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Formaliser la dynamique économique historique - Frédéric Lordon

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FORMALISERLA DYNAMIQUE ECONOMIQUE HISTORIQUEFrédéric LORDON(CNRS-CEPREMAP)Avril 1995Présenté lors des rencontres régu<strong>la</strong>tionnistes organisées par <strong>la</strong> FUNDAP,Sao Paulo, 4-6 avril 1995


1FORMALISER LA DYNAMIQUE HISTORIQUERESUMELes voies de <strong>la</strong> formalisation de <strong>dynamique</strong>s économiques à caractère <strong>historique</strong>représentent un enjeu important, particulièrement pour des approches telles que <strong>la</strong>Régu<strong>la</strong>tion qui mettent l'histoire au centre de leur dispositif théorique. Ce travail passe enrevue un certains nombre d'outils formels revendiquant à des titres divers d'avoir introduitde l'historicité dans les <strong>dynamique</strong>s qu'ils engendrent, et examine pour chacun d'eux le bienfondéde cette revendication. Ces outils sont distribués en deux grandes catégories. Lapremière produit ce qu'on pourrait appeler une historicité "<strong>dynamique</strong>" "formelle" enprésentant diverses sortes de propriétés de "dépendance au passé" ou en donnant en certainsinstants critiques un rôle décisif à <strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong>. La deuxième catégorie d'outilest destinée à saisir une forme plus profonde d'historicité – dite "structurale" – quicorrespond de plus près à <strong>la</strong> position régu<strong>la</strong>tionniste insistant sur les transformations<strong>historique</strong>s des structures du capitalisme. On présente un formalisme particulier dit"endométabolique" par lesquels on vise les <strong>dynamique</strong>s d'entrée en crise endogène desrégimes de croissance, et on discute le type de déterminisme associé à cette sorte deprocessus.Mots-clés : Dynamique économique, histoire, systèmes <strong>dynamique</strong>s, bifurcations, hystérésis,processus d'urne, systèmes lents/rapides.FORMALIZING HISTORICAL ECONOMIC DYNAMICSABSTRACTThe formalization of historical economic dynamics makes up an important issueespecially for approaches such as the Régu<strong>la</strong>tion which p<strong>la</strong>ces history at the core of itstheoretical corpus. This paper surveys a set of formal tools which c<strong>la</strong>im having introducedhistory into dynamics, and scrutinizes for each of them the validity of this c<strong>la</strong>im. Two kindsof these formal tools are distinguished. The firt one generates what could be called a kind of"formal" "dynamical" historicity and exhibits various properties of "dependence on the past"or gives to historical contingency a crucial role. The second kind aims at capturing a deeper– structural – historicity which fits better the Régu<strong>la</strong>tion viewpoint emphasizing thehistorical structural transformations of capitalism. A so-called "endometabolist" formalismis presented which captures the endogenous exhaustion and crisis of growth regime ; and thekind of determinism it involves is then discussed.


2Keywords : Economic dynamics, history, dynamical systems, bifurcations, hysteresis, urnesprocesses, slow/fast systems.JEL C<strong>la</strong>ssification Numbers : C 60.


3INTRODUCTIONC'est une conception épistémologique courante que l' "histoire" constitue l'opposédialectique de <strong>la</strong> "science", l'idiographie de l'une s'avérant définitivement incompatible avecl'ambition nomologique de l'autre, une autre qui fait parfois de sa disposition à <strong>la</strong>quantification formalisée son attribut le plus caractéristique. De fait, l'aventure structuralistea montré à sa manière comment les sciences sociales ont intériorisé ce principe selon lequel<strong>la</strong> scientificité se constitue par exclusion de l'histoire. On pourrait pourtant souhaiter uneautre voie de "scientifisation" des sciences sociales – quitte à n'avoir pour elles quel'ambition d'une scientificité "spécifique" (Amable, Boyer, <strong>Lordon</strong>, 1995) – une voie qui entout cas ne fasse pas à ce point l'impasse sur cette évidence que les faits sociaux sontplongés dans l'histoire. Dans cette perspective, et pour s'en tenir au cas de l'économie, <strong>la</strong>question des possibilités d'intégrer des faits d'historicité dans <strong>la</strong> modélisation <strong>dynamique</strong>prend une importance particulière, et singulièrement pour une théorie comme <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tionqui accrédite l'idée d'un devenir <strong>historique</strong> du capitalisme, mais sans pour autant renoncer àl'ambition du général ni rompre complètement avec les standards d'une discipline où <strong>la</strong>modélisation tient <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce que l'on sait.Mais, formaliser <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> <strong>historique</strong> : voilà qui sonne un peu comme unoxymoron. Entreprendre de réconcilier modèles et histoire, n'est ce pas tenter quelque chosecomme le mariage de l'eau et du feu ? N'est-on pas systématiquement reconduit à cetteantinomie originelle entre, d'une part l'histoire, son pouvoir de création, ses surgissements


4radicaux, et d'autre part, le déterminisme des équations différentielles, outil généralementretenu pour <strong>la</strong> modélisation <strong>dynamique</strong>, un déterminisme dont, par construction, rien denouveau ne saurait sortir ? Comme souvent lorsqu'on est confronté à une antinomiesemb<strong>la</strong>nt rédhibitoire, il est une stratégie qui consiste à l'adoucir en en affaiblissant lestermes. Ainsi, en lieu et p<strong>la</strong>ce de "l'histoire" il est possible de considérer le terme de"changement", plus flou, plus général, mais aussi susceptible de déclinaisons plus ou moinsriches en "historicité" et donc plus ou moins accessibles à <strong>la</strong> formalisation.De fait, l'opposition du "fixisme" et du "changement" a longtemps structuré lepaysage théorique de l'économie en matière de <strong>dynamique</strong>, les oppositions hétérodoxestrouvant leur fédération autour des thèmes de l'instabilité et de l'évolution contre <strong>la</strong>stationnarité néoc<strong>la</strong>ssique. Les choses sont pourtant devenues un peu plus compliquées, car,comme le "changement", le terme de "fixisme" est à géométrie variable et ne convient pluségalement à tous les courants d'un néoc<strong>la</strong>ssicisme qui a cessé d'être monolithique. En unpremier sens, le plus fort, "fixiste" peut vouloir dire statique, c'est-à-dire n'intégrant aucunprincipe de mouvement, à <strong>la</strong> façon de <strong>la</strong> théorie néoc<strong>la</strong>ssique des origines, celle del'équilibre général walrasien (voir encadré 1). Mais <strong>la</strong> théorie néoc<strong>la</strong>ssique ne pouvait pas nepas intégrer le mouvement, d'abord sous <strong>la</strong> forme <strong>la</strong> plus simple de <strong>la</strong> croissance (Solow,1956) puis, comme à contrecœur, par un rattachement des fluctuations aux chocs extérieurs(Plosser, 1989), enfin de manière plus délibérée par <strong>la</strong> modélisation des cycles d'équilibreendogènes (Benhabib, 1992). Pour autant on peut continuer de <strong>la</strong> trouver "fixiste" en cetautre sens que, bien que dynamisée, elle persiste à être a-<strong>historique</strong> – c'est d'ailleurs là unede ses caractéristiques théoriques et épistémologiques les plus fortes : si mouvement il y a, ils'effectue conformément à des mécanismes universels et au sein de cadres invariants.Symétriquement, le "changement" appelle lui aussi une distinction de ses divers registres, aumoins autour de <strong>la</strong> différenciation minimale de ce qui relève du <strong>dynamique</strong> – évolutionstemporelles "superficielles" des variables d'état – et de ce qui à proprement parler est duressort de l'<strong>historique</strong> – modifications profondes des structures et des formesinstitutionnelles de l'économie (encadré 1). Le registre le plus faible du changement, celui


