu du<br />

pouvoir, donner tout de même un signe de vie capital :<br />

en téléchargeant une application sur le Web, ses abonnés<br />

avaient pu visualiser l’activiste de Tunis sur Mappy*.<br />

Ils ont donc découvert que Slim Amamou était en fait<br />

« coincé » dans le bâtiment du ministère de l’Intérieur.<br />

Depuis, on a appris sa libération après quatre jours de<br />

torture et… sa nomination comme ministre de la jeunesse<br />

et des sports du gouvernement de transition.<br />

Sur la toile, l’activisme ne s’est donc jamais aussi bien<br />

porté et on ne compte plus les pétitions, blogs et autres<br />

groupements d’internautes fermement décidés à défendre<br />

l’une ou l’autre cause. Mais la portée de ce nouvel<br />

engagement est loin d’être aussi évidente. « Est-ce que<br />

pour autant Internet va contribuer à augmenter le degré<br />

d’esprit militant de la population ? », se demande Alain<br />

Gerlache, journaliste à la RTBF et fin connaisseur des<br />

nouveaux médias. « Je pense que c’est encore trop tôt<br />

pour évaluer les éventuelles retombées du Net et puis j’en<br />

doute un peu… Il n’existe pas d’élément qui puisse dire que<br />

le militantisme s’exerce de façon très différente aujourd’hui<br />

et je ne vois pas Internet créer des actions fondamentalement<br />

nouvelles. Il y a une forme de militance passive plus<br />

importante que par le passé. Si l’on porte un regard un peu<br />

négatif sur cet engagement nominal, on peut effectivement<br />

douter de l’impact de ce type d’activisme. Par ailleurs, il ne<br />

faut pas sous-estimer cette nouvelle capacité de mise en<br />

réseau qui peut favoriser le passage à l’acte. Et si je ne suis<br />

pas sûr que les technologies changent la nature humaine,<br />

en revanche, je suis convaincu qu’Internet stimule sans aucun<br />

doute ceux qui ont déjà l’esprit militant. »<br />

Survint WikiLeaks…<br />

Cette question a connu un regain d’intérêt depuis que<br />

le Net joue un rôle important dans les mouvements de<br />

résistance contemporains comme en Iran ou lors des<br />

dernières élections en Moldavie au printemps 2009.<br />

Surnommées « la révolution Twitter », les manifestations<br />

moldaves ont déstabilisé le pouvoir en place. À l’époque,<br />

stimulée par les tweets, une partie de la population descendait<br />

dans la rue pour dénoncer la corruption et les<br />

tentatives d’intimidation du parti communiste durant les<br />

élections.<br />

Et puis, il y a WikiLeaks. Son fondateur, Julian Assange,<br />

a créé un activisme dépendant entièrement des nouvelles<br />

technologies. Selon Jean-Jacques Deleeuw,<br />

responsable des nouveaux médias de la chaîne privée<br />

RTL, « l’immense potentiel technologique d’Internet a permis<br />

à Julian Assange de mettre en ligne des centaines de<br />

milliers de pages à la disposition des internautes. C’est<br />

unique dans l’histoire du Web. Par ailleurs, cet objectif a<br />

donné naissance à une nouvelle sorte de journalisme dont<br />

le credo est la transparence. C’est un activisme nouveau,<br />

contrairement aux pétitions ou aux manifestations lancées<br />

sur le Web ».<br />

Mais, dans notre monde occidental démocratique et finalement<br />

très confortable, l’ordinateur installé dans un<br />

paisible bureau comme principal outil de l’activisme a<br />

de quoi déconcerter le plus grand des révolutionnaires.<br />

Rosa Parks n’imaginait pas un seul instant qu’Internet<br />

existerait lorsqu’elle a refusé de céder sa place à un<br />

homme blanc le 1 er décembre 1955 dans un bus, premier<br />

jour du vaste mouvement de lutte contre la politique de<br />

ségrégation raciale aux États-Unis. Cette dimension est<br />

fondamentale pour Malcolm Gladwell, éditorialiste au<br />

New Yorker. Son argumentation a marqué la blogosphère<br />

militante lors de la publication d’un article intitulé « Why<br />

the revolution will not be tweeted » (« Pourquoi la révolution<br />

ne passera pas par Tweeter ») 1 . Il estime qu’Internet<br />

et ses réseaux sociaux ne peuvent être un moteur de<br />

l’engagement citoyen car derrière chaque internaute se<br />

cache en fait un slacktivist, comprenez « activiste mou » !<br />

Malcolm Gladwell est sévère à l’égard de ceux qui pensent<br />

que l’activisme des médias sociaux est semblable<br />

à celui des années 50 lorsque les Afro-américains organisaient<br />

des années entières de boycott pour protester<br />

contre le racisme dont ils étaient victimes. Gladwell<br />

estime ainsi que les réseaux sociaux n’ont aucune influence<br />

sur la motivation du public, même si celui-ci<br />

participe massivement à une opération de résistance<br />

sur Internet. Pour étayer son argument, il évoque ainsi<br />

la page Facebook « Pour sauver le Darfour ». Si celleci<br />

compte plus d’un million d’adhérents, les membres<br />

du groupe n’ont offert que 9 centimes en moyenne. Un<br />

autre groupe défendant la même cause mais rassemblant<br />

seulement trois mille membres a, en revanche,<br />

doublé cette moyenne. Bref, Gladwell estime que plus<br />

un mouvement réunit d’adhérents, plus la motivation<br />

de ces mêmes militants se dilue. Mais l’essentiel de sa<br />

démonstration réside surtout dans l’organisation des<br />

réseaux sociaux, un argument à la fois déstabilisant et<br />

éclairant : « Les boycotts, les sit-in et les mouvements non<br />

violents ont été des armes de choix pour le mouvement des<br />

droits civiques. Mais c’étaient des stratégies à haut risque,<br />

qui laissaient peu de place pour le conflit ou l’erreur. Si un<br />

manifestant s’écarte du script, répond à la provocation, la<br />

légitimité de la protestation tout entière est compromise.<br />

Les réseaux sont chaotiques. Les liens faibles conduisent<br />

rarement à l’activisme à haut risque. » 2<br />

Incontournables nouveaux médias<br />

Faute de centralisation, de structure de direction et de<br />

hiérarchie, le Net, selon Malcolm Gladwell, ne remplacera<br />

pas le plus efficace mouvement de résistance qui<br />

naît dans le monde réel. Cependant, nul ne sait ce que<br />

peut produire la conjonction du monde virtuel des activistes<br />

et de l’internaute lambda. Bien malin celui qui<br />

saura définir les effets potentiels de l’impressionnante<br />

liberté d’expression du Net sur la population. Les forums<br />

et autres blogs proposent un espace de parole inédit<br />

jusqu’à aujourd’hui et, en même temps, ils sont une<br />

source d’information intarissable. Dernier élément et<br />

non des moindres : la facilité d’association qui, grâce au<br />

Net, n’a désormais plus de frontières. Dans ces conditions,<br />

un mouvement de résistance dispose potentiellement<br />

d’une caisse de résonance bien plus grande que<br />

par le passé 3 . Pourriez-vous vous passer des nouveaux<br />

médias ? Les responsables Web des ONG Médecins<br />

Sans Frontières et Greenpeace répondent sans hésiter :<br />

non ! Et Greenpeace n’hésite pas à affirmer que le public<br />

auquel il s’adresse devient même un « cyber activiste »<br />

pour l’organisation. Mais pour cette ONG, l’enjeu principal<br />

est ailleurs : faire en sorte que l’adhérent d’un jour<br />

devienne un supporter doté d’une vraie loyauté dans<br />

le monde réel. Pour l’heure, Greenpeace se réjouit de<br />

l’augmentation des membres de son profil Facebook :<br />

ils ont décuplé en un an et demi pour totaliser plus de<br />

9 000 adhésions. Une explosion qui donne des résultats<br />

concrets : « Un exemple : une pétition cet été contre la déforestation<br />

au Congo. Nous avons récolté 6 000 signatures.<br />

Même si c’est facile de cliquer sur une souris, certaines<br />

© Georges Gobet/AFP<br />

La manifestation belge « Shame » du 23 janvier : le résultat de quelques « clics ».<br />

