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Book review in Revue française de science politique

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LECTURES CRITIQUESL’analyse <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s : nouvelles perspectives 1L’ambition <strong>de</strong> cet ouvrage collectif est <strong>de</strong> réhabiliter l’analyse <strong>de</strong>s partis en <strong>science</strong> <strong>politique</strong>.Le basculement du mon<strong>de</strong> au début <strong>de</strong>s années 1990, la f<strong>in</strong> du communisme organisé, lesmutations qualitatives <strong>de</strong> l’État social, la banalisation du fait démocratique, l’émergence <strong>de</strong>puissants sentiments antipartis, ont contribué à la généralisation <strong>de</strong> la thématique du décl<strong>in</strong> <strong>de</strong>sorganisations partisanes classiques. À contre courant, les auteurs réunis par Richard Gunther,José Ramon Montero et Juan J. L<strong>in</strong>z démontrent, au contraire, la permanence et l’actualité <strong>de</strong>« la forme parti » dans les démocraties occi<strong>de</strong>ntales. La relative marg<strong>in</strong>alité <strong>de</strong> ce débat enFrance, où l’on privilégie la déconstruction 2 du phénomène partisan, rend nécessaire une présentation<strong>de</strong>s contributions anglophones parmi les plus stimulantes. Le dépassement historique<strong>de</strong>s grands récits idéologiques et l’avènement d’un mon<strong>de</strong> postcommuniste ont amené lesrecherches sur les mobilisations partisanes à s’<strong>in</strong>téresser prioritairement à l’émergence <strong>de</strong>smo<strong>de</strong>s d’action <strong>politique</strong> dits « alternatifs ». L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s transformations <strong>in</strong>ternes qui traversentet perpétuent les partis <strong>politique</strong>s est <strong>de</strong>venue secondaire, si ce n’est <strong>in</strong>existante. Certa<strong>in</strong>es<strong>de</strong> ces <strong>in</strong>terprétations 3 « post-parti », les plus radicales, ont consacré la « forme réseau » et les« nouveaux mouvements sociaux » comme vecteurs pr<strong>in</strong>cipaux <strong>de</strong> la socialisation <strong>politique</strong>.Avec <strong>de</strong>s conclusions similaires, d’autres travaux, plus nuancés, ont <strong>in</strong>sisté sur les transformationsdécisives <strong>de</strong>s cadres <strong>de</strong> perception culturels et cognitifs <strong>de</strong>s citoyens <strong>de</strong>s paysocci<strong>de</strong>ntaux 4 . Pour les défenseurs <strong>de</strong> ce courant, la diffusion généralisée <strong>de</strong> valeurs post-matérialistesdans <strong>de</strong>s sociétés structurellement marquées par « le risque » aurait entraîné la caducité<strong>de</strong>s partis traditionnels. L’ère <strong>de</strong>s partis n’aurait été qu’une courte parenthèse historiquerefermée par les mutations <strong>de</strong>s sociétés <strong>in</strong>dustrielles.Ces <strong>in</strong>terrogations sur la marg<strong>in</strong>alisation <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s, sur la dialectique <strong>de</strong> leurmort présumée, ne cessent <strong>de</strong> questionner l’avenir et la survie <strong>de</strong>s démocraties occi<strong>de</strong>ntales et<strong>de</strong> leurs modèles <strong>in</strong>stitutionnels. La tentative <strong>de</strong> déf<strong>in</strong>ir la forme et la nature <strong>de</strong>s liens entredémocratie et parti <strong>politique</strong> constitue la trame commune à toutes les contributions <strong>de</strong> PoliticalParties. Celles-ci s’<strong>in</strong>scrivent ple<strong>in</strong>ement dans la cont<strong>in</strong>uité <strong>de</strong> l’analyse <strong>in</strong>augurale <strong>de</strong> MaxWeber sur les partis « enfants <strong>de</strong> la démocratie ». Les social scientists réunis par cet ouvrageconsidèrent que les systèmes démocratiques mo<strong>de</strong>rnes ont assis leur légitimité populaire, leurstabilité, par l’<strong>in</strong>stitutionnalisation <strong>de</strong>s mobilisations partisanes et une circulation dynamique<strong>de</strong>s élites <strong>politique</strong>s organiquement attachées aux partis. L’<strong>in</strong>séparabilité <strong>de</strong>s liens entre démocratiemo<strong>de</strong>rne et partis <strong>politique</strong>s constitue, par conséquent, le po<strong>in</strong>t <strong>de</strong> départ axiomatique <strong>de</strong>l’ouvrage.1. Nous proposons ici une lecture critique <strong>de</strong> l’ouvrage collectif : Richard Gunther, José Ramon Montero,Juan J. L<strong>in</strong>z (eds), Political Parties. Old Concepts and New Challenges, Oxford, Oxford UniversityPress, 2002.2. Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses <strong>de</strong> SciencesPo, 1989 ; Frédéric Sawicki, Les réseaux du parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Bel<strong>in</strong>,1997.3. Peter Merkl, Kay Lawson (eds), When Parties Fail : Emerg<strong>in</strong>g Alternative Organizations, Pr<strong>in</strong>ceton,Pr<strong>in</strong>ceton University Press, 1988 ; Bruno Latour, Nous n’avons jamais été mo<strong>de</strong>rnes. Essaid’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997 ; Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel espritdu capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 (NFR essais) ; Michaël Hardt, Toni Negri, Empire, Paris, Exils,2000 ; Ulrich Beck, Pouvoir et contre pouvoir à l’ère <strong>de</strong> la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003(Aubier Alto).4. Ronald Inglehart, The Silent Revolution : Chang<strong>in</strong>g Values and Political Styles Among WesternPublics, Pr<strong>in</strong>ceton, Pr<strong>in</strong>ceton University Press, 1977 ; Ronald Inglehart, « Value Change <strong>in</strong> IndustrialSocieties », American Political Science Review, 81 (4), p. 1289-303, 1987 ; Thomas Poguntke, « New Politicsand Party Systems », West European Politics, 10, 1987, p. 76-88 ; Ulrich Beck, Party Politics <strong>in</strong> America,New York, Longman, 8 e éd., 1996 ; Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre mo<strong>de</strong>rnité,Paris, Flammarion, 2001 (Champs).465


<strong>Revue</strong> française <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>politique</strong>Mais, pour l’ensemble <strong>de</strong>s contributeurs <strong>de</strong> Political Parties, la question démocratiquen’est pas seulement un axe central <strong>de</strong> problématisation, elle est également à l’orig<strong>in</strong>e d’unpositionnement scientifique orig<strong>in</strong>al 1 . Ils considèrent l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s évolutions <strong>de</strong>s organisationspartisanes comme nécessaire à une mise en perspective <strong>de</strong>s « performances » <strong>de</strong>s systèmesdémocratiques. Cette volonté <strong>de</strong> mesurer la performance et la santé comparées <strong>de</strong>s démocratiesest encore marg<strong>in</strong>ale en France. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> tout évolutionnisme, il s’agit pour eux d’effectuerun travail <strong>de</strong> précision, <strong>de</strong> rationalisation et <strong>de</strong> clarification <strong>de</strong>s outils qu’utilisent les politistesaf<strong>in</strong> <strong>de</strong> s’orienter vers une recherche aux objectifs radicalement pragmatiques. Entre bilans etperspectives conceptuelles, les auteurs <strong>de</strong> Political Parties souhaitent a<strong>in</strong>si peser sur les choix àvenir <strong>de</strong> la discipl<strong>in</strong>e.José Ramon Montero et Richard Gunther considèrent dans leur <strong>in</strong>troduction sém<strong>in</strong>alequ’il est urgent pour les social scientists <strong>de</strong> remettre à niveau leurs appareillages théoriques. Niles recherches <strong>in</strong>spirées par le structuro-fonctionnalisme, ni celles ayant adoptées les théoriesdu Rational Choice ou encore celles affirmant l’homologie entre marche économique etmarché <strong>politique</strong> ne leur paraissent avoir suffisamment fait preuve d’efficacité <strong>in</strong>terprétative.Ils rejettent par ailleurs les démarches m<strong>in</strong>imalistes et cumulatives se limitant au dénombrementquantitativiste et les approches maximalistes et théoricistes aux ambitions trop disproportionnées.Ils privilégient une démarche <strong>in</strong>termédiaire fondée sur l’approfondissement et l’ajustement<strong>de</strong>s théories existantes les plus stimulantes. Ils militent pour un usage habile <strong>de</strong>smétho<strong>de</strong>s <strong>in</strong>ductives et déductives, et un usage soft <strong>de</strong>s outils du Rational Choice. Entre analysestratégique du lea<strong>de</strong>rship et analyse systémique <strong>de</strong>s configurations partisanes, ils tranchenten faveur d’une épistémologie <strong>de</strong> la multidimensionnalité. Ce faisant, ils s’opposent auxpatriotismes conceptuels et à la force d’<strong>in</strong>ertie <strong>de</strong>s typologies classiques qui émoussent la plupart<strong>de</strong>s analyses actuelles.S’ils prennent acte <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong>s bouleversements sociaux et sociétaux récents sur les clivages<strong>politique</strong>s et partisans, c’est pour mieux s’<strong>in</strong>terroger sur les réactions et les réponses <strong>de</strong>spartis <strong>politique</strong>s à ces nouveaux challenges par une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la dynamique <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong>partis et <strong>de</strong>s effets électoraux sur les organisations <strong>politique</strong>s. L’organisation <strong>de</strong>s contributionscorrespond à ces orientations scientifiques. L’ouvrage se divise en trois parties et onze chapitres,la première partie est consacrée à une reconceptualisation <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s,la secon<strong>de</strong> au réexamen <strong>de</strong>s typologies les plus <strong>in</strong>novantes et la troisième à la mesure<strong>de</strong>s liens entre partis et citoyens, partis et démocratie, citoyens et démocratie. De la premièrepartie, on retiendra notamment les contributions théoriques <strong>de</strong> Hans Daal<strong>de</strong>r et <strong>de</strong> Stefano Bartol<strong>in</strong>i,le premier réalisant une socio-histoire <strong>de</strong> la discipl<strong>in</strong>e visant à mieux cerner la genèse<strong>de</strong>s tendances académiques à évacuer la question <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s, le second développantles possibilités théoriques d’un usage soft du Rational Choice. Ces <strong>de</strong>ux chapitres, par leurnature épistémologique, sont essentiels à la compréhension <strong>de</strong> la démarche d’ensemble <strong>de</strong>l’ouvrage.Pour Hans Daal<strong>de</strong>r, les <strong>de</strong>ux sources idéologiques <strong>de</strong> la littérature « post-parti » sont lanostalgie organiciste d’un ordre social cohérent <strong>in</strong>divise et la critique libérale <strong>de</strong> la tyrannie <strong>de</strong>smasses et <strong>de</strong>s bureaucraties. Ces <strong>de</strong>ux sources ont donné lieu à quatre types d’attitu<strong>de</strong>sacadémiques : (1) Le refus <strong>de</strong>s partis (The <strong>de</strong>nial of party) ; (2) Le refus sélectif <strong>de</strong>s partis (Theselective rejection of party) ; (3) Le refus sélectif <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> partis (The selective rejectionof party systems) ; (4) La f<strong>in</strong> <strong>de</strong>s partis (The redundancy of party). L’auteur range dans lapremière catégorie Moisei Ostrogorski et Robert Michels, tous <strong>de</strong>ux critiques <strong>de</strong> la démocratiereprésentative et du rôle joué par les organisations partisanes. Dans la secon<strong>de</strong> catégorie, ilclasse les spécialistes <strong>de</strong>s partis qui, comme Maurice Duverger ou Sigmund Neumann, favorisentun type d’organisation contre une autre, Duverger plaidant pour les partis <strong>de</strong> masses etleur efficacité, Neumann rejetant ce modèle comme dangereux pour les libertés <strong>in</strong>dividuelles et1. De nombreux Work<strong>in</strong>g Papers issus <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>stitut Juan March <strong>de</strong> Madrid sont consacrés à l’analyse<strong>de</strong>s transitions démocratiques, <strong>de</strong>s performances <strong>de</strong>s systèmes démocratiques, <strong>de</strong> la consolidation <strong>de</strong>svaleurs démocratiques ; les contributeurs s’en sont <strong>in</strong>spirés quand ils n’en n’ont pas été eux-mêmes à l’orig<strong>in</strong>e.Notamment : José Maria Maravall, « Economias y Regimenes Politicos », Work<strong>in</strong>g Paper, 1994/59,novembre 1994. José Maria Maravall, « Democracias y Democratas », Wok<strong>in</strong>g Paper, 1995/65, mai 1995 ;Richard Gunther, « Spanish Public Policy : From Dictatorship to Democracy », Work<strong>in</strong>g Paper, 1996/84,mars 1996. Larry Diamond, « Political Culture and Democratic Consolidation », Work<strong>in</strong>g Paper, 1998/118,ju<strong>in</strong> 1998. José Maria Maravall, « The Rule of Law as Political Weapon », Work<strong>in</strong>g Paper, 2001/160,février 2001.466


Lectures critiquesla délibération <strong>politique</strong>. Ces positionnements, pour Daal<strong>de</strong>r, reflètent une vision idéalisée <strong>de</strong>sclivages <strong>politique</strong>s ou <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> démocratie directe, que l’on doit aujourd’huidépasser. La troisième catégorie correspond aux analyses qui, faisant acte <strong>de</strong> patriotismeconceptuel, défen<strong>de</strong>nt un système <strong>de</strong> partis contre un autre, le modèle britannique dit <strong>de</strong>« Westm<strong>in</strong>ster » contre les modèles multipartis dits « consociationels » : Giovanni Sartoricontre Arend Lipjhart. Enf<strong>in</strong>, la <strong>de</strong>rnière catégorie regroupe les politistes qui estiment que lespartis <strong>de</strong> masses n’ont été qu’un épiphénomène transitoire dans l’histoire <strong>de</strong> l’humanité, vouésà disparaître après avoir épuisé leur rôle social. Cette tendance, avance Daal<strong>de</strong>r, oblitère lesmutations réelles <strong>de</strong>s organisations partisanes. Cette mise en perspective <strong>de</strong>s courants actuelsen <strong>science</strong> <strong>politique</strong> et <strong>de</strong> leurs impasses permet d’envisager la possibilité d’une analyse pragmatiqueet efficace, au plus près <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s, contre les a priori <strong>de</strong>s choix scholastiques.Ce pragmatisme défendu par Daal<strong>de</strong>r constitue une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s orig<strong>in</strong>alités <strong>de</strong>s contributions<strong>de</strong> Political Parties. Il appelle un approfondissement épistémologique.C’est à Stefano Bartol<strong>in</strong>i que revient la difficile tâche <strong>de</strong> donner une assise théorique« lour<strong>de</strong> » au collectif <strong>de</strong>s chercheurs rassemblés par Gunther, Montero et L<strong>in</strong>z. Son objectifest <strong>de</strong> développer une variante équilibrée du Rational Choice par un retour critique sur lanotion <strong>de</strong> compétition et une lecture croisée <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> Anthony Downs et <strong>de</strong> JosephSchumpeter. Comme José Maria Maravall 1 , il rejette les lectures unidimensionnelles <strong>de</strong> lacompétition <strong>politique</strong> au se<strong>in</strong> <strong>de</strong>s démocraties mo<strong>de</strong>rnes. Il oppose les conditions <strong>de</strong> la compétitionéconomique à celles, multidimensionnelles, <strong>de</strong> la compétition <strong>politique</strong> démocratique.Les variables <strong>de</strong> cette multidimensionnalité sont : (1) La contestabilité (Contestability) ; (2) Lavulnérabilité (Vulnerability) ; (3) La volatilité (Availability) ; (4) La décidabilité (Decidability).Chacune <strong>de</strong> ces variables constitue une <strong>de</strong>s dimensions <strong>de</strong> la compétition <strong>politique</strong> démocratique.La contestabilité est au fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s régimes démocratiques : elle signifie la possibilitépermanente <strong>de</strong> critiquer les lea<strong>de</strong>rs <strong>politique</strong>s par <strong>de</strong>s moyens légaux. La vulnérabilité désignela fragilité relative <strong>de</strong>s lea<strong>de</strong>rs au pouvoir, soumis aux contra<strong>in</strong>tes <strong>de</strong>s choix électoraux. Lavolatilité n’est rien d’autre que la capacité <strong>de</strong>s électeurs à changer leurs votes, à modifier leurscomportements électoraux. Enf<strong>in</strong>, la décidabilité correspond au niveau d’adhésion <strong>de</strong>s électeursaux programmes électoraux <strong>de</strong>s partis en compétition. Selon le <strong>de</strong>gré d’<strong>in</strong>tensité <strong>de</strong> cesquatre variables, la qualité <strong>de</strong>s affrontements électoraux et partisans diffèrent. Chacune d’elles<strong>in</strong>teragit avec les autres, soit <strong>de</strong> manière <strong>in</strong>crémentale sur les partis <strong>politique</strong>s et le fonctionnement<strong>de</strong>s <strong>in</strong>stitutions, soit <strong>de</strong> manière décisive en entraînant <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> régime. Ilrevient donc aux social scientists <strong>de</strong> développer au mieux les <strong>in</strong>struments <strong>de</strong> mesure qui permettentune correcte évaluation <strong>de</strong>s conditions multidimensionnelles <strong>de</strong>s systèmes <strong>politique</strong>s.Les outils donnés par Bartol<strong>in</strong>i laissent envisager <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> comparaison <strong>in</strong>téressantesquant aux performances <strong>de</strong>s démocraties et <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s.La <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> Political Parties est construite autour <strong>de</strong> quatre chapitres. Deuxétu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> cas sur le « Parti socialiste français » par Serenella Sferza et l’« Union <strong>de</strong> CentroDemocratico » par Richard Gunther, et <strong>de</strong>ux analyses <strong>de</strong>s modèles partisans par RichardS. Katz, Peter Mair et Steven B. Wol<strong>in</strong>etz. Ces <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières contributions sont particulièrement<strong>in</strong>téressantes. Peter Mair et Richard S. Katz reviennent notamment sur le modèle du« parti cartel » dont ils sont à l’orig<strong>in</strong>e. Les partis <strong>politique</strong>s ont, selon eux, trois dimensionsdist<strong>in</strong>ctes, le parti à la base (party on the ground), l’appareil central du parti (party <strong>in</strong> the centraloffice), le parti en charge <strong>de</strong> la vie publique (party <strong>in</strong> public office). Du poids relatif <strong>de</strong> cestrois dimensions dépend la nature <strong>de</strong> l’organisation et le modèle <strong>de</strong> mobilisation partisane. Uneorganisation dont