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Aisha

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L<br />

e texte qui suit n'est ni un roman, ni un essai, mais plutôt une méditation<br />

sur l'homme et ses mythes. Les mythes qui nous viennent des quatre<br />

coins du monde racontent l'imaginaire humain, c'est-à-dire l'histoire<br />

réelle de l'homme tel qu'il s'est pensé, se pense et se pensera. Histoire<br />

universelle de l'homme universel et éternel, pleine du bruit et de la fureur de<br />

ses désirs et de ses angoisses. C'est une histoire cyclique qui se déroule le long<br />

de la spirale du temps, où s'affrontent l'homme et son double, l'homme et sa<br />

moitié, et par prédilection l'homme et la femme. Les mythes que l'humanité<br />

nous a légués dans le passé, ceux qui se créent sous nos yeux dans le présent,<br />

ne font que reproduire des schémas de pensée qui ont agité notre enfance en<br />

tant qu'individus et en tant qu'espèce humaine. C'est une plongée dans les<br />

nuages d'une rêverie intemporelle qui réactive les mythes les plus anciens de<br />

l'humanité. Le plongeur perdu dans le bleu, sans repère, tourne en rond. Ish est<br />

le (je)u des mythes<br />

Les origines<br />

I<br />

sh je suis, Ish j'ai été, Ish je serai. Ce nom que je<br />

porte, qui me porte, c'est le portemanteau auquel<br />

j'accroche ma virilité, mes affaires d'homme. C'est le<br />

nom qui me cache des dieux 1 , c'est aussi en Sanscrit<br />

mon titre royal. Mais là, à mes côtés, ou est-ce en moi,<br />

comme une chatte noire lovée dans son sommeil, Isha,<br />

la femme, la déesse intime sa présence. Comme l'œil<br />

noir du poisson blanc accolé au poisson noir à œil<br />

blanc du Tao, tête-bêche nous faisons le même rêve<br />

éveillé.<br />

Les saisons s'empilent sur les saisons, comme les données dans une mémoire<br />

d'ordinateur. Je dors, je bois, je mange, je fais l'amour, seuls tous les deux. Je<br />

m'émerveille d'être un homme, je me répugne, je me laisse engloutir par la<br />

souille, j'émerge telle Vénus de la mer, toute ruisselante<br />

de pureté.<br />

Les mots, les miens, me lavent, me sèchent. Les mots des<br />

autres ont un parfum délétère, ils suent la peur et<br />

l'agressivité moite des phantasmes nocturnes. Ish a<br />

beaucoup appris en enseignant. Il transfère d'un domaine à l'autre ses<br />

connaissances, ses méthodologies. Il brouille les pistes pour mieux les<br />

reconstituer. S'il analyse, c'est pour mieux réduire à néant, à lui-même tout ce<br />

qui lui paraissait, en première analyse comme on dit, étrange, étranger,<br />

menaçant dans sa labyrinthique complexité. Ish est un coureur d'initiations. Ish<br />

a occupé beaucoup de maisons, c'est un bernard-l'ermite aux chairs roses et<br />

délicates qui remplit de sa présence l'antre des autres. Il les quitte sans regrets<br />

quand elles n'ont plus de secrets. Ish est phallique, il aime pénétrer et rester<br />

longtemps dans ces lieux vides, abandonnés par d'autres. Il fouille, il furète, il<br />

déniche des trésors insoupçonnés abandonnés là, car personne n'en reconnaît<br />

plus la valeur, ou personne ne sait leur redonner une valeur. Ish est un<br />

1 Comme le veut la tradition africaine, le nom est le plus répugnant possible pour éviter que<br />

les dieux ou les esprits ne fassent du mal à l'enfant. En argot urbain américain ISH remplace<br />

SHIT (excrément) comme juron.


icoleur, il ne connaît pas de jouissance plus complète que celle de redonner<br />

vie à ces objets que d'autres, moins attentifs, avaient condamné à l'oubli. Ish<br />

comprend tout ce qui est mécanique,<br />

électronique. Il vit ces engrenages, ces circuits,<br />

ces diodes, ces résistances, ces bobines<br />

d'induction, de l'intérieur. Il devient le courant<br />

et le mouvement qui réveillent ces êtres de<br />

métal et de céramique. Qu'y a-t-il de plus<br />

semblable au labyrinthe de Cnossos que ces<br />

circuits imprimés, ces veines d'argent ou<br />

circulent les électrons… ? Pour toutes ces<br />

raisons, Ish est amoureux des mythes… Ish est<br />

fasciné, mais il les viole quand l'occasion se présente, il n'est fidèle à aucun, il<br />

les abandonne, les reprend. Le mythe est Cendrillon vêtue des haillons<br />

d'innombrables générations. Le mythe est Isha, cette statue de pierre, d'argile,<br />

de bois ou de fer, à qui il donne vie, qu'il pare des plus beaux habits que son<br />

esprit puisse concevoir, il la couvre de l'or et de l'argent du sens. Le mythe est<br />

Blanche-Neige, Ish est Pygmalion ou peut-être est-ce l'inverse. Ish et Isha n'ont<br />

d'existence que par et dans le mythe. Isha toujours présente, toujours absente.<br />

Isha qui vous entraîne aux enfers, Isha qui danse la danse<br />

de la pluie et qui s'enfonce dans le sol sous l'averse. Isha<br />

que l'on croit arracher aux démons souterrains, Isha la<br />

grenouille, Isha la princesse riche de ses pouvoirs<br />

occultes. "Ma femme est une sorcière" qui n'en finit pas de<br />

naître et de renaître, comme le feuilleton télévisé où<br />

l'acteur qui joue le rôle du mari change, mais où l'épouse<br />

et la mère de l'épouse demeurent. Et la cousine, cette<br />

célibataire en mal de mâles, jouée par la même actrice que<br />

l'épouse ne vient-elle pas compléter l'antique triade, la<br />

jeune, la matrone et la vieille.<br />

Ish regarde souvent la télévision et ses yeux ravis voient<br />

le monde se faire et se défaire, les mythes vivre, se flétrir,<br />

et rajeunir, et toujours la femme qui règne, multiforme au<br />

travers de ces jets d'électrons qui viennent frapper<br />

irrémédiablement l'écran. Entre lui et l'écran qui forme<br />

barrière à ces mythes qui aspirent à naître, à dominer, il<br />

sait qu'il existe une barre oblique, cet espace que parcourt l'œil pour atteindre<br />

l'écran ou plutôt cet espace qui fait que seul un reflet de la réalité atteint son<br />

esprit. Cette coupure intangible, c'est la sécurité. Aucune image, aussi crue soitelle,<br />

ne l'aveuglera comme le ferait la vérité, ou la divinité nue, ou le sens sans<br />

la médiation des sens. Ish est un homme, c'est-à-dire un spectateur. L'actrice<br />

s'est Isha, c'est elle qui joue et se joue de l'homme. Elle est le langage de l'action,<br />

le phallus qui parle et qui s'active, l'homme la regarde et l'invente. Il la regarde<br />

comme il regarde son sexe, avec un regard curieux, émerveillé, et tendre…le<br />

plus souvent. Sinon, en quelques occasions issues de longues — peut-être pas si<br />

longues— frustrations, il croit tenir une massue, un gourdin, un glaive,<br />

imagerie banale dont il sait la présence dans les mythes et le langage argotique.<br />

Ainsi armé, ainsi mené par le bout du nez—, il part à la conquête de territoires<br />

inoccupés, de terres vierges, d'espaces libres. Triste Don Quichotte, il lui est<br />

même arrivé d'entraîner avec lui un Sancho Panza. Quelles fallacieuses<br />

conquêtes, quel misérable butin a-t-il rapportés de ses sortes d'échauffourées ?


Parabellum<br />

I<br />

sh sait que tant que l'homme croira en Dieu ou en la femme, il ne sera jamais rien d'autre<br />

qu'un sauvage. Tant que l'homme croira trouver dans un autre être humain, reflet idéalisé de<br />

lui même, un objet digne de son admiration, et pire encore de son amour, il sera condamné à<br />

mépriser et à haïr tous ceux qui ne partagent pas sa foi. Quant à l'homme qui croit en lui-même,<br />

qui s'aime et qui s'admire, il est l'inventeur ou le ré-inventeur de l'idée de Dieu. À se surestimer<br />

soi-même ou ce qui revient au même à surestimer l'homme et l'humanité en général, il se crée un<br />

phénomène de miroir déformant. Admirer a d'abord voulu signifier contempler avec stupeur, et<br />

il y a de la duplicité sinon de la stupidité à admirer, car à regarder l'autre ainsi, fut-il homme,<br />

femme, ou dieu, c'est d'abord une image bonifiée de soi-même que l'on recherche et que l'on<br />

trouve. L'excuse à nos imperfections et à nos vices réside alors dans l'excellence de l'autre, notre<br />

frère, notre sœur et de l'admiration et de la dévotion que nous lui vouons. Ce n'est pas un hasard<br />

si les termes amour, passion, adoration, dévouement,<br />

sacrifice font autant partie du champ notionnel de la<br />

divinité que de la sexualité. Souvent même la confusion<br />

règne entre les deux domaines. Bien des civilisations ont<br />

mêlé religion et fornication soit en mettant la sexualité au<br />

service de la religion, du culte, des rituels, soit en tentant<br />

d'isoler, d'une manière rigoureuse, l'exercice de la<br />

sexualité de celui de la foi. Incompatibilité ou conjonction<br />

confuse, acceptation de leur co-substantialité ou refus et<br />

peur de leur cooccurrence, les deux attitudes attestent des<br />

liens indissolubles qui lient amour divin et amour charnel.<br />

Aux fresques érotico-acrobatiques des temples hindous de<br />

Khajurâho, aux copulations généralisées ou individuelles<br />

sur les terres fraîchement labourées et ensemencées dans<br />

l'ancienne Europe, à la masturbation rituelle lors de<br />

cérémonies d'initiation en Afrique, à la castration volontaire lors des mystères d'Éleusis, aux<br />

accouplements qui accompagnent les décès en Afrique de l'Est, aux bacchanales grecques,<br />

romaines, polynésiennes, aux cultes phalliques de l'Inde, aux vierges sacrifiées un peu partout<br />

dans le monde, aux messes noires célébrées sur le corps nu d'une femme, aux initiations<br />

druidiques en l'état de nature qui perdurent, on peut ajouter tout ce qui dans le monde européen<br />

désacralisé constitue l'écho de ces pratiques antiques. Le culte du nudisme, les adeptes des parties<br />

carrées ou de toute autre forme géométrique plus complexe, les rituels immuables de notre<br />

cinéma pornographique, le rôle de la femme dans la publicité sur nos murs et nos écrans, toutes<br />

nos mythologies modernes lient étroitement la femme et la sexualité à nos pratiques rituelles. La<br />

bouteille de champagne, le tube de rouge à lèvres, le flacon d'eau de toilette, la barre de chocolat<br />

et bien d'autres deviennent dans les mains de superbes femelles (ou de superbes éphèbes) autant<br />

de phallus adorés, caressés, portés à la bouche… Bronzer, se divertir, voyager, faire du sport,<br />

gagner de l'argent, toutes les activités de loisir ou de travail n'ont qu'un but, si l'on en croit la<br />

publicité, et c'est séduire la femme ou plus récemment se proposer à l'admiration de la femme qui<br />

alors vous comblera de ses attentions cavalières. La caricature que propose la publicité des<br />

comportements sexuels et sociaux de la femme accélère sans doute les changements d'attitudes<br />

de la gent féminine. On les voit rentrer tard et troubler le sommeil d'un partenaire masculin<br />

endormi, se jeter sur le lit, sur le dos et jambes écartées, répondre à un coup de téléphone d'un<br />

homme alors qu'elle se laisse caresser par un autre, répondre sans se troubler aux questions sur<br />

un rasoir étranger découvert par le mari ou l'amant en titre. . Les rôles traditionnels sont


enversés c'est la femme qui exprime et vit librement sa sexualité et fait de l'homme un gibier à<br />

chasser. Finalement, ce qui reste constant c'est la relation entre les sexes et la relation entre<br />

comportements sexuels, vie sociale et intellectuelle. Peu importe quel acteur l'emporte sur l'autre,<br />

peu importe qui est sujet et qui est objet, le schéma narratif, le schéma de vie auquel nous ne<br />

pouvons nous soustraire c'est l'opposition polémique entre un sujet et un anti-sujet. N'est<br />

narrable, malgré les efforts de ceux qui avec le nouveau roman ont voulu briser ce cadre, que<br />

l'affrontement de deux natures, de deux cultures, de deux destins. Cette différence que nous<br />

avons mise au centre du phénomène de signification, ce droit à la différence que nous<br />

revendiquons, est chargé de violence, car l'archétype de la différence est la différence sexuelle et<br />

que cette différence est source de heurts, de lutte pour la suprématie, de compétitivité. Ainsi,<br />

dans le monde animal, c'est le plus fort des mâles qui gagne le droit de soumettre à sa loi le<br />

troupeau de femelles et de se reproduire. Chez les humains il existe bien des traces de cet état de<br />

culture dans toutes les civilisations et à des degrés divers. Le harem des chefs, les hordes<br />

frénétiques des jeunes filles qui entourent idoles et vedettes, les étudiantes pâmées qui suivent les<br />

pas des grands professeurs, les troupes sculpturales de figurantes qui accompagnent nos<br />

animateurs de télévision, le mariage polygame en Afrique qui par le prix élevé de la dot prive les<br />

jeunes et les pauvres du droit de fonder une famille, manifestent clairement que le phénomène<br />

subsiste. Cependant au-delà de ce partage inégal qui dresse les mâles contre les mâles, le<br />

véritable combat est celui qui a toujours opposé l'homme et la femme. . . La peur est sans nul<br />

doute l'affect moteur de tous les types de rapports qui peuvent s'instaurer entre homme et<br />

femme. . . Ish a volé le pouvoir à Isha, il a porté des faux seins comme les prêtres de Sumer,<br />

comme les danseurs Dogons. Il fallait amorcer la transition en douceur. Des prêtresses ont porté<br />

une fausse barbe quand les temps ont changé. Les Grecs<br />

découvrirent Achille portant des habits de femme — il ne<br />

se cachait pas —, Héraclès pendant une longue période<br />

vécut aux pieds d'Omphale, paré comme une femme. Le<br />

chasseur imite toujours sa proie pour la tromper. La<br />

femme n'est supportable que si on l'invente. Celle que<br />

nous ont donnée les dieux est invivable et effrayante.<br />

L'amour courtois n'est pas une invention de femmes<br />

comme on voudrait nous le faire croire. À peu près à la<br />

même époque les mystiques soufis, les poètes sanskrits, et<br />

la mystique chrétienne ont inventé l'érotisme mystique…<br />

Post coitum tristitia<br />

L<br />

e chant du castrat, le chant de Sarrazine, alors s'éleva. Sur la pierre de<br />

salpêtre, l'humidité froide se mit à ruisseler en lentes gouttes de sang et<br />

de sperme, de salive et de sueur. Des immondes dégoulinades émerge<br />

peu à peu la ligne oblique du sens, le couperet qui divise et qui scelle la<br />

différence. La hache de foudre et du tonnerre de Zeus, le bistouri du chirurgien<br />

qui fait du fœtus un enfant, de l'homme une femme. Douleur de la parole qui<br />

crée, douleur des mots qui creusent l'abîme irréductible entre les sexes, douleur<br />

du fait symbolique qui sépare à jamais en imposant la rencontre des contraires.<br />

Perdue l'illusion unitaire, vienne le labeur, la besogne, le travail du sens, des<br />

sens qui jette l'homme sur le monde, le mâle sur la femelle, l'ange déchu en<br />

enfer. Harut et Marut suspendus par la volonté d'Allah entre le ciel et le puits<br />

de Babel où ils iront pourrir de toute éternité singent la double destinée de


l'homme condamné par la faute de la femme. Ève, Ishtar, Isis, Lilith rient de les<br />

voir se balancer comme des pantins, incapables de s'élever, impuissants à<br />

descendre. Et voilà que du mur aveugle comme Tirésias, Ish voit s'échapper les<br />

hordes de furies polynésiennes, ménades, bacchantes, Pyrénéennes, elles se<br />

jettent, voraces sur le sexe de l'étranger, sur sa bouche chantante et bientôt le<br />

fleuve emportera dans le déchaînement de ses flots et le chant d'Orphée et le<br />

membre viril d'Osiris. Proserpines, Aphrodites, Pandores, l'homme est voué à<br />

toutes les morts qu'elles veulent bien lui accorder. Le jardin parfumé, les<br />

jardins d'Adonis sèchent au soleil du sens. L'humidité gluante et putride des<br />

sens se résorbe sous le vent purifiant du désert quand montent au ciel tous les<br />

parfums d'Arabie. Nous sortons de la souille, du marécage et nos élans<br />

grotesques et disproportionnés, tous muscles bandés, nous font tendre vers l'air<br />

pur et sec de la Loi, vers les sphères arides des sciences sans conscience… Au<br />

fond de la forêt de Pan un cri me glace, me tétanise, m'attire, m'inonde d'une<br />

fureur incoercible. Je suis le chasseur, je suis le chassé. Là-bas, les bêtes<br />

sauvages s'entre-déchirent dans des rugissements de plaisir et de souffrance, Je<br />

suis Ryangombé qui massacre la faune des bêtes à poil, Hercule, enivré qui de<br />

mon gourdin pulvérise ma race, Sou au pénis de fer qui contemple ébahi,<br />

éclaboussé de sang, le sexe sublimement gonflé et dur, l'hécatombe de<br />

pachydermes morts, tués à grands coups de chibre. Je suis Artémis qui réclame<br />

un holocauste d'animaux<br />

.<br />

Entouré de mes seuls hommes, après cette chasse folle qui fait charrier aux<br />

rivières des flots de sang, je l'entrevois, elle, nue sous sa peau de bête, elle n'a<br />

qu'un sein ou peut-être trois, elle m'attire, elle me sépare de mes frères de<br />

chasse, tantôt biche ou girafe, gazelle ou buffle, elle me perd dans les<br />

profondeurs de sa forêt à elle. Le piège se referme, je le sais, mais je vais audevant<br />

de ce guet-apens. L'odeur insidieuse, perverse, lancinante, entêtante de<br />

la pourriture m'enivre, me trouble et la vue et l'esprit, et je la vois, elle, qui<br />

scintille comme l'étoile Vénus. Sa peau est blanche, laiteuse, non elle est noire et<br />

luisante, non elle a les reflets de l'ivoire et du jade, c'est encore une fourrure<br />

aux longs poils soyeux, une robe fauve sans défaut, ses dents, ses crocs, son<br />

sourire, sa gueule menaçante… je m'y perds, je ne sais plus. Mais elle fuit,<br />

légère, vivante… Elle trébuche, boite et s'affale, vaincue. Je lui arrache sa peau<br />

de bête et je vais la cacher sous mon lit. C'est là qu'elle la retrouvera un jour, le<br />

jour où elle me quittera emportant le fruit de ma besogne, le fruit de mes nuits<br />

laborieuses. Toute cette peine pour cultiver cette terre ingrate, tout ce temps<br />

perdu en légitimes efforts, vienne la nuit d'orage et tout est dévasté. Et pourtant<br />

de ce désastre, de cette mort lente, un feu solitaire d'où s'élève un mince filet de


fumée brille encore dans ma nuit. Enfin me reste l'espoir que cette fumée<br />

m'emportera là ou naîtra mon seul désir : comprendre. Mais pourquoi la<br />

parole, ma propre langue me trahit-elle. Dès que je crois avoir sans le secours<br />

de l'autre (elle) enfanté un être sans chair, pourquoi me renvoie-t-elle en écho<br />

son rire moqueur, l'ironie de ses métamorphoses. Pourquoi, comme tous les<br />

héros civilisateurs, circulent sur mon compte des histoires drôles, égrillardes,<br />

d'abominables contrepèteries, des jeux de mots osés, je hais la métaphore…<br />

l'ambiguïté… le calembour. Tout mot, toute histoire, tout mythe à une histoire,<br />

des histoires. Je force les femmes comme je force les histoires. Elles doivent me<br />

rendre raison, elles doivent rendre du sens, mes sens. Le mythe est prostituée,<br />

je me donne à lui et je me leurre quand je crois y découvrir ce que nul autre n'y<br />

a jamais découvert, le mythe se donne à tous, à tous il raconte une autre histoire<br />

en employant toujours les mêmes mots. Et moi pauvre idiot qui croit lui avoir<br />

fait rendre tout son sens, tous ses sens, moi qui le divinise, qui l'idolâtre, moi<br />

qui suis sûr que c'est à moi seul qu'il s'est donné dans toute sa vérité, toute sa<br />

nudité. Il ne cesse d'avoir des aventures avec d'autres, il me trompe et<br />

finalement je ne jouis que de moi-même en lui. Ce n'est après tout qu'une<br />

histoire de sens, ils disent "une question de peau". Quand cesserais-je de me<br />

projeter en elle, quand est-ce que mon anima perdra sa fâcheuse habitude de se<br />

reconnaître dans ces êtres de chair et de sang. Moi qui suis feu et lumière<br />

pourquoi l'eau m'attire-t-elle. Suis-je donc Narcisse et seulement cela. Souvienstoi,<br />

je suis Ish. Et c'est un paysage de rochers, de canyons, de torrents, d'abîmes,<br />

une île montagneuse escarpée battue par les vents et la mer. Les dieux et plus<br />

sûrement encore les déesses doivent habiter ces pics inaccessibles, autour<br />

desquels tournent d'immenses aigles. Je suis SINBAD le chasseur de trésors.<br />

