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dossier<br />
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Un entretien avec Philippe Laurent<br />
La société civile comme<br />
baromètre de l’engagement<br />
Propos recueillis par Pierre Schonbrodt<br />
Philippe Laurent, membre fondateur de Médecins Sans<br />
Frontières Belgique, prend désormais le temps… De<br />
vivre, sans doute, mais surtout d’écrire. Au centre de ses<br />
cogitations ? La société civile. Quelle est-elle ? Quelles<br />
sont ses caractéristiques et ses utilités ? « Nous n’avons<br />
pas de réponse toute faite et c’est une des raisons pour<br />
lesquelles j’ai entrepris ce voyage au cœur de la société civile<br />
», explique-t-il. Mais il existe des pistes de réflexion<br />
qui permettent d’en savoir un peu plus. Philippe Laurent<br />
constate souvent que l’on définit la société civile par ce<br />
qu’elle n’est pas. Association sans but lucratif, organisation<br />
non gouvernementale ou secteur non marchand<br />
sont des locutions régulièrement utilisées alors que la<br />
gratuité —qualification pourtant positive de la société civile—<br />
est pour sa part délaissée. La gratuité par opposition<br />
au monde de l’argent et du pouvoir : l’argent pour le<br />
domaine économique de notre société et le pouvoir pour<br />
le domaine politique. « Il y a un monde à trois dans lequel<br />
la gratuité a clairement sa place. C’est pour cette raison que<br />
j’ai particulièrement exploré le don, un mot difficile, dangereux<br />
et plein de connotations religieuses. » Le médecin<br />
« En créant MSF à la fin des années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous, que personne ne<br />
répondrait à notre appel… »<br />
© Pius Utomi Ekpei/AFP<br />
désormais écrivain rappelle à quel point la tradition chrétienne<br />
a « arraisonné ce mot et son utilisation ».<br />
Il est étonnant que, pour expliquer votre recherche,<br />
vous n’ayez à aucun moment évoqué l’engagement.<br />
N’est-ce pourtant pas aussi l’une des particularités<br />
de la société civile ?<br />
Philippe Laurent : L’engagement n’est pas propre à la<br />
société civile. Vous avez l’engagement en politique ou encore<br />
des personnes qui gagnent énormément d’argent et<br />
très engagées dans leur entreprise.<br />
Pourtant, en observant les objectifs de ces différentes<br />
associations, ne mesure-t-on pas aussi le<br />
« pouls » de l’engagement de la société ?<br />
C’est vrai. Je dirais que les associations sont la carte<br />
d’identité d’un pays. Grâce à elles, on mesure l’attente,<br />
la turgescence même d’une société. On peut donc considérer<br />
que les mouvements associatifs vont aller vers<br />
des manques ou des secteurs problématiques qui interpellent.<br />
Souvent, la création d’une association révèle<br />
quelque chose qui n’apparaissait pas.<br />
Les personnes qui composent une association sont<br />
donc toutes engagées…<br />
Bien sûr, mais l’engagement mérite qu’on prenne<br />
quelques précautions. Engagé par rapport à qui, à quoi ?<br />
Vous avez votre propre idée de l’engagement. C’est très<br />
bien ainsi et donc vous allez considérer que certaines personnes<br />
sont engagées et d’autres non. Inévitablement,<br />
surtout avec ce mot-là, il y a une vision dominante : l’engagement,<br />
c’est l’adhésion à un mouvement politique ou<br />
associatif suivant certains canons. Très bien, mais il peut<br />
y avoir d’autres formes d’action qui n’apparaissent pas.<br />
Par exemple, il y a aujourd’hui beaucoup de personnes<br />
qui, pour toute une série de raisons, se sont dirigées<br />
vers un engagement interne qui ne colle pas vraiment à<br />
une forme de militantisme classique tel que décrit par<br />
exemple dans la foulée de Mai 68. Aujourd’hui, on perçoit<br />
encore l’engagement par le prisme du discours et de la<br />
militance politique. Il y a alors derrière une adhésion à<br />
des grands principes idéologiques. Il faut éviter le piège<br />
de séparer en deux la société : d’un côté, ceux qui s’inscrivent<br />
dans ce mouvement —les engagés— et de l’autre,<br />
les individualistes. Cela n’est pas tout à fait exact en raison<br />
de la façon dont l’État a eu tendance à capter l’engagement.<br />
Je m’explique : les personnes qui s’engagent<br />
veulent aujourd’hui tenir le volant de la voiture qu’elles<br />
mettent en route. Elles veulent garder la maîtrise de leurs<br />
actions pour voir les résultats de leurs efforts. C’est pour<br />
cela qu’il y a beaucoup de petites associations, pas forcément<br />
visibles, qui se créent. Tout de suite, on voit ce que<br />
l’on fait. La personne qui auparavant s’engageait ou s’affiliait<br />
ne discerne plus vraiment l’articulation de notre système<br />
actuel. Ce type d’individu aura alors tendance à se<br />
cacher ou à « s’intranger ». J’utilise ce néologisme par opposition<br />
à « étranger ». Lui est en dehors de l’espace alors<br />
que l’intranger est dans l’espace tout en s’en distanciant.<br />
Actuellement, vous avez énormément d’associations intrangères,<br />