de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>,5


7renvoie typiquement aux modèles de fluctuations endogènes, périodiques ou chaotiques ; etil faut bien reconnaître que, du strict point de vue du rapport au temps, les formalisationshétérodoxes (depuis Kaldor, 1940 et Goodwin, 1951, 1967) qu'on peut imaginer enillustration de cette catégorie sont logées à <strong>la</strong> même enseigne que les modèles néoc<strong>la</strong>ssiquesa-<strong>historique</strong>s de cycle d'équilibre auquel on a fait référence à l'instant. Les premières formesd'historicité n'apparaissent véritablement qu'avec <strong>la</strong> catégorie hybride entre les registres<strong>dynamique</strong> et <strong>historique</strong>, où des outils usuels de <strong>la</strong> modélisation – systèmes <strong>dynamique</strong>s,processus stochastiques – mais employés dans des conditions particulières, permettent deproduire des comportements enrichis et de commencer, pour ainsi dire, à "mettre del'histoire" dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>. Enfin <strong>la</strong> forme <strong>la</strong> plus forte du changement, celle d'unehistoricité qu'on qualifiera de "structurale" pour l'opposer à <strong>la</strong> précédente "historicité<strong>dynamique</strong>" est celle du changement structurel et des transformations du capitalisme, uneforme d'historicité que <strong>la</strong> théorie de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion reste re<strong>la</strong>tivement seule à mobiliser et quiappelle évidemment des formalisations spécifiques.Au terme de cette ébauche des re<strong>la</strong>tions entre changement, <strong>dynamique</strong> et histoire enéconomie, le présent travail se propose de passer en revue ces divers registres du"changement", les outils formels qui leurs sont respectivement associés et les différentescharges d'historicité qu'ils emportent. A ce propos c'est d'ailleurs davantage <strong>la</strong> synthèse quiest visée que l'exposition technique détaillée d'outils qui ont déjà fait séparément l'objet deprésentations approfondies. On <strong>la</strong>issera de coté <strong>la</strong> forme purement <strong>dynamique</strong> duchangement qu'on a déjà eu l'occasion de présenter longuement ailleurs (<strong>Lordon</strong>, 1993-a,1994) et qui de toute manière se caractérise précisément par le fait que l'histoire n'y trouveaucune p<strong>la</strong>ce. On entrera donc directement dans le registre intermédiaire de l'historicité<strong>dynamique</strong> (section I) pour présenter quelques uns des outils qui y ont été utilisés, et pourapprécier <strong>la</strong> réussite de ces entreprises visant à "introduire de l'histoire" dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>.La section II est consacrée aux formalismes permettant d'accéder à une représentationmodélisée des processus de changement structurel endogène que <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion met auprincipe du déclenchement des "grandes crises", ainsi qu'à une discussion des types de


déterminismes que suppose cette sorte d'évolution.8I. "METTRE DE L'HISTOIRE" DANS LA DYNAMIQUESi l'entreprise de construire au sens propre des termes des "modèles de l'histoire"apparaît évidemment sans espoir, il existe en revanche tout un répertoire de comportements<strong>dynamique</strong>s qui, s'écartant sensiblement de <strong>la</strong> parfaite réversibilité des systèmeshamiltoniens comme des fluctuations déterministes – amorties, auto-entretenues,périodiques ou chaotiques – des systèmes dissipatifs, permettent d'accéder à des propriétésd'irréversibilité ou de "dépendance au passé" qui, à des titres divers, et d'ailleurs plus oumoins bien fondés, débouchent sur des interprétations en termes de "<strong>dynamique</strong> à caractère<strong>historique</strong>". La diversité de ces stratagèmes formels est en soi intéressante et montre que"l'historicité <strong>dynamique</strong>" dispose d'un répertoire d'une certaine étendue, même si, on le verratout à l'heure, tous ses éléments ne sont pas également convaincants.I. 1. Les conditions initiales comme produits de l'histoireCertains auteurs (par exemple Krugman, 1991) ont proposé que l'histoire pouvait êtreamenée à tenir un rôle dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> dès lors qu'on est confronté à une situationd'équilibres multiples. Une telle configuration émerge par exemple en présence derendements croissants d'interaction (voir également Cooper et Johns, 1983 et Romer, 1993)d'où émerge un problème de coordination. Krugman envisage deux issues possibles à cetype de situation. Dans <strong>la</strong> première, les agents, soit par coordination explicite de leursanticipations, soit par po<strong>la</strong>risation de celles-ci et prophétie auto-réalisatrice, parviennent àorienter favorablement les rendements croissants et converger vers l'équilibre "haut".Hors d'une éventuelle procédure de mise en cohérence des anticipations, ce sont les


9conditions initiales qui, prises soit dans le bassin d'attraction du premier équilibre soit dansl'autre, vont déterminer vers lequel des deux états stationnaires <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> vaeffectivement converger. Krugman suggère alors que ces conditions initiales peuvent êtreinterprétées comme des produits de l'histoire pour conclure que, dans cette configuration etpar opposition à <strong>la</strong> situation précédente où <strong>la</strong> sélection entre équilibres étaient gouvernéespar <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> collective des anticipations, c'est désormais "l'histoire [qui] est décisive".On peut trouver quelque peu artificielle, sinon cosmétique, cette façon d'introduirel'histoire, et penser qu'en l'espèce, l'historicité doit davantage au vernis interprétatif qu'à <strong>la</strong>réalité des propriétés <strong>dynamique</strong>s du modèle. Que l'histoire ne soit nulle part dans lemodèle, c'est ce qu'atteste involontairement sa dévolution aux conditions initiales, c'est-àdireà <strong>la</strong> prise en charge de l'exogène. C'est d'ailleurs une utilisation sur mesure qui en estfaite puisque renvoyée d'une part dans l'extériorité radicale du formalisme, elle estcependant réintégrée mais, dans le commentaire, et comme pour donner à <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> lesupplément de saveur qui risquerait de lui manquer autrement. Plus fondamentalement, <strong>la</strong>sélection des équilibres par les conditions initiales reste une propriété extrêmementc<strong>la</strong>ssique des systèmes <strong>dynamique</strong>s déterministes, et si l'on décide d'y voir de l'histoire, alorsil est probable qu'on en verra partout.I. 2. Les "dépendances au chemin suivi"Une autre façon de trouver de l'histoire dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> consiste à recherchertoutes les configurations où celle-ci présente, sous une forme ou sous une autre, unepropriété de "dépendance au chemin suivi".Une telle propriété peut par exemple surgir d'une <strong>dynamique</strong> linéaire à valeur proprenulle. En effet, lorsque une <strong>dynamique</strong> du type :ẋ = Ax – z, possède une matrice dedimension n mais de rang r strictement inférieur à n, <strong>la</strong> condition d'équilibre Ax = zdébouche, en lieu et p<strong>la</strong>ce d'un état stationnaire ponctuel, sur un continuum d'équilibres (C)


de10


12dimension n–r. Dans ces conditions, l'état stationnaire sélectionné se situera à <strong>la</strong> premièreintersection de <strong>la</strong> trajectoire particulière considérée et du continuum (C) (figure 1), propriétéqui a fait dire à certains auteurs (par exemple Giavazzi et Wyplosz, 1985) que "l'équilibredépendait du chemin suivi". Amable, Henry, <strong>Lordon</strong> et Topol (1992-b) ont cependant faitremarquer que cette soi-disant "dépendance au chemin suivi" n'était jamais en dernièreanalyse qu'une dépendance aux conditions initiales (et accessoirement aux paramètres de <strong>la</strong><strong>dynamique</strong>, les cœfficients de A, déterminant <strong>la</strong> "courbure" des trajectoires), où l'on estramené, quoique sous une forme particulière, au problème précédent de <strong>la</strong> sélection entreéquilibres multiples.Il est toutefois une autre forme de "dépendance au chemin suivi" que ces <strong>dynamique</strong>sà valeur propre nulle, ou à racine unitaire en temps discret, sont susceptibles d'exhiber. Eneffet, lorsqu'un processus autorégressif d'ordre un : X t = ρ X t–1 + ε t , est à racine unitaire : ρ= 1, il conserve <strong>la</strong> mémoire de tous les chocs ε t–τ qui lui ont été appliqués, justifiant ainsiune forme de "dépendance à l'histoire" – en l'espèce l'histoire des chocs reçus par lesystème. On a voulu faire de cette propriété <strong>la</strong> caractéristique spécifique des processus àracine unitaire. Il faut cependant remarquer (Amable, Henry, <strong>Lordon</strong> et Topol, 1992-a)qu'un processus à racine non-unitaire, ρ < 1, soumis à des chocs répétés présenterait toutautant cette sorte de dépendance à l'histoire des chocs, le choc n+1 survenant alors que <strong>la</strong>re<strong>la</strong>xation au choc n est encore en cours et donc au point particulier en lequel se trouve <strong>la</strong><strong>dynamique</strong> d'ajustement. En présence de chocs répétés, <strong>la</strong> différence entre processus àracine unitaire ou non-unitaire ne porte donc pas sur <strong>la</strong> dépendance à <strong>la</strong> chronique des chocs,effective dans un cas comme dans l'autre, mais sur le caractère parfait ou imparfait du cumulde ces chocs.Par ailleurs, il est permis d'attirer l'attention sur le danger de confusion que fait peserle flou de <strong>la</strong> formule de "dépendance au chemin suivi" qui trouve à s'appliquer à descomportements <strong>dynamique</strong>s fondamentalement différents. Dans le premier cas, cetteinterprétation visait, de manière impropre d'ailleurs on l'a vu, <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> transitoiredéterministe d'ajustement vers le continuum des équilibres ; dans le second, elle concernait


