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112les annales <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> <strong>urbaine</strong> n°105 octobre 2008Max RousseauSaint-Étienne, P<strong>la</strong>ce Chavanelle : mobilier urbain & <strong>de</strong>sign


Richard Florida in Saint-Étienne ?113Sociologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse créative » stéphanoiseMax RousseauLa publication en 2002 <strong>de</strong> The Rise of the Creative C<strong>la</strong>ssa valu à son auteur, l’économiste Richard Florida, une fortemédiatisation et un succès d’édition étonnants pour unouvrage universitaire. Rapi<strong>de</strong>ment, les élites <strong>de</strong>s villes nordaméricainesse sont approprié les notions développées dansl’ouvrage, R. Florida se transformant en un véritable prescripteur<strong>de</strong> politiques <strong>urbaine</strong>s facturant ses conférenceset ses audits à <strong>de</strong>s tarifs très élevés (Peck, 2005).Ses thèses ont ensuite traversé l’At<strong>la</strong>ntique et ontinfluencé les politiques <strong>urbaine</strong>s britanniques, puis françaises.Nous avons ainsi montré ailleurs comment les déci<strong>de</strong>urs<strong>de</strong> certaines villes nées <strong>de</strong> l’industrialisation que nousqualifions <strong>de</strong> « villes perdantes 1 » s’inspirent particulièrement<strong>de</strong>s prescriptions <strong>de</strong> R. Florida pour mettre en p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong>sstratégies <strong>de</strong> marketing urbain visant à attirer <strong>de</strong>s membres<strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses moyennes et supérieures désormais chargées <strong>de</strong>régénérer l’économie <strong>urbaine</strong>. L’attrait <strong>de</strong>s élites <strong>de</strong> ce typespécifique <strong>de</strong> villes pour <strong>de</strong>s politiques visant à favoriser <strong>la</strong>venue <strong>de</strong> groupes sociaux aisés est selon nous à chercher ducôté d’une double injonction qui se présente à elles : d’uncôté, elles doivent désormais assurer par elles-mêmes ledéveloppement local <strong>de</strong> leur ville ; <strong>de</strong> l’autre, elles héritent<strong>de</strong> l’industrialisation fordiste d’une structure économique<strong>urbaine</strong> <strong>de</strong> plus en plus obsolète dans un contexte d’avènementen Europe occi<strong>de</strong>ntale d’une société post-industriellefondée sur l’information (Rousseau, 2008). Ceci expliquel’attention particulière que leurs élites prêtent aux nouveauxmodèles <strong>de</strong> développement économique local influents àpartir <strong>de</strong>s années 1990 et qui mettent en avant le rôle du« capital humain » – c’est-à-dire <strong>de</strong>s individus à haut niveaud’instruction, <strong>de</strong> diplôme, dans <strong>la</strong> croissance <strong>urbaine</strong> (parexemple, G<strong>la</strong>eser, 2004).Reliant ces théories économiques au développement<strong>de</strong>s analyses sociologiques sur <strong>la</strong> « nouvelle c<strong>la</strong>ssemoyenne 2 » qui s’établit en centre-ville, R. Florida pointel’importance du « capital créatif » pour <strong>la</strong> croissance<strong>urbaine</strong>. Son innovation – et, selon nous, <strong>la</strong> clef <strong>de</strong> sonsuccès – est d’écrire que le pouvoir <strong>de</strong> ceux qu’il considèrecomme constituant une « nouvelle c<strong>la</strong>sse sociale » est toutautant économique que culturel, éveil<strong>la</strong>nt ainsi l’attention<strong>de</strong>s élites <strong>urbaine</strong>s soucieuses d’assurer <strong>la</strong> croissance <strong>de</strong> leurville. Si, pour lui, certaines villes et certaines régions possè<strong>de</strong>ntles caractéristiques nécessaires pour attirer <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>ssecréative » et ainsi enclencher le cercle vertueux <strong>de</strong> l’innovationet <strong>de</strong> <strong>la</strong> croissance, il serait cependant possible <strong>de</strong>construire <strong>de</strong> toutes pièces une « communauté créative »en mettant en œuvre certains types <strong>de</strong> politiques <strong>urbaine</strong>s :« les villes ont besoin d’un climat humain bien plus que d’unclimat d’affaires. (…) Au lieu <strong>de</strong> subventionner <strong>de</strong>s entreprises,<strong>de</strong>s sta<strong>de</strong>s ou <strong>de</strong>s centres commerciaux, les villesferaient mieux d’être ouvertes à <strong>la</strong> diversité et d’investirdans les formes <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> vie et d’équipements que lesgens veulent vraiment. » (Florida, 2002, p. 283). R. Floridaquitte ensuite sa posture <strong>de</strong> chercheur pour celle d’expertet propose, au fil <strong>de</strong> son ouvrage, une série <strong>de</strong> mesures quipeuvent être prises dans l’optique <strong>de</strong> favoriser <strong>la</strong> venue etle maintien en ville <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative : <strong>de</strong>s politiquesrenforçant <strong>la</strong> sécurité, <strong>la</strong> qualité environnementale,l’« authenticité » <strong>de</strong>s lieux, <strong>la</strong> création d’espaces publics<strong>de</strong> qualité, d’espaces piétonniers en particulier en centre-1. En nous appuyant sur les exemples <strong>de</strong> Sheffield