qui se mettent en dehors des systèmes tout en<br />
réalisant bon nombre d’actions.<br />
Est-ce que cette nouvelle dynamique est positive ?<br />
Elle n’est négative que dans une certaine mesure. Aujourd’hui,<br />
l’État anesthésie les possibilités d’engagement.<br />
Il faut voir l’engagement comme une motivation spontanée<br />
: celle-ci vient ou ne vient pas. Je ne pense pas que<br />
nous puissions dire : « Tiens, les Belges ne s’engagent plus.<br />
Que pouvons-nous faire pour qu’ils s’engagent davantage ? »<br />
Ce n’est pas possible ! Le parti politique qui soigne son<br />
recrutement de militants éprouve lui aussi des difficultés<br />
car son objectif est d’abord et avant tout électoral…<br />
Mais qu’en est-il des valeurs politiques que ce parti<br />
défend ?<br />
Il recrute bien sûr par rapport à ses valeurs politiques,<br />
mais dans le cadre d’une stratégie. Un parti politique ne<br />
stimule pas l’engagement citoyen sans que cela lui soit<br />
profitable. Il peut même l’étouffer.<br />
Comment cela ?<br />
L’argent qui va aux associations rentre dans un système<br />
politisé. Un groupe, un mouvement proche d’un parti<br />
conservera plus facilement son financement. Le système<br />
belge a tendance à figer les choses et rend le mouvement<br />
moins naturel. Or, et c’est fondamental, il faut du mouvement.<br />
Certaines associations doivent mourir et d’autres<br />
naître. Et cette absence de renouvellement est, à mon<br />
sens, un grand problème !<br />
L’engagement est en péril ?<br />
Ce que je peux dire, c’est qu’il faut une certaine liberté<br />
pour que la pulsion d’engagement fleurisse. Pour donner<br />
un exemple simple, prenez le cas des dictatures : il y aura<br />
bien quelques personnes engagées probablement dans<br />
l’opposition, mais sans plus… On a vu aussi dans l’ancien<br />
bloc de l’Est combien ce fut difficile de reconstruire les<br />
pays en raison de l’absence de toute société civile. Enfin<br />
est venue la phase de libéralisation et le capitalisme est<br />
arrivé en terrain conquis. On voit d’ailleurs aujourd’hui<br />
dans tous ces pays comment le pouvoir fait face au marché<br />
sans amortisseur. Tout comme la Chine qui, en l’absence<br />
de société civile, absorbe le capitalisme sans aucun<br />
intermédiaire. Je pense que la seule politique que nous<br />
puissions avoir est celle qui permette à la société civile et<br />
aux espaces de liberté de fleurir. Encore une fois, on ne<br />
force pas l’engagement. Un peu comme dans une famille,<br />
ce serait stupide de dire : « Maintenant, tu dois t’engager<br />
mon fils ! ». Non, ça ne se décrète pas !<br />
Et pourtant, alors qu’ici la liberté prévaut, vous dites<br />
que l’État a tendance à endormir la population…<br />
Je pense qu’il y a eu une explosion de la société civile<br />
dans les années 80. À l’époque, on assistait à une chute<br />
de la religiosité et de l’engagement politique ou syndical<br />
en raison surtout de la télévision. En apparaissant sur<br />
le petit écran, on remplace mille colleurs d’affiches. Ce<br />
n’était donc plus nécessaire d’avoir autant de militants,<br />
par contre il fallait contrôler les passages télévisés. Alors<br />
que ceux qui descendaient dans la rue le faisaient sincèrement,<br />
il y a eu, peu à peu, une impression de cul-de-sac.<br />
Beaucoup de personnes, et Médecins Sans Frontières est<br />
née de cela, se sont repliées vers des engagements sociaux<br />
plus précis et donc moins universels. Je pense que<br />
les associations ont bénéficié de ce courant de la même<br />
façon qu’au XVIII e siècle, la puissance des motivations religieuses<br />
a dévié vers la laïcité. Ici, c’est un peu la même<br />
chose, les associations ont absorbé cet engagement qui<br />
ne demandait qu’à s’exprimer. En créant MSF à la fin des<br />
années 70, tout le monde nous disait que nous étions fous,<br />
que personne ne répondrait à notre appel et qu’il suffisait<br />
de collaborer à l’une des multiples associations qui existaient<br />
déjà. Pourtant, c’est par milliers que des médecins<br />
et infirmières sont venus, tout simplement parce qu’ils<br />
trouvaient quelque chose de nouveau : une association<br />
qui n’était ni politique, ni religieuse et qui ne se prenait<br />
pas la tête. À l’époque, même si ça ne se disait pas, nous<br />
étions relax et cool, entre copains et cela a attiré énormément<br />
de monde. Je me suis toujours demandé pourquoi<br />
nous avons trouvé un champ de pétrole extraordinaire<br />
alors que tout le monde nous disait que c’était une erreur.<br />
En fait, c’est un peu comme si les choses étaient en<br />
friche. Beaucoup se plaignaient du manque de personnes<br />
engagées, mais elles étaient là ! Pour passer le cap, elles<br />
avaient juste besoin d’un autre contexte.<br />
Est-ce encore le cas actuellement ?<br />
Je pense que oui. La personne qui trouvera la bonne tonalité<br />
suscitera, comme par le passé, l’engagement au<br />
sein de la société. <br />
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