les élus sont la base militante d’une formation à l’exécutif <strong>in</strong>existant estl’archétype du parti élitaire, dom<strong>in</strong>ant à la f<strong>in</strong> du dix-neuvième siècle et au début du v<strong>in</strong>gtièmesiècle. Les partis <strong>de</strong> masses se caractérisent, au contraire, par un exécutif puissant qui centralisel’action militante, une base massive soumise aux ordres <strong>de</strong> la direction et <strong>de</strong>s élus subordonnésaux choix <strong>politique</strong>s <strong>de</strong> lea<strong>de</strong>rs du parti. L’avènement <strong>de</strong>s partis attrape-tout correspondau beso<strong>in</strong> <strong>de</strong>s partis élitaires <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r une réelle surface sociale et aux partis <strong>de</strong> massesd’accroître leur compétitivité électorale. Il en résulte un équilibre <strong>in</strong>stable entre les troisdimensions partisanes, avec une tendance progressive à la marg<strong>in</strong>alisation du parti à la base etune <strong>in</strong>féodation <strong>de</strong> l’appareil central du parti au profit du parti en charge <strong>de</strong> la vie publique,« The lea<strong>de</strong>rs become the party ; the party becomes the lea<strong>de</strong>rs [Les dirigeants <strong>de</strong>viennent leparti ; le parti <strong>de</strong>vient les dirigeants] ». Cette ascendance généralisée du parti en charge <strong>de</strong> la1. José Maria Maravall, « The Political Consequences of Internal Democracy », Work<strong>in</strong>g Paper, 2003/190, mai 2003.467


<strong>Revue</strong> française <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>politique</strong>vie publique entraîne une <strong>in</strong>terpénétration croissante <strong>de</strong>s structures partisanes avec les structuresétatiques et conduit à un processus <strong>de</strong> mise en crise <strong>de</strong>s partis attrape-tout et <strong>de</strong> cartellisation<strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s. Le parti cartel, produit <strong>de</strong> cette transformation, est une <strong>in</strong>stitutionpublique animée par <strong>de</strong>s professionnels <strong>de</strong> la <strong>politique</strong> et f<strong>in</strong>ancée par le budget <strong>de</strong> l’État. Lesrelations entre les militants et l’élite du parti sont fondées sur l’autonomie respective, il n’y aplus <strong>de</strong> liens directs entre eux : Katz et Mair parlent <strong>de</strong> rapports stratarchiques. Ils précisenttoutefois que l’équilibre entre les trois dimensions partisanes peut encore basculer, selon lanature <strong>de</strong>s beso<strong>in</strong>s et la qualité <strong>de</strong>s challenges imposés par les démocraties contempora<strong>in</strong>es.Steven B. Wol<strong>in</strong>etz, dans son chapitre « Beyond the Catch-All Party », considère lemodèle du parti cartel comme pert<strong>in</strong>ent, mais <strong>in</strong>suffisant. Il regrette que Katz et Mair ne s’<strong>in</strong>téressentqu’aux mutations <strong>in</strong>ternes <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s. Il estime nécessaire un modèle quitienne compte <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> la compétition démocratique et du positionnement concurrentiel<strong>de</strong>s partis. Il dist<strong>in</strong>gue trois types <strong>de</strong> partis <strong>politique</strong>s : le parti <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> vote (Vote-Seek<strong>in</strong>g Party), le parti <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> programme (Policy-Seek<strong>in</strong>g Party), et le parti <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> postes (Office-Seek<strong>in</strong>g Party). Le premier a pour objectif <strong>de</strong> maximiser son poids électoralet <strong>de</strong> gagner les élections : les partis <strong>politique</strong>s canadiens en sont l’illustration parfaite. Lesecond vise pr<strong>in</strong>cipalement la victoire <strong>de</strong> son idéologie, tels les partis <strong>de</strong> la nouvelle droiteou néo-conservateurs. Le troisième ne s’<strong>in</strong>téresse qu’à l’occupation <strong>de</strong>s responsabilitéspubliques : l’auteur donne l’exemple <strong>de</strong>s partis socialistes, républica<strong>in</strong>s et libéraux italiensavant la crise <strong>de</strong> 1993 et <strong>de</strong>s formations néerlandaises comme le CDA (Christian DemocraticAppeal). Soumis en permanence aux contra<strong>in</strong>tes <strong>de</strong> la concurrence <strong>in</strong>ter-partisane, les partis<strong>politique</strong>s privilégient telle ou telle tendance en fonction <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la compétition et <strong>de</strong>leur potentiel <strong>in</strong>terne. Comme Bartol<strong>in</strong>i, Wol<strong>in</strong>etz avance un modèle multidimensionnel. Ildémontre comment l’arrivée d’un nouveau lea<strong>de</strong>r suffit pour qu’un parti passe <strong>de</strong> parti <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur<strong>de</strong> programme à parti <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> votes, dans le cas <strong>de</strong>s travaillistes britanniques <strong>de</strong>puisNeil K<strong>in</strong>nock, ou effectue un it<strong>in</strong>éraire <strong>in</strong>verse, comme les conservateurs britanniques sous laférule <strong>de</strong> Margaret Thatcher. Il revient aux politistes d’être attentifs aux positionnements <strong>de</strong>spartis, aux stratégies <strong>de</strong> leurs lea<strong>de</strong>rs comme à leurs structurations <strong>in</strong>ternes et <strong>de</strong> saisir leursréponses variables aux contra<strong>in</strong>tes <strong>de</strong> la compétition électorale démocratique. Une situation <strong>de</strong>crise <strong>de</strong> régime, d’alternance <strong>politique</strong>, ou <strong>de</strong> transition démocratique, ne provoque pas <strong>de</strong>sréponses similaires pour tous les partis <strong>politique</strong>s. En déf<strong>in</strong>itive, pour Wol<strong>in</strong>etz, le modèle duparti cartel cohabite avec d’autres modèles <strong>de</strong> mobilisation partisane, il n’est en rien un aboutissementunivoque <strong>de</strong> l’évolution sociale <strong>de</strong>s démocraties occi<strong>de</strong>ntales.Il revient à Mariano Torcal, Richard Gunther et José Ramon Montero, au cœur <strong>de</strong> la troisièmepartie <strong>de</strong> l’ouvrage, d’effectuer un travail quantitatif sur les sentiments antipartis dans lesud <strong>de</strong> l’Europe. Cette étu<strong>de</strong> d’une portée majeure pose les jalons pratiques d’une mesurerégressive <strong>de</strong>s rapports entre citoyens, partis <strong>politique</strong>s et démocratie. Rares sont lesrecherches qui ont su utiliser la démarche comparée pour tester et quantifier la performance<strong>de</strong>s régimes démocratiques et l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong>s citoyens aux partis. Le choix <strong>de</strong> la Grèce, duPortugal, <strong>de</strong> l’Italie et <strong>de</strong> l’Espagne est justifié par les rapports tumultueux qu’ont entretenusces pays avec la démocratie au cours du v<strong>in</strong>gtième siècle et l’abondance d’enquêtes existantessur la santé <strong>de</strong> leurs régimes pluralistes. À l’ai<strong>de</strong> d’outils statistiques précis couvrant les années1980 et 1990, Les auteurs brossent un état <strong>de</strong>s lieux saisissant <strong>de</strong>s démocraties méditerranéennes,à rebrousse-poil <strong>de</strong>s idées reçues en la matière. Peu conva<strong>in</strong>cus par les discours sur laf<strong>in</strong> <strong>de</strong>s partis et le rejet unilatéral <strong>de</strong>s partis par les citoyens, ils démontrent l’ambivalence fondamentaledu sentiment antiparti qui a paru se propager au se<strong>in</strong> <strong>de</strong>s démocraties européennes.Ils dist<strong>in</strong>guent d’ailleurs <strong>de</strong>ux types d’antipartisme : un antipartisme culturel marqué par <strong>de</strong>sexpériences socialisatrices communes négatives et un antipartisme réactif lié aux réactions critiqueset conjoncturelles <strong>de</strong>s citoyens. C’est a<strong>in</strong>si qu’ils mesurent le niveau et l’impact <strong>de</strong> ces<strong>de</strong>ux antipartismes sur les choix électoraux et l’évaluation positive ou négative <strong>de</strong>s partis parles citoyens. L’antipartisme culturel se caractérise par sa stabilité au cours du temps, l’analysepar cohortes générationnelles démontre sa permanence et ses différences selon le groupe d’âged’appartenance et les mo<strong>de</strong>s vécus <strong>de</strong> socialisation à la <strong>politique</strong>. Pour Torcal, Gunther et Montero,l’antipartisme culturel est le plus dangereux pour la cont<strong>in</strong>uité <strong>de</strong>s démocraties mo<strong>de</strong>rneset conduit sur le long terme à un rejet latent <strong>de</strong> la compétition électorale. De plus, il ne stimuleaucune participation alternative, il engendre la passivité, le désengagement et la lassitu<strong>de</strong>.L’antipartisme réactif n’a, quant à lui, aucun effet sur la participation électorale, sur l’i<strong>de</strong>ntificationaux partis, ou encore sur les engagements <strong>politique</strong>s non conventionnels. La critique <strong>de</strong>sperformances gouvernementales, <strong>de</strong>s défaillances <strong>de</strong>s hommes <strong>politique</strong>s, ne conduit à aucune468


