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Littérature et Mythologie dans La Pelle de Malaparte - Chroniques ...

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4 O. REMAUDmo<strong>de</strong>rnité <strong>et</strong>, en <strong>de</strong>rnière instance, <strong>de</strong> la culture du « libéré » à celledu « libérateur ».Les <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l'écrivain, puisque c'est aussi lui qui vit les momentsdouloureux qu'il décrit, ne vont pas s'établir en fonction du conceptgénéral <strong>de</strong> vérité historique mais face à chaque mort <strong>et</strong> à chaquedésarroi en particulier. Comme il semble, chez <strong>Malaparte</strong>, que lesmorts ne comprennent jamais vraiment bien ce qu'ils ont vécu, lamythologie aura pour charge <strong>de</strong> rendre intelligible la vie en lareplaçant <strong>dans</strong> une sorte <strong>de</strong> mémoire universelle <strong>de</strong> l'histoire. Installerla mort individuelle <strong>dans</strong> une scène mythologique, c'est pour<strong>Malaparte</strong>, tenter <strong>de</strong> dégager la cohérence ultime d'un <strong>de</strong>stin, jouer audémiurge qui tisse ensemble les fils <strong>de</strong> toutes les vies <strong>de</strong> son peuple.Du colonel d'État-major Jack Hamilton qui paraît plus européenqu'américain <strong>dans</strong> sa passion pour Virgile, Pindare, Xénophon,Horace, jusqu'à pleurer <strong>de</strong>vant certains hexamètres <strong>de</strong> l'Ilia<strong>de</strong>, auxhallucinations du narrateur au cours <strong>de</strong>squelles le cadavre d'un« negro » est comparé aux cadavres <strong>de</strong>s héros d'Homère, le « stylemythologique » émane <strong>de</strong> toute réalité <strong>et</strong> rayonne hors <strong>de</strong> toutecréature. Instrument d'une littérature fondamentalement cynique 4 , ilcompose les forces cachées d'une ville qui inquiètent les troupes <strong>de</strong>libération. Ainsi lorsque les Américains, un beau jour, ne r<strong>et</strong>rouventplus, en ra<strong>de</strong>, leur bateau au nom pourtant significatif, le « Libertyship » :Toute la ville <strong>de</strong> Naples, <strong>de</strong> Capodimonte jusqu'à Pausilippe, fut secouéeà c<strong>et</strong>te nouvelle d'un formidable éclat <strong>de</strong> rire, comme d'un tremblement<strong>de</strong> terre. On vit les Muses, les Grâces, Junon, Minerve, Diane, <strong>et</strong> toutesles déesses <strong>de</strong> l'Olympe, qui chaque soir se penchent parmi les nuages,au-<strong>de</strong>ssus du Vésuve, pour contempler Naples <strong>et</strong> prendre le frais, rire ense tenant les seins <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains : <strong>et</strong> Vénus faire trembler le ciel <strong>de</strong>l'éclair blanc <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>nts. 5<strong>La</strong> liberté n'est définitivement pas du côté <strong>de</strong>s Américains. Dansune ville où les dieux vivent encore parmi les hommes à tel pointqu'ils en possè<strong>de</strong>nt les mêmes attributs, les libérateurs du 1 er octobre1943 découvrent, malgré eux, un mon<strong>de</strong> antique aux règles strictes parlesquelles une personne peut être ach<strong>et</strong>ée sans le savoir en se4 En eff<strong>et</strong>, la fonction <strong>de</strong> la mythologie elle-même va être, au cours du roman,progressivement annulée.5 Op. cit., p. 39 / p. 20.


8 O. REMAUDprécise que la ressemblance <strong>de</strong> ce poisson avec les formes humainesexplique le mythe homérique <strong>de</strong>s Sirènes <strong>et</strong> que ce poisson est le<strong>de</strong>rnier d'un aquarium <strong>de</strong> poissons-rois offerts à la ville <strong>de</strong> Naples parMussolini. Muni <strong>de</strong> tous ces indices, le lecteur peut facilement établirle rapport avec l'épigraphe du roman <strong>et</strong> en déduire que, puisque lesvainqueurs ne respectent pas les offran<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s vaincus 13 , leur punitionest un cannibalisme possible.Le maximum <strong>de</strong> la métamorphose est probablement atteint avecl'épiso<strong>de</strong> du fœtus : réfugié chez un ami gynécologue, le narrateur vitau milieu d'un « peuple <strong>de</strong> fœtus » qui, à chacun <strong>de</strong> ses gestes,réagissent avec une sorte d'innocence censoriale 14 . L'expérienc<strong>et</strong>ourne à l'hallucination : <strong>Malaparte</strong> note en examinant les diversespositions tordues <strong>de</strong>s fœtus combien chacun d'entre eux s'apparenteaux p<strong>et</strong>its anges qui peuplent le ciel <strong>de</strong> la coupole <strong>de</strong> Saint Pierre <strong>de</strong>Rome. Ces cadavres qui sont <strong>de</strong>vant la « porte close <strong>de</strong> la vie, commenous sommes <strong>de</strong>vant la porte close <strong>de</strong> la