et <strong>de</strong> Roubaix, nousavons défini les « villes perdantes » comme possédant <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong>problèmes, un problème « objectif » – c’est-à-dire <strong>de</strong>s taux élevés <strong>de</strong>chômage ou d’insécurité, un déclin démographique prononcé, unefaible qualification <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion – auquel s’ajoute un problème« subjectif » – qui consiste, lui, en <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> ces villes commerépulsives par divers prescripteurs sociaux (les journalistes, les hommespolitiques, les artistes) Ces <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> problèmes découlent <strong>de</strong> l’effondrementdu socle économique <strong>de</strong> ces villes.2. Cette définition est celle du géographe canadien David Ley, qui yvoit avant tout une « nouvelle c<strong>la</strong>sse culturelle » qui partage « unevocation d’augmenter <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> vie dans un but qui n’est pas simplementéconomique » (Ley, 1996, p. 15).Les <strong>Annales</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> <strong>urbaine</strong> n°105, 0180-930-X, 2008, pp.113-119© MEEDDAT, PUCA


114les annales <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> <strong>urbaine</strong> n°105 octobre 2008ville (lieu d’après lui valorisé par <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative qui refuse<strong>la</strong> vie en banlieue) sont ainsi prescrites.La comman<strong>de</strong> par <strong>la</strong> Ville <strong>de</strong> Saint-Étienne d’uneenquête à visée informative, mais aussi opératoire, sur <strong>la</strong>« c<strong>la</strong>sse créative stéphanoise », illustre une nouvelle fois l’influencecroissante <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> R. Florida auprès <strong>de</strong>s élites<strong>de</strong>s villes en difficulté. Saint-Étienne correspond parfaitementà notre définition d’une « ville perdante ». En effet,d’une part, <strong>la</strong> ville est une « perdante » objective <strong>de</strong> <strong>la</strong> désindustrialisation:le déclin régulier <strong>de</strong> l’emploi dans le secteursecondaire n’y est pas compensé par <strong>la</strong> hausse du tertiaire, cequi se traduit par un taux <strong>de</strong> chômage <strong>de</strong> 15 % en 1999 etun déclin démographique continu, <strong>la</strong> ville ayant ainsi perdu25000 habitants durant <strong>la</strong> seule décennie 1990-2000. De cefait, Saint-Étienne est l’une <strong>de</strong>s rares villes <strong>de</strong> taille importanteen France à présenter <strong>de</strong>s quartiers centraux abritant<strong>de</strong> fortes proportions <strong>de</strong> popu<strong>la</strong>tions paupérisées et d’habitatinsalubre. D’autre part, <strong>la</strong> désindustrialisation et ses conséquencessociales et économiques accentuent <strong>la</strong> prégnance <strong>de</strong>sreprésentations négatives <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, l’expression <strong>de</strong> « villenoire » en particulier, accolée à <strong>la</strong> ville au temps <strong>de</strong> l’industrielour<strong>de</strong> (Vant, 1981), semb<strong>la</strong>nt toujours s’y attacher. Dansces conditions difficiles, les déci<strong>de</strong>urs urbains doivent <strong>de</strong> plusfaire face à l’affaiblissement continu du rôle traditionnel <strong>de</strong>l’État dans l’aménagement du territoire (Brenner, 2004) età une situation géographique <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville (re<strong>la</strong>tif enc<strong>la</strong>vement,proximité <strong>de</strong> Lyon) qui <strong>de</strong>vient un inconvénient supplémentairedans un contexte général <strong>de</strong> montée <strong>de</strong> <strong>la</strong> concurrenceinter<strong>urbaine</strong> (Harvey, 1989).C’est dans ce contexte <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> <strong>de</strong> nouvellespratiques <strong>de</strong> re-développement urbain qu’ont émergé récemmentle projet <strong>de</strong> développer et centraliser les activités <strong>de</strong><strong>de</strong>sign insérées dans <strong>la</strong> ville afin <strong>de</strong> constituer Saint-Étienneen une « capitale européenne du <strong>de</strong>sign », ainsi que le projetrécent <strong>de</strong> candidature, finalement avorté, au programme <strong>de</strong>capitale européenne <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture. En ce sens, les élitesstéphanoises ne faisaient que suivre – avec retard – lesexemples récents <strong>de</strong> régénération <strong>de</strong>s métropoles industriellespar <strong>la</strong> culture, les cas <strong>de</strong> G<strong>la</strong>sgow, Bilbao, Lille et <strong>de</strong>s villes<strong>de</strong> <strong>la</strong> Ruhr faisant désormais office <strong>de</strong> modèles. C’est égalementce contexte particulier qui explique que se soit récemmentdéveloppé un intérêt, parmi certains dirigeants stéphanois,pour les nouvelles théories économiques mettant enavant le rôle <strong>de</strong> groupes sociaux spécifiques dans <strong>la</strong> croissance<strong>urbaine</strong>, telle celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse créative ». Plus précisément,l’enquête fut commanditée à <strong>la</strong> suite d’une