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François Jacob = Genèse et actualité de la théorie de l'év…

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La Recherche, N° 296 | MARS 1997Genèse <strong>et</strong> actualité<strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>l'évolutionFRANÇOIS JACOB ET ANDRÉ LANGANEYDIALOGUENT SUR L'HISTOIRE DE L'HISTOIREDE LA VIE


L'idée que le mon<strong>de</strong> vivant a une histoire a émergé au XVIIIesiècle, avec Buffon, puis Lamarck. L'idée <strong>de</strong> <strong>la</strong> sélection naturellecomme moteur du changement remonte à Darwin <strong>et</strong> à Wal<strong>la</strong>ce. Elles'est imposée non sans mal, intégrant au passage <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong>sgènes (Men<strong>de</strong>l), puis celle du co<strong>de</strong> génétique... La théorie mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong>l'évolution a ses problèmes <strong>et</strong> ses limites, mais sa cohérence estprofon<strong>de</strong>.André Langaney 1 : L'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>et</strong> l'évolution <strong>de</strong>s espècesvous tiennent à coeur. Si je dis «histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie», c'est parcequ'en <strong>de</strong>hors du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie que nous pratiquons onvoit parfois s'exprimer <strong>de</strong>s doutes ou <strong>de</strong>s refus <strong>de</strong> l'évolution.C'est pourtant <strong>la</strong> théorie unificatrice <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie <strong>et</strong> je neconnais pas <strong>de</strong> théorie scientifique qui puisse <strong>la</strong> remp<strong>la</strong>cer. Pourcomprendre les réticences du public, il faut comparer l'évolution<strong>et</strong> les théories d'autres disciplines, en physique par exemple.Pourquoi est-elle moins bien acceptée?François <strong>Jacob</strong> 2 : Les théories <strong>de</strong> <strong>la</strong> physique sont <strong>de</strong>s théoriescompliquées que les profanes suivent mal parce qu'il est très difficile d'entraduire les raisonnements mathématiques en mots <strong>de</strong> tous les jours. Etnéanmoins les gens les acceptent. La théorie <strong>de</strong> l'évolution est beaucoupplus simple à comprendre. Si bien que les gens croient l'avoir comprisealors que bien <strong>de</strong>s éléments leur échappent! C'est une théorie qui, comme <strong>la</strong>re<strong>la</strong>tivité, heurte notre intuition. Notre cerveau a été sélectionné sur <strong>de</strong>scentaines <strong>de</strong> millions d'années. Il est adapté à <strong>la</strong> vie courante, à <strong>de</strong>s niveauxmoyens <strong>de</strong> taille, d'espace, <strong>de</strong> temps, qui ont permis à nos ancêtres <strong>de</strong> vivre,<strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> <strong>la</strong> forêt <strong>et</strong> <strong>de</strong> se promener dans <strong>la</strong> savane. Certains concepts <strong>de</strong>1ANDRÉ LANGANEY, est professeur au Muséum (musée <strong>de</strong> l'Homme) <strong>et</strong> àl'université <strong>de</strong> Genève.


<strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution ne sont pas en accord avec notre quotidien. Elleconcerne <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d'années, alors que nous avonsl'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser le temps en décennies: nos grands-parents, nos arrièregrands-parents.Quand on va plus loin, ce<strong>la</strong> <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> l'histoire <strong>et</strong> c'est déjàplus flou. D'autre part, le concept <strong>de</strong> hasard fait que les gens croient qu<strong>et</strong>out est sorti <strong>de</strong> rien. Alors que ce n'est pas du tout ça! L'idée <strong>de</strong> hasardaussi est compliquée. Enfin, nous fonctionnons par intentions, par <strong>de</strong>sseins:nous proj<strong>et</strong>ons <strong>de</strong> faire telle ou telle chose. Quand nous regardons unependule, nous savons que quelqu'un a décidé <strong>de</strong> <strong>la</strong> construire, a fait <strong>de</strong>sp<strong>la</strong>ns après avoir choisi tel modèle. Il nous paraît donc normal <strong>de</strong>considérer que les animaux que nous rencontrons, ou les humains, sontaussi le résultat d'un proj<strong>et</strong> <strong>et</strong> d'une intention. C'est c<strong>et</strong>te idée qu'a démolie<strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution. C'est en ce<strong>la</strong> qu'elle s'accor<strong>de</strong> mal avec notre façonhabituelle <strong>de</strong> penser.A. Langaney: Vous parlez <strong>de</strong> « <strong>la</strong> » théorie <strong>de</strong> l'évolution, commesi nous, biologistes, avions une théorie consensuelle. Il y aquand même <strong>de</strong> nombreuses varian-tes. Ensuite, vous avezprononcé le mot histoire. J'avais commencé par l'« histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong>vie », parce que nous, êtres vivants, savons que nos ancêtresont eu une histoire. Avant <strong>de</strong> théoriser, il y a tout simplement<strong>de</strong>s faits. C'est par là que <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong> l'évolution acommencé. Avant <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> synthèse <strong>et</strong> les idées sur lesmécanismes, il a fallu avoir une histoire avec une échelle d<strong>et</strong>emps, puis mesurer c<strong>et</strong>te échelle <strong>de</strong> temps qui s'est révéléecontradictoire avec ce que l'on pensait avant. Puis il a falludécouvrir <strong>de</strong>s parentés entre les êtres vivants, qui <strong>la</strong>issaientpenser que le paradigme d'alors, <strong>la</strong> création indépendante <strong>de</strong>sespèces, <strong>de</strong>vait être remis en question.2 FRANÇOIS JACOB (Institut Pasteur) est prix Nobel <strong>de</strong> mé<strong>de</strong>cine.