mort », forment un paradisinfernal d'où s'échappent quelques murmures d'un langage oublié :Parfois, tout en sommeillant <strong>de</strong>vant la cheminée, je les entendais, ou ilme semblait les entendre, qui discouraient entre eux : les mots <strong>de</strong> cemystérieux <strong>et</strong> incompréhensible langage flottaient <strong>dans</strong> l'alcool, crevaientcomme <strong>de</strong>s bulles d'air. En les écoutant, je me disais à moi-même :« Peut-être est-ce l'antique langage <strong>de</strong>s hommes, celui que les hommesparlent avant <strong>de</strong> naître à la vie, celui qu'ils parlent quand ils naissent à lamort. Peut-être est-ce l'antique <strong>et</strong> mystérieux langage <strong>de</strong> notreconscience. 15Ainsi revient l'idée d'une antique sagesse dont les témoins sontentre la vie <strong>et</strong> la mort, « jamais nés <strong>et</strong> jamais morts », détenteurs d'unimprobable savoir que les horreurs <strong>de</strong> la guerre ne cessent d<strong>et</strong>ransformer progressivement en une référence vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens.De ce ciel romain, un Cupidon tout ridé finit par surgir <strong>et</strong> monte unprocès expéditif. Dans une étrange prosopopée qui fait immédiatement13 Rappelons que la citation placée en exergue du roman <strong>et</strong> extraite <strong>de</strong> l'Agamemnond'Eschyle dit : « S'ils respectent les temples <strong>et</strong> les dieux <strong>de</strong>s vaincus, les vainqueurs serontsauvés. »14 « Sur la table <strong>de</strong> nuit était posé, tel un vase <strong>de</strong> fleurs, un grand bocal où flottait le roi <strong>de</strong> cepeuple étrange : un horrible <strong>et</strong> charmant Tricéphale, <strong>de</strong> sexe féminin. P<strong>et</strong>ites <strong>et</strong> ron<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> lacouleur <strong>de</strong> la cire, ses trois têtes me suivaient du regard, me souriant d'un sourire triste <strong>et</strong> unpeu veule, plein d'une pu<strong>de</strong>ur humiliée. Quand je marchais <strong>dans</strong> la pièce, le plancher oscillaitlégèrement, <strong>et</strong> les trois têtes do<strong>de</strong>linaient <strong>de</strong> façon atroce <strong>et</strong> gracieuse. », p. 420 / p. 312.15 Op. cit., p. 422 / p. 313.


Littérature <strong>et</strong> <strong>Mythologie</strong> <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> 9suite à un accès <strong>de</strong> fièvre, un fœtus flasque s'avance pour jugerl'accusé <strong>Malaparte</strong>. Après une longue confrontation silencieuse, levieil ange engage une philippique contre tout prométhéisme qui ferait<strong>de</strong> l'homme une valeur positive alors qu'il n'est qu'une « choseignoble ». Le sens <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te diatribe part <strong>de</strong> la question « Tu es donc sifier d'être un homme », <strong>et</strong> aboutit à « Même le pardon est sale ».Autrement dit, en amont, l'homme n'est plus, comme la traditionantique <strong>et</strong> renaissante pouvait le laisser entendre, le terme éminent <strong>de</strong>la chaîne <strong>de</strong>s êtres, <strong>et</strong> en aval, il apparaît que même la moralechrétienne ne peut sauver l'humanité <strong>de</strong> sa fange. Il faut donc crevertous ces voiles <strong>de</strong> la Maya pour découvrir que le sens authentique <strong>de</strong>l'humain n'est pas <strong>dans</strong> une conception <strong>de</strong> la « dignité <strong>de</strong> l'homme ».En somme, l'homme n'est plus le seul à poser la question <strong>de</strong> l'homme,mais il appartient à un animal ou à un fœtus <strong>de</strong> le faire.Ce que <strong>Malaparte</strong> trouble, c'est la proportion entre le fait <strong>et</strong> sonenjeu physiologique. On le voit très bien avec l'exemple <strong>de</strong> la main dusoldat que <strong>Malaparte</strong> feint, à la faveur d'un habile montage d'os <strong>de</strong>moutons, qui fait ressembler c<strong>et</strong>te armature au squel<strong>et</strong>te d'une mainhumaine, <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver <strong>dans</strong> son assi<strong>et</strong>te <strong>de</strong> couscous. <strong>La</strong> main n'estplus organe d'intelligence. Elle est <strong>de</strong>stituée <strong>de</strong> son pié<strong>de</strong>stalprestigieux pour <strong>de</strong>venir l'instrument d'un humour très noir <strong>et</strong> surtoutla trace d'une chair humaine que l'on aurait pu manger. L'homme estabsorbé <strong>dans</strong> les diverses étapes d'une matière dont les formeschangent à l'infini. Tantôt poisson, tantôt fœtus ou squel<strong>et</strong>te, ce sont<strong>de</strong>s passages que personne n'a envie <strong>de</strong> caresser, <strong>de</strong>s instabilités ducorps qui répugnent.