13les dép<strong>la</strong>cements à l'intérieur de ce continuum et en réponse à une série de chocsstochastiques exogènes.Enfin, il faut noter que au delà de leur différence, ces deux types de propriété ont encommun de reposer crucialement sur une dégénérescence mathématique – l'instabilitéstructurelle associée à <strong>la</strong> présence d'une valeur propre (racine) nulle (unitaire) – qui les rendéminemment fragiles, et d'avoir donné lieu à des qualifications en termes d'hystérésis dont,par ailleurs, le bien-fondé est assez discutable (Amable, Henry, <strong>Lordon</strong> et Topol, 1992-b).I. 3. Historicité et hystérésisCette dernière remarque n'a pas tant pour but de rouvrir une controverse autour desdivers usages du concept d'hystérésis que d'attirer l'attention sur les propriétés d'historicitédes systèmes justifiant d'une telle qualification en conformité avec les origines physiciennesou mathématiques du concept (Krasnoselskii et Pokrovskii, 1988).Amable, Henry, <strong>Lordon</strong> et Topol (1992-b, 1995) ont proposé de distinguer deuxformes d'hystérésis, respectivement faible et forte, qui présentent l'une et l'autre despropriétés de "dépendance au passé". On peut qualifier de faiblement hystérétique unsystème input-output dont le diagramme des états admissibles exhibe une multiplicitérégionale d'équilibres. Ainsi, <strong>la</strong> fonction d'exportation d'une firme par rapport au taux dechange en présence de sunk costs considérée par Baldwin et Krugman (1989) (figure 2).L'indétermination préva<strong>la</strong>nt pour les valeurs du taux de change, E, comprises entre les seuilscritiques α et β nécessite pour être levée de disposer d'une information supplémentaire quiimplique d'avoir connaissance du passé du système. La valeur des exportations, x, quand β< E < α est en effet parfaitement déterminée dès lors qu'on a connaissance de <strong>la</strong> situationinitiale de <strong>la</strong> firme (située sur <strong>la</strong> branche haute ou <strong>la</strong> branche basse, c'est-à-dire exportatriceou non) et du nombre de fois que <strong>la</strong> firme a changé de situation (est entrée ou sortie dumarché) depuis cette origine des temps jusqu'à l'instant présent. Cette dépendance au passé


14apparaît typiquement au travers de <strong>la</strong> non-commutativité des actions exercées sur lesystème. Une


16firme initialement hors du marché (branche basse) pour un taux de change initial E 0 réagiratrès différemment à <strong>la</strong> séquence : baisse du change (–∆E)-hausse du change (+∆E) et à <strong>la</strong>séquence inverse : hausse (+∆E)-baisse (–∆E), puisque dans le premier cas elle reviendra austatu quo ante (hors du marché) alors que dans le second elle aura conservé uneimp<strong>la</strong>ntation exportatrice. La configuration dans <strong>la</strong>quelle l'histoire ordonne les actionspassées exercées sur le système a donc une influence cruciale sur son état actuel.Cette forme de dépendance au passé est toutefois plutôt fruste et l'information"<strong>historique</strong>" mobilisée pour <strong>la</strong> complète détermination du système assez rudimentaire. Laforme faible d'hystérésis présente cependant l'intérêt de constituer le "composantélémentaire" à partir duquel peut être construite <strong>la</strong> forme forte dont les propriétésd'historicité sont évidemment sensiblement enrichies (Amable, Henry, <strong>Lordon</strong> et Topol,1995). Cette forme forte surgit de l'agrégation sur une popu<strong>la</strong>tion continue d'opérateurshystérétiques élémentaires de type "faible", différant par leurs seuils critiques α et β. Dansle prolongement de l'exemple précédent, <strong>la</strong> fonction d'exportation macroéconomique,obtenue à partir d'un continuum de firmes exportatrices, présente de telles propriétésd'hystérésis "forte" qui, en termes d'historicité, ont pour conséquence de voir l'état présentdu système – les exportations agrégées – dépendre de <strong>la</strong> chronique des actions passées – letaux de change – qui lui ont été appliquées. Plus précisément, les exportations actuelless'écrivent comme une fonction des extrema de <strong>la</strong> séquence passée des taux de change : X t =F [E t ; {E M t–τ, E m t–τ }], où E M t–τ et E m t–τ désignent respectivement les maxima et lesminima de <strong>la</strong> chronique des taux de change. Cette mémoire du système correspondeffectivement à une "historicisation" de sa <strong>dynamique</strong> sous <strong>la</strong> forme d'une dépendance aupassé des actions qui lui ont été appliquées. Cette mémoire apparait toutefois sélective, etsubit régulièrement des "remises à jour" au travers de l'oubli de certains des extrema de <strong>la</strong>chronique des taux de change. Ne seront en effet définitivement mémorisés que ceux desmaxima qui formeront une suite décroissante et ceux des minima qui formeront une suitecroissante (figure 3). Ainsi, certains extrema passés peuvent-ils n'entrer que transitoirementdans <strong>la</strong> détermination de l'état présent du système, de sorte que certains pans de "l'histoire


du système" 1 qui ont été un temps pertinent, se trouvent par <strong>la</strong> suite effacés.17I. 4. Le rôle décisif de <strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong>, I.Il est une autre façon d'introduire l'histoire dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> qui consiste moins àprendre en compte les effets de dépendance longue aux chroniques passées (des chocs, desactions exercées...) qu'à envisager ces configurations particulières où, en un instant critique,<strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong> décide du cours nouveau que va emprunter <strong>la</strong> trajectoire dusystème. Il y a là une autre façon d'atteindre à l'historicité en son essence de "processus parlequel une multiplicité d'avenirs possibles est transformée en un passé unique" (Lesourne,1991). Ce genre de configuration est notamment offert par les systèmes <strong>dynamique</strong>s nonlinéairesà bifurcation. Une bifurcation correspond à une singu<strong>la</strong>rité de <strong>la</strong> variété deséquilibres d'un système <strong>dynamique</strong> x • = f(x ; λ), x R n , λ R p (Zhang, 1991). En un telpoint prévaut une situation d'instabilité structurelle (Hirsch et Smale, 1974) où <strong>la</strong> moindremodification de <strong>la</strong> configuration paramétrique suffit à modifier "profondément" le portraitde phase de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>, soit que change le nombre des états stationnaires, soit que leurstabilité se trouve modifiée. C'est le cas en particulier de <strong>la</strong> bifurcation dite "fourche" qui,pour un système <strong>dynamique</strong> unidimensionnel : x • = f(x ; λ), x R, λ R, correspond auxconditions suivantes (Lorenz, 1989) :S'il existe un équilibre (x*, λ 0 ) normalisé en (0,0), et que :∂f(0,0)(1)∂x= 0∂(2)3 f(0,0)∂x 3 ≠ 0∂(3)2 f(0,0)≠ 0∂λ∂x1 Il serait plus exact de parler de "l'histoire des actions subies par le système" pour faire référence aux E t–τ alorsque "l'histoire du système" pourrait être formellement comprise comme renvoyant aux X t–τ .