Je lance des quartiers de mouton sanguinolents dans un ravin<br />

glauque dont un brouillard visqueux me cache le fond. La chair<br />

morte s'enfonce et glisse d'un long mouvement de tire-bouchon<br />

dans cette masse nuageuse et disparaît à mes yeux. Les aigles<br />

impérieux fondent et percent la nappe opaque puis de leurs<br />

ailes puissantes qui rament dans l'air malsain ils s'extirpent<br />

alourdis par le poids de la chair. Les pierres précieuses, les joyaux qui se sont<br />

piqués dans la chair de mouton ramollie par la putréfaction, scintillent comme<br />

attisés par le souffle du battement d'ailes. Les pierres de feu s'envolent vers les<br />

nids invisibles des maîtres des hauteurs. L'extase prend fin, le dégoût aussi.<br />

Dans la fosse creusée dans le roc, recouvert de la peau encore humide d'un<br />

mouton. j'attends… J'attends avec l'espoir que moi aussi bientôt le<br />

frémissement d'ailes comme celles d'Isis me redonnera vie et me donnera<br />

l'occasion de m'élever droit vers le ciel, vers le nid de mère-aigles. Toute attente<br />

a sa fin, emporté par un puissant frisson, fermement agrippé à la dépouille que<br />

crochète les serres de l'aigle, une irrésistible ascension m'entraîne vers des<br />

sommets jamais atteints. Impossible de prendre conscience de la durée de<br />

l'ascension, mais la chute est brutale et un vent glacé me transperce. Je suis<br />

dans le nid de l'aigle presque inconscient. Mes mains touchent et les joyaux et<br />

la viande putréfiée, la nausée est proche. Longue est la descente, effroyable la<br />

solitude du chemin qui me ramène chargé de souvenirs au niveau de la mer…<br />

Une certaine forme d'avidité, de cupidité me fera répéter l'expérience et refaire<br />

le voyage. La bonne affaire ne s'offre pas qu'aux aventuriers, à ceux qui n'ont<br />

rien à perdre. C'est une affaire de marchands… Il y a un monde entre l'épouse<br />

et la prostituée. Le monde des affaires. Vendre et revendre sans cesse la même<br />

marchandise est une escroquerie. Entre le requin et la louve il y a un facteur<br />

commun, ils ont les dents longues et les montrent. L'épouse vend ses charmes<br />

une fois pour toutes, c'est une pratique commerciale honnête. On peut souvent<br />

lire sur le visage de la prostituée la marque d'un commerce bestial, tandis que<br />

l'épouse offre au monde un visage lisse et paisible. L'épouse porte le masque de


l'être civilisé, elle peut se déchaîner la nuit dans le lit conjugal, au matin elle<br />

aura retrouvé l'apparence de la bonne citoyenne domestiquée. La prostituée<br />

dévoile et même souvent accentue les traits qui la marquent comme chienne<br />

lubrique. Comme dans la Grèce ancienne, ou dans le monde arabe l'épouse est<br />

là pour assurer des fruits légitimes à son époux. Le mignon ou la prostituée<br />

sont là pour le plaisir. C'est contre cette tentative de clivage de l'image de la<br />

femme que les féministes se rebellent. Ce clivage opéré par l'homme pour<br />

s'éloigner du modèle archaïque est une tentative pour réguler la sexualité<br />

féminine qui lui a toujours fait peur et pour instaurer un ordre culturel en<br />

contraste avec un ordre naturel jugé indigne de ses aspirations intellectuelles et<br />

morales. Il s'agit pour lui de trouver à la femme qui a toujours été proche du<br />

monde naturel une place respectable dans l'ordre culturel. Les techniques<br />

amoureuses enseignées dans le Jardin parfumé ont explicitement pour but de<br />

lier la femme à un seul homme afin d'assurer son équilibre physique et affectif<br />

et son insertion harmonieuse dans la Cité. Toutes les civilisations semblent<br />

accorder à la femme un penchant irrépressible pour l'activité sexuelle et une<br />

faculté supérieure à l'homme pour en tirer plaisir. Tirésias que Zeus transforma<br />

pour un temps en femme n'affirme-t'il pas que la femme prend neuf fois plus<br />

de plaisir que l'homme à l'acte sexuel. Et ce roi Banghaswana qu'Indra<br />

transforma en femme pour le punir et qui refusa de redevenir homme tant il<br />

trouvait de plaisir à faire l’amour, sous sa forme féminine. Ish sait cela. L'arbre<br />

de vie, l'arbre de paroles, celui-là même qui prédit à Alexandre qu'il ne<br />

pourrait jamais conquérir l'Inde se dresse devant Ish. Le tronc enlacé, noué ,<br />

moulé de serpents, il fait bruire son feuillage au souffle des dieux ; cette<br />

musique cosmique qui agite l'arbre Waqwaq fait éclore d'étranges fleurs et<br />

naître d'hallucinantes visions : ce sont des mufles de bovidés unicornes, têtes de<br />

biches, chevaux, chats, oiseaux , poissons; tantôt des corps voluptueux, des<br />

apsaras, des houris, des poupées celtes, des guirlandes de femmes comme<br />

celles qui ornent les frontons des maisons de Oualata en Mauritanie où Ish est<br />

allé, ou bien était-ce Isha qui voilée de noir; les yeux cernés de Kohl et d'amour,<br />

les mains teintes de henné, se tenait là dans le<br />

vent de sable à contempler cette ronde de<br />

femmes opulentes mêlées aux signes phalliques<br />

du waw. Ces fruits étonnants qui parlent à mes<br />

sens, à mon sens, ce susurrement des serpents<br />

attentifs à sidérer ces Ève d'un autre temps,<br />

d'un autre lieu, ces beuglements des vaches<br />

sacrées vouées au<br />

sacrifice me<br />

racontent en<br />

mille et une<br />

langue, en mille<br />

et une nuit la<br />

même histoire,<br />

notre histoire,<br />

l'histoire d'Ish.<br />

Pour rester libre,<br />

Ish, tel Achille,<br />

protégeait ses talons afin que son âme ne quitte subrepticement son corps. La<br />

blessure la plus mortelle est celle qui s'inscrit au talon, car le talon est la porte<br />

de la mort. Étrange alchimie 2 que celle de la cire perdue. Lorsque le moule<br />

2 La technique "à la cire perdue" a été inventée par les Gaulois. Le modèle à reproduire est<br />

façonné en cire puis recouvert d'argile (le moule). Pendant la cuisson, la cire fond et<br />

s'échappe par des trous (évents) qu'on a aménagés. Le métal en fusion est alors versé dans le


chauffé à blanc laisse s'écouler par le minuscule orifice la cire liquide, le sang<br />

de la statue, la mort de l'effigie qui habitait son intérieur, son âme donc quitte<br />

cette dépouille. Mais cet être de cire fragile, diaphane, mortel est bientôt<br />

remplacé par une créature de métal, puissante, rayonnante, indestructible,<br />

immortelle. C'est par ce petit trou, au talon, que la vie mortelle s'enfuit ; c'est<br />

par ce petit trou qu'une nature immortelle est versée dans le moule, soit elle de<br />

cuivre, de plomb, d'argent, ou d'or le moule de toutes les races qui peuplent la<br />

terre est le même. Souffle le vent du désert en tempête, hurle la fureur des<br />

dieux, et la pluie s'effrite sur le feuillage. Tombent les fruits mûrs, les fruits<br />

verts, les fruits secs. La horde ménadique qu'Ish fuit et attire s'organise, se<br />

disperse, se singularise. L'arbre reste seul, il pousse des corps aux têtes des<br />

bêtes, des corps différents des corps de femmes. Chacun vivra de son côté. Le<br />

village des femmes qui ne connaissent pas la mort c'est encore le paradis. Mais<br />

horrible mutation les corps de femmes changent, les seins tombent comme des<br />

fruits mûrs, ou bien se flétrissent, se dessèchent, oui se dessèchent comme se<br />

dessèche le jardin entre leurs jambes, les lèvres se soudent, et ce qui hier n'était<br />

qu'un repli de chair devient un organe érectile, un monstrueux bijou qui pend à<br />

leur bas-ventre. On chasse ces atroces caricatures de femmes hors du village.<br />

Mais elles… ils survivent et bientôt fous de colère et de désir ils se jettent sur<br />

ces corps de femmes et tentent grotesques, dans un corps à corps désespéré, de<br />

cacher leur différence douloureuse en l'enfouissant dans ces antres insondables<br />

où ils voudraient s'engloutir tout entier pour ne plus faire qu'un avec cette<br />

perfection dont ils ont été dépossédés…Isha. Ish se souvient de ce temps<br />

d'avant les femmes. Quand le village des hommes était le paradis. , quand la<br />

femme n'existait pas pour ces femmes-hommes. La femme d'ailleurs n'existe<br />

pas, Lacan l'a dit, Lacan l'a dit, Lacan l'a dit, sur un air de ritournelle. Quelle<br />

jubilation… Elle est un pur produit de l'imagination de l'homme, pur fantasme,<br />

pur désir. Produit impur s'il en est, produit de consommation, elle fait<br />

commerce de ces charmes, la magicienne, la sorcière, ma fille. Ish a commerce<br />

avec les femmes, celles qui se vendent, celles qui se donnent, celles qui se<br />

prêtent aux jeux de l'amour sans amour, par amour du jeu… Ish s'arrête pour<br />

ne pas se laisser emporter par le jeu des mots, car lorsqu'il fait l'amour avec les<br />

mots, il sait qu'Isha jouit en lui de cette cavalcade de signifiants. C'est ce démon<br />

femelle qui le monte, le chevauche et fait galoper dans sa tête ce sens venu<br />

d'ailleurs. Les Celtes l'appelaient Epona et leurs rois s'accouplaient en son<br />

honneur avec une jument, les Aryens eux tuaient un cheval et leur princesse<br />

s'accouplait avec le cadavre du cheval. Juste retour des choses, le couple c'est la<br />

mort de l'homme et de la femme, c'est l'unité pour un temps retrouvée. Ish<br />

revient en arrière, il fait partie de la troupe des hommes qui ne connaissent pas<br />

la mort, qui ne connaissent pas la femme. Il se souvient de ce jour fatidique où<br />

sa horde a découvert le village des femmes, il se souvient de cette faim de la<br />

chair des femmes, ces chairs blanches, roses, cuivrées, noires, chairs d'Ivoire<br />

dont ils se sont repus croyant atteindre par delà cette étreinte la plénitude. Mais<br />

une fois terminée l'orgie, c'est le vide qui s'est offert à eux. Et les femmes<br />

insatiables, mises en appétit ont demandé de la chair à manger, il a fallu tuer<br />

des animaux, elles ont demandé des fourrures, il a fallu tuer des animaux, elles<br />

ont demandé des parures, il a fallu tuer des animaux, arracher aux arbres leur<br />

écorce, leurs fleurs, aux oiseaux leurs plumes, à la terre l'or, l'argent, les pierres<br />

précieuses. Et quand la Mort échappée des prisons célestes et poursuivie par les<br />

dieux s'est réfugiée sur terre, c'est une vieille femme qui l'a cachée sous ses<br />

jupes et depuis ce temps-là, la Mort, la Maure aux dents vertes est restée parmi<br />

nous. Ish se souvient, ou est-ce Isha. Elle a parlé des langues africaines ou le<br />

moule d'argile où il occupe la place laissée libre par la cire. Après refroidissement, on casse le<br />

moule d'argile pour extraire l'objet fondu


même verbe signifie manger et faire l'amour. Je ne sais si la femme existe ou<br />

n'existe pas, mais je connais des femmes. Il y a l'épouse parfaite Parvati, la<br />

démone Putana au sein enduit de poison et que Krishna vide de sa substance. Il<br />

y a Dourga l'amazone qui montée sur son lion terrasse le démon mâle à forme<br />

taurine. Ma la bonne mère et Shri la riche qui bénit le commerce, Kali<br />

meurtrière et câline et bien d'autres encore lâchées sur le monde. Elles se<br />

couvrent de riches habits, se voilent, se parent, se dénudent, robes mamaraou,<br />

pagnes, drapés, bikinis, topless, ficelles, purdas. Pudiques et éhontées elles<br />

nous tentent de leurs seins en poires, pommes, melons, pastèques, œufs sur le<br />

plat. Nourritures sucrées, empoisonnées, engluâtes, armes fatales, obus,<br />

boulets, massues, étouffoirs… Et quand nos regards fouillent le mystère du<br />

triangle pubien, c'est l'infini que nous sondons et c'est l'enfer humide qui nous<br />

happe, nous confond, nous fait perdre nos sens, le sens du temps et de l'espace.<br />

Ish s'arrête au bord du gouffre, son corps reste là, mais son esprit voyage. Je<br />

suis ce jeune enfant des Andes, je grimpe sur le ventre de ma grand-mère,<br />

j'écarte les lèvres de son sexe et je plonge, tête la première dans les eaux rouges<br />

de l'enfer comme hier je plongeais dans les eaux bleues du lac d'altitude. Je suis<br />

aspiré, massé, trituré par les parois roses du conduit qui mène hors du temps.<br />

Je perds connaissance. Le passage franchi, j'émerge endormi dans une caverne<br />

sombre et humide où résonne un gong étrange qui rythme ici le temps. Je rêve.<br />

Je tourbillonne roulé en boule, insensible, insensé, bienheureux. Petit à petit je<br />

m'éveille. La mer—je sais que c'est la mer à cause du goût salé de mes lèvres, à<br />

cause de cette odeur de femme, cette odeur de poisson, de marée— m'a rejeté<br />

sur une plage glauque que nul être n'habite. Je ne sais s'il fait nuit ou s'il fait<br />

jour, la différence n'existe pas encore peut-être. Je n'ai plus de corps. Je ne suis<br />

qu'une pensée projetée sur cette terre à partir de je ne sais quel monde. Je<br />

comprends tout, mais je n'ai pas de mots pour le dire. Le temps passe et j'oublie<br />

d'où je viens où je vais. Je me sens devenir lourd, il me pousse un corps, je ne<br />

sais quel corps, juste une impression de lourdeur et la sensation, une illusion<br />

peut-être d'occuper un espace, mon espace. Je sens monter en moi et la haine et<br />

la peur. J'existe, mais l'autre aussi existe, l'autre qui n'est pas moi et qui me vole<br />

à moi-même. L'autre sans nom et qui n'est plus moi, l'autre qui me ravit de<br />

l'être. Comme je suis seul face à lui. Il me vient une idée, celle de peupler<br />

l'autre d'autres moi-même. Je me tords et me contorsionne en tous sens. Bientôt<br />

je me suis dédoublé, mais oh stupeur l'autre moi-même<br />

ne me ressemble pas, il ressemble à l’autre, il est de son<br />

bord. La haine et la peur redoublent. Il me vient une<br />

autre idée. L'expérience m'a appris que si je crée un autre<br />

moi-même aussi plein d'être que moi il ne peut que m'en<br />

vouloir d'être. Alors je me scinde en deux et chaque partie de moi-même ne<br />

possède que la moitié de mon être primordial et est emplie du désir de<br />

rejoindre l'autre partie d'elle-même. Nos sommes deux, unis et séparés. Tous<br />

deux imparfaits et chacun croit que l'autre fut tiré de lui-même. À nous deux, il<br />

est facile de nous liguer contre l'être parfait qui fut créé dans un premier temps.<br />

Nous apprenons ensemble à tuer et à dévorer notre proie. Nous apprenons à<br />

unir nos corps, à ne plus faire qu'un-en-deux. Mais le doute s'est installé. L'un<br />

et l'autre nous ne savons pas toujours très bien si nos étreintes sont d'amour ou<br />

de haine, s'il s'agit de donner ou de prendre. L'ère du soupçon, de la méfiance<br />

est déjà là. L'ambiguïté de nos organes nous désoriente. Lèvres, dents mains,<br />

bras, sexes sont devenus des outils de vie et de mort, d'agression et de<br />

tendresse. Quand je me suis scindé, c'était à la hâte, j'étais sans expérience et<br />

maintenant que j'ai perdu mes pouvoirs en les divisant je ne peux plus revenir<br />

en arrière, me refondre en moi-même. Je suis un peu rancunier et cet autre moimême<br />

dont la présence me nargue me rappelle confusément le temps ou j'étais<br />

un, me remplit du désir incertain de détruire ou de m'assimiler l'autre moi-


même. Et soudain, aspiré à nouveau, perdant conscience et reprenant mon<br />

corps de jeune indien je franchis le barrage cruel —bien qu'édenté— de la<br />

bouche de ma grand-mère, et j'explose à la lumière du temps retrouvé. Le<br />

voyage est terminé et je ne suis plus un enfant parce que j'ai voyagé dans l'autre<br />

monde, que j'y ai vu naître la vie. Et que je sais pourquoi et comment je suis<br />

homme, je suis Ish.<br />

Sur la piste des signes<br />

I<br />

sh est sur le point de s'endormir, il pense aux Aïnous. Eux aussi portent le<br />

nom d'hommes. Et pourtant, là-bas au nord du Japon ils continuent à révérer<br />

notre père l'Ours. Au cours des siècles l'homme s'est fait ours dans les bras<br />

des femmes qui l'ont nourri, cajolé, entouré de marques hypocrites de<br />

respect. Pour mieux l'asservir, pour le sacrifice final. Qu'elles sont joyeuses ces<br />

veuves de l'ours qui portent avec superbe sa dépouille vénérée. Ish s'est<br />

toujours méfié des femmes qui aiment trop les fourrures, qui en réclament pour<br />

prix de leurs faveurs. Il a toujours eu l'impression que c'est à sa peau qu'elles en<br />

voulaient. Ces anges blonds, qui ronronnent et trouvent douce la peau de son<br />

ventre au creux de la hanche, lui ont toujours inspiré beaucoup de méfiance.<br />

Cette méfiance, cette suspicion, c'est tout jeune qu'Ish a commencé à la<br />

ressentir. Les petits rires cachés, mal étouffés des fillettes lui ont depuis<br />

longtemps donné à penser que la gent féminine partage une subtile plaisanterie<br />

aux dépens de l'homme. Il se sentait lourdaud, pataud comme un ours dans un<br />

cirque, auprès de ces êtres éthérés qui peuplent sans doute le paradis<br />

musulman. Il n'est pas sûr de vouloir les retrouver à nouveau. Femmes-cygnes<br />

des lacs glacés du Nord, femmes cygnes des lacs lourds et torrides de l'lande,<br />

votre superbe, votre hautaine indifférence me nargue et m'exaspère. J'ai beau<br />

savoir que vous étreindre c'est la mort, que lorsque vous revêtez la riche chair<br />

humaine, c'est pour étouffer dans la moiteur de vos seins et de vos cuisses le<br />

feu clair de l'esprit qui brûle en moi. Combien de morts m'avez-vous inventées.<br />

Pendu par un pied à un arbre et égorgé comme un poulet pour que mon sang<br />

et mon sperme aillent féconder et la terre et ton ventre, jeté à terre du plus haut<br />

des cocotiers, enseveli vivant dans un arbre, dans un rocher, jeté du haut d'une<br />

falaise comme si j'étais un oiseau qui puisse prendre son vol et t'échapper,<br />

cousu dans une peau de buffle mouillée qu'on laisse sécher au soleil, jeté dans<br />

un sac dans un lac, une rivière pour que j'aille y chercher la richesse des morts<br />

et des dieux, poignardé de la main qui me caressait, empalé par la corne ou la<br />

dent de quelque animal sordide à peine sorti de son bain de boue fangeuse, j'ai<br />

subi mille morts pour que renaisse en ton sein le désir d'un autre homme, plus<br />

jeune, si semblable à moi-même et si différent, mon frère, mon fils, mon<br />

taniste 3 . Isha, si seulement je pouvais te haïr alors que j’apprends à peine à te<br />

mépriser. Les femmes plus mûres sont bien moins inquiétantes, elles se sont<br />

humanisées, "hommanisées" au contact des hommes. Ce ne sont plus ses<br />

coupeuses de tête, et pourtant, combien de têtes ont-elles fait rouler ? Celle de<br />

St Jean Baptiste, celle de Bran l'irlandais, celle d'Orphée, celle de Lorenzo,<br />

l'amant d'Isabella, et toutes celles que notre histoire a gommées des livres de<br />

nos enfants. Nos ancêtres, les Gaulois étaient d'actifs coupeurs de têtes comme<br />

tous les Celtes qui n'en finissaient pas de se débarrasser du joug des déessesmères,<br />

du joug des femmes-guerrières. Un grand merci aux romains qui nous<br />

ont permis de sortir de l'âge matriarcal, qui en rasant nos forêts vierges ont<br />

permis au soleil de Zeus d'assécher le marais putride de nos âmes de femmes.<br />

3 Successeur potentiel d'un roi qui dans certaines sociétés tuait le vieux roi pour prendre sa<br />

place.