<strong>Malaparte</strong> étend l'action <strong>de</strong> son étrange travail <strong>de</strong> métamorphosesur un autre plan : celui <strong>de</strong>s bruits qui s'échangent énigmatiquementleurs sources. Souvent une voix plane sur la ville qui, par contiguïtéphantasmatique, évoque tant une bombe que les exhalaisons duVésuve. Dans la ville <strong>de</strong> Naples, quelqu'un ou quelque chose parle,mais on ne sait jamais qui. <strong>La</strong> parole <strong>de</strong> la mythologie rest<strong>et</strong>echniquement indécise <strong>et</strong> c'est pourquoi, <strong>dans</strong> le roman <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong>,l'homme italien est à peine un personnage. Se constituantessentiellement <strong>dans</strong> son opposition à l'étranger, il ne disposed'aucune certitu<strong>de</strong> réflexive. Il ne cesse ainsi <strong>de</strong> se défaire en seréduisant à une voix anonyme, ensemble <strong>de</strong> forces occultes, jamaisnommées. <strong>La</strong> voix transforme la géographie. Elle lui fait perdre sespoints <strong>de</strong> repères <strong>et</strong> fon<strong>de</strong> une ville enchantée. Naples <strong>de</strong>vient unpalais d'Atlant <strong>dans</strong> lequel, comme <strong>dans</strong> l'Orlando Furioso <strong>de</strong>l'Arioste, chaque Napolitain cherche, tel Roger, sa Bradamante qui


10 O. REMAUDl'implore, sans pouvoir cependant jamais situer la provenance exacte<strong>de</strong> l'appel 16 . <strong>La</strong> voix surgit <strong>et</strong> coule on ne sait d'où. Dépourvue <strong>de</strong> site,elle n'affronte jamais un personnage <strong>de</strong> face. Toujours en latéralité,elle ne fait que l'effleurer <strong>et</strong> puis se détourne. Elle est le correspondantimmatériel, chthonien ou céleste, <strong>de</strong> l'homme, ce qui lui reste quandon déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> lui enlever le corps <strong>et</strong> le regard vivant comme on avaitdéjà commencé à le faire avec la « bambina bollita ». Réseau <strong>de</strong> voixqui attire, voix non-localisables parce que rattachées à un vastesystème d'illusions qui font errer les chevaliers <strong>dans</strong> un palaisenchanté, on a l'impression que, chez <strong>Malaparte</strong>, chaque être est unesorte <strong>de</strong> Cérès qui cherche sa Proserpine enlevée par Pluton.Les figures du recouvrementC'est à partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te familiarité étrange, que les habitants d'uneville entr<strong>et</strong>iennent avec leurs lieux, qu'aux figures <strong>de</strong> la métamorphoses'ajoutent celles du recouvrement. Mais la spécificité <strong>de</strong> ce secondthème est <strong>de</strong> se déployer démonstrativement. Tandis que lamétamorphose joue avec les corps <strong>de</strong> matière, le recouvrementrecouvre, <strong>de</strong>rrière les corps, <strong>de</strong>s essences, comme celle duchristianisme par exemple. Une sorte <strong>de</strong> syllogisme sera assezpuissant pour achever le sens <strong>de</strong>s métamorphoses <strong>dans</strong> le mouvementd'une disparition.<strong>Malaparte</strong> remarque que lorsque le sirocco souffle, l'apparence <strong>de</strong>scorps <strong>et</strong> la signification <strong>de</strong>s mots, ensemble, se modifient :Quand souffle le sirocco, la peau humaine se couvre <strong>de</strong> taches <strong>de</strong> moisi,les pomm<strong>et</strong>tes luisent <strong>dans</strong> <strong>de</strong>s figures moites d'une sueur terne, où unnoir duv<strong>et</strong> répand une ombre molle <strong>et</strong> sale autour <strong>de</strong>s yeux, <strong>de</strong>s lèvres,<strong>de</strong>s oreilles. Les voix elles-mêmes sonnent grasses <strong>et</strong> paresseuses, <strong>et</strong> lesmots ont un autre sens que d'habitu<strong>de</strong>, une signification mystérieuse,comme les mots d'un jargon défendu. 1716 Orlando Furioso, canto XII, 20 : « Una voce me<strong>de</strong>sma, una persona / Che paruta eraAngelica ad Orlando / Parve a Ruggier la donna di Dordona / Che lo tenea di sè me<strong>de</strong>smo inbando. / Se con Gradasso o con alcun ragiona / Di quei ch'andavan nel palazzo errando / Atutti par che quella cosa sia / Che più ciascun per sè brama e <strong>de</strong>sía ». On r<strong>et</strong>rouve les figures<strong>de</strong> la métamorphose, par exemple au canto XXII, 19 lorsqu'Atlant, voyant son charmesusceptible d'être découvert, transforme Astolphe successivement en géant, paysan <strong>et</strong> piètrechevalier, autant <strong>de</strong> formes sous lesquelles Atlant le magicien était apparu le matin même àceux qui le cherchaient. Il provoque ainsi un regain <strong>de</strong> pugnacité chez les chevaliers errantsqui, charmés, déci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> fondre sur Astolphe.17 Op. cit., p. 73 / p. 47.


