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espace de libertés<br />
M AGA ZINE DU CEN TRE D’ACTION L A ÏQUE | FÉ V RIER 2011 | N° 394<br />
Editrice responsable: Eliane Deproost - CP 236 Campus de la Plaine ULB - Av. Arnaud Fraiteur 1050 Bruxelles - Bureau de dépôt: Bruxelles X - P 204036 - Mensuel, ne paraît pas en août.<br />
ISBN 5414306206816<br />
0 3 9 4 0<br />
L’engagement :<br />
un soft activism?<br />
5 4 1 4 3 0 6 2 0 6 8 1 6<br />
Les vraies leçons<br />
de Pisa
SOMMAIRE<br />
est édité par le <strong>Centre</strong> d’action laïque,<br />
asbl et ses régionales du Brabant<br />
wallon, de Bruxelles, Charleroi, liège,<br />
luxembourg, Namur et Picardie.<br />
20<br />
10<br />
33<br />
DOSSIER<br />
L’engagement :<br />
un soft activism ?<br />
6 La société civile comme baromètre de l’engagement. — Un entretien<br />
avec Philippe laurent - Propos recueillis par Pierre Schonbrodt<br />
8 Le citoyen n’est pas qu’électeur, il est aussi volontaire —<br />
Michel Kesteman<br />
10 Sous le bénévolat, c’est l’inconscient qui s’active. — l’entretien<br />
d’isabelle Philippon avec dominique lippens<br />
12 Jeunes et engagement citoyen — Edwin de Boeve<br />
14 Une souris comme arme de résistance — Pierre Schonbrodt<br />
16 L’engagement : bien plus qu’une simple « disponibilité » —<br />
Fatima Bourarach<br />
18 Exercices admiratifs d’engagements — Jean Cornil<br />
ÉDITORIAL<br />
3 L’engagement comme refus de la résignation — Pierre Galand<br />
LAÏCITÉ<br />
19 Le recensement des âmes — Jean de Brueker<br />
ÉDUCATION<br />
20 Découvrir les vraies leçons de Pisa — Frédéric Soumois<br />
MONDE<br />
22 Une Marine (de guerre) met le cap sur la présidence — Pascal Martin<br />
24 L’avortement en Irlande - Un pas en avant, deux pas en arrière —<br />
Pierre-arnaud Perrouty<br />
25 BRÈVES<br />
ÉPOQUE<br />
26 Osons ! — Jean Sloover<br />
28 Tous bipos ? — olivier Swingedau<br />
RÉFLEXIONS<br />
30 La sagesse d’Épicure — Michel Grodent<br />
31 Les contrevérités du professeur Axel Kahn — Marc Englert<br />
CULTURE<br />
32 Liège - Un théâtre d’ambition internationale — Christian Jade<br />
33 Inéluctable mort — Ben durant<br />
34 AGENDA<br />
Éditrice responsable : Éliane deproost<br />
rédaction, administration et publicité<br />
rédactrice en chef (+ iconographie) : Michèle Michiels - Secrétariat de rédaction : amélie dogot<br />
Production, administration et publicité : Fabienne Sergoynne<br />
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documentation : anne Cugnon. Maquette : Grab it - impression : Kliemo<br />
Fondateur : Jean Schouters<br />
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L’engagement comme<br />
refus de la résignation<br />
PiErrE GaLand<br />
Président du <strong>Centre</strong> d’Action <strong>Laïque</strong><br />
Dans Temps des crises 1 , Michel Serres nous explique les motifs<br />
qui nous conduisent à l’action politique et citoyenne :<br />
une prise de conscience, l’amour de la justice et de la vérité…<br />
Les engagements qui motivèrent deux ou trois générations<br />
de militantes et de militants dans la résistance et la<br />
lutte antifasciste, dans le mouvement anticolonial, dans<br />
le mouvement féministe, dans le mouvement antiguerre<br />
sont inscrits dans l’histoire du XX e siècle. Ce siècle qui véhicula<br />
aussi toute l’horreur de deux guerres mondiales et<br />
de l’exploitation la plus éhontée<br />
des peuples de la planète. Face<br />
à ces carnages, des hommes et<br />
des femmes refusèrent d’accepter<br />
de telles ignominies, organisèrent<br />
des résistances et des<br />
luttes qui, toutes, avaient en<br />
commun de restaurer la dignité<br />
des humains et l’État de droit.<br />
Par ces actes, elles et ils travaillèrent<br />
à la reconstruction de<br />
l’Europe, d’autres, dans le Sud<br />
permirent aussi l’accès à l’indépendance<br />
des pays d’Afrique<br />
et d’Asie. Engagés, ils poursuivaient,<br />
chacun à leur manière, l’édification d’un monde<br />
plus égalitaire, plus libre, plus solidaire. L’idéal d’une communauté<br />
de nations plus démocratiques et socialement<br />
avancées motivait leurs engagements.<br />
Né au cœur même de ce siècle, il me fut donné, comme<br />
à beaucoup d’autres, d’être interpellé par la Deuxième<br />
Guerre mondiale, la guerre froide, les guerres de décolonisation<br />
au Vietnam et en Algérie, la misère omniprésente<br />
sur notre planète, les grandes grèves ouvrières et<br />
paysannes, les luttes féministes… Ayant reçu une « bonne<br />
éducation », j’ai pu faire un choix : celui de tenter de renforcer<br />
le camp de celles et ceux qui organisaient les luttes<br />
pour cette dignité de tous les humains dans le respect de<br />
leur diversité. Une forme d’engagement pour lequel opta<br />
à l’époque un nombre important de jeunes, ralliant ainsi<br />
les luttes qui correspondaient à une vision d’un monde en<br />
progrès pour l’ensemble de l’humanité.<br />
Ma génération n’a donc rien inventé, elle s’est inscrite<br />
dans ces espaces de démocratie avancée lui permettant<br />
il y a urgenCe<br />
Car nous savons auJourd’hui<br />
que, malgré l’immensité de<br />
nos déCouvertes et de Ce que<br />
nous allons enCore déCouvrir<br />
notamment grÂCe auX<br />
nanoteChnologies,<br />
nous avons failli.<br />
de consolider des solidarités tant au plan local qu’au plan<br />
international. S’engager faisait sens et était gratifiant car<br />
les combats pour l’égalité, les droits des femmes, le progrès<br />
social, l’indépendance des peuples, la fin des guerres,<br />
la chute des dictatures, la fin de l’apartheid, la chute du<br />
Mur, étaient au rendez-vous. Nous fûmes certes confrontés<br />
à un certain nombre d’échecs, notamment celui relatif<br />
au nucléaire militaire et civil (Tchernobyl, voici 25 ans),<br />
et les dérives démocratiques sur de nombreux continents,<br />
avec comme événement le plus marquant la mort de Salvator<br />
Allende au Chili. Jusqu’à<br />
l’aube des années 80, il était<br />
permis d’espérer que les valeurs<br />
républicaines et l’État démocratique<br />
constituaient les références<br />
partagées par la toute<br />
grande majorité des forces<br />
politiques et des citoyens, du<br />
moins en Europe.<br />
Depuis trois décennies, la réalité<br />
Monde s’est sérieusement<br />
modifiée suite à l’émergence du<br />
projet labellisé « globalisation ».<br />
Pour autant, dire que ce passé des luttes serait dès lors<br />
dépassé constituerait une grave erreur. Aujourd’hui, nous<br />
sommes confrontés à un double défi. Le premier, celui de<br />
la résistance pour la défense des nombreux acquis sociaux<br />
et droits démocratiques, en particulier ceux relatifs<br />
à la défense des plus faibles. Cette défense ou résistance<br />
contre les régressions auxquelles nous assistons dans la<br />
protection des droits acquis nécessite, et c’est le deuxième<br />
défi, une mobilisation pour la sauvegarde de nos démocraties<br />
sociales et pour empêcher que la vague économique<br />
ultralibérale ne submerge l’ensemble du champ social<br />
et culturel. Comme l’explique fort bien Michel Serres,<br />
la résistance de première ligne et de sauvegarde ne peut<br />
gagner que si elle s’inscrit dans un projet qui doit luimême<br />
être global et innovateur.<br />
Sommes-nous capables, comme les résistants au sortir<br />
de la Deuxième Guerre mondiale, d’élaborer un modèle<br />
socio-économique capable de permettre non l’enrichissement<br />
d’une minorité mais la coexistence et le bien-être de<br />
7, 10, voire 12 milliards d’humains durant ce XXI e siècle ?<br />
<br />
Éditorial<br />
1 Michel Serres, Temps des crises,<br />
Paris, Le Pommier, coll. « Manifestes<br />
», 2009, 84 pages.<br />
| Espace de libertés 394 | février 2011 3
Éditorial<br />
dossier<br />
Il y a urgence car nous savons aujourd’hui que, malgré<br />
l’immensité de nos découvertes et de ce que nous allons<br />
encore découvrir, notamment grâce aux nanotechnologies,<br />
nous avons failli. Des risques sérieux existent de<br />
mettre fin à notre planète. Le thermonucléaire et les déséquilibres<br />
écologiques en sont deux des causes principales.<br />
L’idée du progrès de l’humanité vu comme une sorte d’infinitude<br />
positive serait donc remise en question.<br />
Les espaces de liberté n’ont-ils pas été envahis par l’actuelle<br />
dictature internationale des marchés financiers ?<br />
Celle-ci est considérée par beaucoup comme une menace<br />
pour la paix et la démocratie et l’obstacle principal<br />
à l’accès pour toutes et tous au bien-être. Une inégalité<br />
inégalée, telle est la situation de plus d’un milliard d’êtres<br />
humains privés de l’élémentaire (eau, écoles, soins de santé…).<br />
Il s’agit là d’un crime contre l’humanité qui frappe<br />
d’abord les femmes et leurs bébés.<br />
Est-ce cela le prix de la mondialisation ?<br />
Inacceptable ! Seul un nouvel humanisme planétaire<br />
pourrait apporter les réponses adaptées aux multiples défis<br />
auxquels nous voilà confrontés. Cet humanisme auquel<br />
avaient déjà pensé avant nous<br />
les rédacteurs de la Charte des<br />
droits de l’homme et du citoyen<br />
en 1789 fut repris par les rédacteurs<br />
de la DUDH en 1948.<br />
Celui auquel il nous faut nous<br />
atteler aujourd’hui, mais en y<br />
associant toutes et tous les citoyen-ne-s<br />
de notre planète. Ce<br />
sera cette fois l’assemblée non<br />
plus des Nations unies mais des<br />
Peuples reconnus et respectés<br />
dans leur diversité.<br />
La vraie solidarité sera alors, en priorité absolue, celle avec<br />
les femmes dans le monde entier pour la conquête de leur<br />
égalité et celle de leurs sœurs et de leurs filles, indispensable<br />
passage vers l’humanisme du XXI e siècle. La vraie intelligence<br />
sera celle du retour à l’éducation populaire et<br />
au partage par l’éducation de tous les savoirs, celui des<br />
sciences mais aussi celui des sages passeurs de culture,<br />
d’histoire et des récits de l’humanité. L’avenir se fera alors<br />
de cette solidarité, de cette intelligence et de la sauvegarde<br />
de notre patrimoine commun, la beauté de notre<br />
planète et de son univers.<br />
Il est hors de question d’imaginer ou de faire croire que<br />
cela peut se faire avec l’un ou l’autre téléthon mondial ou<br />
grâce à la générosité de ceux qui ont accumulé de colossales<br />
richesses. Il ne suffira pas non plus d’augmenter les<br />
budgets de la coopération pour l’aide internationale ; le<br />
scandale du sort réservé aux Haïtiens depuis un an n’est<br />
C’est une ambition<br />
essentiellement laïque, visant<br />
à l’accès de tous et toutes<br />
à l’éducation comme<br />
un droit universel<br />
et immédiat.<br />
qu’une démonstration supplémentaire de la vacuité de<br />
l’aide.<br />
Bien entendu, lorsque votre usine, c’est l’atelier-monde,<br />
votre patron, un fonds de pension, votre voisin, un internaute,<br />
votre avenir, une inconnue, il n’est pas simple<br />
de s’y retrouver ; surtout quand on est baigné dans l’individualisme<br />
et l’isolement, poussé au consumérisme et<br />
envahi par des discours sur l’insécurité. Comment, dans de<br />
telles circonstances, trouver les ressources pour un engagement<br />
? N’est-ce pas ce que souhaitaient les architectes<br />
de la globalisation ?<br />
Ne nous laissons donc pas enfermer dans les chaussetrapes<br />
vers lesquelles nous attirent les tenants actuels de<br />
la S.A. Monde. Parmi eux sévissent les plus arrogants qui<br />
sont encore et toujours les mêmes marchands de mort de<br />
l’industrie d’armement. Refusons de partager leurs obsessions<br />
de conflit permanent au Nord comme au Sud et des<br />
guerres de religions, paravents de leurs ambitions.<br />
La première urgence est d’empêcher que le champ social,<br />
culturel et politique —les poumons de la démocratie— ne<br />
soit totalement squatté par les oligarques de l’économie.<br />
Le préalable sera de recréer<br />
parmi nos concitoyen-ne-s une<br />
conscience du collectif et du<br />
bien commun, une manière de<br />
passer du solitaire au solidaire.<br />
C’est une ambition essentiellement<br />
laïque, visant à l’accès<br />
de tous et toutes à l’éducation<br />
comme un droit universel et<br />
immédiat. Cette éducation viserait<br />
à l’apprentissage de la<br />
citoyenneté, du partage des<br />
biens, des services et du savoir<br />
considérés comme biens publics mondiaux au même titre<br />
que les ressources naturelles et l’environnement. Seuls<br />
la mobilisation et l’engagement peuvent forcer nos dirigeants<br />
à changer leur programme ou à se démettre afin<br />
de permettre l’organisation et la distribution des richesses<br />
communes selon des règles acceptées par toute la collectivité.<br />
J’entends souvent dire que les laïques sont d’irréductibles<br />
individualistes. Soit, mais ne sommes-nous pas aussi un<br />
collectif de libres penseurs au sein d’une laïcité organisée<br />
dont le legs historique est la séparation de l’Église et de<br />
l’État et l’engagement au progrès de l’humanité?<br />
Redevenons une force de propositions, d’ouverture et<br />
d’engagement, réactualisons et mettons en œuvre nos<br />
valeurs républicaines et que s’ouvrent donc en ce début<br />
2011 les chantiers de l’altérité. <br />
L’engagement :<br />
un soft activism ?<br />
La société civile comme baromètre de l’engagement<br />
Le citoyen n’est pas qu’électeur, il est aussi volontaire<br />
Sous le bénévolat, c’est l’inconscient qui s’active<br />
Jeunes et engagement citoyen<br />
Une souris comme arme de résistance<br />
L’engagement : bien plus qu’une simple « disponibilité »<br />
Exercices admiratifs d’engagements<br />
Plus de 30 000 manifestants à<br />
Bruxelles en janvier dernier : une<br />
démonstration que d’un « clic »,<br />
on pouvait mobiliser les uns et les<br />
autres autour d’une volonté —peu<br />
claire cependant— de conserver<br />
l’unité d’un pays qui doit aussi être<br />
gouverné. Preuve qu’un citoyen<br />
ne s’exprime pas seulement dans<br />
l’isoloir.<br />
L’engagement a changé, il n’a plus<br />
grand-chose à voir avec la charité<br />
dispensée jadis par les riches aux<br />
pauvres. Est-il pour autant plus<br />
fort ou plus diffus, plus affirmé ou<br />
plus dilué ? Permet-il mieux de<br />
sortir de la passivité, de résister à la<br />
résignation, d’entreprendre et de se<br />
découvrir acteur du changement ?<br />
S’engager, c’est aussi se rendre<br />
disponible —et pas seulement pour<br />
les grandes causes—, prendre du<br />
temps pour les autres.<br />
Mais, l’engagement ne se décrète<br />
pas, il lui faut un environnement<br />
favorable. Il nécessite aussi, peu ou<br />
prou, un certain altruisme qui n’est<br />
pourtant pas sans intégrer sa part<br />
de narcissisme, une ambivalence si<br />
humaine…<br />
Michèle Michiels<br />
4<br />
| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 5
dossier<br />
dossier<br />
Un entretien avec Philippe Laurent<br />
La société civile comme<br />
baromètre de l’engagement<br />
Propos recueillis par Pierre Schonbrodt<br />
Philippe Laurent, membre fondateur de Médecins Sans<br />
Frontières Belgique, prend désormais le temps… De<br />
vivre, sans doute, mais surtout d’écrire. Au centre de ses<br />
cogitations ? La société civile. Quelle est-elle ? Quelles<br />
sont ses caractéristiques et ses utilités ? « Nous n’avons<br />
pas de réponse toute faite et c’est une des raisons pour<br />
lesquelles j’ai entrepris ce voyage au cœur de la société civile<br />
», explique-t-il. Mais il existe des pistes de réflexion<br />
qui permettent d’en savoir un peu plus. Philippe Laurent<br />
constate souvent que l’on définit la société civile par ce<br />
qu’elle n’est pas. Association sans but lucratif, organisation<br />
non gouvernementale ou secteur non marchand<br />
sont des locutions régulièrement utilisées alors que la<br />
gratuité —qualification pourtant positive de la société civile—<br />
est pour sa part délaissée. La gratuité par opposition<br />
au monde de l’argent et du pouvoir : l’argent pour le<br />
domaine économique de notre société et le pouvoir pour<br />
le domaine politique. « Il y a un monde à trois dans lequel<br />
la gratuité a clairement sa place. C’est pour cette raison que<br />
j’ai particulièrement exploré le don, un mot difficile, dangereux<br />
et plein de connotations religieuses. » Le médecin<br />
« En créant MSF à la fin des années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous, que personne ne<br />
répondrait à notre appel… »<br />
© Pius Utomi Ekpei/AFP<br />
désormais écrivain rappelle à quel point la tradition chrétienne<br />
a « arraisonné ce mot et son utilisation ».<br />
Il est étonnant que, pour expliquer votre recherche,<br />
vous n’ayez à aucun moment évoqué l’engagement.<br />
N’est-ce pourtant pas aussi l’une des particularités<br />
de la société civile ?<br />
Philippe Laurent : L’engagement n’est pas propre à la<br />
société civile. Vous avez l’engagement en politique ou encore<br />
des personnes qui gagnent énormément d’argent et<br />
très engagées dans leur entreprise.<br />
Pourtant, en observant les objectifs de ces différentes<br />
associations, ne mesure-t-on pas aussi le<br />
« pouls » de l’engagement de la société ?<br />
C’est vrai. Je dirais que les associations sont la carte<br />
d’identité d’un pays. Grâce à elles, on mesure l’attente,<br />
la turgescence même d’une société. On peut donc considérer<br />
que les mouvements associatifs vont aller vers<br />
des manques ou des secteurs problématiques qui interpellent.<br />
Souvent, la création d’une association révèle<br />
quelque chose qui n’apparaissait pas.<br />
Les personnes qui composent une association sont<br />
donc toutes engagées…<br />
Bien sûr, mais l’engagement mérite qu’on prenne<br />
quelques précautions. Engagé par rapport à qui, à quoi ?<br />
Vous avez votre propre idée de l’engagement. C’est très<br />
bien ainsi et donc vous allez considérer que certaines personnes<br />
sont engagées et d’autres non. Inévitablement,<br />
surtout avec ce mot-là, il y a une vision dominante : l’engagement,<br />
c’est l’adhésion à un mouvement politique ou<br />
associatif suivant certains canons. Très bien, mais il peut<br />
y avoir d’autres formes d’action qui n’apparaissent pas.<br />
Par exemple, il y a aujourd’hui beaucoup de personnes<br />
qui, pour toute une série de raisons, se sont dirigées<br />
vers un engagement interne qui ne colle pas vraiment à<br />
une forme de militantisme classique tel que décrit par<br />
exemple dans la foulée de Mai 68. Aujourd’hui, on perçoit<br />
encore l’engagement par le prisme du discours et de la<br />
militance politique. Il y a alors derrière une adhésion à<br />
des grands principes idéologiques. Il faut éviter le piège<br />
de séparer en deux la société : d’un côté, ceux qui s’inscrivent<br />
dans ce mouvement —les engagés— et de l’autre,<br />
les individualistes. Cela n’est pas tout à fait exact en raison<br />
de la façon dont l’État a eu tendance à capter l’engagement.<br />
Je m’explique : les personnes qui s’engagent<br />
veulent aujourd’hui tenir le volant de la voiture qu’elles<br />
mettent en route. Elles veulent garder la maîtrise de leurs<br />
actions pour voir les résultats de leurs efforts. C’est pour<br />
cela qu’il y a beaucoup de petites associations, pas forcément<br />
visibles, qui se créent. Tout de suite, on voit ce que<br />
l’on fait. La personne qui auparavant s’engageait ou s’affiliait<br />
ne discerne plus vraiment l’articulation de notre système<br />
actuel. Ce type d’individu aura alors tendance à se<br />
cacher ou à « s’intranger ». J’utilise ce néologisme par opposition<br />
à « étranger ». Lui est en dehors de l’espace alors<br />
que l’intranger est dans l’espace tout en s’en distanciant.<br />
Actuellement, vous avez énormément d’associations intrangères,<br />
qui se mettent en dehors des systèmes tout en<br />
réalisant bon nombre d’actions.<br />
Est-ce que cette nouvelle dynamique est positive ?<br />
Elle n’est négative que dans une certaine mesure. Aujourd’hui,<br />
l’État anesthésie les possibilités d’engagement.<br />
Il faut voir l’engagement comme une motivation spontanée<br />
: celle-ci vient ou ne vient pas. Je ne pense pas que<br />
nous puissions dire : « Tiens, les Belges ne s’engagent plus.<br />
Que pouvons-nous faire pour qu’ils s’engagent davantage ? »<br />
Ce n’est pas possible ! Le parti politique qui soigne son<br />
recrutement de militants éprouve lui aussi des difficultés<br />
car son objectif est d’abord et avant tout électoral…<br />
Mais qu’en est-il des valeurs politiques que ce parti<br />
défend ?<br />
Il recrute bien sûr par rapport à ses valeurs politiques,<br />
mais dans le cadre d’une stratégie. Un parti politique ne<br />
stimule pas l’engagement citoyen sans que cela lui soit<br />
profitable. Il peut même l’étouffer.<br />
Comment cela ?<br />
L’argent qui va aux associations rentre dans un système<br />
politisé. Un groupe, un mouvement proche d’un parti<br />
conservera plus facilement son financement. Le système<br />
belge a tendance à figer les choses et rend le mouvement<br />
moins naturel. Or, et c’est fondamental, il faut du mouvement.<br />
Certaines associations doivent mourir et d’autres<br />
naître. Et cette absence de renouvellement est, à mon<br />
sens, un grand problème !<br />
L’engagement est en péril ?<br />
Ce que je peux dire, c’est qu’il faut une certaine liberté<br />
pour que la pulsion d’engagement fleurisse. Pour donner<br />
un exemple simple, prenez le cas des dictatures : il y aura<br />
bien quelques personnes engagées probablement dans<br />
l’opposition, mais sans plus… On a vu aussi dans l’ancien<br />
bloc de l’Est combien ce fut difficile de reconstruire les<br />
pays en raison de l’absence de toute société civile. Enfin<br />
est venue la phase de libéralisation et le capitalisme est<br />
arrivé en terrain conquis. On voit d’ailleurs aujourd’hui<br />
dans tous ces pays comment le pouvoir fait face au marché<br />
sans amortisseur. Tout comme la Chine qui, en l’absence<br />
de société civile, absorbe le capitalisme sans aucun<br />
intermédiaire. Je pense que la seule politique que nous<br />
puissions avoir est celle qui permette à la société civile et<br />
aux espaces de liberté de fleurir. Encore une fois, on ne<br />
force pas l’engagement. Un peu comme dans une famille,<br />
ce serait stupide de dire : « Maintenant, tu dois t’engager<br />
mon fils ! ». Non, ça ne se décrète pas !<br />
Et pourtant, alors qu’ici la liberté prévaut, vous dites<br />
que l’État a tendance à endormir la population…<br />
Je pense qu’il y a eu une explosion de la société civile<br />
dans les années 80. À l’époque, on assistait à une chute<br />
de la religiosité et de l’engagement politique ou syndical<br />
en raison surtout de la télévision. En apparaissant sur<br />
le petit écran, on remplace mille colleurs d’affiches. Ce<br />
n’était donc plus nécessaire d’avoir autant de militants,<br />
par contre il fallait contrôler les passages télévisés. Alors<br />
que ceux qui descendaient dans la rue le faisaient sincèrement,<br />
il y a eu, peu à peu, une impression de cul-de-sac.<br />
Beaucoup de personnes, et Médecins Sans Frontières est<br />