pétitions nécessitent tout de même un certain courage car<br />

votre signature sera finalement bien plus visible que sur<br />

une pétition signée dans la rue. C’est pourquoi transférer<br />

une pétition à ses contacts ou l’afficher dans le profil Facebook<br />

est, à mon avis, un acte bien plus courageux qu’il<br />

n’y paraît », jugent Christophe Piret et Dave Van Meel, les<br />

webmasters de Greenpeace.<br />

Encore faut-il que le formidable moteur que représente<br />

Internet ne surchauffe pas en raison d’un flux d’informations<br />

fantaisistes, voire fausses. Il est dès lors essentiel<br />

de développer un esprit critique chez les utilisateurs<br />

afin que chacun puisse se distancier du contenu<br />

qu’il découvre. C’est l’objectif du fameux P@sseport<br />

TIC 4 , un projet soutenu par la Communauté française.<br />

Ce sont des formations de base destinées aux élèves<br />

du primaire et du secondaire « afin de permettre aux<br />

jeunes d’utiliser l’outil informatique de manière pertinente<br />

et éthique dans le cadre de leurs études ». Enfin, depuis<br />

plusieurs années, des cellules d’éducation aux médias<br />

forment les professeurs à l’usage du Net 5 . Des initiatives<br />

fondamentales pour éviter que les mouvements les plus<br />

farfelus ne deviennent crédibles aux yeux d’un public insuffisamment<br />

averti. <br />

2 Ibid.<br />

3 Cf. la stratégie d’Al Qaïda.<br />

4 http://www.enseignement.be/index.php<br />

? page=26142<br />

5 http://www.clicksafe.be et http://<br />

www.jedecide.be sont autant<br />

d’exemples d’éducation aux nouveaux<br />

médias.<br />

14 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 15


dossier<br />

dossier<br />

L’engagement : bien plus<br />

qu’une simple « disponibilité »<br />

Fatima Bourarach<br />

1 Programme des activités de la<br />

campagne du CAL à consulter sur<br />

son site www.laicite.net à partir de<br />

fin février.<br />

2 Notion de la disponibilité chez<br />

André Gide selon la définition de<br />

l’engagement reprise dans le dictionnaire<br />

du Vocabulaire technique<br />

et critique de la philosophie d’André<br />

Lalande.<br />

La résistance à l’oppression, à la domination, à l’exploitation,<br />

à la discrimination, à l’injustice ou à l’humiliation peut<br />

prendre de multiples formes qui peuvent varier en fonction<br />

de la nature de la cause défendue, des caractéristiques de<br />

la revendication posée et des habitudes de mobilisation établies.<br />

L’engagement citoyen est une de ces formes.<br />

L’engagement est un véritable parti pris. C’est ce même<br />

parti pris que le CAL revendique en menant sa campagne<br />

2011 dans le cadre de l’« année européenne du volontariat »<br />

à partir d’une approche mettant plutôt en avant les différentes<br />

formes de l’« engagement citoyen » 1 .<br />

En effet, si tout acte d’engagement et de résistance est un<br />

acte bénévole, tout bénévolat n’implique pas nécessairement<br />

le recours à la résistance.<br />

C’est que le volontariat stricto sensu est principalement une<br />

forme de « disponibilité » 2 à aider, à soulager la souffrance de<br />

© Cost.<br />

l’autre, dans la rue, dans un centre fermé, dans une prison,<br />

dans un home ou dans un hôpital… Action certes louable,<br />

mais qui n’exige pas nécessairement un changement.<br />

L’engagement est un acte beaucoup plus complexe. Il revendique<br />

clairement le changement ; l’abrogation d’une loi ou<br />

d’un texte réglementaire considéré comme néfaste, contrevenant<br />

au principe de la démocratie ou de l’humanité, la cessation<br />

d’une injustice… C’est par exemple le cas de l’engagement<br />

de citoyens qui viennent spontanément en aide aux<br />

étrangers en situation irrégulière, même s’ils sont informés<br />

du risque qu’ils courent d’être poursuivis et sanctionnés, par<br />

la police ou par la justice. Cet engagement ne vise donc pas<br />

à « soulager » les sans-papiers, mais vise avant tout à créer<br />

le changement en prenant l’allure d’une action politique qui<br />

cherche à contraindre les pouvoirs publics à décider l’arrêt<br />

des mesures répressives à l’égard de clandestins par<br />

exemple, à mettre fin à l’arbitraire des procédures ou à réviser<br />

la législation sur l’accueil des étrangers.<br />

Sans vouloir verser dans le simplisme, un acte de volontariat<br />

consisterait à être disponible pour donner un peu de son<br />

temps en allant, par exemple, lire des histoires aux enfants<br />

détenus dans un centre fermé pour les sortir de leur isolement<br />

et leur apporter un peu de réconfort. Ce qui est par<br />

ailleurs tout à fait nécessaire. Un acte d’engagement exige,<br />

quant à lui, de se battre pour sortir cet enfant de ce centre<br />

en poussant le gouvernement à changer ou à abroger les<br />

lois qui aggravent la traque et l’expulsion des étrangers en<br />

situation irrégulière et leurs enfants…<br />

Dans cette logique, le militant engagé refusera, paradoxalement,<br />

de participer à « lire des histoires » pour rendre la vie<br />

plus agréable « dans » le centre ou distribuer la soupe, pour<br />

donner l’illusion que la rue est moins froide qu’elle ne l’est<br />

vraiment. Il se battra pour que ces enfants sortent de ces<br />

centres et que ces sans-abris aient un toit.<br />

Il existe en effet une multitude de causes justes qui appellent<br />

à l’engagement et on trouvera toujours des militants<br />

pour les servir.<br />

Un acte politique en perpétuel devenir<br />

L’engagement citoyen n’est donc pas mort avec les « grandes<br />

causes » de jadis. C’est un acte politique en perpétuel renouvellement<br />

et résolument inhérent à la démocratie.<br />

Dans une démocratie, l’expression d’un désaccord ou la réprobation<br />

d’une décision s’inscrivent dans un processus où<br />

une minorité admet de respecter la règle de la majorité, tout<br />

en préparant l’alternance en construisant un programme<br />

qui, coalisant une série de revendications (sociales, économiques,<br />

éthiques, environnementales…), sera soumis aux<br />

électeurs à l’occasion de la prochaine échéance électorale.<br />

Cependant, et malgré l’existence d’un tel processus de démocratie<br />

représentative, les citoyens sentent bien souvent<br />

le besoin, voire l’obligation, d’agir directement, de mettre<br />

la pression sur les décideurs politiques, parce que les raisons<br />

de se révolter ne manquent pas à leurs yeux. Leur engagement<br />

porte désormais d’autres revendications : celle<br />

d’une participation plus étroite au processus de décision<br />

politique, ou celle d’exercer un contrôle accru sur l’action<br />

des dirigeants 3 .<br />

Mais au-delà de leur disparité, les actes d’engagement<br />

posent une même question : qu’est-ce qui conduit un individu<br />

à relever des défis ou même à encourir les risques<br />

de la répression ou la sanction afin de défendre ce qu’il<br />

ressent comme une atteinte à la liberté, à la démocratie,<br />

à la justice ou à l’égalité ? La question n’est pas simple<br />

et sa réponse renvoie plutôt à la difficulté de « contester »<br />

dans le cadre d’un modèle politique « où l’organisation de<br />

la société civile et le dialogue social sont des réalités vivantes<br />

et où les alternances peuvent corriger les trop grands écarts<br />

qui s’instaurent entre la politique conduite par les gouvernements<br />

et l’attente d’une majorité de gouvernés » 4 . Cette<br />

difficulté est aujourd’hui accentuée par le fait que les mobiles<br />

de l’indignation politique sont devenus un peu moins<br />

compréhensibles.<br />

Comme l’expliquent en effet José Gotovitch et Anne Morelli<br />

dans Militantisme et militants, nous sommes sortis de cette<br />

période héroïque dans laquelle le refus d’accepter une loi<br />

qui bafoue les principes qui fondent notre humanité semblait<br />

aller de soi. « Aborder la question du militantisme et des militants<br />

nous confronte obligatoirement à un concert de doléances<br />

nostalgiques et de regrets exprimés qui magnifient le passé.<br />

Plus personne, ou si peu, ne se lève à cinq heures du matin pour<br />

distribuer des tracts aux portes des usines. Les militants des<br />

ONG se veulent salariés avec un treizième mois, congés payés<br />

et récupération double pour prestations de week-end. » 5<br />

L’engagement militant est devenu pour ainsi dire « quelque<br />

peu suspect depuis les grands mouvements des années 70-80<br />

qui lui ont donné ses lettres de noblesse et dont la légitimité<br />

se justifiait presque d’elle-même » 6 : les guerres du Vietnam<br />

et d’Algérie, les droits civiques, les ségrégations raciales,<br />

l’homosexualité, les droits des femmes, l’avortement, le nucléaire,<br />

etc.<br />

Or, bien que le monde ait changé depuis la fin des années 70<br />

et que les « grandes causes » aient quitté, en Europe en tout<br />

cas, le devant de la scène publique, des groupes d’individus<br />

continuent à se mettre volontairement au service d’un idéal<br />

de justice et d’égalité. Pour certains, « se mettre hors la loi<br />

deviendrait même l’ultime moyen de s’opposer ou de secouer<br />

l’indifférence de concitoyens face aux injustices qui se commettent<br />

en leur nom » 7 .<br />

D’aucuns seraient même tentés de dire, comme l’explique<br />

très justement Albert Ogien, que si l’on vit dans une société<br />

despotique, on est certes dans l’obligation de résister, de<br />

s’engager, mais en démocratie, n’y aurait-il pas contradiction<br />

? Puisqu’« on a plutôt l’impression, que la démocratie est<br />

le lieu du dialogue et de la négociation, pas de la résistance. Le<br />

désir de résistance en démocratie paraît au mieux capricieux,<br />

un luxe, au pire irresponsable, et un danger » 8 .<br />

Et pourtant, les formes actuelles d’engagement citoyen<br />

confirment que l’idée de résistance aux conformismes et<br />

aux injustices a encore toutes ses raisons d’être, notamment<br />

quand il s’agit de la résistance aux risques des dérives<br />

des pouvoirs démocratiques et à la perte, précisément, de<br />

leur nature démocratique, ou encore la résistance à la dictature<br />

du marché, de certains médias, de la pensée unique et<br />

au conformisme, à l’obscurantisme et à l’intégrisme.<br />

Les paradoxes de l’engagement<br />

L’engagement est un acte pris dans une contradiction : soit<br />

il s’institutionnalise pour faire aboutir la revendication qu’il<br />

porte, et il cesse d’être ce qu’il est (l’expression spontanée<br />

individuelle et collective d’un refus de l’injustice, de l’inégalité…).<br />

Soit il demeure une manifestation émotionnelle et<br />

éphémère, et reste alors en marge des mécanismes officiels<br />

de la démocratie (il s’exclut délibérément du processus<br />

de prise de décision) 9 .<br />

On pourrait même pousser le raisonnement un peu plus<br />

loin en évoquant le parallélisme que fait Guy Desolre entre<br />

ex-militant et « traître » ou renégat. Comparaison qu’il<br />

nuance très rapidement en imposant les guillemets au mot<br />

« traître », car il ne s’agit pas de traîtrise 10 . Et pour illustrer<br />

ses propos, il cite Jorge Semprùn qui évoque son engagement<br />

sans regret, sans rejet et avec sérénité : « Sans lui, ma<br />

vie aurait été plus confortable, certainement. Mais peut-être<br />

avait-il fallu toute cette folie, cette perte de soi, cette exaltation,<br />

ce goût amer d’un lien transcendant, cette illusion de l’avenir,<br />

ce rêve obstiné, cette rationalité somptueuse mais contraire à<br />

toute raison raisonnante et raisonnable, toute cette haine, tout<br />

cet amour, cette tendresse pour les compagnons inconnus de<br />

longue marche interminable, de bribes de chants, de poèmes,<br />

de mots d’ordre lancés à la face du monde comme un appel<br />

d’espoir ou de détresse, cette souffrance sous la torture et<br />

l’orgueil d’y avoir résisté : peut-être avait-il fallu tout cela pour<br />

donner à ma vie une sombre et rutilante cohérence. Peut-être<br />

sans cette folie me serais-je éparpillé en petits malheurs et<br />

minimes bonheurs privés, au jour le jour d’une longue suite<br />

involontaire de jours qui auraient fini par me faire une vie. » 11<br />

Ou, comme le défend dans d’autres termes Sandra Laugier,<br />

toute la richesse de l’engagement tient à ce qu’il est<br />

« une forme d’action politique qui ne se dépêtre jamais de cette<br />

contradiction. Et cette richesse est d’autant plus grande que les<br />

conditions dans lesquelles des individus décident d’y recourir<br />

sont éminemment instables. » 12<br />

Les actes d’engagement atteignent en effet rarement l’objectif<br />

qu’ils se donnent, s’ils ne sont pas relayés par un syndicat,<br />

un parti politique ou une association qui obtient le statut<br />

d’interlocuteur politique reconnu. <br />

3 Albert Ogien et Sandra Laugier,<br />

Pourquoi désobéir en démocratie ?,<br />

Paris, La Découverte, 2010.<br />

4 Ibid.<br />

5 José Gotovich et Anne Morelli,<br />

Militantisme et militants, Bruxelles,<br />

EVO/Couleur savoir, 2000.<br />

6 Albert Ogien et Sandra Laugier,<br />

op. cit.<br />

7 Ibid.<br />

8 Ibid.<br />

9 Guy Desolre, Le militant et le<br />

traître, Bruxelles, EVO/Couleur savoir,<br />

2000.<br />

10 Ibid.<br />

11 Ibid.<br />

12 Albert Ogien et et Sandra Laugier,<br />

op. cit.<br />

16 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 17


dossier<br />

LAÏCITÉ<br />

Exercices admiratifs<br />

d’engagements<br />

Jean Cornil<br />

Financement des cultes<br />

Le recensement des âmes<br />

Jean De Brueker<br />

Secrétaire général adjoint du CAL<br />

Refuser d’être le simple spectateur du monde qui va et<br />

vient au fil des événements qui glissent du journal télévisé<br />

aux conversations de circonstances. Tenter<br />

d’être, en toute humilité, acteur de sa vie<br />

Qui nous a donné et, un tout petit peu, de celle des autres. Ne<br />

l’éponge pour effacer pas ressentir notre extériorité comme un<br />

l’horizon tout<br />

simple décor ou un spectacle permanent.<br />

entier ?<br />

Bref, choisir, avec lucidité certes, de peser,<br />

même de manière infinitésimale, sur le<br />

Friedrich Nietzsche<br />

cours perturbé de nos sociétés complexes.<br />

Tout est affaire de tempérament, de conditions<br />

historiques, de hasard existentiel, de<br />

conjonctures culturelles. Mais aussi de perspicacité et de<br />

courage. Et de degrés.<br />

Salvador Allende.<br />

Car s’engager, se hisser un peu plus haut que soi, c’est tout<br />

d’abord refuser. Refuser de se laisser assigner le rôle de l’humain<br />

atomisé, producteur et consommateur, dévoreur de la<br />

nature et des autres, au travers de la course aux insatiables<br />

mirages des honneurs et de l’argent. C’est simplement,<br />

naïvement, faire entendre sa protestation face au monde<br />

tel qu’il est. Ne pas se résigner. Ne pas consentir à tous les<br />

déterminismes, du social à l’inconscient, qui vous enserrent<br />

pour la vie si vous ne partez pas à la conquête de votre autonomie.<br />

Ne pas admettre l’ordre dominant de l’aliénation et<br />

de l’oppression. Cela présuppose esprit critique, compassion<br />

et idéal. Cela implique d’étouffer un peu l’hégémonie de son<br />

narcisse, de se quitter un moment, pour voguer ailleurs, vers<br />

l’autre, vers les autres. Et tous les degrés de la gamme se<br />

potentialisent : de la pièce que l’on tend au sans-abri jusqu’à<br />

donner sa vie pour une cause.<br />

© AFP<br />

J’ai eu la chance insigne<br />

de naître à une époque<br />

sans guerre et repue de<br />

bien-être, dans un des<br />

pays les plus riches de<br />

la planète. L’absence<br />

de télévision pendant<br />

mon adolescence, m’a<br />

permis d’explorer la bibliothèque<br />

familiale. D’y<br />

plonger dans les trésors<br />

de la littérature et de la<br />

philosophie. Mais aussi<br />

de m’immerger dans les<br />

récits d’existences exceptionnelles<br />

qui ont forgé<br />

mon imaginaire en devenir.<br />

Louise Michel, l’égérie<br />

de la Commune de Paris,<br />

déportée en Nouvelle-Calédonie et Willy Brandt, l’Allemand<br />

qui eut l’immense courage de résister à la barbarie nazie.<br />

Arthur Koestler, symbole poignant et pourfendeur de tous<br />

les totalitarismes du dernier siècle, et Antonio Gramsci,<br />

condamné par les fascistes afin « d’arrêter ce cerveau de<br />

penser ». Salvador Allende, dont l’admirable discours du 11<br />

septembre 1973 est gravé dans le marbre de sa tombe, et<br />

Patrice Lumumba, l’honneur même de l’homme africain<br />

face au colonisateur. Mon panthéon personnel n’en finit pas.<br />

Et ce, sans compter tous les anonymes qui ont refusé toutes<br />

les lâchetés ou les mesquins arrangements avec leur conscience.<br />

Qu’aurais-je fait, confronté à la tyrannie la plus abjecte ou<br />

au caporalisme humiliant des petits chefs ? Je me suis très<br />

souvent posé la question et je n’aurai jamais la réponse. Aurais-je<br />

basculé dans la servitude volontaire, si éclairée par<br />

Étienne de la Boétie, dans le grégarisme du troupeau ou bien<br />

dans un valeureux héroïsme sans peur et sans reproche ?<br />

Me connaissant chaque jour un peu moins mal, je n’ai pas<br />

l’âme d’un Spartacus ou d’un Giordano Bruno. Mais qui sait<br />

ce qui peut se révéler au gré des circonstances exceptionnelles<br />

? Bien évidemment, je force le trait car les aventures<br />

de l’engagement connaissent une longue échelle d’intensités<br />

et de variétés. Elles peuvent se décliner de manière si multiple,<br />

elles peuvent être si diversifiées, impavides comme<br />

discrètes, flamboyantes comme modestes. Et pour tout dire,<br />

toutes ces formes me touchent, du cheminot qui s’oppose à<br />

la Gestapo au citoyen anonyme qui prend fait et cause pour<br />

un étranger sans papiers, du Birman qui se dresse face aux<br />

fusils de Rangoon au bénévole qui milite quelques heures<br />

chaque semaine dans une association qui favorise l’amour<br />

du livre auprès des détenus, des malades ou des illettrés.<br />

Pour ma très modeste part, mon imaginaire engagé s’est<br />

traduit des ONG au <strong>Centre</strong> pour l’égalité des chances, du<br />

Parlement aux objecteurs de croissance. Avec des désirs<br />

éthiques et des désirs critiques. Éthiques, car tendre vers<br />

une cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, entre<br />

valeurs et actions, entre sa pensée et sa vie, est un des<br />

