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Un individu entrepreneur de lui-même - Association des Sciences-Po

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dossier31TÊTIÈRE ?CHRISTIAN SALMON« <strong>Un</strong> <strong>individu</strong> <strong>entrepreneur</strong><strong>de</strong> <strong>lui</strong>-<strong>même</strong> »La génération arrivée à l’âge adulte après la chute du mur <strong>de</strong> Berlina reçu en héritage la fin <strong>de</strong>s idéologies et a du mal à s’inscrire dans un récit collectif.Interview <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> Kate Moss Machine et Storytelling 1 .À travers vos <strong>de</strong>ux ouvrages,vous expliquez que la réussite <strong>de</strong>snouvelles générations passe <strong>de</strong> plus enplus par la mise en scène <strong>de</strong> soi-<strong>même</strong>.Comment caractériseriez-vous cettenouvelle génération ?Le concept <strong>de</strong> génération en soi est unconcept assez douteux. Je n’ai jamais vraimentsu ce que voulait dire la génération68 (à laquelle je suis censé appartenir).<strong>Un</strong>e génération est donc plutôt une catégoriejournalistique qu’un concept anthropologiqueou scientifique. Néanmoins, si leconcept <strong>de</strong> génération a jamais eu un sens,c’est pour cette génération <strong>de</strong> jeunes quiarrivent à l’âge adulte au début <strong>de</strong>s années1990. À ce moment-là, on trouve une expériencecollective dont on peut mesurer lescoordonnées aussi bien dans l’univers <strong>de</strong> lamusique que ce<strong>lui</strong> <strong>de</strong> la littérature, <strong>de</strong>smédias… Il y a également une générationd’hommes politiques.Quel est l’acte <strong>de</strong> naissance <strong>de</strong> cette générationqui arrive à l’âge adulte au début <strong>de</strong>sannées 1990 ? <strong>Po</strong>ur moi, c’est la situation<strong>de</strong> ce que j’appelle l’impasse narrative. Cettegénération arrive à l’âge adulte alors que lemur <strong>de</strong> Berlin est tombé. La chute du Murmarque la fin <strong>de</strong> l’<strong>Un</strong>ion soviétique, la fin <strong>de</strong>sgrands récits d’émancipation, la fin <strong>de</strong>s idéologies,mais également la « fin <strong>de</strong> l’Histoire »1 La Découverteaprès Fukuyama. C’est donc une sorted’épilogue que cette génération reçoit enhéritage. L’épilogue d’un siècle, le xxe, avant<strong>même</strong> qu’un nouveau s’ouvre, puisqu’il fautattendre le 11 septembre 2001 pour entrervéritablement dans le XXI e siècle. Entre 1989et 2001, il y a une sorte d’impasse, unesituation dans laquelle les <strong>individu</strong>s ontbeaucoup <strong>de</strong> mal à s’inscrire dans un récitcollectif. Il se produit un phénomène <strong>de</strong> désorientationqui va engendrer <strong>de</strong>s effets considérablesdans <strong>de</strong> nombreux domaines,aussi bien dans le management que le marketing,dans la mo<strong>de</strong> comme dans la communicationpolitique, dans l’ensemble <strong>de</strong> laculture populaire ou <strong>de</strong> la sous-culture <strong>de</strong>masse. Ce phénomène est très bien expliquédans le roman <strong>de</strong> Douglas CouplandGénération X. <strong>Un</strong> <strong>de</strong> ses personnagesexplique dans le livre : « Soit nous faisons <strong>de</strong>nos vies un roman, soit on ne s’en sortirapas. » C’est dit très brutalement et très simplement.Cela montre que lorsque que l’onn’a plus la possibilité <strong>de</strong> s’inscrire dans unroman collectif, dans une histoire collective,on est amené à se construire une sorte <strong>de</strong>roman personnel. Cette génération est lapremière à mon sens qui est amenée à sepenser non pas comme étant à la veille <strong>de</strong>vivre une gran<strong>de</strong> expérience collective, <strong>de</strong>découvertes, <strong>de</strong> voyages, d’expérience politique,d’expérience créative d’avantgar<strong>de</strong>…,mais comme personnage <strong>de</strong>roman. C’est