19alors (dans le cas supercritique) :(i) l'équilibre x* est stable pour λ < 0 ;(ii) l'équilibre x* devient instable pour λ > 0 et deux branches d'équilibressupplémentaires apparaissent, bifurquant de x* (figure 4).La bifurcation fourche présente alors cette particu<strong>la</strong>rité qu'au point de bifurcation λ 0 ,le système "hésite" entre les deux branches d'équilibre. Si, comme il est permis endimension un, on considère le potentiel dont dérive cette <strong>dynamique</strong>, <strong>la</strong> bifurcation fourcheconsiste en <strong>la</strong> transition d'un potentiel à un puits à un potentiel à deux puits. On comprendmieux qu'il n'en tienne qu'à un aléa infime que le système se dirige vers un puits ou l'autre etemprunte l'une ou l'autre des branches d'équilibre (figure 5-a et -b). En <strong>la</strong> situationd'indétermination qui prévaut au point critique, c'est donc à <strong>la</strong> contingence qu'il revient dejouer le rôle décisif et de choisir d'orienter le système dans une direction ou dans l'autre.On reconnait ici <strong>la</strong> configuration typique qui a donné lieu à tout un registred'interprétations "évolutionnaires" sur les thèmes de "l'ordre par fluctuations" et del'irruption de l'histoire dans le champ de sciences physiques (Nicolis et Prigogine, 1977). Onsait également qu'en même temps qu'elle connaissait une certaine fortune "littéraire", cesinterprétations ont fait l'objet d'une polémique épistémologique très virulente qui a vunotamment René Thom (Thom, 1990) contester cette glorification excessive du hasard etramener son soi-disant "rôle organisateur" et son "pouvoir créateur" à de plus justesproportions en rappe<strong>la</strong>nt que les alternatives – les "futurs" – possibles restaient bel et biendéfini(e)s par <strong>la</strong> structure des attracteurs de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>, et donc du ressort de sa partiedéterministe. Il n'en demeure pas moins que, si le paysage <strong>dynamique</strong> est construitindépendamment, c'est bien au hasard que revient, au point critique, le rôle de s'y orienter,de sorte que, en deçà des hyperboles sur ses supposées capacités "organisatrices" et"créatrices", il est en revanche permis de parler d'un rôle de sélection décisif de <strong>la</strong>contingence <strong>historique</strong>.


20I. 5. Le rôle décisif de <strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong>, II.Cette mise en évidence du rôle des aléas dans l'orientation de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> d'unsystème apparaît également quoique dans un autre genre au travers des comportements desystèmes gouvernés par des processus stochastiques à rétroaction positive. Ces processussont maintenant familiers des économistes, notamment depuis les applications à <strong>la</strong> sélectionde techniques qu'en a données Arthur (1988, 1989) (voir également Foray, 1989, 1991 etKirman, 1992). Dans <strong>la</strong> version purement mathématique construite par Polya, on considèreune urne contenant initialement une boule b<strong>la</strong>nche et une boule noire. Chaque tirage donnelieu à remise avec en sus adjonction d'une boule supplémentaire de <strong>la</strong> même couleur quecelle qui vient d'être tirée. Les probabilités de tirage deviennent ainsi dépendantes destirages antérieurement effectués. Cette caractéristique est lourde de conséquence pour lecomportement asymptotique du processus. En effet, contrairement à ce que pourrait <strong>la</strong>issercroire le caractère stochastique du jeu, <strong>la</strong> proportion re<strong>la</strong>tive ne va pas évoluererratiquement, mais, sous l'effet des rétroactions positives, converger avec une probabilitéégale à un vers une valeur limite – x . Cette valeur limite est cependant elle-même unevariable aléatoire dont il est possible de montrer qu'elle est uniformément distribuée surl'intervalle [0,1] (Arthur, Ermoliev, Kaniovski, 1987). Cette dernière propriété est quelquepeu modifiée dans le cadre de l'application économique à <strong>la</strong> sélection de technique proposéepar Arthur, en particulier lorsque <strong>la</strong> probabilité d'adoption n'est pas l'exact reflet, maisseulement une fonction p des proportions re<strong>la</strong>tives des deux techniques en présence. Dans cecas, seuls les points fixes stables de <strong>la</strong> fonction p définie sur [0,1] constituent les étatsabsorbants possibles du processus, en l'occurence l'unanimité à x=0 ou x=1 dans le cadre de<strong>la</strong> spécification retenue par Arthur.Indépendamment de ces considérations, les processus d'urne ont tous en communl'indétermination a priori du résultat de <strong>la</strong> sélection et surtout une propriété communémentqualifiée de "path dependence" qui signifie <strong>la</strong> sensibilité de ce résultat aux premières


21fluctuations. En effet, sous l'effet des rendements croissants d'adoption – contenuéconomique des rétroactions positives – les choix des premiers adopteurs oriententdécisivement et irréversiblement les effets externes, les étapes ultérieures de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>faisant prévaloir <strong>la</strong> force des choix majoritaires et n'œuvrant plus qu'à l'auto-renforcementde <strong>la</strong> technique élue dès les premiers coups. Ainsi, là encore <strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong>, maiscette fois-ci non pas sous <strong>la</strong> forme d'un évènement unique au point critique mais plutôt autravers d'une séquence d'aléas successifs, joue un rôle décisif pendant cette période de"<strong>la</strong>tence" où <strong>la</strong> situation est encore "fluide", c'est-à-dire caractérisée par <strong>la</strong> multiplicité desavenirs possibles. Il est possible d'associer cette forme d'historicité <strong>dynamique</strong> à <strong>la</strong> propriétéformelle de non-ergodicité. En termes non-techniques <strong>la</strong> non-ergodicité signifiel'impossibilité pour le processus de visiter en totalité l'espace de ses états a priori possibles.Cette fermeture de certaines des régions de cet espace à <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> entraîne unedivergence entre les moments empiriques et les moments probabilistes du processus, et dansle cas présent, elle se constitue progressivement sous l'effet des rétroactions positivesactivées au fil des premiers tirages, ce qui a permis là encore de parler de "dépendance auchemin suivi", mais sous une forme très différente de celles qui ont été vues plus haut, et,pense-t-on, de manière plus significative et plus appropriée.II. LES OUTILS D'UNE HISTORICITE "STRUCTURALE" : GENESEENDOGENE DES "GRANDES CRISES"Quelles que soient les propriétés <strong>historique</strong>s des outils précédemment présentés, etmême si certains d'entre eux sont étroitement associés à des perspectives ditesévolutionnistes, on peut les trouver davantage préoccupés d'enrichir des <strong>dynamique</strong>sre<strong>la</strong>tivement standard dans le sens d'une exaltation de toutes les formes de "dépendance aupassé" ou "aux contingences <strong>historique</strong>s" que véritablement en correspondance avec unpoint de vue de l'historicité structurale entendu comme attention spécifique aux


22transformations des formes institutionnelles soutenant <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> de l'accumu<strong>la</strong>tion. Enlieu et p<strong>la</strong>ce d'une historicité <strong>dynamique</strong> pour ainsi dire au ras de <strong>la</strong> modélisation, il fautmaintenant s'interroger sur les conséquences en termes de formalisation d'une telle positionthéorique insistant sur le caractère profondément <strong>historique</strong> du devenir du capitalisme, <strong>la</strong>périodisation en régimes qui y est associée, avec à <strong>la</strong> clé une proposition centrale dechangement structurel endogène "tordant" ces régimes jusqu'à les faire entrer en crise. Onreconnait là évidemment l'une des intuitions constitutives de <strong>la</strong> théorie de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion, oùl'on voit bien que, dans un tout autre registre que l'historicité "formelle" et "générique" desoutils précédents, elle nécessite un effort spécifique pour accéder à une représentationformalisée d'une <strong>dynamique</strong> de déformation des structures raccordée au déploiement del'accumu<strong>la</strong>tion ; en même temps qu'elle pose le problème de <strong>la</strong> "nature" du déterminisme àl'œuvre dans de tels enchainements.II. 1. Genèse "endométabolique" des grandes crisesCette intuition centrale de <strong>la</strong> "vision longue" de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion propose en effet que,au delà des fluctuations des petites crises, le régime de croissance est lui-même périssable.La reproduction dont il semble donner l'image dans sa phase de maturité n'est qu'apparenteet imparfaite. Conformément à une intuition dialectique marxienne, le régime de croissanceest en permanence travaillé par un changement structurel endogène. Ainsi, c'est dufonctionnement même de <strong>la</strong> structure du régime de croissance que naissent les forces et lestendances de sa propre transformation. La "torsion" ou <strong>la</strong> dérive endogène d'une ou deplusieurs de ses principales "composantes" peut alors remettre en question <strong>la</strong> cohérencesystémique qui avait fait <strong>la</strong> viabilité du régime de croissance et l'amener à un point derupture. Cette altération à <strong>la</strong> fois lente et endogène des structures, qu'on a par ailleursproposé de qualifier "d'endométabolique" (<strong>Lordon</strong>, 1993-a, 1994) pour marquer saspécificité au sein de l'ensemble quelque peu confus et disparate des processus