exercices existentiels les plus difficiles et les plus exigeants<br />

qui soient. Critiques car, face aux processus normalisants de<br />

l’idéologie dominante qui s’insinuent dans les esprits et dans<br />

les cœurs, l’engagement pour un autre monde, pour une<br />

véritable alternative à l’anthropologie capitaliste qui nous<br />

submerge, nous condamne à une révolution radicale, tant<br />

de notre entendement que de toutes nos attitudes, des plus<br />

intimes aux plus collectives. <br />

« Les croyants, formez six rangs, les<br />

incroyants debout sur les bancs et les<br />

indécis, restez assis. »<br />

Depuis quelques années, de Commission<br />

des sages en groupes de travail,<br />

les politiques ont mis en place plusieurs<br />

structures destinées à alimenter<br />

leur réflexion en vue d’assurer une<br />

plus grande équité quant à la répartition<br />

des moyens accordés par les pouvoirs<br />

publics aux cultes et communautés<br />

non confessionnelles. Comme<br />

objectif associé (ou principal ?) figurait<br />

également la volonté de modifier le<br />

statut et les échelles de traitement<br />

des ministres des cultes.<br />

Il est en effet grand temps de dépasser<br />

l’actuelle répartition héritée d’un<br />

lointain passé qui n’a pas suivi l’évolution<br />

de notre société.<br />

Ainsi, aujourd’hui, en ce qui concerne<br />

le cadre des ministres des cultes et<br />

des délégués laïques, on connaît une<br />

répartition inéquitable puisque, sur<br />

un total de 4 228 équivalents temps<br />

plein, 80 % sont affectés au seul culte<br />

catholique.<br />

Cette disproportion se confirme<br />

lorsqu’au coût des rémunérations<br />

des ministres des cultes, on ajoute<br />

les frais liés au fonctionnement et aux<br />

infrastructures assumés par les communes,<br />

les provinces et le fédéral.<br />

Plusieurs modes opératoires ont été<br />

avancés pour obtenir des indicateurs<br />

fiables en vue d’assurer une plus juste<br />

affectation des moyens mobilisés en<br />

faveur des différentes communautés<br />

convictionnelles.<br />

Une des pistes pour recueillir l’avis<br />

des citoyens est le système de l’impôt<br />

philosophiquement dédié ou dédicacé.<br />

Cette méthode, naguère retenue par<br />

le CAL, est aujourd’hui abandonnée<br />

compte tenu des inconvénients qu’elle<br />

générerait. Parmi ceux-ci, on pointera<br />

le fichage convictionnel des citoyens,<br />

le risque de voir les moyens accordés<br />

aux différentes communautés liés au<br />

niveau de revenu des citoyens, mais<br />

également l’évolution technique des<br />

déclarations d’impôt.<br />

De plus, les propositions qui privilégieront<br />

ce mode de financement risqueront<br />

de prévoir plus souvent que<br />

d’autres bénéficiaires (organismes<br />

de défense de causes humanitaires,<br />

sociales, de défense de la nature, des<br />

animaux, etc.) pourront en tirer une<br />

partie de leur financement. Enfin, un<br />

tel système pourrait poser problème<br />

au niveau du droit budgétaire et de<br />

deux de ses principes fondateurs :<br />

l’universalité de l’impôt et la non-affectation<br />

particulière des recettes.<br />

Aujourd’hui, le CAL opte pour une répartition<br />

des enveloppes budgétaires<br />

existantes en demandant au citoyen, et<br />

donc plus uniquement au contribuable,<br />

d’exprimer son choix. Il y aurait donc<br />

lieu de réaliser un sondage anonyme<br />

de grande envergure pour recueillir<br />

les données relatives à la répartition<br />

convictionnelle des citoyens.<br />

Une des solutions envisagées serait<br />

d’avoir recours à une vaste enquête<br />

scientifique qui porterait sur<br />

les convictions, les pratiques et les<br />

souhaits des citoyens. Mais comment<br />

s’assurer, dans une telle démarche et<br />

sur un tel sujet, du caractère pluraliste<br />

et objectif du consortium d’experts qui<br />

s’acquitteraient de cette mission ? De<br />

plus, le choix de la pondération entre<br />

les trois critères susmentionnés est<br />

fondamental, mais très subjectif tenant<br />

compte de la diversité dans la<br />

traduction des valeurs, des lieux et des<br />

actes qui relient les citoyens aux différentes<br />

communautés convictionnelles.<br />

Une autre formule consisterait en<br />

une consultation populaire où l’on<br />

demanderait au citoyen de faire son<br />

choix parmi les huit communautés<br />

convictionnelles actuellement reconnues,<br />

tout en laissant une neuvième<br />

possibilité pour ceux qui ne souhaitent<br />

pas pointer une des communautés<br />

énumérées.<br />

Cette consultation pourrait être réalisée<br />

à l’occasion des élections communales<br />

qui donne l’assise électorale la<br />

plus large possible et garantit l’anonymat.<br />

Mais il y a un risque d’identifier<br />

les appartenances confessionnelles<br />

au niveau restreint des bureaux de<br />

vote. De plus, le recueil de l’avis des<br />

citoyens sur un sujet spécifique lors<br />

d’une élection contribuerait à un précédent<br />

qui viendrait au niveau symbolique<br />

botter en touche le principe<br />

de séparation Églises/État; les campagnes<br />

prosélytes qui risquent d’être<br />

initiées, même réglementées, ne sont<br />

par ailleurs pas souhaitables.<br />

Ou encore, on pourrait recourir à<br />

un vaste sondage réalisé par plusieurs<br />

organismes spécialisés sous<br />

contrôle scientifique afin de s’entourer<br />

de toutes les garanties possibles<br />

en matière de représentativité de<br />

l’échantillon de population interrogée.<br />

Cette méthode présente des garanties<br />

d’anonymat, d’image objective<br />

du choix des citoyens et pourrait être<br />

reconduite selon un calendrier adapté<br />

afin de fournir aux décideurs politiques<br />

un indicateur fiable à utiliser au<br />

profit de l’équité et de la concrétisation<br />

du principe d’égalité et de non-discrimination<br />

entre les différentes communautés<br />

convictionnelles.<br />

Le chemin vers une juste répartition<br />

des moyens entre les communautés<br />

philosophiques est encore long. Si l’on<br />

n’est pas sorti de l’auberge, on l’est<br />

encore moins de l’église, et si parfois<br />

une minute suffit pour accorder un<br />

avantage, une vie ne suffit pas toujours<br />

pour lever un privilège. <br />

18 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 19


ÉDUCATION<br />

ÉDUCATION<br />

Au-delà des chiffres…<br />

Découvrir les vraies<br />

leçons de Pisa<br />

Frédéric Soumois<br />

Faut-il prendre à la lettre les conclusions hâtives de<br />

lenquête Pisa sur les compétences des élèves, à la hausse<br />

ou à la baisse ? Mieux vaut savoir ce que cette enquête<br />

mesure exactement et comment elle est réalisée.<br />

« Même si la modestie reste de mise, les<br />

résultats de l’enquête Pisa 2009 sont de<br />

nature à restaurer la confiance, principalement<br />

chez tous les acteurs de terrain.<br />

Ceci prouve que, grâce à un travail<br />

collectif, nous pouvons surmonter des<br />

obstacles et réaliser des progrès. » « Au<br />

vu des résultats de Pisa, sachant que<br />

notre enseignement secondaire est le<br />

deuxième le plus financé de l’OCDE, les<br />

systèmes d’éducation les plus performants<br />

ne sont apparemment pas ceux<br />

qui reçoivent le plus de moyens ! » « Pisa<br />

atteste d’une catastrophe […]. Nous<br />

restons le système éducatif où les performances<br />

des élèves sont le plus étroitement<br />

liées à leur origine. La ségrégation<br />

sociale et académique des élèves,<br />

engendrée par notre marché scolaire et<br />

par une orientation trop précoce, est la<br />

cause majeure de cette inégalité ».<br />

Trois avis successifs, au lendemain de<br />

la publication de la dernière enquête<br />

Pisa (pour « Programme pour l’évaluation<br />

internationale des étudiants »). Le<br />

premier est de la ministre en charge,<br />

Dominique Simonet ; le deuxième, du<br />

chef de Groupe MR au Parlement de<br />

la Communauté française, Françoise<br />

Bertiaux, dans l’opposition; le troisième,<br />

de l’association « Appel pour<br />

une école démocratique ». Pourquoi<br />

une telle amplitude d’avis autour des<br />

mêmes résultats ?<br />

Des élèves de la Communauté française,<br />

certes en léger progrès en lecture<br />

mais s’enfonçant encore dans<br />

leur déficit en connaissance scientifique<br />

de base, c’est la conclusion générale<br />

que la majorité des auditeurs<br />

auront retenu d’une brève présentation.<br />

De quoi faire évoluer l’état d’esprit<br />

du deuil, habituel quand, comme<br />

tous les trois ans, ces résultats sont<br />

annoncés à la « fête », comme certains<br />

ont pu l’écrire ? C’est largement excessif.<br />

Voici pourquoi…<br />

Il faut savoir que les tests Pisa sont<br />

organisés par l’OCDE, l’Organisation<br />

de coopération et de développement<br />

économiques, née après la Deuxième<br />

Guerre mondiale dans le cadre du plan<br />

Marshall de reconstruction. Son travail<br />

est exclusivement centré sur le développement<br />

économique et son intérêt<br />

pour les systèmes pédagogiques est<br />

centré sur l’employabilité des élèves<br />

dans le circuit économique. Ce n’est<br />

pas une tare et encore moins indigne,<br />

mais cela doit être mentionné, car cela<br />

explique ce que sondent les différentes<br />

équipes réparties dans le monde,<br />

puisque l’évaluation surtout comparative<br />

est pratiquée dans 41 pays différents.<br />

On imagine l’hétérogénéité des<br />

systèmes scolaires ainsi sondés. C’est<br />

pourquoi d’ailleurs les experts de l’organisation<br />

fixent des tests de taille fort<br />

réduite (une paire d’heures) et centrés<br />

sur les capacités liées à la lecture (notamment<br />

extraire, interpréter, évaluer<br />

un texte) à l’âge de 15 ans, un âge<br />

choisi arbitrairement parce qu’il doit<br />

avoir gommé des différences de progression<br />

au jeune âge et qu’il est très<br />

généralement celui d’une orientation<br />

pré-professionnelle, même partielle.<br />

L’employabilité, toujours… Les tests<br />

Pisa n’examinent pas les différences<br />

sociales et les parcours a priori des<br />

élèves testés, mais comptent sur la<br />

taille de l’échantillon pour gommer les<br />

écarts éventuels. Impossible pour autant<br />

de savoir si cet effet est à l’œuvre,<br />

le test Pisa, très bizarrement, ne publiant<br />

aucune marge d’erreur, ce qui<br />

rend très délicate l’interprétation de<br />

ses résultats. Et caducs la plupart des<br />

jugements à l’emporte-pièce entendus<br />

en décembre dernier, que ce soit<br />

pour se réjouir de modestes progrès<br />

ou pour vilipender notre système éducatif.<br />

Le test Pisa ne mesure pas davantage<br />

le devenir des étudiants mesurés.<br />

De bons résultats obtenus en<br />

2000 les ont-ils menés à des études<br />

supérieures mieux réussies, voire à un<br />

meilleur accès à l’emploi ? Les études<br />

Pisa ne le surveillent pas, utilisant<br />

l’équation « Davantage d’éducation<br />

aboutit à plus de ressources » comme<br />

un credo, voire comme un mantra, jamais<br />

remis en cause.<br />

Pisa ne fait pas la différence…<br />

Ce choix n’est pas neutre. Élèves et<br />

écoles sont choisis officiellement<br />

par tirage au sort par les équipes<br />

de terrain, généralement des unités<br />

universitaires de pédagogie. Le strict<br />

respect de l’âge de 15 ans entraîne<br />

d’emblée une chute vers le bas du<br />

classement pour des systèmes qui<br />

pratiquent le redoublement intensif,<br />

comme chez nous, face à des systèmes<br />

qui l’utilisent peu ou pas du<br />

tout. Car les élèves « redoubleurs » (la<br />

majorité des élèves chez nous à la fin<br />

du secondaire) sont évidemment testés<br />

sur des capacités du niveau supérieur<br />

d’enseignement auquel ils n’ont<br />

pas encore eu accès. Il est donc peu<br />

étonnant qu’ils fassent pâle figure.<br />

Peut-être, forts de leur année redoublée,<br />

acquièrent-ils ensuite, certes<br />

avec retard, un niveau bien supérieur.<br />

Mais Pisa ne le sait pas, puisqu’elle<br />

ne suit pas le destin des élèves et des<br />

adultes qu’ils deviendront. La règle<br />

de l’âge va nécessairement propulser<br />

les systèmes qui sélectionnent peu au<br />

début du cursus, comme le système<br />

finlandais, en tête des classements,<br />

et classer notre communauté en lanterne<br />

rouge. Mais c’est oublier que<br />

le système finlandais va, au-delà de<br />

15 ans, s’affirmer comme bien plus<br />

sélectif qu’avant cet âge. Le système<br />

Pisa ne voit pas cette différence. Sans<br />

aucun doute le redoublement est-il<br />

une modalité coûteuse, socialement<br />

pénalisante et improductive de notre<br />

système d’enseignement : mais il est<br />

également faux de croire qu’il transforme<br />

chaque élève « en retard » dans<br />

son cursus en un cancre complet et<br />

définitif. Testé à 18 ans ou, mieux, à<br />

© Papirazzi - Fotolia.com<br />

24 ans, le même élève aura peut-être<br />

comblé son « retard » face à son collègue<br />

finlandais.<br />

Revenons aux tests eux-mêmes. Examiner<br />

la liste des « très bons » élèves<br />

consacrés (Corée du Sud, Finlande,<br />

Hong Kong, Singapour…) donne la<br />

mesure de la difficulté de disposer de<br />

réels tests qui, en deux heures, puissent<br />

être comparés au-delà des différences<br />

culturelles et surtout linguistiques.<br />

Quelle est l’ampleur du sens<br />

d’une lecture « critique » d’un texte<br />

dans les 41 pays de l’OCDE ? Quel<br />

est le sens exact de l’« interprétation<br />

» d’un texte martyr selon les correcteurs<br />

locaux ? La solution idéale<br />

pour réduire le biais d’interprétation<br />

d’un test lié à la qualité du correcteur<br />

consiste à croiser les équipes :<br />

les élèves de l’équipe A sont corrigés<br />

par ceux de l’équipe B sur base d’un<br />

canevas aussi transparent que possible.<br />

C’est évidemment impossible<br />

ici, chaque pays (ou partie de pays)<br />

établissant ses propres critères et<br />

corrigeant ses propres élèves. Même<br />

sans volonté explicite ou volontaire<br />

de tricherie, cet état de fait diminue<br />

très largement la puissance des<br />

conclusions comparatives des tests<br />

Pisa. Tout au plus pourrait-on utiliser<br />

ces tests en comparant les résultats<br />

obtenus tous les trois ans dans un<br />

même lieu. Sans doute si les élèves<br />

étaient des voitures et qu’il s’agissait<br />

de tester leur fiabilité ou leur performance<br />

dans des tests gradués<br />

et normalisés… Mais les élèves qui<br />

avaient 15 ans en 2000 et ceux qui les<br />

ont atteints en 2009 sont évidemment<br />

différents et sont d’une toute autre<br />

nature qu’un produit manufacturé et<br />

normalisé.<br />

Une valeur très relative<br />

La Fédération des associations de parents<br />

de l’enseignement officiel (Fapeo)<br />

relève à ce sujet que « ce serait<br />

une erreur que de s’inspirer de ces<br />

modèles asiatiques, car la culture de<br />

l’excellence et la rigueur disciplinaire<br />

sont au principe de tout leur système<br />

d’enseignement. Dans ces modèles,<br />

la compétition est omniprésente et la<br />

pression que cela suppose l’est aussi<br />

pour les enfants ». Dans le même<br />

ordre d’idée, l’association française<br />

des professeurs de mathématiques<br />

de l’enseignement public, notant<br />

les meilleures performances des<br />

élèves finlandais aux tests en cette<br />

matière, souligne la différence entre<br />

l’enseignement français, soucieux de<br />

développer l’« accès à l’abstraction,<br />

à la symbolisation, à la rigueur », et<br />

l’enseignement des mathématiques<br />

appliquées au réel et aux situations<br />

concrètes tel qu’il se pratique dans<br />

d’autres pays : « Rien ne prouve que<br />

l’accent mis sur les mathématiques<br />

du “réel” soit corrélatif d’avancement<br />

dans le développement de compétences<br />

spécifiques dans le domaine<br />

mathématique ». D’autres critiques<br />

vont plus loin, soulignant que la naturalisation<br />

de l’intelligence qui fonde<br />

ces méthodes d’évaluation présenterait<br />

l’inconvénient général de tous<br />

les tests psychotechniques basés sur<br />

les sciences cognitives. Ils réduisent<br />

l’activité intellectuelle à ce qu’elle a<br />

de plus prosaïque, des manipulations<br />

de symboles que pourraient faire des<br />

machines, et n’accordent aucune<br />

place au jeu, au mensonge, à l’humour,<br />

au simulacre, à la colère, au<br />

rêve, et à toutes les passions qui font<br />

le socle de l’esprit humain et de la vie<br />

sociale.<br />

Pourtant, les concepteurs de Pisa<br />

eux-mêmes présentent leurs résultats<br />

détaillés en classant les<br />

pays dans de grands groupes distinguant<br />

ceux qui sont au-dessus de<br />

la moyenne, dans la moyenne ou en<br />

dessous et rappellent explicitement<br />

qu’à l’intérieur des groupes, la place<br />

obtenue n’a pas d’importance. Et<br />

c’est malgré tout la première chose<br />

que la majorité des médias, négligeant<br />

cette mise en garde (il est vrai<br />

souvent bien timide), mettent en évidence<br />

lors de la présentation des résultats.<br />

Il n’est dès lors pas bizarre de<br />

voir que les responsables politiques<br />

en poste peuvent se satisfaire de la<br />

progression de 14 points (de 476 à<br />

490) de 2000 à 2009, tandis que les<br />

ténors de l’opposition interprètent ce<br />

résultat comme un aveu d’échec et de<br />

stagnation… Il ne faut donc pas accorder<br />

à cet exercice * une valeur qu’il n’a<br />

pas… <br />

* Comme d’ailleurs les fameux<br />

classements d’universités,<br />

dont les plus célèbres sont les<br />

classements de l’Université<br />

Jiao Tong de Shanghai et le<br />

classement du Times Higher<br />

Education. Ceux-ci prennent<br />

essentiellement en compte les<br />

publications scientifiques, le<br />

nombre de prix Nobel, le budget<br />

consacré à la recherche ainsi<br />

que le nombre de fois où les<br />

chercheurs d’une université<br />

sont cités par leurs pairs dans<br />

les revues scientifiques et<br />

uniquement dans certains<br />

domaines. C’est évidemment<br />

une vue étriquée et biaisée de<br />

la réalité d’une université complète<br />