Ichtus<br />

I<br />

sh, au réveil, se demande pourquoi il pleut des<br />

pourquoi il pleut des poissons, pourquoi cela sent le poisson,<br />

sent le poisson, pourquoi au pied de l'arbre Waqwaq, des<br />

Waqwaq, des poissons, seuls êtres à ne pas naître<br />

de l'arbre, seuls être entiers avec les femmes,<br />

broutent les herbes et le sol. Pourquoi ces sirènes,<br />

pourquoi ces filles africaines qui devraient être<br />

mortes, mais qui transformées en poisson<br />

reviennent à la vie, pourquoi ces femmes anguilles<br />

qui se glissent dans les lits, pourquoi les deux<br />

poissons du Yin et du Yang, pourquoi ce signe des<br />

premiers chrétiens, pourquoi Enki, ce dieu-poisson<br />

de Mésopotamie chevauchant un cerf et ses prêtres<br />

vêtus d'écailles ? Les dieux et les héros pêcheurs abondent, Dionysos, Orphée,<br />

Vishnou, Christ. Ichtus, ce nom de dieu me hante. Ish revoit ces bancs de<br />

poissons multicolores, ses tapis de corps noirs qui voilent la surface de la mer<br />

aux yeux du plongeur, ce fourmillement, ce<br />

frémissement vivant dans les filets des<br />

pêcheurs noirs, cette richesse inépuisable et<br />

chatoyante<br />

tirée de la mer. Cette créature est sans tête,<br />

sans doute impure, symbole phallique, symbole du<br />

couple et de<br />

sa fertilité, dieu de l'amour, attribut des<br />

déesses de l'amour, couteau du sacrifice qui fait d'un<br />

enfant au sexe trop incertain, un homme. La bouche<br />

pénienne est<br />

semblable à celle d'un poisson qui fait des<br />

bulles. Le poisson poursuit Ish de son ambiguïté,<br />

avaleur<br />

avalé, aisément représenté par la main<br />

incertaine du jeune enfant, il échappe à cette même main avide qui voudrait le<br />

retenir, glissant, gluant, fascinant, un peu effrayant. Son squelette même qui<br />

dans la main d'une femme devient peigne pour plonger dans le flot de sa<br />

chevelure reste gravé dans la mémoire d'Ish, dans l'os et la corne, la pierre et<br />

l'ivoire. Certains disent que le liquide amniotique à la même composition que<br />

l'eau de mer, que le sexe de la femme à la même odeur que le poisson. Ce<br />

poisson fait symbole qui renvoie aussi bien à la femme et aux profondeurs<br />

océaniques de son sexe qu'au pénis de l'homme, ces poissons tête-bêche ou<br />

croisés en x qui de l'Islam à la Chine évoquent la conjonction homme-femme,<br />

ces poissons-là ne sont qu'un exemple parmi tant d'autres d'un discours en<br />

images qui persiste en Ish par delà le discours trop raisonnable des mots. Ish<br />

est un adorateur de l'Image. Rien n'existe qui n'ait sa représentation. L'homme<br />

n'existe que grâce aux miroirs, il n'accède à l'autre et au monde qu'à travers des<br />

reproductions. Celles-ci, Ish le sait, sont des réductions, un appauvrissement<br />

d'une réalité insaisissable, insensible. Nous ne vivons que d'images, elles sont<br />

sans doute plus aisées à manipuler que la réalité, elles nous donnent<br />

l'impression que nous pouvons comprendre, construire, conspirer. Nos<br />

Sciences, comme nos mythologies reposent sur un malentendu. Notre esprit ne<br />

peut que se découvrir lui-même agissant sur le monde qu'il perçoit et qu'il<br />

manipule grâce à des images. Nous ne saurons jamais de quelles<br />

transformations ces images sont victimes ou quelle distorsion nos sens et le sens


font subir à la réalité. Ish s'englue dans ces transactions aléatoires entre lui et<br />

l'autre. Ou est-il ? Qu'est-ce qu'il est ? Est-il, seulement ? Petit poisson<br />

deviendra grand… Mais combien d'éternités d'ennui et de doute devra-t-il<br />

endurer avant de savoir avant d'être ? Les paradis que les religions lui ont<br />

promis ressemblent fort à la béatitude de l'ignorance et la paix de l'animalité,<br />

paradis d'hommes fatigués et de femmes défaites, paradigmes du néant. Sa<br />

place est aux enfers, là où se trament les meurtres, les viols, les pillages.<br />

Insipides apsaras, fades houris, anges falots, qui vous désire ? Laisser moi<br />

chasser la gazelle, la tigresse, la girafe ou tout autre gibier de cette sorte, je leur<br />

arracherai leurs peaux de bêtes, et nues sur la terre rocailleuse, loin du fleuve<br />

où je les avais vues se baigner, je posséderai leur corps et emprisonnerai leurs<br />

âmes farouches dans les délices de l'enfantement et de la maternité. Qu'elles<br />

s'en aillent, qu'elles me quittent avec leur infâme progéniture. Je m'éveillerai de<br />

mon rêve bourgeois et de nouveau je serai le chasseur, je sifflerai mes chiens,<br />

non je ne les oublierai pas, car je connais les dangers de la chasse sans mes<br />

chiens. Je sais que les hordes ménadiques me guettent et que si par malheur<br />

j'oubliais d'emmener mes chiens elles me réserveraient le sort d'Orphée ou de<br />

Penthée.<br />

Mais ce jour redouté vient forcément. Mes chiens attachés, là-bas aboient<br />

furieusement et les femmes girafes attroupées autour de l'arbre ou j'ai trouvé<br />

refuge, font jaillir leur langue de leur bouche et se lèchent les lèvres, leurs dents<br />

luisent au bord du gouffre rouge de leur bouche. Elles se rient des fruits rouges<br />

qu'elles voient pendre entre les feuilles de l'arbre elles veulent les cueillir et<br />

leur ongles sales m'écorchent et me font hurler de terreur. Quelle est la main<br />

qui lâchera mes chiens, celle de ma fille, de ma femme, ou de ma mère qui<br />

trahira ses sœurs ? Qui me dévore, est-ce Agavé ma mère rendue folle de désir<br />

pour mon sexe et mon sang, est ce ma femme qui a su retrouver sa peau de<br />

louve et son goût pour la chair fraîche, est-ce<br />

ma fille, dont les seins poussent à peine et<br />

qui se venge de mon ardeur et s'arrache à<br />

mon joug en m'arrachant la tête, ses yeux<br />

glacés, plongés dans les miens. Et mon sang<br />

de ruisseler sur ses cuisses. La meute de mes<br />

chiens donnant de la voix fond sur ces furies<br />

et en fait un carnage, bientôt ils lèchent mes plaies en gémissant doucement et<br />

s'endorment à mes côtés. Chaque chien à un nom, un nom de tendresse et un<br />

nom de guerre et de chasse. Il m'arrive de les confondre pauvre infirme que je<br />

suis, ils sont mes yeux, mes oreilles, mon flair, ma chaleur…<br />

Le truqueur<br />

I<br />

sh a vu le monde à travers les yeux d'un enfant cadet, les yeux d'un dieu<br />

farceur. L'enfant c'est encore Isha, c'est un<br />

petit dieu sauvage, un sorcier et un sage. Ish<br />

s'est appelé Till Eulenspiegel, Tô, Téré,<br />

Khadir, il a porté bien d'autres noms sous bien<br />

d'autres cieux. C'est lui qui a volé les bottes de<br />

sept lieues, et égorgé de ces mains innocentes<br />

les sept filles de l'ogre. C'est lui qui a fait voir<br />

aux riches et au roi la peinture qui n'avait<br />

jamais été peinte, c'est lui qui trompant sa<br />

sœur l'a engrossée, qui trompant sa mère l'a


engrossée, qui trompant sa fille l'a engrossée, il est notre père à tous, le<br />

véritable Adam père et mari d'Ève. Il a fait tomber dans des brasiers recouverts<br />

d'une natte les chefs impudents qui avaient prétendu que c'était le taureau qui<br />

avait mis au monde le jeune veau, il a arraché sa sœur à l'étreinte impudique<br />

du serpent qui s'était fait passer pour un homme, il a su trouver la plume<br />

magique qui rendit la santé à son vieux père malade. Ses tours, sa ruse, armes<br />

de femmes, armes de faibles, ont triomphé de la brutalité grossière des<br />

hommes, ses géniteurs incertains. L'enfant-phallus, marionnette dans les mains<br />

caressantes des femmes, petit homme cajolé, manipulé, au rire orgiastique,<br />

poupée de chair suçotée par les bouches gourmandes des goules, l'enfantphallus<br />

adoré s'efforce malgré ce qui lui en coûte de ressembler à son père.<br />

Qu'il est difficile de devenir homme dans un monde qui sue la femme. Ish se<br />

souvient des tourments répétés de cette deuxième naissance, cette naissance de<br />

l'homme. Ish regarde fasciné ce feuilleton américain où un jeune orphelin<br />

asiatique, maître en karaté, élevé par son grand-père dans les arcanes séculaires<br />

de la sagesse Shinto, ridiculise les malfrats en tous genres pour le bénéfice de<br />

son policier de père adoptif. Ish frémit quand il voit l'enfant jouer à la<br />

perfection les maîtresses de maison, faire la cuisine, le ménage. Ish tressaille<br />

quand il le voit quitter, sur un coup de tête, après une dispute, le domicile<br />

conjugal…quand il le voit désobéir, se mêler de la vie professionnelle de son<br />

père. Il est douloureux de se souvenir et de penser que rien malgré ces mille et<br />

une vies n'a changé. Ish au plus profond de lui revit ses avatars zoomorphes:<br />

Leuk le lièvre, Goupil le renard, Asanté l'araignée, Cheeta la guenon, tous ces<br />

déshérités dont l'astuce féminine dégonfle les prétentions de l'homme à jouer le<br />

maître du monde, du village ou du logis. Qu'elle est cruelle à l'écran cette<br />

minuscule souris qu'on nomme Jerry et qui se venge horriblement, tenacement<br />

de l'honnête appétit de ce pauvre Tom, le chat. Cette souris grise qui sort et<br />

rentre dans son trou à la barbe du matou guetteur, cette souris grise dans sa<br />

maison si bien tenue nous tient en haleine, allez savoir pourquoi ? Cette souris<br />

qui se fait poursuivre pour mieux tisser ces pièges imparables et ce chat<br />

imbécile qui lui court après, tout en sachant que jamais il ne l'attrapera, ces<br />

folles sarabandes, ces tourbillons où seul compte le mouvement, où il n'y a ,<br />

plus ni chasseur ni chassé, cet Ouroboros endiablé qui se mord la queue, est la<br />

forme moderne d'un mythe très ancien, d'une interrogation sans réponse, d'une<br />

joute sans vainqueur, d'un symbole insigne. Femme-souris, souris-phallus,<br />

enfant-souris, femme-enfant : la chaîne des analogies, comme toujours, nous<br />

fait tourner en rond, comme Tom et Jerry, comme le chat qui tente d'attraper sa<br />

queue, comme… il faut briser là, sinon Ish perdrait la tête.<br />

Coups de tête<br />

E<br />

lles défilent à nouveau<br />

toutes ces têtes<br />

perdues, séparées de<br />

leur corps, comme un<br />

chef sans corps d'armée.<br />

Persée tenant la tête de la<br />

Méduse par les cheveux<br />

n'est que le reflet inversé de<br />

l'histoire. Le cinéma Gore,<br />

le film d'horreur font<br />

recette en ces temps. On<br />

coupe des têtes à l'écran et


les spectateurs d'en rire, et les jeunes d'y trouver un délassement, une fuite<br />

hystérique dans le monde de nos mères pour échapper à ce monde trop<br />

raisonnable que l'homme a forgé de sa tête. Perdre la tête, quelle jouissance,<br />

n'être plus qu'un corps livré à lui-même et aux autres. Retrouver, sans le savoir<br />

le délice des atrocités celtes. Cette dérive barbare, ce retour aux sources des<br />

phantasmes matriarcaux, quelle tentation, quelle ivresse ! Qu'il serait doux, là<br />

où tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté, d'arrêter de penser, de<br />

cesser de se penser homme. Se laisser aller comme un bateau ivre aux rites des<br />

vagues de l'océan maternel, accepter ses tempêtes, se laisser bercer par ses<br />

calmes plats et sombrer. Sombrer dans la folie sanglante et meurtrière, sombrer<br />

dans l'oubli au nom d'un symbole: maman, la mère patrie, l'honneur, la race, le<br />

peuple, le devoir, la puissance ou je ne sais quelle autre image à peine<br />

entrevue, difficilement remémorée mais toujours présente, quand bien même<br />

intangible. Sur nos murs, naissent d'étranges signes, signes des temps, temps<br />

des signes. Ish remonte sans peine le cours du sens…<br />

Cette pomme coupée en deux révèle son intimité,<br />

pomme d'amour, pomme de Vénus, symbole du sexe<br />

de la femme, image fruitée de son charme, cœur<br />

tendre et velu, antre et tanière aux odeurs fauves qui<br />

abrite je ne sais quel monstre. Du centre de cette<br />

croupe toute en courbes surgit un bolide carré,<br />

solide, impérial, rigide et triomphant. Cet intrus, ce<br />

vainqueur qui revient de son voyage périlleux dans<br />

je ne sais quels troubles contrées infestées par<br />

d'horribles pestilences, est intact. La pollution à<br />

glissé sur sa carrosserie aux reflets d'acier comme<br />

gouttes de pluie sur l'armure du chevalier<br />

magnifique. Le héros à la lance magique a triomphé des pièges maléfiques et<br />

sucrés de la vieille tentatrice. Au cœur de la pomme, il y a des pépins, tout Ish<br />

le sait. Mais rien jamais ne l'empêchera de se jeter tête la première dans ce<br />

piège avec l'espoir qu'il trouvera le moyen d'échapper aux dangers qui le<br />

guettent. Tout cyclone a son anticyclone, toute rouille son antirouille, tout gel<br />

son antigel, alors pourquoi pas l'anti-pépins. Mais le piège est là, grand ouvert,<br />

comme les vagins de ces statues irlandaises qui représentent des femmes<br />

couchées, toutes jambes écartées, distendant à deux mains les lèvres de leur<br />

sexe en une invite béante, comme ces porches de cathédrale<br />

où la mandorle a oublié qu'elle représente le sexe grand ouvert de notre Mère<br />

l'Église. Les acteurs du drame sont toujours et partout présents, la pomme, le<br />

kaki, l'amande, le serpent, l'arbre, la femme et<br />

l'homme. Naissance ou mort, chacun s'y trompe.<br />

De tout temps, les hommes se sont trompés sur le<br />

sens, sur leurs sens. Je fais l'amour, est-ce que je<br />

donne la vie, n'est-ce que la petite mort ou bien<br />

l'autre, la noire mangeuse d'enfants et d'hommes.<br />

Trois femmes et un jeune homme, une pomme<br />

entre eux, qui donne la pomme, qui la reçoit ? Estelle<br />

gage d'immortalité ou bien comme dans le<br />

conte de Blanche-Neige passeport pour les<br />

mondes infernaux et le sommeil sans fin. Sous un<br />

arbre une femme, un homme, un serpent, des<br />

fruits. Est-ce Maya qui donne naissance au<br />

Bouddha, est-ce le frère qui arrache sa sœur à l'étreinte amoureuse ou mortelle<br />

du serpent, est-ce l'homme qui aux yeux de la vierge apeurée se dresse tel un<br />

serpent phallique, est-ce le rite qui va voir le roi, mari de la prêtresse, mourir<br />

sous la piqûre du serpent ? L'arbre Waqwaq est-il arbre des suppliciés comme à


Héliopolis, est-il arbre de vie ? L'iconotropie déroule sans fin la spirale de ses<br />

interprétations aux yeux fatigués d'Ish. Ish a des yeux d'aveugle, il projette sur<br />

le monde qu'il n'arrive pas à distinguer, l'imagerie délirante de ses désirs et de<br />

ses angoisses. Quand Ish naîtra-t-il à la lumière ? Naître de la femme est un<br />

traumatisme insupportable, c'est échanger l'aube pour un crépuscule. Il faut à<br />

tout prix renaître, naître homme de l’homme, naître au sens sans le recours aux<br />

sens.<br />

Le deux fois né<br />

I<br />

sh est un chasseur, comme nous le montre cette<br />

mosaïque du musée de Tunis, entouré<br />

d'innombrables couples de bêtes en train de<br />

s'entre-dévorer. Ish est ce Dionysos dont les adeptes<br />

enivrés de vin et de sang se répandent dans les<br />

campagnes ravageant des mains et des dents tout ce<br />

qui vit. Ish est aussi ce dieu grotesque et horrible qu'on<br />

appelle Bes en Égypte, ce gnome bedonnant aux attributs<br />

masculins hors de proportion, ce Priape des jardins, ce<br />

lingam adoré, oint, paré de fleurs odoriférantes que l'on<br />

trouve partout aux Indes, en Asie. Ce rêve ambitieux et<br />

infantile de l'organe roi qu'on exhibe aux petites filles<br />

émerveillées. Comme l'homme met du temps à sortir de<br />

l'enfant. Il lui faut naître deux fois pour être sûr d'exister.<br />

N'est homme que l'initié, celui qui a subi les épreuves. Il<br />

faut vaincre la femme, la terre, l'eau, le serpent, les<br />

sirènes, la forêt profonde, se débarrasser de l'humidité<br />

qui nous constitue, se dessécher comme l'ascète au vent du désert, ressortir<br />

transformé de la grotte, purifié par un feu intérieur, ou avoir traversé pieds<br />

nus, sans se brûler le chemin de galets rougis à blanc. Qu'il est long aussi, le<br />

chemin qui mène de l'écolier au professeur, du néophyte au guide. De combien<br />

d'embûches est-elle parsemée cette voie obscure, qu'elles sont longues les<br />

retraites dans les grottes-bibliothèques d'où suinte le savoir et où la Science se<br />

montre quasi nue au myste médusé. Ensuite il faut découvrir qu'elle ne s'est<br />

révélée que sous la forme d'un de ses avatars, qu'elle a mille et un noms , mille<br />

et une formes, qu'elle n'est qu'un reflet de sa criante vérité sur les pages de<br />

mille et un ouvrages. Et dehors la danse obscène continue qui veut faire sortir<br />