née de cela, se sont repliées vers des engagements sociaux<br />
plus précis et donc moins universels. Je pense que<br />
les associations ont bénéficié de ce courant de la même<br />
façon qu’au XVIII e siècle, la puissance des motivations religieuses<br />
a dévié vers la laïcité. Ici, c’est un peu la même<br />
chose, les associations ont absorbé cet engagement qui<br />
ne demandait qu’à s’exprimer. En créant MSF à la fin des<br />
années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous,<br />
que personne ne répondrait à notre appel et qu’il suffisait<br />
de collaborer à l’une des multiples associations qui existaient<br />
déjà. Pourtant, c’est par milliers que des médecins<br />
et infirmières sont venus, tout simplement parce qu’ils<br />
trouvaient quelque chose de nouveau : une association<br />
qui n’était ni politique, ni religieuse et qui ne se prenait<br />
pas la tête. À l’époque, même si ça ne se disait pas, nous<br />
étions relax et cool, entre copains et cela a attiré énormément<br />
de monde. Je me suis toujours demandé pourquoi<br />
nous avons trouvé un champ de pétrole extraordinaire<br />
alors que tout le monde nous disait que c’était une erreur.<br />
En fait, c’est un peu comme si les choses étaient en<br />
friche. Beaucoup se plaignaient du manque de personnes<br />
engagées, mais elles étaient là ! Pour passer le cap, elles<br />
avaient juste besoin d’un autre contexte.<br />
Est-ce encore le cas actuellement ?<br />
Je pense que oui. La personne qui trouvera la bonne tonalité<br />
suscitera, comme par le passé, l’engagement au<br />
sein de la société. <br />
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dossier<br />
dossier<br />
Le citoyen n’est pas qu’électeur,<br />
il est aussi volontaire<br />
Michel Kesteman<br />
Directeur d’Espace Social Télé-Service<br />
Président de la Fédération des centres de service social (FCSS/FCSSB)<br />
La démocratie représentative n’est pas exclusive : elle ne s’exprime pas dans le seul silence de l’isoloir que<br />
font parler les urnes. Elle se manifeste aussi par les contributions des citoyens qui pensent et débattent,<br />
agissent, contribuent économiquement par leurs taxes, appliquent les lois. Vu sous l’angle de l’analyste,<br />
ces actions produisent du « vivre ensemble » et la rétribution apparaît dans un mieux-être vécu par les<br />
bénéficiaires et par les contributeurs eux-mêmes : ils ont transformé la réalité, en sortant de la passivité,<br />
en indiquant les ressources du réel, en incitant d’autres à élargir leur conception limitée du possible.<br />
Le volontariat<br />
est donc l’expression<br />
de la capacité<br />
citoyenne à être non<br />
seulement exigeante<br />
et revendicatrice,<br />
créative et innovatrice,<br />
mais entreprenante et<br />
réalisatrice.<br />
Vus sur le terrain, la démarche volontaire, l’engagement<br />
bénévole, prennent une autre couleur, celle des motivations.<br />
Parce qu’un proche un jour a été confronté à un besoin<br />
aigu sans réponse pertinente (un manque, une perte,<br />
un défaut) ou parce qu’on a découvert l’injustice relative de<br />
disposer de plus que les autres (du temps et de l’argent<br />
inemployés, une santé et une compétence débordantes).<br />
Ou encore parce qu’on s’est senti inutile, en décrochage<br />
professionnel ou affectif, en risque de perte de liens valorisants,<br />
on a franchi le pas et transformé des heures<br />
creuses en heures pleines de sens, des ressources capitalisées<br />
en investissement d’utilité sociale.<br />
Librement. Occasionnellement ou même<br />
continûment. Parfois goulûment. Associativement.<br />
Parce que cela en vaut la peine.<br />
Parce qu’on en voit les fruits.<br />
La démarche, compensatoire pour les uns<br />
(le banquier devenu médiateur de dette,<br />
l’intello descendu dans le concret, le pensionné<br />
redevenu actif), est exotique pour<br />
d’autres (le continent des terres inconnues<br />
de l’humain, l’exploration des limites de<br />
l’humanitaire, la confrontation quotidienne<br />
à la différence) ou simplement égalitaire dans l’échange<br />
des savoirs et la gestion partagée d’un projet commun.<br />
L’hygiène du volontaire<br />
Ces motivations sont respectables, mais peuvent inclure<br />
leur propre piège : tout ce qui est bon peut devenir trop<br />
(trop fort, trop envahissant) au risque de faire du mal à<br />
quelqu’un (soi-même ou des autres).<br />
Le désintéressé peut être intéressé et finir par se satisfaire<br />
dans son propre goût d’être, de paraître, de réussir,<br />
de maîtriser. Le disponible peut coincer autrui dans son<br />
propre agenda, la valorisation de sa propre créativité où<br />
s’exprimeront tour à tour ses savoirs, ses savoir-faire et<br />
même son entregent, son savoir-être et son carnet de relations.<br />
Or, le propre de l’interlocuteur accueilli, le bénéficiaire<br />
de l’action sociale, se trouve précisément dans cette<br />
balance entre l’abus de surplus (trop, c’est trop) dont on<br />
ne peut se dépêtrer et le manque abusif (être sans, le trop<br />
peu de santé, l’absence de toit, l’exclusion de la dignité). Il<br />
n’a pas besoin d’un sauveur, mais d’un révélateur d’issues<br />
et d’un allié dans la création de solutions collectives. Les<br />
dames patronnesses d’hier peuvent prendre aujourd’hui la<br />
figure classée ISO 26000 de la RSE (responsabilité sociétale<br />
des entreprises), le côté trendy du volontariat d’entreprise<br />
apprécié par les pairs, valorisable commercialement<br />
et néanmoins d’utilité sociale. Les ingérences ne sont pas<br />
réservées aux forces d’intervention internationales. Les<br />
démarches prophylactiques visent aussi à garder la distance<br />
ou à imposer au voisin l’hygiène parfois difficile à<br />
obtenir de ses proches.<br />
Ceci est un avertissement :<br />
on peut être témoin ou passer le témoin<br />
Notre propos n’est pas ironique : il nomme la face cachée<br />
de comportements communément répandus, observables,<br />
dont la générosité n’est pas discutable, mais<br />
dont les effets peuvent être pervers : fabriquer des dépendants<br />
(assuétude à la gratuité, exigence croissante de<br />
prestations), des assistés (à sens unique), là où un brin<br />
d’imagination, d’autocritique aurait conduit à générer des<br />
alliés ou acteurs selon le principe chinois bien connu :<br />
« Apprends leur à pêcher et ils mangeront toute leur vie ».<br />
C’est ici que se révèle l’importance d’une information préalable,<br />
d’une formation ou d’une supervision pour trouver<br />
la façon adéquate de prendre part à l’action sociale, d’un<br />
dialogue avec des professionnels qui se sont embarqués<br />
dans les mêmes aventures avec les mêmes risques. Ces<br />
zones de l’action peuvent être sources de conflits car il ne<br />
suffit pas d’être disponible et de bonne volonté pour que<br />
cela marche. Il n’est pas davantage possible de supposer<br />
que, puisqu’on est volontaire, on puisse faire à sa façon,<br />
en suivant son intuition, car ce comportement peut déséquilibrer<br />
l’action du suivant le jour d’après. Il faut donc<br />
apprendre à jouer un jeu collectif, en dialogue avec les<br />
professionnels du secteur.<br />
Eux aussi<br />
Eux aussi ont dû découvrir que nous sommes tous susceptibles,<br />
comme dans le triangle dramatique de Karpman,<br />
de jouer tour à tour un rôle de sauveur, de persécuteur<br />
et de victime, par manque de communication ou<br />
par manipulation inconsciente. Eux aussi peuvent révéler<br />
la difficulté à « dire non » que nous connaissons en<br />
éducation et en affection (se dire non, le dire avec respect<br />
au risque de frustrer) pour mieux dire oui, de manière<br />
cohérente, valorisante. Eux encore peuvent nous<br />
apprendre à ne pas « agir à la place de », à « agir avec » ou<br />
simplement à « être avec », en acceptant qu’il faille donner<br />
du temps au temps pour que l’autre prenne sa place<br />
progressivement. On est confronté tôt ou tard à des limites<br />
anthropologiques qui questionnent notre imagination<br />
étroite, restreinte souvent à ce que nous avons<br />
vécu ou capitalisé comme expérience et qui ignore ce<br />
que nous avons fui ou gommé comme expérience. Il arrive<br />
ainsi qu’être sans toit ou sans relation personnelle<br />
nous questionne sur notre propre humanité et le risque<br />
de perdre notre dignité.<br />
Que serais-je, de quoi serais-je capable si j’étais privé<br />
de logis, contraint chaque jour à me trouver un toit, fûtil<br />
de carton pour le soir ? Que serais-je, de quoi seraisje<br />
capable si je n’avais plus d’autre privilégié à qui faire<br />
confiance ? Suis-je capable de manque et de solitude ?<br />
Que reste-t-il de l’humanité quand on est confronté<br />
au risque de tout perdre ou à la situation préoccupante<br />
d’avoir tout perdu ou de n’avoir encore bénéficié de rien ?<br />
Comment tenir, avec quelle résistance ou résilience,<br />
quand votre identité est niée faute de document dans un<br />
espace de non-droit ? Comment ne pas se laisser embarquer<br />
dans une collusion affective avec des usagers, ce qui<br />
ne les aide pas et ne nous aide pas à les aider ?<br />
La relation d’aide est complexe : le volontaire peut s’y inscrire.<br />
Les responsables d’équipe ou d’association ont à<br />
prendre au sérieux la validation des pratiques, l’acquisition<br />
d’une compétence suffisante et le travail en commun que<br />
permet une cohésion d’équipe reconnaissant les compétences<br />
et les limites de chacun, en pointant les démarches<br />
permettant d’accompagner les personnes dans leur changement<br />
de rôle. On devient volontaire. L’usager d’hier peut<br />
prendre ce chemin à son tour. La gouvernance de nos associations<br />
doit répondre à cette question : quels sont les<br />
moyens mis en œuvre pour aboutir à une mutualisation de<br />
la compétence solidaire ?<br />
© Sébastien Nogier/AFP<br />
Pas de militance sans analyse<br />
L’attention ne doit pas porter seulement sur l’action, les<br />
compétences requises et les conséquences possibles positives<br />
ou regrettables. Le volontariat et la vie associative<br />
sont aussi susceptibles d’offrir à la société et aux pouvoirs<br />
publics un rôle éminent d’éclaireur, une fonction de signalisation<br />
des embûches, des défis qu’ils relèvent déjà en<br />
attendant un relais public. Mais c’est encore trop peu car<br />
on pourrait s’en tenir au symptôme, à la solution rapide<br />
qui ne s’en prend pas aux causes. Le volontaire et les associations<br />
sauront prendre du recul et s’interroger sur les<br />
réponses collectives requises au plan légal ou organisationnel<br />
pour éviter que des gens soient endettés, faute de<br />
revenus suffisants ou d’une prévention adéquate. Chercher<br />
du logement dans un marché réellement ou artificiellement<br />
saturé n’a de sens que par la création d’alternatives :<br />
de l’habitat groupé aux agences immobilières sociales. Le<br />
manque de logement social restera à combler.<br />
Être sans toit ou sans relation personnelle nous questionne sur notre propre humanité et le risque<br />
de perdre notre dignité.<br />
C’est en adossant le travail immédiat de solution individuelle<br />
à l’analyse éclairée des chercheurs qu’on pourra<br />
réveiller les capacités créatives de la démocratie à entreprendre<br />
des plans de relance qui conduisent à l’emploi,<br />
au revenu, au logement, au lien social. Le volontariat<br />
est donc l’expression de la capacité citoyenne à être non<br />
seulement exigeante et revendicatrice, créative et innovatrice,<br />
mais entreprenante et réalisatrice. Parce que demain,<br />
c’est trop tard. C’est dès aujourd’hui que les volontaires<br />
transforment le monde en humanité. <br />
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dossier<br />
dossier<br />
L’entretien d’Isabelle Philippon avec Dominique Lippens<br />
Sous le bénévolat, c’est<br />
l’inconscient qui s’active<br />
Qui sont ces bénévoles qui consacrent leur temps libre à aider les autres ?<br />
Par quoi sont-ils habités ? D’où leur vient cet élan altruiste ? Dominique Lippens,<br />
psychothérapeute, identifie plusieurs types de motivations inconscientes. Et souligne<br />
ceci : aucune de nos actions n’est entièrement désintéressée. Il ne faut pas, pour<br />
autant, avoir peur de nos besoins narcissiques. Ils peuvent s’avérer créatifs et utiles.<br />
Les problèmes naissent du déséquilibre.<br />
Notre société est de plus en plus matérialiste, individualiste,<br />
performante. L’État n’a-t-il pas tendance<br />
à se délester de sa mission de solidarité envers les<br />
plus fragiles sur les bénévoles ?<br />
Dominique Lippens : Les bénévoles, ces<br />
Le bénévolat<br />
résistants face à l’idéologie du chacun<br />
nous offre le moyen<br />
pour soi, apportent un supplément d’âme<br />
d’être reconnus dans<br />
au monde. Ils incarnent les valeurs essentielles<br />
à la bonne marche de la so-<br />
notre dimension positive.<br />
ciété. Grâce à leur aide, on parvient à toucher<br />
un plus grand nombre de gens que<br />
ne parviendrait à le faire l’État avec ses<br />
seules forces. En outre, un certain public est réfractaire<br />
aux structures : les bénévoles parviennent à l’atteindre.<br />
Les bénévoles ne se substituent pas à l’État ; ils en sont un complément indispensable.<br />
© deanm1974 - Fotolia.com<br />
Et puis, voyez le travail effectué par les bénévoles dans<br />
les hôpitaux, par exemple : ils peuvent soigner l’écoute,<br />
le rapport humain, et ce de manière beaucoup plus individualisée<br />
que ne peuvent le faire les professionnels.<br />
Les bénévoles ne se substituent pas à l’État ; ils en sont<br />
un complément indispensable. Une société a besoin de<br />
bénévolat, et pas seulement pour pallier l’absence de volonté<br />
politique et, par ces temps de vaches maigres, de<br />
moyens financiers : le bénévolat apporte quelque chose<br />
d’essentiel au bien-être de chacun. Cela libère des plages<br />
de vie, une créativité spontanée, qui ne supporterait pas<br />
d’être trop « encadrée ».<br />
Sous les motivations affichées des bénévoles, se cachent,<br />
on s’en doute, des motivations plus profondes<br />
et inconscientes : quelles sont-elles ?<br />
Les principales motivations positives sont de quatre<br />
ordres.<br />
1. On peut avoir la conviction profondément ancrée et<br />
éclairée que les hommes se sauveront de façon solidaire,<br />
tous ensemble, ou ne se sauveront pas. Les bénévoles<br />
nous rappellent, souvent de la manière la plus<br />
discrète qui soit, que si on n’est pas capable de poser<br />
des gestes et des actes envers les plus démunis, c’est<br />
toute la société qui court à sa perte.<br />
2. On a eu soi-même des parents généreux, on a fait l’expérience<br />
du don : on a donc naturellement envie de<br />
transmettre cette expérience aux autres, d’en faire bénéficier<br />
ceux qui se trouvent en situation de détresse.<br />
Et on sait le faire, on est « outillé » pour cela.<br />
3. On a la capacité de se reconnaître dans l’autre qui va mal,<br />
de souffrir avec lui, bref, de ressentir de l’empathie. Que<br />
vont faire ces bénévoles en prison, aux côtés de gens réputés<br />
délinquants, ou pire encore ? Ils y vont parce qu’ils<br />
ne ressentent pas l’autre comme totalement étranger :<br />
ils ne s’effraient pas de ce que l’autre a fait, ni de ce qu’il<br />
vit et ressent. Ils s’y reconnaissent, au moins en partie,<br />
et peuvent donc éprouver une part de cette souffrance,<br />
et peuvent donc aussi aider à la soulager.<br />
4. On éprouve le besoin de « réparer » ce qu’on a peutêtre<br />
abîmé, un jour. Je m’explique : il arrive toujours un<br />
moment, dans la vie, où l’on abîme ce qu’on aime. Tout<br />
bébé déjà, on malmène sa mère, on agresse l’image<br />
de celle que l’on aime le plus au monde. D’où la « position<br />
dépressive » du bébé, magnifiquement éclairée par<br />
la psychanalyste Mélanie<br />
Klein. Le bénévolat peut<br />
répondre au désir de favoriser<br />
la réparation de ces<br />
agressions que l’on peut<br />
continuer de commettre à<br />
l’âge adulte, bien entendu.<br />
Tous ces types de motivation<br />
sont, la plupart du<br />
temps, totalement inconscients.<br />
Le désir de faire<br />
du bénévolat apparaît au<br />
cours d’un cheminement<br />
intérieur qui mobilise les éléments positifs structurant<br />
la personnalité.<br />
Et derrière ces motivations positives, ne se cachet-il<br />
pas aussi, souvent, un désir de reconnaissance<br />
purement narcissique ?<br />
Bien entendu ! Mais cela n’a rien d’inavouable ! Les dynamiques<br />
narcissiques constituent le fondement de<br />
la personnalité. Il n’y a pas moyen de ne pas avoir de<br />
besoins égoïstes : la personne humaine est « fin à ellemême<br />
» (Kant). Aucun désir totalement altruiste ne déboucherait,<br />
par exemple, sur la naissance d’un enfant.<br />
La seule question intéressante est de savoir quelle est<br />
l’envergure de cette dynamique narcissique dans la<br />
motivation à la démarche bénévole, et comment elle va<br />
s’équilibrer avec les besoins de l’autre. Lorsque nous<br />
attendons un enfant, nous avons d’abord besoin, nous,<br />
de cet enfant. Mais, après la naissance, il faut que la maternité<br />
et la paternité servent le plus possible à l’enfant,<br />
soient mise au service de son développement à lui. De<br />
la même façon, nous avons tous besoin d’être le bienfaiteur<br />
de quelqu’un, de nous ressentir comme positifs<br />
pour autrui. Le bénévolat nous offre le moyen d’être<br />
reconnus dans notre dimension positive. Il ne faut pas<br />
nier cela, ni en avoir honte ou peur. La dynamique narcissique<br />
n’est pas nécessairement nocive, à la condition,<br />
bien entendu, qu’elle ne prenne pas davantage de place<br />
que le service offert à l’autre.<br />
Mais les professionnels qui encadrent les bénévoles<br />
constatent parfois qu’il y a des personnes « inadéquates<br />
». Quelles peuvent être les causes de cette<br />
inadéquation ?<br />
Les bénévoles<br />
nous rappellent que, si on<br />
n’est pas capable<br />
de poser des gestes et des actes<br />
envers les plus démunis, c’est<br />
toute la société qui court<br />
à sa perte.<br />
Les inadéquations ont toujours pour origine une blessure<br />
et la réaction à cette blessure. Certaines personnes<br />
rêvent d’être pour autrui le parent généreux qu’elles<br />
n’ont pas eu pour elles-mêmes. Cela peut donner des<br />
parents totalement étouffants jusqu’à la castration.<br />
Cela peut aussi mener, dans le secteur du bénévolat,<br />
à des ratages : on se dédie totalement à l’autre, on ne<br />
compte ni son temps ni ses énergies, on ne se met pas<br />
de limites et, par conséquent, on n’en met pas à l’autre<br />
non plus. On peut se révéler rapidement intrusif par<br />
rapport aux personnes aidées, à vouloir leur imposer<br />
un mode de vie, des « efforts ». Ces bénévoles apparaissent<br />
souvent, dans un<br />
premier temps, comme des<br />
personnes entièrement dévouées<br />
à la cause, et puis ils<br />
débordent. Soucieux d’occuper<br />
la position du « bon<br />
parent de substitution », ils<br />
se mettent souvent à critiquer<br />
l’institution à l’intérieur<br />
de laquelle ils exercent leur<br />
bénévolat, à mettre le doigt<br />
sur la moindre faille, le plus<br />
petit dysfonctionnement.<br />
Bref, ces personnes se « placent » mal par rapport à leur<br />
bénévolat.<br />
Certaines personnes ne cherchent-elles pas, aussi,<br />
à « s’acheter une bonne conscience » à moindre coût ?<br />
Certains n’arrivent pas à jouir pleinement de leur bonheur,<br />
de leur confort. Ils ont le sentiment de ne pas les<br />
avoir « mérités ». C’est parfois la motivation inconsciente<br />
de leur engagement bénévole. Pourquoi éprouvent-ils<br />
ce sentiment de culpabilité ? Peut-être, pour certains<br />
d’entre eux, parce qu’ils n’ont pas suffisamment reconnu<br />
la valeur de ceux qui leur ont permis de devenir ce<br />
qu’ils sont, parce qu’ils ont quelque peu méprisé ce que<br />
les parents ont assuré pour qu’ils puissent s’épanouir.<br />
D’où un désir de s’« arranger » avec leur encombrante<br />
culpabilité, pour pouvoir jouir de l’aisance dont ils bénéficient.<br />
Cela dit, tout être humain est ambivalent et, dans toute<br />
démarche, même la plus positive, on retrouve cette ambivalence.<br />
On éprouve toujours des sentiments positifs<br />
et négatifs, et ce envers la même personne. Toute personne<br />
engagée dans une action bénévole se demande<br />
bien un jour ou l’autre, avec irritation, « pourquoi cette<br />
personne ne s’en sort pas alors que moi, j’ai bien dû me<br />
débrouiller ». Cela n’enlève rien à la valeur ni à l’utilité<br />
de sa démarche. Parfois, on a besoin de se prouver à<br />
soi-même qu’on est capable d’aimer et de donner, alors<br />
même qu’on peut ressentir des sentiments fort peu<br />
« charitables » pour autrui. Une fois encore, il ne faut pas<br />
avoir peur de cette ambivalence : elle est profondément<br />
humaine. <br />
10 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 11
dossier<br />
Hier, aujourd’hui, demain…<br />
Jeunes et engagement citoyen<br />
Edwin de Boevé<br />
Directeur de Dynamo International*<br />
La question de l’engagement me plaît car elle me replonge<br />
dans mon travail de terrain d’il y a quelques années, celui<br />
de travailleur de rue à Bruxelles, et elle fait lien avec mes<br />
préoccupations actuelles.<br />
L’engagement<br />
se vit mais ne se<br />
décrète pas.<br />
* edwin@travail-de-rue.net -<br />
www.dynamoweb.be - www.<br />
travail-de-rue.net<br />
1 Guide international sur la méthodologie<br />
du travail de rue, Paris, L’Harmattan,<br />
2010.<br />
À Dynamo, nous attachons beaucoup d’importance à<br />
l’action collective. Les activités sportives, artistiques, les<br />
camps, le sport aventure, le cirque… tout est prétexte à la<br />
rencontre et au dialogue. Mais c’est surtout un extraordinaire<br />
espace de créativité relationnel avec l’autre et donc,<br />
selon moi, d’engagement et de citoyenneté.<br />
En fait, toute la pédagogie de Dynamo s’est construite au<br />
départ et au sein de l’action collective (à partir du cyclisme,<br />
pour être précis) avec cette question sous-jacente de la<br />
participation et de l’implication du jeune. Nous y attachons<br />
de l’importance parce que l’action collective est avant tout<br />
un espace de rencontre non stigmatisant. Ce n’est pas le<br />
problème ou la difficulté qui fait la rencontre.<br />
L’action collective a des vertus pédagogiques<br />
extraordinaires. Surmonter ensemble<br />
les mêmes difficultés, partager les<br />
réussites, les échecs et les doutes est pédagogique.<br />
Plus encore, l’action collective<br />
permet l’établissement d’une relation de confiance réciproque<br />
et démonte les stéréotypes. Espace d’expérimentation<br />
protégé et de reprise de pouvoir sur son propre scénario<br />
de vie et son identité réelle, un des plus grands défis de<br />
notre époque. Le plus difficile, sans nul doute.<br />
Dans les années 90, nous avions eu la chance de participer<br />
à la rédaction des arrêtés d’agrément des services d’Aide<br />
en milieu ouvert en insistant fortement sur l’intérêt d’inclure<br />