une sorte <strong>de</strong> romantisation <strong>de</strong>l’expérience personnelle qui coïnci<strong>de</strong> avecle nouvel <strong>individu</strong> que prétend forger la révolutionnéolibérale. <strong>Un</strong> <strong>individu</strong> adaptable,flexible, au fond l’idéal type <strong>de</strong> ce que le nouveaumarché du travail recomman<strong>de</strong>. Lessociologues américains Sigmund Baumanet Richard Sennett décrivent cet <strong>individu</strong>flexible et adaptable comme quelqu’un quine se pense plus en termes d’expérience oud’expertise, mais plutôt en termes <strong>de</strong> performance,qui a la capacité <strong>de</strong> mener avec<strong>lui</strong>-<strong>même</strong> toutes sortes d’expériences. C’està mon sens une révolution tout aussi importanteque celle qui a eu lieu au xviiie siècleavec la naissance du roman mo<strong>de</strong>rne, avecla gran<strong>de</strong> ville, le capitalisme industriel.La narration <strong>de</strong> soi-<strong>même</strong> est <strong>de</strong>venuela compétence reine aujourd’huiL’<strong>individu</strong> qui apparaît dans ce modèle néolibéralest un <strong>individu</strong> <strong>entrepreneur</strong> <strong>de</strong> <strong>lui</strong><strong>même</strong>– comme l’a découvert Foucault dansles années 1970 –, un <strong>individu</strong> qui fait unusage stratégique <strong>de</strong> <strong>lui</strong>-<strong>même</strong>, <strong>de</strong>s sestalents, <strong>de</strong> son corps, <strong>de</strong> ses désirs et <strong>de</strong>ses émotions. <strong>Un</strong> modèle qu’a aussi misen scène et expérimenté <strong>de</strong> manière plusvulgaire et banale la télé-réalité.Comme toutes les révolutions, la révolutionnéolibérale a voulu forger un <strong>individu</strong> nouveau.Le sujet <strong>de</strong> cette génération X est plusou moins ce modèle-là. Au fond, l’in-• • •RUE SAINT-GUILLAUME N° 158 - AVRIL 2010


dossier33TÊTIÈRE ?mations. On est dans un contexte <strong>de</strong> « harcèlementtextuel » : la surabondance d’informations,la sur-sollicitation <strong>de</strong>s employésdans les entreprises accompagnée d’unproblème <strong>de</strong> traitement <strong>de</strong> l’information. Ontouche à une limite d’absorption <strong>de</strong> l’information,si bien qu’on a fini par parler d’une« panique informationnelle » dans les entreprises.À la <strong>même</strong> époque, les ingénieurs <strong>de</strong>l’information vont découvrir qu’en « packageant» les informations sous forme d’histoires,elles sont beaucoup plus facilementassimilables que sous forme <strong>de</strong> listes parexemple. Le storytelling est donc aussi unesorte <strong>de</strong> co<strong>de</strong> qui va permettre aux <strong>individu</strong>s<strong>de</strong> classer et absorber plus d’informations.Quelles sont les contradictionset les effets pervers du modèle <strong>de</strong>storytelling ?Le problème <strong>de</strong> l’<strong>individu</strong> <strong>entrepreneur</strong> etnarrateur <strong>de</strong> <strong>lui</strong>-<strong>même</strong>, c’est qu’il est amenéà raconter toutes sortes d’histoires danstoutes sortes <strong>de</strong> contextes. Or, c’est lecontexte qui créé l’histoire en termes <strong>de</strong>marketing, si vous voulez capter l’audience.On assiste à un éclatement <strong>de</strong>s cadres narratifs: on cherche presque à avoir une histoireà raconter pour chaque groupe social.Il faut s’adapter à chacun et à la conjoncture.Par exemple, l’avocat du néolibéralismequ’était Sarkozy pendant la campagne, parfaitementcohérent, se retrouve en porte àfaux aujourd’hui car le contexte a changé.Toute histoire pour être crédible a besoind’un narrateur crédible. Le problème <strong>de</strong>Nicolas Sarkozy est qu’à force <strong>de</strong> racontertoutes sortes d’histoires, il a perdu en crédibilité.En racontant <strong>de</strong>s histoires, on prendle risque <strong>de</strong> se contredire. L’inflation d’histoiresest comparable