Lectures critiquesremise en question <strong>de</strong>s valeurs démocratiques. Cette étu<strong>de</strong> permet d’évacuer les perspectives« catastrophistes » sur la viabilité <strong>de</strong>s régimes démocratiques, néanmo<strong>in</strong>s elle <strong>in</strong>terroge lacapacité <strong>de</strong> ces mêmes régimes à ré<strong>in</strong>tégrer dans le jeu démocratique les citoyens qui s’en sontexclus.Enf<strong>in</strong>, la contribution conclusive <strong>de</strong> Juan J. L<strong>in</strong>z propose, dans la cont<strong>in</strong>uité <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong>réalisée par Montero, Gunther et Torcal, un déplacement paradigmatique <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>spartis <strong>politique</strong>s. Af<strong>in</strong> <strong>de</strong> mieux cerner les paradoxes constituants <strong>de</strong>s démocraties mo<strong>de</strong>rnes,L<strong>in</strong>z souhaite que les social scientists s’écartent <strong>de</strong>s travaux classiques sur la sociologie <strong>de</strong>sélites, les systèmes électoraux, les systèmes <strong>de</strong> partis ou l’organisation <strong>de</strong>s partis, pour s’<strong>in</strong>téresserprioritairement aux relations entre les citoyens et les partis <strong>politique</strong>s. Avec pour objectif<strong>de</strong> travailler sur l’image que les citoyens ont <strong>de</strong>s partis, sur la nature <strong>de</strong> leurs frustrations <strong>politique</strong>s,sur leurs réactions face à <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> partis différents et <strong>de</strong>s changements <strong>in</strong>stitutionnels,sans faire référence à une formation particulière. Sur la base <strong>de</strong> données statistiquesprécises. Dans son chapitre « Parties <strong>in</strong> Contemporary Democracies », le politologue <strong>de</strong> Yaleétudie les liens entre critique <strong>de</strong> la démocratie et critique <strong>de</strong>s partis en Amérique lat<strong>in</strong>e et enEurope du Sud. Il aboutit à la conclusion paradoxale qu’à l’<strong>in</strong>verse <strong>de</strong> la première moitié duv<strong>in</strong>gtième siècle, l’actuelle critique <strong>de</strong>s partis <strong>politique</strong>s ne conduit pas à une remise en question<strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> la démocratie libérale, a<strong>in</strong>si qu’à l’adhésion à <strong>de</strong>s projets autoritairesalternatifs. La méfiance envers les partis <strong>politique</strong>s ne cesse <strong>de</strong> croître, mais la légitimité démocratiquen’est pas contestée. Il revient aux social scientists <strong>de</strong> circonvenir les causes et lesconséquences <strong>de</strong> ces attitu<strong>de</strong>s dans leurs recherches futures, pour mieux comprendre l’ambivalence<strong>de</strong> la stabilité <strong>de</strong>s démocraties mo<strong>de</strong>rnes. On comprend alors toute l’importance <strong>de</strong> lacontribution théorique <strong>de</strong> Stefano Bartol<strong>in</strong>i sur l’équilibre multidimensionnel <strong>de</strong> la compétitionélectorale au se<strong>in</strong> <strong>de</strong>s régimes pluralistes.A<strong>in</strong>si, Political Parties est un ouvrage essentiel pour la sociologie <strong>politique</strong> anglosaxonne,comme le fut, dans un registre différent, le livre dirigé par He<strong>in</strong>rich Best et MaurizioCotta 1 . Par son orig<strong>in</strong>alité dans le traitement <strong>de</strong>s thématiques classiques à la discipl<strong>in</strong>e, PoliticalParties laisse entrevoir <strong>de</strong> multiples possibilités pour les recherches à venir sur les partiset la démocratie. S’il est <strong>in</strong>déniable que l’option théorique suivie s’avère être éloignée <strong>de</strong>s préoccupations<strong>de</strong>s spécialistes français <strong>de</strong> la question, on peut toutefois s’<strong>in</strong>terroger sur la nécessité<strong>de</strong> ré<strong>in</strong>troduire ce débat dans le champ <strong>de</strong> la <strong>science</strong> <strong>politique</strong> française.Observer le mon<strong>de</strong> musulman autrement 2Cyril GISPERTCEPEL, Université Montpellier 1Composé <strong>de</strong> neuf contributions, ce livre considère les modalités <strong>de</strong> protestation dans <strong>de</strong>ssociétés musulmanes (Égypte, Irak, Iran, Maroc, Palest<strong>in</strong>e). Il exam<strong>in</strong>e <strong>de</strong>s actions collectivesliées à l’émergence d’une société civile dans <strong>de</strong>s régimes qui tolèrent plus ou mo<strong>in</strong>s le pluralisme<strong>politique</strong> et <strong>de</strong>s actions <strong>in</strong>formelles (non autorisées, clan<strong>de</strong>st<strong>in</strong>es) observées dans <strong>de</strong>srégimes autoritaires. Il <strong>in</strong>terroge notamment les conf<strong>in</strong>s souvent <strong>in</strong>saisissables entre la <strong>politique</strong>et ce qui est d’ord<strong>in</strong>aire conf<strong>in</strong>é dans les doma<strong>in</strong>es du social et du quotidien.M. Bennani-Chraïbi et O. Fillieule (chap. 1) esquissent les gran<strong>de</strong>s lignes <strong>de</strong> leur programmethéorique. Les questions soulevées concernent essentiellement les théories du mouvementsocial revues à la lumière d’un examen critique <strong>de</strong>s dispositions théoriques qui oriententla majorité <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s prenant comme objet le mon<strong>de</strong> musulman. Le débat autour du clivageentre société démocratique et société non-démocratique, <strong>de</strong> la spécificité du mon<strong>de</strong> musulmanet <strong>de</strong> l’islamisme comme objet <strong>de</strong> recherche, conduit aux options suivantes : dépasser les explicationsmacrosociologiques, construire <strong>de</strong>s objets précis et enf<strong>in</strong>, volonté d’<strong>in</strong>scrire les phénomènesétudiés dans <strong>de</strong>s approches <strong>de</strong> type discipl<strong>in</strong>aire. Les auteurs cherchent à rompre avecune certa<strong>in</strong>e tradition <strong>de</strong>s <strong>science</strong>s sociales qui ne vit que <strong>de</strong>s aires culturelles non-occi<strong>de</strong>ntales.Ne pas travailler sur telle culture, telle ville, tel pays, mais étudier dans telle ville et tel1. He<strong>in</strong>rich Best, Maurizio Cotta (eds), Parliamentary Representatives <strong>in</strong> Europe (1848-2000),Oxford, Oxford University Press, 2000.2. Mounia Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule, Résistance et protestation dans le mon<strong>de</strong> musulman,Paris, Presse <strong>de</strong> Sciences Po, 2003.469


<strong>Revue</strong> française <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>politique</strong>pays <strong>de</strong>s processus sociaux datés à partir <strong>de</strong> champs discipl<strong>in</strong>aires qui n’épousent pas les frontières<strong>de</strong>s aires culturelles, telle est l’attitu<strong>de</strong> centrale <strong>de</strong>s auteurs <strong>de</strong> ce livre.Cependant, il ne faut pas exagérer la cohérence <strong>de</strong>s contributions. Relativement à la question<strong>de</strong> la cont<strong>in</strong>uité culturelle, certa<strong>in</strong>s démons, parce que <strong>de</strong>venus trop familiers, sont difficilesà exorciser. L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> R. Cattedra et M. Idrissi Janati illustre une conception <strong>de</strong> la cont<strong>in</strong>uitéhistorique fondée sur la réification <strong>de</strong>s idées et <strong>de</strong>s <strong>in</strong>stitutions religieuses. Elle ne romptque partiellement avec une tradition qui fait <strong>de</strong> la mosquée un objet pré-déf<strong>in</strong>i dont le sens et lafonction transcen<strong>de</strong>nt le temps et l’espace. On ne comprend pas pourquoi un chercheur quiveut comprendre ce qui se passe actuellement dans les mosquées <strong>de</strong> Casablanca remonte l’histoire<strong>de</strong> l’Orient arabo-musulman (jusqu’au huitième siècle) et revient avec un témoignageaffirmant que la mosquée est liée à la violence et la prière au sabre. C’est à la limite <strong>de</strong> la fatalitéhistorique. Penser que le sens <strong>de</strong> phénomènes religieux actuels doit d’abord être recherchédans « l’histoire <strong>de</strong> l’Islam », que la mosquée est toujours un lieu <strong>de</strong> prière et <strong>de</strong> sociabilité oùl’on se réunit pour discuter <strong>de</strong>s problèmes moraux, <strong>politique</strong>s, économiques <strong>de</strong> la oumma [sic],que les révoltes et les contestations partaient <strong>de</strong> la mosquée, etc., sont autant <strong>de</strong> présupposésd’une connaissance commune <strong>de</strong>s savants <strong>de</strong> l’Islam « prêts à coller » aux sociétés musulmanes.D’autres logiques sont mentionnées (la mosquée est un enjeu pour l’État, pour les promoteursimmobiliers, pour les islamistes) sans secouer le sens trans-historique <strong>de</strong> la mosquée :l’État cherche à spolier le rôle <strong>in</strong>tégrateur <strong>de</strong> la mosquée, alors que les islamistes visent à leréactiver. Le sens et les fonctions <strong>de</strong> la mosquée étant connus d’avance, faire <strong>de</strong> l’histoire ou duterra<strong>in</strong> se réduit à glaner quelques données pour les illustrer.Charles Kurzman pose clairement la question <strong>de</strong> la cont<strong>in</strong>uité culturelle dans une étu<strong>de</strong>consacrée au rituel du <strong>de</strong>uil en Iran (suite à la mort du fils <strong>de</strong> Khome<strong>in</strong>y, en 1977) et son <strong>in</strong>strumentalisation<strong>politique</strong>. L’étu<strong>de</strong> est une critique <strong>de</strong> la thèse selon laquelle les mouvementssociaux sont le produit <strong>de</strong> structures existantes et <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> la cont<strong>in</strong>uité, qui la fon<strong>de</strong>, entrela vie quotidienne et l’action collective. Défendant la réflexivité, l’auteur montre comment le<strong>de</strong>uil « perdait son aspect quiétiste tourné vers l’au-<strong>de</strong>là au profit <strong>de</strong> l’activisme ». Le <strong>de</strong>uil estune <strong>in</strong>stitution structurée, les gens contestent avec les mots, les symboles que leur offre leurculture. Mais cet aspect <strong>de</strong> la cont<strong>in</strong>uité est secondaire par rapport à la rupture, au caractèreextraord<strong>in</strong>aire que représente le <strong>de</strong>uil en tant que moment <strong>de</strong> la contestation du régime du Shah(le nom <strong>de</strong> Khome<strong>in</strong>y, frappé d’<strong>in</strong>terdit, était prononcé ; pour marquer le caractère <strong>politique</strong> <strong>de</strong>leurs actions, <strong>de</strong>s orateurs se sont tenus <strong>de</strong>rrière le micro et non au m<strong>in</strong>bar…). Le <strong>de</strong>uil estsobrement décrit, mais les données rapportées sont suffisantes pour l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s questions soulevées.Le contexte (à savoir la répression) et les réseaux sont reconstitués (ceux qui soutenaientla protestation, ceux qui s’y opposaient et ceux qui étaient restés à l’écart). L’auteurmontre aussi que, comparé au répertoire d’actions (sit-<strong>in</strong>, boycott, manifestation <strong>de</strong> masse),rien ne pré<strong>de</strong>st<strong>in</strong>ait le <strong>de</strong>uil à <strong>de</strong>venir un lieu <strong>de</strong> contestation. Le <strong>de</strong>uil comme la mosquéen’ont d’autres sens et fonctions en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s actions dans lesquelles ils sont actuellementengagés. Invoquer l’histoire du <strong>de</strong>uil chez les Chiites (ce que l’auteur évite) aurait servi àd’autres f<strong>in</strong>s, mais guère à comprendre le sens actuel <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>strumentalisation <strong>politique</strong> du<strong>de</strong>uil. C’est le sens que les acteurs attribuent ici et ma<strong>in</strong>tenant à leurs pratiques qui est pris encompte et non pas un sens immuable qui n’engage que le chercheur.Partant <strong>de</strong>s préjugés <strong>de</strong> la connaissance commune <strong>de</strong>s savants <strong>de</strong> l’Islam, on se seraitattendu à voir dans l’<strong>in</strong>strumentalisation du <strong>de</strong>uil le résultat d’une structure culturelle, à savoirla confusion entre la <strong>politique</strong> et le religieux en terre d’Islam. Quelle auba<strong>in</strong>e ! Cependant,même en étudiant un rituel religieux, l’accent est mis sur la structure <strong>politique</strong> et le contexte<strong>politique</strong> autoritaire. Le culturel offre certes les moyens (les rites du <strong>de</strong>uil) d’exprimer lacontestation, mais, à ces moyens, les acteurs donnent <strong>de</strong> nouveaux sens et <strong>de</strong> nouvelles fonctions.Françoise Rigaud considère d’autres modalités séculières <strong>de</strong> l’opposition dans <strong>de</strong>scontextes non-démocratiques. Selon elle, ne tenir compte que <strong>de</strong> la soumission ou <strong>de</strong> la rébellion,<strong>de</strong> l’apathie ou <strong>de</strong> la violence occulte l’observation d’une série d’actions par lesquelles lesgens manifestent leur opposition aux régimes autoritaires. Dans l’Irak <strong>de</strong>s années 1990,l’humour, la « culture <strong>de</strong> l’ombre » (romans et poésies photocopiés en diza<strong>in</strong>es d’exemplaires),le refus du service militaire, etc., illustrent <strong>de</strong>s modalités « <strong>in</strong>formelles » <strong>de</strong> la contestation<strong>politique</strong>. Fariba A<strong>de</strong>lkhah présente comment le mouvement <strong>de</strong>s femmes en Iran utilise à lafois les scènes <strong>politique</strong>s <strong>in</strong>stituées (candidature aux élections) et d’autres actions dont lecaractère <strong>politique</strong> n’est pas évi<strong>de</strong>nt (nouvelles formes du hijab, pratique du sport, port dutailleur au lieu du manteau, etc.). Diane S<strong>in</strong>german <strong>in</strong>dique également comment les islamistes,en Égypte, ont politisé <strong>de</strong>s pratiques quotidiennes et religieuses (la prière, l’aumône470


Lectures critiqueslégale, etc.). Ces étu<strong>de</strong>s contribuent à repenser le concept <strong>de</strong> <strong>politique</strong> en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s démocratiesocci<strong>de</strong>ntales, ses doma<strong>in</strong>es et ses modalités. Être attentif aux modalités quotidiennes <strong>de</strong>l’expression <strong>de</strong> la <strong>politique</strong> est une disposition qui permet <strong>de</strong> « conquérir » <strong>de</strong> nouveaux terra<strong>in</strong>set surtout <strong>de</strong> poser <strong>de</strong> nouvelles questions. Cependant, à force <strong>de</strong> traquer la <strong>politique</strong> partout,on risque <strong>de</strong> la perdre <strong>de</strong> vue et <strong>de</strong> sombrer dans un « relativisme <strong>politique</strong> » qui associerait,voire condamnerait, un certa<strong>in</strong> type <strong>de</strong> société à un certa<strong>in</strong> type d’action <strong>politique</strong> (à cetégard, une comparaison avec les acquis <strong>de</strong> l’anthropologie <strong>politique</strong> serait fructueuse). Dans lamajorité <strong>de</strong>s actions étudiées ou évoquées, c’est le pouvoir central qui déf<strong>in</strong>it ce qui relève <strong>de</strong>la <strong>politique</strong> : le <strong>de</strong>uil <strong>de</strong>vient une occasion <strong>politique</strong> car le régime du Shah frappe d’<strong>in</strong>terdit lenom <strong>de</strong> Khome<strong>in</strong>y, porter la barbe était <strong>de</strong>venu un acte <strong>de</strong> résistance car le régime <strong>de</strong> SaddamHusse<strong>in</strong> l’avait <strong>in</strong>terdit, etc. Pour échapper à une sorte d’exotisme <strong>politique</strong>, il faudrait <strong>in</strong>sisteraussi bien sur la transgression, qui puise dans le quotidien, le culturel, le rituel etc., que surl’<strong>in</strong>terdiction <strong>politique</strong>, qui, dans les régimes autoritaires, envahit l’espace quotidien et privé.L’exotisme <strong>politique</strong> serait <strong>de</strong> rechercher systématiquement le <strong>politique</strong> en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>sformes habituelles connues et reconnues par les démocraties occi<strong>de</strong>ntales. Les étu<strong>de</strong>s sur les« rituels séculiers », les « rituels profanes », « les carnavals <strong>politique</strong>s » (mascara<strong>de</strong> politics),dans <strong>de</strong>s sociétés occi<strong>de</strong>ntales, ont ébranlé la dichotomie entre <strong>de</strong>s sociétés où le <strong>politique</strong> estarticulé en termes <strong>politique</strong>s et <strong>de</strong>s sociétés où le <strong>politique</strong>, encastré dans <strong>de</strong>s structures non<strong>politique</strong>s(familiales, tribales, religieuses), est exprimé en termes non-<strong>politique</strong>. L’exotisme<strong>politique</strong> serait aussi d’exagérer systématiquement le caractère non-<strong>politique</strong> <strong>de</strong>s actions et <strong>de</strong>s<strong>in</strong>stitutions qualifiées <strong>de</strong> <strong>politique</strong>s dans les démocraties occi<strong>de</strong>ntales. C’est l’exemple du voteréduit à un acte rituel et <strong>de</strong>s élections réduites à une fête collective. La candidature <strong>de</strong>s femmesiraniennes aux élections laisserait croire, au vue <strong>de</strong> leur chance <strong>in</strong>fime d’accé<strong>de</strong>r au pouvoir,que leur action est <strong>in</strong>scrite dans une stratégie privée <strong>de</strong> dist<strong>in</strong>ction. S’entêter à ne voir du <strong>politique</strong>que dans <strong>de</strong>s phénomènes non-<strong>politique</strong>s et à vi<strong>de</strong>r <strong>de</strong> leur caractère <strong>politique</strong> <strong>de</strong>s actions<strong>politique</strong>s pour les farcir du culturel est une attitu<strong>de</strong> que favorisent les étu<strong>de</strong>s en termes d’aireculturelle. On ne comprend pas comment le détournement <strong>de</strong> biens publics, qui est un acte crim<strong>in</strong>eldans les sociétés occi<strong>de</strong>ntales, <strong>de</strong>vient, lorsqu’il s’agit du régime autoritaire <strong>de</strong> l’Irak, unacte <strong>politique</strong> <strong>de</strong> résistance.C’est à l’analyse d’un autre type <strong>de</strong> rapport au <strong>politique</strong> que D<strong>in</strong>a El Khawaga et MouniaBennani-Chraïbi nous <strong>in</strong>vitent. Elles considèrent comment d’anciens opposants <strong>politique</strong>s ontrenoncé à l’action <strong>politique</strong> « conventionnelle » partisane et comment le répertoire <strong>de</strong> l’actioncollective fondée sur la promotion <strong>de</strong> la société civile est <strong>de</strong>venu pour eux une forme privilégiée<strong>de</strong> toute action collective. El Khawaga (chap. 7) dresse un tableau général du contexte etdu processus <strong>politique</strong>s qui ont amené une génération d’opposants <strong>politique</strong>s égyptiens à<strong>in</strong>vestir le champ associatif. Bennani-Chraïbi (chap. 8) restitue <strong>de</strong>s parcours <strong>de</strong> militants