et de valoriser l’action collective dans le cadre d’une<br />
approche globale d’Aide à la Jeunesse, notamment dans<br />
son souci de « prévenir plutôt que guérir ».<br />
Pour illustrer mon propos, je reprendrai les articles 11 et 12<br />
concernant l’action collective de l’arrêté 99 : « L’action collective<br />
ou de groupe est une modalité d’intervention centrée sur<br />
la pédagogie du projet qui a pour objectif principal de restaurer<br />
ou de développer une dynamique de solidarité sociale et de<br />
prise de responsabilité entre les jeunes et leur environnement. »<br />
Ainsi que l’autre article qui y est lié : « L’action collective constitue<br />
un support à l’action socio-éducative qui vise à la réappropriation<br />
de l’action par l’acteur. » Celui-ci nous fut inspiré par<br />
l’expérience québécoise, notamment celle d’un service d’accompagnement<br />
de jeunes prostitués à Montréal, où ces derniers<br />
assuraient eux-mêmes l’accueil et la première écoute<br />
des demandeurs en difficulté. Élus au sein de la structure,<br />
ceux-ci étaient directement impliqués dans toutes les décisions<br />
concernant le service.<br />
Cette réappropriation même structurelle de l’action par le<br />
jeune est restée incontournable à notre action. Aujourd’hui,<br />
plusieurs « jeunes » et « anciens jeunes » ayant fréquenté<br />
Dynamo font partie de notre assemblée générale et de<br />
notre conseil d’administration. Certains ont créé leur<br />
propre maison de jeunes à Ixelles (XLJ).<br />
À travers ce processus de réappropriation, le jeune et l’accompagnateur<br />
partagent l’action. L’activité appartient aux<br />
deux protagonistes dans un partenariat éducatif. Cette réappropriation<br />
sous-entend la reconnaissance des richesses<br />
et potentialités du jeune, très souvent sous-évaluées, voire<br />
niées par une société terriblement stigmatisante.<br />
Bien sûr, en tant que professionnel du milieu ouvert, vous<br />
êtes responsable du processus éducatif mis en œuvre, mais<br />
vous ne pouvez pas être responsable de ce que le jeune en<br />
fera. De l’action éducative, chacun fera effectivement ce qu’il<br />
voudra.<br />
Ce qui importe plus est de ne pas tomber dans les pièges de<br />
l’instrumentalisation éducative et de la planification technocratique.<br />
L’offre d’aide éducative deviendrait sinon une « offre<br />
d’aide insultante ».<br />
« Le travailleur social s’engageant dans ce type d’intervention<br />
sociale n’a d’autre issue que de séduire et convaincre<br />
les jeunes à s’insérer dans son cadre, ce qui, immanquablement<br />
les positionne dans un rôle de consommateurs plus ou<br />
moins passifs. » 1<br />
On ne conditionne pas le jeune à s’engager. L’engagement<br />
se vit mais ne se décrète pas.<br />
Moins engagés ?<br />
Les jeunes aujourd’hui seraient-ils différents et moins<br />
engagés ? Je ne le pense pas. Bien au contraire. Ils ne<br />
sont pas dupes.<br />
Rester debout même dans l’adversité, pour un jeune en<br />
difficulté comme ceux que nous retrouvons dans la rue,<br />
cela demande une vigilance et un combat de tous les<br />
jours. Il faut donc des compétences et les jeunes en ont.<br />
Les jeunes veulent être pris au sérieux mais ils savent aujourd’hui<br />
que le fait d’être pris au sérieux est devenu de<br />
plus en plus rare et de plus en plus difficile.<br />
De fait, « les groupes de haute vulnérabilité sociétale auront<br />
encore moins accès à ces opportunités offertes par le<br />
marché privé ; ce qui amènera une perte encore plus grave<br />
de l’offre de bénéfices de la société. Le discours sécuritaire<br />
actuel ne considère plus ces groupes sous l’angle de ses<br />
besoins d’assistance et de soutien, mais sous l’angle des<br />
dangers qu’ils représentent pour les populations plus intégrées.<br />
Par conséquent, non seulement, ils profitent encore<br />
moins de l’offre de la société, mais ils sont soumis aussi à<br />
des contrôles croissants ». 2<br />
On ne le sait que trop bien dans le secteur de l’Aide à la<br />
Jeunesse : « Ceux qui étaient soumis précocement et intensivement<br />
à des situations violentes (qui peuvent être de<br />
nature très diverse) avaient de fortes chances de se faire<br />
eux-mêmes porteurs de violences, contre eux-mêmes (toxicomanies<br />
diverses, suicides…) ou contre les autres. » 3<br />
C’est particulièrement criant dans le cadre de nos pratiques<br />
d’aide en milieu ouvert dans les quartiers défavorisés<br />
: « Le jeune vivant des difficultés aura tendance<br />
à se raccrocher dans une crispation existentielle à son<br />
identité et à son environnement immédiat. C’est comme si<br />
son quartier devenait son seul refuge, sa seule référence<br />
identitaire, tout en le vivant telle une malédiction dont il<br />
ne pourra plus se débarrasser. Des quartiers où les conditions<br />
de vie sont défavorables et où se développe une sousculture<br />
de “perdants”. Pour les jeunes habitants de ces<br />
quartiers, le risque est plus grand d’être confronté aux dimensions<br />
discriminatoires, contrôlantes et sanctionnantes<br />
des institutions sociales. Or, ces catégories de populations<br />
ne disposent pas du pouvoir nécessaire pour corriger la situation<br />
et se défendre contre les stéréotypes négatifs qui<br />
les stigmatisent. » 4<br />
Créer un climat de confiance<br />
Pris au piège de l’exclusion sociale, les jeunes en précarité<br />
et ayant moins d’opportunités restent trop souvent en marge<br />
de la société et n’ont finalement que peu de possibilités de<br />
prendre part au processus social. Une faible estime de soi et<br />
la peur de l’échec empêchent les jeunes exclus d’obtenir et<br />
d’avoir accès à des informations et, donc, de participer. La<br />
création d’un climat de confiance est la clé de la participation<br />
et de l’engagement.<br />
Depuis de nombreuses années, la question reste posée quant<br />
aux frontières du passage de l’enfance vers l’état d’adulte.<br />
Quand s’arrête l’enfance ? Quand commence l’adolescence ?<br />
Qu’est-ce que la jeunesse ? Quand devient-on réellement<br />
adulte ? Une réponse existe de manière claire dans les articles<br />
de la Convention internationale des droits de l’enfant : la<br />
limite, c’est 18 ans. Mais en pratique, comment le jeune vit-il<br />
ce passage ? La plupart des sociétés anciennes ont prévu des<br />
© Joel Robine/AFP<br />
Certains jeunes restent trop souvent en marge de la société.<br />
rites initiatiques qui faisaient clairement la frontière entre les<br />
deux phases de vie. Aujourd’hui, en l’absence d’événement<br />
marquant comme l’était un premier emploi ou le service militaire,<br />
le passage s’éternise dans un flou parfois angoissant.<br />
Un flou qui entraîne parfois de nombreux malentendus, « le<br />
passage de la prise en charge à la “ débrouille ” peut conduire à<br />
de véritables drames ». 5<br />
Face à un conflit intergénérationnel et un fossé grandissant<br />
avec le monde adulte qui dévalorise mutuellement les<br />
générations et leurs modes de vie 6 , il y a lieu d’investiguer<br />
de nouvelles modalités d’aide et d’accompagnement d’une<br />
part. Quant aux jeunes, ils ont un combat à mener : s’imposer<br />
comme acteurs sujets de leur propre existence.<br />
Nous sommes au fond entrés dans une société de connexions<br />
multiples, dont les plus riches sont les plus imprévues. L’expérience<br />
sociale structurante devient celle des rencontres et<br />
des aventures. Mais ce nouveau modèle est un des plus inégalitaires<br />
qui soient, puisqu’il est réservé à une élite qui a les<br />
moyens du cosmopolitisme.<br />
Une expérience de découverte forte et non utilitariste est<br />
probablement une clé à la fois incontournable et inaccessible<br />
pour beaucoup. Nul doute qu’une expérience à la fois<br />
linguistique et professionnelle d’un an dans un pays différent<br />
constitue pour le jeune un atout majeur à son insertion socioprofessionnelle<br />
future. Ce type d’expériences se remarque<br />
sur un CV. Mais il se remarque aussi au quotidien dans la façon<br />
dont le jeune va vivre et faire vivre sa citoyenneté. C’est<br />
dans le prolongement de toute cette réflexion qu’aujourd’hui<br />
Dynamo International propose d’accompagner les jeunes et<br />
les acteurs de terrain qui le désirent dans la mise en œuvre<br />
de projet de mobilité. La mobilité internationale comme une<br />
ouverture sur un monde qui se prépare et évolue.<br />
La question demeure néanmoins. Rester fidèle à son engagement,<br />
c’est quoi ? Fondamentalement, un vrai engagement<br />
est probablement celui qui nous implique tous<br />
avec l’ensemble de l’humanité. Il n’y aucune raison objective<br />
d’imaginer que cette prise de responsabilités ne sera<br />
plus le fait de notre jeunesse. <br />
2 Walgrave Lode.<br />
3 La prévention dans l’aide à la jeunesse.<br />
Résultats des travaux du<br />
Conseil Communautaire de l’Aide à<br />
la Jeunesse, Bruxelles, Direction<br />
générale de l’Aide à la Jeunesse,<br />
s.d., p. 6.<br />
4 Walgrave Lode.<br />
5, Vous avez dit : Aider la Jeunesse ?<br />
Propositions et perspectives, 1 res<br />
Assises de l’Aide à la Jeunesse,<br />
rapport du groupe « Sécurité et Citoyenneté<br />
», Bruxelles, Com. française<br />
AAJ, 1995.<br />
6 Solidarcité : recherche-action sur<br />
la contribution de programmes type<br />
« année de survie citoyen » à l’intégration<br />
sociale des jeunes en grande<br />
difficulté et à la lutte contre les incivilités,<br />
Bruxelles, GERME, 2003.<br />
12 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 13
dossier<br />
* Sorte d’atlas routier en ligne.<br />
1 Malcom Gladwell, « Why the revolution<br />
will not be tweeted », in The New Yorker,<br />
4 octobre 2010. http://www.newyorker.<br />
com/reporting/2010/10/04/101004fa_<br />
fact_gladwell ? currentPage=all<br />
Une souris comme arme<br />
de résistance<br />
Pierre Schonbrodt<br />
Sur avaaz.org, les ambitions sont mondiales. Le site au<br />
slogan « Le monde en action » a récemment lancé une<br />
pétition contre l’usage des néonicotinoïdes, du nom de<br />
ce nouveau pesticide qui est à la base « du déclin catastrophique<br />
des populations d’abeilles », peut-on lire. Un<br />
sous-titre précise : « Le tollé doit être planétaire » et les<br />
auteurs du site ont la ferme intention de franchir le cap<br />
des 1 250 000 signataires.<br />
Autre rendez-vous mondial sur la toile activiste, le<br />
groupe « Free Iran » sur Facebook comptant plus de<br />
34 000 membres ! Près de 7 330 personnes ont de leur<br />
côté rejoint le groupe « Un cri pour refuser l’horreur » qui<br />
plane sur Sakineh.<br />
Enfin, en Tunisie, les blogs et autres médias sociaux<br />
ont joué un rôle déterminant. La révolution du jasmin a<br />
par exemple pu compter sur le blogueur Slim Amamou.<br />
Ses abonnés avaient appris sa disparition début janvier.<br />
Mais ce petit génie de l’informatique avait pu, à l’insu du<br />
pouvoir, donner tout de même un signe de vie capital :<br />
en téléchargeant une application sur le Web, ses abonnés<br />
avaient pu visualiser l’activiste de Tunis sur Mappy*.<br />
Ils ont donc découvert que Slim Amamou était en fait<br />
« coincé » dans le bâtiment du ministère de l’Intérieur.<br />
Depuis, on a appris sa libération après quatre jours de<br />
torture et… sa nomination comme ministre de la jeunesse<br />
et des sports du gouvernement de transition.<br />
Sur la toile, l’activisme ne s’est donc jamais aussi bien<br />
porté et on ne compte plus les pétitions, blogs et autres<br />
groupements d’internautes fermement décidés à défendre<br />
l’une ou l’autre cause. Mais la portée de ce nouvel<br />
engagement est loin d’être aussi évidente. « Est-ce que<br />
pour autant Internet va contribuer à augmenter le degré<br />
d’esprit militant de la population ? », se demande Alain<br />
Gerlache, journaliste à la RTBF et fin connaisseur des<br />
nouveaux médias. « Je pense que c’est encore trop tôt<br />
pour évaluer les éventuelles retombées du Net et puis j’en<br />
doute un peu… Il n’existe pas d’élément qui puisse dire que<br />
le militantisme s’exerce de façon très différente aujourd’hui<br />
et je ne vois pas Internet créer des actions fondamentalement<br />
nouvelles. Il y a une forme de militance passive plus<br />
importante que par le passé. Si l’on porte un regard un peu<br />
négatif sur cet engagement nominal, on peut effectivement<br />
douter de l’impact de ce type d’activisme. Par ailleurs, il ne<br />
faut pas sous-estimer cette nouvelle capacité de mise en<br />
réseau qui peut favoriser le passage à l’acte. Et si je ne suis<br />
pas sûr que les technologies changent la nature humaine,<br />
en revanche, je suis convaincu qu’Internet stimule sans aucun<br />
doute ceux qui ont déjà l’esprit militant. »<br />
Survint WikiLeaks…<br />
Cette question a connu un regain d’intérêt depuis que<br />
le Net joue un rôle important dans les mouvements de<br />
résistance contemporains comme en Iran ou lors des<br />
dernières élections en Moldavie au printemps 2009.<br />
Surnommées « la révolution Twitter », les manifestations<br />
moldaves ont déstabilisé le pouvoir en place. À l’époque,<br />
stimulée par les tweets, une partie de la population descendait<br />
dans la rue pour dénoncer la corruption et les<br />
tentatives d’intimidation du parti communiste durant les<br />
élections.<br />
Et puis, il y a WikiLeaks. Son fondateur, Julian Assange,<br />
a créé un activisme dépendant entièrement des nouvelles<br />
technologies. Selon Jean-Jacques Deleeuw,<br />
responsable des nouveaux médias de la chaîne privée<br />
RTL, « l’immense potentiel technologique d’Internet a permis<br />
à Julian Assange de mettre en ligne des centaines de<br />
milliers de pages à la disposition des internautes. C’est<br />
unique dans l’histoire du Web. Par ailleurs, cet objectif a<br />
donné naissance à une nouvelle sorte de journalisme dont<br />
le credo est la transparence. C’est un activisme nouveau,<br />
contrairement aux pétitions ou aux manifestations lancées<br />
sur le Web ».<br />
Mais, dans notre monde occidental démocratique et finalement<br />
très confortable, l’ordinateur installé dans un<br />
paisible bureau comme principal outil de l’activisme a<br />
de quoi déconcerter le plus grand des révolutionnaires.<br />
Rosa Parks n’imaginait pas un seul instant qu’Internet<br />
existerait lorsqu’elle a refusé de céder sa place à un<br />
homme blanc le 1 er décembre 1955 dans un bus, premier<br />
jour du vaste mouvement de lutte contre la politique de<br />
ségrégation raciale aux États-Unis. Cette dimension est<br />
fondamentale pour Malcolm Gladwell, éditorialiste au<br />
New Yorker. Son argumentation a marqué la blogosphère<br />
militante lors de la publication d’un article intitulé « Why<br />
the revolution will not be tweeted » (« Pourquoi la révolution<br />
ne passera pas par Tweeter ») 1 . Il estime qu’Internet<br />
et ses réseaux sociaux ne peuvent être un moteur de<br />
l’engagement citoyen car derrière chaque internaute se<br />
cache en fait un slacktivist, comprenez « activiste mou » !<br />
Malcolm Gladwell est sévère à l’égard de ceux qui pensent<br />
que l’activisme des médias sociaux est semblable<br />
à celui des années 50 lorsque les Afro-américains organisaient<br />
des années entières de boycott pour protester<br />
contre le racisme dont ils étaient victimes. Gladwell<br />
estime ainsi que les réseaux sociaux n’ont aucune influence<br />
sur la motivation du public, même si celui-ci<br />
participe massivement à une opération de résistance<br />
sur Internet. Pour étayer son argument, il évoque ainsi<br />
la page Facebook « Pour sauver le Darfour ». Si celleci<br />
compte plus d’un million d’adhérents, les membres<br />
du groupe n’ont offert que 9 centimes en moyenne. Un<br />
autre groupe défendant la même cause mais rassemblant<br />
seulement trois mille membres a, en revanche,<br />
doublé cette moyenne. Bref, Gladwell estime que plus<br />
un mouvement réunit d’adhérents, plus la motivation<br />
de ces mêmes militants se dilue. Mais l’essentiel de sa<br />
démonstration réside surtout dans l’organisation des<br />
réseaux sociaux, un argument à la fois déstabilisant et<br />
éclairant : « Les boycotts, les sit-in et les mouvements non<br />
violents ont été des armes de choix pour le mouvement des<br />
droits civiques. Mais c’étaient des stratégies à haut risque,<br />
qui laissaient peu de place pour le conflit ou l’erreur. Si un<br />
manifestant s’écarte du script, répond à la provocation, la<br />
légitimité de la protestation tout entière est compromise.<br />
Les réseaux sont chaotiques. Les liens faibles conduisent<br />
rarement à l’activisme à haut risque. » 2<br />
Incontournables nouveaux médias<br />
Faute de centralisation, de structure de direction et de<br />
hiérarchie, le Net, selon Malcolm Gladwell, ne remplacera<br />
pas le plus efficace mouvement de résistance qui<br />
naît dans le monde réel. Cependant, nul ne sait ce que<br />
peut produire la conjonction du monde virtuel des activistes<br />
et de l’internaute lambda. Bien malin celui qui<br />
saura définir les effets potentiels de l’impressionnante<br />
liberté d’expression du Net sur la population. Les forums<br />
et autres blogs proposent un espace de parole inédit<br />
jusqu’à aujourd’hui et, en même temps, ils sont une<br />
source d’information intarissable. Dernier élément et<br />
non des moindres : la facilité d’association qui, grâce au<br />
Net, n’a désormais plus de frontières. Dans ces conditions,<br />
un mouvement de résistance dispose potentiellement<br />
d’une caisse de résonance bien plus grande que<br />
par le passé 3 . Pourriez-vous vous passer des nouveaux<br />
médias ? Les responsables Web des ONG Médecins<br />
Sans Frontières et Greenpeace répondent sans hésiter :<br />
non ! Et Greenpeace n’hésite pas à affirmer que le public<br />
auquel il s’adresse devient même un « cyber activiste »<br />
pour l’organisation. Mais pour cette ONG, l’enjeu principal<br />
est ailleurs : faire en sorte que l’adhérent d’un jour<br />
devienne un supporter doté d’une vraie loyauté dans<br />
le monde réel. Pour l’heure, Greenpeace se réjouit de<br />
l’augmentation des membres de son profil Facebook :<br />
ils ont décuplé en un an et demi pour totaliser plus de<br />
9 000 adhésions. Une explosion qui donne des résultats<br />
concrets : « Un exemple : une pétition cet été contre la déforestation<br />
au Congo. Nous avons récolté 6 000 signatures.<br />
Même si c’est facile de cliquer sur une souris, certaines<br />
© Georges Gobet/AFP<br />
La manifestation belge « Shame » du 23 janvier : le résultat de quelques « clics ».<br />
pétitions nécessitent tout de même un certain courage car<br />
votre signature sera finalement bien plus visible que sur<br />
une pétition signée dans la rue. C’est pourquoi transférer<br />
une pétition à ses contacts ou l’afficher dans le profil Facebook<br />
est, à mon avis, un acte bien plus courageux qu’il<br />
n’y paraît », jugent Christophe Piret et Dave Van Meel, les<br />
webmasters de Greenpeace.<br />
Encore faut-il que le formidable moteur que représente<br />
Internet ne surchauffe pas en raison d’un flux d’informations<br />
fantaisistes, voire fausses. Il est dès lors essentiel<br />
de développer un esprit critique chez les utilisateurs<br />
afin que chacun puisse se distancier du contenu<br />
qu’il découvre. C’est l’objectif du fameux P@sseport<br />
TIC 4 , un projet soutenu par la Communauté française.<br />
Ce sont des formations de base destinées aux élèves<br />
du primaire et du secondaire « afin de permettre aux<br />
jeunes d’utiliser l’outil informatique de manière pertinente<br />
et éthique dans le cadre de leurs études ». Enfin, depuis<br />
plusieurs années, des cellules d’éducation aux médias<br />
forment les professeurs à l’usage du Net 5 . Des initiatives<br />
fondamentales pour éviter que les mouvements les plus<br />
farfelus ne deviennent crédibles aux yeux d’un public insuffisamment<br />
averti. <br />
2 Ibid.<br />
3 Cf. la stratégie d’Al Qaïda.<br />
4 http://www.enseignement.be/index.php<br />
? page=26142<br />
5 http://www.clicksafe.be et http://<br />
www.jedecide.be sont autant<br />
d’exemples d’éducation aux nouveaux<br />
médias.<br />
14 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 15
dossier<br />
dossier<br />
L’engagement : bien plus<br />
qu’une simple « disponibilité »<br />
Fatima Bourarach<br />
1 Programme des activités de la<br />
campagne du CAL à consulter sur<br />
son site www.laicite.net à partir de<br />
fin février.<br />
2 Notion de la disponibilité chez<br />
André Gide selon la définition de<br />
l’engagement reprise dans le dictionnaire<br />
du Vocabulaire technique<br />
et critique de la philosophie d’André<br />
Lalande.<br />
La résistance à l’oppression, à la domination, à l’exploitation,<br />
à la discrimination, à l’injustice ou à l’humiliation peut<br />
prendre de multiples formes qui peuvent varier en fonction<br />
de la nature de la cause défendue, des caractéristiques de<br />
la revendication posée et des habitudes de mobilisation établies.<br />
L’engagement citoyen est une de ces formes.<br />
L’engagement est un véritable parti pris. C’est ce même<br />
parti pris que le CAL revendique en menant sa campagne<br />
2011 dans le cadre de l’« année européenne du volontariat »<br />
à partir d’une approche mettant plutôt en avant les différentes<br />
formes de l’« engagement citoyen » 1 .<br />
En effet, si tout acte d’engagement et de résistance est un<br />
acte bénévole, tout bénévolat n’implique pas nécessairement<br />
le recours à la résistance.<br />
C’est que le volontariat stricto sensu est principalement une<br />
forme de « disponibilité » 2 à aider, à soulager la souffrance de<br />
© Cost.<br />
l’autre, dans la rue, dans un centre fermé, dans une prison,<br />
dans un home ou dans un hôpital… Action certes louable,<br />
mais qui n’exige pas nécessairement un changement.<br />
L’engagement est un acte beaucoup plus complexe. Il revendique<br />
clairement le changement ; l’abrogation d’une loi ou<br />
d’un texte réglementaire considéré comme néfaste, contrevenant<br />
au principe de la démocratie ou de l’humanité, la cessation<br />
d’une injustice… C’est par exemple le cas de l’engagement<br />
de citoyens qui viennent spontanément en aide aux<br />
étrangers en situation irrégulière, même s’ils sont informés<br />
du risque qu’ils courent d’être poursuivis et sanctionnés, par<br />
la police ou par la justice. Cet engagement ne vise donc pas<br />
à « soulager » les sans-papiers, mais vise avant tout à créer<br />
le changement en prenant l’allure d’une action politique qui<br />
cherche à contraindre les pouvoirs publics à décider l’arrêt<br />
des mesures répressives à l’égard de clandestins par<br />
exemple, à mettre fin à l’arbitraire des procédures ou à réviser<br />
la législation sur l’accueil des étrangers.<br />
Sans vouloir verser dans le simplisme, un acte de volontariat<br />
consisterait à être disponible pour donner un peu de son<br />
temps en allant, par exemple, lire des histoires aux enfants<br />
détenus dans un centre fermé pour les sortir de leur isolement<br />
et leur apporter un peu de réconfort. Ce qui est par<br />