et ouverte sur le monde.<br />

20 | Espace de Libertés 394 | février 2011<br />

| Espace de Libertés 394 | février 2011 21


MONDE<br />

MONDE<br />

France<br />

Une Marine (de guerre)<br />

met le cap sur la présidence<br />

Pascal Martin<br />

Marine Le Pen succède à son père à la tête du Front national. Cest la<br />

dernière mauvaise nouvelle en date pour les démocrates de France<br />

et dEurope.<br />

Lui devant, elle derrière. En 2007, lors<br />

d’un reportage sur la campagne présidentielle<br />

française, on avait suivi Jean-<br />

Marie Le Pen à Boulogne-sur-Mer.<br />

Tournée vers l’industrie de la pêche<br />

et les chantiers navals, frappée durement<br />

par la crise, avec sa cohorte de<br />

chômeurs et de désespérés, la ville<br />

présentait un décor idéal pour le fils<br />

de pêcheur breton venu dire combien<br />

il connaissait la difficulté de leur existence.<br />

Entre les échoppes, là où les<br />

crieurs s’étaient tus depuis longtemps,<br />

on n’entendait qu’eux, Le Pen et sa<br />

forte gueule, entourés<br />

On peut être citoyen d’une nuée de journalistes<br />

tantôt ravis<br />

français sans être<br />

Français. C’est ce que tantôt sidérés par<br />

dit Le Pen ; c’est ce que l’outrance du personnage.<br />

« Tout ça, c’est<br />

disaient un siècle avant<br />

la faute à l’Europe »,<br />

lui, Barrès, Maurras<br />

« On ne respecte plus le<br />

ou Drumont.<br />

travail des Français. On<br />

n’est plus chez nous »,<br />

« Il faut en finir avec ces quotas de pêche<br />

qui nous étranglent », etc.<br />

Marine Le Pen se tenait loin derrière<br />

son père, effacée. À l’époque, elle<br />

s’activait en coulisses à la « respectabilisation<br />

» du Front national. Mais au<br />

moment de « faire les marchés », elle<br />

n’était plus le sherpa du FN, l’un de<br />

ces conseillers amidonnés qui parlent<br />

un français technique et châtié, mais<br />

bien « Marine », sorte de Madame Michu<br />

blondasse et habillée de bric et de<br />

broc, qui accueillait d’un sourire de fumeur<br />

les petites gens. « Z’auriez du feu,<br />

Marine ? » Elle plongeait sa pogne dans<br />

une large sacoche bourrée jusqu’au<br />

fermoir et finissait par en extraire un<br />

briquet à deux balles. En même temps,<br />

elle prêtait aux estropiés de la vie une<br />

oreille réellement attentive, compatissante<br />

sans être désintéressée, et finissait<br />

par lâcher : « C’est pas possible une<br />

misère pareille. N’oubliez pas de voter<br />

pour lui à la présidentielle. Il vous aidera<br />

à changer tout ça. »<br />

Un côté authentiquement<br />

populaire<br />

En janvier dernier, à l’occasion du<br />

congrès de Tours qui l’a vu succéder<br />

à son père, la presse française a tracé<br />

à nouveau le portrait du « clone »,<br />

puisque tel est le surnom que Pierrette<br />

Le Pen donnait à la cadette de<br />

ses filles. Marine est « le portrait craché<br />

de son papa ». Mordante, explosive,<br />

volontaire, prête à tout et surtout<br />

à des déclarations à l’emporte-pièce<br />

pour bousculer la République. Le nom<br />

Le Pen lui assure en outre la base<br />

électorale minimale d’environ 10 %<br />

qui a longtemps maintenu son père<br />

à flots —son père qui continuera de<br />

servir la soupe aux vieux fachos et aux<br />

« cathos-tradis » depuis sa retraite.<br />

Sur les plateaux de télé, elle flingue<br />

à l’envi. Mais trop souvent, sa spontanéité,<br />

la sympathie réelle qu’elle<br />

exerce sur l’homme de la rue passe<br />

par pertes et profits. Or, à rebours<br />

des effets de manche et de la truanderie<br />

électoraliste de son père, Marine<br />

Le Pen est une nature plutôt qu’un<br />

artifice. Son côté authentiquement<br />

populaire —avant d’être populiste—<br />

en fait aujourd’hui la grande chance<br />

de l’extrême droite française. Et promet<br />

l’accélération de la banalisation<br />

des idées fétides du FN, avec à terme<br />

l’avènement d’une France plus nationaliste<br />

et moins européenne.<br />

La faute à Nicolas Sarkozy, bien<br />

sûr, qui pour avoir récupéré le fonds<br />

de commerce du Front National<br />

(immigration=insécurité) a contribué<br />

à rendre ses idées digestes, mais sans<br />

rassasier les anciens sympathisants<br />

du FN qui lui avaient fait confiance<br />

en 2007. À la gauche également qui<br />

a perdu le sens des réalités et vit en<br />

vase clos. Ces arguments sont classiques.<br />

Mais il en est un autre plus<br />

fondamental : il y a toujours eu une<br />

place pour le discours national-populiste<br />

en France, du boulangisme<br />

aux Identitaires en passant par Pierre<br />

Poujade, peu importe à la limite les<br />

circonstances et les hommes.<br />

L’Israélien Zeev Sternhell nous a<br />

appris qu’il n’a pas fallu attendre<br />

Mussolini pour assister à la naissance<br />

du fascisme. Dans La droite<br />

révolutionnaire. Les origines françaises<br />

du fascisme, Sternhell a démontré<br />

comment des idées procédant de la<br />

réaction aux Lumières et du nationalisme<br />

défensif se sont développées<br />

en France. En 2002, alors que Jean-<br />

Marie Le Pen s’était qualifié pour le<br />

second tour de la présidentielle face<br />

à Jacques Chirac, l’historien faisait<br />

ce commentaire : « Le lepénisme est le<br />

dernier avatar de la droite radicale de<br />

la fin du XIX e et du début du XX e siècle,<br />

qui se développe en droite fasciste dans<br />

l’entre-deux-guerres, puis en droite<br />

vichyssoise. La France a produit deux<br />

traditions politiques : l’une est ancrée<br />

dans les Lumières et la Révolution française<br />

; l’autre s’y oppose et regarde la<br />

nation non comme une communauté de<br />

citoyens mais comme un corps, comme<br />

une famille. Pour celle-ci, la nation<br />

n’est pas identique à la communauté<br />

des citoyens : on peut être citoyen français<br />

sans être Français. C’est ce que dit<br />

Le Pen ; c’est ce que disaient un siècle<br />

avant lui, Barrès, Maurras ou Drumont<br />

[…]. Ce phénomène remonte à la surface<br />

aujourd’hui à la faveur d’une crise<br />

de croissance de l’Union européenne<br />

et de la présence d’une masse croissante<br />

de citoyens n’appartenant pas au<br />

“ noyau national ”. » 1<br />

Huit ans plus tard, c’est le même terreau<br />

qui s’offre à Marine Le Pen et<br />

au souffle nouveau qu’elle prétend<br />

apporter au nationalisme français.<br />

Comment va-t-elle s’y prendre ? Le<br />

16 janvier, jour de son adoubement à<br />

la tête du FN, elle a clairement montré<br />

sa volonté de construire un grand<br />

parti populaire de gouvernement.<br />

Pour y parvenir, elle veut « assécher »<br />

l’UMP de Nicolas Sarkozy, tirant ainsi<br />

parti de l’usure du pouvoir présidentiel<br />

et de la « dédiabolisation » qu’elle<br />

a tenté d’imposer au FN.<br />

En réalité, Marine Le Pen a préparé<br />

le terrain depuis plusieurs années<br />

déjà. Elle s’est frottée aux électeurs<br />

à plusieurs reprises. À Paris d’abord,<br />

puis avec davantage de succès dans<br />

le Nord. Parallèlement, sa tentative<br />

de respectabiliser le Front national a<br />

fait chou blanc en 2007 parce que, en<br />

face, Nicolas Sarkozy s’est aventuré à<br />

faire du Le Pen pour siphonner les voix<br />

du FN. Cet échec a un temps redonné<br />

espoir au clan Gollnisch et au noyau<br />

dur frontiste, enchaînés au rêve d’une<br />

France pure et éternelle où Jeanne<br />

d’Arc tient la vedette d’un musée pathétique.<br />

Ceux-là sont pourtant voués<br />

à disparaître, ce qui n’empêche pas « la<br />

fille de », cette « night-clubeuse », de les<br />

flatter si la nécessité l’impose. D’où sa<br />

sortie mettant en parallèle les « prières<br />

de rue » et une « occupation de pans<br />

de territoire », mots qui auront réconforté<br />

à quelques semaines<br />

de sa prise de pouvoir la<br />

vieille garde tout en affichant<br />

clairement la cible<br />

privilégiée du nouveau<br />

FN : l’islam et la menace<br />

supposée qu’il représente<br />

pour la nation.<br />

Car l’immigration dans<br />

sa globalité n’est plus<br />

au centre du discours du<br />

Front national. Continuer<br />

sur cette voie revenait à se<br />

tirer une balle dans le pied<br />

électoral dans un pays qui<br />

compte une forte proportion<br />

de « Français d’adoption<br />

» 2 . En revanche, l’ennemi<br />

numéro 1 est bien<br />

l’islam, compris comme<br />

fatalement radical, supposé<br />

détruire à terme les<br />

valeurs de la « civilisation<br />

française et européenne ».<br />

C’est ainsi qu’on a vu<br />

Marine Le Pen flirter avec<br />

les Identitaires, adversaires<br />

acharnés de l’islam,<br />

qui organisent aux quatre coins<br />

de la France des soupes au cochon et<br />

investissent les Quick halal.<br />

© Alain Jocard/AFP<br />

Les partis démocratiques<br />

dans la tourmente<br />

Cette dialectique est électoralement<br />

payante. Elle assure un peu partout en<br />

Europe occidentale le succès de nouveaux<br />

populistes débarrassés peu ou<br />

prou des oripeaux du fascisme : Wilders<br />

et le PVV aux Pays-Bas, Bossi et<br />

la Ligue du Nord en Italie, Strache et<br />

le FPÖ en Autriche. En Flandre, une<br />

frange du Vlaams Belang y voit l’opportunité<br />

de rebondir. Les dérapages<br />

antisémites de Jean-Marie Le Pen, qui<br />

n’a pu à nouveau s’empêcher de railler<br />

un journaliste d’origine juive à Tours,<br />

font figure de folklore à côté de cette<br />

tendance lourde.<br />

Mais les atouts de Marine Le Pen<br />

n’auraient sans doute qu’une efficacité<br />

limitée si les partis démocratiques<br />

français n’étaient<br />

à ce point dans la N. Sarkozy à<br />

tourmente. Le Parti propos d’un<br />

socialiste recherche rapprochement avec<br />

toujours son unité et le FN : Je ne le crois pas<br />

n’a jamais paru aussi<br />

possible.<br />

éloigné de sa base,<br />

alors qu’au même<br />

moment des retraités piochent les<br />

poubelles de Paris pour survivre. À<br />

l’UMP de Nicolas Sarkozy, l’affaire<br />

vire carrément au cauchemar. À la<br />

mi-janvier, 43% (20 points de plus) de<br />

ses sympathisants étaient favorables<br />

à une alliance avec le FN. Les mêmes<br />

sondages estiment que Marine Le Pen<br />

arriverait en troisième position aux<br />

présidentielles derrière le candidat<br />

du PS, le mieux noté étant Dominique<br />

Strauss-Khan, et Nicolas Sarkozy. Ce<br />

qui la mettrait à tous les coups en position<br />

d’arbitre, alors qu’elle préfère<br />

se rêver au second tour de l’élection.<br />

Les optimistes jugent aujourd’hui que<br />

la probabilité est minime qu’une telle<br />

alliance se noue tant que Jacques<br />

Chirac vivra. Les Chiraquiens ne le pardonneraient<br />

pas à l’actuel président,<br />

attachés qu’ils restent à son prédécesseur,<br />

l’homme qui a toujours dit non<br />

au FN. Mais la politique consiste aussi<br />

à garder le pouvoir. Et Nicolas Sarkozy<br />

n’aime rien tant que le pouvoir.<br />

En décembre, lors de sa dernière<br />

apparition télévisée, la question d’un<br />

éventuel rapprochement avec le FN<br />

avait été posée au chef de l’État.<br />

Comme perché au-dessus du vide,<br />

Sarko avait lâché ces mots dont on<br />

mesurera toute l’élasticité : « Je ne le<br />

crois pas possible ». <br />

1 « Le Pen, avatar de la droite nationaliste<br />

», in Le Soir, jeudi 25 avril 2002, p<br />

15.<br />

2 Selon l’INED (Institut national<br />

d’études démographiques), près de<br />

14 millions de Français avaient, en<br />

1999, un parent ou un grand-parent<br />

immigré, soit 23 % de la population.<br />

Cette proportion serait environ de<br />

33 % si l’on remonte jusqu’aux arrière-grands-parents.<br />

22 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 23


MONDE<br />

brÈves<br />

L’avortement en Irlande<br />

Un pas en avant,<br />

deux pas en arrière<br />

Pierre-Arnaud Perrouty<br />

1 A, B et C c. Irlande, 16 décembre<br />

2010.<br />

2 Voir l’excellent rapport de Human<br />

Rights Watch, A State of Isolation. Access<br />

to abortion for Women in Ireland,<br />

2010 : http://www.hrw.org/en/reports/2010/01/28/state-isolation-0<br />

Avec la Pologne, Malte et Chypre, l’Irlande<br />

figure parmi les quatre derniers<br />

pays de l’Union européenne à pénaliser<br />

l’avortement. La question revient régulièrement<br />

sur le devant de la scène<br />

politique irlandaise sans qu’il se trouve,<br />

jusqu’à présent, de majorité claire pour<br />

modifier la Constitution. L’issue des<br />

trois affaires portées devant la Grande<br />

Chambre de la Cour européenne des<br />

droits de l’homme était dès lors très<br />

attendue. Par un arrêt du 16 décembre<br />

2010 1 , la Cour a condamné l’Irlande a<br />

minima, mais a surtout validé l’interdiction<br />

de l’avortement au nom des « valeurs<br />

morales profondes » irlandaises.<br />

À l’origine de l’affaire, trois femmes,<br />

trois histoires de grossesses non désirées<br />

et de voyage en Angleterre pour<br />

avorter : l’une, mère de quatre enfants,<br />

sans emploi et alcoolique ; l’autre, seule<br />

et ne désirant pas d’enfant ; la dernière,<br />

atteinte d’un cancer qui nécessitait une<br />

chimiothérapie et qui, une fois rentrée<br />

au pays, a souffert de complications<br />

médicales. Bien que la Constitution ait<br />

été modifiée après plusieurs référendums<br />

et affaires judiciaires retentissantes,<br />

l’avortement demeure interdit<br />

et passible de sanctions pénales, sauf<br />

dans les cas où la vie de la mère est en<br />

danger. Par contre, la diffusion d’informations<br />

sur les avortements à l’étranger<br />

est autorisée et le fait d’y avorter<br />

n’est pas punissable. On estime qu’environ<br />

140 000 femmes se sont ainsi<br />

rendues en Angleterre pour pouvoir y<br />

avorter dans de bonnes conditions. Une<br />

solution certes pragmatique mais qui<br />

coûte cher et qui n’est pas à la portée<br />

de tout le monde 2 .<br />

Dans sa défense devant la Cour, le gouvernement<br />

irlandais soutenait que la<br />

protection accordée à l’enfant à naître<br />

par le droit irlandais s’appuie « sur un<br />

socle de valeurs morales profondes, dont<br />

les racines plongeraient dans les bases<br />

mêmes de la société irlandaise ». Ce sont<br />

ces mêmes valeurs qui avaient conduit<br />

l’Irlande à solliciter —et obtenir— une<br />

dérogation aux traités européens de<br />

Maastricht et, plus récemment, de<br />

Lisbonne afin de s’assurer qu’ils ne remettraient<br />

pas en cause sa législation<br />

sur l’avortement.<br />

Étant donné que la Convention européenne<br />

des droits de l’homme ne<br />

consacre pas le droit à l’avortement, la<br />

Cour a examiné l’affaire sous l’angle de<br />

l’article 8 qui protège le droit à la vie privée<br />

et familiale, ce qui inclut le droit à<br />

l’intégrité physique et morale. La Cour<br />

met dès lors en balance, d’une part, le<br />

droit de la femme enceinte au respect<br />

de sa vie privée et, d’autre part, ceux<br />

de l’enfant à naître. Classiquement,<br />

sur les sujets éthiques qui génèrent de<br />

forts clivages, la Cour laisse ce qu’elle<br />

appelle une « marge d’appréciation »<br />

aux États : dans le respect de certaines<br />

limites, elle estime que les États sont<br />

mieux placés pour légiférer au niveau<br />

national sur une question qui n’est pas<br />

tranchée au niveau européen. Mais<br />

cette marge d’appréciation diminue à<br />

mesure que le consensus européen<br />

grandit : un des objectifs de la Cour est<br />

en effet de jouer un rôle d’harmonisation,<br />

de rapprochement des législations<br />

européennes afin que les personnes<br />

bénéficient d’une protection égale quel<br />

que soit le lieu où elles résident. Or ici,<br />

bien que la Cour constate un très large<br />

consensus en Europe sur l’avortement,<br />

elle accorde cette marge d’appréciation<br />

à l’Irlande, déboute deux des trois<br />

femmes et condamne seulement l’Irlande<br />

pour avoir mis en place une procédure<br />

d’information insuffisante.<br />

Dans une remarquable opinion dissidente,<br />

six juges —dont la belge Françoise<br />

Tulkens— soulignent qu’il existe<br />

bien parmi les États européens un<br />

consensus sur une question touchant<br />

un droit fondamental, ce qui conduit<br />

d’ordinaire la Cour à restreindre de manière<br />

décisive la marge d’appréciation.<br />

Or, pour la première fois, la Cour est<br />

passée outre ce consensus au nom de<br />

valeurs morales. Les « dissidents » s’en<br />

inquiètent en termes forts : « À supposer<br />

même que ces valeurs morales profondes<br />

soient toujours enracinées dans<br />

la conscience de la majorité des Irlandais,<br />

considérer qu’elles peuvent prendre<br />

le pas sur le consensus européen, dont<br />

l’orientation est complètement différente,<br />

constitue un véritable tournant,<br />

dangereux, dans la jurisprudence de la<br />

Cour. »<br />

Ceci n’augure rien de bon pour une<br />

autre affaire pendante devant la Grande<br />

Chambre : l’affaire Lautsi contre l’Italie,<br />

où le consensus qui prévaut en Europe<br />

pour ne pas afficher de crucifix<br />

ou d’autres signes religieux dans les<br />

classes des écoles publiques est nettement<br />

moins fort. Il y a donc un risque<br />

réel que cette décision prépare le terrain<br />

pour laisser à l’Italie une marge<br />

d’appréciation au nom de ses traditions<br />

et ses « valeurs morales profondes ». <br />

Pur Malte<br />

Ce n’est pas parce que l’on donne son nom<br />

à un ordre de chevalerie parmi les plus fameux<br />

que l’on s’astreint au secret. Comme<br />

un peu toute l’Europe catholique aujourd’hui,<br />

Malte n’échappe pas aux scandales<br />

de pédophilie qui éclaboussent le<br />

clergé. La différence ici, c’est qu’on a choisi<br />

d’en parler ouvertement. Enfin, telle est la<br />

version officielle.<br />

L’Église catholique de Malte s’est mise en devoir<br />

de monter un tribunal, conformément à<br />

de récentes instructions du Vatican, pour juger<br />

trois prêtres soupçonnés d’avoir commis dans<br />

les années 1980-90 des abus sexuels sur des<br />

enfants. Il ne s’agira que d’un procès religieux,<br />

le tribunal n’ayant aucune compétence dans le<br />

domaine pénal. Et, c’est bien davantage qu’une<br />