maroca<strong>in</strong>s<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mouvances, gauchiste et islamiste, et montre comment, en dépit <strong>de</strong> leurs parcourshétéroclites et <strong>de</strong> leurs motivations diverses, ils ont convergé vers le secteur associatif.Leurs approches différentes sont complémentaires, chacune met l’accent sur un niveaud’observation qui manque à l’autre. Approcher les militants étudiés comme un acteur collectif(une génération) laisse une zone d’ombre sur les actions <strong>in</strong>dividuelles ; <strong>in</strong>versement, <strong>in</strong>sistersur <strong>de</strong>s parcours <strong>in</strong>dividuels ne permet pas <strong>de</strong> voir comment émerge une action collective privilégiantl’action associative. Les biais <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux approches prises séparément serait soit <strong>de</strong> faire<strong>de</strong>s militants d’une génération <strong>de</strong>s <strong>in</strong>dividus <strong>in</strong>terchangeables, soit d’accentuer l’aspect biographique<strong>de</strong>s militants <strong>de</strong> telle sorte que leurs parcours semblent irréductibles à l’action collective.Laeticia Bucaille (chap. 9) semble avoir trouvé un compromis en <strong>in</strong>sistant sur les Palest<strong>in</strong>iensqui ont participé à l’<strong>in</strong>tifada en termes <strong>de</strong> génération, mais aussi sur les divisions<strong>politique</strong>s qui les opposent. Entre l’acteur <strong>in</strong>dividuel et l’acteur collectif (les chebab, jeunesqui ont participé à l’<strong>in</strong>tifada), elle a fondé sa <strong>de</strong>scription et son explication sur <strong>de</strong>s « acteursmoyens », qui ont <strong>de</strong>s positions communes et <strong>de</strong>s <strong>in</strong>térêts communs : les jeunes du Fatha et lesjeunes du Hamas. L’<strong>in</strong>corporation <strong>de</strong>s premiers, à partir <strong>de</strong> 1994, dans la police palest<strong>in</strong>ienneexpliquerait l’évanescence <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>tifada, l’exclusion <strong>de</strong>s seconds expliquerait la reprise <strong>de</strong> nouvellesformes <strong>de</strong> protestations plus violentes que le lancement <strong>de</strong> pierres.Seraient déçus par cet ouvrage les gens qui se réclament <strong>de</strong>s vues aériennes <strong>de</strong> l’Islam etdu mon<strong>de</strong> musulman, les gens qui espèrent quelques propositions théoriques rendant immédiatement<strong>in</strong>telligibles l’action et la pensée <strong>de</strong> millions <strong>de</strong> musulmans. Voulu à contre-courant <strong>de</strong>ce genre d’étu<strong>de</strong>s qui considèrent le mon<strong>de</strong> musulman comme une aire culturelle homogèneou, dans le meilleur <strong>de</strong>s cas, comme un ensemble d’aires culturelles homogènes, ce livre contribueà sortir <strong>de</strong> cette nuit où tous les musulmans sont gris, à approfondir les approches qui471


<strong>Revue</strong> française <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>politique</strong>tentent <strong>de</strong> décrire – non pas l’Islam, mais – les usages, parfois <strong>in</strong>édits, que font les acteursd’idées et <strong>de</strong> pratiques liées à l’Islam – et pas seulement à l’Islam. Idées et pratiques qui nesont pas <strong>in</strong>sérées dans une toile normative ahistorique, mais dans un réseau <strong>de</strong> sens et <strong>de</strong> relationssociales actuelles et observables. Apprendre à observer non pas l’Islam ni les musulmans,mais <strong>de</strong>s processus sociaux, dans lesquels <strong>de</strong>s (et non les) musulmans socialement situés,mobilisent tel ou tel modèle culturel (et non religieux) pour légitimer ou contester l’ordreétabli, telle est, à mon sens, la contribution majeure <strong>de</strong> l’ouvrage.Hassan RACHIKUniversité Hassan II, CasablancaInstitution militaire, discipl<strong>in</strong>e et pouvoir <strong>politique</strong> :l’Armée <strong>de</strong> Vichy 1Qui était Robert Paxton avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir le spécialiste du régime <strong>de</strong> Vichy que l’on sait, àl’orig<strong>in</strong>e d’un profond renouvellement du regard porté sur le gouvernement <strong>de</strong> la France entre1940 et 1944 ? Un étudiant en histoire <strong>de</strong> l’université d’Harvard, arrivé à Paris au cours <strong>de</strong>l’année universitaire 1960-1961 pour réaliser une thèse sur l’école militaire <strong>de</strong> Sa<strong>in</strong>t-Cyr. Surles conseils <strong>de</strong> Raoul Girar<strong>de</strong>t, il oriente rapi<strong>de</strong>ment sa recherche vers l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’arméed’armistice et le corps <strong>de</strong>s officiers sous Vichy. Son travail, soutenu en 1963, fera l’objet d’unepremière publication aux États-Unis en 1966 2 . C’est cet ouvrage, légèrement remanié, quivient <strong>de</strong> faire l’objet d’une traduction en français, 35 ans après sa première parution.On retrouve en germe, dans L’Armée <strong>de</strong> Vichy, la démarche et les thèses qui ont faitl’<strong>in</strong>térêt et le succès <strong>de</strong>s ouvrages ultérieurs 3 . Le projet <strong>de</strong> l’auteur est <strong>de</strong> rendre compte du« parcours » et <strong>de</strong> « l’état d’esprit » <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong> l’armée d’armistice sauvée <strong>de</strong> l’annihilationaprès ju<strong>in</strong> 1940 et déf<strong>in</strong>itivement supprimée par l’occupant après le débarquement allié enAfrique du Nord <strong>de</strong> novembre 1942. Pour ce faire, outre <strong>de</strong>s sources écrites, et notamment <strong>de</strong>sarchives alleman<strong>de</strong>s conservées aux États-Unis, il mobilise une série d’entretiens réalisés pourl’essentiel en 1960-1961 auprès d’officiers supérieurs et généraux. Déjà, l’auteur y met en évi<strong>de</strong>nceles dynamiques spécifiquement françaises <strong>de</strong> la Révolution nationale et les motivationsdiverses <strong>de</strong> ceux qui en servent les <strong>de</strong>sse<strong>in</strong>s. Mais l’ouvrage est lo<strong>in</strong> <strong>de</strong> n’être qu’une premièreesquisse <strong>de</strong> l’œuvre à venir. Par son caractère monographique, il pousse très lo<strong>in</strong> certa<strong>in</strong>es <strong>de</strong>sanalyses que l’on retrouvera sous une forme plus synthétique quelques années après, tout enoffrant un po<strong>in</strong>t <strong>de</strong> vue précieux sur la question mal connue <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’armée française àl’égard du régime du maréchal Péta<strong>in</strong>.L’<strong>in</strong>térêt pr<strong>in</strong>cipal <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> R. O. Paxton est <strong>de</strong> reconstituer m<strong>in</strong>utieusement leclimat <strong>in</strong>tellectuel particulier qui prévaut au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> l’armée d’armistice. À ce titre, il proposeun tableau détaillé <strong>de</strong>s perceptions et <strong>de</strong>s représentations, parfois partiellement contradictoires,qui pèsent sur l’engagement <strong>de</strong>s officiers au service du nouveau régime. La thèse <strong>de</strong> l’auteurest que l’armée française, entre 1940 et 1944, se caractérise par un repliement sur elle-même,alimenté par le souci d’assurer la survie <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>stitution militaire et <strong>de</strong> préserver sa place ause<strong>in</strong> <strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’État. R. O. Paxton voit dans ces préoccupations la clé <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong>adoptée par les militaires français à l’égard du régime du maréchal Péta<strong>in</strong>, mais aussi <strong>de</strong> l’évolutiondu conflit. Elles vont les conduire à un attentisme qui, d’après lui, privera le corps <strong>de</strong>sofficiers <strong>de</strong> tout rôle moteur dans la résistance contre l’Allemagne et dans la libération <strong>de</strong> laFrance.R. O. Paxton décrit d’abord la surprise <strong>de</strong>s négociateurs français et <strong>de</strong> la hiérarchie militairedans son ensemble <strong>de</strong>vant la relative clémence <strong>de</strong>s conditions d’armistice imposées par leva<strong>in</strong>queur. Outre que la flotte restait entre les ma<strong>in</strong>s <strong>de</strong> la France, celle-ci était autorisée àma<strong>in</strong>tenir une armée <strong>de</strong> 100 000 hommes en zone non occupée. Même si ces dispositionsvisaient surtout à épargner à l’Allemagne le coût d’une occupation militaire totale à un1. R. O. Paxton, L’Armée <strong>de</strong> Vichy. Le corps <strong>de</strong>s officiers français, 1940-1944, Paris, Tallandier, 2004.2. Para<strong>de</strong>s and Politics at Vichy : The French Officers Corps un<strong>de</strong>r Marshal Péta<strong>in</strong>, Pr<strong>in</strong>ceton, Pr<strong>in</strong>cetonUniversity Press, 1966.3. R. O. Paxton, La France <strong>de</strong> Vichy (1940-1944), Paris, Le Seuil, 1973 ; R. O. Paxton, M. Marrus,Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.472