ailleurs tout à fait nécessaire. Un acte d’engagement exige,<br />
quant à lui, de se battre pour sortir cet enfant de ce centre<br />
en poussant le gouvernement à changer ou à abroger les<br />
lois qui aggravent la traque et l’expulsion des étrangers en<br />
situation irrégulière et leurs enfants…<br />
Dans cette logique, le militant engagé refusera, paradoxalement,<br />
de participer à « lire des histoires » pour rendre la vie<br />
plus agréable « dans » le centre ou distribuer la soupe, pour<br />
donner l’illusion que la rue est moins froide qu’elle ne l’est<br />
vraiment. Il se battra pour que ces enfants sortent de ces<br />
centres et que ces sans-abris aient un toit.<br />
Il existe en effet une multitude de causes justes qui appellent<br />
à l’engagement et on trouvera toujours des militants<br />
pour les servir.<br />
Un acte politique en perpétuel devenir<br />
L’engagement citoyen n’est donc pas mort avec les « grandes<br />
causes » de jadis. C’est un acte politique en perpétuel renouvellement<br />
et résolument inhérent à la démocratie.<br />
Dans une démocratie, l’expression d’un désaccord ou la réprobation<br />
d’une décision s’inscrivent dans un processus où<br />
une minorité admet de respecter la règle de la majorité, tout<br />
en préparant l’alternance en construisant un programme<br />
qui, coalisant une série de revendications (sociales, économiques,<br />
éthiques, environnementales…), sera soumis aux<br />
électeurs à l’occasion de la prochaine échéance électorale.<br />
Cependant, et malgré l’existence d’un tel processus de démocratie<br />
représentative, les citoyens sentent bien souvent<br />
le besoin, voire l’obligation, d’agir directement, de mettre<br />
la pression sur les décideurs politiques, parce que les raisons<br />
de se révolter ne manquent pas à leurs yeux. Leur engagement<br />
porte désormais d’autres revendications : celle<br />
d’une participation plus étroite au processus de décision<br />
politique, ou celle d’exercer un contrôle accru sur l’action<br />
des dirigeants 3 .<br />
Mais au-delà de leur disparité, les actes d’engagement<br />
posent une même question : qu’est-ce qui conduit un individu<br />
à relever des défis ou même à encourir les risques<br />
de la répression ou la sanction afin de défendre ce qu’il<br />
ressent comme une atteinte à la liberté, à la démocratie,<br />
à la justice ou à l’égalité ? La question n’est pas simple<br />
et sa réponse renvoie plutôt à la difficulté de « contester »<br />
dans le cadre d’un modèle politique « où l’organisation de<br />
la société civile et le dialogue social sont des réalités vivantes<br />
et où les alternances peuvent corriger les trop grands écarts<br />
qui s’instaurent entre la politique conduite par les gouvernements<br />
et l’attente d’une majorité de gouvernés » 4 . Cette<br />
difficulté est aujourd’hui accentuée par le fait que les mobiles<br />
de l’indignation politique sont devenus un peu moins<br />
compréhensibles.<br />
Comme l’expliquent en effet José Gotovitch et Anne Morelli<br />
dans Militantisme et militants, nous sommes sortis de cette<br />
période héroïque dans laquelle le refus d’accepter une loi<br />
qui bafoue les principes qui fondent notre humanité semblait<br />
aller de soi. « Aborder la question du militantisme et des militants<br />
nous confronte obligatoirement à un concert de doléances<br />
nostalgiques et de regrets exprimés qui magnifient le passé.<br />
Plus personne, ou si peu, ne se lève à cinq heures du matin pour<br />
distribuer des tracts aux portes des usines. Les militants des<br />
ONG se veulent salariés avec un treizième mois, congés payés<br />
et récupération double pour prestations de week-end. » 5<br />
L’engagement militant est devenu pour ainsi dire « quelque<br />
peu suspect depuis les grands mouvements des années 70-80<br />
qui lui ont donné ses lettres de noblesse et dont la légitimité<br />
se justifiait presque d’elle-même » 6 : les guerres du Vietnam<br />
et d’Algérie, les droits civiques, les ségrégations raciales,<br />
l’homosexualité, les droits des femmes, l’avortement, le nucléaire,<br />
etc.<br />
Or, bien que le monde ait changé depuis la fin des années 70<br />
et que les « grandes causes » aient quitté, en Europe en tout<br />
cas, le devant de la scène publique, des groupes d’individus<br />
continuent à se mettre volontairement au service d’un idéal<br />
de justice et d’égalité. Pour certains, « se mettre hors la loi<br />
deviendrait même l’ultime moyen de s’opposer ou de secouer<br />
l’indifférence de concitoyens face aux injustices qui se commettent<br />
en leur nom » 7 .<br />
D’aucuns seraient même tentés de dire, comme l’explique<br />
très justement Albert Ogien, que si l’on vit dans une société<br />
despotique, on est certes dans l’obligation de résister, de<br />
s’engager, mais en démocratie, n’y aurait-il pas contradiction<br />
? Puisqu’« on a plutôt l’impression, que la démocratie est<br />
le lieu du dialogue et de la négociation, pas de la résistance. Le<br />
désir de résistance en démocratie paraît au mieux capricieux,<br />
un luxe, au pire irresponsable, et un danger » 8 .<br />
Et pourtant, les formes actuelles d’engagement citoyen<br />
confirment que l’idée de résistance aux conformismes et<br />
aux injustices a encore toutes ses raisons d’être, notamment<br />
quand il s’agit de la résistance aux risques des dérives<br />
des pouvoirs démocratiques et à la perte, précisément, de<br />
leur nature démocratique, ou encore la résistance à la dictature<br />
du marché, de certains médias, de la pensée unique et<br />
au conformisme, à l’obscurantisme et à l’intégrisme.<br />
Les paradoxes de l’engagement<br />
L’engagement est un acte pris dans une contradiction : soit<br />
il s’institutionnalise pour faire aboutir la revendication qu’il<br />
porte, et il cesse d’être ce qu’il est (l’expression spontanée<br />
individuelle et collective d’un refus de l’injustice, de l’inégalité…).<br />
Soit il demeure une manifestation émotionnelle et<br />
éphémère, et reste alors en marge des mécanismes officiels<br />
de la démocratie (il s’exclut délibérément du processus<br />
de prise de décision) 9 .<br />
On pourrait même pousser le raisonnement un peu plus<br />
loin en évoquant le parallélisme que fait Guy Desolre entre<br />
ex-militant et « traître » ou renégat. Comparaison qu’il<br />
nuance très rapidement en imposant les guillemets au mot<br />
« traître », car il ne s’agit pas de traîtrise 10 . Et pour illustrer<br />
ses propos, il cite Jorge Semprùn qui évoque son engagement<br />
sans regret, sans rejet et avec sérénité : « Sans lui, ma<br />
vie aurait été plus confortable, certainement. Mais peut-être<br />
avait-il fallu toute cette folie, cette perte de soi, cette exaltation,<br />
ce goût amer d’un lien transcendant, cette illusion de l’avenir,<br />
ce rêve obstiné, cette rationalité somptueuse mais contraire à<br />
toute raison raisonnante et raisonnable, toute cette haine, tout<br />
cet amour, cette tendresse pour les compagnons inconnus de<br />
longue marche interminable, de bribes de chants, de poèmes,<br />
de mots d’ordre lancés à la face du monde comme un appel<br />
d’espoir ou de détresse, cette souffrance sous la torture et<br />
l’orgueil d’y avoir résisté : peut-être avait-il fallu tout cela pour<br />
donner à ma vie une sombre et rutilante cohérence. Peut-être<br />
sans cette folie me serais-je éparpillé en petits malheurs et<br />
minimes bonheurs privés, au jour le jour d’une longue suite<br />
involontaire de jours qui auraient fini par me faire une vie. » 11<br />
Ou, comme le défend dans d’autres termes Sandra Laugier,<br />
toute la richesse de l’engagement tient à ce qu’il est<br />
« une forme d’action politique qui ne se dépêtre jamais de cette<br />
contradiction. Et cette richesse est d’autant plus grande que les<br />
conditions dans lesquelles des individus décident d’y recourir<br />
sont éminemment instables. » 12<br />
Les actes d’engagement atteignent en effet rarement l’objectif<br />
qu’ils se donnent, s’ils ne sont pas relayés par un syndicat,<br />
un parti politique ou une association qui obtient le statut<br />
d’interlocuteur politique reconnu. <br />
3 Albert Ogien et Sandra Laugier,<br />
Pourquoi désobéir en démocratie ?,<br />
Paris, La Découverte, 2010.<br />
4 Ibid.<br />
5 José Gotovich et Anne Morelli,<br />
Militantisme et militants, Bruxelles,<br />
EVO/Couleur savoir, 2000.<br />
6 Albert Ogien et Sandra Laugier,<br />
op. cit.<br />
7 Ibid.<br />
8 Ibid.<br />
9 Guy Desolre, Le militant et le<br />
traître, Bruxelles, EVO/Couleur savoir,<br />
2000.<br />
10 Ibid.<br />
11 Ibid.<br />
12 Albert Ogien et et Sandra Laugier,<br />
op. cit.<br />
16 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 17
dossier<br />
LAÏCITÉ<br />
Exercices admiratifs<br />
d’engagements<br />
Jean Cornil<br />
Financement des cultes<br />
Le recensement des âmes<br />
Jean De Brueker<br />
Secrétaire général adjoint du CAL<br />
Refuser d’être le simple spectateur du monde qui va et<br />
vient au fil des événements qui glissent du journal télévisé<br />
aux conversations de circonstances. Tenter<br />
d’être, en toute humilité, acteur de sa vie<br />
Qui nous a donné et, un tout petit peu, de celle des autres. Ne<br />
l’éponge pour effacer pas ressentir notre extériorité comme un<br />
l’horizon tout<br />
simple décor ou un spectacle permanent.<br />
entier ?<br />
Bref, choisir, avec lucidité certes, de peser,<br />
même de manière infinitésimale, sur le<br />
Friedrich Nietzsche<br />
cours perturbé de nos sociétés complexes.<br />
Tout est affaire de tempérament, de conditions<br />
historiques, de hasard existentiel, de<br />
conjonctures culturelles. Mais aussi de perspicacité et de<br />
courage. Et de degrés.<br />
Salvador Allende.<br />
Car s’engager, se hisser un peu plus haut que soi, c’est tout<br />
d’abord refuser. Refuser de se laisser assigner le rôle de l’humain<br />
atomisé, producteur et consommateur, dévoreur de la<br />
nature et des autres, au travers de la course aux insatiables<br />
mirages des honneurs et de l’argent. C’est simplement,<br />
naïvement, faire entendre sa protestation face au monde<br />
tel qu’il est. Ne pas se résigner. Ne pas consentir à tous les<br />
déterminismes, du social à l’inconscient, qui vous enserrent<br />
pour la vie si vous ne partez pas à la conquête de votre autonomie.<br />
Ne pas admettre l’ordre dominant de l’aliénation et<br />
de l’oppression. Cela présuppose esprit critique, compassion<br />
et idéal. Cela implique d’étouffer un peu l’hégémonie de son<br />
narcisse, de se quitter un moment, pour voguer ailleurs, vers<br />
l’autre, vers les autres. Et tous les degrés de la gamme se<br />
potentialisent : de la pièce que l’on tend au sans-abri jusqu’à<br />
donner sa vie pour une cause.<br />
© AFP<br />
J’ai eu la chance insigne<br />
de naître à une époque<br />
sans guerre et repue de<br />
bien-être, dans un des<br />
pays les plus riches de<br />
la planète. L’absence<br />
de télévision pendant<br />
mon adolescence, m’a<br />
permis d’explorer la bibliothèque<br />
familiale. D’y<br />
plonger dans les trésors<br />
de la littérature et de la<br />
philosophie. Mais aussi<br />
de m’immerger dans les<br />
récits d’existences exceptionnelles<br />
qui ont forgé<br />
mon imaginaire en devenir.<br />
Louise Michel, l’égérie<br />
de la Commune de Paris,<br />
déportée en Nouvelle-Calédonie et Willy Brandt, l’Allemand<br />
qui eut l’immense courage de résister à la barbarie nazie.<br />
Arthur Koestler, symbole poignant et pourfendeur de tous<br />
les totalitarismes du dernier siècle, et Antonio Gramsci,<br />
condamné par les fascistes afin « d’arrêter ce cerveau de<br />
penser ». Salvador Allende, dont l’admirable discours du 11<br />
septembre 1973 est gravé dans le marbre de sa tombe, et<br />
Patrice Lumumba, l’honneur même de l’homme africain<br />
face au colonisateur. Mon panthéon personnel n’en finit pas.<br />
Et ce, sans compter tous les anonymes qui ont refusé toutes<br />
les lâchetés ou les mesquins arrangements avec leur conscience.<br />
Qu’aurais-je fait, confronté à la tyrannie la plus abjecte ou<br />
au caporalisme humiliant des petits chefs ? Je me suis très<br />
souvent posé la question et je n’aurai jamais la réponse. Aurais-je<br />
basculé dans la servitude volontaire, si éclairée par<br />
Étienne de la Boétie, dans le grégarisme du troupeau ou bien<br />
dans un valeureux héroïsme sans peur et sans reproche ?<br />
Me connaissant chaque jour un peu moins mal, je n’ai pas<br />
l’âme d’un Spartacus ou d’un Giordano Bruno. Mais qui sait<br />
ce qui peut se révéler au gré des circonstances exceptionnelles<br />
? Bien évidemment, je force le trait car les aventures<br />
de l’engagement connaissent une longue échelle d’intensités<br />
et de variétés. Elles peuvent se décliner de manière si multiple,<br />
elles peuvent être si diversifiées, impavides comme<br />
discrètes, flamboyantes comme modestes. Et pour tout dire,<br />
toutes ces formes me touchent, du cheminot qui s’oppose à<br />
la Gestapo au citoyen anonyme qui prend fait et cause pour<br />
un étranger sans papiers, du Birman qui se dresse face aux<br />
fusils de Rangoon au bénévole qui milite quelques heures<br />
chaque semaine dans une association qui favorise l’amour<br />
du livre auprès des détenus, des malades ou des illettrés.<br />
Pour ma très modeste part, mon imaginaire engagé s’est<br />
traduit des ONG au <strong>Centre</strong> pour l’égalité des chances, du<br />
Parlement aux objecteurs de croissance. Avec des désirs<br />
éthiques et des désirs critiques. Éthiques, car tendre vers<br />
une cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, entre<br />
valeurs et actions, entre sa pensée et sa vie, est un des<br />
exercices existentiels les plus difficiles et les plus exigeants<br />
qui soient. Critiques car, face aux processus normalisants de<br />
l’idéologie dominante qui s’insinuent dans les esprits et dans<br />
les cœurs, l’engagement pour un autre monde, pour une<br />
véritable alternative à l’anthropologie capitaliste qui nous<br />
submerge, nous condamne à une révolution radicale, tant<br />
de notre entendement que de toutes nos attitudes, des plus<br />
intimes aux plus collectives. <br />
« Les croyants, formez six rangs, les<br />
incroyants debout sur les bancs et les<br />
indécis, restez assis. »<br />
Depuis quelques années, de Commission<br />
des sages en groupes de travail,<br />
les politiques ont mis en place plusieurs<br />
structures destinées à alimenter<br />
leur réflexion en vue d’assurer une<br />
plus grande équité quant à la répartition<br />
des moyens accordés par les pouvoirs<br />
publics aux cultes et communautés<br />
non confessionnelles. Comme<br />
objectif associé (ou principal ?) figurait<br />
également la volonté de modifier le<br />
statut et les échelles de traitement<br />
des ministres des cultes.<br />
Il est en effet grand temps de dépasser<br />
l’actuelle répartition héritée d’un<br />
lointain passé qui n’a pas suivi l’évolution<br />
de notre société.<br />
Ainsi, aujourd’hui, en ce qui concerne<br />
le cadre des ministres des cultes et<br />
des délégués laïques, on connaît une<br />
répartition inéquitable puisque, sur<br />
un total de 4 228 équivalents temps<br />
plein, 80 % sont affectés au seul culte<br />
catholique.<br />
Cette disproportion se confirme<br />
lorsqu’au coût des rémunérations<br />
des ministres des cultes, on ajoute<br />
les frais liés au fonctionnement et aux<br />
infrastructures assumés par les communes,<br />
les provinces et le fédéral.<br />
Plusieurs modes opératoires ont été<br />
avancés pour obtenir des indicateurs<br />
fiables en vue d’assurer une plus juste<br />
affectation des moyens mobilisés en<br />
faveur des différentes communautés<br />
convictionnelles.<br />
Une des pistes pour recueillir l’avis<br />
des citoyens est le système de l’impôt<br />
philosophiquement dédié ou dédicacé.<br />
Cette méthode, naguère retenue par<br />
le CAL, est aujourd’hui abandonnée<br />
compte tenu des inconvénients qu’elle<br />
générerait. Parmi ceux-ci, on pointera<br />
le fichage convictionnel des citoyens,<br />
le risque de voir les moyens accordés<br />
aux différentes communautés liés au<br />
niveau de revenu des citoyens, mais<br />
également l’évolution technique des<br />
déclarations d’impôt.<br />
De plus, les propositions qui privilégieront<br />
ce mode de financement risqueront<br />
de prévoir plus souvent que<br />
d’autres bénéficiaires (organismes<br />
de défense de causes humanitaires,<br />
sociales, de défense de la nature, des<br />
animaux, etc.) pourront en tirer une<br />
partie de leur financement. Enfin, un<br />
tel système pourrait poser problème<br />
au niveau du droit budgétaire et de<br />
deux de ses principes fondateurs :<br />
l’universalité de l’impôt et la non-affectation<br />
particulière des recettes.<br />
Aujourd’hui, le CAL opte pour une répartition<br />
des enveloppes budgétaires<br />
existantes en demandant au citoyen, et<br />
donc plus uniquement au contribuable,<br />
d’exprimer son choix. Il y aurait donc<br />
lieu de réaliser un sondage anonyme<br />
de grande envergure pour recueillir<br />
les données relatives à la répartition<br />
convictionnelle des citoyens.<br />
Une des solutions envisagées serait<br />
d’avoir recours à une vaste enquête<br />
scientifique qui porterait sur<br />
les convictions, les pratiques et les<br />
souhaits des citoyens. Mais comment<br />
s’assurer, dans une telle démarche et<br />
sur un tel sujet, du caractère pluraliste<br />
et objectif du consortium d’experts qui<br />
s’acquitteraient de cette mission ? De<br />
plus, le choix de la pondération entre<br />
les trois critères susmentionnés est<br />
fondamental, mais très subjectif tenant<br />
compte de la diversité dans la<br />
traduction des valeurs, des lieux et des<br />
actes qui relient les citoyens aux différentes<br />
communautés convictionnelles.<br />
Une autre formule consisterait en<br />
une consultation populaire où l’on<br />
demanderait au citoyen de faire son<br />
choix parmi les huit communautés<br />
convictionnelles actuellement reconnues,<br />
tout en laissant une neuvième<br />
possibilité pour ceux qui ne souhaitent<br />
pas pointer une des communautés<br />
énumérées.<br />
Cette consultation pourrait être réalisée<br />
à l’occasion des élections communales<br />
qui donne l’assise électorale la<br />
plus large possible et garantit l’anonymat.<br />
Mais il y a un risque d’identifier<br />
les appartenances confessionnelles<br />
au niveau restreint des bureaux de<br />
vote. De plus, le recueil de l’avis des<br />
citoyens sur un sujet spécifique lors<br />
d’une élection contribuerait à un précédent<br />
qui viendrait au niveau symbolique<br />
botter en touche le principe<br />
de séparation Églises/État; les campagnes<br />
prosélytes qui risquent d’être<br />
initiées, même réglementées, ne sont<br />
par ailleurs pas souhaitables.<br />
Ou encore, on pourrait recourir à<br />
un vaste sondage réalisé par plusieurs<br />
organismes spécialisés sous<br />
contrôle scientifique afin de s’entourer<br />
de toutes les garanties possibles<br />
en matière de représentativité de<br />
l’échantillon de population interrogée.<br />
Cette méthode présente des garanties<br />
d’anonymat, d’image objective<br />
du choix des citoyens et pourrait être<br />
reconduite selon un calendrier adapté<br />
afin de fournir aux décideurs politiques<br />
un indicateur fiable à utiliser au<br />
profit de l’équité et de la concrétisation<br />
du principe d’égalité et de non-discrimination<br />
entre les différentes communautés<br />
convictionnelles.<br />
Le chemin vers une juste répartition<br />
des moyens entre les communautés<br />
philosophiques est encore long. Si l’on<br />
n’est pas sorti de l’auberge, on l’est<br />
encore moins de l’église, et si parfois<br />
une minute suffit pour accorder un<br />
avantage, une vie ne suffit pas toujours<br />
pour lever un privilège. <br />
18 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 19
ÉDUCATION<br />
ÉDUCATION<br />
Au-delà des chiffres…<br />
Découvrir les vraies<br />
leçons de Pisa<br />
Frédéric Soumois<br />
Faut-il prendre à la lettre les conclusions hâtives de<br />
lenquête Pisa sur les compétences des élèves, à la hausse<br />
ou à la baisse ? Mieux vaut savoir ce que cette enquête<br />
mesure exactement et comment elle est réalisée.<br />
« Même si la modestie reste de mise, les<br />
résultats de l’enquête Pisa 2009 sont de<br />
nature à restaurer la confiance, principalement<br />
chez tous les acteurs de terrain.<br />
Ceci prouve que, grâce à un travail<br />
collectif, nous pouvons surmonter des<br />
obstacles et réaliser des progrès. » « Au<br />
vu des résultats de Pisa, sachant que<br />
notre enseignement secondaire est le<br />
deuxième le plus financé de l’OCDE, les<br />
systèmes d’éducation les plus performants<br />
ne sont apparemment pas ceux<br />
qui reçoivent le plus de moyens ! » « Pisa<br />
atteste d’une catastrophe […]. Nous<br />
restons le système éducatif où les performances<br />
des élèves sont le plus étroitement<br />
liées à leur origine. La ségrégation<br />
sociale et académique des élèves,<br />
engendrée par notre marché scolaire et<br />
par une orientation trop précoce, est la<br />
cause majeure de cette inégalité ».<br />
Trois avis successifs, au lendemain de<br />
la publication de la dernière enquête<br />
Pisa (pour « Programme pour l’évaluation<br />
internationale des étudiants »). Le<br />
premier est de la ministre en charge,<br />
Dominique Simonet ; le deuxième, du<br />
chef de Groupe MR au Parlement de<br />
la Communauté française, Françoise<br />
Bertiaux, dans l’opposition; le troisième,<br />
de l’association « Appel pour<br />
une école démocratique ». Pourquoi<br />
une telle amplitude d’avis autour des<br />
mêmes résultats ?<br />
Des élèves de la Communauté française,<br />
certes en léger progrès en lecture<br />
mais s’enfonçant encore dans<br />
leur déficit en connaissance scientifique<br />
de base, c’est la conclusion générale<br />
que la majorité des auditeurs<br />
auront retenu d’une brève présentation.<br />
De quoi faire évoluer l’état d’esprit<br />
du deuil, habituel quand, comme<br />
tous les trois ans, ces résultats sont<br />
annoncés à la « fête », comme certains<br />
ont pu l’écrire ? C’est largement excessif.<br />
Voici pourquoi…<br />
Il faut savoir que les tests Pisa sont<br />
organisés par l’OCDE, l’Organisation<br />
de coopération et de développement<br />
économiques, née après la Deuxième<br />
Guerre mondiale dans le cadre du plan<br />
Marshall de reconstruction. Son travail<br />
est exclusivement centré sur le développement<br />
économique et son intérêt<br />
pour les systèmes pédagogiques est<br />
centré sur l’employabilité des élèves<br />
dans le circuit économique. Ce n’est<br />
pas une tare et encore moins indigne,<br />
mais cela doit être mentionné, car cela<br />
explique ce que sondent les différentes<br />
équipes réparties dans le monde,<br />
puisque l’évaluation surtout comparative<br />
est pratiquée dans 41 pays différents.<br />
On imagine l’hétérogénéité des<br />
systèmes scolaires ainsi sondés. C’est<br />
pourquoi d’ailleurs les experts de l’organisation<br />