conférencesur les théories <strong>de</strong> R. Florida donnée à Saint-Étiennepar un sociologue urbain français <strong>de</strong> renom, à <strong>la</strong>quelle assistaient<strong>de</strong>s techniciens <strong>de</strong> <strong>la</strong> Ville.Dans le cadre <strong>de</strong> cette enquête, que nous avons dirigée,53 entretiens avec <strong>de</strong>s individus travail<strong>la</strong>nt dans les secteurscréatifs ont été réalisés en 2007 par <strong>de</strong>s étudiants <strong>de</strong>l’Université Jean Monnet sur <strong>la</strong> base d’un questionnaire. Lapremière difficulté rencontrée concernait <strong>la</strong> définition <strong>de</strong>l’échantillon. En effet, <strong>la</strong> définition donnée par R. Florida <strong>de</strong>sindividus composant <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative est pour le moinsfloue 3 – ce qui lui a d’ailleurs valu <strong>de</strong> nombreuses critiques,justifiées dans le cas d’un travail scientifique à prétentionsocio-économique. Nous avons finalement opté pour uneentrée par <strong>la</strong> profession <strong>de</strong>s enquêtés, l’ensemble cadrantavec le « noyau dur » <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative selon <strong>la</strong> définition– elle-même vague – qu’en donne R. Florida. Ils exercent,mais n’habitent pas forcément à Saint-Étienne même, cequi nous permet notamment <strong>de</strong> les interroger sur leur choixd’habitat dans le cas où celui-ci est déconnecté <strong>de</strong> leur lieu<strong>de</strong> travail. Par ailleurs, si l’échantillon couvre l’ensemble <strong>de</strong>scatégories socioprofessionnelles constituant le noyau dur <strong>de</strong>s« créatifs purs » défini par R. Florida, il tente néanmoins <strong>de</strong>s’adapter au profil économique <strong>de</strong> Saint-Étienne, les professionsles plus à même <strong>de</strong> jouer un rôle dans <strong>la</strong> régénération<strong>de</strong> <strong>la</strong> ville (les <strong>de</strong>signers, par exemple) et les pôles d’activité<strong>de</strong> pointe (le Pôle Optique Vision, par exemple) étant à<strong>de</strong>ssein sur-représentés.Cet article s’appuie sur les résultats <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> pour testerles possibilités d’importer une théorie issue d’un contextedifférent, dans une ville française spécifique. L’objectif est<strong>de</strong> prendre à contre-pied les représentations traditionnellesopposant une <strong>recherche</strong> souvent perçue comme universalisteà une expertise qui serait, elle, ancrée dans <strong>la</strong> réalité locale.La théorie <strong>de</strong> R. Florida a en effet été établie sur <strong>la</strong> based’une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s villes nord-américaines, où elle a d’ailleursfait l’objet <strong>de</strong> vives critiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> part <strong>de</strong> nombreux chercheurs(par exemple, Shearmur, 2006) ; il n’en reste pasmoins qu’elle a acquis par <strong>la</strong> suite une dimension internationale.Son caractère prescripteur p<strong>la</strong>ce désormais <strong>de</strong> fait sonauteur parmi les experts en développement économiqueurbain. Par ailleurs, les questions éthiques soulevées par <strong>la</strong>diffusion <strong>de</strong>s thèses <strong>de</strong> R. Florida – <strong>la</strong> captation <strong>de</strong>s politiques<strong>urbaine</strong>s au profit d’un groupe social déjà avantagé –ont déjà été évoquées (Peck, 2005 ; Vivant, 2006).L’objectif <strong>de</strong> cet article est dès lors tout autre: prenant acte<strong>de</strong> <strong>la</strong> diffusion actuelle <strong>de</strong> son utilisation en Europe, il s’agitd’évaluer les possibilités d’application <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong>c<strong>la</strong>sse créative dans les villes françaises, à travers le cas <strong>de</strong>Saint-Étienne. Cette fois, c’est au chercheur d’évaluer localementune expertise produite globalement.3. R. Florida distingue en effet, à l’intérieur <strong>de</strong> <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse créative »,<strong>de</strong>ux sous-catégories : <strong>la</strong> première, qu’il qualifie <strong>de</strong> « noyau <strong>de</strong>s superscréatifs », comprend ceux qui « s’engagent pleinement dans le processuscréatif » : « le noyau <strong>de</strong>s supers créatifs (…) inclut les scientifiqueset les ingénieurs, les professeurs d’université, les poètes et les romanciers,les artistes, les acteurs, les <strong>de</strong>signers et les architectes, tout autantque les fabricants d’opinion <strong>de</strong>s sociétés mo<strong>de</strong>rnes » (Florida, 2002,pp. 68-69, notre traduction). Ce sont là les seules professions que nousavons interrogés, le <strong>de</strong>uxième cercle, celui <strong>de</strong>s « “créatifs professionnels”qui travaillent au sein d’un <strong>la</strong>rge panel d’industries consommatrices<strong>de</strong> connaissance comme les secteurs <strong>de</strong>s hautes technologies, <strong>de</strong>sservices financiers, du droit, <strong>de</strong> <strong>la</strong> santé et du management » (Florida,2002, p. 69) et qui selon lui n’utilisent <strong>la</strong> créativité qu’à un moindre<strong>de</strong>gré, ayant été délibérément exclus <strong>de</strong> l’enquête.