F. <strong>Jacob</strong>: Jusqu'au XVIIIe siècle, il était admis que les êtres vivantsétaient les produits d'une création particulière <strong>de</strong> chaque type d'organismes,l'espèce humaine étant une création indépendante <strong>de</strong>s autres. C'est alors quel'idée <strong>de</strong> l'histoire du mon<strong>de</strong> vivant a émergé. Ce qui a commencé, c'est <strong>la</strong>Terre, ainsi que l'a décrit Buffon. Or les dates <strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre necorrespondaient pas du tout avec celles que lui attribuait <strong>la</strong> Bible. Il estapparu aussi que le mon<strong>de</strong> vivant n'était pas stable, créé une fois pourtoutes. On trouvait <strong>de</strong>s fossiles dans différentes strates <strong>de</strong> <strong>la</strong> Terre qui necorrespondaient pas aux mêmes dates d'origine. De là vient l'histoire dumon<strong>de</strong> vivant <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses transformations. L'idée s'est amplifiée à <strong>la</strong> fin duXVIIIe siècle, grâce à une série <strong>de</strong> philosophes <strong>et</strong> <strong>de</strong> naturalistes, pourculminer avec Lamarck, qui a proposé, le premier, que tout le mon<strong>de</strong> vivantprovenait d'une transformation progressive, al<strong>la</strong>nt du simple au compliqué.A. Langaney: L'établissement <strong>de</strong> l'échelle <strong>de</strong> temps doitbeaucoup à un principe philosophique, le «principe <strong>de</strong>s causesactuelles» 3 <strong>de</strong> Buffon. Le dilemme, à l'époque, était d'expliquer<strong>de</strong>s sédiments manifestement marins déposés dans <strong>de</strong>s zonestrès éloignées <strong>de</strong>s mers. Ces dépôts font <strong>de</strong>s kilomètresd'épaisseur <strong>et</strong>, au rythme actuel <strong>de</strong> sédimentation au fond <strong>de</strong>socéans, ils avaient requis <strong>de</strong>s durées bien supérieures aux sixmille ans que <strong>la</strong> Bible accordait à <strong>la</strong> Terre pour les déposer. Oubien l'on croyait que <strong>la</strong> sédimentation avait duré beaucoup plusque les six mille ans bibliques, ou bien il fal<strong>la</strong>it imaginer <strong>de</strong>smécanismes <strong>de</strong> dépôt très différents dans le passé. Buffon, grâceau principe <strong>de</strong>s causes actuelles, a proposé une échelle <strong>de</strong> tempsbeaucoup plus longue, encore loin <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité puisque, dans LesEpoques <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature (1779) , il par<strong>la</strong>it seulement <strong>de</strong> soixante-3 LE PRINCIPE DES CAUSES ACTUELLES veut que l'explication <strong>de</strong> l'état du mon<strong>de</strong>


dix mille ans <strong>et</strong>, ailleurs, <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> siècles.F. <strong>Jacob</strong>: La difficulté était <strong>de</strong> trouver un mécanisme, parce que,dans c<strong>et</strong>te histoire, les animaux se transformaient les uns en les autres.Chez Lamarck, il y avait une sorte <strong>de</strong> poussée générale du simple vers lecomplexe, qui était une propriété <strong>de</strong>s êtres vivants, mais pas <strong>de</strong> mécanisme.A. Langaney: Je reviens sur un point antérieur à Lamarck: <strong>la</strong>parenté. La première idée qui a permis <strong>de</strong> parler d<strong>et</strong>ransformation <strong>de</strong>s espèces a été d'envisager que <strong>de</strong>s espèces seressemb<strong>la</strong>nt aient une origine commune. C'est le fameuxchapitre <strong>de</strong> l'âne <strong>et</strong> du cheval dans l'Histoire naturelle <strong>de</strong> Buffon:les <strong>de</strong>ux animaux se ressemblent par tellement <strong>de</strong> caractèresqu'il est difficile <strong>de</strong> ne pas imaginer qu'ils ont eu un ancêtrecommun. S'ils ont eu un ancêtre commun, il a fallu <strong>de</strong>stransformations entre c<strong>et</strong> ancêtre commun <strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux<strong>de</strong>scendants. Buffon pose le problème pendant une longue page,puis l'élu<strong>de</strong>: <strong>la</strong> page finit en affirmant que les choses ne se sontpas passées ainsi <strong>et</strong> que l'Ane <strong>et</strong> le Cheval ont été créésindépendamment. A son époque, <strong>la</strong> Révolution française n'étaitpas encore passée <strong>et</strong> on ne contestait guère <strong>la</strong> créationindépendante <strong>de</strong>s espèces. Lamarck, après <strong>la</strong> Révolution, adéveloppé ce schéma qu'il avait déjà proposé avant pour lesp<strong>la</strong>ntes, au prix <strong>de</strong> beaucoup d'ennuis... Dans ma lecture <strong>de</strong>Lamarck, je ne vous suis pas sur l'importance du rôle donné à <strong>la</strong>« poussée » du simple vers le complexe. Ce n'était qu'une façon<strong>de</strong> parler <strong>de</strong> ce qu'il ne comprenait pas. Je crois que Lamarck,malgré ce qu'on lui reproche, n'avait pas <strong>de</strong> théorie sur lesmécanismes.ne fasse pas appel à <strong>de</strong>s phénomènes inobservables ou invérifiés.


F. <strong>Jacob</strong>: La première étape était d'adm<strong>et</strong>tre que les espèces ne sontpas fixes, qu'elles n'ont pas été faites une fois pour toutes <strong>et</strong> qu'elles ont uneorigine commune.A. Langaney: C'est <strong>la</strong> théorie historique <strong>de</strong> l'évolution <strong>et</strong>l'hypothèse <strong>de</strong> <strong>la</strong> généalogie commune <strong>de</strong>s espèces proposéespar Lamarck en 1800, neuf ans avant <strong>la</strong> naissance <strong>de</strong> CharlesDarwin...F. <strong>Jacob</strong>: La secon<strong>de</strong> étape était <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment lesespèces changeaient, quelle était leur histoire. Le mécanisme était difficileà trouver parce que l'intention semb<strong>la</strong>it aller <strong>de</strong> soi: dans un être vivant, <strong>la</strong>plupart <strong>de</strong>s organes semblent faits dans un but précis, pour une fonctionévi<strong>de</strong>nte: l'estomac pour digérer, les jambes pour marcher ou les ailes pourvoler. La difficulté, c'est que si c<strong>et</strong>te intention <strong>et</strong> ce <strong>de</strong>ssein se décèlent chezl'individu, on ne les r<strong>et</strong>rouve pas pour le mon<strong>de</strong> vivant dans son ensemble.Rien ne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> penser que les organismes ont été formés les uns aprèsles autres dans un <strong>de</strong>ssein définitif <strong>et</strong> précis. Ce qui signifie que l'évolutionne semble pas avoir <strong>de</strong> direction. Il fal<strong>la</strong>it donc trouver une mécaniqueexpliquant pourquoi les oiseaux ont <strong>de</strong>s ailes, ceux qui marchent <strong>de</strong>s pattes<strong>et</strong> les poissons <strong>de</strong>s nageoires, sans qu'il y ait, <strong>de</strong>rrière, une intentionsemb<strong>la</strong>ble à celles dont notre cerveau a l'habitu<strong>de</strong>. Les idées <strong>de</strong> Darwin <strong>et</strong>aussi d'Alfred Wal<strong>la</strong>ce, qui a fait les mêmes constatations <strong>et</strong> hypothèses à <strong>la</strong>même époque, sont re<strong>la</strong>tivement simples. Leur gran<strong>de</strong> importance vient <strong>de</strong>ce qu'ils ont pu montrer que <strong>de</strong>s mécanismes simples peuvent simuler uneintention. Ce<strong>la</strong> marche si les caractères <strong>de</strong>s organismes varient, si cesvariations sont héréditaires <strong>et</strong> si, dans l'interaction <strong>de</strong>s milieux <strong>et</strong> <strong>de</strong>sorganismes, <strong>la</strong> reproduction est tirée dans un sens ou un autre. Tout ce<strong>la</strong>s'appelle <strong>la</strong> sélection <strong>et</strong> peut à peu près expliquer pourquoi les oiseaux ont