fixent des tests de taille fort<br />
réduite (une paire d’heures) et centrés<br />
sur les capacités liées à la lecture (notamment<br />
extraire, interpréter, évaluer<br />
un texte) à l’âge de 15 ans, un âge<br />
choisi arbitrairement parce qu’il doit<br />
avoir gommé des différences de progression<br />
au jeune âge et qu’il est très<br />
généralement celui d’une orientation<br />
pré-professionnelle, même partielle.<br />
L’employabilité, toujours… Les tests<br />
Pisa n’examinent pas les différences<br />
sociales et les parcours a priori des<br />
élèves testés, mais comptent sur la<br />
taille de l’échantillon pour gommer les<br />
écarts éventuels. Impossible pour autant<br />
de savoir si cet effet est à l’œuvre,<br />
le test Pisa, très bizarrement, ne publiant<br />
aucune marge d’erreur, ce qui<br />
rend très délicate l’interprétation de<br />
ses résultats. Et caducs la plupart des<br />
jugements à l’emporte-pièce entendus<br />
en décembre dernier, que ce soit<br />
pour se réjouir de modestes progrès<br />
ou pour vilipender notre système éducatif.<br />
Le test Pisa ne mesure pas davantage<br />
le devenir des étudiants mesurés.<br />
De bons résultats obtenus en<br />
2000 les ont-ils menés à des études<br />
supérieures mieux réussies, voire à un<br />
meilleur accès à l’emploi ? Les études<br />
Pisa ne le surveillent pas, utilisant<br />
l’équation « Davantage d’éducation<br />
aboutit à plus de ressources » comme<br />
un credo, voire comme un mantra, jamais<br />
remis en cause.<br />
Pisa ne fait pas la différence…<br />
Ce choix n’est pas neutre. Élèves et<br />
écoles sont choisis officiellement<br />
par tirage au sort par les équipes<br />
de terrain, généralement des unités<br />
universitaires de pédagogie. Le strict<br />
respect de l’âge de 15 ans entraîne<br />
d’emblée une chute vers le bas du<br />
classement pour des systèmes qui<br />
pratiquent le redoublement intensif,<br />
comme chez nous, face à des systèmes<br />
qui l’utilisent peu ou pas du<br />
tout. Car les élèves « redoubleurs » (la<br />
majorité des élèves chez nous à la fin<br />
du secondaire) sont évidemment testés<br />
sur des capacités du niveau supérieur<br />
d’enseignement auquel ils n’ont<br />
pas encore eu accès. Il est donc peu<br />
étonnant qu’ils fassent pâle figure.<br />
Peut-être, forts de leur année redoublée,<br />
acquièrent-ils ensuite, certes<br />
avec retard, un niveau bien supérieur.<br />
Mais Pisa ne le sait pas, puisqu’elle<br />
ne suit pas le destin des élèves et des<br />
adultes qu’ils deviendront. La règle<br />
de l’âge va nécessairement propulser<br />
les systèmes qui sélectionnent peu au<br />
début du cursus, comme le système<br />
finlandais, en tête des classements,<br />
et classer notre communauté en lanterne<br />
rouge. Mais c’est oublier que<br />
le système finlandais va, au-delà de<br />
15 ans, s’affirmer comme bien plus<br />
sélectif qu’avant cet âge. Le système<br />
Pisa ne voit pas cette différence. Sans<br />
aucun doute le redoublement est-il<br />
une modalité coûteuse, socialement<br />
pénalisante et improductive de notre<br />
système d’enseignement : mais il est<br />
également faux de croire qu’il transforme<br />
chaque élève « en retard » dans<br />
son cursus en un cancre complet et<br />
définitif. Testé à 18 ans ou, mieux, à<br />
© Papirazzi - Fotolia.com<br />
24 ans, le même élève aura peut-être<br />
comblé son « retard » face à son collègue<br />
finlandais.<br />
Revenons aux tests eux-mêmes. Examiner<br />
la liste des « très bons » élèves<br />
consacrés (Corée du Sud, Finlande,<br />
Hong Kong, Singapour…) donne la<br />
mesure de la difficulté de disposer de<br />
réels tests qui, en deux heures, puissent<br />
être comparés au-delà des différences<br />
culturelles et surtout linguistiques.<br />
Quelle est l’ampleur du sens<br />
d’une lecture « critique » d’un texte<br />
dans les 41 pays de l’OCDE ? Quel<br />
est le sens exact de l’« interprétation<br />
» d’un texte martyr selon les correcteurs<br />
locaux ? La solution idéale<br />
pour réduire le biais d’interprétation<br />
d’un test lié à la qualité du correcteur<br />
consiste à croiser les équipes :<br />
les élèves de l’équipe A sont corrigés<br />
par ceux de l’équipe B sur base d’un<br />
canevas aussi transparent que possible.<br />
C’est évidemment impossible<br />
ici, chaque pays (ou partie de pays)<br />
établissant ses propres critères et<br />
corrigeant ses propres élèves. Même<br />
sans volonté explicite ou volontaire<br />
de tricherie, cet état de fait diminue<br />
très largement la puissance des<br />
conclusions comparatives des tests<br />
Pisa. Tout au plus pourrait-on utiliser<br />
ces tests en comparant les résultats<br />
obtenus tous les trois ans dans un<br />
même lieu. Sans doute si les élèves<br />
étaient des voitures et qu’il s’agissait<br />
de tester leur fiabilité ou leur performance<br />
dans des tests gradués<br />
et normalisés… Mais les élèves qui<br />
avaient 15 ans en 2000 et ceux qui les<br />
ont atteints en 2009 sont évidemment<br />
différents et sont d’une toute autre<br />
nature qu’un produit manufacturé et<br />
normalisé.<br />
Une valeur très relative<br />
La Fédération des associations de parents<br />
de l’enseignement officiel (Fapeo)<br />
relève à ce sujet que « ce serait<br />
une erreur que de s’inspirer de ces<br />
modèles asiatiques, car la culture de<br />
l’excellence et la rigueur disciplinaire<br />
sont au principe de tout leur système<br />
d’enseignement. Dans ces modèles,<br />
la compétition est omniprésente et la<br />
pression que cela suppose l’est aussi<br />
pour les enfants ». Dans le même<br />
ordre d’idée, l’association française<br />
des professeurs de mathématiques<br />
de l’enseignement public, notant<br />
les meilleures performances des<br />
élèves finlandais aux tests en cette<br />
matière, souligne la différence entre<br />
l’enseignement français, soucieux de<br />
développer l’« accès à l’abstraction,<br />
à la symbolisation, à la rigueur », et<br />
l’enseignement des mathématiques<br />
appliquées au réel et aux situations<br />
concrètes tel qu’il se pratique dans<br />
d’autres pays : « Rien ne prouve que<br />
l’accent mis sur les mathématiques<br />
du “réel” soit corrélatif d’avancement<br />
dans le développement de compétences<br />
spécifiques dans le domaine<br />
mathématique ». D’autres critiques<br />
vont plus loin, soulignant que la naturalisation<br />
de l’intelligence qui fonde<br />
ces méthodes d’évaluation présenterait<br />
l’inconvénient général de tous<br />
les tests psychotechniques basés sur<br />
les sciences cognitives. Ils réduisent<br />
l’activité intellectuelle à ce qu’elle a<br />
de plus prosaïque, des manipulations<br />
de symboles que pourraient faire des<br />
machines, et n’accordent aucune<br />
place au jeu, au mensonge, à l’humour,<br />
au simulacre, à la colère, au<br />
rêve, et à toutes les passions qui font<br />
le socle de l’esprit humain et de la vie<br />
sociale.<br />
Pourtant, les concepteurs de Pisa<br />
eux-mêmes présentent leurs résultats<br />
détaillés en classant les<br />
pays dans de grands groupes distinguant<br />
ceux qui sont au-dessus de<br />
la moyenne, dans la moyenne ou en<br />
dessous et rappellent explicitement<br />
qu’à l’intérieur des groupes, la place<br />
obtenue n’a pas d’importance. Et<br />
c’est malgré tout la première chose<br />
que la majorité des médias, négligeant<br />
cette mise en garde (il est vrai<br />
souvent bien timide), mettent en évidence<br />
lors de la présentation des résultats.<br />
Il n’est dès lors pas bizarre de<br />
voir que les responsables politiques<br />
en poste peuvent se satisfaire de la<br />
progression de 14 points (de 476 à<br />
490) de 2000 à 2009, tandis que les<br />
ténors de l’opposition interprètent ce<br />
résultat comme un aveu d’échec et de<br />
stagnation… Il ne faut donc pas accorder<br />
à cet exercice * une valeur qu’il n’a<br />
pas… <br />
* Comme d’ailleurs les fameux<br />
classements d’universités,<br />
dont les plus célèbres sont les<br />
classements de l’Université<br />
Jiao Tong de Shanghai et le<br />
classement du Times Higher<br />
Education. Ceux-ci prennent<br />
essentiellement en compte les<br />
publications scientifiques, le<br />
nombre de prix Nobel, le budget<br />
consacré à la recherche ainsi<br />
que le nombre de fois où les<br />
chercheurs d’une université<br />
sont cités par leurs pairs dans<br />
les revues scientifiques et<br />
uniquement dans certains<br />
domaines. C’est évidemment<br />
une vue étriquée et biaisée de<br />
la réalité d’une université complète<br />
et ouverte sur le monde.<br />
20 | Espace de Libertés 394 | février 2011<br />
| Espace de Libertés 394 | février 2011 21
MONDE<br />
MONDE<br />
France<br />
Une Marine (de guerre)<br />
met le cap sur la présidence<br />
Pascal Martin<br />
Marine Le Pen succède à son père à la tête du Front national. Cest la<br />
dernière mauvaise nouvelle en date pour les démocrates de France<br />
et dEurope.<br />
Lui devant, elle derrière. En 2007, lors<br />
d’un reportage sur la campagne présidentielle<br />
française, on avait suivi Jean-<br />
Marie Le Pen à Boulogne-sur-Mer.<br />
Tournée vers l’industrie de la pêche<br />
et les chantiers navals, frappée durement<br />
par la crise, avec sa cohorte de<br />
chômeurs et de désespérés, la ville<br />
présentait un décor idéal pour le fils<br />
de pêcheur breton venu dire combien<br />
il connaissait la difficulté de leur existence.<br />
Entre les échoppes, là où les<br />
crieurs s’étaient tus depuis longtemps,<br />
on n’entendait qu’eux, Le Pen et sa<br />
forte gueule, entourés<br />
On peut être citoyen d’une nuée de journalistes<br />
tantôt ravis<br />
français sans être<br />
Français. C’est ce que tantôt sidérés par<br />
dit Le Pen ; c’est ce que l’outrance du personnage.<br />
« Tout ça, c’est<br />
disaient un siècle avant<br />
la faute à l’Europe »,<br />
lui, Barrès, Maurras<br />
« On ne respecte plus le<br />
ou Drumont.<br />
travail des Français. On<br />
n’est plus chez nous »,<br />
« Il faut en finir avec ces quotas de pêche<br />
qui nous étranglent », etc.<br />
Marine Le Pen se tenait loin derrière<br />
son père, effacée. À l’époque, elle<br />
s’activait en coulisses à la « respectabilisation<br />
» du Front national. Mais au<br />
moment de « faire les marchés », elle<br />
n’était plus le sherpa du FN, l’un de<br />
ces conseillers amidonnés qui parlent<br />
un français technique et châtié, mais<br />
bien « Marine », sorte de Madame Michu<br />
blondasse et habillée de bric et de<br />
broc, qui accueillait d’un sourire de fumeur<br />
les petites gens. « Z’auriez du feu,<br />
Marine ? » Elle plongeait sa pogne dans<br />
une large sacoche bourrée jusqu’au<br />
fermoir et finissait par en extraire un<br />
briquet à deux balles. En même temps,<br />
elle prêtait aux estropiés de la vie une<br />
oreille réellement attentive, compatissante<br />
sans être désintéressée, et finissait<br />
par lâcher : « C’est pas possible une<br />
misère pareille. N’oubliez pas de voter<br />
pour lui à la présidentielle. Il vous aidera<br />
à changer tout ça. »<br />
Un côté authentiquement<br />
populaire<br />
En janvier dernier, à l’occasion du<br />
congrès de Tours qui l’a vu succéder<br />
à son père, la presse française a tracé<br />
à nouveau le portrait du « clone »,<br />
puisque tel est le surnom que Pierrette<br />
Le Pen donnait à la cadette de<br />
ses filles. Marine est « le portrait craché<br />
de son papa ». Mordante, explosive,<br />
volontaire, prête à tout et surtout<br />
à des déclarations à l’emporte-pièce<br />
pour bousculer la République. Le nom<br />
Le Pen lui assure en outre la base<br />
électorale minimale d’environ 10 %<br />
qui a longtemps maintenu son père<br />
à flots —son père qui continuera de<br />
servir la soupe aux vieux fachos et aux<br />
« cathos-tradis » depuis sa retraite.<br />
Sur les plateaux de télé, elle flingue<br />
à l’envi. Mais trop souvent, sa spontanéité,<br />
la sympathie réelle qu’elle<br />
exerce sur l’homme de la rue passe<br />
par pertes et profits. Or, à rebours<br />
des effets de manche et de la truanderie<br />
électoraliste de son père, Marine<br />
Le Pen est une nature plutôt qu’un<br />
artifice. Son côté authentiquement<br />
populaire —avant d’être populiste—<br />
en fait aujourd’hui la grande chance<br />
de l’extrême droite française. Et promet<br />
l’accélération de la banalisation<br />
des idées fétides du FN, avec à terme<br />
l’avènement d’une France plus nationaliste<br />
et moins européenne.<br />
La faute à Nicolas Sarkozy, bien<br />
sûr, qui pour avoir récupéré le fonds<br />
de commerce du Front National<br />
(immigration=insécurité) a contribué<br />
à rendre ses idées digestes, mais sans<br />
rassasier les anciens sympathisants<br />
du FN qui lui avaient fait confiance<br />
en 2007. À la gauche également qui<br />
a perdu le sens des réalités et vit en<br />
vase clos. Ces arguments sont classiques.<br />
Mais il en est un autre plus<br />
fondamental : il y a toujours eu une<br />
place pour le discours national-populiste<br />
en France, du boulangisme<br />
aux Identitaires en passant par Pierre<br />
Poujade, peu importe à la limite les<br />
circonstances et les hommes.<br />
L’Israélien Zeev Sternhell nous a<br />
appris qu’il n’a pas fallu attendre<br />
Mussolini pour assister à la naissance<br />
du fascisme. Dans La droite<br />
révolutionnaire. Les origines françaises<br />
du fascisme, Sternhell a démontré<br />
comment des idées procédant de la<br />
réaction aux Lumières et du nationalisme<br />
défensif se sont développées<br />
en France. En 2002, alors que Jean-<br />
Marie Le Pen s’était qualifié pour le<br />
second tour de la présidentielle face<br />
à Jacques Chirac, l’historien faisait<br />
ce commentaire : « Le lepénisme est le<br />
dernier avatar de la droite radicale de<br />
la fin du XIX e et du début du XX e siècle,<br />
qui se développe en droite fasciste dans<br />
l’entre-deux-guerres, puis en droite<br />
vichyssoise. La France a produit deux<br />
traditions politiques : l’une est ancrée<br />
dans les Lumières et la Révolution française<br />
; l’autre s’y oppose et regarde la<br />
nation non comme une communauté de<br />
citoyens mais comme un corps, comme<br />
une famille. Pour celle-ci, la nation<br />
n’est pas identique à la communauté<br />
des citoyens : on peut être citoyen français<br />
sans être Français. C’est ce que dit<br />
Le Pen ; c’est ce que disaient un siècle<br />
avant lui, Barrès, Maurras ou Drumont<br />
[…]. Ce phénomène remonte à la surface<br />
aujourd’hui à la faveur d’une crise<br />
de croissance de l’Union européenne<br />
et de la présence d’une masse croissante<br />
de citoyens n’appartenant pas au<br />
“ noyau national ”. » 1<br />
Huit ans plus tard, c’est le même terreau<br />
qui s’offre à Marine Le Pen et<br />
au souffle nouveau qu’elle prétend<br />
apporter au nationalisme français.<br />
Comment va-t-elle s’y prendre ? Le<br />
16 janvier, jour de son adoubement à<br />
la tête du FN, elle a clairement montré<br />
sa volonté de construire un grand<br />
parti populaire de gouvernement.<br />
Pour y parvenir, elle veut « assécher »<br />
l’UMP de Nicolas Sarkozy, tirant ainsi<br />
parti de l’usure du pouvoir présidentiel<br />
et de la « dédiabolisation » qu’elle<br />
a tenté d’imposer au FN.<br />
En réalité, Marine Le Pen a préparé<br />
le terrain depuis plusieurs années<br />
déjà. Elle s’est frottée aux électeurs<br />
à plusieurs reprises. À Paris d’abord,<br />
puis avec davantage de succès dans<br />
le Nord. Parallèlement, sa tentative<br />
de respectabiliser le Front national a<br />
fait chou blanc en 2007 parce que, en<br />
face, Nicolas Sarkozy s’est aventuré à<br />
faire du Le Pen pour siphonner les voix<br />
du FN. Cet échec a un temps redonné<br />
espoir au clan Gollnisch et au noyau<br />
dur frontiste, enchaînés au rêve d’une<br />
France pure et éternelle où Jeanne<br />
d’Arc tient la vedette d’un musée pathétique.<br />
Ceux-là sont pourtant voués<br />
à disparaître, ce qui n’empêche pas « la<br />
fille de », cette « night-clubeuse », de les<br />
flatter si la nécessité l’impose. D’où sa<br />
sortie mettant en parallèle les « prières<br />
de rue » et une « occupation de pans<br />
de territoire », mots qui auront réconforté<br />
à quelques semaines<br />
de sa prise de pouvoir la<br />
vieille garde tout en affichant<br />
clairement la cible<br />
privilégiée du nouveau<br />
FN : l’islam et la menace<br />
supposée qu’il représente<br />
pour la nation.<br />
Car l’immigration dans<br />
sa globalité n’est plus<br />
au centre du discours du<br />
Front national. Continuer<br />
sur cette voie revenait à se<br />
tirer une balle dans le pied<br />
électoral dans un pays qui<br />
compte une forte proportion<br />
de « Français d’adoption<br />
» 2 . En revanche, l’ennemi<br />
numéro 1 est bien<br />
l’islam, compris comme<br />
fatalement radical, supposé<br />
détruire à terme les<br />
valeurs de la « civilisation<br />
française et européenne ».<br />
C’est ainsi qu’on a vu<br />
Marine Le Pen flirter avec<br />
les Identitaires, adversaires<br />
acharnés de l’islam,<br />
qui organisent aux quatre coins<br />
de la France des soupes au cochon et<br />
investissent les Quick halal.<br />
© Alain Jocard/AFP<br />
Les partis démocratiques<br />
dans la tourmente<br />
Cette dialectique est électoralement<br />
payante. Elle assure un peu partout en<br />
Europe occidentale le succès de nouveaux<br />
populistes débarrassés peu ou<br />
prou des oripeaux du fascisme : Wilders<br />
et le PVV aux Pays-Bas, Bossi et<br />
la Ligue du Nord en Italie, Strache et<br />
le FPÖ en Autriche. En Flandre, une<br />
frange du Vlaams Belang y voit l’opportunité<br />
de rebondir. Les dérapages<br />
antisémites de Jean-Marie Le Pen, qui<br />
n’a pu à nouveau s’empêcher de railler<br />
un journaliste d’origine juive à Tours,<br />
font figure de folklore à côté de cette<br />
tendance lourde.<br />
Mais les atouts de Marine Le Pen<br />
n’auraient sans doute qu’une efficacité<br />
limitée si les partis démocratiques<br />
français n’étaient<br />
à ce point dans la N. Sarkozy à<br />
tourmente. Le Parti propos d’un<br />
socialiste recherche rapprochement avec<br />
toujours son unité et le FN : Je ne le crois pas<br />
n’a jamais paru aussi<br />
possible.<br />
éloigné de sa base,<br />
alors qu’au même<br />
moment des retraités piochent les<br />
poubelles de Paris pour survivre. À<br />
l’UMP de Nicolas Sarkozy, l’affaire<br />
vire carrément au cauchemar. À la<br />
mi-janvier, 43% (20 points de plus) de<br />
ses sympathisants étaient favorables<br />
à une alliance avec le FN. Les mêmes<br />
sondages estiment que Marine Le Pen<br />
arriverait en troisième position aux<br />
présidentielles derrière le candidat<br />
du PS, le mieux noté étant Dominique<br />
Strauss-Khan, et Nicolas Sarkozy. Ce<br />
qui la mettrait à tous les coups en position<br />
d’arbitre, alors qu’elle préfère<br />
se rêver au second tour de l’élection.<br />
Les optimistes jugent aujourd’hui que<br />
la probabilité est minime qu’une telle<br />
alliance se noue tant que Jacques<br />
Chirac vivra. Les Chiraquiens ne le pardonneraient<br />
pas à l’actuel président,<br />
attachés qu’ils restent à son prédécesseur,<br />
l’homme qui a toujours dit non<br />
au FN. Mais la politique consiste aussi<br />
à garder le pouvoir. Et Nicolas Sarkozy<br />
n’aime rien tant que le pouvoir.<br />
En décembre, lors de sa dernière<br />
apparition télévisée, la question d’un<br />
éventuel rapprochement avec le FN<br />
avait été posée au chef de l’État.<br />
Comme perché au-dessus du vide,<br />
Sarko avait lâché ces mots dont on<br />
mesurera toute l’élasticité : « Je ne le<br />
crois pas possible ». <br />
1 « Le Pen, avatar de la droite nationaliste<br />
», in Le Soir, jeudi 25 avril 2002, p<br />
15.<br />
2 Selon l’INED (Institut national<br />
d’études démographiques), près de<br />
14 millions de Français avaient, en<br />
1999, un parent ou un grand-parent<br />
immigré, soit 23 % de la population.<br />
Cette proportion serait environ de<br />
33 % si l’on remonte jusqu’aux arrière-grands-parents.<br />
22 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 23
MONDE<br />
brÈves<br />
L’avortement en Irlande<br />
Un pas en avant,<br />
deux pas en arrière<br />
Pierre-Arnaud Perrouty<br />
1 A, B et C c. Irlande, 16 décembre<br />
2010.<br />
2 Voir l’excellent rapport de Human<br />
Rights Watch, A State of Isolation. Access<br />
to abortion for Women in Ireland,<br />
2010 : http://www.hrw.org/en/reports/2010/01/28/state-isolation-0<br />
Avec la Pologne, Malte et Chypre, l’Irlande<br />
figure parmi les quatre derniers<br />
pays de l’Union européenne à pénaliser<br />
l’avortement. La question revient régulièrement<br />
sur le devant de la scène<br />
politique irlandaise sans qu’il se trouve,<br />
jusqu’à présent, de majorité claire pour<br />
modifier la Constitution. L’issue des<br />
trois affaires portées devant la Grande<br />
Chambre de la Cour européenne des<br />
droits de l’homme était dès lors très<br />
attendue. Par un arrêt du 16 décembre<br />
2010 1 , la Cour a condamné l’Irlande a<br />
minima, mais a surtout validé l’interdiction<br />
de l’avortement au nom des « valeurs<br />
morales profondes » irlandaises.<br />
À l’origine de l’affaire, trois femmes,<br />
trois histoires de grossesses non désirées<br />
et de voyage en Angleterre pour<br />
avorter : l’une, mère de quatre enfants,<br />
sans emploi et alcoolique ; l’autre, seule<br />
et ne désirant pas d’enfant ; la dernière,<br />
atteinte d’un cancer qui nécessitait une<br />
chimiothérapie et qui, une fois rentrée<br />
au pays, a souffert de complications<br />
médicales. Bien que la Constitution ait<br />
été modifiée après plusieurs référendums<br />
et affaires judiciaires retentissantes,<br />
l’avortement demeure interdit<br />
et passible de sanctions pénales, sauf<br />
dans les cas où la vie de la mère est en<br />
danger. Par contre, la diffusion d’informations<br />
sur les avortements à l’étranger<br />
est autorisée et le fait d’y avorter<br />
n’est pas punissable. On estime qu’environ<br />
140 000 femmes se sont ainsi<br />
rendues en Angleterre pour pouvoir y<br />
avorter dans de bonnes conditions. Une<br />
solution certes pragmatique mais qui<br />
coûte cher et qui n’est pas à la portée<br />
de tout le monde 2 .<br />
Dans sa défense devant la Cour, le gouvernement<br />
irlandais soutenait que la<br />
protection accordée à l’enfant à naître<br />
par le droit irlandais s’appuie « sur un<br />
socle de valeurs morales profondes, dont<br />
les racines plongeraient dans les bases<br />
mêmes de la société irlandaise ». Ce sont<br />
ces mêmes valeurs qui avaient conduit<br />
l’Irlande à solliciter —et obtenir— une<br />
dérogation aux traités européens de<br />
Maastricht et, plus récemment, de<br />
Lisbonne afin de s’assurer qu’ils ne remettraient<br />
pas en cause sa législation<br />
sur l’avortement.<br />
Étant donné que la Convention européenne<br />
des droits de l’homme ne<br />
consacre pas le droit à l’avortement, la<br />
Cour a examiné l’affaire sous l’angle de<br />