Thème libre Richard Florida in Saint-Étienne ? 115Le nouveau parvis <strong>de</strong> <strong>la</strong> gare ChâteaucreuxMax RousseauPour ce faire, <strong>de</strong>ux points cruciaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R.Florida sont questionnés. Le premier porte sur <strong>la</strong> possibilité<strong>de</strong> parler d’une véritable « c<strong>la</strong>sse créative » à propos <strong>de</strong>s individusque nous avons rencontré : existe-t-il réellement un« ethos commun » aux individus interrogés, et leurs valeurscorrespon<strong>de</strong>nt-elles à <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida ? Ce point estd’autant plus important que le <strong>de</strong>gré d’homogénéité <strong>de</strong>svaleurs <strong>de</strong> ce groupe détermine les possibilités d’une actionpublique efficace en direction <strong>de</strong> celui-ci. Le <strong>de</strong>uxième axe<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> porte sur l’apport véritable <strong>de</strong>s individus dits« créatifs » à l’économie locale. Ce point a valu <strong>de</strong>nombreuses attaques à R. Florida en raison <strong>de</strong> <strong>la</strong> difficultéà expliquer le lien établi entre <strong>la</strong> présence marquée <strong>de</strong> <strong>la</strong>c<strong>la</strong>sse créative d’une part, <strong>la</strong> croissance <strong>urbaine</strong> <strong>de</strong> l’autre. Celien ne s’apparente-t-il pas davantage à une corré<strong>la</strong>tion 4 qu’àun lien <strong>de</strong> causalité ? La c<strong>la</strong>sse créative peut-elle vraimentapparaître comme une ressource (économique, mais aussipolitique) pour <strong>la</strong> régénération <strong>de</strong> Saint-Étienne ?Peut-on parler d’une « c<strong>la</strong>sse créative »stéphanoise ?Pour R. Florida, outre leur type d’activité et leur rôle économique,les membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative partagent certainesvaleurs communes : l’individualisme, l’attachement à <strong>la</strong>méritocratie, l’ouverture à <strong>la</strong> différence, <strong>la</strong> mobilité. Parailleurs, les « créatifs » <strong>recherche</strong>nt <strong>de</strong>s emplois qui les valorisentsocialement, qui leur permettent <strong>de</strong> progresser, qui leuroffrent <strong>de</strong>s responsabilités et qui leur <strong>la</strong>issent une marge <strong>de</strong>manœuvre dans l’organisation <strong>de</strong> leur temps. Parler <strong>de</strong> l’existenced’une véritable « c<strong>la</strong>sse créative stéphanoise » revientà dire qu’il existe à Saint-Étienne un groupe <strong>de</strong> professionnelsdont l’activité nécessite <strong>de</strong>s capacités à créer, à innover,mais aussi que ce groupe se distingue par une adhésion à <strong>de</strong>svaleurs communes mises en lumière par R. Florida.Effectivement, <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s entretiens montre que lesenquêtés adhèrent à une série <strong>de</strong> valeurs communes. Ainsi,ils confèrent dans une <strong>la</strong>rge majorité une importance trèsgran<strong>de</strong> à <strong>la</strong> thématique environnementale, à <strong>la</strong> présenced’une offre <strong>de</strong> commerces <strong>de</strong> proximité diversifiée, maisaussi au cachet, à l’authenticité <strong>de</strong> leur logement et <strong>de</strong> leurquartier dans leur choix d’habitat. Dans l’ensemble, lesindividus interrogés rejoignent encore les théories <strong>de</strong> R.Florida en déc<strong>la</strong>rant attendre <strong>de</strong> leur ville qu’elle soit richeen opportunités d’activités.En revanche, <strong>la</strong> plupart <strong>de</strong>s personnes interrogées n’accor<strong>de</strong>ntqu’une importance restreinte au critère sécuritaire(hormis quelques-unes parmi les plus âgées). De plus, peud’entre elles considèrent <strong>la</strong> diversité sociale et culturelle4. Celle-ci a elle-même été mise en cause. R. Shearmur (2006) s’appuiesur les exemples <strong>de</strong> Montréal, ville possédant <strong>de</strong> nombreux artistes etdonc un haut « <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> bohême », et dont <strong>la</strong> croissance est pourtantfaible, et Toronto, pour <strong>la</strong>quelle les <strong>de</strong>ux indicateurs s’inversent.


116les annales <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> <strong>urbaine</strong> n°105 octobre 2008Tags sur les murs <strong>de</strong> <strong>la</strong> Comédie <strong>de</strong> Saint-Étiennecomme un critère déterminant dans le choix <strong>de</strong> leur lieu<strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce : là encore <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida, selon<strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative se caractérise notamment parl’importance qu’elle confère à <strong>de</strong>s lieux emprunts <strong>de</strong> mixitésocioculturelle, est démentie par l’exemple stéphanois.Un aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative mérite d’êtreparticulièrement éc<strong>la</strong>iré : selon R. Florida, au moment <strong>de</strong>leur choix d’établissement au sortir <strong>de</strong> leurs étu<strong>de</strong>s, <strong>la</strong>plupart <strong>de</strong>s jeunes diplômés confèrent plus d’importanceà l’attractivité <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville qu’à <strong>la</strong> disponibilité du travail 5 .Cette assertion, que le chercheur tire d’une enquête réaliséepar un journal américain, lui a valu <strong>de</strong> nombreusescritiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> part d’économistes et <strong>de</strong> sociologues 6 .C<strong>la</strong>irement, le terrain stéphanois invali<strong>de</strong> sur ce pointl’observation <strong>de</strong> R. Florida. En effet, seuls moins d’uncinquième <strong>de</strong>s individus interrogés déc<strong>la</strong>rent que les opportunitésprofessionnelles offertes par Saint-Étienne ne présentaientque peu ou pas d’importance dans leur choix <strong>de</strong> s’établirdans <strong>la</strong> région stéphanoise. En affinant l’analyse, onremarque qu’une <strong>la</strong>rge majorité <strong>de</strong>s individus interrogés estoriginaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> région : plus du tiers <strong>de</strong>s individus interrogéssont issus <strong>de</strong> <strong>la</strong> région stéphanoise, auxquels