"évolutionnaires", débouche alors sur un épisode de "grande crise" (Boyer, 1986-a).23La nécessité d'une part de donner à l'épisode de "grande crise" une "traduction"<strong>dynamique</strong> adéquate, et d'autre part de <strong>la</strong> représenter comme un produit endogène du longterme appelle c<strong>la</strong>irement des formalismes spécifiques. Les modèles non-linéaires àbifurcation peuvent alors fournir une réponse à <strong>la</strong> première partie de <strong>la</strong> question.En identifiant <strong>la</strong> "structure" de l'économie comme l'ensemble des régu<strong>la</strong>rités macroconstitutives d'un régime de croissance en une époque donnée, il est possible dans unpremier temps de lui donner une représentation formelle au travers de <strong>la</strong> structuremathématique du modèle qui lui est associée, soit <strong>la</strong> forme fonctionnelle f d'un système<strong>dynamique</strong> général : • x = f(x) , où xR n rassemble les variables d'état caractéristiques de <strong>la</strong>conjoncture. Plus simplement encore, on peut, à forme fonctionnelle f invariante, associer <strong>la</strong>structure à <strong>la</strong> donnée des paramètres λ d'un système <strong>dynamique</strong> s'écrivant :(1)•x = f(x ; λ), x R n , λ R p"Conjoncture" et "structure" sont ainsi renvoyées à des êtres mathématiquesdifférents et spécifiques, les variables d'état pour <strong>la</strong> première, les paramètres pour <strong>la</strong>seconde, pendant qu'un processus de changement structurel peut être très simplementreprésenté comme une modification de <strong>la</strong> configuration paramétrique λ = (λ 1 , ..., λ p ) ∅ (λ' 1 ,..., λ' p ).Or, on l'a déjà vu (cf supra § I.4.), dans un cadre non-linéaire, il est possible que <strong>la</strong>variété différentiable des états stationnaires d'un système tel que (1) admette des pointsinguliers dont <strong>la</strong> projection sur l'espace des paramètres définit des points de bifurcationsλ * k. Ceci signifie que lorsque <strong>la</strong> structure du régime de croissance est soumise à unetransformation qui lui fait franchir un de ces points "critiques", <strong>la</strong> trajectoire de croissancese trouve qualitativement altérée. Cette altération peut prendre <strong>la</strong> forme d'un effondrementd'un sentier de croissance "haut" à un sentier "bas", ou encore d'une déstabilisation


24soudaine, un sentier lisse et régulier devenant fluctuant voire chaotique. En tout état decause, il y a dans ce phénomène de bifurcation un accident <strong>dynamique</strong> brutal qui peutd'autant mieux figurer une manifestation de "grande crise" qu'il est directement rapportableà une transformation "profonde" de <strong>la</strong> structure économique c'est-à-dire du régime decroissance.Exploiter les possibilités de l'instabilité structurelle et faire d'une bifurcation <strong>la</strong>phénoménologie <strong>dynamique</strong> associée à un épisode de "grande crise" ne constitue qu'unepremière étape. En effet, pour représenter l'intuition régu<strong>la</strong>tionniste dans sa totalité, il faut sedonner le moyen de formaliser les processus de changement structurel endogène. Ce typed'évolution, auquel on a réservé l'appel<strong>la</strong>tion distinctive d'endométabolisme et où c'est de <strong>la</strong>répétition de <strong>la</strong> conjoncture en longue période que naissent progressivement lesdéformations de <strong>la</strong> structure, offre à <strong>la</strong> formalisation une résistance spécifique. Modéliser leprocessus par lequel c'est le fonctionnement même de <strong>la</strong> structure qui altère <strong>la</strong> structureexige en effet à <strong>la</strong> fois de distinguer et d'articuler deux <strong>dynamique</strong>s prenant p<strong>la</strong>ce dans deséchelles de temps très différentes. C'est pourquoi il serait insatisfaisant de s'en tenir à uneendogénéisation des grandeurs structurelles en se contentant de poser :(1)(2)x•= f(x ; λ)•λ = g(x)Certes l'équation (2) exprime bel et bien l'endogénéité de l'évolution des grandeursstructurelles (les paramètres λ) par rapport à <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> conjoncturelle (des variablesd'état x). Mais elle méconnait en revanche complètement <strong>la</strong> distinction des temporalitésspécifiques de ces deux <strong>dynamique</strong>s auxquelles elle confère des constantes de temps dumême ordre de grandeur (<strong>la</strong> constante de temps d'une <strong>dynamique</strong> se définissantformellement comme l'inverse du premier terme de son développement de Taylor auvoisinage de l'état stationnaire, lequel s'interprète lui-même comme <strong>la</strong> vitesse de


25l'ajustement à l'équilibre).Or ça n'est pas immédiatement, mais par un effet de long terme que <strong>la</strong> répétition de <strong>la</strong>conjoncture finit par gauchir <strong>la</strong> structure. Exprimer cette distinction-connexion d'échelles detemps différentes exige alors de recourir à un outil formel spécifique, en l'espèce fourni parles systèmes <strong>dynamique</strong>s dits lents/rapides, tels qu'ils ont été initialement utilisés en théoriedes oscil<strong>la</strong>tions de re<strong>la</strong>xation (Grasman, 1987), puis, sous le nom "d'approximationadiabatique", par les approches dites "synergétiques" (Haken, 1983) (voir également pourquelques application économiques Zhang, 1991). L'endogénéisation des grandeursstructurelles s'écrit alors :(1)(2')x•= f(x ; λ)•λ = ε g(x) avec 0 < ε


26endogène de <strong>la</strong> structure, progressive actualisation d'une virtualité contenue dès le départ, etfaire déboucher ce processus endométabolique sur un accident <strong>dynamique</strong> brutale – unecatastrophe – représentatif d'un épisode de "grande crise". C'est une telle "formule" que meten œuvre une modification du modèle de Goodwin fournissant un bloc "<strong>dynamique</strong> rapide"dans lequel une loi de Kaldor-Verdoon non-linéaire, exprimant synthétiquement le régimede productivité fordien, peut donner lieu à une multiplicité d'équilibres entre lesquels des