l’article 8 qui protège le droit à la vie privée<br />
et familiale, ce qui inclut le droit à<br />
l’intégrité physique et morale. La Cour<br />
met dès lors en balance, d’une part, le<br />
droit de la femme enceinte au respect<br />
de sa vie privée et, d’autre part, ceux<br />
de l’enfant à naître. Classiquement,<br />
sur les sujets éthiques qui génèrent de<br />
forts clivages, la Cour laisse ce qu’elle<br />
appelle une « marge d’appréciation »<br />
aux États : dans le respect de certaines<br />
limites, elle estime que les États sont<br />
mieux placés pour légiférer au niveau<br />
national sur une question qui n’est pas<br />
tranchée au niveau européen. Mais<br />
cette marge d’appréciation diminue à<br />
mesure que le consensus européen<br />
grandit : un des objectifs de la Cour est<br />
en effet de jouer un rôle d’harmonisation,<br />
de rapprochement des législations<br />
européennes afin que les personnes<br />
bénéficient d’une protection égale quel<br />
que soit le lieu où elles résident. Or ici,<br />
bien que la Cour constate un très large<br />
consensus en Europe sur l’avortement,<br />
elle accorde cette marge d’appréciation<br />
à l’Irlande, déboute deux des trois<br />
femmes et condamne seulement l’Irlande<br />
pour avoir mis en place une procédure<br />
d’information insuffisante.<br />
Dans une remarquable opinion dissidente,<br />
six juges —dont la belge Françoise<br />
Tulkens— soulignent qu’il existe<br />
bien parmi les États européens un<br />
consensus sur une question touchant<br />
un droit fondamental, ce qui conduit<br />
d’ordinaire la Cour à restreindre de manière<br />
décisive la marge d’appréciation.<br />
Or, pour la première fois, la Cour est<br />
passée outre ce consensus au nom de<br />
valeurs morales. Les « dissidents » s’en<br />
inquiètent en termes forts : « À supposer<br />
même que ces valeurs morales profondes<br />
soient toujours enracinées dans<br />
la conscience de la majorité des Irlandais,<br />
considérer qu’elles peuvent prendre<br />
le pas sur le consensus européen, dont<br />
l’orientation est complètement différente,<br />
constitue un véritable tournant,<br />
dangereux, dans la jurisprudence de la<br />
Cour. »<br />
Ceci n’augure rien de bon pour une<br />
autre affaire pendante devant la Grande<br />
Chambre : l’affaire Lautsi contre l’Italie,<br />
où le consensus qui prévaut en Europe<br />
pour ne pas afficher de crucifix<br />
ou d’autres signes religieux dans les<br />
classes des écoles publiques est nettement<br />
moins fort. Il y a donc un risque<br />
réel que cette décision prépare le terrain<br />
pour laisser à l’Italie une marge<br />
d’appréciation au nom de ses traditions<br />
et ses « valeurs morales profondes ». <br />
Pur Malte<br />
Ce n’est pas parce que l’on donne son nom<br />
à un ordre de chevalerie parmi les plus fameux<br />
que l’on s’astreint au secret. Comme<br />
un peu toute l’Europe catholique aujourd’hui,<br />
Malte n’échappe pas aux scandales<br />
de pédophilie qui éclaboussent le<br />
clergé. La différence ici, c’est qu’on a choisi<br />
d’en parler ouvertement. Enfin, telle est la<br />
version officielle.<br />
L’Église catholique de Malte s’est mise en devoir<br />
de monter un tribunal, conformément à<br />
de récentes instructions du Vatican, pour juger<br />
trois prêtres soupçonnés d’avoir commis dans<br />
les années 1980-90 des abus sexuels sur des<br />
enfants. Il ne s’agira que d’un procès religieux,<br />
le tribunal n’ayant aucune compétence dans le<br />
domaine pénal. Et, c’est bien davantage qu’une<br />
nuance, les juges pourront rendre leur verdict<br />
quand ils le jugeront bon. Est-ce médire que<br />
de se demander si leurs travaux ne finiront pas<br />
rapidement par se perdre dans les limbes ?<br />
En attendant, certains voient dans cette mesure<br />
les suites données à la visite du pape à<br />
Malte en avril 2010. Huit personnes autrefois<br />
abusées avaient alors rencontré un Benoît XVI<br />
aux premières stations de son long chemin de<br />
croix pédophile. Le souverain pontife s’était<br />
engagé à tout faire pour enquêter sur les cas<br />
d’abus, mettre les coupables devant leurs responsabilités<br />
et prendre des mesures concrètes<br />
afin de protéger à l’avenir les jeunes. (Map)<br />
(Dé)sagrada Familia<br />
Une dépêche AFP du 2 janvier nous apprenait<br />
que « plusieurs milliers de catholiques ont assisté dimanche<br />
à Madrid à une grande messe en plein air,<br />
organisée en “ défense de la famille chrétienne ”, face<br />
à la politique libérale du gouvernement socialiste espagnol<br />
». L’archevêché de Madrid était à l’origine<br />
de l’initiative et le pape avait même prêté sa voix<br />
via la diffusion d’un message en espagnol, en<br />
direct du Vatican ! Sur la place de Colon, une<br />
immense croix blanche avait été plantée autour<br />
de laquelle des familles nombreuses avec poussettes<br />
s’étaient agglutinées.<br />
Cette messe avait été organisée deux mois après<br />
la visite du pape en Espagne, lorsque sa Sainteté<br />
avait notamment consacré la Sagrada Família<br />
à Barcelone, symbole des valeurs traditionnelles<br />
de la famille, en dénonçant le mariage homosexuel<br />
et l’avortement.<br />
Bel effort de communication ! Mais dans la réalité,<br />
quelques milliers de fidèles cachent bien<br />
mal, en Espagne comme ailleurs, la désertion<br />
catholique. Traditionnel bastion de l’Église de<br />
Rome, en particulier sous la dictature franquiste,<br />
l’Espagne connaît, elle aussi, un recul de<br />
la religion et, si 73 % de ses habitants se disent<br />
encore catholiques, leur nombre fond en réalité<br />
à vue d’œil. La libéralisation de la société amorcée<br />
après la fin de la dictature en 1975 s’est amplifiée<br />
depuis 2005, avec le vote de lois simplifiant<br />
le divorce, légalisant le mariage homosexuel<br />
—20 000 unions célébrées depuis 2005— et libéralisant<br />
l’avortement. La dénatalité est quant<br />
à elle galopante.<br />
Rien ne nous dit que le retour au pouvoir de<br />
l’héritier du franquisme qu’est le Parti populaire<br />
(PP), annoncé pour 2012, changera la<br />
donne. La société espagnole s’est fortement<br />
laïcisée depuis vingt ans, trop heureuse de<br />
tourner le dos à un certain obscurantisme et<br />
de profiter d’un miracle économique qui fait<br />
aujourd’hui long feu. (Map)<br />
Erreurs comptables<br />
Encore un scandale qui frappe l’IOR, l’Institut<br />
des œuvres religieuses, autrement dit la banque<br />
du Vatican. En septembre 2010, son président,<br />
Ettore Gotti Tedeschi, et un autre haut dirigeant<br />
avaient été placés sous enquête pour<br />
violation de la loi italienne anti-blanchiment.<br />
Il leur est toujours reproché d’avoir omis de<br />
signaler des mouvements de fonds d’un total<br />
de 23 millions d’euros, aujourd’hui gelés par<br />
la justice. C’est le même organisme bancaire<br />
qui avait été au centre d’un scandale dans les<br />
années 80, provoqué par la faillite en 1982 de<br />
la banque italienne privée Banco Ambrosiano.<br />
L’IOR en était le principal actionnaire.<br />
Bref, cela aurait dû inspirer au Vatican un certain<br />
sentiment d’urgence et le conduire à faire<br />
un peu de ménage dans ce temple livré aux<br />
pharisiens. Fin décembre, on a bien cru que<br />
ce moment était arrivé lorsque le pape Benoît<br />
XVI a instauré une Autorité financière du Vatican<br />
pour lutter contre le blanchiment d’argent<br />
sale et le financement du terrorisme. Des<br />
peines ont également été prévues pour sanctionner<br />
le recyclage d’argent sale, le terrorisme,<br />
le délit d’initié, etc.<br />
Mais officiellement, il n’y aurait « aucun rapport<br />
direct » entre le scandale de septembre<br />
et la promulgation de la loi instaurant l’Autorité<br />
financière du Vatican qui découlerait,<br />
prétend-on à Rome, de la mise en œuvre<br />
d’une convention monétaire avec l’Union<br />
européenne signée en décembre 2009. Le<br />
porte-parole du Vatican, le père Federico<br />
Lombardi, a estimé que « cela permettra<br />
d’éviter à l’avenir ces erreurs qui deviennent si<br />
facilement motif de scandale pour l’opinion publique<br />
et pour les fidèles ». Des « erreurs » ? Et<br />
dire que c’est à l’ombre de la croix qu’on nous<br />
a appris que faute avouée est déjà à moitié<br />
pardonnée. (Map)<br />
Quelles racines pour<br />
l’Europe ?<br />
Depuis sept ans, la Commission européenne<br />
édite un agenda scolaire, qu’elle diffuse à plus<br />
de trois millions d’exemplaires à travers l’Europe.<br />
Il contient, écrit La Croix, des informations<br />
susceptibles d’aider les élèves du secondaire<br />
dans les différents domaines de leur vie<br />
quotidienne ainsi que des illustrations mettant<br />
en scène les grands événements ayant jalonné<br />
l’histoire de la civilisation. Fatalitas ! L’édition<br />
2010-2011, si elle mentionne plusieurs fêtes<br />
religieuses juives, hindoues ou musulmanes,<br />
est vierge de toute fête religieuse chrétienne !<br />
Tollé des catholiques, d’autant que, suprême<br />
sacrilège, l’illustration choisie pour Noël est<br />
un sapin venu de la très luthérienne Finlande.<br />
L’émoi est palpable chez les croisés de l’héritage<br />
chrétien. « Tout simplement ahurissante »<br />
selon la Conférence des évêques européens,<br />
l’absence de fêtes chrétiennes dans cet agenda<br />
suscite l’ire de nombreux politiques, notamment<br />
français : « Mais comment peut-on involontairement<br />
omettre de mentionner la fête de Noël,<br />
célébrée à travers toute l’Europe par de nombreuses<br />
personnes, même non chrétiennes ? », s’indigne<br />
Christine Boutin.<br />
Bien vu, ont dû renchérir Delhaize et Carrefour<br />
! (YK)<br />
Voile : une décision validée<br />
par Le Conseil d’État<br />
Dans son arrêt du 21 décembre 2010, le<br />
Conseil d’État a statué sur la requête introduite<br />
par une enseignante de mathématiques<br />
de Charleroi souhaitant porter le voile islamique<br />
dans l’exercice de ses fonctions. On se<br />
souvient de la décision prise le 30 mars 2010<br />
par le Conseil communal de la Ville de Charleroi,<br />
édictant un règlement d’ordre intérieur<br />
pour les établissements des centres éducatifs<br />
communaux secondaires. Ce règlement interdit<br />
aux membres du personnel enseignant,<br />
à l’exception des cours philosophiques, le port<br />
de tout signe ostensible religieux, politique ou<br />
philosophique dans l’enceinte de l’établissement<br />
et en dehors de celui-ci, dans l’exercice de<br />
leurs fonctions.<br />
Le Conseil d’État a estimé que la Ville était<br />
en droit de prendre ce type de réglementation<br />
en Communauté française et considère qu’arborer<br />
un tel signe convictionnel est incompatible<br />
avec le devoir de neutralité et d’égalité des<br />
usagers qui s’impose à toute autorité publique<br />
et en particulier à ses agents sans distinction.<br />
L’autorité publique est l’autorité de tous les citoyens<br />
et pour tous les citoyens. (Une analyse<br />
plus détaillée de cet arrêt paraîtra dans notre<br />
prochaine édition.) (YK)<br />
24 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 25
Époque<br />
Époque<br />
1 Paris, Flammarion, 2010, 143 pages.<br />
2 Paris, Éditions du Seuil, 2011, 188<br />
pages.<br />
3 Montpellier, Indigène, 2010, 29<br />
pages.<br />
Mélenchon, Kempf, Hessel… même combat !<br />
Osons !<br />
Jean Sloover<br />
Qu’ils s’en aillent tous. Vite la révolution citoyenne de Jean-Luc<br />
MélEnchon 1 , L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie de Hervé Kempf 2 ,<br />
Indignez-vous de Stéphane Hessel 3 Publiés à peu près en même temps,<br />
ces trois livres traitent du même thème : l’urgence d’en finir avec le<br />
parti de l’argent. Hasard éditorial ? Ou nécessité politique ?<br />
Tir groupé ! Hervé Kempf : « Derrière<br />
le spectacle du jeu électoral, la politique<br />
est définie en privé dans une<br />
négociation entre les gouvernements<br />
élus et les élites qui représentent<br />
de manière écrasante les intérêts<br />
des milieux d’affaires. » « Le pouvoir<br />
de l’argent, tellement combattu par<br />
la résistance, n’a jamais été aussi<br />
grand, insolent, égoïste », confirme<br />
Stéphane Hessel, l’ancien résistant<br />
de 93 ans. Alors : les « patrons hors<br />
de prix », les « sorciers du fric », les<br />
« émigrés fiscaux », les « financiers<br />
qui vampirisent les entreprises »,<br />
les « marioles de la téléréalité », les<br />
« gagnants du Loto qui dispensent les<br />
fumées de l’opium du peuple » : « Du<br />
balai ! Ouste ! De l’air ! », lance, décomplexé,<br />
enthousiaste, optimiste,<br />
avec des accents populistes bien<br />
assumés, Jean-Luc Mélenchon,<br />
l’ancien socialiste français devenu<br />
fondateur du Parti de gauche…<br />
À défaut d’être toujours les mêmes,<br />
les raisons de cette triple révolte<br />
sont manifestement proches, voire<br />
complémentaires : la négation de<br />
l’intérêt général, la montée des<br />
inégalités, la mise à mal de l’État<br />
et des services publics par le libéralisme,<br />
le changement climatique<br />
et le saccage de l’écosystème par le<br />
productivisme, le sort faits aux plus<br />
fragiles, la dictature de l’actionnariat…<br />
Nous ne voulons pas de « cette<br />
société des sans-papiers, des expulsions,<br />
des soupçons à l’égard des immigrés,<br />
de cette société où l’on remet<br />
en cause les retraites, les acquis de<br />
la Sécurité sociale, de cette société<br />
où les médias sont entre les mains<br />
des nantis, toutes choses que nous<br />
aurions refusé de cautionner si nous<br />
avions été les véritables héritiers du<br />
Conseil national de la résistance »,<br />
écrit Hessel !<br />
Autre point de convergence : un<br />
diagnostic partagé sur l’état du<br />
système politique. Hessel constate<br />
que le parti de l’argent possède<br />
« ses propres serviteurs jusque dans<br />
les plus hautes sphères de l’État ».<br />
Mélenchon qualifie les « nomenclatures<br />
libérales et social-démocrates »<br />
d’oligarchies, constate que les libéraux<br />
sont en froid avec la démocratie<br />
et parle de « dérive autoritariste ».<br />
« Monstrueuse broyeuse bureaucratique<br />
», l’Europe, pure « construction<br />
libérale », glisse notamment sur<br />
une « pente totalitaire ». « On parle à<br />
la Grèce comme à un pays occupé »,<br />
note-t-il. Oligarchie ? « Le capitalisme<br />
finissant glisse vers une forme<br />
oubliée de système politique. Ce<br />
n’est ni la démocratie, ni la dictature,<br />
c’est l’oligarchie, corrobore Hervé<br />
Kempf : le pouvoir de quelques uns<br />
qui délibèrent entre eux des solutions<br />
qu’ils vont imposer à tous. » « Nous ne<br />
sommes plus en démocratie, mais en<br />
ploutocratie », écrit-il, reprenant à<br />
son compte les déjà anciennes accusations<br />
de feu l’écrivain portugais<br />
José Saramago. Et, rappelant la banalisation<br />
d’une présence policière<br />
militarisée et l’érosion des libertés<br />
publiques, Kempf d’avertir : « L’oligarchie<br />
[…] prépare un régime d’exception<br />
face aux troubles sociaux et<br />
écologiques, intérieurs et extérieurs,<br />
que sa politique ne peut manquer<br />
d’entraîner… »<br />
La nuit du 4 août<br />
Les trois auteurs partagent une<br />
autre analyse encore : le rôle toxique<br />
des médias actuels. Les empires<br />
de presse empêchent désormais la<br />
production d’une pensée construite<br />
et libre, estime Mélenchon. « Nous<br />
appelons à une véritable insurrection<br />
pacifique contre les moyens de<br />
communication de masse qui ne proposent<br />
comme horizon pour notre<br />
jeunesse que la consommation de<br />
masse, le mépris des plus faibles et<br />
de la culture, l’amnésie généralisée<br />
et la compétition à outrance de tous<br />
contre tous », surenchérit Hessel.<br />
Dans un chapitre intitulé « L’art de la<br />
propagande », Kempf, à son tour, dénonce<br />
le conditionnement du peuple<br />
auquel se livre une presse qui appartient<br />
désormais massivement aux<br />
grands groupes industriels ou financiers.<br />
Par son action, selon lui, elle<br />
émascule l’esprit critique et suscite<br />
la passivité et la soumission de l’opinion<br />
publique. Laquelle en vient ainsi<br />
à considérer comme inévitable, voire<br />
légitime la coupure radicale entre le<br />
sommet de la pyramide sociale et le<br />
reste de la population.<br />
Le plus normatif des trois libelles<br />
est assurément celui de Jean-Luc<br />
Mélenchon : homme et militant politiques<br />
d’ores et déjà engagé dans<br />
la bataille électorale des futures<br />
présidentielles françaises ; son factum,<br />
épure à débattre, clairement,<br />
a des accents programmatiques.<br />
Animateur du Front de Gauche en<br />
voie de constitution, il plaide en faveur<br />
d’une refondation républicaine<br />
sous la forme d’un régime parlementaire<br />
stable et d’un autre partage<br />
des richesses aux allures de<br />
Nuit du 4 août : « De l’argent, il y en<br />
a beaucoup et il est à nous. Nous allons<br />
le reprendre et nous n’avons pas<br />
peur ! » Autre angle d’attaque : la sortie<br />
du Traité de Lisbonne. L’Europe,<br />
écrit-il en substance, n’est pas la<br />
solution, c’est le problème : avec elle<br />
« ça marche moins bien et c’est plus<br />
cher ! » Bruxelles, dit-il, a imposé le<br />
libéralisme ; « surtout là où les gens<br />
n’en voulaient pas »… Moralité : chassons<br />
les eurocrates ! Et demandons<br />
l’opt-out, l’option de retrait, à coups<br />
de référendums…<br />
Côté écologie, Mélenchon, sans détour,<br />
crève ce qu’il appelle la « baudruche<br />
du capitalisme vert » : « C’est<br />
de modèle économique qu’il faut<br />
changer ! » Relocaliser les activités,<br />
sortir du nucléaire, débattre démocratiquement<br />
des vrais besoins et<br />
mettre un terme au libre-échange.<br />
« Que reste-t-il, demande-t-il à ce<br />
propos, des bavardages sur “ l’avantage<br />
comparatif ” à échanger d’un bout<br />
à l’autre de la planète quand l’avantage<br />
en question est exclusivement social<br />
et repose sur la capacité à surexploiter<br />
des salariés, à faire travailler des<br />
enfants et des prisonniers ? » Au plan<br />
international, convaincu par le réveil<br />
des nationalismes que, malgré le<br />
drame yougoslave, il existe un risque<br />
bien réel de nouvelles guerres en<br />
Europe, il dit sa méfiance vis-à-vis<br />
d’une Allemagne « que le remords ne<br />
freine plus », plaide pour une normalisation<br />
des relations avec la Russie<br />
et la Chine, regarde un désarmement<br />
nucléaire mondial comme une<br />
priorité et entend donner un coup<br />
d’arrêt à la soumission des pays européens<br />
aux intérêts des États-Unis.<br />
Cri du cœur<br />
De quelques pages seulement,<br />
l’opuscule de Stéphane Hessel<br />
s’étend moins sur les mesures qu’il<br />
conviendrait de prendre pour changer<br />
le cours des choses. « Il est grand<br />
temps que le souci d’éthique, de justice,<br />
d’équilibre durable devienne prévalent<br />
car les risques les plus graves<br />
nous menacent », écrit-il. La pire des<br />
attitudes, selon lui, est l’indifférence :<br />
© Martin Bureau/AFP<br />
chacun doit donc agir là où il peut se<br />
livrer à une action citoyenne forte.<br />
Hervé Kempf, lui aussi, en appelle à<br />
la résistance ; au vu, notamment, des<br />
vastes protestations qu’a suscitées<br />
la réforme des retraites. Revivifier la<br />
démocratie, retrouver le sens de la<br />
communauté, renouer ce sentiment<br />
d’une droiture humaine tournée<br />
vers les autres qu’est la vertu : telle<br />
est, selon Kempf, face à la première<br />
question politique totale de l’histoire<br />
humaine qu’est la crise climatique,<br />
la seule voie possible par laquelle les<br />
sociétés occidentales pourront organiser<br />
l’appauvrissement matériel<br />
dans des conditions qui leur permettront<br />
de bien vivre…<br />
« C’est tout le socle des conquêtes<br />
sociales de la Résistance qui est aujourd’hui<br />
remis en cause », affirme,<br />
indigné, Stéphane Hessel. De quoi<br />
s’agit-il ? Le programme du Conseil<br />
national de la résistance dont parle<br />
Hessel fut appliqué par les premiers<br />
gouvernements d’après la<br />
Libération, jetant ainsi les bases du<br />
modèle social de prospérité partagée<br />
connu sous le nom des « Trente<br />
glorieuses » marquées par un développement<br />
économique et une élévation<br />
du niveau de vie jamais connue<br />
jusqu’alors. En 2007, Denis Kessler,<br />
un haut responsable patronal du Medef,<br />
le Mouvement des entreprises<br />
de France, se réjouissant de la politique<br />
sociale de Nicolas Sarkozy,<br />
précisait qu’elle allait enfin défaire le<br />
modèle né du programme du CNR.<br />
Adieu 1945 ! Tel fut le cri du cœur,<br />
l’appel à la revanche de M. Kessler,<br />
rappelle Hervé Kempf…<br />
Un dernier trait relie ainsi les trois<br />
livres : un sentiment de ras-le-bol<br />
général allié à la nécessité d’une<br />
rupture radicale, à l’urgence de donner,<br />
au combat contre le parti de<br />
l’argent, un tour cette fois plus radical.<br />
« Il faut comprendre la violence<br />
comme une regrettable conclusion de<br />
situations inacceptables pour ceux qui<br />
les subissent », précise à cet égard<br />
Hessel. Refusant le recours au terrorisme,<br />
il plaide toutefois pour une<br />
résistance non-violente : une insurrection<br />
pacifique, certes, mais une<br />
insurrection quand même. S’inspirant<br />
des mouvements populaires<br />
qui, depuis dix ans, agitent les pays<br />
« La révolution, c’est trop quand le quotidien va, mais ce n’est rien quand le désordre du monde<br />
vous annonce que plus personne n’a d’avenir. », dit H. Kempf.<br />
de l’Amérique du Sud, Jean-Luc Mélenchon,<br />
pour sa part, pense une révolution<br />
citoyenne —un mouvement<br />
social confirmé par les urnes— possible<br />
en France. « La révolution, c’est<br />
trop quand le quotidien va, écrit-il,<br />
mais ce n’est rien quand le désordre<br />
du monde vous annonce que plus personne<br />
n’a d’avenir. » « S’il y a un esprit<br />
démocratique dans nos pays, qu’il se<br />
réveille ! », conclut Hervé Kempf. Un<br />
tel tir groupé, oui, interpelle. L’air du<br />
temps serait-il aux cerises ? « Osons !<br />
Ce mot renferme toute la politique de<br />
notre révolution », déclarait Saint-<br />
Just à propos de 1789. Les Tunisiens,<br />
déjà, s’en sont souvenus… <br />
26<br />
| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 27
ÉPoQUE<br />
ÉPoQUE<br />
À ProPoS dES ChaNGEMENtS d’hUMEUr<br />
tous bipos ?<br />
oLiviEr SwinGEdaU<br />
lE VÉritaBlE dÉFi dES FirMES PharMaCEUtiQUES N’ESt PaS dE<br />
dÉNiChEr dE NoUVEllES MolÉCUlES EFFiCaCES. EllES ÉCUMENt<br />
PoUr CEla UNE PlaNètE Par aillEUrS EXSaNGUE. l’oBJECtiF ESt dE<br />
PoPUlariSEr, SE FaMiliariSEr aVEC, PUiS VENdrE dES MÉdiCaMENtS.<br />
QUaNd EllES S’attaQUENt aUX « MaladiES dE l’âME », lE tErraiN<br />
dEViENt trèS GliSSaNt… WELCOME TO ThE BIPOLAR NEW WORLD.<br />
Le devoir de bien se soigner<br />
Une pub américaine. Une femme entre<br />
deux âges, assez jetée, danse dans un<br />