Littérature <strong>et</strong> <strong>Mythologie</strong> <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> 11Quand le « vent noir » souffle, qui disperse les fureurs encorelatentes du Vésuve sur Naples, on parle à voix basse <strong>dans</strong> la ville,« str<strong>et</strong>to da un timor sacro ». Les cendres provoquent le souvenir d'unlangage <strong>de</strong>s mystères, obsession décidément unifiante <strong>dans</strong> lacomposition du roman.De la même façon, l'épiso<strong>de</strong> du bombar<strong>de</strong>ment au phosphore <strong>de</strong>Hambourg suggère un recouvrement <strong>de</strong> la ville qui aboutit à unenterrement. Les habitants <strong>de</strong> Hambourg sont en eff<strong>et</strong> obligés <strong>de</strong>s'enterrer en conservant seulement la tête à ciel ouvert puisque dèsqu'ils se désengagent, le phosphore prend feu pour transformer lesenterrés en autant <strong>de</strong> torches vivantes. On finit par les tuer au bout <strong>de</strong>sept jours. Une fois <strong>de</strong> plus, <strong>Malaparte</strong> fait appel à une référence quiconvoque la mythologie italienne : Hambourg est comparée à la« Dité », la cité infernale <strong>de</strong> Dante <strong>dans</strong> laquelle les « damnés »meurent sous la pluie <strong>de</strong> feu 18 .Mais il appartient au chapitre central du roman <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> <strong>de</strong>synthétiser en quelque sorte tous les thèmes <strong>de</strong> la métamorphose <strong>et</strong> durecouvrement : le « vent noir » reprend la question <strong>de</strong> la voix du ventcomme véhicule <strong>de</strong> la poussière-cendre émise continûment par leVésuve en gestation, <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en scène une crucifixion qui trouve sonsens définitif <strong>dans</strong> la réduction physiologique <strong>de</strong> la chair à la peau. Ilest surprenant <strong>de</strong> noter une progression stricte comme s'il s'agissait <strong>de</strong>mimer les eff<strong>et</strong>s d'une véritable démonstration potissima. A ce titre,on pourrait se limiter à lire ce chapitre syllogistique <strong>et</strong> ne rienmanquer <strong>de</strong> ce que le roman, à terme, veut dire.Tout d'abord, la mineure : le vent noircit la totalité du paysage ainsique leurs habitants :Et ils m'apprirent à reconnaître la voix du ciorni v<strong>et</strong>ier, son o<strong>de</strong>ur, sasaveur. Ils prenaient un agneau <strong>dans</strong> leurs bras, soufflaient <strong>dans</strong> sa lainenoire, <strong>et</strong> les racines blanches <strong>de</strong> sa toison apparaissaient (…) Un vieillarddéterra avec ses ongles une pierre blanche enfouie <strong>dans</strong> le terreau, la j<strong>et</strong>a<strong>dans</strong> le fleuve du vent : elle tomba comme une étoile éteinte, une noireétoile sombrant <strong>dans</strong> le clair courant du jour. J'appris ainsi à reconnaîtrele vent noir à son o<strong>de</strong>ur, qui est celle <strong>de</strong> l'herbe sèche, à sa saveur, amère<strong>et</strong> forte comme celle <strong>de</strong>s feuilles du laurier, <strong>et</strong> à sa voix, qui estmerveilleusement triste, pleine d'une profon<strong>de</strong> nuit. 1918 Op. cit., p. 142-145 / p. 99-101. Voir <strong>La</strong> Divina Commedia, Inferno, canto XV, l. 37-39,<strong>dans</strong> lequel on r<strong>et</strong>rouve le thème du « cotto asp<strong>et</strong>to » (l. 26) pour caractériser le damné.19 Op. cit., p. 203 / p. 146-147.


12 O. REMAUDCe qui recouvre les êtres, c'est une voix toujours autantimperceptible, qui transforme tout ce qu'elle touche, leur donned'autres couleurs, d'autres o<strong>de</strong>urs <strong>et</strong> d'autres visages. Afin d'i<strong>de</strong>ntifierles êtres <strong>et</strong> les choses, il faut souffler <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> révéler leur vraienature. <strong>Malaparte</strong> fait <strong>de</strong> ce vent l'instrument d'une allégorisationpossible <strong>de</strong> tout ce qui est vivant, rej<strong>et</strong>ant la lisibilité <strong>de</strong> leur existence<strong>de</strong>rrière un ensemble <strong>de</strong> voiles.Mais l'initiation du narrateur à laquelle le force le vent noir passepar un premier ébranlement <strong>de</strong> la foi chrétienne : lorsqu'il rencontreune rangée <strong>de</strong> Juifs crucifiés qui l'apostrophent en insultant sa pitiéinefficace <strong>et</strong> qu'il les r<strong>et</strong>rouve morts le len<strong>de</strong>main 20 . Le texte insistesur les voix <strong>de</strong>s suppliciés que le narrateur ne parvient pas à localiser,jusqu'au moment où découvrant les « ombres noires » suspendues auxarbres, sa volonté <strong>de</strong> les ai<strong>de</strong>r déclenche un tumulte <strong>de</strong> protestationsrageuses contre l'humanité chrétienne 21 auquel succè<strong>de</strong> le silencedésolé <strong>de</strong> la mort advenue. Suite à c<strong>et</strong> épiso<strong>de</strong>, le narrateur tombe<strong>dans</strong> une forte fièvre durant laquelle il abjure sa confession 22 .Puis la démonstration passe au moyen-terme, point essentiel <strong>de</strong>l'articulation du raisonnement, avec le thème <strong>de</strong> l'animal. Le chienFébo, véritable image <strong>de</strong> la conscience <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie secrète <strong>de</strong><strong>Malaparte</strong>, son doruphorema, disparaît. Au bout d'une longue <strong>et</strong>pénible recherche, il est r<strong>et</strong>rouvé <strong>dans</strong> une clinique vétérinaire, leventre ouvert pour les besoins d'une expérience <strong>et</strong> les cor<strong>de</strong>s vocalescoupées pour éviter les bruits <strong>de</strong> toute souffrance. Condamné, le chiendoit cependant mourir dignement 23 . Il est clair que <strong>Malaparte</strong> fait, trèsclassiquement, du chien celui qui a compris que la vanité du mon<strong>de</strong>humain consiste à croire en la non-gratuité <strong>de</strong> la morale tentant, <strong>de</strong>façon illusoire, <strong>de</strong> « sauver le mon<strong>de</strong> ». D'où l'i<strong>de</strong>ntification finale, surle lit <strong>de</strong> la clinique, <strong>de</strong> Fébo au Christ crucifié.L'épiso<strong>de</strong> du soldat américain aux intestins éclatés que tout lemon<strong>de</strong> tente néanmoins <strong>de</strong> distraire pour qu'il ne prenne pas20 Op. cit., p. 206-214 / p. 148-154.21 « Nous venir en ai<strong>de</strong> cria la voix, <strong>et</strong> pourquoi ? Parce que tu as pitié <strong>de</strong> nous ? Parce que tues chrétien ? Allons, réponds : parce que tu es chrétien ? Tu crois que c'est là une bonneraison ? Tu as pitié <strong>de</strong> nous parce que tu es chrétien ? », p. 209 / p. 150.22 « Je ne veux plus être chrétien, j'ai honte d'être chrétien, un maudit chrétien. », p. 213 / p.153.23 Op. cit., p. 214-224 / p. 155-162. De même il fallait enterrer le poisson-fill<strong>et</strong>te comme si,puisque selon la formule sophocléenne, la vie n'est intelligible que lorsque la mort l'a pourvued'un terme irrémissible, c'était la seule façon <strong>de</strong> lui rendre sa dignité d'ancienne vivante en laliant à la consubstantialité <strong>de</strong>s morts.


Littérature <strong>et</strong> <strong>Mythologie</strong> <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> 13conscience <strong>de</strong> sa mort prochaine 24 représente la majeure, le prédicat<strong>de</strong> la conclusion que <strong>Malaparte</strong> prépare en qualifiant désespérémentles rôles qui se jouent <strong>dans</strong> c<strong>et</strong>te saynète champêtre <strong>de</strong> « p<strong>et</strong>it Watteaupeint par Goya ».En somme ce chapitre ne peut fonctionner <strong>de</strong> manière aussiindépendante que parce qu'il recueille la signification totale du roman<strong>et</strong> en autorise une conclusion anticipée : le vent noir, successivement,voile les êtres, les cloue <strong>et</strong> fait éclater leur chair afin <strong>de</strong> mieux pouvoirles réduire à une seule peau. Le vent noir aplatit l'humain précisémentparce que l'humain a perdu la profon<strong>de</strong>ur que son humanité luiconférait.Mais la circularité démonstrative entre les <strong>de</strong>ux figures <strong>de</strong> lamétamorphose <strong>et</strong> du recouvrement trouve une signification ultime,une conclusion sans appel <strong>dans</strong> l'éruption du Vésuve qui signe ladisparition chaotique du mon<strong>de</strong> antique auquel croyait encoreappartenir Naples. Non seulement les êtres <strong>et</strong> les choses, mais aussi laville <strong>de</strong> Naples, ville antique à ciel ouvert, à fleur <strong>de</strong> terre,disparaissent sous un voile <strong>de</strong> cendres épais. C<strong>et</strong>te éruption accomplitle recouvrement total <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s, l'antique pré-chrétien commele chrétien :En avril 1944, après avoir, pendant plusieurs jours, secoué horriblementla terre <strong>et</strong> vomi <strong>de</strong>s torrents <strong>de</strong> feu, le Vésuve s'éteignit. Il ne s'était paséteint peu à peu mais tout d'un coup : le front enveloppé d'un suaire <strong>de</strong>nuages, il avait poussé un grand cri, <strong>et</strong> soudain, le froid <strong>de</strong> la mort avaitpétrifié ses veines <strong>de</strong> feu. Le dieu <strong>de</strong> Naples, le totem du peuplenapolitain, était mort. Un immense voile <strong>de</strong> crêpe noir était <strong>de</strong>scendu surla ville, sur la mer, sur le Pausilippe. Dans les rues, les gens marchaientsur la pointe <strong>de</strong>s pieds, parlant à voix basse, comme s'ils craignaient <strong>de</strong>réveiller un mort. 25<strong>Malaparte</strong> donne ici son interprétation du Cristo velato que lesculpteur Giuseppe Sammartino a laissé à la chapelle Sansevero <strong>de</strong>Naples. Le Vésuve n'est autre que le Christ qui a été déposé <strong>de</strong> sacroix <strong>et</strong> qui repose, maintenant voilé, signe d'une disparition <strong>de</strong>l'espoir évangélique. Rétrospectivement, toutes les figures <strong>de</strong>l'initiation mêlées à celles <strong>de</strong> la crucifixion peuvent être comprisescomme les <strong>de</strong>rniers feux d'un j<strong>et</strong>é <strong>de</strong> voile définitif. <strong>Malaparte</strong> vajusqu'à assimiler le Vésuve à un « totem », c'est-à-dire le Christ lui-24 Op. cit., p. 226-244 / p. 164-177.25 Op. cit., p. 430-431 / p. 320 (italiques <strong>dans</strong> le texte).