29bifurcations "catastrophiques" font passer (voir encadré 2). On peut alors lui adjoindre unbloc "<strong>dynamique</strong> longue" formalisant un scénario d'épuisement endogène du régime deproductivité fordien au travers d'une montée de <strong>la</strong> différenciation : <strong>la</strong> réussite de <strong>la</strong>croissance, et l'élévation du revenu des ménages qui l'accompagne, donnent lieu dans le longterme à une saturation de <strong>la</strong> norme de consommation fordienne et à une montée endogène de<strong>la</strong> préférence pour <strong>la</strong> variété (Boyer, 1986-b). Entrant en contradiction avec <strong>la</strong> configuration"rigide" de l'appareil productif fordien, cette évolution longue fait lentement basculer <strong>la</strong>re<strong>la</strong>tion de productivité de Kaldor-Verdoorn jusqu'à ce que soit endogènement franchi unpoint de bifurcation où l'économie chute brutalement d'un sentier de croissance haut à unsentier bas. Un tel enchainement, évidemment très partiel et stylisé, permet ainsi d'aboutir àune formalisation du processus de genèse et de déclenchement endogènes de <strong>la</strong> "grandecrise" du fordisme (voir encadré 2, et pour plus de détail, <strong>Lordon</strong>, 1993-b).Incidemment, cet épisode de <strong>la</strong> grande crise délimite assez précisément <strong>la</strong> limite devalidité d'un tel modèle endométabolique, une limite sur le statut de <strong>la</strong>quelle il convient des'interroger. Formellement par<strong>la</strong>nt, rien n'interdirait a priori de considérer les évolutionspostérieures à <strong>la</strong> bifurcation de grande crise (voir figure 6, encadré 2). C'est un principethéorique venu de l'extérieur qui fournit aux modèles endométaboliques leur contrôleméthodologique et borne l'ensemble des conclusions analytiques qui seront effectivementretenues – sélection qui suppose évidemment qu'a contrario certaines autres serontdélibérément écartées. En l'espèce, ce sont les avertissements de <strong>la</strong> théorie de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tioninsistant sur le caractère très particulier de <strong>la</strong> période ouverte avec le déclenchement de <strong>la</strong>crise, qui invitent à opérer un tel tri, et notamment à se méfier du sens qu'on pourraitattribuer aux prolongements de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> longue au delà du seuil de bifurcation. Pardéfinition, une "grande crise", dont cette bifurcation constitue <strong>la</strong> manifestation <strong>dynamique</strong>,signifie "déstabilisation" du régime de croissance antérieur et éc<strong>la</strong>tement de ses régu<strong>la</strong>ritésmacroéconomiques propres. La période qui s'ouvre alors n'a plus rien à voir avec lefonctionnement ordinaire, même accompagné de changement structurel long, du régime,mais voit se développer une <strong>dynamique</strong> fondamentalement différente de décomposition-


30recomposition institutionnelle au terme de <strong>la</strong>quelle ce régime aura définitivement disparu.C'est donc un changement structurel d'une tout autre nature qui se met là en p<strong>la</strong>ce,travail<strong>la</strong>nt non pas à <strong>la</strong> torsion lente de ses régu<strong>la</strong>rités, déformées mais toujoursreconnaissables, mais à leur dissolution pure et simple. C'est assez dire que les équations dumodèle global – <strong>dynamique</strong> rapide comme lente – cessent d'être valides et que lesprolongements de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> lente, analytiquement possibles cessent d'êtreéconomiquement pourvus de sens. Idéalement, il faudrait presque adjoindre au modèle uneinstruction d'auto-destruction activée après franchissement d'un de ses seuils critiques! Enl'absence d'un tel dispositif c'est un contrôle théorique externe qui vient régler le maniementd'un modèle endométabolique, et souligner à sa façon combien les modèles économiquessont confinés à l'exécution de tâches prédéterminées bien précises hors du périmètredesquelles on ne doit leur accorder, et on ne leur accorde de fait que peu de crédit. Amable,Boyer et <strong>Lordon</strong> (1993) ont montré comment ce peu d'attention accordé aux conclusionsannexes et "non-désirées" des modèles économiques témoigne de <strong>la</strong> faiblesse de leurgénérativité, en comparaison des modèles de <strong>la</strong> physique où ces "imprévus" peuvent s'avérerporteurs d'avancées théoriques majeures.Quoi qu'il en soit, <strong>la</strong> théorie de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion est riche de scénarios qui seraientjusticiables d'un tel traitement formel :– Dynamique longue de sa<strong>la</strong>risation endogène et crise de répartition. On pourraitainsi dériver un scénario stylisé de <strong>la</strong> crise des années trente, où, partant d'un régime initialpré-fordien dans lequel <strong>la</strong> demande des entreprises se forme pour l'essentiel hors de <strong>la</strong>sphère du sa<strong>la</strong>riat, <strong>la</strong> réussite de <strong>la</strong> croissance entraîne de manière endogène un mouvementlong de sa<strong>la</strong>risation et une importance croissante de <strong>la</strong> consommation sa<strong>la</strong>riale dans <strong>la</strong>solvabilisation de <strong>la</strong> demande finale. Cette montée en puissance à <strong>la</strong> fois endogène etprogressive de <strong>la</strong> consommation dans <strong>la</strong> demande finale peut alors, au delà d'un certainseuil, entrer en contradiction avec des mécanismes de formation des sa<strong>la</strong>ires demeurésconcurrentiels et dont <strong>la</strong> trop grande "fluidité" menace <strong>la</strong> stabilité des débouchés. La crise


31des années trente trouverait ainsi à être formalisée comme transition longue entre un régimede répartition "conflictuel" – l'opposition entre les c<strong>la</strong>sses n'est tempérée par aucun intérêtcommun – et un régime de répartition "contradictoire" opposant et unissant simultanémentsa<strong>la</strong>riés et capitalistes, puisqu'en devenant un élément prépondérant de formation de <strong>la</strong>demande le sa<strong>la</strong>ire cesse de n'être qu'un coût que les capitalistes auraient à minimiser. Unetelle évolution pourrait par exemple apparaître au travers du basculement lent et endogènede <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion macroéconomique d'investissement, enregistrant notamment un recul re<strong>la</strong>tifdes effets de profitabilité corré<strong>la</strong>tif d'une émergence progressive des effets d'accélération. Enl'absence de formes institutionnelles appropriées à <strong>la</strong> stabilisation du revenu des ménages,cette modification endogène du "régime d'investissement" pourrait alors déboucher, au delàd'un point critique, sur un accident <strong>dynamique</strong> important, manifestation de <strong>la</strong> crise du préfordisme.– Allongement "fordien" des séries et extraversion endogène. Mutatis mutandis unenchainement simi<strong>la</strong>ire peut être retenu pour fournir un scénario, là encore partiel, de <strong>la</strong>crise du fordisme. La "logique de productivité" du fordisme entraîne un mouvement longd'extraversion endogène à mesure que le marché intérieur se trouve saturé et ne permet pasde poursuivre l'allongement des séries. Cette ouverture progressive de l'économie, portée engerme par <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> même du régime fordien, "importe" une logique de compétitivitéqui peut entrer en contradiction avec une régu<strong>la</strong>tion sa<strong>la</strong>riale monopoliste adaptée au soutiende <strong>la</strong> consommation sa<strong>la</strong>riale dans un contexte de croissance auto-centrée. Là encore, c'estd'une modification du régime de répartition et de son expression dans les comportementsd'investissement que vient <strong>la</strong> crise. La logique "coût" du sa<strong>la</strong>ire reprenant du poids du fait de<strong>la</strong> montée des exigences de compétitivité extérieure, le rapport de répartition tend àredevenir plus "conflictuel" et ré-aiguïse l'opposition entre sa<strong>la</strong>ires et profits. Lesinstitutions sa<strong>la</strong>riales fordiennes adaptées à <strong>la</strong> forme "contradictoire" de ce rapport ettraduisant les intérêts jusque-là commun des sa<strong>la</strong>ires et des profits, deviennent obsolètes, et<strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion d'investissement bascule du fait de <strong>la</strong> substitution des exportations à <strong>la</strong>consommation dans les effets d'accélération. Une fois de plus ce basculement peut être


32intégré dans <strong>la</strong> formalisation de telle sorte qu'un accident <strong>dynamique</strong> le sanctionne lorsqu'ildépasse une certaine ampleur.II. 2. Les déterminismes de l'endométabolismeIncidemment, ces scénarios qui pourraient constituer les étapes ultérieures d'unedirection de recherche centrée autour des problématiques de l'endométabolisme, <strong>la</strong>issentapparaître <strong>la</strong> variété de nature des processus de changement structurel, sous le rapport dutype de déterminisme – et donc d'historicité – qu'ils mettent en jeu. Si le scénario desa<strong>la</strong>risation endogène apparait d'un déterminisme assez "c<strong>la</strong>ssique", les scénarios de montéeendogène de <strong>la</strong> variété et plus encore celui d'extraversion endogène semblent ressortir à undéterminisme un peu différent et qu'on serait tenté de qualifier de dialectique.Le mouvement de sa<strong>la</strong>risation endogène et ses conséquences sur les régimes derépartition et d'investissement, procèdent en effet d'enchainements quasi-mécaniques. End'autres termes, il n'y avait pas d'obstacles de principe à ce que ces conséquences fussentprévues bien avant qu'elles ne s'actualisent sous <strong>la</strong> forme du déclenchement d'une grandecrise. Bien que constituée d'un authentique processus de changement structurel, <strong>la</strong><strong>dynamique</strong> longue est ici portée par un temps moins fortement <strong>historique</strong>, déployant deseffets toujours déjà là, inscrits, à l'état <strong>la</strong>tent, et repérables dès son initiation.Le scénario d'extraversion endogène a, lui, <strong>la</strong> propriété d'inclure une plus forte dosed'historicité dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> longue qu'il met en scène. Certes, il convient toujours deparler de déterminisme, au sens où on a affaire à une articu<strong>la</strong>tion d'enchaînements causalscomplètement explicités où le hasard ou l'aléa ne prennent aucune p<strong>la</strong>ce. Pour autant, cescénario se distingue du précédent en ce sens que le processus d'extraversion endogène y estimpulsé par le surgissement d'éléments nouveaux. Nouveaux mais endogènes : tel est leparadoxe qui amène à qualifier ce déterminisme de dialectique. Au principe del'extraversion, il y a une véritable mutation de comportement, adjonction d'une composanteinédite au régime d'accumu<strong>la</strong>tion jusqu'alors en vigueur : le dépassement des cadresnationaux et le passage à l'échelle internationale pour prolonger le cycle de vie d'un régime