nuance, les juges pourront rendre leur verdict<br />

quand ils le jugeront bon. Est-ce médire que<br />

de se demander si leurs travaux ne finiront pas<br />

rapidement par se perdre dans les limbes ?<br />

En attendant, certains voient dans cette mesure<br />

les suites données à la visite du pape à<br />

Malte en avril 2010. Huit personnes autrefois<br />

abusées avaient alors rencontré un Benoît XVI<br />

aux premières stations de son long chemin de<br />

croix pédophile. Le souverain pontife s’était<br />

engagé à tout faire pour enquêter sur les cas<br />

d’abus, mettre les coupables devant leurs responsabilités<br />

et prendre des mesures concrètes<br />

afin de protéger à l’avenir les jeunes. (Map)<br />

(Dé)sagrada Familia<br />

Une dépêche AFP du 2 janvier nous apprenait<br />

que « plusieurs milliers de catholiques ont assisté dimanche<br />

à Madrid à une grande messe en plein air,<br />

organisée en “ défense de la famille chrétienne ”, face<br />

à la politique libérale du gouvernement socialiste espagnol<br />

». L’archevêché de Madrid était à l’origine<br />

de l’initiative et le pape avait même prêté sa voix<br />

via la diffusion d’un message en espagnol, en<br />

direct du Vatican ! Sur la place de Colon, une<br />

immense croix blanche avait été plantée autour<br />

de laquelle des familles nombreuses avec poussettes<br />

s’étaient agglutinées.<br />

Cette messe avait été organisée deux mois après<br />

la visite du pape en Espagne, lorsque sa Sainteté<br />

avait notamment consacré la Sagrada Família<br />

à Barcelone, symbole des valeurs traditionnelles<br />

de la famille, en dénonçant le mariage homosexuel<br />

et l’avortement.<br />

Bel effort de communication ! Mais dans la réalité,<br />

quelques milliers de fidèles cachent bien<br />

mal, en Espagne comme ailleurs, la désertion<br />

catholique. Traditionnel bastion de l’Église de<br />

Rome, en particulier sous la dictature franquiste,<br />

l’Espagne connaît, elle aussi, un recul de<br />

la religion et, si 73 % de ses habitants se disent<br />

encore catholiques, leur nombre fond en réalité<br />

à vue d’œil. La libéralisation de la société amorcée<br />

après la fin de la dictature en 1975 s’est amplifiée<br />

depuis 2005, avec le vote de lois simplifiant<br />

le divorce, légalisant le mariage homosexuel<br />

—20 000 unions célébrées depuis 2005— et libéralisant<br />

l’avortement. La dénatalité est quant<br />

à elle galopante.<br />

Rien ne nous dit que le retour au pouvoir de<br />

l’héritier du franquisme qu’est le Parti populaire<br />

(PP), annoncé pour 2012, changera la<br />

donne. La société espagnole s’est fortement<br />

laïcisée depuis vingt ans, trop heureuse de<br />

tourner le dos à un certain obscurantisme et<br />

de profiter d’un miracle économique qui fait<br />

aujourd’hui long feu. (Map)<br />

Erreurs comptables<br />

Encore un scandale qui frappe l’IOR, l’Institut<br />

des œuvres religieuses, autrement dit la banque<br />

du Vatican. En septembre 2010, son président,<br />

Ettore Gotti Tedeschi, et un autre haut dirigeant<br />

avaient été placés sous enquête pour<br />

violation de la loi italienne anti-blanchiment.<br />

Il leur est toujours reproché d’avoir omis de<br />

signaler des mouvements de fonds d’un total<br />

de 23 millions d’euros, aujourd’hui gelés par<br />

la justice. C’est le même organisme bancaire<br />

qui avait été au centre d’un scandale dans les<br />

années 80, provoqué par la faillite en 1982 de<br />

la banque italienne privée Banco Ambrosiano.<br />

L’IOR en était le principal actionnaire.<br />

Bref, cela aurait dû inspirer au Vatican un certain<br />

sentiment d’urgence et le conduire à faire<br />

un peu de ménage dans ce temple livré aux<br />

pharisiens. Fin décembre, on a bien cru que<br />

ce moment était arrivé lorsque le pape Benoît<br />

XVI a instauré une Autorité financière du Vatican<br />

pour lutter contre le blanchiment d’argent<br />

sale et le financement du terrorisme. Des<br />

peines ont également été prévues pour sanctionner<br />

le recyclage d’argent sale, le terrorisme,<br />

le délit d’initié, etc.<br />

Mais officiellement, il n’y aurait « aucun rapport<br />

direct » entre le scandale de septembre<br />

et la promulgation de la loi instaurant l’Autorité<br />

financière du Vatican qui découlerait,<br />

prétend-on à Rome, de la mise en œuvre<br />

d’une convention monétaire avec l’Union<br />

européenne signée en décembre 2009. Le<br />

porte-parole du Vatican, le père Federico<br />

Lombardi, a estimé que « cela permettra<br />

d’éviter à l’avenir ces erreurs qui deviennent si<br />

facilement motif de scandale pour l’opinion publique<br />

et pour les fidèles ». Des « erreurs » ? Et<br />

dire que c’est à l’ombre de la croix qu’on nous<br />

a appris que faute avouée est déjà à moitié<br />

pardonnée. (Map)<br />

Quelles racines pour<br />

l’Europe ?<br />

Depuis sept ans, la Commission européenne<br />

édite un agenda scolaire, qu’elle diffuse à plus<br />

de trois millions d’exemplaires à travers l’Europe.<br />

Il contient, écrit La Croix, des informations<br />

susceptibles d’aider les élèves du secondaire<br />

dans les différents domaines de leur vie<br />

quotidienne ainsi que des illustrations mettant<br />

en scène les grands événements ayant jalonné<br />

l’histoire de la civilisation. Fatalitas ! L’édition<br />

2010-2011, si elle mentionne plusieurs fêtes<br />

religieuses juives, hindoues ou musulmanes,<br />

est vierge de toute fête religieuse chrétienne !<br />

Tollé des catholiques, d’autant que, suprême<br />

sacrilège, l’illustration choisie pour Noël est<br />

un sapin venu de la très luthérienne Finlande.<br />

L’émoi est palpable chez les croisés de l’héritage<br />

chrétien. « Tout simplement ahurissante »<br />

selon la Conférence des évêques européens,<br />

l’absence de fêtes chrétiennes dans cet agenda<br />

suscite l’ire de nombreux politiques, notamment<br />

français : « Mais comment peut-on involontairement<br />

omettre de mentionner la fête de Noël,<br />

célébrée à travers toute l’Europe par de nombreuses<br />

personnes, même non chrétiennes ? », s’indigne<br />

Christine Boutin.<br />

Bien vu, ont dû renchérir Delhaize et Carrefour<br />

! (YK)<br />

Voile : une décision validée<br />

par Le Conseil d’État<br />

Dans son arrêt du 21 décembre 2010, le<br />

Conseil d’État a statué sur la requête introduite<br />

par une enseignante de mathématiques<br />

de Charleroi souhaitant porter le voile islamique<br />

dans l’exercice de ses fonctions. On se<br />

souvient de la décision prise le 30 mars 2010<br />

par le Conseil communal de la Ville de Charleroi,<br />

édictant un règlement d’ordre intérieur<br />

pour les établissements des centres éducatifs<br />

communaux secondaires. Ce règlement interdit<br />

aux membres du personnel enseignant,<br />

à l’exception des cours philosophiques, le port<br />

de tout signe ostensible religieux, politique ou<br />

philosophique dans l’enceinte de l’établissement<br />

et en dehors de celui-ci, dans l’exercice de<br />

leurs fonctions.<br />

Le Conseil d’État a estimé que la Ville était<br />

en droit de prendre ce type de réglementation<br />

en Communauté française et considère qu’arborer<br />

un tel signe convictionnel est incompatible<br />

avec le devoir de neutralité et d’égalité des<br />

usagers qui s’impose à toute autorité publique<br />

et en particulier à ses agents sans distinction.<br />

L’autorité publique est l’autorité de tous les citoyens<br />

et pour tous les citoyens. (Une analyse<br />

plus détaillée de cet arrêt paraîtra dans notre<br />

prochaine édition.) (YK)<br />

24 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 25


Époque<br />

Époque<br />

1 Paris, Flammarion, 2010, 143 pages.<br />

2 Paris, Éditions du Seuil, 2011, 188<br />

pages.<br />

3 Montpellier, Indigène, 2010, 29<br />

pages.<br />

Mélenchon, Kempf, Hessel… même combat !<br />

Osons !<br />

Jean Sloover<br />

Qu’ils s’en aillent tous. Vite la révolution citoyenne de Jean-Luc<br />

MélEnchon 1 , L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie de Hervé Kempf 2 ,<br />

Indignez-vous de Stéphane Hessel 3 Publiés à peu près en même temps,<br />

ces trois livres traitent du même thème : l’urgence d’en finir avec le<br />

parti de l’argent. Hasard éditorial ? Ou nécessité politique ?<br />

Tir groupé ! Hervé Kempf : « Derrière<br />

le spectacle du jeu électoral, la politique<br />

est définie en privé dans une<br />

négociation entre les gouvernements<br />

élus et les élites qui représentent<br />

de manière écrasante les intérêts<br />

des milieux d’affaires. » « Le pouvoir<br />

de l’argent, tellement combattu par<br />

la résistance, n’a jamais été aussi<br />

grand, insolent, égoïste », confirme<br />

Stéphane Hessel, l’ancien résistant<br />

de 93 ans. Alors : les « patrons hors<br />

de prix », les « sorciers du fric », les<br />

« émigrés fiscaux », les « financiers<br />

qui vampirisent les entreprises »,<br />

les « marioles de la téléréalité », les<br />

« gagnants du Loto qui dispensent les<br />

fumées de l’opium du peuple » : « Du<br />

balai ! Ouste ! De l’air ! », lance, décomplexé,<br />

enthousiaste, optimiste,<br />

avec des accents populistes bien<br />

assumés, Jean-Luc Mélenchon,<br />

l’ancien socialiste français devenu<br />

fondateur du Parti de gauche…<br />

À défaut d’être toujours les mêmes,<br />

les raisons de cette triple révolte<br />

sont manifestement proches, voire<br />

complémentaires : la négation de<br />

l’intérêt général, la montée des<br />

inégalités, la mise à mal de l’État<br />

et des services publics par le libéralisme,<br />

le changement climatique<br />

et le saccage de l’écosystème par le<br />

productivisme, le sort faits aux plus<br />

fragiles, la dictature de l’actionnariat…<br />

Nous ne voulons pas de « cette<br />

société des sans-papiers, des expulsions,<br />

des soupçons à l’égard des immigrés,<br />

de cette société où l’on remet<br />

en cause les retraites, les acquis de<br />

la Sécurité sociale, de cette société<br />

où les médias sont entre les mains<br />

des nantis, toutes choses que nous<br />

aurions refusé de cautionner si nous<br />

avions été les véritables héritiers du<br />

Conseil national de la résistance »,<br />

écrit Hessel !<br />

Autre point de convergence : un<br />

diagnostic partagé sur l’état du<br />

système politique. Hessel constate<br />

que le parti de l’argent possède<br />

« ses propres serviteurs jusque dans<br />

les plus hautes sphères de l’État ».<br />

Mélenchon qualifie les « nomenclatures<br />

libérales et social-démocrates »<br />

d’oligarchies, constate que les libéraux<br />

sont en froid avec la démocratie<br />

et parle de « dérive autoritariste ».<br />

« Monstrueuse broyeuse bureaucratique<br />

», l’Europe, pure « construction<br />

libérale », glisse notamment sur<br />

une « pente totalitaire ». « On parle à<br />

la Grèce comme à un pays occupé »,<br />

note-t-il. Oligarchie ? « Le capitalisme<br />

finissant glisse vers une forme<br />

oubliée de système politique. Ce<br />

n’est ni la démocratie, ni la dictature,<br />

c’est l’oligarchie, corrobore Hervé<br />

Kempf : le pouvoir de quelques uns<br />

qui délibèrent entre eux des solutions<br />

qu’ils vont imposer à tous. » « Nous ne<br />

sommes plus en démocratie, mais en<br />

ploutocratie », écrit-il, reprenant à<br />

son compte les déjà anciennes accusations<br />

de feu l’écrivain portugais<br />

José Saramago. Et, rappelant la banalisation<br />

d’une présence policière<br />

militarisée et l’érosion des libertés<br />

publiques, Kempf d’avertir : « L’oligarchie<br />

[…] prépare un régime d’exception<br />

face aux troubles sociaux et<br />

écologiques, intérieurs et extérieurs,<br />

que sa politique ne peut manquer<br />

d’entraîner… »<br />

La nuit du 4 août<br />

Les trois auteurs partagent une<br />

autre analyse encore : le rôle toxique<br />

des médias actuels. Les empires<br />

de presse empêchent désormais la<br />

production d’une pensée construite<br />

et libre, estime Mélenchon. « Nous<br />

appelons à une véritable insurrection<br />

pacifique contre les moyens de<br />

communication de masse qui ne proposent<br />

comme horizon pour notre<br />

jeunesse que la consommation de<br />

masse, le mépris des plus faibles et<br />

de la culture, l’amnésie généralisée<br />

et la compétition à outrance de tous<br />

contre tous », surenchérit Hessel.<br />

Dans un chapitre intitulé « L’art de la<br />

propagande », Kempf, à son tour, dénonce<br />

le conditionnement du peuple<br />

auquel se livre une presse qui appartient<br />

désormais massivement aux<br />

grands groupes industriels ou financiers.<br />

Par son action, selon lui, elle<br />

émascule l’esprit critique et suscite<br />

la passivité et la soumission de l’opinion<br />

publique. Laquelle en vient ainsi<br />

à considérer comme inévitable, voire<br />

légitime la coupure radicale entre le<br />

sommet de la pyramide sociale et le<br />

reste de la population.<br />

Le plus normatif des trois libelles<br />

est assurément celui de Jean-Luc<br />

Mélenchon : homme et militant politiques<br />

d’ores et déjà engagé dans<br />

la bataille électorale des futures<br />

présidentielles françaises ; son factum,<br />

épure à débattre, clairement,<br />

a des accents programmatiques.<br />

Animateur du Front de Gauche en<br />

voie de constitution, il plaide en faveur<br />

d’une refondation républicaine<br />

sous la forme d’un régime parlementaire<br />

stable et d’un autre partage<br />

des richesses aux allures de<br />

Nuit du 4 août : « De l’argent, il y en<br />

a beaucoup et il est à nous. Nous allons<br />

le reprendre et nous n’avons pas<br />

peur ! » Autre angle d’attaque : la sortie<br />

du Traité de Lisbonne. L’Europe,<br />

écrit-il en substance, n’est pas la<br />

solution, c’est le problème : avec elle<br />

« ça marche moins bien et c’est plus<br />

cher ! » Bruxelles, dit-il, a imposé le<br />

libéralisme ; « surtout là où les gens<br />

n’en voulaient pas »… Moralité : chassons<br />

les eurocrates ! Et demandons<br />

l’opt-out, l’option de retrait, à coups<br />

de référendums…<br />

Côté écologie, Mélenchon, sans détour,<br />

crève ce qu’il appelle la « baudruche<br />

du capitalisme vert » : « C’est<br />

de modèle économique qu’il faut<br />

changer ! » Relocaliser les activités,<br />

sortir du nucléaire, débattre démocratiquement<br />

des vrais besoins et<br />

mettre un terme au libre-échange.<br />

« Que reste-t-il, demande-t-il à ce<br />

propos, des bavardages sur “ l’avantage<br />

comparatif ” à échanger d’un bout<br />

à l’autre de la planète quand l’avantage<br />

en question est exclusivement social<br />

et repose sur la capacité à surexploiter<br />

des salariés, à faire travailler des<br />

enfants et des prisonniers ? » Au plan<br />

international, convaincu par le réveil<br />

des nationalismes que, malgré le<br />

drame yougoslave, il existe un risque<br />

bien réel de nouvelles guerres en<br />

Europe, il dit sa méfiance vis-à-vis<br />

d’une Allemagne « que le remords ne<br />

freine plus », plaide pour une normalisation<br />

des relations avec la Russie<br />

et la Chine, regarde un désarmement<br />

nucléaire mondial comme une<br />

priorité et entend donner un coup<br />

d’arrêt à la soumission des pays européens<br />

aux intérêts des États-Unis.<br />

Cri du cœur<br />

De quelques pages seulement,<br />

l’opuscule de Stéphane Hessel<br />

s’étend moins sur les mesures qu’il<br />

conviendrait de prendre pour changer<br />

le cours des choses. « Il est grand<br />

temps que le souci d’éthique, de justice,<br />

d’équilibre durable devienne prévalent<br />

car les risques les plus graves<br />

nous menacent », écrit-il. La pire des<br />

attitudes, selon lui, est l’indifférence :<br />

© Martin Bureau/AFP<br />

chacun doit donc agir là où il peut se<br />

livrer à une action citoyenne forte.<br />

Hervé Kempf, lui aussi, en appelle à<br />

la résistance ; au vu, notamment, des<br />

vastes protestations qu’a suscitées<br />

la réforme des retraites. Revivifier la<br />

démocratie, retrouver le sens de la<br />

communauté, renouer ce sentiment<br />

d’une droiture humaine tournée<br />

vers les autres qu’est la vertu : telle<br />

est, selon Kempf, face à la première<br />

question politique totale de l’histoire<br />

humaine qu’est la crise climatique,<br />

la seule voie possible par laquelle les<br />

sociétés occidentales pourront organiser<br />

l’appauvrissement matériel<br />

dans des conditions qui leur permettront<br />

de bien vivre…<br />

« C’est tout le socle des conquêtes<br />

sociales de la Résistance qui est aujourd’hui<br />

remis en cause », affirme,<br />

indigné, Stéphane Hessel. De quoi<br />

s’agit-il ? Le programme du Conseil<br />

national de la résistance dont parle<br />

Hessel fut appliqué par les premiers<br />

gouvernements d’après la<br />

Libération, jetant ainsi les bases du<br />

modèle social de prospérité partagée<br />

connu sous le nom des « Trente<br />

glorieuses » marquées par un développement<br />

économique et une élévation<br />

du niveau de vie jamais connue<br />

jusqu’alors. En 2007, Denis Kessler,<br />

un haut responsable patronal du Medef,<br />

le Mouvement des entreprises<br />

de France, se réjouissant de la politique<br />

sociale de Nicolas Sarkozy,<br />

précisait qu’elle allait enfin défaire le<br />

modèle né du programme du CNR.<br />

Adieu 1945 ! Tel fut le cri du cœur,<br />

l’appel à la revanche de M. Kessler,<br />

rappelle Hervé Kempf…<br />

Un dernier trait relie ainsi les trois<br />

livres : un sentiment de ras-le-bol<br />

général allié à la nécessité d’une<br />

rupture radicale, à l’urgence de donner,<br />

au combat contre le parti de<br />

l’argent, un tour cette fois plus radical.<br />

« Il faut comprendre la violence<br />

comme une regrettable conclusion de<br />

situations inacceptables pour ceux qui<br />

les subissent », précise à cet égard<br />

Hessel. Refusant le recours au terrorisme,<br />

il plaide toutefois pour une<br />

résistance non-violente : une insurrection<br />

pacifique, certes, mais une<br />

insurrection quand même. S’inspirant<br />

des mouvements populaires<br />

qui, depuis dix ans, agitent les pays<br />

« La révolution, c’est trop quand le quotidien va, mais ce n’est rien quand le désordre du monde<br />