<strong>de</strong>s ailes <strong>et</strong> les poissons <strong>de</strong>s nageoires.A. Langaney: Darwin dit que les variations individuelles quisurvivent <strong>et</strong> se reproduisent le plus vont diffuser dans <strong>la</strong>popu<strong>la</strong>tion: c'est le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> sélection naturelle. Mais il neconnaît pas le mécanisme <strong>de</strong> transmission <strong>de</strong> ces fameusesvariations. Comment va-t-on arriver <strong>de</strong> ce savoir du milieu dusiècle <strong>de</strong>rnier aux propositions actuelles?F. <strong>Jacob</strong>: A l'époque <strong>de</strong> Darwin, on ne sait pas comment s<strong>et</strong>ransm<strong>et</strong>tent les caractères. Il y a souvent l'idée <strong>de</strong> mé<strong>la</strong>nges entre lescaractères du père <strong>et</strong> ceux <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère, bref, on ne sait pas grand-chose!C'est peu après <strong>la</strong> publication <strong>de</strong> Darwin que Men<strong>de</strong>l, cultivant <strong>de</strong>s poisdans le monastère <strong>de</strong> Brno, comprend comment fonctionne l'hérédité: lescaractères que l'on voit sont gouvernés par <strong>de</strong>s choses que l'on ne voit pas,<strong>de</strong>s particules internes qui s'appelleront plus tard <strong>de</strong>s gènes. Sur le moment,personne ne s'occupe <strong>de</strong> ce que trouve Men<strong>de</strong>l, mais les problèmesd'hérédité <strong>et</strong> <strong>de</strong> génétique sont repris au début <strong>de</strong> ce siècle. Grâce auxétu<strong>de</strong>s sur les p<strong>la</strong>ntes <strong>et</strong> sur <strong>la</strong> drosophile, on comprend qu'il existe, pourchaque caractère que l'on voit, un gène que l'on ne voit pas mais dont onpeut estimer l'état. On montre que ces gènes sont installés sur leschromosomes <strong>et</strong> qu'il y a un ball<strong>et</strong> <strong>de</strong>s chromosomes. On comprendcomment les caractères <strong>de</strong>s organismes supérieurs sont gouvernés par lesgènes <strong>et</strong> comment les gènes se distribuent <strong>et</strong> se recombinent au cours <strong>de</strong>sgénérations. C'est <strong>la</strong> « génétique c<strong>la</strong>ssique ».A. Langaney: Ce<strong>la</strong> ne s'est pas fait sans difficulté, en particulierparce que le dogme <strong>de</strong> l'hérédité <strong>de</strong> l'acquis a dû être éliminé.F. <strong>Jacob</strong>: Le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> génétique c'est que les variations <strong>de</strong>s


gènes, les mutations, se font au hasard, par « acci<strong>de</strong>nt ». Ce qui ne veut pasdire qu'elles n'ont pas <strong>de</strong> cause. Elles ont une cause chimique, ou physiquepar <strong>de</strong>s radiations. Le hasard, ici, veut dire que l'action, <strong>de</strong> rayons X parexemple, n'a rien à voir avec l'eff<strong>et</strong> final qu'elle produit sur l'organisme.Son résultat n'est ni intentionnel, ni prévisible. Autrement dit, <strong>de</strong>s gènes semodifient <strong>et</strong> changent certains caractères dans l'organisme. C'est ce qui vaperm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> faire rentrer le mendélisme dans le darwinisme, <strong>la</strong> génétiquedans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution. Ce<strong>la</strong> aboutira, au milieu <strong>de</strong> ce siècle, à ce quel'on appelle le néodarwinisme.A. Langaney: Ce mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong> darwinisme <strong>et</strong> mendélisme a étébaptisé « <strong>la</strong> théorie synthétique <strong>de</strong> l'évolution », un peu commesi l'on avait tout compris! Avait-on vraiment tout compris?F. <strong>Jacob</strong>: Non, <strong>et</strong> on n'aura jamais tout compris! Une théoriescientifique, c'est une construction abstraite <strong>de</strong>s chercheurs pour m<strong>et</strong>tre enp<strong>la</strong>ce les résultats qu'ils ont obtenus <strong>et</strong> avoir une représentation <strong>de</strong> certainsaspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité. Avec le temps, <strong>de</strong>s notions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s informationsnouvelles apparaissent <strong>et</strong> ces données nouvelles modifient souvent, plus oumoins, <strong>la</strong> théorie qui existait avant. Le milieu <strong>de</strong> ce siècle essaie d'intégrerdarwinisme <strong>et</strong> mendélisme, c'est-à-dire <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution d'un côté, <strong>et</strong><strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s gènes <strong>de</strong> l'autre... Pendant <strong>la</strong> guerre, on arrive à une théoriequi rend compte d'un certain nombre <strong>de</strong> choses, mais qui rencontrebeaucoup <strong>de</strong> difficultés. Les variations se faisaient par <strong>de</strong>s mutationssimples, très rares, <strong>et</strong> on ne comprenait pas comment celles-ci pouvaientfaire varier <strong>de</strong>s organismes, faire apparaître <strong>de</strong>s organes nouveaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>sfonctions nouvelles. Pour Darwin, <strong>la</strong> variation, <strong>et</strong> pour les généticiens dumilieu du siècle, les mutations, affectaient très légèrement les caractères:l'évolution se faisait p<strong>et</strong>it à p<strong>et</strong>it...