33de productivité basé sur les effets d'apprentissage décou<strong>la</strong>nt de séries de plus en pluslongues. Une autre solution aurait pu être apportée au problème de l'épuisement du régimede productivité fordien auto-centré, <strong>la</strong> traverse de l'extraversion aurait pu ne pas êtretrouvée, en quoi celle-ci apparaît bien dans son caractère de nouveauté.Mutation pourtant "logique", et c'est d'ailleurs sur cette "logique" qu'est fondée saqualification d'endogène, mais d'une logique qui n'est pas <strong>la</strong> logique formelle, <strong>la</strong>quelle nefait rien apparaître qui n'ait été déjà là et ne peut rien faire surgir d'inédit. La décision dechercher à l'extérieur un allongement supplémentaire des séries n'a à <strong>la</strong> fois rien demécanique et d'inéluctable, tout en étant parfaitement "rationnelle" et compréhensible.On voit bien qu'on a déjà là un pied dans le territoire de l'histoire. Cette mutation decomportement, dans sa "logique" et dans son inédicité, c'est <strong>la</strong> part de <strong>la</strong> dialectique. Certes,ce n'est pas au canon engelsien ou marxiste de <strong>la</strong> dialectique, avec ses négations denégations, ses transformations du quantitatif en qualitatif, etc..., qu'il est fait référence, maisà une dialectique comprise comme logique de <strong>la</strong> praxis, c'est-à-dire prenant en charge <strong>la</strong>possible inventivité des agents, et où <strong>la</strong> rationalité peut s'avérer créatrice. Soit dit en passant,on tient avec ce scénario d'extraversion endogène une illustration presque idéale de cettedéviance des agents que les régu<strong>la</strong>tionnistes voient au principe de l'enraiement de <strong>la</strong>reproduction, tout comme du clinamen lucrécien dont Marx se p<strong>la</strong>isait à faire <strong>la</strong> métaphoretypede <strong>la</strong> dérive des structures.Déterminisme dialectique donc, mais dès lors uniquement rétrospectif. C'est là <strong>la</strong>conséquence du caractère historico-dialectique, entre nécessaire et contingent, que peuventparfois prendre les processus de l'endométabolisme, qu'ils ne se <strong>la</strong>issent saisir et représenterqu'en rétrodiction. Si l'on en croit Stedman Jones (1990), il y aurait là comme l'écho d'uneintuition hégélienne qui, contrairement à Marx, ne pensait pas possible d'appliquer <strong>la</strong>méthode dialectique autrement que rétrospectivement :"Hegel was categorial in refusing to project his theory into the future. Thephilosophy could exp<strong>la</strong>in the rationality of what has happened ; it was only then that it


34could be grasped in thought. Marx, despite all his strictures against the voluntarism of otherYoung Hegelians and some of his fellow revolutionnaries, was unable by the very nature ofhis project fully to abide by the Hegelian restriction. Thus while Hegel's owl of Minervaflew at dusk, the marxian owl, unfortunately, took flight at high noon" (Stedman Jones,1990, p. 128).Cet avertissement permet incidemment d'insister sur le caractère profondément adhoc que ne peuvent manquer de revêtir ces modèles endométaboliques. Ad hoc, ils le sontassurément au sens de <strong>la</strong> méthodologie néoc<strong>la</strong>ssique qui qualifie ainsi tout modèle dépourvudes "indispensables" fondements micro (Amable, Boyer, <strong>Lordon</strong>, 1995). Mais il y a aussi unsens positif à <strong>la</strong> qualification d'ad hoc – est ad hoc ce qui convient à <strong>la</strong> situation, à l'objet –dont il est utile de se souvenir dans le cas présent. En effet, les modèles endométaboliquesont par construction vocation à saisir des enchainements singuliers, <strong>historique</strong>ment situés etni universels ni nécessairement reproductibles. Que <strong>la</strong> montée de <strong>la</strong> préférence pour <strong>la</strong>variété entraine un ralentissement de <strong>la</strong> productivité n'a rien d'une loi générale, mais décritles effets d'une contradiction propre au régime de croissance fordien et à nul autre. C'estd'ailleurs bien là <strong>la</strong> caractéristique essentielle de <strong>la</strong> méthodologie régu<strong>la</strong>tionniste que de nep<strong>la</strong>ider que pour une nomologie locale. Les régimes de croissance ont certes leursrégu<strong>la</strong>rités et leurs "lois", mais à valeur sur leur période de maturité, et sans rien enlever àleur irréductible caractère de singu<strong>la</strong>rité <strong>historique</strong>. Il en va de même pour les mécanismesqui de leur fonctionnement vont mener à leur épuisement. Leur spécificité <strong>historique</strong> rendfort improbable de les dériver de first principles, et impose au contraire de se contenter dereconstituer ex post leurs contenus toujours particuliers.CONCLUSIONLa question des formalismes des évolutions <strong>historique</strong>s est certainement très délicate


35tant elle sonne comme une double injonction contradictoire : est-il possible de formaliserl'invention <strong>historique</strong> ? L'innovation radicale n'est-elle pas ineffable ? Il est toutefoispossible de considérer des degrés variés dans l'historicité et le "changement", et pourcertains d'entre eux, il n'est pas impossible d'envisager des formalisations.Au carrefour des registres "<strong>dynamique</strong>" et "<strong>historique</strong>" du changement, il est d'abordpossible de considérer une historicité qu'on pourrait qualifier de "générique" ou "formelle".Celle-ci émerge comme propriété de certains outils traditionnels de <strong>la</strong> modélisation<strong>dynamique</strong> – systèmes <strong>dynamique</strong>s, processus stochastiques – mais utilisés dans desconfigurations particulières d'où surgissent des comportements plus riches prenantnotamment en compte des formes diverses de "dépendance au passé" ou reconnaissant unrôle décisif à <strong>la</strong> contingence <strong>historique</strong>. Certes, tous les outils présentés dans ce registre nesont pas également convaincants sous le rapport de <strong>la</strong> consistance de leurs propriétésd'historicité, lesquels doivent parfois beaucoup à certaines indulgences interprétatives.Néanmoins, et même si <strong>la</strong> perspective de "modèles de l'histoire" reste définitivementutopique, l'exercice consistant à "mettre de l'histoire dans <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong>" a pu donner lieu àquelques avancées intéressantes. Chacun dans leur genre, les modèles d'hystérésis, lesmodèles à bifurcation "fourche" et les processus d'urne réalisent cette performance d'é<strong>la</strong>rgir<strong>la</strong> détermination de l'évolution d'un sytème qui, en plus de sa dépendance à <strong>la</strong> situation de"l'instant précédent" (dt ou t – 1) doit prendre en compte les effets d'un passé plus lointainou "d'évènements" extérieurs décisifs.Mais l'historicité dans son sens le plus authentique n'apparaît véritablement, au delàde <strong>la</strong> précédente historicité formelle, qu'au moment d'envisager les transformationsprofondes des structures des économies capitalistes, notamment au travers des processusendométaboliques de genèse et de déclenchement des grandes crises. L'alliance des modèlesà bifurcation et des systèmes <strong>dynamique</strong>s lents/rapides fournit alors les moyens d'unereprésentation formelle de tels processus. Paradoxalement, ces outils de l'endométabolismene présentent pas à proprement parler des propriétés d'historicité formelle telles qu'évoquéesprécédemment. C'est davantage l'essence des évolutions qu'ils permettent de représenter – <strong>la</strong>