14 O. REMAUDmême à un totem, alors que le totem prend premièrement, on le sait,une figuration animale. Du <strong>de</strong>venir humain <strong>de</strong> l'animal à latotémisation du Christ, c'est-à-dire à son animalisation, la boucle estbouclée <strong>et</strong> le traj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la Passion terminé.Chez <strong>Malaparte</strong>, le voyage <strong>dans</strong> Naples est un voyage initiatique ausens d'une remémoration <strong>de</strong> la Passion. De la même manière queVirgile, <strong>dans</strong> <strong>La</strong> Mort <strong>de</strong> Virgile d'H. Broch, traverse Brindisi sur salitière comme s'il incarnait avant l'heure la prophétie christique <strong>de</strong> saquatrième Eglogue 26 , <strong>Malaparte</strong> part <strong>de</strong> l'escalier encombré <strong>de</strong>femmes prostituées qui va <strong>de</strong> la via Chiaia à Santa Teresa <strong>de</strong>sEspagnols, qu'il compare à l'escalier <strong>de</strong>s Anges <strong>dans</strong> le songe <strong>de</strong>Jacob 27 , <strong>et</strong> conçoit comme le début d'une longue procession. De lamême manière que Michel<strong>et</strong> considérait le parcours <strong>de</strong> Robespierrejusqu'à l'échafaud comme l'expérience qui aboutit à la souffrancemaximale, c'est-à-dire au cri enfin possible 28 , <strong>Malaparte</strong> conçoit ceque vit la ville <strong>de</strong> Naples comme l'épreuve ultime, le <strong>de</strong>rnier soufflepoussé.Alors seulement la signification majeure <strong>de</strong> la peau peut prendr<strong>et</strong>out son relief. Un homme est écrasé par un blindé :C'était un tapis <strong>de</strong> peau humaine, <strong>et</strong> la trame était une mince armatureosseuse, une véritable toile d'araignée faite d'os écrasés. 29<strong>Malaparte</strong> conclut <strong>de</strong> ce nouvel emblème <strong>de</strong> l'humain :26 Dans la quatrième Églogue <strong>de</strong>s Bucoliques, on trouve un ensemble <strong>de</strong> vers prophétiquesqui a souvent été interprété par la suite (<strong>La</strong>ctance, Saint Augustin, Constantin) commel'annonce du Christ. Dans ce passage, la sybille <strong>de</strong> Cumes prévoit la naissance d'un enfant <strong>et</strong>simultanément la régénération <strong>de</strong>s siècles, v. 4-17. Voir pour <strong>La</strong> Mort <strong>de</strong> Virgile, <strong>dans</strong> lepremier chapitre sur « l'eau-l'arrivée », les p. 38-44 (collection « l'Imaginaire », trad. A.Kohn) <strong>dans</strong> lesquelles Virgile monte <strong>de</strong>s marches d'une ruelle en se faisant insulter. C<strong>et</strong>teexpérience du néant le pousse à éprouver le « mirage <strong>de</strong> l'intemporel ».27 Op. cit., p. 77 / p. 49.28 On sait que Robespierre est exhibé <strong>de</strong> la rue Saint-Denis à la rue Saint-Honoré sur unecharr<strong>et</strong>te, la tête enveloppée <strong>dans</strong> un linge noir <strong>de</strong> sang qui maintient sa mâchoire cassée.Michel<strong>et</strong> insiste particulièrement sur le contraste, au cours <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te autre Passion, entrel'aspect exsangue <strong>de</strong> Robespierre <strong>et</strong> la pléthore sanguine <strong>de</strong>s femmes qui, <strong>de</strong>s balcons,l'injurient. Peu avant la chute du couper<strong>et</strong>, quelqu'un lui arrache le linge. Robespierre pousseun « rugissement » qui, à bien <strong>de</strong>s égards, résume, pour Michel<strong>et</strong>, le sens <strong>de</strong> l'évolution dumouvement révolutionnaire, voir Histoire <strong>de</strong> la Révolution, Paris, <strong>La</strong>ffont, 1979, t. 2, c.10,pp.894-895.29 Op. cit., p. 384 / p. 284.