A. Langaney: C'est <strong>la</strong> théorie du gradualisme, autrement dit, « <strong>la</strong>nature ne fait pas <strong>de</strong> saut 4 ».F. <strong>Jacob</strong>: A ce moment-là, un <strong>de</strong>s obstacles était qu'il manquait <strong>de</strong>sfossiles pour reconstituer certaines lignées, il y avait <strong>de</strong>s trous, <strong>de</strong>s «chaînons manquants » dans l'évolution. Récemment, <strong>de</strong>s chercheurs, auxEtats-Unis, ont proposé un autre type <strong>de</strong> théories disant que, <strong>de</strong> temps entemps, certaines mutations pouvaient être beaucoup plus importantes dansleurs eff<strong>et</strong>s. Les espèces pouvaient rester longtemps sans évoluer, puisbrusquement changer <strong>et</strong> donner naissance à <strong>de</strong>s espèces nouvelles. Ce<strong>la</strong>s'appelle <strong>la</strong> ponctuation 5 .A. Langaney: Précisons qu'il n'y a pas, bien sûr, <strong>de</strong> discontinuitéentre les espèces mais que ces sauts, au niveau du temps,auraient été assez rapi<strong>de</strong>s pour ne pas <strong>la</strong>isser <strong>de</strong> traces dans lesfossiles. Somme toute, on a éliminé <strong>la</strong> difficulté: on n'avait pas<strong>de</strong> chaînons manquants <strong>et</strong> l'on trouve une bonne raison pourqu'il n'y en ait pas!F. <strong>Jacob</strong>: On a supprimé le chaînon manquant, mais <strong>de</strong>smodifications <strong>de</strong> ce genre sont parfaitement concevables avec les propriétésdu matériel génétique connues aujourd'hui. Il y a <strong>de</strong>s discussions actuellessur les proportions: combien <strong>de</strong> gradualisme <strong>et</strong> combien <strong>de</strong> ponctuations?C'est une affaire <strong>de</strong> spécialistes. Un autre aspect est aussi en discussion: lesmutations se font au hasard <strong>et</strong> <strong>la</strong> sélection naturelle tire dans un sens.4 LA NATURE NE FAIT PAS DE SAUT La formule est <strong>de</strong> Leibniz. Dans sa Monadologie(1712) il écrit: « Toute chose va par <strong>de</strong>gré dans <strong>la</strong> nature, rien ne procè<strong>de</strong> par saut<strong>et</strong> c<strong>et</strong>te règle présidant au changement fait partie <strong>de</strong> ma loi <strong>de</strong> continuité ».5 PONCTUATIONS En fait, les ponctuations sont définies en paléontologie comme<strong>de</strong>s transitions en apparence brusques entre <strong>de</strong>s espèces voisines. Les macromutationsn'en expliquent sans doute qu'une partie.


A. Langaney: Comment <strong>la</strong> sélection naturelle qui, contrairementà <strong>la</strong> sélection artificielle, n'a en principe pas <strong>de</strong> sélectionneurconnu, peut-elle tirer dans une direction?F. <strong>Jacob</strong>: L'idée, c'est que se reproduisent mieux ceux qui sont plusadaptés à une certaine région écologique. De nouveaux variants s'yreproduisent plus que les autres <strong>et</strong>, peu à peu, occupent l'ensemble <strong>de</strong> <strong>la</strong>niche <strong>et</strong> forment l'essentiel <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion. Par l'accumu<strong>la</strong>tion successive<strong>de</strong> variations, on tire l'ensemble <strong>de</strong>s formes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong> l'organismedans une certaine direction, sans sélectionneur. C'est une sélectionautomatique. Mais à côté <strong>de</strong> ce mécanisme <strong>de</strong> sélection, il existe aussi <strong>de</strong>sfacteurs <strong>de</strong> hasard qui semblent jouer un rôle important. Là encore, c'estune question <strong>de</strong> proportions. Combien <strong>de</strong> hasard <strong>et</strong> combien <strong>de</strong> sélection?A. Langaney: Quels sont les caractères pour lesquels <strong>la</strong> sélectionjoue davantage <strong>et</strong> ceux pour lesquels le hasard compte plus?F. <strong>Jacob</strong>: La sélection est plus importante pour les fonctionsfondamentales. Par exemple, les propriétés d'une protéine qui a un rôledans le transport <strong>de</strong> l'oxygène ou comme enzyme dans les réactions <strong>de</strong> base<strong>de</strong> <strong>la</strong> cellule. Ces fonctions, une fois qu'elles sont là, ne peuvent guèrevarier.A. Langaney: Il n'y a pas <strong>de</strong> fantaisie sur les mécanismesfondamentaux!F. <strong>Jacob</strong>: En revanche, <strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s ailes, du bec, <strong>la</strong> taille <strong>de</strong> l'oeil,peuvent se perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>s variations sur le même thème. Quand <strong>de</strong>s oiseaux


arrivent dans les îles Ga<strong>la</strong>pagos chères à Darwin, une espèce nouvelle vaêtre fondée dans une île par un p<strong>et</strong>it groupe qui a <strong>de</strong>s caractéristiquesgénétiques un peu différentes <strong>de</strong> celui qui va dans une autre île. Il y a unefondation d'espèces nouvelles, mais qui se fait au hasard. La popu<strong>la</strong>tiond'une île a une structure génétique qui dépend <strong>de</strong> celle <strong>de</strong>s oiseaux«fondateurs».A. Langaney: N'est-on pas en train <strong>de</strong> généraliser comme si lesmécanismes étaient les mêmes pour tous les groupes d'êtresvivants? Quand on regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s êtres dansles popu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong> p<strong>la</strong>ntes ou d'animaux est très variable. Il y abien <strong>de</strong>s espèces dans lesquelles tous les animaux ont l'air faitssur un modèle uniforme. En général, ce sont celles qui sont trèsnombreuses. S'il y a très peu <strong>de</strong> survivants dans <strong>la</strong> reproduction,il peut y avoir une sélection très intense qui élimine tous ceuxqui ne correspon<strong>de</strong>nt pas au « type adapté » à ces conditionsdifficiles. Celui-ci représente une re<strong>la</strong>tive « optimisation » <strong>de</strong>l'organisme. Mais il y a aussi les espèces peu nombreuses(grands oiseaux ou mammifères, grands singes <strong>et</strong> premiershumains) avec une proportion <strong>de</strong> survie <strong>de</strong> ceux qui naissenttrop forte pour que <strong>la</strong> sélection puisse conduire à <strong>de</strong>s adaptationstrès poussées, à <strong>de</strong>s optimisations <strong>de</strong>s caractères. Les variationsindividuelles sont alors aléatoires <strong>et</strong> plus fortes.F. <strong>Jacob</strong>: Je voudrais arriver à l'étape suivante <strong>et</strong> parler d'unnouveau type <strong>de</strong> biologie, apparu au milieu du siècle comme résultat <strong>de</strong>recherches faites aussi bien par <strong>de</strong>s biologistes que par <strong>de</strong>s microbiologistes<strong>et</strong> par <strong>de</strong>s physiciens. Ils se sont attaqués à l'étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s moléculesimpliquées dans <strong>la</strong> génétique, les molécules <strong>de</strong> l'hérédité. Le principe dontsont partis ces chercheurs était que les propriétés étonnantes <strong>de</strong>s êtres