Lectures critiquesmoment où elle avait beso<strong>in</strong> <strong>de</strong> toutes ses troupes pour envahir la Gran<strong>de</strong>-Bretagne, elles sontperçues comme une concession importante par les officiers français. Le soulagement qu’ilséprouvent à l’annonce <strong>de</strong> la survie <strong>de</strong> l’armée ne s’explique pas seulement par le soucid’assurer la sécurité <strong>de</strong> leur emploi, d’après R. O. Paxton. L’auteur souligne que, dès le début<strong>de</strong> la Troisième République, l’idée s’est répandue au se<strong>in</strong> du corps <strong>de</strong>s officiers que l’existenced’une armée professionnelle était sérieusement contestée en France. L’hostilité <strong>de</strong>s dirigeantsrépublica<strong>in</strong>s à l’encontre <strong>de</strong> la « caste » <strong>de</strong>s officiers, à la f<strong>in</strong> du 19 e siècle, va y contribuer,mais également le programme militaire défendu par Jaurès, proposant <strong>de</strong> substituer à l’arméeune <strong>in</strong>stitution temporaire, dans laquelle un nombre réduit d’officiers d’active n’aurait qu’unrôle d’entretien <strong>de</strong>s <strong>in</strong>stallations et d’encadrement <strong>de</strong>s camps d’entraînement. Même si cesmenaces pour l’<strong>in</strong>stitution militaire sont très exagérées, explique l’auteur, elles vont contribuerà développer un complexe <strong>de</strong> « m<strong>in</strong>orité assiégée » 1 au se<strong>in</strong> du corps <strong>de</strong>s officiers. La réductionrégulière <strong>de</strong> la durée du service national au cours <strong>de</strong>s années 1920, qui fait <strong>de</strong> l’armée uncentre d’entraînement plutôt qu’une force <strong>de</strong> combat aux yeux <strong>de</strong> ses opposants, et le développement<strong>de</strong> l’antimilitarisme au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> la gauche vont conforter ces a priori. Dans cette perspective,les conditions d’armistice, en évitant à la France l’expérience d’une société démilitarisée,qui aurait pu être fatale à l’armée, apparaissent d’autant plus favorables aux yeux <strong>de</strong>sofficiers. Ce sentiment que le pire avait été évité, allié au poids traditionnel <strong>de</strong> la discipl<strong>in</strong>e,explique, selon R. O. Paxton, que la quasi-totalité <strong>de</strong>s officiers, en métropole et surtout dansl’Empire, ait accepté l’arrêt <strong>de</strong>s combats, dès lors que celui-ci était ordonné par leur hiérarchie.L’importance qu’ils accor<strong>de</strong>nt à la survie <strong>de</strong> l’armée <strong>in</strong>flue sur les perceptions par les officiersdu contexte <strong>in</strong>ternational. R. O. Paxton <strong>in</strong>siste sur la conviction <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers quel’armistice n’est qu’un prélu<strong>de</strong> à la conclusion d’un accord <strong>de</strong> paix avec l’Allemagne. Danscette perspective, les termes <strong>de</strong> cet accord f<strong>in</strong>al pourraient être rendus plus durs en cas <strong>de</strong> manquementaux engagements pris vis-à-vis du va<strong>in</strong>queur. La cra<strong>in</strong>te <strong>de</strong> perdre les acquis obtenusen 1940 et <strong>de</strong> risquer un affaiblissement déf<strong>in</strong>itif anime a<strong>in</strong>si les officiers, qui renoncent à toutprojet <strong>de</strong> revanche rapi<strong>de</strong>, mais vont également soutenir la <strong>politique</strong> <strong>de</strong> neutralité du gouvernement.La tentative ratée <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> contrôle du port <strong>de</strong> Dakar par les Français libres et les Britanniques,en septembre 1940, va particulièrement peser sur la déf<strong>in</strong>ition <strong>de</strong> cette <strong>politique</strong>.Elle va permettre aux négociateurs <strong>de</strong> la commission d’armistice d’obtenir un accroissement<strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> l’armée d’armistice dans l’Empire et en particulier en Afrique du Nord, en vue<strong>de</strong> résister à une éventuelle <strong>in</strong>vasion. À partir <strong>de</strong> cette date, explique R. O. Paxton, la preuve estfaite aux yeux <strong>de</strong> la hiérarchie militaire que le respect <strong>de</strong>s conditions d’armistice et le ma<strong>in</strong>tiend’un scrupuleux équilibre entre les belligérants est le meilleur moyen d’améliorer la position<strong>de</strong> l’armée et <strong>de</strong> permettre à celle-ci d’être le ferment d’un redressement futur du pays.L’auteur y voit l’orig<strong>in</strong>e <strong>de</strong> l’attentisme qui va caractériser l’attitu<strong>de</strong> du régime <strong>de</strong> Vichy, maisaussi, et surtout, celle <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong> l’armée d’armistice. Pour R. O. Paxton, ces <strong>de</strong>rniers sontprogressivement <strong>de</strong>venus prisonniers d’une logique <strong>de</strong> la neutralité déf<strong>in</strong>ie dans le contexte <strong>de</strong>1940, qui va peser sur leurs comportements jusqu’à la dissolution <strong>de</strong> l’armée d’armistice parles allemands, le 27 novembre 1942.R. O. Paxton montre les réticences <strong>de</strong>s officiers à l’égard <strong>de</strong> tout acte <strong>de</strong> résistance <strong>in</strong>considéréqui pourrait <strong>in</strong>citer les Allemands à revenir sur leurs engagements <strong>de</strong> 1940. Certes, lesentiment « antiboches » traditionnel au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> l’armée française va croissant parmi les officiers,une fois passées les premières sema<strong>in</strong>es après l’armistice, durant lesquelles le va<strong>in</strong>queura fait l’objet d’une certa<strong>in</strong>e déférence. Par ailleurs, l’auteur souligne les protestations que suscitentles protocoles <strong>de</strong> Paris <strong>in</strong>itiés par Darlan, en mai 1941, qui ouvre l’accès <strong>de</strong>s bases françaisesd’Afrique du Nord et du Levant à l’occupant. Il évoque également les efforts fournis<strong>in</strong>dividuellement, puis <strong>de</strong> manière plus organisée, pour camoufler du matériel et mettre enplace un dispositif <strong>de</strong> mobilisation qui <strong>de</strong>vait permettre une reprise <strong>de</strong>s combats le momentvenu. La cra<strong>in</strong>te <strong>de</strong> susciter une réaction fatale <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s allemands va cependant conduireles officiers <strong>de</strong> l’armée d’armistice à repousser systématiquement cette échéance. Le sentimentqu’il restait encore quelque chose à sauver et qu’il convenait d’éviter d’<strong>in</strong>utiles provocations vaêtre déterm<strong>in</strong>ant dans l’attitu<strong>de</strong> qu’ils vont adopter à <strong>de</strong> multiples reprises : d’abord, en gardantleurs distances vis-à-vis <strong>de</strong>s mouvements <strong>de</strong> résistances <strong>in</strong>térieures et extérieures durant toutela durée du conflit ; ensuite, en n’opposant aucune résistance, à quelques exceptions près, àl’entrée <strong>de</strong>s troupes alleman<strong>de</strong>s dans la zone libre et en se laissant désarmer passivement ; maissurtout, en ne se ralliant que très progressivement aux troupes alliées débarquées en Afrique du1. R. O. Paxton, L’Armée <strong>de</strong> vichy, op. cit., p. 33.473


<strong>Revue</strong> française <strong>de</strong> <strong>science</strong> <strong>politique</strong>Nord en novembre 1942. R. O. Paxton montre que la confusion qui suit le débarquementaccroît la marge <strong>de</strong> manœuvre et <strong>de</strong> choix <strong>de</strong>s chefs militaires sur place. Il décrit a<strong>in</strong>si les attitu<strong>de</strong>snuancées qu’ils adoptent en différents po<strong>in</strong>ts <strong>de</strong>s côtes maroca<strong>in</strong>es et algériennes. Mais ilmontre surtout que, pendant les trois jours qui séparent l’arrivée <strong>de</strong>s alliés <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>vasion <strong>de</strong> laFrance libre, qui met f<strong>in</strong> à tout espoir, la préoccupation <strong>de</strong> préserver la France métropolita<strong>in</strong>e etl’Empire <strong>de</strong>s représailles alleman<strong>de</strong>s en cas d’échec encouragea <strong>de</strong> nombreux officiers às’opposer les armes à la ma<strong>in</strong> au débarquement.L’apport <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> R. O. Paxton ne se résume pourtant pas à la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> cetteobéissance « <strong>de</strong> raison » <strong>de</strong>s officiers au régime. Il souligne, en effet, l’attrait particulier quecelui-ci exerce sur les cadres <strong>de</strong> l’armée. À leurs yeux, la Troisième République et le parlementarismeavaient favorisé une immixtion <strong>de</strong>s <strong>politique</strong>s dans les affaires militaires et une mise encause <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>stitution au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> la société. Dès lors, le nouveau régime leur apparaît commel’occasion <strong>de</strong> restaurer le rôle <strong>de</strong> l’armée sur le plan social et <strong>politique</strong>. L’auteur évoque a<strong>in</strong>siles différentes réformes <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> la défense nationale et <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> promotion<strong>de</strong>s officiers qui sont <strong>in</strong>itiées pour assurer l’autonomisation <strong>de</strong> l’armée vis-à-vis du <strong>politique</strong>dans son doma<strong>in</strong>e <strong>de</strong> compétence. De même, il décrit l’enthousiasme avec lequel les officiersvont endosser un rôle éducatif, <strong>de</strong>st<strong>in</strong>é à diffuser les valeurs <strong>de</strong> l’armée au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> la populationet à réhabiliter son image parmi celle-ci. À ce propos, R. O. Paxton montre comment les officiersvont mobiliser <strong>de</strong>s conceptions sur le rôle social <strong>de</strong> l’officier développées par la TroisièmeRépublique, soucieuse <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> l’armée