vous annonce que plus personne n’a d’avenir. », dit H. Kempf.<br />

de l’Amérique du Sud, Jean-Luc Mélenchon,<br />

pour sa part, pense une révolution<br />

citoyenne —un mouvement<br />

social confirmé par les urnes— possible<br />

en France. « La révolution, c’est<br />

trop quand le quotidien va, écrit-il,<br />

mais ce n’est rien quand le désordre<br />

du monde vous annonce que plus personne<br />

n’a d’avenir. » « S’il y a un esprit<br />

démocratique dans nos pays, qu’il se<br />

réveille ! », conclut Hervé Kempf. Un<br />

tel tir groupé, oui, interpelle. L’air du<br />

temps serait-il aux cerises ? « Osons !<br />

Ce mot renferme toute la politique de<br />

notre révolution », déclarait Saint-<br />

Just à propos de 1789. Les Tunisiens,<br />

déjà, s’en sont souvenus… <br />

26<br />

| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 27


ÉPoQUE<br />

ÉPoQUE<br />

À ProPoS dES ChaNGEMENtS d’hUMEUr<br />

tous bipos ?<br />

oLiviEr SwinGEdaU<br />

lE VÉritaBlE dÉFi dES FirMES PharMaCEUtiQUES N’ESt PaS dE<br />

dÉNiChEr dE NoUVEllES MolÉCUlES EFFiCaCES. EllES ÉCUMENt<br />

PoUr CEla UNE PlaNètE Par aillEUrS EXSaNGUE. l’oBJECtiF ESt dE<br />

PoPUlariSEr, SE FaMiliariSEr aVEC, PUiS VENdrE dES MÉdiCaMENtS.<br />

QUaNd EllES S’attaQUENt aUX « MaladiES dE l’âME », lE tErraiN<br />

dEViENt trèS GliSSaNt… WELCOME TO ThE BIPOLAR NEW WORLD.<br />

Le devoir de bien se soigner<br />

Une pub américaine. Une femme entre<br />

deux âges, assez jetée, danse dans un<br />

club. tout le monde s’écarte lentement<br />

d’elle. Une voix off intervient : « Votre<br />

médecin ne vous voit probablement jamais<br />

dans cet état-là, n’est-ce pas ? »<br />

Séquence suivante : la même femme,<br />

habillée très BCBG, s’active à faire ses<br />

courses avec efficacité. la même voix<br />

off : « C’est parce que les gens qui souffrent<br />

d’un trouble bipolaire et qui sont<br />

traités pour une dépression ne vont pas<br />

toujours mieux… car la dépression n’est<br />

qu’un des aspects de l’histoire ». retour,<br />

enfin, à la même femme, affalée à une<br />

petite table de cuisine, visiblement au<br />

fond du trou : « Où est-elle, celle qui parlait<br />

si vite, dansait si bien, était si éner gique,<br />

et active jour et nuit ? Elle se cache<br />

au lieu d’aller voir son médecin, n’est-ce<br />

pas ? »<br />

Que de choses dites dans un simple<br />

message publicitaire ! on n’y parle<br />

même pas du moindre médicament<br />

! Seule une simple mention,<br />

assez discrète, ponctue le bout<br />

de la séquence (www.bipolarawareness.com).<br />

Et un accès direct à<br />

un site appelé Bipolar help Center,<br />

sponsorisé par lilly Pharmaceuticals,<br />

heureux découvreur de l’olanzapine<br />

(Zyprexa), où un Mood disorder<br />

questionnaire (Souffrez-vous<br />

d’un simple trouble de l’humeur ?)<br />

complète une opération de marketing<br />

particulièrement subtile.<br />

Que lui reprocher, en effet ? « aidez<br />

votre médecin à vous aider » : vous<br />

n’allez quand même pas rater cette<br />

occasion de vous sentir mieux !<br />

l’américain d. healy se pose cette<br />

simple question : combien de personnes<br />

ayant vu ce clip publicitaire<br />

n’ont-elles pas un doute quant à la<br />

simple « normalité » de leur humeur ?<br />

Vous êtes parfois triste ? de mauvais<br />

poil ? Soyez rassuré, voici les remèdes…<br />

La bipolarité, une vraie<br />

maladie…<br />

…mais aussi un (grand) arbre qui cache<br />

la forêt. la vraie force de l’industrie<br />

pharmaceutique est de —toujours—<br />

partir du vrai pour prêcher le… moins<br />

vrai. la maniaco-dépression (une terminologie<br />

aujourd’hui tombée en désuétude)<br />

est, de fait, une maladie assez<br />

grave, qui peut être très débilitante,<br />

voire indirectement mortelle (suicide,<br />

négligence morbide), si elle n’est pas<br />

—ou mal— soignée. affublée du patronyme<br />

« BP1 » dans le descriptif psychiatrique<br />

jargonnant « dSM4 » (Diagnostic<br />

and Statistical Manual of Mental Disorders),<br />

la maladie bipolaire « primitive »<br />

est connue depuis l’antiquité, mais<br />

elle a été clairement précisée pour<br />

la première fois vers 1890 par le psychiatre<br />

allemand Kraepelin. Bipolaire<br />

lui-même, Vincent Van Gogh la décrivit<br />

très bien, sans prendre pleinement<br />

conscience de son déroulement vicieux<br />

et bien sûr sans pouvoir lui donner de<br />

nom, dans ses lettres à son frère théo<br />

et au docteur Gachet.<br />

C’est dans les années 50 que les deux<br />

pôles, dépressif et maniaque, des<br />

troubles bipolaires (tB en français)<br />

commencent à être traités, mais en<br />

parallèle. avec une efficacité certaine,<br />

au demeurant : tout comme les antidépresseurs<br />

révolutionnent la vie de<br />

personnes en grande souffrance, les<br />

phases de manie répondent très bien<br />

aux antipsychotiques et à une des plus<br />

grandes découvertes du XX e siècle : les<br />

sels de lithium comme régulateurs de<br />

l’humeur. on attendra cependant 1995<br />

et les laboratoires abbott pour que le<br />

valproate de sodium (depakote) soit<br />

indiqué dans les phases aiguës des<br />

manies et donc objectivé sur le marché.<br />

diversifier le marché<br />

à tout prix<br />

la notion de « stabilisateur de<br />

l’humeur » va se généraliser et, en<br />

2001, une centaine d’articles scientifiques<br />

y font référence. Voilà qui<br />

est donc très récent ! les académies<br />

hésiteront cependant, et ce jusqu’à<br />

aujourd’hui, à définir précisément le<br />

contenu de cette notion. Mais le message<br />

est passé : les patients « avec »<br />

troubles de l’humeur doivent être diagnostiqués<br />

comme tels et traités spécifiquement.<br />

le marché pharmaceutique<br />

n’en demandait pas plus pour<br />

exploser.<br />

il faut tout d’abord convaincre les malades<br />

potentiels. le concept de mood<br />

watching est à cet égard à la fois particulièrement<br />

insidieux et efficace. il permet<br />

au patient potentiellement bipolaire<br />

de noter ses variations d’humeur<br />

sur une période plus ou moins longue.<br />

on aboutit alors à une « courbe de<br />

l’humeur » plus ou moins ondulante.<br />

or, le patient potentiel —qui est aussi,<br />

on l’aura deviné, souvent également<br />

hypocondriaque— a naturellement tendance<br />

à exagérer de telles courbes, afin<br />

de se référer aux attentes du médecin<br />

(tendance à la conformité). Parmi les<br />

patients ainsi « objectivés », il y a évidemment<br />

beaucoup de patients bipolaires,<br />

mais aussi bien d’autres.<br />

le souci, c’est que ces « autres » intéressent<br />

énormément les laboratoires.<br />

Sur cette base d’apparence<br />

scientifique, l’industrie va avoir un<br />

coup de génie : imposer la démultiplication<br />

de la classification. À l’origine,<br />

le dSM de 1980 ne mentionnait que<br />

la forme maniaque du désordre bipolaire<br />

(le BP1, la maladie maniaco-dépressive,<br />

un épisode au moins d’hospitalisation<br />

pour crise de manie). Par<br />

souci de singularisation, l’industrie va<br />

persuader quelques scientifiques influents<br />

de « varier » leurs définitions.<br />

on passera désormais aussi par les<br />

désordres bipolaires de type 2, les<br />

BP mixtes et définis par défaut, sans<br />

oublier, enfin, le blockbuster : la cyclothymie.<br />

Si seulement 0,1 % de la<br />

population a une prévalence de BP1,<br />

on estime de 5 % à 10 % la totalité de<br />

ses formes cyclothymiques, ce qui représente<br />

une véritable révolution pour<br />

les labos. Un dernier coup parachèvera<br />

cette « avancée de la médecine » : le<br />

repêchage des antipsychotiques, devenus<br />

« atypiques ». Ces médicaments,<br />

puissants et efficaces dans la schizophrénie,<br />

existent déjà depuis plus d’un<br />

demi-siècle. Mais la reconnaissance<br />

de leur utilité dans la bipolarité (utilité<br />

certaine dans les phases maniaques)<br />

est très récente. les compagnies ont<br />

cependant dû lutter pour obtenir la<br />

licence pour la prophylaxie contre<br />

les troubles BP. lilly, Janssen, astra-<br />

Zeneca sont les leaders très heureux<br />

de cette nouvelle vague d’atypiques :<br />

« une avancée décisive dans votre<br />

bien-être », comme le mentionnent les<br />

luxueux fascicules destinés à des médecins<br />

généralistes conquis d’avance,<br />

car débarrassés des hypocondriaques<br />

devenus… hypomanes.<br />

What’s the problem ?<br />

de bons médicaments… des firmes<br />

dynamiques… où serait donc le problème<br />

? des millions de personnes<br />

bipolaires ont vu leur état de santé<br />

psychique s’améliorer considérablement<br />

grâce à la médication<br />

(il semble en effet établi que ni la<br />

psychothérapie, et encore moins la<br />

psychanalyse, ne peuvent aider les<br />

véritables bipolaires). Souvent, les<br />

(nombreux) effets secondaires de<br />

ces substances valent la peine d’être<br />

vécus, pourrait-on même affirmer<br />

avec un peu de cynisme !<br />

le problème se trouve précisément à<br />

ce niveau. Celui de cette définition, flottante<br />

et un peu filandreuse, de « véritables<br />

bipolaires ».<br />

le caractère —volontairement ?—<br />

vague du dSM et de ses petits frères<br />

de plus en plus délirants (certains<br />

psychiatres n’hésitent pas à parler,<br />

en 2010, d’une dizaine de formes de<br />

bipolarité !) et son côté descriptif, incohérent<br />

et/ou outré, permettent en<br />

quelque sorte à un médecin influençable<br />

ou peu formé de déclarer bipolaire…<br />

un peu n’importe qui. À commencer<br />

par les dépressifs, avec des<br />

conséquences.<br />

Nombre de personnes malades « finissent<br />

» dès lors avec des cocktails<br />

médicamenteux lourds, très lourds<br />

(de 4 à 8 molécules !) en étant parallèlement<br />

de moins en moins réévaluées<br />

par leur spécialiste, ce qui<br />

est un comble. Car comment, en<br />

effet, déterminer que tel problème<br />

provient de telle molécule, de quelle<br />

interaction ? Un souci qui n’est manifestement<br />

pas celui des firmes pharmaceutiques<br />

!<br />

Les assistances morales<br />

UN rePOrTAGe De 25 MINUTes rÉALIsÉ PAr Le CLAv<br />

Le mouvement laïque est actif dans tous les<br />

grands enjeux de notre société. Cette présence<br />

se traduit concrètement par ce que l’on appelle<br />

l’« assistance morale ». Celle-ci est la mise en<br />

application et l’expression des valeurs du mouvement<br />

laïque.<br />

De l’assistance morale en milieu hospitalier<br />

en passant par l’univers carcéral, en faisant un<br />

détour par le Festival des libertés, pour revenir<br />

au réseau laïque de solidarité de la ville de<br />

Mons, ce reportage de 25 minutes montre que<br />

l’assistance morale est active dans de nombreux<br />

dans la société de stress, de surproductivité<br />

forcée, de surmenage<br />

organisé que nous connaissons aujourd’hui,<br />

les troubles de l’humeur<br />

touchent un nombre toujours plus<br />

important de personnes qui n’auraient<br />

évolué, voilà encore un demi-siècle,<br />

voire vingt ans, que vers<br />

un tempérament cyclothymique.<br />

dans son dernier ouvrage, Trop<br />

vite, J.-l. Servan-Schreiber se souvenait<br />

avec beaucoup de pertinence<br />

du fait que son père, véritable bourreau<br />

de travail, tout comme lui,<br />

semblait (et même, « était ») nettement<br />

moins stressé, plus souriant,<br />

très peu changeant dans ses humeurs…<br />

tout en travaillant davantage<br />

que lui et sans apparemment<br />

subir de stress notable ! il est évident<br />

que, parmi ces malades de la<br />

vitesse et de la quantité que nous<br />

sommes devenus, la proportion de<br />

véritables bipolaires reste assez<br />

mince, de 1 à 5 % environ.<br />

Mais, dans le doute, le généraliste<br />

pressé ou le spécialiste peu regardant<br />

risquent de ne plus (vouloir) faire de<br />

différence (selon Serge hefez, « le recours<br />

au médicament arrange tout le<br />

monde »).<br />

la boucle est bouclée, même si<br />

l’industrie pharmaceutique n’en<br />

sort pas grandie. Ce qu’elle accepte<br />

avec… bonne humeur… <br />

domai nes et sous de multiples formes : resto du<br />

cœur, boutique d’emploi, école de devoir, cours<br />

d’alphabétisation… la liste est longue !<br />

Cette coproduction CLAv-CAL est présentée par<br />

virginie Cordier. L’émission est découpée en cinq<br />

reportages qui mettent en exergue les principaux<br />

secteurs de l’assistance morale au travers du<br />

vécu de bénéficiaires et d’intervenants laïques.<br />

si vous souhaitez acquérir un DvD de cette<br />

émission, il vous suffit de vous adresser au :<br />

clav@ulb.ac.be<br />

Sources<br />

david healy, “the latest Mania :<br />

Selling Bipolar disorder”, april 11 th<br />

2006 : http://www.plosmedicine.org/<br />

article/info % 3adoi % 2F10.1371 %<br />

2Fjournal.pmed.0030185<br />

Monique debauche, « Marché des<br />

psychotropes : construction historique<br />

d’une dérive », 17 mai 2008 : http://<br />

pharmacritique.20minutes-blogs.fr/<br />

archive/2008/05/17/marche-des-psychotropes-construction-historique-dune-deriv.html<br />

David. d. loring, “Cognitive Side<br />

Effects of antiepileptic drugs in Children”,<br />

in Psychiatric Times, September<br />

1 st 2005, www.psychiatrictimes.com/<br />

display/article/10168/52286.<br />

Mais aussi :<br />

dr Christian Gay, Vivre avec un maniaco-dépressif,<br />

Paris, hachette, 2008.<br />

les livres du dr Elie hantouche aux<br />

éditions Guy trédaniel.<br />

Les ouvrages évoquant le sur-diagnostic<br />

de l’adhd aux États-Unis<br />

(tdah - troubles de l’attention chez<br />

les enfants et les adolescents) sont<br />

également très parlants quant à cette<br />

dérive mercantile de la sur-psychiatrisation.<br />

28<br />

| Espace de libertés 394 | février 2011 | Espace de libertés 394 | février 2011 29