vivants, pour lesquelles on invoquait, il n'y a pas si longtemps, une forcevitale, sont dues à <strong>la</strong> structure <strong>et</strong> aux propriétés <strong>de</strong>s molécules qui lesconstituent. Conduite en particulier sur les microbes, sur les bactéries, c<strong>et</strong>tebiologie molécu<strong>la</strong>ire, qui s'est imposée face à une biologie naturalistesouvent hostile, a montré que <strong>la</strong> molécule <strong>de</strong> l'hérédité était le fameux aci<strong>de</strong>désoxyribonucléique <strong>et</strong> que les propriétés <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te molécule expliquaientles mutations, les recombinaisons <strong>et</strong> surtout <strong>la</strong> reproduction à l'i<strong>de</strong>ntique<strong>de</strong>s structures.A. Langaney: En même temps, c'était <strong>la</strong> meilleure confirmationpossible du transformisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'évolutionnisme, <strong>de</strong> Lamarck àDarwin, puisque s'il n'y a, pour l'ensemble du mon<strong>de</strong> vivant,qu'un seul type <strong>de</strong> molécule <strong>de</strong> l'hérédité, c'est une présomptiontrès forte d'une communauté d'origine. C'est pour ce<strong>la</strong> qu'àl'heure actuelle on peut dire que <strong>la</strong> biologie molécu<strong>la</strong>ire <strong>et</strong>certains aspects <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie molécu<strong>la</strong>ire du développementdémontrent c<strong>et</strong>te origine commune. Ou bien un créateurtotalement dépourvu d'imagination a bâti tous les êtres vivantssur le même modèle (il aurait pu en créer sur une chimie dusilicium au lieu du carbone, ou je ne sais quoi d'autre!) ou bien ily a une histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie qui a commencé <strong>et</strong> s'est toujourscontinuée sur les mêmes principes chimiques <strong>de</strong> base.F. <strong>Jacob</strong>: Tout ce qui avait été fait jusqu'à c<strong>et</strong>te époque-là <strong>de</strong>puisDarwin <strong>et</strong> ce que l'on a appelé le néodarwinisme reposait uniquement sur <strong>la</strong>forme <strong>de</strong>s organismes, leur parenté, <strong>la</strong> paléontologie <strong>et</strong> sur certainessimilitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s embryons. Car on avait trouvé que, très souvent, lesembryons se ressemblent beaucoup entre <strong>de</strong>s espèces qui, adultes, sont trèsdifférentes. La biologie molécu<strong>la</strong>ire, qui analysait <strong>la</strong> structure même <strong>de</strong>smolécules, a consolidé ces connaissances à un point inimaginable, en


particulier <strong>la</strong> parenté <strong>de</strong> toutes ces espèces. On trouve certaines molécules<strong>de</strong> protéines qui sont exactement les mêmes chez le pois <strong>et</strong> chez l'homme.Certaines histones, par exemple, <strong>de</strong>s protéines <strong>de</strong>s chromosomes, nediffèrent que par un aci<strong>de</strong> aminé sur <strong>de</strong>ux cents.A. Langaney: Men<strong>de</strong>l <strong>et</strong> son p<strong>et</strong>it pois étaient donc cousins!F. <strong>Jacob</strong>: Certaines molécules sont exactement les mêmes <strong>et</strong>d'autres pas. Ces <strong>de</strong>rnières varient lentement au cours du temps <strong>et</strong> on peutrepérer <strong>de</strong>s variations qui se sont faites régulièrement sur <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong>millions d'années. Les organismes dont <strong>la</strong> structure <strong>de</strong>s molécules est <strong>la</strong>plus proche peuvent être considérés comme les plus voisins. En analysantle détail <strong>de</strong> <strong>la</strong> structure <strong>de</strong>s protéines ou <strong>de</strong>s aci<strong>de</strong>s nucléiques, on peut ainsir<strong>et</strong>racer l'arbre <strong>de</strong> l'évolution. On r<strong>et</strong>rouve alors un arbre très voisin <strong>de</strong> ceque les paléontologistes <strong>et</strong> les zoologistes avaient établi.A. Langaney: C'est <strong>la</strong> plus belle confirmation possible <strong>de</strong>l'évolution, puisqu'on arrive, par <strong>de</strong>s voies indépendantes, à <strong>de</strong>sc<strong>la</strong>ssifications presque i<strong>de</strong>ntiques <strong>de</strong>s êtres vivants. Ici ou là, il ya une p<strong>et</strong>ite divergence, surtout pour les espèces séparées<strong>de</strong>puis peu (on sait que <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong>s « horloges molécu<strong>la</strong>ires »n'est pas précise pour les « courtes durées », soit moins <strong>de</strong> dixmillions d'années... alors qu'elle l'est beaucoup plus pour leslongues durées, dizaines ou <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d'années).Ces découvertes font qu'à l'heure actuelle il est pratiquementimpossible <strong>de</strong> contester <strong>la</strong> réalité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. Parcontre, on discute beaucoup <strong>de</strong>s mécanismes...F. <strong>Jacob</strong>: On a trouvé d'autres aspects très intéressants. Ces grossesmolécules que sont les protéines <strong>et</strong> les aci<strong>de</strong>s nucléiques sont faites par <strong>de</strong>s