il faut ajouterun quart <strong>de</strong>s individus provenant du reste <strong>de</strong> Rhône-Alpes. Dans l’ensemble, <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative stéphanoise secaractérise donc par son enracinement local, ce qui là encorediffère profondément <strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> R. Florida. On peutinterpréter cette information <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux manières : l’une, positive,insisterait sur l’attachement <strong>de</strong> professions réputéesmobiles à leur région d’origine, et les possibilités en termesd’investissement dans <strong>la</strong> régénération <strong>urbaine</strong> qui pourraienten découler. L’autre, négative, considérerait les « créatifs »stéphanois comme un groupe captif, bien éloigné <strong>de</strong> <strong>la</strong>mobilité caractérisant <strong>la</strong> véritable c<strong>la</strong>sse créative théoriséepar R. Florida. Or cette secon<strong>de</strong> interprétation apparaît d’autantplus p<strong>la</strong>usible que parmi les individus interrogés n’étantoriginaires ni <strong>de</strong> Saint-Étienne, ni <strong>de</strong> Rhône-Alpes, plus <strong>de</strong><strong>la</strong> moitié sont venus étudier à Saint-Étienne, puis y onttrouvé leur premier emploi, ou bien, et surtout, sont <strong>de</strong>sfonctionnaires affectés à Saint-Étienne.De ces <strong>de</strong>ux observations sur l’importance <strong>de</strong>s opportunitésdu travail et sur <strong>la</strong> provenance géographique <strong>de</strong>sindividus, on tire une conclusion sur <strong>la</strong>quelle il noussemble important d’insister : <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s individusinterrogés n’est pas venue travailler dans <strong>la</strong> ville par5. « Par contraste avec <strong>de</strong> nombreux techno-futuristes, qui déc<strong>la</strong>rentque l’âge <strong>de</strong> l’information (…) rend l’attachement au lieu et <strong>la</strong> communautéinutiles, les travailleurs créatifs que j’ai rencontrés les considèrentcomme importantes. Ces personnes insistent sur leur besoin <strong>de</strong>vivre dans <strong>de</strong>s endroits qui offrent <strong>de</strong>s environnements créatifs et stimu<strong>la</strong>nts.Nombre d’entre eux ne prendront même pas en compte <strong>de</strong>semplois dans certaines villes ou régions (…). J’ai également rencontré<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative qui utilisent les qualités du lieucomme leur critère premier dans un sens proactif : ils choisissentd’abord l’endroit où ils veulent vivre, puis ils se focalisent sur leur<strong>recherche</strong> d’emploi une fois sur p<strong>la</strong>ce. » (Florida, 2002, p. 95).6. Marc Levine écrit ainsi : « Cultivez le caractère « branché » <strong>de</strong> <strong>la</strong>ville, dit Florida, et vous allez attirer <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative (moteur <strong>de</strong> croissanceet <strong>de</strong> prospérité <strong>urbaine</strong>). (…) En fait, <strong>de</strong> nombreuses étu<strong>de</strong>s surles choix <strong>de</strong> lieu <strong>de</strong>s particuliers et <strong>de</strong>s entreprises indiquent que lesfacteurs du caractère « branché » <strong>de</strong> Florida sont rarement cités : cesont les emplois, le logement, les écoles, <strong>la</strong> faiblesse du taux <strong>de</strong> criminalitéet <strong>la</strong> propreté <strong>de</strong> l’environnement qui attirent les migrants. »(Levine, 2004, p. 10)Max Rousseau


Thème libre Richard Florida in Saint-Étienne ? 117choix, mais par nécessité. Cette caractéristique du groupeinterrogé distingue nettement le cas stéphanois <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie<strong>de</strong> R. Florida selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative s’installedans une ville par choix, par attirance pour <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong>vie <strong>urbaine</strong>. De ce fait, si on peut bien parler <strong>de</strong> l’existence<strong>de</strong> professions créatives à Saint-Étienne, il ne semble pasque l’on puisse en déduire l’existence d’une véritable c<strong>la</strong>ssecréative stéphanoise ; et encore moins que Saint-Étiennesoit véritablement une ville créative, <strong>la</strong> ville ne parvenantpas à capter <strong>de</strong>s individus exerçant <strong>de</strong>s professions créativessur ses seuls atouts en termes <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> dynamismeculturel. Ceci, néanmoins, n’invali<strong>de</strong> pas pourautant <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida.En revanche, l’attrait pour le centre-ville <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créativestéphanoise n’est pas aussi marqué que ce que <strong>la</strong> théorie<strong>de</strong> R. Florida <strong>la</strong>isserait suggérer : seul un tiers <strong>de</strong>s individusinterrogés habite dans les quartiers centraux oupéri-centraux. La plupart considèrent que <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> <strong>la</strong> viestéphanoise rési<strong>de</strong> dans <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature ; ainsi, un<strong>de</strong>uxième tiers <strong>de</strong>s individus interrogés préfère rési<strong>de</strong>r dansd’autres quartiers stéphanois ou dans d’autres communes <strong>de</strong>l’agglomération stéphanoise, le <strong>de</strong>rnier tiers habitant <strong>la</strong>campagne proche <strong>de</strong> Saint-Étienne. Ce phénomène s’expliquepar <strong>la</strong> situation géographique <strong>de</strong> Saint-Étienne. Certes,l’espace naturel entourant <strong>la</strong> ville représente un atout important,notamment en termes <strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> tourisme.Mais il a également joué un rôle non négligeable dans ledéclin <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, à <strong>la</strong> saignée démographique causée par <strong>la</strong>désindustrialisation s’ajoutant <strong>la</strong> fuite <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses moyenneset supérieures vers les vil<strong>la</strong>ges proches. Cette double spécificitéstéphanoise (déclin <strong>de</strong> l’activité industrielle qui représentaitjusqu’à il y a peu <strong>la</strong> principale base économique <strong>de</strong><strong>la</strong> ville ; présence d’espaces naturels réputés