ÉFlEXioNS<br />

La sagesse d’Épicure<br />

MichEL GrodEnt<br />

si L’étude de<br />

L’antiquité, si négLigée<br />

de nos Jours, peut encore<br />

nous enseigner queLque<br />

chose, c’est Bien<br />

La conscience exacte<br />

de notre peu<br />

d’importance.<br />

1 Les Épicuriens, édition publiée<br />

sous la direction de Daniel Delattre<br />

et de Jackie Pigeaud, Paris, Gallimard,<br />

Bibliothèque de la Pléiade,<br />

2010, 1 482 pages, 62,50 euros.<br />

2 Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri<br />

Atlan, À tort et à raison. Intercritique<br />

de la science et du mythe, Paris, Éditions<br />

du Seuil, 1986.<br />

3 Xavier de Schutter, Délices et supplices<br />

de l’au-delà. La vie après la vie,<br />

Paris/Bruxelles, Desclée de Brouwer/<br />

Éditions Mols, coll. « Autres regards »,<br />

2010, 432 pages, 27,50 euros.<br />

d’Épicure et de l’épicurisme, que<br />

savons-nous vraiment, si nous n’appartenons<br />

pas à la catégorie étroite<br />

des spécialistes ? Sur<br />

l’océan de la mémoire<br />

surnagent quelques<br />

formules comme le<br />

célèbre « Epicuri de<br />

grege porcum », ce<br />

« pourceau du troupeau<br />

d’Épicure » dont<br />

l’incisif horace avait<br />

fait usage pour se<br />

moquer souverainement<br />

de lui-même, face à tibulle, son<br />

désespérant confrère. les plus lettrés<br />

ou les plus nostalgiques se souviennent<br />

d’avoir fréquenté lucrèce et<br />

son De rerum natura, recueillant au<br />

passage une sagesse qui n’a pas de<br />

prix : « Suave, quand les vents troublent<br />

la surface, sur la mer immense, / de<br />

contempler depuis la terre l’effort immense<br />

d’autrui ; / non que la souffrance<br />

de quiconque soit doux plaisir ; / mais<br />

apprécier la distance des maux, dont on<br />

est soi-même à l’écart, est suave. »<br />

Belle et inspirée, belle et rythmée,<br />

la traduction que je cite est l’un des<br />

points forts du volume sur les Épicuriens,<br />

dernier fleuron de la Bibliothèque<br />

de la Pléiade. Elle est l’œuvre<br />

de Jackie Pigeaud qui, avec daniel<br />

delattre, a dirigé une édition destinée<br />

à faire date, tant elle offre d’entrées<br />

dans un matériau philosophique que<br />

nous ne pouvons le plus souvent apprécier<br />

que fragmentairement ou indirectement,<br />

via des réfutations plus<br />

ou moins dictées par la malveillance 1 .<br />

l’impression d’ensemble évoque souvent<br />

la déambulation savante parmi<br />

des vestiges soustraits miraculeusement<br />

aux injures du temps.<br />

Ô paradoxe d’une carbonisation salvatrice<br />

! la catastrophe de Pompéi a<br />

permis que soient retrouvés d’inestimables<br />

papyrus qui formaient la bibliothèque<br />

de Philodème de Gadara.<br />

Nous voici appelés à les lire pour la<br />

première fois en français. Non sans<br />

méditer sur la fragilité de l’espèce<br />

humaine, condamnée à perdre, à<br />

chaque période, des pans entiers de<br />

son patrimoine intellectuel. Que nous<br />

reste-t-il de l’ouvrage fondamental<br />

d’Épicure, La Nature ? Peu de chose :<br />

une dérision ! Et dire qu’il équivalait<br />

à « une dizaine de volumes dans une<br />

collection moderne de textes classiques<br />

» ! Si l’étude de l’antiquité, si<br />

négligée de nos jours, peut encore<br />

nous enseigner quelque chose, c’est<br />

bien la conscience exacte de notre<br />

peu d’importance.<br />

la pratique assidue de la philologie<br />

classique dispose à l’anéantissement<br />

systématique des illusions, ce qui<br />

n’est pas toujours sans danger pour<br />

le philologue. dans le pire des cas, le<br />

savoir a une fonction désespérante.<br />

dans le meilleur, des vertus lénitives.<br />

on n’est jamais alors très éloigné de<br />

la doctrine épicurienne qui, rappelle<br />

Jackie Pigeaud, assigne à la science<br />

la mission de faire régner l’ataraxie,<br />

© Roger Viollet/AFP<br />

l’absence de troubles : « La connaissance<br />

des phénomènes célestes se<br />

contentera fort bien de plusieurs explications,<br />

même si elles nous paraissent<br />

contradictoires entre elles. Il suffit<br />

qu’elles ne soient pas en contradiction<br />

avec nos perceptions du monde. L’important<br />

n’est pas la vérité, mais ce qu’il<br />

faut de “vérités” pour assurer la paix, la<br />

tranquillité. »<br />

Ce commentaire nous montre un Épicure<br />

situé à des années-lumière de la<br />

scientificité contemporaine qui place<br />

la prédiction et l’expérimentation audessus<br />

de l’explication du réel, dans<br />

la mesure où elles promettent toute<br />

une série de performances technologiques<br />

2 . le rôle indéniablement moral<br />

joué par les savants de l’antiquité<br />

ne s’observe pas seulement dans la<br />

cosmologie, mais dans l’eschatologie,<br />

la science des fins dernières, les<br />

discours bariolés inventés en Grèce<br />

et ailleurs pour rendre compte de<br />

l’après-mort.<br />

Quand il s’agit de visualiser l’invisible,<br />

les pauvres humains ne sont jamais<br />

en reste. Xavier de Schutter, qui est<br />

philologue classique et historien des<br />

religions, a rassemblé sur le sujet<br />

toute une bibliothèque fantastique :<br />

il incite le lecteur à comparer les<br />

géographies funéraires et à prendre<br />

part à de multiples voyages extraordinaires<br />

dans le monde supraterrestre<br />

3 . les fables récoltées ne font<br />

jamais qu’interpréter l’ailleurs en<br />

fonction des us et des coutumes d’icibas,<br />

mais leur pluralité ne doit pas<br />

décourager le comparatiste, appelé<br />

à « mettre en lumière, derrière cette<br />

diversité, la récurrence de quelques<br />

thèmes qui jalonnent les routes de<br />

l’au-delà. » au terme de l’excursion, le<br />

voyageur n’aura gagné qu’un peu plus<br />

d’ironie et un peu plus de tolérance :<br />

n’est-ce pas l’essentiel ? <br />

À propos de l’entretien de Frédéric Soumois avec axel<br />

Kahn, publié dans notre numéro de septembre 2010<br />

sous le titre « Pour une méthode éthique universelle »,<br />

le dr Marc Englert a souhaité réagir.<br />

Les contrevérités du<br />

professeur axel Kahn<br />

dr Marc EnGLErt<br />

Professeur honoraire à l’UlB<br />

le professeur axel Kahn, éthicien<br />

éminent, membre du Comité national<br />

d’éthique français, président du<br />

Groupe des experts de haut niveau<br />

sur les sciences de la vie auprès de<br />

la Commission européenne, président<br />

de l’Université Paris-descartes,<br />

est aussi écrivain. À l’occasion de<br />

la sortie en librairie de son dernier<br />

ouvrage Un type bien ne fait pas ça, il<br />

inaugure, dans une interview publiée<br />

par Espace de Libertés 1 , une forme<br />

originale d’analyse de la loi belge de<br />

dépénalisation de l’euthanasie : la<br />

banalisation par le mensonge. alors<br />

qu’il se déclare clairement opposé<br />

à l’euthanasie, il n’hésite pas en effet<br />

à affirmer que la loi belge ne lui<br />

pose pas de problème « sinon dans<br />

son énoncé » 2 parce qu’elle « n’a rien<br />

révolutionné et n’autorise rien d’autre<br />

que ce qui est autorisé en France par<br />

la loi Léonetti » ! « La loi belge […] fait<br />

ce que fait la loi Léonetti en France :<br />

donner la possibilité d’abréger la vie,<br />

dans des cas très particuliers, en fin de<br />

vie, dans une phase terminale, quand<br />

la douleur physique et morale ne peut<br />

plus être soulagée.»<br />

on admirera l’audace de cette présentation<br />

de notre législation, qui<br />

accumule en une seule phrase plusieurs<br />

contrevérités :<br />

la demande du patient, élément<br />

essentiel pour permettre l’euthanasie,<br />

est tout simplement oubliée,<br />

la maladie incurable grave, exigée<br />

par la loi belge, qui a rendu<br />

l’euthanasie possible chez plus de<br />

trois mille patients depuis 2002, est<br />

transformée en « des cas très particuliers<br />

»,<br />

l’obligation de se trouver en « phase<br />

terminale » et « en fin de vie » est totalement<br />

fausse.<br />

le souci d’a. Kahn est évidemment de<br />

valoriser la loi française de 2005, dite<br />

loi léonetti, dont le but est clairement<br />

de barrer la route à la revendication<br />

de la majorité des Français d’obtenir<br />

le droit à l’euthanasie. Une présentation<br />

correcte de notre législation<br />

aurait rendu impossible l’affirmation<br />

que la loi léonetti donne les mêmes<br />

possibilités que la nôtre : elle se limite<br />

en effet à autoriser « l’arrêt d’un traitement<br />

déraisonnable » et l’utilisation<br />

d’un traitement palliatif en fin de vie<br />

« qui peut avoir pour effet secondaire<br />

d’abréger la vie » et n’autorise en aucune<br />

façon de donner intentionnellement<br />

la mort à la demande du patient,<br />

quelles que soient les situations. tous<br />

les gestes doivent d’ailleurs émaner<br />

essentiellement du médecin et non<br />

du patient. […]<br />

Contrairement à la loi belge de 2002,<br />

la loi française est une simple autorisation,<br />

décidée par le corps médical,<br />

de laisser mourir sous traitement<br />

palliatif. le « traitement qui peut avoir<br />

pour effet secondaire d’abréger la<br />

vie », c’est-à-dire l’utilisation d’antalgiques<br />

et de sédatifs en fin de vie,<br />

n’a rien d’exceptionnel et fait partie<br />

des soins médicaux normaux dans<br />

la plupart des pays industrialisés,<br />

même s’ils peuvent rapprocher involontairement<br />

le moment du décès.<br />

on s’étonne de trouver de telles<br />

contrevérités dans la bouche d’une<br />

personnalité éminente. Elles inciteraient<br />

à paraphraser méchamment<br />

le titre de son dernier ouvrage. Mais<br />

il ne faut sans doute plus s’étonner de<br />

rien car, comme l’écrivait déjà Bertold<br />

Brecht, un homme responsable<br />

est un homme capable de tout. <br />

1 « Pour une méthode éthique universelle : entretien<br />

avec A. Kahn », in Espace de Libertés n°389.<br />

2 La loi de 2002 s’intitule « Loi relative à l’euthanasie ».<br />

Coup de<br />

philo<br />

L’amérique, L’amérique… !<br />

MICHEL GRODENT<br />

Un Français qui ne conçoit pas quelque agacement au spectacle<br />

du triomphalisme américain ne peut pas être totalement<br />

français. Il est vrai qu’il y a bien des raisons de se sentir<br />

colonisé dans un cosmos réduit où toute l’intelligence technologique<br />

semble être devenue l’apanage d’une seule culture,<br />

où il semble impossible d’exister en tant qu’homme si l’on<br />

n’a pas une maîtrise suffisante de la langue anglaise. Car la<br />

participation à la civilisation numérique, fondement du nouvel<br />

humanisme, est impensable sans liaison avec des moteurs de<br />

recherche situés aux states, donc appelés à véhiculer volontairement<br />

ou non une certaine forme d’idéologie.<br />

Dans un livre qui fait déjà grand bruit, bug made in france 1 ,<br />

Olivier Poivre d’Arvor renoue avec le bon vieux temps de la<br />

contestation anti-américaine lorsqu’il dénonce à grand fracas<br />

cette situation apparemment catastrophique pour son pays et<br />

ses valeurs immortelles. Je cite le prière d’insérer : « la véritable<br />

révolution culturelle, celle de l’accès, de la participation<br />

du public à l’édification du savoir, a été gagnée par le nouveau<br />

monde. notre “logiciel”, fondé sur la vieille encyclopédie<br />

et son pouvoir de “prescription” est à l’évidence hors d’usage. »<br />

Culture participative contre culture prescriptive, culture souple<br />

contre culture dirigiste : serait-ce la dernière bataille perdue<br />

par la France ? Un peu de bon sens suffit à ruiner ce genre de<br />

raisonnement hâtif. Pour faire le meilleur usage d’une banque<br />

de données quelle qu’elle soit, il faut posséder une certaine<br />

compétence, un certain esprit critique. Autrement dit, un accès<br />

plus facile à la connaissance n’implique pas nécessairement un<br />

meilleur contrôle de celle-ci, lequel ne peut être atteint sans<br />

une incessante remise en question, sans un travail harassant<br />

d’évaluation, de comparaison entre les données démocratiquement<br />

offertes à tous.<br />

Reste évidemment le problème de la domination culturelle<br />

américaine qui s’affirme via le cinéma hollywoodien ou la<br />

musique dite « jeune » : comment nier l’impérialisme favorisé<br />

par la démission ou le manque de curiosité de nos élites<br />

européennes ? Mais l’histoire n’est jamais finie. N’en déplaise à<br />

tous les Fukuyama du monde. <br />

1 Olivier Poivre d’Arvor, bug made in france ou l’histoire d’une capitulation<br />

culturelle, Paris, Gallimard, 152 pages, 12 euros.<br />

30<br />

| Espace de libertés 394 | février 2011<br />

| Espace de libertés 394 | février 2011 31


CULTURE<br />

CULTURE<br />

Le Festival de Liège<br />

Un théâtre d’ambition<br />

internationale<br />

Christian Jade<br />

Les amateurs de théâtre haut de gamme ont deux références<br />

en Belgique : le Kunstenfestivaldesarts depuis 1984 et le<br />

Festival de Liège, créé en 1958 par Robert Maréchal.<br />

Emma Dante, Trilogie.<br />

Festival de Liège, jusqu’au 19<br />

février dont 5 pièces sur 20<br />

visibles au Théâtre National<br />

(Bruxelles), 4 à L’Ancre (Charleroi)<br />

et une à la Maison de la<br />

culture de Tournai. Info : www.<br />

festivaldeliege.be<br />

Deux mots d’histoire<br />

La Belgique théâtrale s’est longtemps<br />

reconnue dans le Festival de Spa, créé<br />

en 1959 par Jacques Huisman pour<br />

promouvoir les créations du National<br />

en avant-première. Mais c’est de<br />

Liège, en 1958, que vint le goût d’importer,<br />

en un Festival Jeune Théâtre<br />

(devenu Festival de Liège), des spectacles<br />

venus d’autres horizons.<br />

Depuis 1994, le Kunstenfestival desArts<br />

de Bruxelles, par le prestige et l’activisme<br />

de sa créatrice, Frye Leysen, a<br />

monopolisé l’attention des amateurs<br />

belges d’un théâtre international haut<br />

de gamme. Depuis 2001, Jean-Louis<br />

Colinet, qui dirige à la fois le Festival de<br />

Liège et le Théâtre National, propose<br />

un théâtre et politique et poétique qui<br />

nous parle de notre temps.<br />

Par rapport au « Kunsten », plus pointu<br />

et plus esthétisant, plus proche aussi<br />

© Carmine Maringola<br />

de la performance, de l’installation,<br />

des arts plastiques que du récit théâtral,<br />

Jean-Louis Colinet plonge un<br />

regard aigu sur notre réalité sociale<br />

et ses conflits, ne refuse pas le récit<br />

mais dans des formes modernes et<br />

poétiques où les nouvelles technologies<br />

servent à aiguiser notre sensibilité<br />

aux problèmes du monde moderne.<br />

Des fidélités et des<br />

découvertes internationales<br />

Une des forces de ce Festival de Liège<br />

new look, c’est d’avoir su importer<br />

des metteurs en scène très connus,<br />

comme Falk Richter de la prestigieuse<br />

Schaubühne de Berlin ou le Français<br />

Joël Pommerat, « artiste associé »,<br />

comme Richter, du Théâtre National,<br />

pour y former de jeunes acteurs et<br />

metteurs en scène belges. Une manière<br />

de faire « coup double » : ces invités<br />

réguliers du Festival sont aussi les<br />

coachs prestigieux des jeunes artistes<br />

associés du National.<br />

Autre source internationale chère à<br />

Colinet : les Italiens, moins connus<br />

mais tout aussi intéressants, comme<br />

Ascanio Celestini (absent pour la<br />

première fois cette année) ou Emma<br />

Dante, une Sicilienne, aussi invitée à<br />

la Scala de Milan, qui propose ici une<br />

Trilogie dense et pas misérabiliste sur<br />

la pauvreté, la vieillesse et la maladie.<br />

Mais les habitués seront très curieux<br />

de découvrir une Russe, Tatiana Frolova,<br />

qui nous plonge dans la guerre<br />

oubliée de Tchétchénie, sous l’angle<br />

du moral et du physique dégradé<br />

d’un soldat russe, victime et bourreau.<br />

Le Chilien Guillermo Calderon<br />

évoquera la Révolution russe (ratée)<br />

de 1905 « vécue » par Tchékov. Auparavant,<br />

nous aurons vu, en ouverture,<br />

un spectacle musical-slam : Lyrics<br />

from Lockdown où l’Américain Bryonn<br />

Bain raconte son emprisonnement,<br />

par erreur judicaire et « délit de sale<br />

gueule »… noire.<br />

« Nouvelles vagues » et<br />

trilogie Richter<br />

Cette année, J.-L. Colinet a créé le<br />

concept de jeunes « artistes associés »<br />

au National, qu’il « lance » à Liège :<br />

c’est le cas de Fabrice Murgia (nous<br />

y reviendrons) mais aussi de Coline<br />

Struyf. Son théâtre « documentaire »<br />

explorera, dans Balistique terminale,<br />

tous les aspects, réalistes et… poétiques,<br />

réels et fictifs, d’une balle sur<br />

un corps, de l’impact à la chute. Un<br />

jeune collectif français, Pôle Nord,<br />

propose deux pièces, Sandrine et Chacal,<br />

où, à partir d’une vie quotidienne<br />

démolie, un théâtre brut s’insinue par<br />

sa profondeur poétique.<br />

Le clou de l’ensemble : le duo entre le<br />

jeune Belge Fabrice Murgia —lancé<br />

internationalement d’Avignon à Paris,<br />

par un superbe Chagrin des ogres—, et<br />

l’artiste confirmé, Falk Richter. Dans<br />

Dieu est un DJ, pièce radiophonique de<br />