Déméter de la grotte où elle s'est retirée, et, dehors le monde rit, bâfre, danse et<br />

copule tandis que Merlin l'enchanteur, les yeux fatigués d'avoir scruté les<br />

grimoires n'a même plus la force d'imaginer la beauté de Morgane nue.<br />

Vérités<br />

L<br />

a femme de ce temps est une femme d'agriculteur, de jardinier. Elle est le<br />

jardin de chair, le septième ciel, le repos du guerrier, la terre nourricière,<br />

le sol fertile. La femme des temps matriarcaux était tout autre. Elle ne<br />

donnait rien, elle prenait tout. Ish revoit surgir de la brume du sahel, le long<br />

troupeau de bovidés, comme un mirage venu d'un autre temps. Juchées sur le<br />

dos de leur monture bovine, insensibles à la poussière,<br />

à la chaleur, aux mouches, belles, statuesques, les seins<br />

pointant fièrement, l'or de leurs boucles d'oreilles, de<br />

leurs colliers, de leurs anneaux jetant des lueurs<br />

chaudes sur le cuir noir de leur peau, des enfants nus<br />

accrochés aux plus vieilles, elles défilent devant moi,<br />

immuables, tandis que couverts de quelques haillons


sales, les hommes et les adolescents s'agitent de la voix et du geste auprès des<br />

bêtes. Bororos, vos m'avez fait respirer l'air et le bruit des temps antiques ! Ish<br />

se souvient des nombreuses fois où il a surpris Isha nue. L'horreur indicible qui<br />

frappa alors ces yeux était à chaque fois telle qu'il n'en restait aucun souvenir<br />

dans sa mémoire. Chasseur, il a vu les femmes-éléphants quitter leur peau de<br />

bête, il s'est emparé d'une de ces créatures en dérobant et cachant cette<br />

première peau. Mais, lorsqu'aucun homme ne les voit, en quoi se transforment<br />

ces êtres éthérés, quelle monstruosité tératomorphe est alors la leur. Ish a vu<br />

l'indicible, ou a cru le voir. Les films d'horreur essayent d'en donner une image<br />

affaiblie, mais rien ne peut se comparer au spectacle du corps nu d'Artémis,<br />

d'Héra, de Mélusine, des apsaras, d'Astarté. Aveuglé, changé en femme -<br />

comme si, pour une femme, donner à un homme un corps de femme était une<br />

punition, comme si l'enfer, pour une femme était d'être femme parmi les<br />

hommes - rendu fou, dévoré par ses chiens, le voyeur a toujours été châtié. Or<br />

les déesses, comme les femmes adorent se montrer nues, ce qu'elles cachent ce<br />

ne sont pas leurs charmes dits secrets, c'est leur nature inhumaine ou fantasmée<br />

telle par les hommes. On dit aussi que ce qu'elles cachent c'est qu'elles ont un<br />

phallus plus énorme encore que celui de leurs mâles. Ish est maintenant un<br />

homme moderne et la psychanalyse lui offre une solution toute faite. Il sait que<br />

ce phallus, ce pénis fantasmé est l'enjeu de la lutte des sexes, il sait que<br />

l'illusion de la toute-puissance de ce symbole n'est que la trace dans l'homme<br />

de la pensée magique de l'enfant et de l'enfance de l'homme. Il sait que la<br />

parole elle-même, n'est que le discours d'un Ça préoccupé surtout par la place<br />

qu'il occupe dans le monde, par sa relation au monde, et que le modèle auquel<br />

il se réfère sans cesse n'est que le jeu du sens dans l'interaction sexuelle. Je te<br />

veux, je te prends, je te mange, tu me tues, tu me tortures, je jouis, tu me vides<br />

de ma substance, je meurs et je renais… Et pourtant Ish ne sait que penser de<br />

ces femmes de ses déesses qui nues sur un taureau traversaient les villes à<br />

certaines époques de l'année. Elles avaient nom, Europe, Io, Godiva, Ushas ; on<br />

les voit encore sur les sceaux Syro-hittite, déesses de l'aube, épouses du soleil,<br />

Déesses-mères détrônées par les dieux mâles. Images de la femme exposant au<br />

regard de l'homme ses seins et son sexe, pour que vive l'humanité, pour que la<br />

terre tourne, pour que le blé lève… Pourquoi tant d'hommes fascinés, écœurés,<br />

lassés, rigolards regardent-ils encore ces images pornographiques, c'est-à-dire<br />

naturelles, réalistes alors que les plus délicats et les plus affectés se contentent<br />

de siroter l'érotisme distingué des produits haut de gamme. Est-ce que cela ne<br />

permet pas de continuer à vivre, d'espérer, de désirer, d'attendre. Si la femme<br />

est le pain et les jeux de l'homme, qu'est-ce qui fait courir la femme, qu'est ce<br />

qui la fait se montrer nue puis se cacher, sinon la soumission aux cycles<br />

temporels et la peur de n'être plus rien. Elle est la lune, elle est le soleil, le jour<br />

et la nuit, soumise aux rythmes de la vie, de l'amour. Elle est en accord avec la<br />

nature et c'est ce que l'homme lui reproche, lui qui n'a d'autre ambition que de<br />

percer le mystère de cette nature, que de domestiquer à son profit cette énergie<br />

qui lui apparaît inépuisable.<br />

Le Jardin parfumé ou la Flûte enchantée<br />

L<br />

e jardin parfumé, ce livre si révérencieux de l'Islam, arraché aux sables<br />

algériens, nous met en garde contre la femme au sexe humide et vante les<br />

délices de la femme sèche. Il fait de l'amour bien fait une technique de<br />

domination de la femme, du sexe de l'homme l'arme qui la soumet à la<br />

volonté de son seigneur. L'homme ne fait pas l'amour pour son plaisir, mais<br />

pour survivre. Survivre dans ses enfants mâles, et échapper au danger mortel<br />

que constituent les appétits insatisfaits de son épouse et trouver la paix. Les<br />

parfums dont se parent maintenant les femmes étaient alors utilisés par les


hommes pour conquérir les femmes. Ils avaient le pouvoir de faire naître chez<br />

elles le désir de la pénétration. Dans les termes mêmes de Cheikh Nefzaoui<br />

parlant des femmes par la bouche d'un nègre : "Votre religion c'est votre vulve,<br />

et le membre viril est votre âme." Ish retrouve avec passion, le mélange de<br />

l'ancienne religion matriarcale ou la femme constituait souvent l'appât d'un<br />

piège mortel et le sursaut du mâle qui renverse la situation en projetant l'image<br />

d'une femme soumise à la passion des sens et devenue esclave d'un mâle qui<br />

contrôle sa propre pulsion sexuelle. C'est une image de la relation<br />

homme/femme que l'on retrouve en Inde, en Chine et dans le monde<br />

musulman. L'homme s'épargne sexuellement, il résiste à la succion féminine et<br />

le bénéfice énergétique qu'il en tire est reversé au compte de l'esprit, de<br />

l'intelligence, de la force intellectuelle, du pouvoir et du sens en général.<br />

L'idéal, selon l'auteur du Jardin parfumé, est que l'homme fasse l'amour pour son<br />

propre plaisir et poussé par son seul désir. Faire l'amour pour satisfaire la<br />

demande de sa partenaire est un combat perdu d'avance, un exercice<br />

dangereux pour la santé physique et psychique de l'homme. Ce précepte<br />

égoïste est sans doute de bonne guerre. Quelle meilleure façon, pour une<br />

femme, d'émasculer un homme que de feindre un désir sans cesse renaissant et<br />

qu'il ne peut jamais assouvir. Le supplice de Sisyphe et celui deTantale<br />

savamment entremêlés. En refusant de considérer la demande comme licite,<br />

l'homme déjoue le piège. L'homme apparait comme un jouet dans les mains des<br />

femmes sur lesquelles il projette l'image de la prostituée sacrée, de la déessemère,<br />

de l'ensorceleuse, de la dévoreuse comme si, tel Ish, il se souvenait du<br />

temps où elle régnait suprême sur le temple et le palais, prêtresse et reine et<br />

surtout hétaïre. Celle qui commande au désir de l'homme ne peut échapper au<br />

désir de l'asservir. Ish se souvient de ce que racontaient les vieux sages sous la<br />

tente : " Tiens-toi sur tes gardes, et préserve-toi de la vieille femme et de son<br />

coït. Dans son sein est renfermé le poison de l'Arakime. " Toujours ce même<br />

vieux fantasme du serpent qui habite le sexe de la femme, de ce pénis caché, de<br />

ce ver dans la pomme. Le serpent du paradis, les serpents de l'arbre Waqwaq,<br />

ceux qui se déguisent en hommes pour séduire les femmes, ceux que les<br />

femmes se drapent amoureusement autour du corps, ceux qui hantent les rêves<br />

des femmes, tous ces serpents-là vivent dans l'antre insondable de la mémoire<br />

humaine, symboles de fécondité, de mort, d'éternité et de renaissances. Ils<br />

changent de peau, ils sont toujours présents entre l'homme et la femme, traits<br />

d'union, enjeu d'une guerre sans fin entre le mâle et la femelle. Ish affabule. La<br />

pauvre orpheline, si délicieusement belle sous sa croûte de crasse, si tentante<br />

par ce mélange de modestie et d'impudence, est vouée à un destin pire que la<br />

mort. Mais, lui, l'homme dans sa voiture de luxe, la remarque et la prend à son<br />

bord. Dans son luxueux appartement, il lui fait prendre une douche, pour la<br />

laver de toutes les impuretés que sa vie errante et libre a dû accumuler sur ses<br />

faibles épaules et son sexe faible. Vêtue d'une chemise à lui, reconnaissante<br />

épuisée et consentante, elle se glisse dans les draps bien propres et son regard<br />

profond appelle son sauveur comme avec un cri de désespoir venu du fond de<br />

sa nuit de femme. Malgré le désir qui le tenaille, Ish, avec un geste tendre<br />

remonte le drap sur la poitrine arrogante. Seul, dans sa chambre il entend les<br />

sanglots qui secouent la femme repoussée… Alors, grand Seigneur, dénouant la<br />

ceinture de sa robe de chambre, il ouvre doucement la porte communicante…<br />

Ish a tenu ce rôle au cinéma, dans le roman-photo, dans le roman rose, dans les<br />

feuilletons télévisés, dans ses rêves. Et Ish rageait de penser que l'homme avait<br />

peur de l'amour, peur de la femme, peur de la mort, peur des rats. Une petite<br />

musique légère et douce s'envole dans la nuit et Ish redevient pour un instant le<br />

joueur de flûte de Hamelin. Cette petite musique frêle et fraîche, les premiers<br />

frémissements de la santé, de la force qui revient, du souffle qui se rythme et<br />

s'enfle, encore fragile, parvient enfin aux oreilles des noirs envahisseurs de


mon corps. Le piétinement de la horde miasmique en marche m'annonce la<br />

délivrance tandis que le chant de la flûte fait battre un sang nouveau dans mes<br />

veines. Bientôt je n'entends plus rien, si, peut-être, là-bas au loin, une espèce de<br />

rumeur que perce parfois une voix aigrelette, puis le silence et l'oubli. Plus<br />

tard, bien plus tard, Ish reviendra enveloppé de son lourd manteau noir, le<br />

visage caché par un chapeau de feutre d'où pend une plume rouge. Et sa<br />

musique guerrière prendra la tête et le cœur de longues files d'adolescents, tous<br />

voués au sacrifice, bétail inconscient qu'un berger impitoyable fait danser sur<br />

un air venu d'ailleurs et de très loin. Musique des sphères, danse de Shiva,<br />

l'homme — encore plus la partie féminine de l'homme, la partie infantile et<br />

animale — est condamné à n'être qu'une marionnette au bout d'un fil, agité<br />

d'un rythme dont il n'a pas conscience. Ish a vu ses interlocuteurs synchroniser<br />

leurs mouvements avec les siens pour le convaincre ou le séduire, il a vu ces<br />

cours de récréation ou les déplacements de chaque enfant sont inconsciemment<br />

rythmés par quelque air à la mode, il a vu les parades amoureuses des grues<br />

couronnées, il a vu ces couples, dans la danse, oublier leur humanité, rejetés<br />

dans la préhistoire des comportements instinctifs où le corps l'emporte sur<br />

l'esprit, Dionysos sur Apollon, la femme sur l'homme. La danse évoque le<br />

travail des dieux pour vaincre le chaos, mais les dieux agissent seuls. Lorsque<br />

les hommes se groupent et deviennent tribus, foules, nations, leurs corps<br />

pressés les uns contre les autres ne peuvent qu'étouffer la flamme claire de<br />

l'esprit et leur redonner le goût des folles ruées à travers les plaines d'un<br />

paradis sauvage où l'on vous promet de ne faire qu'un avec le grand Tout.<br />

Vert Paradis<br />

I<br />

sh s'est toujours connu deux ennemis, la foule et l'enfance. La foule est ce<br />

monstre dévorant, ce ventre, cette calebasse, qui dans les contes africains<br />

roule et dévore tout sur son passage. Entité féminine animée d'un<br />

mouvement continuel, elle évoque aussi le temps inexorable qui amasse en ses<br />

flancs le troupeau des générations. Elle évoque surtout la perte de<br />

l'individualité, la participation à une aventure cauchemardesque… Sur une<br />

lande irlandaise noyée de brume, dans un chemin empierré et boueux Ish<br />

s'avance dans la lumière incertaine d'une aube indécise. Cela fait longtemps<br />

qu'il entend derrière lui comme un bruit de galop. Ish est fatigué de cette<br />

existence et souhaite que ce galop qui habite sa tête<br />

annonce la fin, le sommeil et l'oubli. Puis, soudain le<br />

bruit qui semblait vouloir le rattraper change de<br />

direction et c'est à sa rencontre qu'il vient. Une forme<br />

à la fois lourde et vaporeuse s'esquisse au loin sur<br />

fond de brouillard et comme dans un film au ralenti<br />

Ish voit fondre sur lui un gigantesque cheval blanc,<br />

une jument sans doute, montée par une amazone au<br />

visage caché par un pan d'un habit de laine blanche.<br />

Le rictus du cheval qui retrousse ses lèvres se<br />

confond avec celui de la cavalière, comme se<br />

confondent le hennissement effroyable de l'animal et<br />

le rire grinçant de l'écuyère. Un tourbillon ou se<br />

mêlent le chaud et le froid jette Ish à terre, le poitrail musculeux de la bête et la<br />

jambe bottée de qui la monte, l'effleurent… Mais Isha sait que le mard de<br />

cauchemar(d) n'est pas le terme anglais pour une jument, mais le märt est une<br />

espèce d'elfe, un nain difforme qui s'assied sur le ventre des dormeurs qui<br />

rêvent. Tout englué dans la boue, Ish voit soudain à travers ses paupières malouvertes<br />

les vertes collines quitter leur suaire de brume. La foule est une goule<br />

voleuse d'âme, c'est un ventre paradisiaque où se réfugient tous ceux qui ont


peur de la solitude. La foule est un diable qui vous promet sécurité, force,<br />

richesse, séduction, mais qui demande en contrepartie qu'on oublie qui l'on est.<br />

Ish, comme au premier jour, hait la foule qui n'est pas lui, qui n’est personne et<br />

qui veut être tout, qui veut tout comme le chantent les femmes dans la<br />

publicité. Ish hait avec autant d'intensité l'enfance, il aime répéter à qui veut<br />

l'entendre, l'enfer c'est l'enfance. Ce qui le terrorise c'est l'idée de retomber en<br />

enfance, ce qui le blesse c'est qu'on le traite en enfant, qu'on l'infantilise. C'est<br />

cette simple terreur qui dicte ses goûts et encore plus ses dégoûts. Il aime les<br />

contes, car il y retrouve les phantasmes d'un enfant qui se révolte contre la<br />

toute-puissance des adultes. Il est Jack le tueur de géants et n'importe lequel de<br />

ses avatars, de Tom Pouce à Tau, qui ricane quand sa grande mère vient<br />

constater les dégâts qu'il a commis dans la bananeraie. Il ne supporte pas les<br />

professeurs, les médecins, les juges, les flics, les militaires, les curés et les<br />

mathématiciens. Ils ont tous la triste habitude de vous traiter en débile mental,<br />

en petite crapule, en impotent, en sous-développé, en moins que rien. Ils vous<br />

tuent symboliquement, pour vous initier à leur science, à leur pouvoir, à leur<br />

justice. Ish ne veut rien de tout cela, du moins pas donné de cette façon-là. Le<br />

savoir est dans les livres, dans l'écriture pas dans la parole qui cible<br />

physiquement sa victime. Le livre est la seule vraie femme. Il s'offre aux<br />

regards, aux explorations; il dévoile ses secrets sans fausse pudeur, il n'attend<br />

rien, il n'essaye pas de gagner quelque avantage. Il garde sa place, on l'oublie,<br />

le délaisse, le reprend, l'épuise en une nuit. Il éveille, il fait penser, on glisse<br />

entre ces lignes le sens qui nous habite et il l'accueille sans rechigner. Le livre<br />

nous arrache à l'enfance, il nous fait homme par la pensée avant même que le<br />

corps arrive à maturité. Ish se demande si la télévision joue le même rôle pour<br />

la jeunesse de notre époque. Il a bien peur que non. La télévision est une<br />

maîtresse plus exigeante, elle n'a pas réussi à être maîtresse d'école, elle se fait<br />

putain, aguicheuse, réclame qu'on joue avec elle, qu'on lui parle, qu'on lui<br />

écrive; elle est omniprésente, banale et vulgaire, elle vous prend tout votre<br />

temps et ne vous laisse même pas le temps de penser. Elle nous enfonce dans<br />

l'enfance, elle tente de nous y garder. Le modèle de la domination en douceur,<br />

de la manipulation, c'est l'infantilisation. Écoutons, écoutez, enfants de la<br />

patrie, le discours de l'homme sur le petit homme : "Allons enfants, mon petit,<br />

mes chers enfants, mes chers petits, baby, mon bébé à moi, mon tout petit, ma<br />

fille, mon enfant, chère petite madame, mon petit monsieur, ma petite…"Cette<br />

référence constante à la fragilité physique de l'enfant dont l'enfant lui-même<br />

n'est que trop conscient serait insupportable à n'importe quel adulte. Et<br />

pourtant… et si, ce même mépris dont nous souffrons dans l'enfance était la<br />

seule vraie motivation pour nous en faire sortir triomphant et vainqueur. Ish<br />

préfère ne pas y penser, car il sait que la pensée menée jusqu'à son ultime<br />

développement se mord la queue, qu'elle est l'Ouroboros mythique. Ish n'a pas<br />

de leçons à donner, Ish n'est pas un modèle, il est tout au plus un voyant<br />

impotent, une espèce de Cassandre. L'impuissant, le babilan, c'est celui qui<br />

parle et qui ne peut agir. La parole est le symbole même de l'impuissance,<br />

d'une castration féconde. La parole de l'homme et celle d'Ish n'échappent pas à<br />

la règle est une projection de son impuissance fondamentale. Ce n'est pas un<br />

hasard si les outils et les armes se modèlent sur le sexe de l'homme, l'appareil<br />

génital s'introduit partout, toute la technologie signifie le sexe et la puissance<br />

sexuelle: épée, marteau, casserole, camion, piston, prise électrique, de la<br />

moindre pièce détachée à l'ensemble le plus complexe, l'homme crée un<br />

prolongement de son sexe. La parole comme projection, prolongement du<br />

phallus est sexuelle, arme de l'homme, arme de la femme chacun la manie à sa<br />

façon et en revendique l'exercice. C'est parce que le bras (ou le sexe) est fragile<br />

que la parole à pris le relais comme vecteur de violence. L'enfant parle<br />

beaucoup, la femme est réputée bavarde dans nos sociétés, l'homme adulte


devrait se taire. Ish parle de moins en moins dans la vie courante, il écrit. Écrire<br />

est aussi une façon de se taire, de faire taire en soi cette partie de nous même<br />

restée infantile, pour que parle vraiment cet autre qui nous hante. Dans les<br />

contes africains, le bras et la main s'opposent à la bouche pour savoir qui a le<br />

pas sur l'autre. Vieilles querelles toujours présentes en ce temps. L'intellectuel<br />

s'oppose au manuel, l'oral à l'écrit. L'archétype ne meurt jamais, il se moule<br />

dans les événements de notre vie sociale, économique, sexuelle ou autre.<br />

L'enfer vert<br />

I<br />

sh se souvient qu'autrefois quand les jeunes adolescents devaient être initiés<br />

avant de pouvoir prétendre porter l'épieu ou la sagaie, l'initiation avait lieu<br />

hors du village dans la forêt, dans une grotte, dans une cabane d'herbes ,<br />

dans un arbre creux , dans des galeries souterraines, dans… innombrables ont<br />