à l’inflation monétaire.L’inflation d’histoires ruine la signature dunarrateur comme l’inflation monétaire ruinela confiance que l’on a dans la monnaie.Ce que l’on dit <strong>de</strong>s politiques vaut aussi pourles grands chefs d’entreprises. Prenons l’affaireKerviel à la Société générale. C’est lacommunication <strong>de</strong> crise qui a inventé cettehistoire. On a présenté Jérôme Kerviel auxjournalistes comme un « personnage <strong>de</strong> fiction», comme une sorte <strong>de</strong> Robin <strong>de</strong>s Bois,génie du détournement <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s. On adécouvert que Kerviel n’aurait pas pu agirsans l’aval <strong>de</strong> ses supérieurs, que le personnage<strong>de</strong> fiction n’était pas crédible. Celaa conduit à la démission <strong>de</strong> Daniel Bouton.Le défi <strong>de</strong> cette génération est <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>rse crédibilité, <strong>de</strong> ne pas franchir la limite.Quand on franchit cette limite <strong>de</strong> la crédibilité– et c’est la loi du néolibéralisme – on estremplacé par un autre performer, un autrenarrateur.On dit souvent qu’on est dans la société duspectacle. Je ne suis pas d’accord. Lesannées 1960 symbolisaient la société duChristian SalmonÉcrivain et chercheur au CNRS(Centre <strong>de</strong> recherches sur les artset le langage), Christian Salmona fondé et animé, <strong>de</strong> 1993 à 2003,le Parlement international <strong>de</strong>sécrivains.Après son best-seller Storytelling,la machine à raconter <strong>de</strong>s histoireset à formater les esprits, paru en2007, Christian Salmon a poursuivison enquête sur le « nouvel ordrenarratif » en interrogeant la figureénigmatique <strong>de</strong> Kate Moss,mannequin célèbre dans le mon<strong>de</strong>entier et nouveau mythe « trash »à l’âge d’internet…spectacle. Guy Debord disait à ce proposque la société du spectacle « c’est le rêveéveillé d’une société qui n’aspire qu’à dormir». La contestation dans les usines, laguerre du Vietnam… le pouvoir <strong>de</strong>vait conjurerla révolte, et le spectacle le permettait entransformant tout le mon<strong>de</strong> en consommateur.Aujourd’hui, le problème est diamétralementopposé : ce n’est plus endormir lesgens pour empêcher la révolte, mais réveillerles gens pour conjurer la crise <strong>de</strong> participation.On est davantage dans une société<strong>de</strong> mobilisation que <strong>de</strong> spectacle. Les genssont tellement mobilisés que l’attentionbaisse et ils éteignent la télévision. Cettebaisse <strong>de</strong> crédibilité touche aussi bien lecitoyen face aux dirigeants que le salarié faceà ses <strong>entrepreneur</strong>s, l’étudiant à ses professeurs,l’enfant à son maître. Il s’opère partoutune dissolution <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong>confiance.Vous croyez que ces tendances onttransformé en profon<strong>de</strong>ur toute unegénération, changé la personnalité <strong>de</strong>sgens, leurs relations, ou est-ce unphénomène superficiel ?Je ne pense pas que ce phénomène soitsuperficiel. Les jeunes dirigeants aujourd’huiont en commun d’être <strong>de</strong>s performeurs, <strong>de</strong>très bons communicants. On comprendpourquoi ces <strong>individu</strong>s arrivent au pouvoir.Deleuze disait qu’on est dans une sociétéqui « fuit <strong>de</strong> partout ». Le dirigeant est ce<strong>lui</strong>qui est capable <strong>de</strong> mobiliser.Aujourd’hui, <strong>de</strong>puis la révolution <strong>de</strong>s médias,vous avez le choix : soit vous êtes un <strong>individu</strong>performeur, <strong>entrepreneur</strong> <strong>de</strong> vous<strong>même</strong>,narrateur, capable d’être relooké etstylisé en permanence, soit vous n’êtes rien,vous êtes hors champ. ◆Propos recueillis par FlorenceMaignan (PES 81) avec Pierre Oberkampf (M 07)RUE SAINT-GUILLAUME N° 158 - AVRIL 2010

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