Richter, un homme vacille entre cauchemar<br />

et réalité dans la Vallée de la<br />

Mort californienne. Murgia y insinue<br />

une vidéo douce et un duo d’acteurs,<br />

sobres dans leurs délires. Murgia fait<br />

aussi le pari d’une pièce sans paroles<br />

Chronique d’une ville épuisée, où la solitude<br />

dans les grandes villes se joue<br />

à la frontière du théâtre, de la vidéo et<br />

de l’Internet.<br />

Quant à Falk Richter, il sera aussi mis<br />

en scène par le Français Stanislas<br />

Nordey dans une autobiographie pleine<br />

d’humour, My Secret Garden, (vu à Avignon,<br />

excellent) avec notamment Anne<br />

Tismer, parfaite bilingue, et géniale<br />

dans toutes les langues. Et Richter<br />

mettra lui-même en scène Play loud,<br />

avec de jeunes comédiens belges, où<br />

la chanson risque de faire concurrence<br />

à la parole pour décrire les sensations<br />

d’une jeunesse à problèmes. <br />

Entre Paradis et Enfer - Mourir au Moyen Âge<br />

Inéluctable mort<br />

Ben Durant<br />

Inéluctable ! Ainsi donc, la mort est<br />

l’inéluctable conclusion de notre<br />

brève existence terrestre et rien ni<br />

personne ne peut l’empêcher, ni le<br />

prêtre ni le médecin, c’est le fossoyeur<br />

et la camarde qui ont toujours<br />

le dernier mot. Devant cette terrifiante<br />

évidence, l’homme médiéval va<br />

tenter d’aménager l’au-delà en prenant<br />

quelques précautions dans l’en<br />

deçà. Il va ainsi inventer le concept<br />

de la « bonne mort », celle que l’on va<br />

pudiquement appeler « dormition » à<br />

l’usage de la Vierge Marie ou celle qui<br />

va prendre les allures de « repos éternel<br />

», gisants de preux et de gentes<br />

dames, saisis de catalepsie pétrifiée<br />

au sein des cathédrales.<br />

Car on meurt beaucoup au Moyen<br />

Âge : l’espérance de vie est loin d’être<br />

aussi longue qu’aujourd’hui, la mortalité<br />

enfantine est énorme et nombreuses<br />

sont les femmes qui meurent<br />

en couches. Il y a aussi les épidémies,<br />

dont les tristement célèbres pestes<br />

noires colportées par les rats, mais<br />

aussi les famines et les guerres<br />

interminables qui peuvent durer<br />

jusqu’à cent ans et dévastent des<br />

régions entières d’Europe. Pourtant,<br />

contrairement aux idées reçues, ce<br />

n’est pas faute d’hygiène, on se lave<br />

abondamment et on s’asperge encore<br />

davantage d’eau bénite ! Durant tout<br />

le Moyen Âge, les médecins s’inspirèrent<br />

du traité Le Canon de la médecine<br />

du persan Avicenne qui stipulait fort<br />

justement, déjà au X e siècle : « La médecine<br />

est la science par laquelle sont<br />

connues les dispositions du corps humain,<br />

en tant qu’il en est dans l’état sain<br />

ou qu’il en est éloigné, afin de préserver<br />

la santé si elle existe ou de la restaurer<br />

si elle est perdue. »<br />

Une des caractéristiques majeures<br />

qui différenciât l’Homo Sapiens du<br />

Néanderthalien, fut l’usage des rites<br />

de sépultures et l’homme médiéval<br />

fut lui aussi très sensible à ces rituels<br />

qui préparaient le défunt à affronter<br />

son juge suprême, car Saint<br />

Augustin avait été très clair à ce sujet<br />

: « Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y<br />

a que deux lieux ». Donc mieux valait<br />

monter au Paradis plutôt que d’être<br />

englouti par les Ténèbres infernaux.<br />

Paradis rimait certes avec résurrection<br />

mais il y avait « beaucoup d’appelés<br />

et peu d’élus » ; aussi faudrat-il<br />

attendre le XIV e siècle pour que<br />

s’invente un espace transitoire dévolu<br />

aux âmes en peine et que l’Église<br />

appellera Purgatoire.<br />

Dorénavant, le cimetière joue<br />

un rôle primordial, ceinturant<br />

l’église au cœur de la cité,<br />

même si souvent la fosse<br />

commune reste davantage<br />

le lot habituel par rapport<br />

aux sarcophages et autres<br />

mausolées des nantis de ce<br />

monde.<br />

Mais l’époque sera surtout<br />

marquée par le fléau de la<br />

peste qui relègue la lèpre au<br />

rang d’anecdote. La Peste<br />

noire de 1348 ponctionnera<br />

la moitié de la population<br />

européenne, la médecine<br />

se révèle impuissante et on<br />

assiste à un sauve-qui-peut<br />

général devant une mort<br />

triomphale dorénavant symbolisée<br />

par un squelette drapé dans un<br />

suaire et armé d’une redoutable faux.<br />

Elle n’épargne ni l’innocent bébé, ni<br />

le jeune homme, encore moins le<br />

vieillard. Pire, les puissants sont aussi<br />

impuissants que leurs pauvres sujets.<br />

Le traumatisme sera immense<br />

et malheur aux marginaux, des centaines<br />

de communautés juives seront<br />

ainsi massacrées au nom de l’exorcisme<br />

et comment ne pas frissonner<br />

© MRAHB<br />

d’effroi devant ces<br />

sanguinolents cortèges<br />

de flagellants ?<br />

Ô mort, toi qui est<br />

la médecine de tant<br />

Ainsi apparurent sur<br />

de maux et le remède<br />

les murs des cimetières<br />

—de Bâle à<br />

contre la mauvaise<br />

fortune.<br />

Pise— ces « Danses<br />

Ausiàs March, ca 1425<br />

macabres », dans lesquelles<br />

un quatuor de<br />

squelettes musiciens<br />

emmène en joyeuse sarabande, le<br />

pape, l’empereur, la reine, le damoiseau,<br />

le laboureur et l’enfançon. Nul<br />

n’échappant à son funeste sort.<br />

Michael Wolgemut, Danse macabre, xylographie, 1493.<br />

Très pédagogique et forte de deux<br />

cent cinquante documents, objets,<br />

livres et tableaux provenant de prestigieuses<br />

collections, disposés dans<br />

une très belle scénographie contemporaine,<br />

l’exposition, à travers quatre<br />

thèmes (les causes, les rituels, les<br />

monuments et les croyances) revisite<br />

ce sujet universel qui nous bouleverse<br />

tous, inéluctablement, la mort. <br />

Entre Paradis et Enfer – Mourir<br />

au Moyen Âge, Musées Royaux<br />

d’Art et d’Histoire, Parc du Cinquantenaire,<br />

1000 Bruxelles<br />

- 02 741 72 11 - www.mrah.be<br />

Jusqu’au 24 avril 2011. Du mardi<br />

au dimanche, de 10 à 17 h.<br />

Catalogue sous la direction de<br />

Sophie Balace et Alexandra De<br />

Poorter, Fonds Mercator.<br />

32 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 33


agenda<br />

agenda<br />

Les lecteurs nous écrivent<br />

À propos de Descartes<br />

L’article à propos de Descartes dans Espace de Libertés (n°392/décembre 2010) m’a fait repenser à un livre<br />

extraordinaire à son sujet paru l’an dernier en Allemagne, titre : Der rätselhafte Tod des René Descartes, auteur :<br />

Theodor Ebert, professeur de philosophie e.r. (traduction du titre : La mort énigmatique de René Descartes).<br />

[…]<br />

Le sujet devrait vous intéresser, puisqu’il ne s’agit pas seulement de la mort du philosophe, mais de son<br />

assassinat par l’Église ! Cette thèse, ce soupçon ont toujours été dédaigneusement écartés par les historiens<br />

français. […]<br />

Il est plus que probable que Descartes mourut suite à l’absorption de deux hosties à l’arsenic. […] Nelly Moia<br />

Les lecteurs se feront leur opinion.<br />

À propos du « sacré » (EDL 392/décembre 2010)<br />

Est-ce la vocation du CAL de concéder l’usage du mot « sacré » aux seules religions ? […]<br />

Le dossier consacré au « sacré » […] n’était-il pas l’occasion d’affirmer, au contraire, le sens humaniste du mot<br />

« sacré » ? « Au sens moral (très usuel), le caractère sacré de la personne humaine. Il s’y ajoute dans cette acception l’idée<br />

d’une valeur absolue, incomparable » (in Le vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’A. Lalande, 1 re édition<br />

1926). Comment expliquer l’ancrage de la Déclaration universelle des droits de l’homme sans reconnaître<br />

le caractère sacré de la personne humaine, sa dignité, sa liberté et ses droits fondamentaux inaliénables, etc. ?<br />

Le dossier est continuellement en écho au dernier livre que j’ai écrit Le symbole de la fidélité au genre humain<br />

(ndlr : Éditions Le Chariot, 2009) mais celui-ci n’est pas référencé. […] Roland de Bodt<br />

Jusqu’au 16/02 « En quête d’identité », expo-animation.<br />

Organisée par la Maison de la Laïcité de La Louvière. Lieu :<br />

Lycée Technique, salle Maurice Herlemon, rue Paul Pastur<br />

1, La Louvière. Réservations : 064 84 99 74 – info@laicitelalouviere.be<br />

Jusqu’au 19/02 « Ni vamp(s), ni carpette(s) ! », une quinzaine<br />

thématique sur l’égalité homme/femme, les préjugés<br />

sexistes et les violences faites aux femmes. Organisée par le<br />

CAL de Liège. Renseignements : 04 232 70 48 – http://www.<br />

calliege.be<br />

Vendredi 11/02 – 21h « Ananke », café-cabaret dans le<br />

cadre de « Nam in Jazz ». Organisé par la Maison de la Laïcité<br />

François Bovesse. Lieu : Le Miroir, rue Lelièvre 5, Namur.<br />

Renseignements : 081 22 43 63 – chd@mlfbn.org<br />

Les jeudi 17/02 et 24/02 – 14h « Philo vs Psycho,<br />

en toute sympathie ? », café paroles. Organisé par le CAL/<br />

Brabant Wallon. Lieu : rue Lambert Fortune 33, Wavre.<br />

Renseignements : 010 22 31 91 – cafephilo@laicite.net<br />

Jeudi 17/02 – 9h30 « La place des handicapés mentaux<br />

dans la cité ? », petits déjeuners impertinents. Organisés<br />

par le CAL de Namur. Lieu : rue de Gembloux 48, Namur.<br />

Réservations : 081 73 01 31.<br />

Vendredi 18/02 – 18h30 « Et si nous discutions philosophie<br />

? », café philo sur le thème « L’homme n’a-t-il qu’une<br />

seule origine ? Organisé par le CAL/Charleroi. Lieu : Espace<br />

70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91 71 –<br />

calcharleroi@laicite.net<br />

Vendredi 18/02 – 20h Ciné-débat « Louise Michel » de<br />

Gustave Kervern et Benoît Delépine. Le film sera suivi d’un<br />

débat sur le thème « Y a-t-il une vie après la fermeture de<br />

l’usine ? ». Organisé par la Maison de la Laïcité d’Alembert.<br />

Lieu : place Abbé Renard 2, Braine-l’Alleud. Réservations : 02<br />

387 33 26 – chantal@dalembert.be<br />

Dimanche 20/02 – 15h Projection du film « Bienvenue<br />

à Gattaca » de Andrew Niccol, suivie d’un débat.<br />

Organisés par Laïcité Ixelles. Lieu : chaussée de Boondael<br />

210, 1050 Bruxelles. Renseignements : 0473 86 20 41.<br />

Jeudi 24/02 – 20h « 4 mois, 3 semaines et 2 jours »<br />

de Christian Mungiu, ciné-club dans le cadre du Cinéma<br />

des Résistances. Organisé par la Maison de la Laïcité de<br />

Morlanwelz. Lieu : salle Robert Joly, place Albert 1 er 16a,<br />

Morlanwelz. Réservations : 064 44 23 26.<br />

Jeudi 24/02 – 20h « L’amitié et l’amour », conférence<br />

par Lambros Couloubaritsis. Organisée par l’Extension ULB<br />

de Wavre. Lieu : Maison de la Laïcité Irène Joliot-Curie, rue<br />

Lambert Fortune 33, Wavre. Renseignements : 010 22 89 30<br />

– nadlu@skynet.be<br />

Vendredi 25/02 – 9h30 « La gestion d’un entretien en<br />

situation de crise », formation par Isabelle Abras. Organisée<br />

par la LEEP. Lieu : rue de la Fontaine 2, 1000 Bruxelles.<br />

Réservations : 02 511 25 87 – www.ligue-enseignement.be.<br />

Vendredi 25/02 – 19h30 « La biodiversité », conférence<br />

par Paul Galand. Organisée parla Maison de la Laïcité Hypathia.<br />

Lieu : Rue des deux Ponts 19, Ottignies. Réservations :<br />

010 41 12 03 – 0477 77 59 58.<br />

Dimanche 06/03 – 16h « Le chat dans (presque) tous<br />

ses états », lecture, musique et rencontres. Organisés par<br />

la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>. Lieu : galerie Artess, rue<br />

Daubignies 1, Casteau. Renseignements : 065 31 90 14.<br />

Mardi 15/03 – 19h « La citoyenneté, moteur de<br />

l’économie : utopie ou alternatives ? », conférence par Francis<br />

de Walque. Organisée par Laïcité fontainoise et l’Extension<br />

ULB Fontaine-Anderlues-Binche. Lieu : place Degauque 1,<br />

Leernes. Renseignements : 071 54 25 56.<br />

Funérailles<br />

Wyns<br />

Rue aux Laines 89<br />

1000 Bruxelles<br />

(près de St Pierre & Bordet)<br />

24 H / 24 H<br />

Vendredi 18/03 – 18h30 Et si nous discutions philosophie<br />

? », café philo sur le thème « Peut-on se connaître<br />

soi-même ? ». Organisé par le CAL/Charleroi. Lieu : Espace<br />

70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91 71 –<br />

calcharleroi@laicite.net<br />

Du 19/03 au 20/03 – 10h « Initiation à la conduite<br />

d’un club de lecture », formation par Jean-Claude Trefois<br />

(1 ère partie). Organisée par la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>.<br />

Renseignements : 065 31 90 14.<br />

Samedi 19/03 – 10h30 Visite guidée de l’exposition<br />

« Entre paradis et enfer – Mourir au Moyen-Âge ». Organisée<br />

par la LEEP. Lieu : rendez-vous à 10h15 à la billetterie du<br />

Musée du Cinquantenaire 10, 1000 Bruxelles. Réservations :<br />

02 511 25 87 – www.ligue-enseignement.be.<br />

Dimanche 20/03 – 15h Projection du film « Earth » de<br />

Deepa Mehta-Dram, suivie d’un débat. Organisés par Laïcité<br />

Ixelles. Lieu : chaussée de Boondael 210, 1050 Bruxelles.<br />

Renseignements : 0473 86 20 41.<br />

Mardi 22/03 – 19h30 « Comment je me suis séparée de<br />

ma fille et de mon quasi-fils » de Lydia Flem (Extraits choisis).<br />

Soirée « lecture-échange ». Organisée par la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>.<br />

Lieu : « Salon des Lumières », resto-déco, rue du<br />

Miroir 23, Mons. Renseignements : 065 31 90 14.<br />

Du 24/03 au 31/03 Escales, festival philo avec la participation<br />

de Michel Onfray et Raphaël Enthoven. Organisé<br />

par le CAL du Brabant Wallon et la Maison de la Laïcité<br />

Hypathia. Lieu : Ferme du Biéreau et Théâtre Jean Vilar,<br />

Louvain-la-Neuve. Renseignements : 010 22 31 91 –<br />

www.escales.be<br />

Jeudi 24/03 « Pourquoi pratiquer des rites d’initiation ou<br />

de passage ? », conférence dans le cadre du cycle « Un autre<br />

regard sur le monde ». Organisée par le CAL/Charleroi. Lieu :<br />

Espace 70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91<br />

71 – calcharleroi@laicite.net<br />

Jeudi 24/03 – 20h « La maîtrise de l’eau : source de<br />

conflits géopolitiques », conférence par Guy Houvenaghel.<br />

Organisée par l’Extension ULB de Wavre. Lieu : Maison de la<br />

Laïcité Irène Joliot-Curie, rue Lambert Fortune 33, Wavre.<br />

Renseignements : 010 22 89 30 – nadlu@skynet.be<br />

La Pensée et les Hommes<br />

À la radio<br />

Tous les samedis sur la Première vers 19h05 (ou 22h30)<br />

Mercredi 26/03 – 14h30 Visite guidée de l’exposition<br />

« L’Amérique, c’est aussi notre histoire ». Organisée par la<br />

Maison de la Laïcité d’Alembert. Lieu : Tour et Taxis, avenue<br />

du Port 86c, 1000 Bruxelles. Réservations : 02 387 33 26 –<br />

chantal@dalembert.be<br />

Transferts,<br />

Funérailles, Crémations,<br />

Assurances décès,<br />

Contrats personnalisés<br />

À la télévision<br />

Samedi 12/02 sur La Une à 9h50<br />

« Sciences et croyances… un colloque, un enjeu », CAL/CLAV. Rediffusion.<br />

Mardi 15/02 sur La Une en fin de soirée<br />

« Éloge à la vérité plurielle », Jacques Rifflet et Jacques Lemaire.<br />

Dimanche 20/02 sur La Une à 9h20<br />

« Qu’est-ce que le Jihâd ?», Johan Bourlard et Jacques Lemaire.<br />

Samedi 26/02 sur La Une à 9h50<br />

« Confidences d’un cardinal », Godfried Danneels, Baudouin Decharneux et Jacques Lemaire.<br />

Mardi 1/03 sur La Une en fin de soirée<br />

« D’où vient notre patronyme ?», Jean Germain et Jacques Lemaire.<br />

Dimanche 6/03 sur La Une à 9h20<br />

«Entretien avec Stéphane Hessel », CAL/CLAV. Rediffusion le 12/03 sur La Une à 9h50.<br />

Tél : 02 538 15 60<br />

GSM : 047 28 76 26<br />

Contact : Dominique Peeren<br />

34<br />

| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 35


Les éditions Espace de Libertés vous donnent<br />

rendez-vous à la Foire du Livre de Bruxelles<br />

17-21 février - Tour & Taxis<br />

Le vendredi 18 février<br />

• autour du livre Le prix de nos valeurs<br />

Rencontre-débat : Le f inancement des cultes et de la laïcité<br />

Avec Caroline Sägesser, Denis Ducarme, Jacky Morael et<br />

Philippe Mahoux - Modérateur : Jean-Pol Hecq<br />

De 13h à 14h au Forum Le Soir<br />

La rencontre sera suivie d’une séance de dédicace de Caroline Sägesser<br />

De 14h à 15h au stand Espace de Libertés<br />

Le dimanche 20 février<br />

• autour du dossier pédagogique<br />

Droit à l’avortement en Belgique<br />

Projection du film documentaire réalisé par le CAL Le corps du délit<br />

Rencontre-débat À qui appartient le corps des femmes ?<br />

Avec Claudine Mouvet, Bérengère Marques-Pereira et<br />

Jean-Jacques Amy - Modérateur : Sylvie Lausberg<br />

De 10h30 à 12h au Forum Le Soir<br />

• autour du livre L’éthique de la dissidence<br />

Rencontre-débat Les nouveaux impérialismes<br />

Avec Jean-Paul-Marthoz, Pierre Galand et Guy Spitaels -<br />

Modérateur : Benoît Van der Meerschen<br />

De 16h à 17h au Forum Le Soir<br />

La rencontre sera suivie d’une séance de dédicace de Jean-Paul-Marthoz<br />

De 17h à 18h au stand Espace de Libertés<br />

Foire du livre de bruxelles<br />

stand Espace de Libertés (n°142)<br />

17-21 février<br />

infos : éditions espace de libertés :<br />

tél. 02 627 68 60 – editions@laicite.net<br />

avenue du Port 86c<br />

tour & taxis<br />

1000 bruxelles

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