été ces lieux sacrés. Mais toujours ces lieux symbolisaient notre mère éternelle,<br />

la nature, mère cruelle et tendre, tour à tour. C'est par les orifices naturels de<br />

son corps qu'il fallait pénétrer pour rejoindre ce monde atemporel des<br />

commencements sans cesse réitérés, ce monde des ancêtres qui habite dans le<br />

ventre maternel. Qu'en est-il aujourd'hui ? Pendant très longtemps l'École à fait<br />

vivre l'archétype. On franchissait l'impressionnant portail dont les battants en<br />

se refermant vous coupaient du monde, coupaient le cordon ombilical qui nous<br />

reliaient encore au monde des enfants, de la mère. Derrière ces murs gris,<br />

écrasés par cette architecture ancienne qui suintait l'angoisse des mystes effarés<br />

qui pendant de nombreuses générations nous avaient précédés ici, une alchimie<br />

(Al-Kemi) profane allait nous transformer. Nos guides sévères, espèces de<br />

moines laïcs quand ils n'étaient pas laïcs, allait nous guider dans la découverte<br />

de nos racines, de nos sources, de nos terroirs. Voyage dans le passé de<br />

l'humanité, apprentissage de langues cryptiques ou modernes, voyage dans le<br />

futur, plongée dans la molécule et l'atome, soumission<br />

aux flux électriques, nous subissions sans le savoir les<br />

épreuves initiatiques qui feraient de nous les hommes<br />

de demain pleins d'hier. Certains disparaissaient<br />

avant le terme du cycle, accidents de parcours<br />

rarement évoqués. Un jour après l'épreuve finale,<br />

nous sortions libres, avec le droit de vivre puisque<br />

nous avions pendant de longues années été des mortsvivants.<br />

Que reste-t-il de cette longue initiation ? La<br />

structure morte vidée de l'archétype est inopérante.<br />

L'enfant ne meurt plus au monde, comment peut-il<br />

renaître, après s'être refait fils de l'homme. Il n'est que<br />

le fils de sa mère, fils de Dionysos, il n'est pas fils<br />

d'Apollon, fils de son père. Notre mère l'École n'est<br />

plus, nos fils ne peuvent plus retrouver en son ventre<br />

le fil des paternités qui mène aux techniques et aux arts d'aujourd'hui. Il ne<br />

nous reste que la déesse féroce, vorace et généreuse, celle que nous apprenons à<br />

connaître, Notre Mère l'Entreprise. Elle est le ventre généreux, dispensatrice de<br />

richesses et de félicité. Elle est le monstre impitoyable qui vomit ou broie ses<br />

enfants, ceux qui ne sont pas choisis sont rejetés du corps de l'entreprise,<br />

comme le crachat d'un corps malade ; ils iront errer, attendant la mort dans les<br />

limbes "AeNnPéiques". Cette nouvelle déesse, dont le culte se répand comme<br />

une épidémie à travers toutes les couches de la société devient la nouvelle<br />

réalité. Elle est le lieu de passage inévitable, la porte d'accès à un avenir<br />

meilleur. Elle recrute des adeptes pour la soutenir dans ses combats contre<br />

d'autres dieux et d'autres déesses. Bientôt, il ne sera plus possible de penser en<br />

dehors des schémas qu'elle impose. Cette nouvelle religion avec ses temples,


ses cultes, ses prêtres aux aspects de gagneurs va créer un Moyen-âge<br />

technologique, un obscurantisme d'un type nouveau. Europe va se promener<br />

nue sur son noir taureau. L'Image féminisée de l'entreprise va remplacer la<br />

mère de famille dans l'imaginaire de nos sociétés. La femme moderne ne<br />

correspond plus à cet archétype. C'est l'Entreprise qui va attirer vers elle toute<br />

cette énergie projective. Nouvelle Kali, elle va régner sur les hommes, les<br />

façonner à son idée, en faire des serviteurs zélés de son temple où quelques<br />

prêtres cyniques ou illuminés donneront libre cours à leur goût pour le<br />

cabotinage à grands coups de gueule, grâce à quelques symboles infantiles et<br />

quelques gestes charismatiques. Ish a vu cela mille et une fois, tantôt c'était la<br />

Mère Patrie, tantôt Notre Mère l'Église, tantôt Cybèle, tantôt Hathor, tantôt<br />

Inanna. Le culte des déesses-mères ne veut pas mourir, il ne mourra pas tant<br />

que les hommes ne se seront pas arrachés à l'enfance, et tant que les femmes<br />

mettront nos enfants au monde. Car si la nature nous a condamnés à avoir une<br />

mère, la culture nous condamne à subir l'entreprise. Les hommes l'adoreront, la<br />

haïront, se sacrifieront pour elle, ils tenteront de la mutiler, de l'éventrer,<br />

comme dans la fable de la poule aux œufs d'or, pour s'emparer des trésors<br />

qu'ils imaginent empilés dans ses flancs comme dans la caverne d'Ali Baba. Le<br />

Ventre de la femme, comme l'Intérieur de l'Entreprise est un mystère que<br />

l'homme tente désespérément de fouiller à la force de ses faibles outils. Voué à<br />

l'impuissance, voué au sens, voué à la parole, voué à la quête impossible,<br />

l'homme s'échine à trouver une image féminine dédoublée, univoque, bénigne,<br />

une femme, une mère, un destin sans ombre, une femme Apollonienne qui le<br />

comble sans lui faire courir aucun danger. Condamné au Don Juanisme, il<br />

n'échappe pas à l'archétype qui se cache derrière toutes les images féminines.<br />

Le rêve homosexuel à tourné au cauchemar, l'École est devenue stérile et<br />

dangereuse, que nous réserve l'Entreprise ?<br />

Miroirs, ombres et reflets<br />

L<br />

à-bas, au bout de cet interminable couloir, luit la lumière du soleil. Ish,<br />

infatigable, marche d'un pas élastique et sûr. Il est une berge de rivière<br />

qui voit s'écouler le flot serein de ses pensées. Derrière lui il sent une<br />

présence réconfortante, quelque chose, quelqu'un en qui il a pleinement<br />

confiance, qui l'épaule dans tous les moments de sa vie. Mais il ressent aussi<br />

comme une démangeaison irritante l'envie de se retourner pour voir enfin dans<br />

la lumière cette ombre qui s'attache à ses pas, cette<br />

chienne fidèle et docile qui marche sur ses traces, cet<br />

être indescriptible et indispensable qui le pousse en<br />

avant et lui redonne force quand il s'épuise. La<br />

tentation est là, d'où vient-elle, de gauche ou de<br />

droite, de quelle partie de son cerveau ? Il va se<br />

retourner, il se retourne pour voir une vague<br />

silhouette, une forme sans doute nue sous ses sept<br />

voiles blancs, qui lentement se confond avec les<br />

ombres du lieu et disparaît dans la nuit de ce couloir<br />

qu'Ish avait voulu explorer. Et cette absence va<br />

empoisonner sa vie, faire de lui ce Chevalier de<br />

lumière dont la quête infinie dans les ténèbres ne<br />

peut le mener qu'à la folie, au morcellement de son corps et de son esprit. La<br />

perte finale de l'unité ne peut se faire qu'à la lumière du savoir sous l'aiguillon<br />

pressant du vouloir voir. L'enfant déjà trépigne "je veux voir, je veux<br />

voir…"Toutes ces nuits d'amour, ce sexe brûlant dont le feu l'embrase et


l'apaise, ce poids sur son ventre cambré par le plaisir, ses mains qui sans cesse<br />

la couvrent d'un manteau de sensations, cette bouche qui aspire son être, cette<br />

bouche qui verse le miel, Isha veut connaître cet être qui met son corps en fête.<br />

Le voir, ne serait-ce que dans la lumière vacillante d'une bougie ou d'une<br />

lampe à huile. Isha ne pourra pas résister, elle veut savoir d'où lui vient tant de<br />

joie, elle veut regarder cet être merveilleux, fut-il le plus horrible des monstres<br />

en apparence. Beau comme un dieu ou laid comme une bête, ce besoin de<br />

savoir va à l'encontre du plaisir et de la jouissance. Isha perdra, à tout jamais,<br />

cet amant de la nuit qu’elle échangera contre un mari sans mystère. Et ce<br />

monstre sacré et secret qui illuminait ses nuits aura fui loin, très loin, dans<br />

quelque coin retiré du monde, de son monde pour y fabriquer les poisons de<br />

l'âme. Ish, à travers les images, les textes, les institutions, les coutumes et les<br />

rites, tâtonne à la recherche d'une vérité sur lui-même et les autres. Quête sans<br />

espoir, quasi mécanique. Sa seule découverte c'est que toute chose a son reflet,<br />

son double inversé, ombre dans un miroir. Au-dessus du corps d'Osiris,<br />

s'accouplant avec le mort reconstitué pour que naisse Horus, le nouvel Osiris,<br />

Isis sous la forme d'un oiseau dont le battement d'ailes rythme la copulation, se<br />

projette dans l'image de Zeus qui s'unit à la belle Léda, sous la forme d'un<br />

puissant et majestueux cygne blanc. Io pourchassée par le taon infernal qui<br />

passe sans trêve d'une partie du monde à une autre se retrouve sous la figure<br />

de Dionysos. À la vache et au lait, répondent la vigne et le vin. L'homme est<br />

une mosaïque de pulsions, de désirs et d'envies et tout ce qu'il crée n'est jamais<br />

que la projection, le prolongement de son corps et de son esprit. Quand un<br />

homme est capable de maîtriser un grand nombre des objets, des idées qu'il a<br />

enfantés, alors il est serein, car tous les combats qui autrement l'habiteraient se<br />

passent à l'extérieur de lui-même, le théâtre des affrontements c'est le monde<br />

des autres. Il est sage et en paix, même si autour de lui les conflits les plus<br />

âpres règnent. Au contraire quand un homme ne peut maîtriser que très peu<br />

des objets et des institutions qui l'entourent, ses actions le porteront<br />

inconsciemment à détruire cet environnement qu'il ne comprend pas, qu'il ne<br />

domine pas, qu'il ne maîtrise pas. En réduisant son monde à la sous-culture<br />

d'un groupe, d'une bande il en acquiert alors la pleine maîtrise. Or les hommes,<br />

pour la plupart n'apprendront jamais que le Bien et le Mal sont une et même<br />

chose, que le Vrai et le Faux ne sont qu'un<br />

échange de positions entre l'objet et son image<br />

virtuelle dans le miroir de la Réalité. Ils<br />

n'accepteront pas qu'une chose soit et ne soit<br />

pas. La soi-disant logique n'est<br />

qu'aveuglément de la raison quand il s'agit de<br />

l'homme. La réalité de l'homme ce n'est pas le<br />

capharnaüm des objets dont il s'entoure, mais<br />

ce qui se passe en lui. La maison protège, elle<br />

est aussi prison, La Science délivre, mais elle<br />

enferme l'homme dans ses théories, le lie à ses<br />

techniques, le fragilise en lui donnant la force.<br />

Le paradoxe est la seule logique naturelle.<br />

Une arme peut vous sauver la vie, elle peut<br />

être cause de votre mort. Ce que l'homme crée<br />

et qu'il s'imagine fabriquer pour le bonheur<br />

de l'homme, porte en lui le désir de mort.<br />

L'image de soi-même la plus gratifiante est une image déifiée. Or que sont les<br />

dieux sinon des tyrans despotiques et égotistes. Ils ont la maîtrise de l'univers,<br />

ils détiennent la vérité, la bonté, la beauté, mais quelque part derrière cette<br />

image se cache quelque horrible diable difforme, bestial et ricanant. Il y a


longtemps, quand Ish n'avait pas encore bien maîtrisé l'art de se mentir à soimême,<br />

les dieux ressemblaient aux hommes. Ils montraient sans complexe leur<br />

face rayonnante et leur face torturée, la vie et la mort se regardaient en face.<br />

Depuis la partie infernale de l'homme et des dieux s'est faite taupe, force<br />

souterraine, non-dit puis impensable. L'homme est de plus en plus une<br />

marionnette manœuvrée par une force cachée que nul ne veut plus voir.<br />

L'homme est de plus en plus extérieur à lui-même. À s'investir sans cesse dans<br />

les objets qu'il fait venir au monde, il se vide de ses forces, il est comme Isha,<br />

fatiguée par ses multiples accouchements, et qui ne vit plus qu'à travers ses<br />

enfants. L'homme, lui, vit de plus en plus à travers ses créations, ses<br />

institutions, ses organisations. Il se dépense sans compter pour satisfaire la<br />

demande de sa créature ambiguë, soit-elle Dieu, la Femme, l'École, l'Entreprise,<br />

ou bien l'Ordinateur, l'Europe, la Bourse, la Patrie, ou bien la Révolution. Ish<br />

reste toujours le chasseur embusqué qui guette le moment ou la femme va<br />

révéler sa nature et la nature sa vérité. Mais à la vérité Ish est un chasseur de<br />

fantômes et si par hasard, un jour il tombe sur la vérité, il en deviendra sans<br />

doute aveugle et fou comme le papillon qui se brûle à la lumière de la lampe<br />

d'Ish. , comme la mouche qui se heurte sans cesse à la vitre qu'elle ne peut pas<br />

voir. L'enfer n'est qu'un enfermement aux limites indicibles. L’homme esclave,<br />

l'homme prisonnier ne sait pas qui est son geôlier. Il a quelquefois la fulgurante<br />

intuition qu'il s'est piégé lui-même, mais finalement il est plus confortable de<br />

penser que la responsabilité est ailleurs et puisqu'il existe un ici, il doit bien y<br />

avoir un ailleurs.<br />

Les Pommes d'or<br />

E<br />

n attendant de résoudre le problème, Ish court après toutes les pommes<br />

d'or. Il y a toujours une femme quelque part une femme qui rit, qui<br />

montre ses dents derrière ses lèvres rouges, qui tient dans la main une<br />

récompense pour celui qui saura se<br />

distinguer. Pomme d'or du jardin des<br />

Hespérides, pomme d'amour de Vénus,<br />

présent de mort aux couleurs de la vie, vert,<br />

jaune rouge, cadeau empoisonné de la triple<br />

déesse nue, demi-pomme du soleil couchant<br />

au cœur d'étoile à cinq branches, sexe fécond<br />

aux pépins noirs, fausse promesse d'éternité, fruit défendu de la connaissance,<br />

passeport pour l'éternité. Et les hommes de courir, Ish n'est pas le dernier<br />

parmi eux, bien qu'il se traite d'imbécile. Souvent les dieux ont défendu aux<br />

femmes de rire ou de sourire de manger du miel, de regarder dans la pièce<br />

interdite, de ne pas aller voir ce qui se cache derrière le miroir, mais elles aussi<br />

ont leur curiosité. Isha aussi aurait bien voulu savoir comment choisir le père<br />

de ses enfants. Comment parmi ses mouches qui tournent autour du pot de<br />

miel trouver celle assez forte, assez astucieuse pour la sortir de sa prison, pour<br />

la nourrir, pour la vêtir, pour la consoler quand elle a peur d'un reflet entrevu<br />

dans je ne sais quel miroir, pour lui redire qu'elle n'est pas seule, pour lui<br />

mentir devant l'irrémédiable et pour bien d'autres choses encore. Alors elle<br />

dicte les règles du concours et récompense le vainqueur. Il lui arrive de tricher,<br />

de favoriser qui lui plaît, sans raison. Ish, petit garçon, courait prendre le fruit<br />

que lui tendait sa mère, ou sa grand-mère, ou sa sœur. Ish adolescent arrachait<br />

les pommes des mains des fillettes, se laissait tenter par celles de la jeune<br />

veuve, se faisait payer pour ramasser celles de la vieille dame. Adulte il cueille<br />

avec sagesse celles du jardin qu'il partage avec Isha. Le temps passe et il a pris<br />

la pomme des mains d’Isha, la jeune fiancée, il prend la pomme que lui<br />

présente encore Isha, la mère de ses enfants, il prendra de ses mains flétries la


pomme ridée et fripée du dernier jour. Ish a toujours su que si l'on a goûté à la<br />

nourriture des morts on ne peut s'arracher de l'enfer et traverser en vainqueur<br />

l'Achéron. Ish sait maintenant que la nourriture des vivants, celle que l'on tire<br />

d'animaux morts, est cause de bien des décès prématurés. Ish a toujours su que<br />

tous les plaisirs de ce monde n'étaient qu'enfantillage et esclavage ? Tout ce qui<br />

pénètre l'homme porte le sceau de la mort. La musique, la boisson, la<br />

nourriture sont autant de poursuites infantiles dont il faudra un jour apprendre<br />

à nous débarrasser. Pour vivre éternellement, il nous faudra grandir sans cesse,<br />

la loi de l'Entreprise doit être la loi des hommes. Si nous continuons à nous<br />

attarder dans les limbes de l'enfance, glorifiant nos désirs minables qu'on nous<br />

commercialise, nous disparaîtrons. On qualifie de nobles termes nos pratiques<br />

les plus régressives : la gastronomie n'est que la trace dans l'adulte d'un<br />

penchant à se goinfrer, l'art ou la musique ou la chanson n'est qu'un hochet<br />

bariolé et bruyant, l'Économie un réflexe dû à une mauvaise digestion, quant<br />

au grand jeu de l'épicière et du client nous y avons tous joué vers cinq - six ans.<br />

Ish se rend compte que l'homme a enfin atteint un niveau de maîtrise du<br />

monde extérieur qui lui permettrait de changer son système de valeurs. Il a fait<br />

porter tous ses efforts sur ce qui l'entoure, mais il a complètement négligé un<br />

travail nécessaire sur lui-même, il s'est libéré des contraintes qu'il percevait<br />

dans son environnement, mais il reste esclave de l'enfant qu'il n'a cessé d'être.<br />

Certaines strates de la société, certains individus, certaines nations bloquent<br />

leur développement à un certain stade, d'autres choisissent d'agir sur leur<br />

milieu, d'autres de se soumettre à ses contraintes, d'autres de l'ignorer et de ne<br />

se préoccuper que de leur maîtrise sur eux-mêmes. Partout un déséquilibre se<br />

crée et fait cohabiter dans un individu un enfant et un homme. Le Puer Tenus<br />

est un infâme truqueur, il nous fait désirer ce qui est sans valeur. Pourquoi<br />

faut-il que nous trouvions belles les formes féminines ? Est-ce le souvenir du<br />

corps maternel qui nous attache sur la roue du désir ? Le sage hindou tente par<br />

tous les moyens de se libérer de cet attachement. Sexualité débridée ou ascèse<br />

totale, il s'agit en tous cas d'échapper à l'emprise des tentatrices et de tuer<br />

l'enfant qui voudrait rester éternellement suspendu au sein de sa mère. Pour<br />

gagner l'éternité, il faut tuer les sens, et le plus dangereux de tous, le sens.<br />

L'illusion du sens est la plus difficile à détruire, car de toutes les prisons érigées<br />

par l'enfance de l'homme celle-ci est la plus aliénante. Poètes, romanciers, tous<br />

sentent la nécessité théorique de faire exploser le voile du langage, voile qui<br />

nous peint le monde aux couleurs d'un passé révolu. Ish sait que de toutes les<br />

institutions humaines c'est le langage qui est le plus rétrograde, le plus<br />

réactionnaire, le plus passéiste. Ish se souvient qu'il est professeur de langues,<br />

combien de fois a-t-il conseillé à ses auditeurs d'apprendre des langues,<br />

d'apprendre encore des langues et toujours plus de langues, du Bantou au<br />

Pascal, du Tagalog au Prolog. Et ce dans le seul but de se libérer de l'emprise<br />

de la langue maternelle, de la langue de l'enfance. Il n'est pire carcan. Le<br />

travail, ou le divertissement quand ils sont poussés à l'extrême savent aussi<br />

combler cet abîme qui se creuse sans cesse sous nos pas et que nous ne voulons<br />

pas voir. Les vies bien remplies sont souvent le signe d'un impossible désir,<br />

d'une exigence de jouissance jamais satisfaite. On peut renvoyer dos à dos ces<br />

deux idéologies qui substituent à un objet insaisissable et fantasmatique, des<br />

poursuites ancrées dans l'irréel quotidien, dans l'activité socioculturelle, dans le<br />

culte du corps, dans la vie mondaine, dans la famille, dans la patrie… Ish en<br />

passe et de moins bonnes. Il avait appris à résister à la tentation de se retourner<br />

pour regarder derrière lui, il gardait les yeux fixés sur les temps à venir, sans<br />

ciller, sans crainte et sans trop d'espoir, déboussolé comme le marin d'un<br />

bateau ivre.<br />

La "Mermaid"