Littérature <strong>et</strong> <strong>Mythologie</strong> <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> 15(…) il y est écrit que ce drapeau est celui <strong>de</strong> notre véritable patrie. Undrapeau <strong>de</strong> peau humaine ("Una bandiera di pelle umana"). Notrevéritable patrie est notre peau ("<strong>La</strong> nostra vera patria è la nostra pelle"). 30Si l'on voulait se livrer à une interprétation psychanalytique duréseau organisé <strong>de</strong>s obsessions thématiques <strong>de</strong> ce roman <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong>,peut-être faudrait-il commencer par analyser l'i<strong>de</strong>ntité entre le repastotémique qui engage un sacrifice humain, comme on l'a vu avecl'épiso<strong>de</strong> du poisson-fill<strong>et</strong>te, <strong>et</strong> le sacrifice humain théanthropique àpartir duquel on pourrait suggérer que <strong>Malaparte</strong> fon<strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> lacivilisation sur le meurtre du Vésuve. Ce complexe du Vésuvepourrait fournir la clé <strong>de</strong> la peur qu'éprouve une civilisation d'êtreensevelie. Alors <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> serait le roman archétypique du totémisme.Mieux vaut cependant se pencher sur le changement <strong>de</strong>signification du terme « patrie » entre le début <strong>et</strong> la fin du roman. <strong>La</strong>patrie n'est plus représentée par l'onctuosité délicieuse d'un cielmythologique mais par une simple surface, une peau.C<strong>et</strong>te nouvelle i<strong>de</strong>ntité qui annule les fonctions <strong>de</strong> la mythologiedonne-t-elle lieu à un sens précis du mythe ? Autrement dit, si lerythme du roman est celui d'un recouvrement progressif <strong>de</strong>s êtres,peut-on en déduire que lire le mythe, chez <strong>Malaparte</strong>, consiste àcomprendre allégoriquement ce qu'il signifie, c'est-à-dire, selon unevoie <strong>de</strong> dégagement <strong>de</strong> ce qui a été enseveli ? Faut-il entendre que lire<strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> supposerait <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une métho<strong>de</strong> archéologique dudévoilement ? Le problème <strong>de</strong> l'allégorie est <strong>de</strong> toujours supposer un« autre » <strong>de</strong>rrière un être ou une essence, à partir duquel il <strong>de</strong>vientpossible <strong>de</strong> les interpréter. Or tout ce que <strong>Malaparte</strong> dit sur la peautend à prouver que, <strong>de</strong>rrière la peau, il n'y a rien ni aucuneinterprétation à risquer. <strong>La</strong> peau ne s'interprète pas, ne se déchiffrepas, elle s'accepte ou se refuse. De même, l'i<strong>de</strong>ntité aplatie engendréepar la guerre ne propose aucune herméneutique, aucune lecture d'unsens caché ou recouvert. <strong>La</strong> peau n'autorise aucune gnose <strong>de</strong>l'humanité. D'où la conception d'un certain « non-humanisme », chez<strong>Malaparte</strong>, qu'il faut expliciter.<strong>La</strong> mythologie nulle30 Op. cit., p. 385 / p. 285.


16 O. REMAUDFinalement <strong>Malaparte</strong> révèle ce que la guerre bouleverseprofondément <strong>dans</strong> la tradition d'une pensée <strong>de</strong> l'homme.Celle-ci affirme la spécificité <strong>de</strong> l'humain essentiellement surquatre plans : l'homme est un être <strong>de</strong> langage, lequel est soit l'indice<strong>de</strong> son absence <strong>de</strong> nature, <strong>de</strong> sa corruption, soit la condition <strong>de</strong>possibilité <strong>de</strong>s conventions, <strong>de</strong>s sociétés ; l'homme est pensé commeun être <strong>de</strong> la différence, du décalage, du vi<strong>de</strong>, soit comme image <strong>de</strong>Dieu, soit comme un être transposé, c'est-à-dire civil, soit encorecomme un être <strong>de</strong> relations <strong>et</strong> d'activité transformatrice <strong>de</strong> lui-même ;l'homme est un être qui connaît toujours un acci<strong>de</strong>nt historique, à quiil est arrivé soit une chute, soit un mensonge, soit, par exemple, larelation argent / marchandise ; enfin l'homme est un être qui esttoujours pensé comme ayant un lien avec l'absolu ou comme étantl'absolu lui-même, qu'il soit volonté générale ou individu 31 .<strong>Malaparte</strong> démontre, <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong>, combien la guerre annule lavaleur positive <strong>de</strong> toutes ces conceptions récurrentes <strong>dans</strong> l'histoire<strong>de</strong>s idées : l'homme ne se caractérise plus par le langage, ce n'est pluslui qui parle mais <strong>de</strong>s éléments inconnus ou immémoriaux, une voix ;il n'est plus image <strong>de</strong> quoi que ce soit ni ne comporte plus lapossibilité d'une modification <strong>de</strong> lui-même pour la bonne <strong>et</strong> simpleraison que le christianisme est définitivement recouvert d'un voile <strong>et</strong>que toute activité humaine n'est que vanité ; l'homme n'est même plusun être fondamentalement historique puisque cela reviendrait àsupposer un sens attribuable à ce qui lui arrive, une téléologieminimale ; enfin il n'entr<strong>et</strong>ient plus <strong>de</strong> lien avec quelque absolu <strong>et</strong>, afortiori, n'est plus lui-même absolu puisque la mythologie est nulle <strong>et</strong>l'Histoire inéluctable.<strong>La</strong> maladie <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong>, c'est la disparition, ce mixte <strong>de</strong>fascination <strong>et</strong> <strong>de</strong> nausée. Sous une forme aplatie ou enterrée, tout estdisparition. Les physiologies fantastiques ne semblent si offertes quepour toujours recevoir la plus brutale <strong>de</strong>s confirmations finales, celle<strong>de</strong> l'écrasement, celle <strong>de</strong> l'ensevelissement. Le rôle <strong>de</strong> la mythologielui aussi disparaît <strong>dans</strong> c<strong>et</strong> évanouissement généralisé <strong>de</strong>s fonctionspositives. En temps <strong>de</strong> guerre, elle mime le jeu <strong>de</strong> ce qui résiste àl'histoire qui avance <strong>et</strong> qui « envahit ». Elle ne peut cependant que lemimer. Car la mythologie n'est qu'un aliment passager qui fixe31 Bien entendu, c<strong>et</strong>te présentation n'est que trop schématique en plaçant la question <strong>de</strong>l'humain <strong>dans</strong> un traj<strong>et</strong> qui irait <strong>de</strong> la Genèse, I, 27, II, 7-19 à L'Idéologie alleman<strong>de</strong>, 2 èmefragment sur Feuerbach, <strong>de</strong> Marx en passant par le Discours sur l'origine <strong>et</strong> les fon<strong>de</strong>ments<strong>de</strong> l'inégalité parmi les hommes, début <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong> partie, <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau. Ellen'a ici que l'intérêt <strong>de</strong> présenter une problématique générale.