modules, <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>its éléments, qui sont toujours les mêmes. Comme lesmolécules sont faites d'atomes, les molécules <strong>de</strong> protéines sont faites <strong>de</strong>segments <strong>de</strong> trente à cinquante aci<strong>de</strong>s aminés, dont chacun a une fonctionprécise, <strong>et</strong> qui sont réunis <strong>et</strong> combinés <strong>de</strong> façon très variée. Tous lesorganismes sont faits plus ou moins <strong>de</strong>s mêmes molécules, combinées <strong>et</strong>recombinées. On a souvent comparé le travail <strong>de</strong> l'évolution à celui d'uningénieur, mais il ressemble beaucoup plus à celui d'un bricoleur. Elleutilise <strong>de</strong> vieilles structures pour en faire <strong>de</strong>s nouvelles, prend le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong><strong>la</strong> grand-mère pour faire <strong>la</strong> jupe <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite-fille, ou une caisse à savonpour faire une boîte <strong>de</strong> radio...A. Langaney: Vous décriviez <strong>la</strong> sélection sans sélectionneur.Nous voilà <strong>de</strong>vant du brico<strong>la</strong>ge sans bricoleur?F. <strong>Jacob</strong>: Oui, mais on a aussi appris <strong>la</strong> variété <strong>de</strong>s mécanismes <strong>de</strong>variation. Jusque vers le milieu du siècle, on ne connaissait que <strong>de</strong>smutations simples, ou <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its remaniements chromosomiques, ce quirendait difficile <strong>la</strong> compréhension d'une évolution vers <strong>de</strong>s organesnouveaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s fonctions nouvelles...A. Langaney: Que dire <strong>de</strong> l'exemple concr<strong>et</strong> d'un organe commel'oeil?F. <strong>Jacob</strong>: L'oeil est un organe très compliqué <strong>et</strong> l'un <strong>de</strong>s argumentsfavoris <strong>de</strong>s adversaires <strong>de</strong> l'évolution est <strong>de</strong> dire: « L 'oeil n'a pas pu êtrefait au hasard. L'oeil, c'est comme une montre. Pour <strong>la</strong> montre, il faut unhorloger, pour l'oeil il faut un créateur.» Effectivement, avec <strong>de</strong>smutations simples changeant les protéines aci<strong>de</strong> aminé par aci<strong>de</strong> aminé, ilfaudrait <strong>de</strong>s temps dépassant les dé<strong>la</strong>is <strong>de</strong> l'évolution pour produire un oeil.


Mais on a découvert <strong>de</strong>s mécanismes génétiques très différents <strong>et</strong> beaucoupplus rapi<strong>de</strong>s. En particulier, <strong>de</strong>s éléments qui coupent les chromosomes, quiles collent, qui prennent un segment ici <strong>et</strong> le rem<strong>et</strong>tent là. Un module <strong>de</strong>protéine est pris ici, un autre là <strong>et</strong> ils sont mis ensemble. Voilà ce quej'appelle le brico<strong>la</strong>ge. Des mécanismes génétiques connus perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> lefaire <strong>et</strong>, du coup, l'oeil n'est plus hors <strong>de</strong> portée <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millionsd'années disponibles. D'autant que l'on vient <strong>de</strong> montrer que tous les yeuxquelles que soient leur forme <strong>et</strong> leur optique sont sous-tendus par le mêmesystème génétique. Ce sont les mêmes gènes qui m<strong>et</strong>tent en p<strong>la</strong>ce l'oeil àfac<strong>et</strong>tes <strong>de</strong>s insectes ou l'oeil à cristallin <strong>de</strong>s vertébrés ou <strong>de</strong>s mollusques.Là encore, à partir d'un même fond génétique les structures finales sontbricolées pour s'adapter à <strong>de</strong>s organismes très différents 6 .A. Langaney: Les embryons sont souvent semb<strong>la</strong>bles entreespèces différentes, mais tout embryon part d'un oeuf. Comment<strong>de</strong>s oeufs semb<strong>la</strong>bles dans toutes les espèces, <strong>de</strong> mammifèrespar exemple, produisent-ils <strong>de</strong>s êtres aussi différents qu'unkangourou, un cochon ou un humain?F. <strong>Jacob</strong>: C'est l'un <strong>de</strong>s mystères les plus fantastiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie<strong>et</strong> l'histoire <strong>la</strong> plus extraordinaire qui se passe sur c<strong>et</strong>te Terre! Pendantlongtemps, on n'a su que regar<strong>de</strong>r ce qui se passait. Ou prendre <strong>de</strong>smorceaux ici <strong>et</strong> les m<strong>et</strong>tre là, mais c'était difficile à analyser. Grâce à <strong>la</strong>biologie molécu<strong>la</strong>ire, on commence à comprendre comment ça fonctionne.En quelques années, <strong>de</strong>s progrès stupéfiants ont été faits sur les mouches,l'obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong>s généticiens. Morgan, qui a inventé <strong>la</strong> mouchecomme obj<strong>et</strong> d'étu<strong>de</strong> génétique, était embryologiste. L'hérédité gouverne ledéveloppement <strong>de</strong> l'embryon puisque <strong>la</strong> reproduction <strong>de</strong>s éléphants donne6 W. Gehring, « De <strong>la</strong> mouche à l'homme, un même supergène pour l'oeil », La


toujours un éléphant, celle <strong>de</strong>s humains un humain, <strong>et</strong> celle <strong>de</strong>s <strong>la</strong>pins un<strong>la</strong>pin. Morgan vou<strong>la</strong>it comprendre comment fonctionne l'hérédité <strong>et</strong> achoisi <strong>la</strong> drosophile, une p<strong>et</strong>ite mouche très facile à manipuler. Il a obtenu<strong>de</strong>s quantités <strong>de</strong> mutations <strong>et</strong> compris ainsi le rôle <strong>de</strong>s chromosomes. On atrouvé <strong>de</strong>s mouches mutantes extraordinaires qui avaient quatre ailes aulieu <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. D'autres, sur <strong>la</strong> tête, avaient une patte à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d'une antenne.Ces mutations venaient donc perturber le développement <strong>de</strong> l'embryon.Ce<strong>la</strong> a été analysé en détail <strong>de</strong>puis quinze ans grâce à <strong>la</strong> biologiemolécu<strong>la</strong>ire. Il y a toute une série <strong>de</strong> gènes qui m<strong>et</strong>tent en p<strong>la</strong>ce le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong>l'embryon <strong>de</strong> mouche, qui installent l'axe antéro-postérieur <strong>et</strong> l'axe dorsoventral.Ensuite, le corps <strong>de</strong> <strong>la</strong> mouche se découpe en anneaux <strong>et</strong> <strong>de</strong>s gènesprécisent: « Ici sera le thorax, là une patte, <strong>la</strong> tête, ou un oeil... ». Parfois ungène mute <strong>et</strong> ne détermine plus <strong>de</strong>s ailes, m<strong>et</strong>tant <strong>de</strong>s pattes à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce, oubien m<strong>et</strong> une patte sur <strong>la</strong> tête. On a trouvé les gènes en cause chez <strong>la</strong>mouche. On s'est <strong>de</strong>mandé alors si <strong>de</strong> tels gènes existaient chez <strong>de</strong>sorganismes plus compliqués. On les a trouvés chez tous les animaux, chez<strong>la</strong> souris, chez l'homme. On a appris ainsi c<strong>et</strong>te chose stupéfiante: ce sontles mêmes gènes qui m<strong>et</strong>tent en p<strong>la</strong>ce le corps d'une mouche <strong>et</strong> celui d'unhumain! Si on nous l'avait dit il y a dix ans, personne ne l'aurait cru...A. Langaney: Ce<strong>la</strong> prouve l'unité d'origine <strong>de</strong> tous ces animaux!F. <strong>Jacob</strong>: Bien sûr! Mais on comprend aussi que les mutations nefont pas que <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites variations: m<strong>et</strong>tre une patte dans l'oeil ou <strong>de</strong>s ailesen trop, ce sont <strong>de</strong> très gros changements, <strong>de</strong>s ponctuations.A. Langaney: N'est-ce pas ce que Richard Goldschmidt avaitappelé <strong>de</strong>s «monstres prom<strong>et</strong>teurs» entre les <strong>de</strong>ux guerresRecherche d'octobre 1995.