P<br />

ourquoi la mer doit-elle bercer la plage, et Vénus sortir de l’onde ? Les<br />

sirènes quittent leur queue de poisson pour<br />

épouser des hommes, mais elles finissent par<br />

retourner vers leur mer(e). Ce sont toutes des<br />

Vénus sorties de l'onde pour les hommes qui ont<br />

du vague à l'âme. Ish a bravé les sirènes, il s'est fait<br />

sourd à leurs charmes dont il connaît trop bien<br />

l'indicible ennui qu'ils procurent au bout de<br />

quelque temps. Il leur préfère les images nées de<br />

son imagination, plus dociles, plus façonnées selon ses goûts et se humeurs. Et<br />

les grenouilles visqueuses de coasser du fond de leur marais glauque. Leurs<br />

peaux humides suintent des poisons et de leur gueule outrageusement fendue<br />

elles happent quelque léger papillon rouge qui volette, imbécile, au-dessus des<br />

eaux tièdes de la mare, près du tas de fumier où la vieille paysanne est assise.<br />

Pourquoi toute image est-elle condamnée à faire mythe ?<br />

Chevaux marins<br />

D<br />

es vagues qui cavalcadent, et se bousculent, se lançant leur écume au<br />

creux de leurs volutes, le miroir<br />

insensé me renvoie l’image d’une<br />

horde de cavales, crinière au vent comme le<br />

drapeau des révoltés, qui déferle sur la<br />

toundra rase de mes rêves. Le martèlement<br />

de leurs sabots mêlé aux soupirs du vent me<br />

replonge dans une sorte d’hypnose. Le<br />

tableau se fige, mais le sujet exact<br />

m’échappe. S’agit-il d’une chevauchée<br />

fantastique, Walkyries, amazones, ou bien<br />

quelque bande d’Indiens dans les plaines du<br />

Far West, ou bien quelque publicité<br />

télévisuelle qui a fait sortir les chevaux de<br />

dessous le capot de quelque monstre<br />

automobile. Quand la poussière se dissipe<br />

reste la figure énigmatique d’une cavalière,<br />

tableau préraphaélite, croûte pseudo-romantique. Une femme est là. Est-ce<br />

Lady Godiva, dont l’histoire a été truquée par ces curés imbéciles et rusés ? Si<br />

elle chevauche, nue, serrant entre ses cuisses une blanche jument par les rues<br />

de sa ville, ce n’est point par pénitence. Elle est la gauloise Epona, l’emblème<br />

cauchemardesque de la femme que j’ai été. La jument de la nuit (night-mare<br />

disent les anglais, même s'ils se trompent) dont le galop résonne derrière le<br />

promeneur attardé des landes galloises ou irlandaises. La dévoreuse, celle qui<br />

mange les hommes, met la folie dans leur tête et la fièvre dans leur corps. La<br />

plus belle conquête de l’homme, celle que l’on monte, que l’on chevauche, celle<br />

qui vous entraîne au rythme d’un galop endiablé, celle qui ne vous obéit plus,<br />

qui vous embarque, celle sur qui l’on parie et sa vie et sa fortune, est-elle<br />

humaine ou bestiale, bourrin ou bourrique, pouliche ou bourrin, ponette ou<br />

réclamé ? Les mots ne s’y retrouvent plus, ni pour le genre ni pour la nature. Je<br />

suis encore descendue plus bas, tombée entre les pattes d’un âne : celui<br />

d’Apulée, ou celui du curé de Camaret. Les Indiens de l’Amérique du Nord le<br />

savent, dont les femmes-serpent ont la réputation de s’accoupler avec des<br />

chevaux. Les Celtes s’en souviennent encore. Montée comme une bête,<br />

démontée comme la mer, sortie des vagues, vivante sirène au sein des eaux, en<br />

moi se trouble le pur éclat du vrai, de l’unique, de l’indivis. J’étais Ish, le


glaive, celui qui coupe, sépare, divise, compte et rationalise, je suis Isha, la<br />

chabraque, celle qui lie, qui réunit, conte et imagine. Je crée sans compter, le<br />

bon et le mauvais, sujet et objet confondus, je suis Isha. J’ordonne, j’organise,<br />

j’agence, je suis l’effet qui crée la cause, la chréode, Isha. Je ne suis qu’une seule<br />

et même personne et pourtant je suis deux. Je suis l’onde et la matière,<br />

complémentaires et irréductibles, et pourtant je ne fais qu’un. Qui sont ces<br />

chevaux de la mer ? Des hippocampes, les vagues à la crinière d’écume, ceux<br />

qui tirent le chariot de Neptune, ceux des moteurs des offshores qui labourent<br />

dans un effort stérile le champ liquide de nos côtes ? Les sœurs de Vénus, dans<br />

un élan consensuel, retournent en masse au bord des mers qui m’ont vu naître.<br />

Elles dénudent leur corps et remettent en scène, à chaque instant le moment de<br />

ma naissance. L’attrait de la force et de la violence domptées ou à dompter est<br />

toujours opérant. Si j’ai pris en moi le taureau du Labyrinthe, l’étalon du grand<br />

chef, l’âne de l’aubergiste, le garde-chasse du domaine, des ogres par centaines,<br />

des lions, des hyènes, des serpents, que sais-je encore, je suis l’antre insondable,<br />

le creux ou se moule toute création. Je suis la Force, je me nourris de la force<br />

des autres, de leurs fausses certitudes, de leurs angoisses, et même leurs<br />

faiblesses sont pour moi une force. Je ressemble tellement à la mer. La mer est<br />

en moi, la chimie de mon corps gravide recrée la mer. Je sens, disent-ils, le<br />

poisson. Je suis calme et paisible, je caresse et berce les corps, je lèche en<br />

clapotant les marches des musoirs. Mais lorsque je tempête, la terre entière<br />

vibre aux coups sourds que je porte aux ponts qui m’enjambent, aux jetées qui<br />

me pénètrent, aux phares qui me subjuguent, aux môles et aux digues qui<br />

m’entravent, aux estacades qui me blessent de leurs pieux hérissés. Je suis lui,<br />

moi et l’autre, sur un rythme<br />

ternaire comme un galop de<br />

cheval. C’est en français que<br />

la mer ressemble le plus à la<br />

mère, mais "she" n’est pas si<br />

loin de "sea" en anglais ni<br />

"Sie" de "See" en allemand.<br />

Correspondances,<br />

résonances, harmoniques<br />

que je crée, solitaire analyste<br />

ou bien analogies façonnées<br />

par mille bouches, mots<br />

érodés par tant de salives<br />

amères, strates révélées par<br />

l’usure du temps et des<br />

vents de l’histoire. L’histoire elle-même n’est que ce sédiment déposé par<br />

d’innombrables cris, dans nos mémoires. Lorsque domptée, je trotte aux côtés<br />

du mâle ignorant de la tornade qui m’habite, une vague brûlante m’inonde et<br />

creuse mes flancs. Je retrouve mes sensations d’antan, ce désir palpitant de<br />

fendre l’air de mon front, de laisser la crinière de ma chevelure se dérouler<br />

comme un drapeau dans mon dos. Redevenir cet animal farouche et sauvage<br />

dont les sabots martèlent les herbes folles de l’immense prairie. Me cabrer,<br />

hennir et ruer de plaisir. Le bonheur d’être libre et fière, croupe contre croupe,<br />

avec celles de mon troupeau. Alors je me venge. Je réclame au pauvre imbécile<br />

qui m’exhibe, les diamants, les fourrures, les voitures, les voyages, les frigos,<br />

les fours micro-ondes, la vaisselle et les meubles, comme dans un poème de<br />

Prévert, tous objets qui symbolisent mon asservissement, mais qui lui coûtent et<br />

sa sueur et son sang, sa paix et son équilibre. Pour combler le vide qui me<br />

hante, je m’entoure d’amies, de bêtes, d’objets, et de devoirs. Je ne suis plus son<br />

esclave, je me suis trouvé bien d’autres maîtres et je ne cesse de m’activer dans<br />

ce monde encombré de mille riens qui me donnent tant de peine.


Langue de vipère<br />

L<br />

a parole qu’ils ont forgée pour dominer le monde, Moi Isha, je la leur ai<br />

volée et j’en fais une arme terrible et dévoyée. Je<br />

fustige, j’ironise, je récuse, je chapitre, je pérore,<br />

j’accuse et les mots qui devaient mettre la nature aux<br />

pieds de l’homme, servent dans ma bouche à cingler, à<br />

piquer, à éperonner, à emballer. Ces mots que l’homme<br />

voulait plein de sens, ces mots<br />

pleins et sans ambiguïté, je les<br />

détourne, je les métisse, j’en fais<br />

une substance molle, malléable et<br />

déformable à souhait. Ces mots<br />

sont devenus mes chevaux de<br />

bataille, une cacophonie superbe<br />

déferle sur le monde, on ne<br />

s’entend plus, tant les mots, captifs<br />

comme moi-même dans la main<br />

des hommes, ont pu, grâce à moi,<br />

trouver la liberté et même la<br />

licence de signifier tout et rien,<br />

n’importe quoi pour n’importe qui.<br />

Le singe mâle avait volé le feu aux<br />

dieux, la guenon, sa compagne,<br />

leur a subtilisé le langage. Ces<br />

mots à qui les poètes efféminés, ont<br />

su donner une musique, ces mots<br />

sont devenus bruyants au point<br />

qu’il est nécessaire de se forger une<br />

surdité. Le succès de l’oralité est<br />

advenu en même temps que la revendication féministe. L’écrit est une religion<br />

d’homme : mektoub. J’entends d’ici hennir les juments comme un rire venu d’il<br />

y a longtemps, et je ris avec elles, moi qui n’avais pas le droit de rire. Moi qui<br />

ne devais pas montrer mes dents, moi dont les lèvres ne devaient jamais<br />

connaître le goût du miel, moi qui n’ai jamais su ni tenir ma langue ni une<br />

promesse, même faite devant Imana. Je me souviens de cet Imana, ce dieu des<br />

Grands Lacs. Il m’interdisait de rire, de manger du miel, je ne devais pas me<br />

plaindre. Mes dents faisaient peur, ma gourmandise effrayait, et mes plaintes<br />

réveillaient de vieilles plaies. Et les hommes louaient celle de mes sœurs qui<br />

avait su se taire, ne pas ouvrir la bouche pour qu’y entre le miel, ne pas ouvrir<br />

la bouche pour qu’en sorte le fiel. Mais les histoires que les hommes racontent<br />

ne sont que mensonges. Ça… ils ont vite appris à mentir. Je leur ai enseigné dès<br />

leur plus jeune âge que les mots sont des armes offensives, mais aussi des<br />

boucliers qui protègent des mauvais coups, du fouet du maître, du poignard du<br />

soudard. Je leur ai appris aussi un art encore plus subtil, celui de se mentir à<br />

soi-même avec des mots inaudibles, avec des pensées furtives et superficielles.<br />

Non mon inconscient n'est pas structuré comme un langage, lacune lacanienne<br />

s'il en fut, mon inconscient est un magma communicationnel, un tourbillon<br />

d'images insignifiantes que la coupure symbolique érige en pensée. Flux<br />

suspens ton vol, que je dise la peine et la joie que mes sens confondaient. Ce<br />

que je dis ne peut qu'être mensonge, car j'arrête un instant le mouvement qui<br />

est seul vrai. L’art de se farder c’est l’art de farder la vérité pour soi et pour les


autres. La politesse, le décorum, la civilité, la diplomatie c’est l’art d’utiliser le<br />

langage pour occulter la nature, pas pour la comprendre, juste pour la rendre<br />

acceptable. Le feu cuit les aliments, le langage accommode le réel. Les mondes<br />

possibles ou impossibles se doivent d'être acceptables. C’est cela être civilisé et<br />

c’est à nous, les femmes, que l’humanité le doit. Et pourtant, combien de fois,<br />

m’est-il arrivé de mettre les pieds dans le plat. J’ai inventé cet usage du<br />

langage, je n’en suis pas dupe. Je sais quand il le faut, parler franc et ma langue<br />

de vipère n’est pas fourchue, du moins va-t-elle droit au but quand ce but est<br />

l’autre, le mâle. J’ai même su leur faire croire que l’attaque brutale à coups de<br />

massue, avec des filets et des cordes ou par toute autre contrainte physique<br />

était passée de mode. C’est avec de beaux discours, des mensonges bien polis,<br />

des paroles mielleuses et fleuries, pleines de chants d’oiseaux comme dans les<br />

bandes dessinées, que je me laisse attraper et même attacher. Les liens du<br />

mariage ne sont que paroles ritualisées, langue de bois, croix de fer, si je mens,<br />

je vais en enfer. . . Quelle ironie, le mariage est un mensonge continuel… mais<br />

un mensonge civilisé. Mensonge créateur qui permet à mes enfants de grandir<br />

en toute sécurité. Tous ces petits d’homme sont des petits de femme, ils ont,<br />

suspendus à mon sein tels des vampires, bu le lait de mon corps, ils ont,<br />

suspendus à mes lèvres, appris de moi le langage de l’esprit, de mon esprit. Ils<br />

ont appris le langage d’Isha sans s’en apercevoir, sans peine, sans labeur. Et<br />

puis quand les hommes me les ont repris, ils ont dû, dans la peur, au prix d’un<br />

dur labeur apprendre le langage des hommes, pas cette parole naturelle des<br />

femmes, mais cette langue forgée, polie, travaillée dont les hommes se servent<br />

pour dominer le monde. Je ris quand je vois nos hommes modernes essayer<br />

futilement d’enseigner sans peine à nos enfants la langue des hommes. Les<br />

hommes ont toujours essayé en vain d’imiter les femmes, quand elles<br />

accouchent, les voilà maintenant qui tentent de nous imiter dans d’autres<br />

domaines. . . Ma poitrine est fière et généreuse, mon sein se dresse face au<br />

monde des hommes. Comme des papillons attirés par la lumière, ils<br />

s’attroupent autour de cet éternel soleil. Mon sein est un canon que je pointe<br />

vers celui que je veux anéantir. Leurs lèvres ouvertes sur des mots inarticulés<br />

réclament leur mortelle nourriture. Je presse la lourde masse de mon sein pour<br />

que perlent à son bout quelques gouttes d’un liquide blanchâtre. Je laisse<br />

tomber ce poison dans la bouche d’un de ces malheureux qui bientôt se tord de<br />

douleur sur le sol. De leurs pieds couverts de poussière et de sang, ils le<br />

piétinent et comme dans une mêlée au rugby son corps est repoussé à l’arrière,<br />

hors de vue. Mon nom est Putana, on m’appelle aussi Hathor, la vache céleste,<br />

ou bien Nout. Mon corps est la voûte céleste, et mon ventre semé d’étoiles le<br />

chemin qu’emprunte la barque du soleil. Mes pis pendent auxquels les hommes<br />

aspirent. Je suis l’éternité. Dans le pré, je suis paisible et curieuse, je<br />

m’approche de tout ce qui bouge, du train à l’enfant qui me regarde fasciné.<br />

Mes yeux globuleux ont un pouvoir que le serpent m’envie, grands ouverts sur<br />

le monde ils ne voient pas, mais qui me regarde s’y mire. Domestiquée,<br />

ménagère, bête de ménagerie, tour à tour exhibée, voilée, dévoilée, bête de<br />

somme, fille de la nuit, bête à plaisir, captive ou fauve, je reste le centre du<br />

monde. Quelques imbéciles ont fait de l’omphalos, de la tour phallique, le<br />

centre du monde. Mais le centre est un creux, une dépression dans un vortex,<br />

un siphon putride, une absence. Et je suis toujours absente.<br />

Le puits sans fond


I<br />

sha ne se situe ni dans le temps ni dans l’espace, je suis une ombre<br />

déformée, un puits sans fond. Regardez-les ces hommes, qui se penchent<br />

sur ce vide où il n’y a rien à voir, ils courent de<br />

puits en puits, nomades de la nuit, arpenteurs des<br />

déserts, espérant peut-être apercevoir là-bas au<br />

fond de ces gouffres une lueur, une lumière alors<br />

que seul l’écho rauque de leurs gémissements<br />

trahit leur solitude. S’il m’arrive de leur renvoyer<br />

comme dans un miroir, leurs traits déformés par<br />

l’effort stérile, l’inquiétude et l’insatisfaction, je<br />

brouille leur image et seule la lune qui semble<br />

ricaner au fond de ce long couloir obscur les<br />

trompe encore. Penchée par dessus leur épaule,<br />

sinistre et muette, c’est devant eux qu’ils croient la voir. Je sais les histoires<br />

qu’ils racontent pour se donner le beau rôle. Les filles-étoiles et les femmeslunes<br />

qu’ils distinguent à peine au fond de ces puits, ces mirages de leurs sens<br />

floués prennent forment, la forme de leurs désirs. Ils inventent des ruses pour<br />

retenir auprès d’eux ces êtres divins. S’ils sont fats, ils s’imaginent inspirer de<br />

l'amour à ces êtres éthérés. Que croient-ils pouvoir offrir, pauvres d’esprit, à ces<br />

riches fleurs du ciel ? Servage, besognes sordides et harassantes, étreintes<br />

maladroites, enfants débiles et vains, qu’est-ce qui pourrait bien tenter ces<br />

tentatrices. Tout d’un coup, une peur irraisonnée m’étreint, il y a en moi, il y a<br />

en nous, femmes, une faille. Quel bénéfice puis-je tirer de tous les artifices dont<br />

j’entoure tous ces hommes, et si ce qu’ils pensent était vrai ? Si j’étais née pour<br />

être leur esclave, pour les servir, pour continuer leur race hideuse et<br />

malfaisante. Et si c’était cette intime et sournoise conviction qui me poussait à<br />

les haïr, à les berner, à les faire souffrir. . . De ce que l’on possède on dit que<br />

c’est un bien, alors l’enfer est pavé du désir de ce que l’on n'a jamais possédé.<br />

Être n’est rien, c’est avoir qu’il nous faut. Le verbe divin c’est Avoir, les langues<br />

des hommes peuvent se passer du verbe être, l'espagnol des machos en à même<br />

inventé deux, simple copule redondante, mais avoir est le mot magique qui<br />

règle nos destinées. To be or not to be n’est qu'un problème d’homme, to have<br />

or not to have c’est l’affaire des femmes et de nos sociétés féminisées.<br />

Derrière la Porte<br />

I<br />

shtar, porte après porte, se dévoile de porte en<br />

porte, derrière chaque porte un trésor, un<br />

mystère, un abîme, un autre monde. Ali Baba,<br />

faux héros, possesseur illégitime d'un sésame qui fait<br />

s'écarter les lèvres des roches, n'est que le complice<br />

manipulé de sa servante qui exécutera, selon sa<br />

coutume, les quarante mâles qui possédaient son<br />

trésor. Mes jarres, mes amphores, mes calebasses, ô<br />

mes petites marmites de vie et de mort. Je fais la<br />

cuisine de la vie et de la<br />

mort. D'un vieil os, d'un<br />

bourgeon de fleur, d'un rien qui vient de l'autre je<br />

donne la vie, je donne le plaisir et la jouissance.<br />

Mais ma cuisine est redoutable, je force sur le sel<br />

pour les rendre encore plus assoiffés, qui en goûte<br />

devient mon esclave et puis un jour, lasse du brouet<br />

quotidien, celui qui dégustait mes mets d'éternités<br />

devient le plat du jour. Ma jarre, mon amphore, ma<br />

marmite deviennent son tombeau. Derrière une porte qui se referme un corps


se dénude. La porte qui cache au profane le mystère de la pièce est un piège.<br />

Qui colle son œil au trou de la serrure me découvre nue. Ma vraie nudité n'est<br />

pas celle de mes formes, elle est sans nom, indicible, épouvantable. La vraie<br />

nudité de la femme c'est lorsqu'on perce le voile des apparences de son corps.<br />

Je n'ai pris cet aspect que pour cacher ma vraie nature, pour que l'homme<br />

aveuglé de désir ne puisse me voir nue. Je n'ai d'autre recours que de les rendre<br />

non-voyants ou de fuir en toute hâte. Je me souviens de Tirésias, du comte de<br />

Lusignan et de bien d'autres qui m'ont prise en défaut, mais que j'ai bien punis.<br />