club. tout le monde s’écarte lentement<br />
d’elle. Une voix off intervient : « Votre<br />
médecin ne vous voit probablement jamais<br />
dans cet état-là, n’est-ce pas ? »<br />
Séquence suivante : la même femme,<br />
habillée très BCBG, s’active à faire ses<br />
courses avec efficacité. la même voix<br />
off : « C’est parce que les gens qui souffrent<br />
d’un trouble bipolaire et qui sont<br />
traités pour une dépression ne vont pas<br />
toujours mieux… car la dépression n’est<br />
qu’un des aspects de l’histoire ». retour,<br />
enfin, à la même femme, affalée à une<br />
petite table de cuisine, visiblement au<br />
fond du trou : « Où est-elle, celle qui parlait<br />
si vite, dansait si bien, était si éner gique,<br />
et active jour et nuit ? Elle se cache<br />
au lieu d’aller voir son médecin, n’est-ce<br />
pas ? »<br />
Que de choses dites dans un simple<br />
message publicitaire ! on n’y parle<br />
même pas du moindre médicament<br />
! Seule une simple mention,<br />
assez discrète, ponctue le bout<br />
de la séquence (www.bipolarawareness.com).<br />
Et un accès direct à<br />
un site appelé Bipolar help Center,<br />
sponsorisé par lilly Pharmaceuticals,<br />
heureux découvreur de l’olanzapine<br />
(Zyprexa), où un Mood disorder<br />
questionnaire (Souffrez-vous<br />
d’un simple trouble de l’humeur ?)<br />
complète une opération de marketing<br />
particulièrement subtile.<br />
Que lui reprocher, en effet ? « aidez<br />
votre médecin à vous aider » : vous<br />
n’allez quand même pas rater cette<br />
occasion de vous sentir mieux !<br />
l’américain d. healy se pose cette<br />
simple question : combien de personnes<br />
ayant vu ce clip publicitaire<br />
n’ont-elles pas un doute quant à la<br />
simple « normalité » de leur humeur ?<br />
Vous êtes parfois triste ? de mauvais<br />
poil ? Soyez rassuré, voici les remèdes…<br />
La bipolarité, une vraie<br />
maladie…<br />
…mais aussi un (grand) arbre qui cache<br />
la forêt. la vraie force de l’industrie<br />
pharmaceutique est de —toujours—<br />
partir du vrai pour prêcher le… moins<br />
vrai. la maniaco-dépression (une terminologie<br />
aujourd’hui tombée en désuétude)<br />
est, de fait, une maladie assez<br />
grave, qui peut être très débilitante,<br />
voire indirectement mortelle (suicide,<br />
négligence morbide), si elle n’est pas<br />
—ou mal— soignée. affublée du patronyme<br />
« BP1 » dans le descriptif psychiatrique<br />
jargonnant « dSM4 » (Diagnostic<br />
and Statistical Manual of Mental Disorders),<br />
la maladie bipolaire « primitive »<br />
est connue depuis l’antiquité, mais<br />
elle a été clairement précisée pour<br />
la première fois vers 1890 par le psychiatre<br />
allemand Kraepelin. Bipolaire<br />
lui-même, Vincent Van Gogh la décrivit<br />
très bien, sans prendre pleinement<br />
conscience de son déroulement vicieux<br />
et bien sûr sans pouvoir lui donner de<br />
nom, dans ses lettres à son frère théo<br />
et au docteur Gachet.<br />
C’est dans les années 50 que les deux<br />
pôles, dépressif et maniaque, des<br />
troubles bipolaires (tB en français)<br />
commencent à être traités, mais en<br />
parallèle. avec une efficacité certaine,<br />
au demeurant : tout comme les antidépresseurs<br />
révolutionnent la vie de<br />
personnes en grande souffrance, les<br />
phases de manie répondent très bien<br />
aux antipsychotiques et à une des plus<br />
grandes découvertes du XX e siècle : les<br />
sels de lithium comme régulateurs de<br />
l’humeur. on attendra cependant 1995<br />
et les laboratoires abbott pour que le<br />
valproate de sodium (depakote) soit<br />
indiqué dans les phases aiguës des<br />
manies et donc objectivé sur le marché.<br />
diversifier le marché<br />
à tout prix<br />
la notion de « stabilisateur de<br />
l’humeur » va se généraliser et, en<br />
2001, une centaine d’articles scientifiques<br />
y font référence. Voilà qui<br />
est donc très récent ! les académies<br />
hésiteront cependant, et ce jusqu’à<br />
aujourd’hui, à définir précisément le<br />
contenu de cette notion. Mais le message<br />
est passé : les patients « avec »<br />
troubles de l’humeur doivent être diagnostiqués<br />
comme tels et traités spécifiquement.<br />
le marché pharmaceutique<br />
n’en demandait pas plus pour<br />
exploser.<br />
il faut tout d’abord convaincre les malades<br />
potentiels. le concept de mood<br />
watching est à cet égard à la fois particulièrement<br />
insidieux et efficace. il permet<br />
au patient potentiellement bipolaire<br />
de noter ses variations d’humeur<br />
sur une période plus ou moins longue.<br />
on aboutit alors à une « courbe de<br />
l’humeur » plus ou moins ondulante.<br />
or, le patient potentiel —qui est aussi,<br />
on l’aura deviné, souvent également<br />
hypocondriaque— a naturellement tendance<br />
à exagérer de telles courbes, afin<br />
de se référer aux attentes du médecin<br />
(tendance à la conformité). Parmi les<br />
patients ainsi « objectivés », il y a évidemment<br />
beaucoup de patients bipolaires,<br />
mais aussi bien d’autres.<br />
le souci, c’est que ces « autres » intéressent<br />
énormément les laboratoires.<br />
Sur cette base d’apparence<br />
scientifique, l’industrie va avoir un<br />
coup de génie : imposer la démultiplication<br />
de la classification. À l’origine,<br />
le dSM de 1980 ne mentionnait que<br />
la forme maniaque du désordre bipolaire<br />
(le BP1, la maladie maniaco-dépressive,<br />
un épisode au moins d’hospitalisation<br />
pour crise de manie). Par<br />
souci de singularisation, l’industrie va<br />
persuader quelques scientifiques influents<br />
de « varier » leurs définitions.<br />
on passera désormais aussi par les<br />
désordres bipolaires de type 2, les<br />
BP mixtes et définis par défaut, sans<br />
oublier, enfin, le blockbuster : la cyclothymie.<br />
Si seulement 0,1 % de la<br />
population a une prévalence de BP1,<br />
on estime de 5 % à 10 % la totalité de<br />
ses formes cyclothymiques, ce qui représente<br />
une véritable révolution pour<br />
les labos. Un dernier coup parachèvera<br />
cette « avancée de la médecine » : le<br />
repêchage des antipsychotiques, devenus<br />
« atypiques ». Ces médicaments,<br />
puissants et efficaces dans la schizophrénie,<br />
existent déjà depuis plus d’un<br />
demi-siècle. Mais la reconnaissance<br />
de leur utilité dans la bipolarité (utilité<br />
certaine dans les phases maniaques)<br />
est très récente. les compagnies ont<br />
cependant dû lutter pour obtenir la<br />
licence pour la prophylaxie contre<br />
les troubles BP. lilly, Janssen, astra-<br />
Zeneca sont les leaders très heureux<br />
de cette nouvelle vague d’atypiques :<br />
« une avancée décisive dans votre<br />
bien-être », comme le mentionnent les<br />
luxueux fascicules destinés à des médecins<br />
généralistes conquis d’avance,<br />
car débarrassés des hypocondriaques<br />
devenus… hypomanes.<br />
What’s the problem ?<br />
de bons médicaments… des firmes<br />
dynamiques… où serait donc le problème<br />
? des millions de personnes<br />
bipolaires ont vu leur état de santé<br />
psychique s’améliorer considérablement<br />
grâce à la médication<br />
(il semble en effet établi que ni la<br />
psychothérapie, et encore moins la<br />
psychanalyse, ne peuvent aider les<br />
véritables bipolaires). Souvent, les<br />
(nombreux) effets secondaires de<br />
ces substances valent la peine d’être<br />
vécus, pourrait-on même affirmer<br />
avec un peu de cynisme !<br />
le problème se trouve précisément à<br />
ce niveau. Celui de cette définition, flottante<br />
et un peu filandreuse, de « véritables<br />
bipolaires ».<br />
le caractère —volontairement ?—<br />
vague du dSM et de ses petits frères<br />
de plus en plus délirants (certains<br />
psychiatres n’hésitent pas à parler,<br />
en 2010, d’une dizaine de formes de<br />
bipolarité !) et son côté descriptif, incohérent<br />
et/ou outré, permettent en<br />
quelque sorte à un médecin influençable<br />
ou peu formé de déclarer bipolaire…<br />
un peu n’importe qui. À commencer<br />
par les dépressifs, avec des<br />
conséquences.<br />
Nombre de personnes malades « finissent<br />
» dès lors avec des cocktails<br />
médicamenteux lourds, très lourds<br />
(de 4 à 8 molécules !) en étant parallèlement<br />
de moins en moins réévaluées<br />
par leur spécialiste, ce qui<br />
est un comble. Car comment, en<br />
effet, déterminer que tel problème<br />
provient de telle molécule, de quelle<br />
interaction ? Un souci qui n’est manifestement<br />
pas celui des firmes pharmaceutiques<br />
!<br />
Les assistances morales<br />
UN rePOrTAGe De 25 MINUTes rÉALIsÉ PAr Le CLAv<br />
Le mouvement laïque est actif dans tous les<br />
grands enjeux de notre société. Cette présence<br />
se traduit concrètement par ce que l’on appelle<br />
l’« assistance morale ». Celle-ci est la mise en<br />
application et l’expression des valeurs du mouvement<br />
laïque.<br />
De l’assistance morale en milieu hospitalier<br />
en passant par l’univers carcéral, en faisant un<br />
détour par le Festival des libertés, pour revenir<br />
au réseau laïque de solidarité de la ville de<br />
Mons, ce reportage de 25 minutes montre que<br />
l’assistance morale est active dans de nombreux<br />
dans la société de stress, de surproductivité<br />
forcée, de surmenage<br />
organisé que nous connaissons aujourd’hui,<br />
les troubles de l’humeur<br />
touchent un nombre toujours plus<br />
important de personnes qui n’auraient<br />
évolué, voilà encore un demi-siècle,<br />
voire vingt ans, que vers<br />
un tempérament cyclothymique.<br />
dans son dernier ouvrage, Trop<br />
vite, J.-l. Servan-Schreiber se souvenait<br />
avec beaucoup de pertinence<br />
du fait que son père, véritable bourreau<br />
de travail, tout comme lui,<br />
semblait (et même, « était ») nettement<br />
moins stressé, plus souriant,<br />
très peu changeant dans ses humeurs…<br />
tout en travaillant davantage<br />
que lui et sans apparemment<br />
subir de stress notable ! il est évident<br />
que, parmi ces malades de la<br />
vitesse et de la quantité que nous<br />
sommes devenus, la proportion de<br />
véritables bipolaires reste assez<br />
mince, de 1 à 5 % environ.<br />
Mais, dans le doute, le généraliste<br />
pressé ou le spécialiste peu regardant<br />
risquent de ne plus (vouloir) faire de<br />
différence (selon Serge hefez, « le recours<br />
au médicament arrange tout le<br />
monde »).<br />
la boucle est bouclée, même si<br />
l’industrie pharmaceutique n’en<br />
sort pas grandie. Ce qu’elle accepte<br />
avec… bonne humeur… <br />
domai nes et sous de multiples formes : resto du<br />
cœur, boutique d’emploi, école de devoir, cours<br />
d’alphabétisation… la liste est longue !<br />
Cette coproduction CLAv-CAL est présentée par<br />
virginie Cordier. L’émission est découpée en cinq<br />
reportages qui mettent en exergue les principaux<br />
secteurs de l’assistance morale au travers du<br />
vécu de bénéficiaires et d’intervenants laïques.<br />
si vous souhaitez acquérir un DvD de cette<br />
émission, il vous suffit de vous adresser au :<br />
clav@ulb.ac.be<br />
Sources<br />
david healy, “the latest Mania :<br />
Selling Bipolar disorder”, april 11 th<br />
2006 : http://www.plosmedicine.org/<br />
article/info % 3adoi % 2F10.1371 %<br />
2Fjournal.pmed.0030185<br />
Monique debauche, « Marché des<br />
psychotropes : construction historique<br />
d’une dérive », 17 mai 2008 : http://<br />
pharmacritique.20minutes-blogs.fr/<br />
archive/2008/05/17/marche-des-psychotropes-construction-historique-dune-deriv.html<br />
David. d. loring, “Cognitive Side<br />
Effects of antiepileptic drugs in Children”,<br />
in Psychiatric Times, September<br />
1 st 2005, www.psychiatrictimes.com/<br />
display/article/10168/52286.<br />
Mais aussi :<br />
dr Christian Gay, Vivre avec un maniaco-dépressif,<br />
Paris, hachette, 2008.<br />
les livres du dr Elie hantouche aux<br />
éditions Guy trédaniel.<br />
Les ouvrages évoquant le sur-diagnostic<br />
de l’adhd aux États-Unis<br />
(tdah - troubles de l’attention chez<br />
les enfants et les adolescents) sont<br />
également très parlants quant à cette<br />
dérive mercantile de la sur-psychiatrisation.<br />
28<br />
| Espace de libertés 394 | février 2011 | Espace de libertés 394 | février 2011 29
ÉFlEXioNS<br />
La sagesse d’Épicure<br />
MichEL GrodEnt<br />
si L’étude de<br />
L’antiquité, si négLigée<br />
de nos Jours, peut encore<br />
nous enseigner queLque<br />
chose, c’est Bien<br />
La conscience exacte<br />
de notre peu<br />
d’importance.<br />
1 Les Épicuriens, édition publiée<br />
sous la direction de Daniel Delattre<br />
et de Jackie Pigeaud, Paris, Gallimard,<br />
Bibliothèque de la Pléiade,<br />
2010, 1 482 pages, 62,50 euros.<br />
2 Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri<br />
Atlan, À tort et à raison. Intercritique<br />
de la science et du mythe, Paris, Éditions<br />
du Seuil, 1986.<br />
3 Xavier de Schutter, Délices et supplices<br />
de l’au-delà. La vie après la vie,<br />
Paris/Bruxelles, Desclée de Brouwer/<br />
Éditions Mols, coll. « Autres regards »,<br />
2010, 432 pages, 27,50 euros.<br />
d’Épicure et de l’épicurisme, que<br />
savons-nous vraiment, si nous n’appartenons<br />
pas à la catégorie étroite<br />
des spécialistes ? Sur<br />
l’océan de la mémoire<br />
surnagent quelques<br />
formules comme le<br />
célèbre « Epicuri de<br />
grege porcum », ce<br />
« pourceau du troupeau<br />
d’Épicure » dont<br />
l’incisif horace avait<br />
fait usage pour se<br />
moquer souverainement<br />
de lui-même, face à tibulle, son<br />
désespérant confrère. les plus lettrés<br />
ou les plus nostalgiques se souviennent<br />
d’avoir fréquenté lucrèce et<br />
son De rerum natura, recueillant au<br />
passage une sagesse qui n’a pas de<br />
prix : « Suave, quand les vents troublent<br />
la surface, sur la mer immense, / de<br />
contempler depuis la terre l’effort immense<br />
d’autrui ; / non que la souffrance<br />
de quiconque soit doux plaisir ; / mais<br />
apprécier la distance des maux, dont on<br />
est soi-même à l’écart, est suave. »<br />
Belle et inspirée, belle et rythmée,<br />
la traduction que je cite est l’un des<br />
points forts du volume sur les Épicuriens,<br />
dernier fleuron de la Bibliothèque<br />
de la Pléiade. Elle est l’œuvre<br />
de Jackie Pigeaud qui, avec daniel<br />
delattre, a dirigé une édition destinée<br />
à faire date, tant elle offre d’entrées<br />
dans un matériau philosophique que<br />
nous ne pouvons le plus souvent apprécier<br />
que fragmentairement ou indirectement,<br />
via des réfutations plus<br />
ou moins dictées par la malveillance 1 .<br />
l’impression d’ensemble évoque souvent<br />
la déambulation savante parmi<br />
des vestiges soustraits miraculeusement<br />
aux injures du temps.<br />
Ô paradoxe d’une carbonisation salvatrice<br />
! la catastrophe de Pompéi a<br />
permis que soient retrouvés d’inestimables<br />
papyrus qui formaient la bibliothèque<br />
de Philodème de Gadara.<br />
Nous voici appelés à les lire pour la<br />
première fois en français. Non sans<br />
méditer sur la fragilité de l’espèce<br />
humaine, condamnée à perdre, à<br />
chaque période, des pans entiers de<br />
son patrimoine intellectuel. Que nous<br />
reste-t-il de l’ouvrage fondamental<br />
d’Épicure, La Nature ? Peu de chose :<br />
une dérision ! Et dire qu’il équivalait<br />
à « une dizaine de volumes dans une<br />
collection moderne de textes classiques<br />
» ! Si l’étude de l’antiquité, si<br />
négligée de nos jours, peut encore<br />
nous enseigner quelque chose, c’est<br />
bien la conscience exacte de notre<br />
peu d’importance.<br />
la pratique assidue de la philologie<br />
classique dispose à l’anéantissement<br />
systématique des illusions, ce qui<br />
n’est pas toujours sans danger pour<br />
le philologue. dans le pire des cas, le<br />
savoir a une fonction désespérante.<br />
dans le meilleur, des vertus lénitives.<br />
on n’est jamais alors très éloigné de<br />
la doctrine épicurienne qui, rappelle<br />
Jackie Pigeaud, assigne à la science<br />
la mission de faire régner l’ataraxie,<br />
© Roger Viollet/AFP<br />
l’absence de troubles : « La connaissance<br />
des phénomènes célestes se<br />
contentera fort bien de plusieurs explications,<br />
même si elles nous paraissent<br />
contradictoires entre elles. Il suffit<br />
qu’elles ne soient pas en contradiction<br />
avec nos perceptions du monde. L’important<br />
n’est pas la vérité, mais ce qu’il<br />
faut de “vérités” pour assurer la paix, la<br />
tranquillité. »<br />
Ce commentaire nous montre un Épicure<br />
situé à des années-lumière de la<br />
scientificité contemporaine qui place<br />
la prédiction et l’expérimentation audessus<br />
de l’explication du réel, dans<br />
la mesure où elles promettent toute<br />
une série de performances technologiques<br />
2 . le rôle indéniablement moral<br />
joué par les savants de l’antiquité<br />
ne s’observe pas seulement dans la<br />
cosmologie, mais dans l’eschatologie,<br />
la science des fins dernières, les<br />
discours bariolés inventés en Grèce<br />
et ailleurs pour rendre compte de<br />
l’après-mort.<br />
Quand il s’agit de visualiser l’invisible,<br />
les pauvres humains ne sont jamais<br />
en reste. Xavier de Schutter, qui est<br />
philologue classique et historien des<br />
religions, a rassemblé sur le sujet<br />
toute une bibliothèque fantastique :<br />
il incite le lecteur à comparer les<br />
géographies funéraires et à prendre<br />
part à de multiples voyages extraordinaires<br />
dans le monde supraterrestre<br />
3 . les fables récoltées ne font<br />
jamais qu’interpréter l’ailleurs en<br />
fonction des us et des coutumes d’icibas,<br />
mais leur pluralité ne doit pas<br />
décourager le comparatiste, appelé<br />
à « mettre en lumière, derrière cette<br />
diversité, la récurrence de quelques<br />
thèmes qui jalonnent les routes de<br />
l’au-delà. » au terme de l’excursion, le<br />
voyageur n’aura gagné qu’un peu plus<br />
d’ironie et un peu plus de tolérance :<br />
n’est-ce pas l’essentiel ? <br />
À propos de l’entretien de Frédéric Soumois avec axel<br />
Kahn, publié dans notre numéro de septembre 2010<br />
sous le titre « Pour une méthode éthique universelle »,<br />
le dr Marc Englert a souhaité réagir.<br />
Les contrevérités du<br />
professeur axel Kahn<br />
dr Marc EnGLErt<br />
Professeur honoraire à l’UlB<br />
le professeur axel Kahn, éthicien<br />
éminent, membre du Comité national<br />
d’éthique français, président du<br />
Groupe des experts de haut niveau<br />
sur les sciences de la vie auprès de<br />
la Commission européenne, président<br />
de l’Université Paris-descartes,<br />
est aussi écrivain. À l’occasion de<br />
la sortie en librairie de son dernier<br />
ouvrage Un type bien ne fait pas ça, il<br />
inaugure, dans une interview publiée<br />
par Espace de Libertés 1 , une forme<br />
originale d’analyse de la loi belge de<br />
dépénalisation de l’euthanasie : la<br />
banalisation par le mensonge. alors<br />
qu’il se déclare clairement opposé<br />
à l’euthanasie, il n’hésite pas en effet<br />
à affirmer que la loi belge ne lui<br />
pose pas de problème « sinon dans<br />
son énoncé » 2 parce qu’elle « n’a rien<br />
révolutionné et n’autorise rien d’autre<br />
que ce qui est autorisé en France par<br />
la loi Léonetti » ! « La loi belge […] fait<br />
ce que fait la loi Léonetti en France :<br />
donner la possibilité d’abréger la vie,<br />
dans des cas très particuliers, en fin de<br />
vie, dans une phase terminale, quand<br />
la douleur physique et morale ne peut<br />
plus être soulagée.»<br />
on admirera l’audace de cette présentation<br />
de notre législation, qui<br />
accumule en une seule phrase plusieurs<br />
contrevérités :<br />
la demande du patient, élément<br />
essentiel pour permettre l’euthanasie,<br />
est tout simplement oubliée,<br />
la maladie incurable grave, exigée<br />
par la loi belge, qui a rendu<br />
l’euthanasie possible chez plus de<br />
trois mille patients depuis 2002, est<br />
transformée en « des cas très particuliers<br />
»,<br />
l’obligation de se trouver en « phase<br />
terminale » et « en fin de vie » est totalement<br />
fausse.<br />
le souci d’a. Kahn est évidemment de<br />
valoriser la loi française de 2005, dite<br />
loi léonetti, dont le but est clairement<br />
de barrer la route à la revendication<br />
de la majorité des Français d’obtenir<br />
le droit à l’euthanasie. Une présentation<br />
correcte de notre législation<br />
aurait rendu impossible l’affirmation<br />
que la loi léonetti donne les mêmes<br />
possibilités que la nôtre : elle se limite<br />
en effet à autoriser « l’arrêt d’un traitement<br />
déraisonnable » et l’utilisation<br />
d’un traitement palliatif en fin de vie<br />
« qui peut avoir pour effet secondaire<br />
d’abréger la vie » et n’autorise en aucune<br />
façon de donner intentionnellement<br />
la mort à la demande du patient,<br />
quelles que soient les situations. tous<br />
les gestes doivent d’ailleurs émaner<br />
essentiellement du médecin et non<br />
du patient. […]<br />
Contrairement à la loi belge de 2002,<br />
la loi française est une simple autorisation,<br />
décidée par le corps médical,<br />
de laisser mourir sous traitement<br />
palliatif. le « traitement qui peut avoir<br />
pour effet secondaire d’abréger la<br />
vie », c’est-à-dire l’utilisation d’antalgiques<br />
et de sédatifs en fin de vie,<br />
n’a rien d’exceptionnel et fait partie<br />
des soins médicaux normaux dans<br />
la plupart des pays industrialisés,<br />
même s’ils peuvent rapprocher involontairement<br />
le moment du décès.<br />
on s’étonne de trouver de telles<br />
contrevérités dans la bouche d’une<br />
personnalité éminente. Elles inciteraient<br />
à paraphraser méchamment<br />
le titre de son dernier ouvrage. Mais<br />
il ne faut sans doute plus s’étonner de<br />
rien car, comme l’écrivait déjà Bertold<br />
Brecht, un homme responsable<br />
est un homme capable de tout. <br />
1 « Pour une méthode éthique universelle : entretien<br />
avec A. Kahn », in Espace de Libertés n°389.<br />
2 La loi de 2002 s’intitule « Loi relative à l’euthanasie ».<br />
Coup de<br />
philo<br />
L’amérique, L’amérique… !<br />
MICHEL GRODENT<br />
Un Français qui ne conçoit pas quelque agacement au spectacle<br />
du triomphalisme américain ne peut pas être totalement<br />
français. Il est vrai qu’il y a bien des raisons de se sentir<br />
colonisé dans un cosmos réduit où toute l’intelligence technologique<br />
semble être devenue l’apanage d’une seule culture,<br />
où il semble impossible d’exister en tant qu’homme si l’on<br />
n’a pas une maîtrise suffisante de la langue anglaise. Car la<br />
participation à la civilisation numérique, fondement du nouvel<br />
humanisme, est impensable sans liaison avec des moteurs de<br />
recherche situés aux states, donc appelés à véhiculer volontairement<br />
ou non une certaine forme d’idéologie.<br />
Dans un livre qui fait déjà grand bruit, bug made in france 1 ,<br />
Olivier Poivre d’Arvor renoue avec le bon vieux temps de la<br />
contestation anti-américaine lorsqu’il dénonce à grand fracas<br />