à proximité <strong>de</strong><strong>la</strong> ville) complique ainsi davantage une lecture <strong>de</strong> <strong>la</strong> villeau prisme <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida.En effet, <strong>la</strong> dichotomie ville/campagne <strong>de</strong> l’échantilloninterrogé se traduit par <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s contradictoires autour<strong>de</strong> <strong>la</strong> question cruciale <strong>de</strong>s politiques <strong>de</strong> transports, <strong>la</strong> fractures’établissant autour <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> locomotion quidoivent être privilégiés par <strong>la</strong> ville : une <strong>la</strong>rge part <strong>de</strong>s« ruraux » déplore <strong>la</strong> difficulté croissante pour circuler envoiture dans le centre, <strong>la</strong> majorité « <strong>urbaine</strong> » regrettantune politique <strong>de</strong> soutien aux transports alternatifs (transportsen commun, création <strong>de</strong> pistes cyc<strong>la</strong>bles) insuffisammentambitieuse à ses yeux.La c<strong>la</strong>sse créative et le développementéconomique stéphanoisPour R. Florida, <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative est amenée à jouer un rôlemoteur dans <strong>la</strong> croissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville où elle s’établit. Dupoint <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> leurs revenus, sans surprise, <strong>la</strong> majorité <strong>de</strong>sindividus interrogés (les <strong>de</strong>ux tiers) se situent dans unetranche (entre 15 000 et 60 000 eurps par an) qui <strong>la</strong> p<strong>la</strong>cedans <strong>la</strong> norme <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>sses moyennes supérieures françaises.Le tiers restant se partage à parts égales entre un grouped’individus (dont presque <strong>la</strong> moitié est âgée <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> 30ans) au niveau <strong>de</strong> revenus faible et un groupe d’individus,nettement plus âgés, déc<strong>la</strong>rant <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> revenus élevés.Les enquêtés déc<strong>la</strong>rent par ailleurs dans leur gran<strong>de</strong>majorité (plus <strong>de</strong>s trois quarts) que leur activité professionnelleest amenée à jouer un rôle important dans le développementéconomique futur <strong>de</strong> Saint-Étienne. Ils permettentainsi <strong>de</strong> vali<strong>de</strong>r pour partie <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida –mais notre enquête présente ici un biais, car, rappelons-le,elle cible explicitement les « points forts » <strong>de</strong> l’économiestéphanoise. L’impact <strong>de</strong>s activités <strong>de</strong>s individus interrogésdans l’économie locale se mesure doublement : il existe unimpact direct, et un autre indirect.L’impact direct est celui <strong>de</strong>s professionnels qui fontappel à d’autres entreprises dans le cadre <strong>de</strong> leur activité.Généralement, les personnes interrogées sont en effet inséréesdans <strong>de</strong> nombreux réseaux professionnels locaux.D’autre part, les individus interrogés déc<strong>la</strong>rent avoir unautre type d’impact sur l’économie locale, indirect cettefois : l’amélioration <strong>de</strong> l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville. Pour R. Florida,plus <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative est importante au sein d’une ville,plus cette <strong>de</strong>rnière sera attractive pour les « créatifs » extérieursen raison du changement d’image, mais aussi <strong>de</strong>saménités <strong>urbaine</strong>s créées dans <strong>la</strong> ville par <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créativelocale. Ce type d’impact économique est revendiqué par lespersonnes rencontrées travail<strong>la</strong>nt dans le secteur culturel ;en attirant <strong>de</strong>s popu<strong>la</strong>tions dans <strong>de</strong>s lieux culturels, cesindividus déc<strong>la</strong>rent contribuer à <strong>la</strong> création <strong>de</strong> commerce<strong>de</strong> proximité, <strong>de</strong> restaurants, d’hôtels et d’autres aménités<strong>urbaine</strong>s à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong>s touristes, créatrices d’emplois.Il serait néanmoins exagéré <strong>de</strong> conclure que les individusrencontrés préten<strong>de</strong>nt tous que leur activité seraamenée à jouer un rôle important dans le développementéconomique futur <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville. Certains d’entre eux déc<strong>la</strong>rentainsi que leur activité n’a aucune répercussion économique(c’est notamment le cas <strong>de</strong> certains chercheurs). D’autresdéc<strong>la</strong>rent souffrir <strong>de</strong> <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> <strong>la</strong> métropole lyonnaiseet <strong>de</strong> <strong>la</strong> concurrence qu’elle induit (certains architectes, parexemple). Dans le secteur culturel, plusieurs individusrencontrés, confrontés à <strong>de</strong>s phénomènes <strong>de</strong> recomposition<strong>de</strong>s goûts du public qui ne sont pas spécifiques à Saint-Étienne, sont inquiets pour l’avenir <strong>de</strong> leur activité: les journalistess’inquiètent ainsi <strong>de</strong> l’érosion <strong>de</strong> l’électorat, un peintreet un manager d’art déplorent une baisse <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourleur activité… Enfin, plusieurs professionnels interrogésvoient leur activité avoir <strong>de</strong>s retombées économiques localesfaibles du fait <strong>de</strong> leur col<strong>la</strong>boration avec <strong>de</strong>s acteurs situés pour<strong>la</strong> plupart à l’écart du territoire stéphanois – départements limitrophes,région lyonnaise, voire au-<strong>de</strong>là.D’autre part, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’impact économique <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ssecréative dans une ville doit prendre en compte <strong>la</strong> consommation<strong>de</strong> ce groupe, tant ses membres disposent générale-