Les hommes ont peur des portes, elles s'entrebâillent sur un danger invisible,<br />

elles grincent sinistrement, elles refusent de se refermer dans leurs rêves, elles<br />

claquent d'une manière définitive sur leur vie brisée, elles les frappent au<br />

visage et font saigner leur nez. Comme dans les contes où la mort se cache<br />

derrière une vieille femme ou sous se jupes, l'assassin est embusqué derrière la<br />

porte qu'on ouvre. Combien de scènes de violence dans les films tournent<br />

autour d'une porte forcée, celle qu'on fracture à coups de hache, celle qu'on<br />

enfonce d'un coup de pied, d'épaule ou de poing, celle qu'on crible des balles<br />

issues d'un noir canon. Elle devient une épreuve de virilité à laquelle le pauvre<br />

impuissant échoue. L'adolescent heurte l'huis timidement, la porte se referme<br />

sur un destin plein d'inquiétantes incertitudes. Les enfants craignent les portes<br />

fermées en même temps qu'elles attisent leur curiosité. Le (h)éros est celui qui<br />

possède un passe-partout, devant qui toutes les serrures s'ouvrent. Perceurs de<br />

coffres-forts, violeurs de domiciles à l'aide d'une simple carte de crédit même<br />

périmée, malfrats armés d'un pied-de-biche, les hommes frémissent de les voir<br />

opérer et réussir. O portes, qui ne mènent nulle part, suspendues dans le ciel<br />

bleu d'un tableau surréaliste, portes intangibles vers un autre univers, portes<br />

du savoir, portes de la mémoire, portes électroniques, portes anonymes d'un<br />

long couloir sans fin, portes du succès et de l'échec, portes qui s'ouvrent et se<br />

referment, sur un jardin abandonné, portes du paradis ou de l'enfer, vous<br />

hantez l'imaginaire des hommes, et ils ne savent pas pourquoi. Le gardien de la<br />

porte à la ceinture duquel pend une clef est un eunuque, le gardien de la<br />

prison, un être veule, souvent difforme, le concierge est falot et son épouse une<br />

virago. D'où viennent ces stéréotypes ? Par le trou de la serrure un œil me<br />

regarde, un œil qui ressemble à mon sexe, ses cils et<br />

ses sourcils comme une réplique de mon pubis et sa<br />

paupière comme les lèvres de ma vulve, mon corps est<br />

une porte qui cache un secret, mon sexe une serrure<br />

qui n'attend que sa clef pour s'ouvrir. Je refuse d'être<br />

cette porte qui mène sans doute ailleurs, sur un monde<br />

intérieur qui m'habite et que j'ignore. Mon ventre rond<br />

est une planète, la planète mère, d'où naissent tous les mondes, tout le monde.<br />

Je suis à l'image de la terre, mes collines sont griffées des mains qui les<br />

escaladent, on fouille mes abîmes. Ces étrangers venus d'ailleurs, se nourrissent<br />

de moi, ils creusent mes flancs et y font pousser d'étranges fleurs qui<br />

frissonnent au vent de mes soupirs. L'homme qui force la porte de ma chambre<br />

s'empresse de la refermer à double tour. Il garde sur lui cette clef. L'autre à qui<br />

j'ai donné la clef de ma porte se croit mon maître. Il garde cette clef comme un<br />

trophée, elle lui donne le droit d'entrer, elle empêche la foule des mâles de<br />

pénétrer chez moi, il peut la jouer, la prêter. Je suis sa porte. Celle qui écarte les<br />

dangers, le protège de l'ennui, du désespoir, celle qui lui permet d'exclure,<br />

pour un temps, le reste du monde et le temps lui-même. Regardez-les, ces<br />

idiots. Leurs clefs leur ressemblent de plus en plus. Plus de pièce rectangulaire<br />

à l'extrémité, lame crantée, ou cylindre cannelé, qu'on enfonce jusqu'à la garde.<br />

Le jeu du pêne dans la gâche préfigure d'autres jeux. Dans quel imaginaire<br />

vont-ils chercher leurs modèles ? Même leurs ordinateurs trahissent leurs<br />

pensées. Par les fentes, plus ou moins bien fermées, ils introduisent leurs


disquettes, juste sous l'œil de l'écran. Et ces disquettes vérolées répandent un<br />

virus qui fait perdre la mémoire aux disques durs. Rivés à leurs écrans, jouant<br />

du soft et du hard, communiquant entre eux les secrets de leurs tripatouillages<br />

informatiques, ils nous oublient, recréant la chaude intimité des corps de garde,<br />

des dortoirs et des cafés. Ils ont même inventé des ceintures de chasteté pour<br />

leurs ordinateurs, pour qu'en leur absence on ne puisse faire monter une<br />

disquette étrangère. Quand ils parlent de liaison, c'est à la télématique qu'ils<br />

pensent, aux réseaux, aux câbles qui les relient tous entre eux. L'homolactique<br />

triomphe. Il n'y a plus d'œil collé au trou de la serrure, d'autres secrets se<br />

cachent dans les entrailles des gros systèmes. On pirate<br />

les banques de données d'autrui, on surprend les<br />

échanges d'information, on reproduit en toute illégalité<br />

le fruit du labeur de l'autre. En d'autres temps, on<br />

échangeait les femmes, aujourd'hui on échange les<br />

applications, on les collectionne, certains, fort<br />

accueillants, vous laissent même explorer à loisir leurs<br />

mémoires de masse. Drôles d'oiseaux ! Ma mémoire à moi m'offre d'autres<br />

images. Isha j'étais, Isha je suis. Mes souvenirs sont délocalisés, atemporels. Je<br />

me revois, jeune fille impubère, surveillant intriguée la cohorte des filles<br />

nubiles qui pénétrait dans la maison des célibataires, House Tamberan.<br />

J'imaginais ce que mes yeux ne pouvaient encore voir, ce que mon corps ne<br />

connaissait pas encore. Sous le toit de chaume de la longue maison dont la<br />

proue recourbée perçait le ciel lourd des tropiques, mes frères et mes sœurs se<br />

retrouvaient pour un rituel dont j'ignorais le sens. Dans mes rêves j'avançais<br />

seule, vers cette forme tapie qui m'avait guetté toute mon enfance, je<br />

franchissais l'entrée en chicane qui cachait au profane l'intérieur de la pièce<br />

immense. Moi frêle jeune fille, j'avançais fière et droite dans le couloir bordé de<br />

paillasses où je devinais les corps endormis des jeunes hommes du village. Au<br />

hasard je bifurquais brusquement vers une de ces paillasses d'où deux yeux<br />

bien éveillés me fixaient. Après un épisode confus de membres entrelacés et de<br />

bruits furtifs, je quittais mon compagnon pour en visiter un autre, puis un<br />

autre, puis encore un autre jusqu'au petit matin où ivre de fatigue et<br />

d'expériences je titubais vers la sortie. Isha, j'ai volé par les airs, le vent glissait<br />

sur mes plumes, légère je flottais, balancée légèrement comme sur une mer<br />

calme. Je m'enfonçais dans cet élément sans résistance, mon corps fuselé<br />

pénétrait la tiédeur de l'air moite.<br />

Quand lasse de sentir et<br />

d'entendre le glissement soyeux<br />

de mes plumes à travers cette<br />

béance molle, je me posais à la<br />

surface d'un lac tranquille et<br />

froid. On m'a souvent traitée de<br />

noms d'oiseaux, mais ce sont mes<br />

frères, mes amants qui ont pris<br />

ces formes. Cygnes, oies au long<br />

cou, au vol pesant et puissant,<br />

battements d'ailes qui rythment<br />

un plaisir solitaire, drôles<br />

d'oiseaux stupides et vaniteux,<br />

prompts à s'offusquer, je vous ai connus en d'autres lieux, en d'autres temps.<br />

Mais j'ai été Isis, et c'est mon vol, au-dessus du corps mort d'Osiris impuissant,<br />

c'est mon propre battement d'ailes qui a tiré de ce qui fut mon époux, mon<br />

frère, cet enfant de l'aurore, Horus le resplendissant, le fils de sa mère, ma joie<br />

éternelle, mon aveuglement sans bornes. Grue, poule, vieille chouette,<br />

perruche, oie, bécasse, des noms d'oiseaux pour me faire honte de mon ventre


ou de ma bouche. Mon ventre est accueillant, on y verse la vie, le plaisir ou<br />

l'argent. Même un dieu y a fait pleuvoir une averse d'or, je me nommais alors<br />

Danaé. De ma bouche sortent sans distinction ni nuances, le mensonge, la<br />

sottise, et des perles de sagesses. Le tout en vrac, à celui qui écoute de trier. J'ai<br />

joué à ce jeu, enivrée des fumées délétères de plantes ou bien issues des<br />

entrailles de la Terre. Accroupie sur mon trépied, j'ai vaticiné à qui mieux<br />

mieux, en veux-tu en voilà. J'étais Pythie à Delphes hier, aujourd'hui je n'ai plus<br />

de trépied, mais je me suis offert bien d'autres tribunes d'où je puis à loisir<br />

m'adonner à mon vice favori. O le plaisir de parler, de dire tout et n'importe<br />

quoi, de redire les mêmes mots mille et une fois, comme de boire un nectar<br />

divin, sentir sous sa langue rouler les mots, comme du miel qui nappe le gosier.<br />

On m'écoutait hier, on vient m'entendre aujourd'hui. Je parle sur la place<br />

publique et le monde entier s'arrête pour savoir ce que je dis. Mon image et ma<br />

voix voyagent aux quatre coins de notre planète si ronde, j'étale mes rondeurs<br />

sur des écrans de plus en plus carrés, je me vendais naguère, je fais vendre<br />

maintenant. Hétaïre dans le secret du temple, je suis la chair dont mille et mille<br />

yeux se repaissent, j'étale mes fastes et je téléporte mes faveurs sur les murs des<br />

villes, sur des millions de kilomètres de films et de<br />

bandes magnétiques.<br />

La revanche<br />

I<br />

sha n'aime pas les machines, car elle ne peut les<br />

séduire. Les hommes les ont façonnées à leur<br />

image, à l'image de leur esprit non de leur sens.<br />

Les machines sont des bouts d'hommes parfaits,<br />

sans faille, leurs uniques, leurs vrais enfants qu'ils<br />

ont conçus seuls, sans mon aide, image mosaïque de leur cerveau. Regardezles,<br />

agglutinés à la vitrine d'une boutique qui vend des outils. Hallucinés, ils<br />

regardent comme dans un miroir déformant, leurs membres et leurs<br />

appendices que le métal a immortalisés en un engin de rêve et de puissance.<br />

Robocop où l'homme complet, le surhomme, l'Homme qui valait trois millions<br />

de dollars, leur fantasme électronique et saccadé s'étale sur les écrans du<br />

monde entier. Que d'objets ils ont créés à l'image de leur sexe, la psychanalyse<br />

en recense des centaines, mais ce machisme des machines, ce corps morcelé et<br />

projeté dans le fer me tient éloignée, à l'écart. Leur idéal de turgescence<br />

métallique n'a pour but que de me blesser. C'est mon viol et mon meurtre qu'ils<br />

veulent mettre en scène chaque fois qu'ils me sautent. Je n'aime pas leurs<br />

machines, elles fascinent trop mes fils qui m'échappent dès leur plus jeune âge.<br />

Le camion, la grue, la voiture des pompiers, leur mécano diabolique, leur lego<br />

satanique me signifie déjà mon exclusion et leur désir de faire, tant et si bien<br />

qu'ils ne savent plus agir comme moi. Je voudrais qu'ils jouent à la poupée<br />

comme mes filles, mais eux ne rêvent que combats, que vitesse, que<br />

destruction. Ce qui m'exaspère le plus dans les machines, c'est qu'elles tombent<br />

en panne. Je ne le supporte pas. La panne est un affront qui m'est fait, un coït<br />

raté. Une machine qui ne remplit pas sa fonction est comme un mâle<br />

impuissant.<br />

LaLangue<br />

D<br />

es milliards de bouches ont entonné les mêmes mots, cette marchandise<br />

s'est échangée durant des siècles, elle n'a subi que des transformations<br />

de surface, elle a survécu à tant d'égoïsmes, d'agressivité, de vilenies,<br />

elle s'est conservée pour que tous l'utilisent, elle n'appartient à personne en<br />

particulier et tous disent ma langue. Elle est le seul véritable consensus tant que


nul n'essaye de lui imposer ses règles, elle est en dehors des lois et pourtant elle<br />

est la loi. Je hais les hommes, ils m'ont imposé leur langue, je parle avec leurs<br />

mots, et c'est ma prison invisible. J'ai parlé sous la tente, dans le désert, une<br />

langue de femme que les hommes ne pouvaient comprendre. J'ai crié des mots<br />

sans suite alors que les flammes léchaient mon corps de sorcière, j'ai avoué<br />

toutes les turpitudes qu'on a bien voulu me suggérer. Ces mots n'étaient pas les<br />

miens, je ne suis pas de ce monde lourd et grossier, ma terre est légère comme<br />

le sable, fluide comme l'eau, les odeurs, les sons, les paysages sont suaves, ils se<br />

créent et se dissipent sans fin comme dans un kaléidoscope, le hasard les<br />

conçoit et les détruit. Je suis Isha la parole du diable, je suis Ish le verbe pétrifié<br />

par l'écriture, hiéroglyphe taillé dans la pierre, message divin fait de symboles.<br />

Les hommes, qui savent tout cela, croient encore aux paroles. Ils admirent les<br />

mots qu'on prête aux autres, les mots qui ne rendent pas compte des faits, les<br />

mots qui sonnent faux comme une monnaie sans valeur, les paroles sans suite.<br />

C'est vrai, nous parlons sans savoir, pour ne rien dire, à tort et à travers. Nous<br />

parlons sans penser, et les mots dépassent et trahissent notre pensée. Ish ne<br />

croit plus aux mots qui ne sont que jeux de mots. Quand Isha parle pour le<br />

convaincre, Ish lui répond "Ah oui, tu parles…!" Dire n'est plus ce faire<br />

magique des temps anciens, car les mots se sont usés à passer par tant de<br />

bouches, à se faufiler dans tant d'oreilles. Le bruit des mots a fait que l'on ne<br />

s'entend plus. Et pourtant il est une voix que j’entends, celle qui parle en silence<br />

quand mes doigts courent sur le clavier et que l'écran me renvoie l'image de ce<br />

quelque chose qui pense en moi. J'écris, donc ça pense. C'est la main qui est le<br />

meilleur outil de la pensée, elle l'a toujours emporté sur la bouche. Les vieux<br />

contes africains connaissaient déjà ce conflit entre la main et la bouche, héros de<br />

leurs récits. Mais cette pensée ne m'appartient pas, mon corps la retient<br />

prisonnière, elle se déguise pour se faire la belle. Il y a plus de sens dans le<br />

silence et dans l'interligne, dans la ponctuation et le rythme, que dans la trace<br />

figée qui se dépose, comme le rebut d'une activité industrieuse dont j'ignore<br />

toujours le but et l'effet final. Mais c'est par l'écriture que j'approche de loin,<br />

une vérité indiscernable. Je parle pour survivre, pour avoir l'air d'un homme,<br />

j'écris pour savoir qui je suis, qui nous sommes. Mais la raison est une maladie<br />

de l'esprit, une pétrification des facultés mentales dont la langue est le<br />

symptôme. Chez moi, les mots n'ont que le sens qu'on leur prête un instant, ils<br />

flottent libres et se parent de toutes les nuances du lieu, du climat, du moment ;<br />

les attrapent qui veut les entendre. Il ne faut pas me juger sur mes actes ; il<br />

existe, chez moi, une légèreté du faire, une inconséquence du dire qui me<br />

permet de vivre et d'agir sans accorder d'importance aux désespoirs qui<br />

s'accumulent sur mon passage. Ma mémoire ne retient que les affronts que l'on<br />

m'a faits, nul vestige de ceux que j'ai perpétrés. Je suis sans âge, mais j'ai été<br />

vieille. Vieille femme acariâtre, attachée à ausculter chaque battement de mon<br />

cœur, chaque pli de graisse de mon ventre et chaque ride de mon visage.<br />

L'injure insupportable que le temps fait à ma beauté me fait vivre deux vies en<br />

l'espace d'une. Jeune femme éprise d'un ou plusieurs mâles, dévouée à leur<br />

plaisir, dévouée aux enfants que j'ai mis au monde, je me suis transformée bien<br />

des fois en cette chose pitoyable qui fait semblant d'être encore une femme,<br />

mais qui n'en est que la caricature que le temps a malicieusement pris plaisir à<br />

sculpter à coups de burin maladroits et grossiers. J'ai abandonné mes manières<br />

vives et enjouées, pour devenir austère, pour juger le monde à travers le filtre<br />

faussé de mes yeux éteints. Je parle haut et mon regard est sévère. Lorsque j'ai<br />

gardé mes manières de jeune fille, je suis devenue ridicule, infantile, vêtue de<br />

tenues multicolores et criardes, j'ai continué à occuper le devant de la scène. En<br />

fait les deux attitudes se mélangent, en un cocktail piteux. . Cent mille vies, cent<br />

mille morts et il ne m'est venu aucune sagesse, je passe à travers mes vies et je<br />

reste inchangée. Je poursuis un rêve qui me fuit, tantôt amante douce et


de vie.<br />

résignée, tantôt furie guerrière, assoiffée de vengeance, tentant<br />

de laver dans un bain de sang une offense vieille comme le<br />

monde, vieille comme moi-même. Il m'arrive de me demander,<br />

si je ne suis qu'une créature de rêve, une marionnette<br />

fantasmagorique issue de l'esprit enfiévré d'un être qui dort.<br />

Suis-je réellement un être indépendant ou suis-je la bête de<br />

somme d'un attelage qu'un fou conduit, comme dans cette lame<br />

du tarot appelée 'Chariot' Et cet autre qui tire à hue et à dia,<br />

qu'est-il pour moi ? Que suis-je pour lui ? Frère et sœur<br />

ennemis, le recto et le verso d'une feuille de vigne, d'une page<br />

L'homme et ses artefacts<br />

I<br />

sh Je suis et je m'accroche aux machines, parce que mieux que dans les mots,<br />

j'y perçois le reflet de l'âme et du corps de l'homme. C'est dans les machines<br />

que s'est enregistrée une mémoire collective de l'humanité et de ses<br />

aspirations, ses peurs, ses fantasmes. Chaque invention,<br />

chaque produit nouveau répond et représente ce qui<br />

peuple l'imaginaire humain. L'homme ne crée que<br />

parce qu'il a peur, il se reproduit dans ce qu'il produit.<br />

J'ai inventé l'horloge pour dompter le temps, la lessive<br />

pour me laver de mes impuretés, l'électricité pour y<br />

voir plus clair, le bulldozer pour être plus fort que<br />

l'éléphant, l'ordinateur pour ne plus être seul. Et pour<br />

faire tout cela, je n'ai eu qu'un modèle, moi-même. Je<br />

sais combien je suis faible. Frotter m'épuise, alors la<br />

chimie vient suppléer mes pauvres forces. Me souvenir est un dur labeur, alors<br />

je confie mes souvenirs à la mémoire des puces électroniques, je ne cours pas<br />

aussi vite que l'homme bionique de la télévision, alors je demande à la roue de<br />

m'emporter à grande vitesse. Regardez bien la télévision qui donne à mon<br />

regard une acuité plus grande que celle de l'aigle, les publicités et les<br />

feuilletons disent en filigrane cette activité de compensation qui nourrit mon<br />

espoir d'être autre que ce que je suis. Je ne sais peut-être pas ce que je suis, mais<br />

je sais que je ne m'en satisfais pas. Isha, qui n'a pas forcément les mêmes<br />

préoccupations, parce qu'elle peut se reproduire, que son ventre est une<br />

machine féconde, ne comprend pas l'intérêt que je porte à ces machines. Elle est<br />

aussi jalouse des machines que je le suis de son ventre. Elle a peur, et c'est ce<br />

qui motive sa révolte, qu'un jour je puisse me passer d'elle. Nous qui ne<br />

faisions qu'un, peut-être qu'un jour nous suivrons des chemins différents…<br />

Bien sûr, il y a sa beauté. Les voitures sont belles, les goélettes élégantes, mais<br />

sans elle, le resteront-elles. Elle s'est jusqu'ici arrangée pour toujours être là,<br />

auprès de mes machines. Mais je me souviens qu'il fut un temps, celui des<br />

Gorgones, des Grées qui se partageaient une dent et un œil, une dent pour rire,<br />

un œil pour allumer, ou j'ai déjà pu dominer cette fascination que la femme a<br />

toujours exercée sur moi. Je ne me suis pas laissé transformer en roc ou en pic,<br />

par le regard de la Gorgone, ni entraver par le filet venimeux de sa chevelure.<br />