cette situation apparemment catastrophique pour son pays et<br />
ses valeurs immortelles. Je cite le prière d’insérer : « la véritable<br />
révolution culturelle, celle de l’accès, de la participation<br />
du public à l’édification du savoir, a été gagnée par le nouveau<br />
monde. notre “logiciel”, fondé sur la vieille encyclopédie<br />
et son pouvoir de “prescription” est à l’évidence hors d’usage. »<br />
Culture participative contre culture prescriptive, culture souple<br />
contre culture dirigiste : serait-ce la dernière bataille perdue<br />
par la France ? Un peu de bon sens suffit à ruiner ce genre de<br />
raisonnement hâtif. Pour faire le meilleur usage d’une banque<br />
de données quelle qu’elle soit, il faut posséder une certaine<br />
compétence, un certain esprit critique. Autrement dit, un accès<br />
plus facile à la connaissance n’implique pas nécessairement un<br />
meilleur contrôle de celle-ci, lequel ne peut être atteint sans<br />
une incessante remise en question, sans un travail harassant<br />
d’évaluation, de comparaison entre les données démocratiquement<br />
offertes à tous.<br />
Reste évidemment le problème de la domination culturelle<br />
américaine qui s’affirme via le cinéma hollywoodien ou la<br />
musique dite « jeune » : comment nier l’impérialisme favorisé<br />
par la démission ou le manque de curiosité de nos élites<br />
européennes ? Mais l’histoire n’est jamais finie. N’en déplaise à<br />
tous les Fukuyama du monde. <br />
1 Olivier Poivre d’Arvor, bug made in france ou l’histoire d’une capitulation<br />
culturelle, Paris, Gallimard, 152 pages, 12 euros.<br />
30<br />
| Espace de libertés 394 | février 2011<br />
| Espace de libertés 394 | février 2011 31
CULTURE<br />
CULTURE<br />
Le Festival de Liège<br />
Un théâtre d’ambition<br />
internationale<br />
Christian Jade<br />
Les amateurs de théâtre haut de gamme ont deux références<br />
en Belgique : le Kunstenfestivaldesarts depuis 1984 et le<br />
Festival de Liège, créé en 1958 par Robert Maréchal.<br />
Emma Dante, Trilogie.<br />
Festival de Liège, jusqu’au 19<br />
février dont 5 pièces sur 20<br />
visibles au Théâtre National<br />
(Bruxelles), 4 à L’Ancre (Charleroi)<br />
et une à la Maison de la<br />
culture de Tournai. Info : www.<br />
festivaldeliege.be<br />
Deux mots d’histoire<br />
La Belgique théâtrale s’est longtemps<br />
reconnue dans le Festival de Spa, créé<br />
en 1959 par Jacques Huisman pour<br />
promouvoir les créations du National<br />
en avant-première. Mais c’est de<br />
Liège, en 1958, que vint le goût d’importer,<br />
en un Festival Jeune Théâtre<br />
(devenu Festival de Liège), des spectacles<br />
venus d’autres horizons.<br />
Depuis 1994, le Kunstenfestival desArts<br />
de Bruxelles, par le prestige et l’activisme<br />
de sa créatrice, Frye Leysen, a<br />
monopolisé l’attention des amateurs<br />
belges d’un théâtre international haut<br />
de gamme. Depuis 2001, Jean-Louis<br />
Colinet, qui dirige à la fois le Festival de<br />
Liège et le Théâtre National, propose<br />
un théâtre et politique et poétique qui<br />
nous parle de notre temps.<br />
Par rapport au « Kunsten », plus pointu<br />
et plus esthétisant, plus proche aussi<br />
© Carmine Maringola<br />
de la performance, de l’installation,<br />
des arts plastiques que du récit théâtral,<br />
Jean-Louis Colinet plonge un<br />
regard aigu sur notre réalité sociale<br />
et ses conflits, ne refuse pas le récit<br />
mais dans des formes modernes et<br />
poétiques où les nouvelles technologies<br />
servent à aiguiser notre sensibilité<br />
aux problèmes du monde moderne.<br />
Des fidélités et des<br />
découvertes internationales<br />
Une des forces de ce Festival de Liège<br />
new look, c’est d’avoir su importer<br />
des metteurs en scène très connus,<br />
comme Falk Richter de la prestigieuse<br />
Schaubühne de Berlin ou le Français<br />
Joël Pommerat, « artiste associé »,<br />
comme Richter, du Théâtre National,<br />
pour y former de jeunes acteurs et<br />
metteurs en scène belges. Une manière<br />
de faire « coup double » : ces invités<br />
réguliers du Festival sont aussi les<br />
coachs prestigieux des jeunes artistes<br />
associés du National.<br />
Autre source internationale chère à<br />
Colinet : les Italiens, moins connus<br />
mais tout aussi intéressants, comme<br />
Ascanio Celestini (absent pour la<br />
première fois cette année) ou Emma<br />
Dante, une Sicilienne, aussi invitée à<br />
la Scala de Milan, qui propose ici une<br />
Trilogie dense et pas misérabiliste sur<br />
la pauvreté, la vieillesse et la maladie.<br />
Mais les habitués seront très curieux<br />
de découvrir une Russe, Tatiana Frolova,<br />
qui nous plonge dans la guerre<br />
oubliée de Tchétchénie, sous l’angle<br />
du moral et du physique dégradé<br />
d’un soldat russe, victime et bourreau.<br />
Le Chilien Guillermo Calderon<br />
évoquera la Révolution russe (ratée)<br />
de 1905 « vécue » par Tchékov. Auparavant,<br />
nous aurons vu, en ouverture,<br />
un spectacle musical-slam : Lyrics<br />
from Lockdown où l’Américain Bryonn<br />
Bain raconte son emprisonnement,<br />
par erreur judicaire et « délit de sale<br />
gueule »… noire.<br />
« Nouvelles vagues » et<br />
trilogie Richter<br />
Cette année, J.-L. Colinet a créé le<br />
concept de jeunes « artistes associés »<br />
au National, qu’il « lance » à Liège :<br />
c’est le cas de Fabrice Murgia (nous<br />
y reviendrons) mais aussi de Coline<br />
Struyf. Son théâtre « documentaire »<br />
explorera, dans Balistique terminale,<br />
tous les aspects, réalistes et… poétiques,<br />
réels et fictifs, d’une balle sur<br />
un corps, de l’impact à la chute. Un<br />
jeune collectif français, Pôle Nord,<br />
propose deux pièces, Sandrine et Chacal,<br />
où, à partir d’une vie quotidienne<br />
démolie, un théâtre brut s’insinue par<br />
sa profondeur poétique.<br />
Le clou de l’ensemble : le duo entre le<br />
jeune Belge Fabrice Murgia —lancé<br />
internationalement d’Avignon à Paris,<br />
par un superbe Chagrin des ogres—, et<br />
l’artiste confirmé, Falk Richter. Dans<br />
Dieu est un DJ, pièce radiophonique de<br />
Richter, un homme vacille entre cauchemar<br />
et réalité dans la Vallée de la<br />
Mort californienne. Murgia y insinue<br />
une vidéo douce et un duo d’acteurs,<br />
sobres dans leurs délires. Murgia fait<br />
aussi le pari d’une pièce sans paroles<br />
Chronique d’une ville épuisée, où la solitude<br />
dans les grandes villes se joue<br />
à la frontière du théâtre, de la vidéo et<br />
de l’Internet.<br />
Quant à Falk Richter, il sera aussi mis<br />
en scène par le Français Stanislas<br />
Nordey dans une autobiographie pleine<br />
d’humour, My Secret Garden, (vu à Avignon,<br />
excellent) avec notamment Anne<br />
Tismer, parfaite bilingue, et géniale<br />
dans toutes les langues. Et Richter<br />
mettra lui-même en scène Play loud,<br />
avec de jeunes comédiens belges, où<br />
la chanson risque de faire concurrence<br />
à la parole pour décrire les sensations<br />
d’une jeunesse à problèmes. <br />
Entre Paradis et Enfer - Mourir au Moyen Âge<br />
Inéluctable mort<br />
Ben Durant<br />
Inéluctable ! Ainsi donc, la mort est<br />
l’inéluctable conclusion de notre<br />
brève existence terrestre et rien ni<br />
personne ne peut l’empêcher, ni le<br />
prêtre ni le médecin, c’est le fossoyeur<br />
et la camarde qui ont toujours<br />
le dernier mot. Devant cette terrifiante<br />
évidence, l’homme médiéval va<br />
tenter d’aménager l’au-delà en prenant<br />
quelques précautions dans l’en<br />
deçà. Il va ainsi inventer le concept<br />
de la « bonne mort », celle que l’on va<br />
pudiquement appeler « dormition » à<br />
l’usage de la Vierge Marie ou celle qui<br />
va prendre les allures de « repos éternel<br />
», gisants de preux et de gentes<br />
dames, saisis de catalepsie pétrifiée<br />
au sein des cathédrales.<br />
Car on meurt beaucoup au Moyen<br />
Âge : l’espérance de vie est loin d’être<br />
aussi longue qu’aujourd’hui, la mortalité<br />
enfantine est énorme et nombreuses<br />
sont les femmes qui meurent<br />
en couches. Il y a aussi les épidémies,<br />
dont les tristement célèbres pestes<br />
noires colportées par les rats, mais<br />
aussi les famines et les guerres<br />
interminables qui peuvent durer<br />
jusqu’à cent ans et dévastent des<br />
régions entières d’Europe. Pourtant,<br />
contrairement aux idées reçues, ce<br />
n’est pas faute d’hygiène, on se lave<br />
abondamment et on s’asperge encore<br />
davantage d’eau bénite ! Durant tout<br />
le Moyen Âge, les médecins s’inspirèrent<br />
du traité Le Canon de la médecine<br />
du persan Avicenne qui stipulait fort<br />
justement, déjà au X e siècle : « La médecine<br />
est la science par laquelle sont<br />
connues les dispositions du corps humain,<br />
en tant qu’il en est dans l’état sain<br />
ou qu’il en est éloigné, afin de préserver<br />
la santé si elle existe ou de la restaurer<br />
si elle est perdue. »<br />
Une des caractéristiques majeures<br />
qui différenciât l’Homo Sapiens du<br />
Néanderthalien, fut l’usage des rites<br />
de sépultures et l’homme médiéval<br />
fut lui aussi très sensible à ces rituels<br />
qui préparaient le défunt à affronter<br />
son juge suprême, car Saint<br />
Augustin avait été très clair à ce sujet<br />
: « Qu’on ne s’y trompe pas, il n’y<br />
a que deux lieux ». Donc mieux valait<br />
monter au Paradis plutôt que d’être<br />
englouti par les Ténèbres infernaux.<br />
Paradis rimait certes avec résurrection<br />
mais il y avait « beaucoup d’appelés<br />
et peu d’élus » ; aussi faudrat-il<br />
attendre le XIV e siècle pour que<br />
s’invente un espace transitoire dévolu<br />
aux âmes en peine et que l’Église<br />
appellera Purgatoire.<br />
Dorénavant, le cimetière joue<br />
un rôle primordial, ceinturant<br />
l’église au cœur de la cité,<br />
même si souvent la fosse<br />
commune reste davantage<br />
le lot habituel par rapport<br />
aux sarcophages et autres<br />
mausolées des nantis de ce<br />
monde.<br />
Mais l’époque sera surtout<br />
marquée par le fléau de la<br />
peste qui relègue la lèpre au<br />
rang d’anecdote. La Peste<br />
noire de 1348 ponctionnera<br />
la moitié de la population<br />
européenne, la médecine<br />
se révèle impuissante et on<br />
assiste à un sauve-qui-peut<br />
général devant une mort<br />
triomphale dorénavant symbolisée<br />
par un squelette drapé dans un<br />
suaire et armé d’une redoutable faux.<br />
Elle n’épargne ni l’innocent bébé, ni<br />
le jeune homme, encore moins le<br />
vieillard. Pire, les puissants sont aussi<br />
impuissants que leurs pauvres sujets.<br />
Le traumatisme sera immense<br />
et malheur aux marginaux, des centaines<br />
de communautés juives seront<br />
ainsi massacrées au nom de l’exorcisme<br />
et comment ne pas frissonner<br />
© MRAHB<br />
d’effroi devant ces<br />
sanguinolents cortèges<br />
de flagellants ?<br />
Ô mort, toi qui est<br />
la médecine de tant<br />
Ainsi apparurent sur<br />
de maux et le remède<br />
les murs des cimetières<br />
—de Bâle à<br />
contre la mauvaise<br />
fortune.<br />
Pise— ces « Danses<br />
Ausiàs March, ca 1425<br />
macabres », dans lesquelles<br />
un quatuor de<br />
squelettes musiciens<br />
emmène en joyeuse sarabande, le<br />
pape, l’empereur, la reine, le damoiseau,<br />
le laboureur et l’enfançon. Nul<br />
n’échappant à son funeste sort.<br />
Michael Wolgemut, Danse macabre, xylographie, 1493.<br />
Très pédagogique et forte de deux<br />
cent cinquante documents, objets,<br />
livres et tableaux provenant de prestigieuses<br />
collections, disposés dans<br />
une très belle scénographie contemporaine,<br />
l’exposition, à travers quatre<br />
thèmes (les causes, les rituels, les<br />
monuments et les croyances) revisite<br />
ce sujet universel qui nous bouleverse<br />
tous, inéluctablement, la mort. <br />
Entre Paradis et Enfer – Mourir<br />
au Moyen Âge, Musées Royaux<br />
d’Art et d’Histoire, Parc du Cinquantenaire,<br />
1000 Bruxelles<br />
- 02 741 72 11 - www.mrah.be<br />
Jusqu’au 24 avril 2011. Du mardi<br />
au dimanche, de 10 à 17 h.<br />
Catalogue sous la direction de<br />
Sophie Balace et Alexandra De<br />
Poorter, Fonds Mercator.<br />
32 | Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 33
agenda<br />
agenda<br />
Les lecteurs nous écrivent<br />
À propos de Descartes<br />
L’article à propos de Descartes dans Espace de Libertés (n°392/décembre 2010) m’a fait repenser à un livre<br />
extraordinaire à son sujet paru l’an dernier en Allemagne, titre : Der rätselhafte Tod des René Descartes, auteur :<br />
Theodor Ebert, professeur de philosophie e.r. (traduction du titre : La mort énigmatique de René Descartes).<br />
[…]<br />
Le sujet devrait vous intéresser, puisqu’il ne s’agit pas seulement de la mort du philosophe, mais de son<br />
assassinat par l’Église ! Cette thèse, ce soupçon ont toujours été dédaigneusement écartés par les historiens<br />
français. […]<br />
Il est plus que probable que Descartes mourut suite à l’absorption de deux hosties à l’arsenic. […] Nelly Moia<br />
Les lecteurs se feront leur opinion.<br />
À propos du « sacré » (EDL 392/décembre 2010)<br />
Est-ce la vocation du CAL de concéder l’usage du mot « sacré » aux seules religions ? […]<br />
Le dossier consacré au « sacré » […] n’était-il pas l’occasion d’affirmer, au contraire, le sens humaniste du mot<br />
« sacré » ? « Au sens moral (très usuel), le caractère sacré de la personne humaine. Il s’y ajoute dans cette acception l’idée<br />
d’une valeur absolue, incomparable » (in Le vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’A. Lalande, 1 re édition<br />
1926). Comment expliquer l’ancrage de la Déclaration universelle des droits de l’homme sans reconnaître<br />
le caractère sacré de la personne humaine, sa dignité, sa liberté et ses droits fondamentaux inaliénables, etc. ?<br />
Le dossier est continuellement en écho au dernier livre que j’ai écrit Le symbole de la fidélité au genre humain<br />
(ndlr : Éditions Le Chariot, 2009) mais celui-ci n’est pas référencé. […] Roland de Bodt<br />
Jusqu’au 16/02 « En quête d’identité », expo-animation.<br />
Organisée par la Maison de la Laïcité de La Louvière. Lieu :<br />
Lycée Technique, salle Maurice Herlemon, rue Paul Pastur<br />
1, La Louvière. Réservations : 064 84 99 74 – info@laicitelalouviere.be<br />
Jusqu’au 19/02 « Ni vamp(s), ni carpette(s) ! », une quinzaine<br />
thématique sur l’égalité homme/femme, les préjugés<br />
sexistes et les violences faites aux femmes. Organisée par le<br />
CAL de Liège. Renseignements : 04 232 70 48 – http://www.<br />
calliege.be<br />
Vendredi 11/02 – 21h « Ananke », café-cabaret dans le<br />
cadre de « Nam in Jazz ». Organisé par la Maison de la Laïcité<br />
François Bovesse. Lieu : Le Miroir, rue Lelièvre 5, Namur.<br />
Renseignements : 081 22 43 63 – chd@mlfbn.org<br />
Les jeudi 17/02 et 24/02 – 14h « Philo vs Psycho,<br />
en toute sympathie ? », café paroles. Organisé par le CAL/<br />
Brabant Wallon. Lieu : rue Lambert Fortune 33, Wavre.<br />
Renseignements : 010 22 31 91 – cafephilo@laicite.net<br />
Jeudi 17/02 – 9h30 « La place des handicapés mentaux<br />
dans la cité ? », petits déjeuners impertinents. Organisés<br />
par le CAL de Namur. Lieu : rue de Gembloux 48, Namur.<br />
Réservations : 081 73 01 31.<br />
Vendredi 18/02 – 18h30 « Et si nous discutions philosophie<br />
? », café philo sur le thème « L’homme n’a-t-il qu’une<br />
seule origine ? Organisé par le CAL/Charleroi. Lieu : Espace<br />
70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91 71 –<br />
calcharleroi@laicite.net<br />
Vendredi 18/02 – 20h Ciné-débat « Louise Michel » de<br />
Gustave Kervern et Benoît Delépine. Le film sera suivi d’un<br />
débat sur le thème « Y a-t-il une vie après la fermeture de<br />
l’usine ? ». Organisé par la Maison de la Laïcité d’Alembert.<br />
Lieu : place Abbé Renard 2, Braine-l’Alleud. Réservations : 02<br />
387 33 26 – chantal@dalembert.be<br />
Dimanche 20/02 – 15h Projection du film « Bienvenue<br />
à Gattaca » de Andrew Niccol, suivie d’un débat.<br />
Organisés par Laïcité Ixelles. Lieu : chaussée de Boondael<br />
210, 1050 Bruxelles. Renseignements : 0473 86 20 41.<br />
Jeudi 24/02 – 20h « 4 mois, 3 semaines et 2 jours »<br />
de Christian Mungiu, ciné-club dans le cadre du Cinéma<br />
des Résistances. Organisé par la Maison de la Laïcité de<br />
Morlanwelz. Lieu : salle Robert Joly, place Albert 1 er 16a,<br />
Morlanwelz. Réservations : 064 44 23 26.<br />
Jeudi 24/02 – 20h « L’amitié et l’amour », conférence<br />
par Lambros Couloubaritsis. Organisée par l’Extension ULB<br />
de Wavre. Lieu : Maison de la Laïcité Irène Joliot-Curie, rue<br />
Lambert Fortune 33, Wavre. Renseignements : 010 22 89 30<br />
– nadlu@skynet.be<br />
Vendredi 25/02 – 9h30 « La gestion d’un entretien en<br />
situation de crise », formation par Isabelle Abras. Organisée<br />
par la LEEP. Lieu : rue de la Fontaine 2, 1000 Bruxelles.<br />
Réservations : 02 511 25 87 – www.ligue-enseignement.be.<br />
Vendredi 25/02 – 19h30 « La biodiversité », conférence<br />
par Paul Galand. Organisée parla Maison de la Laïcité Hypathia.<br />
Lieu : Rue des deux Ponts 19, Ottignies. Réservations :<br />
010 41 12 03 – 0477 77 59 58.<br />
Dimanche 06/03 – 16h « Le chat dans (presque) tous<br />
ses états », lecture, musique et rencontres. Organisés par<br />
la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>. Lieu : galerie Artess, rue<br />
Daubignies 1, Casteau. Renseignements : 065 31 90 14.<br />
Mardi 15/03 – 19h « La citoyenneté, moteur de<br />
l’économie : utopie ou alternatives ? », conférence par Francis<br />
de Walque. Organisée par Laïcité fontainoise et l’Extension<br />
ULB Fontaine-Anderlues-Binche. Lieu : place Degauque 1,<br />
Leernes. Renseignements : 071 54 25 56.<br />
Funérailles<br />
Wyns<br />
Rue aux Laines 89<br />
1000 Bruxelles<br />
(près de St Pierre & Bordet)<br />
24 H / 24 H<br />
Vendredi 18/03 – 18h30 Et si nous discutions philosophie<br />
? », café philo sur le thème « Peut-on se connaître<br />
soi-même ? ». Organisé par le CAL/Charleroi. Lieu : Espace<br />
70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91 71 –<br />
calcharleroi@laicite.net<br />
Du 19/03 au 20/03 – 10h « Initiation à la conduite<br />
d’un club de lecture », formation par Jean-Claude Trefois<br />
(1 ère partie). Organisée par la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>.<br />
Renseignements : 065 31 90 14.<br />
Samedi 19/03 – 10h30 Visite guidée de l’exposition<br />
« Entre paradis et enfer – Mourir au Moyen-Âge ». Organisée<br />
par la LEEP. Lieu : rendez-vous à 10h15 à la billetterie du<br />
Musée du Cinquantenaire 10, 1000 Bruxelles. Réservations :<br />
02 511 25 87 – www.ligue-enseignement.be.<br />
Dimanche 20/03 – 15h Projection du film « Earth » de<br />
Deepa Mehta-Dram, suivie d’un débat. Organisés par Laïcité<br />
Ixelles. Lieu : chaussée de Boondael 210, 1050 Bruxelles.<br />
Renseignements : 0473 86 20 41.<br />
Mardi 22/03 – 19h30 « Comment je me suis séparée de<br />
ma fille et de mon quasi-fils » de Lydia Flem (Extraits choisis).<br />
Soirée « lecture-échange ». Organisée par la LEEP Mons-Borinage-<strong>Centre</strong>.<br />
Lieu : « Salon des Lumières », resto-déco, rue du<br />
Miroir 23, Mons. Renseignements : 065 31 90 14.<br />
Du 24/03 au 31/03 Escales, festival philo avec la participation<br />
de Michel Onfray et Raphaël Enthoven. Organisé<br />
par le CAL du Brabant Wallon et la Maison de la Laïcité<br />
Hypathia. Lieu : Ferme du Biéreau et Théâtre Jean Vilar,<br />
Louvain-la-Neuve. Renseignements : 010 22 31 91 –<br />
www.escales.be<br />
Jeudi 24/03 « Pourquoi pratiquer des rites d’initiation ou<br />
de passage ? », conférence dans le cadre du cycle « Un autre<br />
regard sur le monde ». Organisée par le CAL/Charleroi. Lieu :<br />
Espace 70, rue du Fort, Charleroi. Réservations : 071 53 91<br />
71 – calcharleroi@laicite.net<br />
Jeudi 24/03 – 20h « La maîtrise de l’eau : source de<br />
conflits géopolitiques », conférence par Guy Houvenaghel.<br />
Organisée par l’Extension ULB de Wavre. Lieu : Maison de la<br />
Laïcité Irène Joliot-Curie, rue Lambert Fortune 33, Wavre.<br />
Renseignements : 010 22 89 30 – nadlu@skynet.be<br />
La Pensée et les Hommes<br />
À la radio<br />
Tous les samedis sur la Première vers 19h05 (ou 22h30)<br />
Mercredi 26/03 – 14h30 Visite guidée de l’exposition<br />
« L’Amérique, c’est aussi notre histoire ». Organisée par la<br />
Maison de la Laïcité d’Alembert. Lieu : Tour et Taxis, avenue<br />
du Port 86c, 1000 Bruxelles. Réservations : 02 387 33 26 –<br />
chantal@dalembert.be<br />
Transferts,<br />
Funérailles, Crémations,<br />
Assurances décès,<br />
Contrats personnalisés<br />
À la télévision<br />
Samedi 12/02 sur La Une à 9h50<br />
« Sciences et croyances… un colloque, un enjeu », CAL/CLAV. Rediffusion.<br />
Mardi 15/02 sur La Une en fin de soirée<br />
« Éloge à la vérité plurielle », Jacques Rifflet et Jacques Lemaire.<br />
Dimanche 20/02 sur La Une à 9h20<br />
« Qu’est-ce que le Jihâd ?», Johan Bourlard et Jacques Lemaire.<br />
Samedi 26/02 sur La Une à 9h50<br />
« Confidences d’un cardinal », Godfried Danneels, Baudouin Decharneux et Jacques Lemaire.<br />
Mardi 1/03 sur La Une en fin de soirée<br />
« D’où vient notre patronyme ?», Jean Germain et Jacques Lemaire.<br />
Dimanche 6/03 sur La Une à 9h20<br />
«Entretien avec Stéphane Hessel », CAL/CLAV. Rediffusion le 12/03 sur La Une à 9h50.<br />
Tél : 02 538 15 60<br />
GSM : 047 28 76 26<br />
Contact : Dominique Peeren<br />
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| Espace de Libertés 394 | février 2011 | Espace de Libertés 394 | février 2011 35
Les éditions Espace de Libertés vous donnent<br />
rendez-vous à la Foire du Livre de Bruxelles<br />
17-21 février - Tour & Taxis<br />
Le vendredi 18 février<br />
• autour du livre Le prix de nos valeurs<br />
Rencontre-débat : Le f inancement des cultes et de la laïcité<br />
Avec Caroline Sägesser, Denis Ducarme, Jacky Morael et<br />
Philippe Mahoux - Modérateur : Jean-Pol Hecq<br />
De 13h à 14h au Forum Le Soir<br />
La rencontre sera suivie d’une séance de dédicace de Caroline Sägesser<br />
De 14h à 15h au stand Espace de Libertés<br />
Le dimanche 20 février<br />
• autour du dossier pédagogique<br />
Droit à l’avortement en Belgique<br />
Projection du film documentaire réalisé par le CAL Le corps du délit<br />
Rencontre-débat À qui appartient le corps des femmes ?<br />
Avec Claudine Mouvet, Bérengère Marques-Pereira et<br />
Jean-Jacques Amy - Modérateur : Sylvie Lausberg<br />
De 10h30 à 12h au Forum Le Soir<br />
• autour du livre L’éthique de la dissidence<br />
Rencontre-débat Les nouveaux impérialismes<br />
Avec Jean-Paul-Marthoz, Pierre Galand et Guy Spitaels -<br />
Modérateur : Benoît Van der Meerschen<br />
De 16h à 17h au Forum Le Soir<br />
La rencontre sera suivie d’une séance de dédicace de Jean-Paul-Marthoz<br />
De 17h à 18h au stand Espace de Libertés<br />
Foire du livre de bruxelles<br />
stand Espace de Libertés (n°142)<br />
17-21 février<br />
infos : éditions espace de libertés :<br />
tél. 02 627 68 60 – editions@laicite.net<br />
avenue du Port 86c<br />
tour & taxis<br />
1000 bruxelles