118les annales <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> <strong>urbaine</strong> n°105 octobre 2008ment d’un pouvoir d’achat élevé. Le « temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> consommation» prend <strong>de</strong> plus en plus le pas, dans <strong>la</strong> croissance,locale, sur le « temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> production » (Davezies, 2004; p.2008). Les habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong>s individus rencontrés,chez lesquels les activités culturelles et <strong>de</strong> loisirs sontsur-représentées, confirment <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida. Mais <strong>la</strong>situation géographique particulière <strong>de</strong> Saint-Étienne, à proximité<strong>de</strong> <strong>la</strong> métropole lyonnaise, influence <strong>la</strong> localisation <strong>de</strong>leurs pratiques <strong>de</strong> consommation : Lyon apparaît commeune aire importante <strong>de</strong> consommation, culturelle et commerciale,pour les « créatifs » stéphanois. Leur impact sur le voletproductif <strong>de</strong> l’économie stéphanoise est ainsi contreba<strong>la</strong>ncépar <strong>la</strong> fuite <strong>de</strong> leur pratiques <strong>de</strong> consommation vers <strong>la</strong> métropolelyonnaise. Ainsi, envisager <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse créative stéphanoise», dont l’apport au développement économique localest certainement surestimé, comme l’un <strong>de</strong>s principauxpublics cibles <strong>de</strong>s politiques <strong>urbaine</strong>s, n’est pas sans risque, etce d’autant plus que l’hétérogénéité <strong>de</strong> ses valeurs débouchesur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s divergentes, et souvent incompatibles.Des <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s contradictoiresLa plupart <strong>de</strong>s individus rencontrés se sont déc<strong>la</strong>rés très intéresséspar les projets <strong>de</strong> développement <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.Néanmoins, cet intérêt semble peu susceptible <strong>de</strong> se traduirepar un soutien plus actif, hormis dans les cas spécifiquesd’opportunités <strong>de</strong> gains professionnels (c’est ainsi le cas <strong>de</strong>sarchitectes désireux <strong>de</strong> s’investir davantage dans l’embellissementdu centre-ville). Ce sont ces opportunités qui expliquentégalement le haut niveau d’intérêt pour le <strong>de</strong>sign parmiles enquêtés, ainsi que leur souhait que <strong>la</strong> ville s’engagedavantage dans le développement durable. En effet, l’attraitconstaté <strong>de</strong> nombreux enquêtés pour les thématiques environnementalesne semble pas tant lié à une préoccupationécologique qu’à <strong>de</strong>s intérêts professionnels personnels :nombre <strong>de</strong>s individus interrogés, œuvrant dans <strong>de</strong>s secteurspourtant fort distincts, estiment que le développementdurable peut à l’avenir favoriser leur activité.Ceci nous amène à nuancer un autre aspect <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie<strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative : selon R. Florida, du fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> crise<strong>de</strong>s institutions exerçant traditionnellement un rôle <strong>de</strong> constitutiond’une i<strong>de</strong>ntité collective (Églises, partis, syndicats…),le lieu <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus un élément constitutif <strong>de</strong>l’i<strong>de</strong>ntité; les « créatifs » seraient conscients <strong>de</strong> ce rôle du lieudans <strong>la</strong> construction <strong>de</strong> leur i<strong>de</strong>ntité, ce qui les pousserait às’investir dans leur ville. L’exemple stéphanois contredit R.Florida sur ce point : si les enquêtés se déc<strong>la</strong>rent majoritairementattachés à leur ville, ils sont très peu désireux <strong>de</strong> s’impliquerdans <strong>la</strong> régénération <strong>de</strong> celle-ci, hormis dans les rarescas où ils pourraient en retirer <strong>de</strong>s gains professionnels directs.Au vu <strong>de</strong>s entretiens, l’individualisme <strong>de</strong>s « créatifs » stéphanois– qui ne se distinguent pas, sur ce point, <strong>de</strong> <strong>la</strong> théoriegénérale – rend hautement improbable le fait que ceux-cipuissent constituer une ressource dans les stratégies <strong>de</strong> redéveloppement<strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.Par ailleurs, les principaux désirs exprimés concernent ledéveloppement <strong>de</strong> l’activité nocturne, <strong>la</strong> préservation du cachetarchitectural, <strong>la</strong> création d’un grand parc en centre-ville, davantaged’eau dans le paysage stéphanois, <strong>la</strong> propreté <strong>de</strong>s rues…Si ces préoccupations semblent rejoindre <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R.Florida, il est néanmoins permis <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si cette préoccupationpour <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> vie et ces <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s pour davantaged’aménités <strong>urbaine</strong>s est propre à <strong>la</strong> « c<strong>la</strong>sse créative ».Enfin, si les individus exerçant <strong>de</strong>s professions créativesse rassemblent autour <strong>de</strong> l’importance qu’ils confèrent à <strong>la</strong>qualité <strong>de</strong> vie, leurs <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s apparaissent <strong>de</strong> nouveau divergentes,voire incompatibles, lors <strong>de</strong> leur interrogation surd’autres aspects <strong>de</strong>s politiques <strong>urbaine</strong>s tels <strong>la</strong> stratégie que<strong>la</strong> ville <strong>de</strong>vrait mener à l’égard <strong>de</strong> l’attraction <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ssesmoyennes supérieures. Ainsi, si certains enquêtés estimentque <strong>la</strong> ville <strong>de</strong>vrait favoriser <strong>la</strong> présence d’une offre culturellehaut <strong>de</strong> gamme pour attirer <strong>de</strong>s groupes sociaux favorisés,d’autres estiment au contraire que <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong> <strong>la</strong> villerési<strong>de</strong> dans sa diversité sociale et culturelle et s’inquiètentd’une possible po<strong>la</strong>risation <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, <strong>de</strong> l’abandon <strong>de</strong>s quartierspériphériques et <strong>de</strong>s transformations sociales <strong>de</strong> certainsquartiers centraux.Un groupe peu susceptible d’apparaîtrecomme une ressourceLes individus stéphanois supposés représenter le cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong>c<strong>la</strong>sse créative se présentent comme un groupe bien plus hétérogèneque celui décrit par R. Florida. Alors qu’en théorie, ilssont supposés afficher une prédilection pour <strong>la</strong> vie en centreville,le cas stéphanois <strong>la</strong>isse apparaître un clivage entre <strong>de</strong>s« urbains » et <strong>de</strong>s « ruraux ». Cette coupure résulte <strong>de</strong> <strong>la</strong> spécificité<strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, <strong>de</strong> sa situation géographique couplée à son passéindustriel. De plus, <strong>la</strong> proximité <strong>de</strong> l’agglomération lyonnaiseentraîne une fuite <strong>de</strong>s pratiques <strong>de</strong> consommation, voire <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce,<strong>de</strong> ces popu<strong>la</strong>tions souvent dotées d’un fort pouvoird’achat et qui échappent ainsi à Saint-Étienne. Les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s<strong>de</strong> ce groupe portent surtout sur le développement d’aménités<strong>urbaine</strong>s, rejoignant ainsi <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> R. Florida. Il estnéanmoins permis <strong>de</strong> douter que cette <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ne concerneque les « créatifs ». Enfin, le profil <strong>de</strong> « captifs locaux » <strong>de</strong> <strong>la</strong>plupart <strong>de</strong>s enquêtés, l’hétérogénéité <strong>de</strong> leurs valeurs et <strong>de</strong>leurs désirs en matière <strong>de</strong> stratégie <strong>urbaine</strong> interdisent <strong>de</strong> parler<strong>de</strong> l’existence d’une « c<strong>la</strong>sse créative stéphanoise ».Les thèses <strong>de</strong> R. Florida ne « fonctionnent » c<strong>la</strong>irementpas à Saint-Étienne. Non seulement l’apport réel à l’économielocale <strong>de</strong>s professionnels exerçant <strong>de</strong>s métiers créatifsest discutable, mais leurs valeurs, hétérogènes, ne permettentpas <strong>de</strong> les considérer comme un groupe social homogène. Cesvaleurs différentes se traduisent logiquement par <strong>de</strong>s


Thème libre Richard Florida in Saint-Étienne ? 119<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s politiques divergentes. Par ailleurs, leur préoccupationpour <strong>la</strong> qualité <strong>de</strong> vie ne les distingue guère d’autrescatégories locales. Enfin, ils ne semblent pas susceptibles <strong>de</strong>s’investir dans les politiques <strong>de</strong> régénération locales hormiss’ils peuvent espérer en retirer un profit personnel.Il ne s’agit pas pour autant <strong>de</strong> déduire <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>recherche</strong> surle cas stéphanois que les théories <strong>de</strong> R. Florida ne sont enaucun cas importables en France. Néanmoins, <strong>la</strong> prétentionà l’universalité d’une <strong>recherche</strong> établie dans un contexteurbain particulier pose problème, <strong>de</strong> même que <strong>la</strong> prétentionscientifique d’une théorie montée trop rapi<strong>de</strong>ment engénéralité. Il reste qu’en dépit <strong>de</strong> ses bases peu soli<strong>de</strong>s, <strong>la</strong>théorie <strong>de</strong> <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse créative s’est rapi<strong>de</strong>ment diffusée dansl’ensemble <strong>de</strong>s pays développés. Ce succès rési<strong>de</strong> sans doutedans le caractère prescripteur du travail <strong>de</strong> R. Florida : dansun contexte <strong>de</strong> compétition inter<strong>urbaine</strong> croissante, celui-ciprétend finalement proposer clefs en mains aux déci<strong>de</strong>ursurbains <strong>la</strong> solution pour une croissance durable <strong>de</strong> leur ville.Cette prétention hautement discutable doit être questionnéepar une <strong>recherche</strong> au fait <strong>de</strong>s particu<strong>la</strong>rismes locaux.L’appropriation parfois trop hâtive par <strong>de</strong>s déci<strong>de</strong>urs urbains– et par certains chercheurs – d’une expertise globale n’estpas dénuée <strong>de</strong> risques, en particulier dans les villes soumisesà l’urgence <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconversion économique. L’une <strong>de</strong>s conséquencesles plus dangereuses serait <strong>de</strong> mettre en œuvre,même inconsciemment, <strong>de</strong>s politiques <strong>urbaine</strong>s favorisant <strong>la</strong>gentrification – celle-ci apparaissant désormais, selon legéographe Neil Smith, comme <strong>la</strong> nouvelle « stratégie <strong>urbaine</strong>globale » (Smith, 2002) – et par conséquent l’exclusionphysique <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sses popu<strong>la</strong>ires dont les intérêts ne sont d’oreset déjà plus guère pris en compte par les systèmes <strong>de</strong> gouvernanceurbains (Pinson, 2006). La diffusion rapi<strong>de</strong> et globale<strong>de</strong>s théories <strong>de</strong> R. Florida due à leur fort pouvoir <strong>de</strong> séduction– on pourrait suspecter ses <strong>la</strong>udateurs, experts, chercheurset déci<strong>de</strong>urs du mon<strong>de</strong> entier d’être f<strong>la</strong>ttés <strong>de</strong> se sentirmembres <strong>de</strong> cette « c<strong>la</strong>sse créative » parée <strong>de</strong> toutes les vertus– ne doit donc pas faire oublier qu’il existe bien d’autres stratégies<strong>de</strong> re-développement économique urbain, sans doutemoins « sexy », mais au moins aussi efficaces – et surtoutplus respectueuses <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville.Références bibliographiquesBiographieBrenner N., (2004), New State Spaces. 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Membre duCERAPSE et du pôle <strong>de</strong> <strong>recherche</strong> Territoires,Mutations, Innovations, Sociétés (TemiS), i<strong>la</strong>chève une thèse <strong>de</strong> doctorat consacrée au rôle<strong>de</strong>s politiques d’image dans les stratégies <strong>de</strong>re-développement économique <strong>de</strong>s villesindustrielles.max.rousseau@univ-st-etienne.fr

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