un foyer <strong>de</strong> diffusion <strong>de</strong>s valeurs républica<strong>in</strong>esauprès <strong>de</strong>s conscrits. La manifestation la plus évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> cette volonté <strong>de</strong> reprise enma<strong>in</strong> <strong>de</strong>s esprits va être la constitution <strong>de</strong>s chantiers <strong>de</strong> la jeunesse, à l’<strong>in</strong>itiative du général <strong>de</strong>la Porte du Theil.L’auteur fait un bilan nuancé <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>fluence acquise par les officiers dans le cadre durégime <strong>de</strong> Vichy. Il montre qu’elle reste très en-<strong>de</strong>ça <strong>de</strong> ce que laisseraient présager les <strong>in</strong>tentionsqu’ils affichent ou les positions qu’ils acquièrent aux sommets du gouvernement et <strong>de</strong>l’adm<strong>in</strong>istration. Il souligne notamment que, outre l’hostilité qu’elles suscitent au se<strong>in</strong> <strong>de</strong>smouvements d’<strong>in</strong>spiration fasciste <strong>de</strong> Doriot et <strong>de</strong> Déat, leurs ambitions vont être contrariéespar le retour au pouvoir <strong>de</strong> Pierre Laval en avril 1942. En revanche, l’historien met l’accent surl’impact <strong>de</strong> ces années 1940-1942 sur la structuration <strong>de</strong> l’armée française. Il éclaire abondammentle contraste existant entre le caractère dérisoire <strong>de</strong> l’armée d’armistice sur le plan matériel,privée <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong> ses effectifs et <strong>de</strong> ses matériels, et la volonté <strong>de</strong> régénération moraleexprimée par ses cadres. R. O. Paxton montre que celle-ci repose sur un resserrement <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>stitutionmilitaire autour <strong>de</strong> son noyau dur. La <strong>politique</strong> <strong>de</strong> dégagement <strong>de</strong>s cadres, renduenécessaire par la réduction <strong>de</strong>s effectifs, se traduit par une homogénéité accrue du corps <strong>de</strong>sofficiers autour <strong>de</strong> ceux qui sont issus <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s écoles et aux dépens <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong>promotion sociale et d’ouverture favorisés par le régime précé<strong>de</strong>nt. Par ailleurs, la suspensiondu service militaire universel par le traité d’armistice est perçue comme une occasion <strong>de</strong>rompre avec la dérive <strong>de</strong> l’armée vers une milice populaire, que nombre d’officiers redoutaientsous la Troisième République. Dans cette perspective, les cadres <strong>de</strong> « l’armée nouvelle » yvoient le creuset d’une future armée professionnelle, débarrassée <strong>de</strong>s « <strong>in</strong>terférences »qu’imposaient la République et le parlementarisme, et réorganisée autour <strong>de</strong> valeurs et <strong>de</strong> pr<strong>in</strong>cipesspécifiques et <strong>in</strong>édits. Les programmes <strong>de</strong> formation énoncés à partir <strong>de</strong> 1940 vont a<strong>in</strong>simettre l’accent sur l’<strong>in</strong>culcation d’une « volonté <strong>de</strong> se battre » plutôt que sur l’acquisition <strong>de</strong>techniques <strong>de</strong> combat. On y <strong>in</strong>siste sur l’endurcissement, le goût du risque, l’adaptabilité et ladiscipl<strong>in</strong>e, la pratique <strong>de</strong> l’athlétisme étant largement <strong>in</strong>troduite. Outre que les enseignements<strong>de</strong>s écoles militaires sont modifiés, certa<strong>in</strong>s commandants d’unités vont prendre l’<strong>in</strong>itiative <strong>de</strong>réformer les mo<strong>de</strong>s d’entraînement <strong>de</strong> leurs hommes, comme le colonel Guy Schlesser, chef du2 e régiment <strong>de</strong> Dragon, qui prendra le comman<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Sa<strong>in</strong>t-Cyr en 1946. Par ailleurs, <strong>de</strong>sexpériences orig<strong>in</strong>ales d’écoles <strong>de</strong> cadres vont être menées, comme celle mise en place auxenvirons <strong>de</strong> Clermont-Ferrand par le général <strong>de</strong> Lattre <strong>de</strong> Tassigny, futur maréchal <strong>de</strong> France.R. O. Paxton achève son ouvrage par une réflexion sur l’héritage légué par l’arméed’armistice. Sur ce po<strong>in</strong>t, il montre d’abord que l’armée <strong>de</strong> la Libération est très largementdom<strong>in</strong>ée par <strong>de</strong>s anciens <strong>de</strong> celle-ci. Les troupes stationnées en Afrique du Nord en 1942 constituent,en effet, l’essentiel <strong>de</strong>s effectifs qui participent à la libération du territoire et ellesabsorbent les forces <strong>de</strong>s Français libres. À partir <strong>de</strong> 1945, explique R. O. Paxton, les« marg<strong>in</strong>aux » qui en sont issus, tout comme les cadres <strong>de</strong> la résistance <strong>de</strong>venus officiers,seront cantonnés dans <strong>de</strong>s fonctions <strong>politique</strong>s ou d’état-major, tandis que les postes <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>mentseront monopolisés par <strong>de</strong>s anciens <strong>de</strong> l’armée <strong>de</strong> Vichy. Il y voit une manifesta-474


Lectures critiquestion <strong>de</strong> la capacité <strong>de</strong> l’<strong>in</strong>stitution à tenir à sa lisière <strong>de</strong>s <strong>in</strong>dividus qui dérogent aux règles etpr<strong>in</strong>cipes sur lesquels elle repose. Par ailleurs, l’esprit <strong>de</strong> l’armée d’armistice s’est perpétuébien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette date : les expériences <strong>de</strong> formation menées en 1940 et 1942, l’importanceaccordée à la défense <strong>de</strong> l’Empire sont autant d’éléments qui <strong>in</strong>citent R. O. Paxton à voir dansl’armée <strong>de</strong> la Quatrième République une héritière <strong>de</strong>s forces restées fidèles à Vichy. Il n’hésitepas a<strong>in</strong>si à qualifier l’armée d’armistice <strong>de</strong> « moment essentiel <strong>de</strong> l’histoire sociale <strong>de</strong> l’arméefrançaise » 1 . Dans cette perspective, l’auteur ébauche <strong>de</strong>s hypothèses sur l’impact qu’a puavoir ce moment sur la structuration <strong>de</strong>s représentations et <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong>s officiers après1945. Il s’<strong>in</strong>terroge notamment sur sa contribution à la formation <strong>de</strong>s tendances factieuses <strong>de</strong>l’armée française qui se manifestent au moment où il écrit. R. O. Paxton reprend notamment lathèse classique selon laquelle l’expérience <strong>de</strong> la discipl<strong>in</strong>e mal récompensée <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong>l’armée d’armistice et celle <strong>de</strong> la désobéissance honorée du 18 ju<strong>in</strong> auraient contribué à saperdurablement les réflexes <strong>de</strong> l’obéissance au pouvoir <strong>politique</strong> au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> l’armée. Reprenant sesdéveloppements précé<strong>de</strong>nts, il rappelle que la fidélité <strong>de</strong>s officiers à Vichy ne reposait passeulement sur une acceptation passive <strong>de</strong> l’autorité, mais aussi sur une véritable adhésion àla <strong>politique</strong> mise en œuvre par le maréchal Péta<strong>in</strong>. Il voit plutôt dans les événements <strong>de</strong>sannées 1958-1962 une manifestation <strong>de</strong> l’arrivée d’une nouvelle génération d’officiers au se<strong>in</strong><strong>de</strong> l’armée française. L’isolement <strong>de</strong> l’armée au se<strong>in</strong> <strong>de</strong> la société et la volonté qu’elle affichealors <strong>de</strong> lutter contre les ennemis <strong>in</strong>térieurs lui paraissent, en revanche, directement hérités <strong>de</strong>l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’armistice.On pourra bien sûr reprocher à R. O. Paxton <strong>de</strong> donner une vision trop globale du corps<strong>de</strong>s officiers durant la pério<strong>de</strong> 1940-1944. Lorsqu’il évoque les divergences qui s’y expriment,il fait pour l’essentiel référence aux conflits qui opposent les différents chefs <strong>de</strong> l’arméed’armistice. Malgré le repliement sociologique <strong>de</strong> l’armée sur ses éléments les plus traditionnels,on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si <strong>de</strong>s nuances n’étaient pas à trouver entre les positions défenduespar les uns et les autres. Le corps <strong>de</strong>s officiers qu’il décrit, à quelques exceptions près, apparaîtbien homogène durant ces quatre années. Quoi qu’il en soit, son ouvrage est une contributionmajeure à la connaissance <strong>de</strong>s ressorts <strong>de</strong> l’adhésion <strong>de</strong>s agents <strong>de</strong> l’État au régime <strong>de</strong> Vichy,qui anticipe sur les résultats <strong>de</strong>s travaux consacrés plus récemment à la fonction publiquecivile 2 . Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cette connaissance <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Secon<strong>de</strong> Guerre mondiale, il constituesurtout un apport <strong>de</strong> première importance à l’analyse <strong>de</strong>s rapports entre armée et pouvoir<strong>politique</strong> en France.Jean JOANACEPEL, Université Montpellier-I1. Ibid., p. 442.2. On pense notamment à M. O. Baruch, Servir l’État français. L’adm<strong>in</strong>istration en France <strong>de</strong> 1940 à1944, Paris, Fayard, 1997.475

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