mondiales? Si le pauvre Darwin sait ce<strong>la</strong>, il doit se r<strong>et</strong>ournerdans sa tombe: c'est le contraire du gradualisme!F. <strong>Jacob</strong>: C'est opposé au gradualisme. Mais ce<strong>la</strong> lui donneraitquand même <strong>de</strong>s satisfactions <strong>de</strong> constater c<strong>et</strong>te extraor-dinaire persistance<strong>de</strong>s mêmes gènes. Une fois que certaines solutions ont été trouvées dans <strong>la</strong>nature, elle s'y tient <strong>et</strong> bro<strong>de</strong> autour. C'est le brico<strong>la</strong>ge, une fois <strong>de</strong> plus! Lanature est conservatrice, mais elle fait aussi pas mal <strong>de</strong> changements. Elleconserve ce qu'il y a <strong>de</strong>rrière, ce qu'on ne voit pas mais, en surface, ellefabrique tous les possibles.A. Langaney: A vous écouter, on a l'impression que lesprincipaux mystères sont élucidés! Pourtant, il y a plein <strong>de</strong>choses que l'on ne comprend ou que l'on ne connaît pas.F. <strong>Jacob</strong>: Certes. Par exemple, l'origine <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie. On ne comprendpas comment ont pu se former les premiers organismes, les protobactéries.Comment a pu démarrer <strong>la</strong> reproduction, avec toute sa complexitéchimique. On a <strong>de</strong>s hypothèses. Mais je ne suis pas sûr que l'on pourrajamais arriver à les démontrer ou à les réfuter expérimentalement. Demême, on ne comprend pas l'explosion cambrienne, l'apparition <strong>de</strong>s diversp<strong>la</strong>ns d'organismes en quelques millions d'années, il y a 600 millionsd'années. Et tant que l'on ne comprendra pas ce<strong>la</strong>, on ne comprendra pasvraiment l'évolution.A. Langaney: Revenons à notre point <strong>de</strong> départ: malgré cesinconnues, comment peut-on encore s'opposer au principe même<strong>de</strong> l'évolution, <strong>de</strong> l'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, <strong>de</strong> <strong>la</strong> transformation <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>parenté <strong>de</strong>s espèces?


F. <strong>Jacob</strong>: La théorie <strong>de</strong> l'évolution décrit les origines du mon<strong>de</strong>vivant <strong>et</strong> <strong>de</strong>s humains alors que, dans chaque culture, <strong>de</strong>s mythes décriventles origines. L'un <strong>de</strong>s dangers qui gu<strong>et</strong>tent <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution c'estd'être traitée comme un mythe. C'est une théorie scientifique qui ne doit pasquitter son statut. Certains aimeraient supprimer les autres mythes <strong>et</strong> lesremp<strong>la</strong>cer par celui-là. C'est une erreur parce qu'une théorie scientifiquepeut varier. Un mythe raconte les origines <strong>et</strong> est re-pris <strong>de</strong> génération engénération sans être modifié. En même temps, le mythe sécrète une échelle<strong>de</strong> valeurs, ce que vous ne trouvez pas dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution. Dansl'origine, dans <strong>la</strong> soupe primordiale ou dans toutes les variations, vousn'avez aucune raison <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong>s valeurs.A. Langaney: N'est-ce pas ce<strong>la</strong> qui déçoit le commun <strong>de</strong>smortels? Il s'attend, si on lui donne une théorie sur les origines,à ce que c<strong>et</strong>te théorie fournisse aussi le mo<strong>de</strong> d'emploi <strong>de</strong> ce quenous sommes.F. <strong>Jacob</strong>: Elle explique ce que nous sommes, mais sans dire ce quenous <strong>de</strong>vons faire <strong>et</strong> pourquoi nous <strong>de</strong>vons le faire! Ce n'est pas conformeau statut <strong>de</strong>s mythes. La théorie <strong>de</strong> l'évolution ne doit donc pas être traitéecomme un mythe, mais comme une théorie scientifique.A. Langaney: Vous donnez l'impression d'avoir une théorie tout àfait cohérente sur l'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie, une théorie prouvée, dans<strong>la</strong>quelle on peut discuter les modalités, mais où les gran<strong>de</strong>slignes sont fixées. C'est le point <strong>de</strong> vue actuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté<strong>de</strong>s biologistes. Comment, en <strong>de</strong>hors d'elle, certains milieuxs'opposent-ils à <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> sélection naturelle, ou même àcelles d'histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie <strong>et</strong> d'évolution?