Littérature <strong>et</strong> <strong>Mythologie</strong> <strong>dans</strong> <strong>La</strong> <strong>Pelle</strong> <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong> 17quelques vitamines mais qui, <strong>dans</strong> un corps mala<strong>de</strong>, laisse échapperl'essentiel <strong>de</strong>s forces. <strong>Malaparte</strong> tente d'en faire un habitat nourricieroù toute faiblesse serait assurée d'être une valeur au moins au regardd'un ensemble culturel ancestral, où toute horreur serait assurée d'êtresauvée, c'est-à-dire douée <strong>de</strong> signification. Mais voilà, on ne peutguérir <strong>de</strong> la guerre en inscri-vant ses erreurs <strong>dans</strong> le plan plus généralmais statique d'un vrai désormais inefficace. Le prix à payer est <strong>de</strong>passer <strong>de</strong> la « vraie patrie » <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite fille-poisson à la « vraiepatrie » <strong>de</strong> la peau. L'Histoire reçoit la mythologie comme un alimentdéfectueux auquel elle abandonne néanmoins la vie d'un peuple. Afin<strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te force <strong>de</strong> l'Histoire, <strong>Malaparte</strong> place le temps<strong>de</strong> Naples, par une sorte <strong>de</strong> réduction trigonométrique, sous l'étendue<strong>de</strong>s siècles, <strong>et</strong> le fait progresser vers sa mort. C'est la seule ma-nièrepour s'apercevoir que l'Histoire, lorsque la mort menace, va toujoursplus vite que la mythologie. <strong>La</strong> littérature est chargée <strong>de</strong> rendrecompte <strong>de</strong> ce mouvement inversement proportionnel. C<strong>et</strong>te doublesaisie, c'est le pessimisme cynique <strong>de</strong> <strong>Malaparte</strong>.Écrire, pour <strong>Malaparte</strong>, c'est donc suivre c<strong>et</strong> itinéraire fatal <strong>dans</strong>lequel l'Histoire absorbe <strong>et</strong> dévore la mythologie. Itinéraire qui fait durécit un calvaire progressant démonstrativement vers sa fin : le dieuqui ne peut plus revenir <strong>de</strong> sa passion.Voici donc ce que toutes ces disparitions ont pour charge <strong>de</strong>proposer : la mythologie comme choix <strong>de</strong> « l'éternullité », selonl'expression <strong>de</strong> J. <strong>La</strong>forgue. Si elle n'a pas pu réactiver c<strong>et</strong>te antiquesagesse d'un peuple <strong>dans</strong> un présent militant, c'est que les dimensions<strong>de</strong> l'Histoire sont toujours plus récalcitrantes qu'on ne le pense à toutesynthèse idéale. L'Histoire a réussi à faire <strong>de</strong> la mythologie unimpossible obj<strong>et</strong> d'appropriation, dénué <strong>de</strong> toute direction, ensembleclos fermé sur lui-même. Si la mythologie trouve une issue morale à laguerre <strong>dans</strong> une sorte <strong>de</strong> gel <strong>de</strong>s temps provoqué par la catatrophe duVésuve, cela n'empêche pas, <strong>Malaparte</strong> le sait, le temps d'être relancé.Tout le problème est <strong>de</strong> savoir ce que veut dire se réapproprier lecours du temps pour un peuple qui a vu son totem mourir.Olivier REMAUD ** Allocataire Moniteur Normalien <strong>de</strong> philosophie à l'Université <strong>de</strong> Tours ; prépare une thèsesur Giambattista Vico. A notamment publié :- « Du Souci <strong>de</strong> soi selon Vico », à paraître <strong>dans</strong> le dossier sur « L'Ame » Besançon, PressesUniversitaires <strong>de</strong> Besançon, 1996.- « <strong>La</strong> Philosophie du lien selon Francesco Patrizi da Cherso », in Fine Follie : <strong>La</strong> dialectique<strong>de</strong>s transcendantaux à la Renaissance, Genève, H. Champion, 1995, p. 139-167.


18 O. REMAUD- « Le Problème d'une métaphysique du continu : Campanella », in Les Philosophies <strong>de</strong> lanature, Paris-I Sorbonne, mars 1994, à paraître sous la direction d'O. Bloch, Paris, Presses <strong>de</strong>la Sorbonne (1996).- « Le Sens du temps chez Machiavel », colloque Regards sur le passé <strong>dans</strong> l'Europe <strong>de</strong>sXVI ème <strong>et</strong> XVII ème siècles, Nancy (14-16 décembre 1995), à paraître.

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