36transformation endogène des structures – <strong>la</strong> correspondance de ce type d'évolution à uneperspective théorique profondément historiciste, notamment centrée sur <strong>la</strong> périssabilité desrégimes de croissance, ainsi que le caractère rétrospectif et dialectique des déterminismesque ces outils mettent en scène qui leur permettent de revendiquer une p<strong>la</strong>ce de choix danscette revue des formalismes de <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> <strong>historique</strong>.On pourrait pourtant objecter que dans ce registre de l'historicité structurale, lesformalismes de l'endométabolisme ne font que <strong>la</strong> moitié du chemin. En effet, le plein travailde l'histoire ne se fait-il pas surtout sentir avec les processus <strong>dynamique</strong>s de "recompositioninstitutionnelle" qui suivent l'ouverture d'une grande crise et, par tâtonnement, peuventlivrer passage à un nouveau régime d'accumu<strong>la</strong>tion ? On a déjà eu l'occasion de signaler queles formalismes de l'endométabolisme trouvent là leur limite ( voir supra), puisque, à <strong>la</strong>phase de lente torsion de régu<strong>la</strong>rités macro en p<strong>la</strong>ce, succède celle de leur éc<strong>la</strong>tement et deleur remp<strong>la</strong>cement par des formes inédites. Le déterminisme lent et dialectique qui préva<strong>la</strong>itdans l'une n'a plus aucune pertinence dans l'autre où le "changement" s'effectue à un toutautre rythme et surtout en restituant tous ses droits à l'authentique création <strong>historique</strong>.L'effervescence de l'innovation sociale interdit bien sûr de recourir à des formalisationsdéterministes, mais surtout ne permet que de modéliser des processus locaux d'émergence detelle ou telle forme institutionnelle particulière sans pouvoir espérer rendre compte dutableau d'ensemble de <strong>la</strong> "recomposition" ; où l'on retrouve ce trade-off c<strong>la</strong>ssique selonlequel plus l'historicité s'affirme et plus se restreint <strong>la</strong> capacité de <strong>la</strong> modélisation. Lesmodèles d'interaction et de comportement collectif (Hors et <strong>Lordon</strong>, 1994, Hors, 1995)pourraient-ils fournir une grille de saisie formelle des <strong>dynamique</strong>s de basculement oud'émergence institutionnelles ? Il n'est évidemment pas question de sur-estimer <strong>la</strong> portée decet outil en comparaison de l'ampleur du chantier que représente <strong>la</strong> formalisation des<strong>dynamique</strong>s institutionnelles. A tout le moins constitue-t-il une première étape d'unprogramme de recherche d'une actualité certaine pour une théorie de <strong>la</strong> Régu<strong>la</strong>tion qui fautede produire d'impossibles modèles de l'histoire n'en a pas moins besoin de réunir tous lesformalismes susceptibles d'une manière ou d'une autre de soutenir une perspective


<strong>historique</strong>.37


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41ENCADRE 1 : CHANGEMENT, DYNAMIQUE ET HISTOIRESTATIQUEA-HISTORIQUE"FIXISME"≠CHANGEMENTDYNAMIQUEHISTORIQUEHISTORICITEDYNAMIQUEHISTORICITESTRUCTURALEFluctuations "De l'histoire" dans Dynamique régu<strong>la</strong>tionnisteendogènes <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> (endométabolisme)


42ENCADRE 2Un modèle simple d'épuisement et de crise endogènes du fordisme(Tiré de <strong>Lordon</strong>, 1993-b)Dynamique rapide : un modèle de croissance goodwinien avec progrès technique endogène etpartage des profits.Le modèle retient deux variables, le taux de croissance, g, et le taux d'emploi v dont <strong>la</strong> <strong>dynamique</strong> estdonnée par les équations (1)-(2) :^v = g – φ(g) (1)^g = (1 – 1/σg) [ψ(v, g) – φ(g)] (2)* L'équation (1) indique que le taux de croissance de v est égal à <strong>la</strong> différence du taux de croissancede <strong>la</strong> production g et du taux de croissance de <strong>la</strong> productivité ^p . Ce dernier est endogénéisé conformément àune loi de Kaldor-Verdoorn : ^p = φ(g ; β). En représentant l'intensité du régime de progrès techniqueendogène, β paramétrise <strong>la</strong> loi de Kaldor-Verdoorn.* L'équation (2) dérive en fait de l'équation de répartition du modèle de Goodwin.Mais d'une part, le sa<strong>la</strong>ire réel ne dépend plus seulement du taux d'emploi via le traditionnel effetd'épuisement de l'armée de réserve, mais également du taux de profit – égal au taux de croissance g – par unmécanisme de partage des profits : ^w = ψ(v, g).D'autre part, l'équation (2) est écrite avec le taux de croissance g en lieu et p<strong>la</strong>ce de l'habituelle partdes sa<strong>la</strong>ires u, sachant que g = (1–u)/σ [σ est le rapport capital-produit], et que le taux de croissance de <strong>la</strong> partdes sa<strong>la</strong>ires est égal à <strong>la</strong> différence entre le taux de croissance du sa<strong>la</strong>ire réel, ψ(v, g), et du taux de croissancede <strong>la</strong> productivité, φ(g).Lorsque <strong>la</strong> loi de productivité de Kaldor-Verdoorn est non-linéaire et de forme logistique, on peutmontrer que le système (1)-(2) admet trois états stationnaires correspondant à des taux de croissanced'équilibre g*1,2,3 qui sont localement stables pourvu que le partage des profits soit suffisamment fort : ψ'g(v,g) > φ'(g). Lorsque <strong>la</strong> loi de Kaldor-Verdoorn est de type logistique, φ(g ; β), on peut montrer que les taux decroissance d'équilibre varient avec l'intensité du régime de productivité β en suivant <strong>la</strong> courbe (Σ) décritefigure 6. Lorsque, à <strong>la</strong> suite d'un affaiblissement du régime de productivité, β franchit à <strong>la</strong> baisse le seuilcritique β*, le sentier de croissance connait une rupture brutale en passant soudainement de l'équilibre hautg*3 à l'équilibre bas g*1.Dynamique lente : montée endogène de <strong>la</strong> différenciation et épuisement du régime de productivitéOn peut alors modéliser le processus d'affaiblissement du régime de productivité pour le rendreendogène. Conformément au scénario de montée endogène de <strong>la</strong> différenciation, on a :* L'intensité du progrès technique varie positivement avec <strong>la</strong> longueur des séries et négativement avecle nombre des biens différenciés N, indicateur de variété :β(t) = Γ[N(t)] avec Γ ' < 0* La différenciation des biens est fonction d'un indicateur long de revenu – R(t) :N(t) = Ω[ R(t) – ] avec Ω' > 0* Cet indicateur est calculé comme une moyenne mobile sur le logarithme du revenu courant R(t) :tR(t) = ∨ g(s) ds–


43donc :– tR(t) = ∨ µ(t–τ) R(τ) dτ =–t τ∨ µ(t–τ)– ⎣ ⎢⎡ ∨ g(s) ds⎦ ⎥⎤ dτ–si les retards µ(t – τ) sont exponentiellement distribués et de retard moyen T suffisamment long : T >> 0, on.peut montrer : β = 1 T [R(g) – R – ] Ω'( R – ) Γ '[ Ω ( R – )]Le modèle complet s'écrit donc :.vv= g – φ(g ; β) (1).gg= (1 – 1/σg) [ψ(v, g) – φ(g ; β)] (2). 1β =T [R(g) – R – ] Ω'( R – ) Γ '[ Ω ( R – )] (3)Les équations (1) et (2) forment le bloc "<strong>dynamique</strong> rapide" du système tandis que l'équation (3) constitue sonbloc "<strong>dynamique</strong> lente" car 1/T

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