Hercule, j'avais succombé et m'étais laissé enchaîner par Omphale, mais cette<br />

fois-ci, un miroir et un glaive m'ont permis de vaincre, j'étais alors Thésée.<br />

Depuis ce temps les femmes ont cherché dans leur miroir le secret qui m'a fait<br />

triompher, ou l'erreur qui l'a fait succomber. Elles ont, ces femmes, au cours des<br />

âges interrogé leur miroir à propos de leur beauté, de la puissance de séduction<br />

de leurs yeux, ces armes qu'elles voudraient infaillibles. Bouche grande ouverte<br />

sur un rire à gorge déployée, yeux écarquillés ombrés de longs cils, prunelles<br />

larges et sombres, narine palpitante, vous êtes des puits infernaux, l'entrée


d'enfers parés aux couleurs du Paradis.<br />

Géométrie variable<br />

V<br />

ertigineux abîmes où mon esprit se perd, où mon corps s'abandonne, où<br />

ma mémoire s'efface et qui me font perdre connaissance. Il existe une<br />

géométrie du beau que règle la différence sexuelle. Isha est cercle et<br />

triangle, Ish est carré. Il est rugueux, elle est lisse. La femme est à l'image du<br />

monde, elle est matière. L'homme est l'outil qui façonne le monde, qui le<br />

brutalise, le force et le transforme. Le rond est naturel, le<br />

carré artificiel. Quant au triangle, dont la pointe évoque<br />

une descente vertigineuse vers un centre qui est un au-delà,<br />

il est le symbole de la fascination, du mystère infini,<br />

infinitésimal. Les hommes s'en sont servis pour écrire mon<br />

nom. Du triangle<br />

pubien, au triangle des Bermudes, en<br />

passant par celui des symboles<br />

ésotériques, il est la porte que doit franchir<br />

l'initié pour avoir accès au savoir, à l'extase, au<br />

néant. Ish, comme tout un chacun, s'est souvent<br />

demandé quel rapport pouvait exister entre la<br />

femme et l'arbre. Pourquoi les mythes et le<br />

langage ont si souvent assimilé la femme à<br />

l'arbre. Au premier abord, rien ne semble<br />

prédisposer l'arbre à cette analogie ; bien au<br />

contraire, on en ferait plus facilement un<br />

symbole viril. Et pourtant nos forêts sont<br />

peuplées d'elfes, de vieilles sorcières y vivent,<br />

des mortelles poursuivies par des dieux ont été<br />

transformées en arbre, des filles nubiles y<br />

trouvent un refuge ostentatoire en attendant le<br />

prince charmant. Les fruits des arbres prêtent<br />

leurs noms pour designer les seins de ces dames, le feuillage devient chevelure<br />

féminine, les branches sont autant de bras accueillants, les fourches, les nœuds,<br />

les nids quand ils ne servent pas de succédanés aux néophytes, aux mystiques<br />

et aux Robinsons, éveillent l'imagination érotique des mâles qui grimpent en<br />

rêve ces êtres fantasmatiques. Croqueurs de pommes, dénicheurs d'oiseaux,<br />

allègres bûcherons, rêveurs, enfants, nous avons tous enserré de nos bras et de<br />

nos jambes ces troncs qui mènent au refuge maternel, nous nous sommes tous<br />

frayé un passage vers le haut en écartant des frondaisons obscures. Cette<br />

clairière baignée de lune, où dansent des corps nus sous des voiles<br />

transparents, combien de fois l'avons-nous visitée ? Combien de fois avonsnous<br />

épié cette sarabande silencieuse ? Combien de fois avons-nous été surpris<br />

et punis de notre audace. Combien de fois avons-nous dérobé quelque attirail à<br />

l'une de ces danseuses, pour en faire pour un temps notre prisonnière ? Ish se<br />

souvient aussi de ces lacs cachés, de ces rivières troubles ou limpides, de ces<br />

criques désertes au bord d'un océan où vivaient des femmes à queue de<br />

poisson. Que de captures, que d'amours impossibles, que de fins tragiques se<br />

sont déroulées en ces lieux. Maintenant c'est au bord des piscines, au creux des<br />

baignoires aux eaux parfumées et moussantes, couleur d'océans, que de<br />

pauvres aventuriers se font piéger par des êtres, fées du logis qui règnent sur<br />

les éviers, ou sirènes exotiques aux mouvements ondulants. C'est en regardant<br />

les clips publicitaires qu'Ish retrouve les images d'antan et qu'Isha renaît telle<br />

qu'elle était autrefois. Il m'appelle Isha, je m'appelais Gaia. Ce sont mes fils qui


ont mis un terme à mon extase sans fin. J'avais devant moi une éternité de<br />

plaisir, de délire lorsque fondue avec mon époux dans une étreinte sans début<br />

ni fin, mes reins rythmaient sur une musique chaotique un néant de bonheur.<br />

La nuit nous servait de couche, et nos ventres soudés ne laissaient percer<br />

aucune lueur de jour. Nos cris comme un hululement incessant emplissaient le<br />

vide de l'espace. Rien n'existait, ni moi ni lui, il n'y avait dans tout l'univers que<br />

cette farouche union stérile, que cette activité lancinante refermée sur ellemême.<br />

Au gré du hasard, nous roulions l'un sur l'autre, lovés comme des<br />

serpents, fermement accrochés à notre image. Conscients de notre inconscience,<br />

indissolublement mêlés, nous avions créé l'éternité. Mais, un à un, sans que<br />

nous nous en soyons rendu compte, nos fils avaient surgi de nulle part, ils<br />

n'avaient pas encore vu le jour, mais déjà ils aspiraient à naître. Un à un, ils se<br />

sont mis entre lui et moi, arc-boutés sur leurs pieds posés sur le ventre de leur<br />

mère, leurs mains pressant fermement contre la chair de leur père, ils ont, tous<br />

muscles bandés, rougis par l'effort, réussi l'irréparable. Nous avons été désunis<br />

et mon époux projeté là-haut, loin de moi, exilé dans cet éther cruel. Je suis<br />

restée en bas et de mon sexe béant se sont échappés une horde de bêtes,<br />

d'insectes, de plantes, de minéraux qui m'ont toute entière recouverte et une<br />

lumière aveuglante a illuminé toutes choses.<br />

Le partage<br />

J<br />

'ai, sous le soleil d'Afrique et d'ailleurs, un enfant sur le dos, courbée vers la<br />

terre, fredonnant une étrange mélopée, fouillé le sol d'un bâton, ou d'une<br />

houe, pour faire pousser quelque maigre récolte. J'ai vu indifférente le sang<br />

des hommes couler pour nourrir cette terre. J'ai donné le lait de mon corps à<br />

tant de petits d'hommes que je suis harassée. J'ai donné et donné encore, mon<br />

sang, ma sueur, la chaleur de mon corps, ma vie pour que poussent les épis, les<br />

générations, le désir. Qu'ai-je eu en retour ? Qui mange le fruit de mes labeurs ?<br />

La chair des bêtes va d'abord aux hommes, je n'ai que les os à ronger. Je me<br />

pare des os des bêtes, des os de la végétation, des os de la terre, des os de la<br />

mer. Le bois, l'ivoire, le corail, les métaux et les perles, les pierres précieuses me<br />

servent soi-disant de parures, ce ne sont que les restes de l'injuste partage que<br />

mettent en scène les tricksters du monde entier. Je suis liée à la terre, l'homme<br />

comme mon père est un dieu qui vit tout là-haut dans un autre monde. Pendant<br />

que je cultive la terre, eux ils inventent la culture, ils se disent cultivés parce<br />

qu'ils emplissent leur esprit de rites et de dogmes, de lois et de taxes. Quand je<br />

plante une graine, c'est l'avenir que j'anticipe. Leur culture à eux, n'est que la<br />

conservation d'une image du passé et comme des chiens jaloux d'un vieil os<br />

pourri, ils s'entredéchirent pour un trésor chimérique. Vieux avant l'âge,<br />

improductifs, ils n'ont d'autre recours pour paraître que de s'ériger en gardiens<br />

d'un maigre savoir désuet qu'ils défendent comme un bien souverain. Faute de<br />

pouvoir inventer, ils s'inventent une tâche stérile pour se donner l'illusion de<br />

pouvoir encore dompter la force sauvage qui m'habite. Ils m'ont même trouvé<br />

des emplois selon la pente naturelle de leur désir. Gardienne du feu, gardienne<br />

du temple, gardienne du foyer, vestale proposée aux sacrifices, hétaïre stérile.<br />

La peur du feu qu'ils redoutent, la jalousie qu'ils nourrissent à mon encontre,<br />

les a conduits à me trouver des fonctions contre nature. Moi dont le regard les<br />

brûle, je vide les cendres des âtres. Je suis devenue Cendrillon. Je suis aussi<br />

Blanche-Neige et les oiseaux qui pépient comme moi sont plus que mes amis. Je<br />

suis oiseau, je lisse mon plumage et suis légère comme l'air. Mon souffle attise<br />

les passions et mon baiser aspire les âmes. Mes cheveux flottent dans le vent<br />

comme un drapeau qui signale ma présence, comme une voile qui se gonfle<br />

pour entraîner un lourd bateau. Le vent qui soulève mes jupes est mon<br />

complice, il me transforme en fleur et les bourdons de s'affairer à mes pieds.


Que d'images sans cesse répétées et qu'on ne se lasse pas de regarder. Je suis les<br />

quatre éléments, je suis celle qui fait fondre l'acier le plus dur, celle qui éteint<br />

les brasiers, celle qui enflamme un peuple tout entier, sous le poids de mon<br />

corps j'ensevelis les rancunes, j'efface les désespoirs, je terrasse les fiers<br />

guerriers. J'ai été et je suis Hélène, mille fois réincarnée. Je suis l'âme qui<br />

cherche à s'abstraire de la matière. Mais j'ai toujours retrouvé une prison de<br />

chair. Je suis l'âme du monde et ne peut donc avoir d'âme, car je suis l'âme.<br />

Mais parfois, j'ai peur d'être tombée amoureuse de ma prison de chair. Moi<br />

dont le visage à lancé mille navires sur les mers, ardant à venir me délivrer.<br />

Mais me délivrer de qui ou de quoi ? Partout je suis prisonnière, au fond des<br />

cachots, en haut des tours imprenables, dans les palais somptueux, derrière un<br />

bureau ou bien un fourneau. Je règne sur une industrie primitive, qui au fond<br />

d'un chaudron, transmute la matière, je crée et je détruis, je suis nature, la loi de<br />

vie et de mort. Je tisse les filets, les habits qu'il porte, je lave son corps sali, ses<br />

pieds boueux. Je fais pousser ses petits frères, je raccommode ses défroques, je<br />

le nourris. Je range pour lui et lui inculque l'ordre. Il ne peut pas plus<br />

m'échapper que l'inconséquente mouche engluée dans ma toile de veuve noire.<br />

L'homme, le mâle, Ish ne fait que m'imiter. De son insondable complexe<br />

d'infériorité, il a tiré une force atroce dont j'ai peur qu'elle nous détruise. Je ne<br />

suis qu'une sorcière aux petits pieds, il est devenu le grand magicien de<br />

l'univers pour me convaincre, pour se convaincre qu'il était mon égal. Mais je<br />

sais sa faiblesse. Il ne pourra jamais enlever de mon souvenir ses peurs<br />

enfantines, ses craintes d'adolescent, ces images désuètes qui continuent de<br />

vivre en lui.<br />

Nostalgie<br />

J<br />

e cherche en vain dans cette ville déserte, qui appartient au passé, un autre<br />

moi- même qui continuerait à visiter ces mêmes rues tristes et démodées.<br />

Sans cet autre moi-même qui inlassablement persisterait dans ces<br />

pérégrinations sans but, cette ville n'aurait plus de sens, elle serait devenue<br />

inutile et stérile. Cette ville qui croit ne rien me devoir, cette ville que mes<br />

désirs ont modelée, cette ville est néant. Vil décor d'un film oublié où traîne<br />

encore quelque animal famélique au regard las et vaincu. Le museau écrasé<br />

contre la vitre, écartant un vieux rideau sali par le temps et l'usage, une tête de<br />

chien regarde sans me voir, absorbé sans doute par le spectacle d'un monde<br />

lointain que j'ignore et qui l'afflige. Je cherche à me retrouver, à me pérenniser<br />

à travers un destin semblable au mien. Je pleure une vie de solitude que rien<br />

n'aurait pu remplacer, que nul sinon un double aurait pu arracher à ce destin<br />

insignifiant plein de dégoûts et de haines. Ces lieux vides de moi qui ne<br />

seraient pas hantés par mon ombre, ne pourraient que s'effondrer sur euxmêmes,<br />

se dissoudre dans l'eau du temps. Il ne reste rien, nulle empreinte de<br />

mon passage que quelque chasseur d'espoir pourrait suivre, retrouvant ainsi la<br />

trace d'une pensée, d'une vie. Rien qu'une vaste et haute salle ou souffle un<br />

vent glacial tandis que quelques rats trottinent affairés à ne rien faire. J'habite<br />

seul, une prison qui n'a pas de murs, mais dont l'immensité même est garante<br />

de ma peine. J'attends inlassablement, qu'au détour d'une rue luisante de pluie,<br />

une silhouette noire dans la nuit des réverbères glauques, déambule et fasse<br />

battre à nouveau mon cœur. Mais je n'ai plus cet inflexible désir qui m'attachait<br />

à ses pas. Je la laisserais s'évanouir dans la brume, par delà le pont qui borne<br />

nos destins. Je marchais alors, embusqué sous le lourd manteau noir de ces<br />

années-là, j'espérais, à chaque pas, cette rencontre, ce regard qu'il me faudrait<br />

saisir. Je n'ai pas oublié ce touchant embarras devant l'être qui vous manque,<br />

cette certitude inconsciente d'être accepté, désiré. Je voudrais, comme pour un<br />

film que l'on peut se repasser à satiété, pouvoir faire défiler dans tous ses


détails, ces scènes fugaces que ma mémoire a choisi de rappeler si brièvement.<br />

Où sont-ils donc passés, tous ces figurants qui devaient peupler et mon ennui et<br />

cette ville ? Je ne veux pas les retrouver, car je sais que depuis qu'ils ont<br />

échappé à mon contrôle, ils se sont transformés, et ni leurs mots ni leurs visages<br />

stupidement vieillis ne pourraient m'aider à reconstruire ce château d'ombres<br />

qui pèse si lourd dans mon souvenir.<br />

Destins<br />

T<br />

el le serpent qui fascine sa proie, je l'hypnotise, il ne voit plus que moi, il<br />

me cherche sans cesse et m'appelle comme un enfant. Je danse pour lui, je<br />

chante pour lui, je le couvre d'obscénités, je le griffe et toujours il revient<br />

vers moi, pénitent. Je suis sa maîtresse, la maîtresse de sa maison, sa maîtresse<br />

d'école. Je suis son début, j'ai peur qu'il soit ma fin. J'ai été la mère des dieux,<br />

puis des hommes, je suis une matrone acariâtre et sèche et ils ressentent<br />

toujours mon silence comme une blessure, mon absence comme un<br />

déchirement. Ils essayent de m'oublier, de m'humilier à travers leurs jeux<br />

imbéciles. Ils font du sport. Ils se disputent, semble-t-il, une balle. En fait ils<br />

s'adonnent à un viol collectif, ils tapent dans un ballon, comme s'ils rouaient de<br />

coups mon ventre arrondi par la grossesse, ne disent-ils pas d'ailleurs que j'ai le<br />

ballon. Ils poussent avec violence cette graine démesurée au fond des filets<br />

comme s'ils mimaient un coït brutal. Au lieu de me faire la cour, ils me font du<br />

rentre-dedans. L'antique combat du rétiaire et du mirmillon se continue dans<br />

leurs sports, lointain souvenir déformé et ritualisé d'une scène dite primitive.<br />

Faire la fête<br />

C<br />

'est moi, Isha, qui ait appris aux petits d'homme à faire la fête, à me faire<br />

fête. Et moi Ish, je hais les fêtes. Elles ont toutes commencé par des<br />

sacrifices sanglants pour la Grande Déesse Mère, ce titre pompeux dont<br />

se pare Isha. Elles ont toutes l'air d'une séance d'hypnose collective, d'un<br />

rassemblement de partisans fascistes. Tout y est obligatoire : il faut boire,<br />

manger, rire et chanter. Qui est ce qu'on fête ici sinon la bouche dévoreuse,<br />

sinon l'extase ritualisée par des siècles de conformisme infantile, la célébration<br />

orgiastique de la mort de la raison, du règne du corps et de ses pulsions, du<br />

chaos enfin retrouvé. Il faut agiter son corps en des mouvements désordonnés,<br />

mais rythmés, il faut grimacer sans fin pour que nos visages fatigués expriment<br />

ostensiblement la joie. Il faut se détendre et oublier. Mais oublier quoi et se<br />

laisser aller, pourquoi ? Oublier la réalité de ce monde et abandonner cette<br />

vigilance qui assure notre survie. La fête est un piège, une illusion ennuyeuse<br />

soigneusement entretenue par les séides d'Isha. On va à la fête comme le bétail<br />

à l'abattoir, on ne s'amuse pas forcément, on se fait un devoir de faire la fête. Le<br />

potlatch se perpétue même après qu'il a perdu sons sens et son utilité, c'est<br />

toujours un acte religieux, mais on n'échange plus que des banalités, des<br />

plaisanteries éculées, des objets de mauvais goût, on parade, on se rengorge, on<br />

se fait valoir, en fait toutes les activités d'un échange social sans valeur. La fête<br />

n'est faite que pour les pauvres, les pauvres d'esprit et les économiquement<br />

pauvres. Dans la fête, les valeurs démocratiques d'égalité et de fraternité<br />

deviennent les lois du genre, on égalise par le bas, c'est plus simple, plus on est<br />

de fous et d'imbéciles plus on rit et on oublie l'injustice qui régule ce monde.<br />

On est tous copains, plus de différences sociales, on est sur le même pied,<br />

gueulards et avinés. Orgie, bacchanale, bambochade, bamboche, bamboula,<br />

beuverie, bombe, bordée, boucan, bousin, bringue, foire, godaille, goguette,<br />

libation, noce, nouba, partie, partouse, ribauderie, ribote, ribouldingue, ripaille,<br />

saturnales, vadrouille. La fête est faite de bruit, d'alcool et de sexe, agression


des sens, état second, débordement, drogue, infantilisation. Elle est instrument<br />

de domination, elle assure une paix et un bonheur douteux aux masses<br />

abusées. La fête, comme le meeting politique, la messe, la manifestation<br />

implique la foule. C'est le symptôme de cette avilissante tentation qu'est le<br />

retour au chaos, au sein maternel, à la tombe. Faire partie du tout, la pulsion U,<br />

effacer toute trace de différence pour ne plus être qu'un. Un sans âme, un sans<br />

libre arbitre, un manipulé.<br />

Coupez !<br />

Depuis un certain temps, je n'ai plus cette irrésistible envie de me fondre avec<br />

Isha. Nos chemins ont divergé. Je suis le tout et j'aspire à me diviser. Je ne me<br />

satisfais plus de mon unité. Je veux me scinder, pour qu'une partie de moimême<br />

puisse voir l'autre, puisse lui faire écho. À deux, nous pourrons refaire le<br />

monde. Un monde de silence, où il ne sera pas nécessaire de se parler pour se<br />

comprendre — comme si se parler n’avait jamais permis de s'entendre —, un<br />

monde où chacun accepte l'autre, car l'autre, au-delà de ses particularités<br />

superficielles, est un semblable — comme si la différence de l'autre n'avait<br />

jamais été insupportable et offensante —, un monde ou je pourrais tour à tour<br />

être Ish puis Isha, un monde sans histoire, — comme si l'histoire ne célébrait<br />

pas le souvenir de la bêtise et de la cruauté humaines. Il ne reste plus que le<br />

bruit de la bobine qui tourne à vide en faisant claquer la pellicule. C'est déjà<br />

une autre histoire.

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