F. <strong>Jacob</strong>: Pour les biologistes <strong>la</strong> théorie est cohérente. Elle seramodifiée dans certains aspects, comme elle l'a souvent été, mais l'essentieltient <strong>la</strong> route. Les oppositions sont <strong>de</strong> trois natures assez différentes. Unepremière catégorie d'opposants refuse que <strong>la</strong> théorie puisse rendre compte<strong>de</strong>s origines du mon<strong>de</strong> vivant <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'homme. Dans toutes les cultures, <strong>de</strong>smythes décrivent les origines du mon<strong>de</strong>, du mon<strong>de</strong> vivant <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'homme,donnent à ce <strong>de</strong>rnier sa p<strong>la</strong>ce dans <strong>la</strong> nature, <strong>et</strong>, en même temps, uneéchelle <strong>de</strong> valeurs. Ce qui n'est pas le cas dans <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution.Certains considèrent que leurs mythes restent va<strong>la</strong>bles, que rien ne pourrales détruire: ce sont les intégristes <strong>de</strong> toutes les religions.A. Langaney: Vous parlez <strong>de</strong> mythes, mais pour eux ce n'en estpas un du tout. Ce sont <strong>de</strong>s dogmes, base <strong>de</strong> leur religionrévélée, <strong>de</strong>s vérités supérieures qui n'ont pas à être confrontéesavec l'expérience. Et là nous avons une divergence totale entreces fondamentalistes <strong>et</strong> les scientifiques qui veulent que touteproposition soit soumise à l'expérience <strong>et</strong> vérifiée si possible.F. <strong>Jacob</strong>: Absolument. Le dialogue est impossible. Ils rej<strong>et</strong>tentpurement <strong>et</strong> simplement <strong>la</strong> théorie <strong>de</strong> l'évolution. Les opposants <strong>de</strong> <strong>la</strong><strong>de</strong>uxième catégorie adm<strong>et</strong>tent le principe <strong>de</strong> <strong>la</strong> théorie, c'est-à-dire lechangement <strong>et</strong> <strong>la</strong> transformation <strong>de</strong>s espèces, mais n'aiment pas du tout <strong>la</strong>mécanique proposée par Darwin, c'est-à-dire <strong>la</strong> sélection naturelle. Certainsn'ont pas bien compris, en particulier le rôle du hasard. Ils croient que l'onaffirme qu'un oeil se fait par hasard, du jour au len<strong>de</strong>main, alors qu'il a fallu<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d'années pour faire l'oeil <strong>de</strong>s vertébrés... D'autresestiment que «les calculs» (lesquels?) ne perm<strong>et</strong>tent pas <strong>la</strong> constructiond'organismes complexes en trois milliards <strong>et</strong> <strong>de</strong>mi d'années. Enfin, certainsn'aiment pas <strong>la</strong> sélection naturelle parce qu'elle a été utilisée par <strong>de</strong>s


philosophes comme Spencer pour essayer <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong>ssociétés. Spencer a essayé <strong>de</strong> p<strong>la</strong>quer l'évolution <strong>de</strong>s sociétés sur l'évolutionbiologique <strong>et</strong> d'affirmer que, dans <strong>la</strong> société, ceux qui réussissent, qui sontriches, qui ont <strong>de</strong> l'argent, qui sont beaux, ne sont que le juste produit <strong>de</strong> <strong>la</strong>sélection.A. Langaney: Expliquer l'évolution culturelle en termes <strong>de</strong>sélection naturelle, c'est ce que font encore aujourd'hui <strong>de</strong>ssociobiologistes, avec <strong>de</strong>s arguments très faibles. Donc, mêmedans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> biologie il y a <strong>de</strong>s extrémistes darwinistesqui sont quasiment <strong>de</strong>s fondamentalistes...F. <strong>Jacob</strong>: Exactement! Et puis il faut ajouter une <strong>de</strong>rnière catégoried'opposants, composée <strong>de</strong> ceux qui aiment voir manger le dompteur,évolutionniste moyen ou darwiniste standard... Là, il faut répéter une fois<strong>de</strong> plus qu'une théorie scientifique n'est pas un dogme. Elle est modifiable àtout moment sur <strong>de</strong>s données ou <strong>de</strong>s faits nouveaux. On est alors conduit àrej<strong>et</strong>er toute <strong>la</strong> théorie, <strong>et</strong> à en trouver une autre, ou bien à en modifiercertains aspects. C'est ce qui se passe quand, alors que Darwin estimait qu<strong>et</strong>out se faisait <strong>de</strong> façon graduée, certains proposent <strong>de</strong>s modifications parsauts, beaucoup plus rapi<strong>de</strong>s... Il est probable que les <strong>de</strong>ux mécanismesjouent, que certains moments <strong>de</strong> l'évolution sont gradués <strong>et</strong> que d'autres,ponctués, se font par sauts. Un autre aspect, discuté <strong>de</strong>puis vingt ans,concerne le poids re<strong>la</strong>tif <strong>de</strong> <strong>la</strong> sélection. Des chercheurs ont montré quecertaines mutations sont sélectionnées <strong>et</strong> que d'autres, neutres, ne doiventleur maintien qu'au hasard. Ainsi, l'état génétique d'un organisme est enpartie dû au hasard <strong>et</strong> en partie dû à <strong>la</strong> sélection naturelle. Il y a <strong>de</strong>sdiscussions sur le dosage <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux. Mais rien <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong> ne conduit àrej<strong>et</strong>er <strong>la</strong> théorie. Pratiquement tous les biologistes s'enten<strong>de</strong>nt sur ses très


gran<strong>de</strong>s lignes.A. Langaney: En conclusion, je voudrais jouer le rôle du diable <strong>et</strong>vous poser une ultime question: que répondre à quelqu'un quidirait: «Tout ce que vous racontez, je l'adm<strong>et</strong>s volontiers, c'estprouvé expérimentalement. Malgré les trous, votre théorie estcohérente. Mais c<strong>et</strong>te histoire <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie est due à un créateur quia juste inventé les mécanismes <strong>et</strong> tout mis en route»?F. <strong>Jacob</strong>: Là, on revient au problème <strong>de</strong> l'existence <strong>de</strong> Dieu, qui abeaucoup occupé nos aïeux. C'est une question qui ne relève pas <strong>de</strong> <strong>la</strong>science. On ne prouvera jamais que Dieu existe ou n'existe pas. C'est unequestion <strong>de</strong> goût..BIBLIOGRAPHIEBuffon, Les Époques <strong>de</strong> <strong>la</strong> nature, 1779, Muséum national d'histoirenaturelle, 1977.Lamarck, La Philosophie zoologique, 1809, F<strong>la</strong>mmarion, 1994.Ch. Darwin, L'Origine <strong>de</strong>s espèces, 1859, Garnier-F<strong>la</strong>mmarion, Paris,1992.F. <strong>Jacob</strong>, Le Jeu <strong>de</strong>s possibles, Fayard, Paris, 1981; LGF collection LeLivre <strong>de</strong> Poche, 1986.M. Kimura, La Théorie neutraliste <strong>de</strong> l'évolution molécu<strong>la</strong>ire, 1983,F<strong>la</strong>mmarion, Paris, 1990.J. Maynard-Smith <strong>et</strong> E. Szathmary, The Major Transitions in Evolution,Freeman, Oxford, 1995.


Stephen Jay Gould, Le Pouce du panda, Grass<strong>et</strong>, Paris, 1982.

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