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Le Conte

Tout sur les contes

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SOMMAIRE<br />

GAUTHIER Robert<br />

Pour l'interprétation d'une ethnolittérature.................................................................. 7<br />

DE GRANDPRE Chantal<br />

De l'information à la valeur : l'inscription du réel dans le conte populaire ............... 39<br />

SUOMELA-HARMA Elina<br />

<strong>Le</strong>s versions françaises et finnoises des Trois Frères ............................................... 49<br />

JOKINEN Ulla<br />

La femme dans le conte finnois ................................................................................ 63<br />

SAADI Djamila<br />

La femme dans le conte algérien............................................................................... 75<br />

ZEGGAF Abdelmajid<br />

<strong>Le</strong> statut des variantes............................................................................................... 87<br />

YUCEL Tahsin<br />

L'énoncé et l'énonciation dans le conte populaire turc.............................................. 93<br />

CHADLI El Mostafa<br />

<strong>Le</strong> faire mythique dans le conte merveilleux marocain............................................. 99<br />

CHADLI El Mostafa<br />

Parcours narratif et processus modaux dans un conte hagiographique<br />

marocain ................................................................................................................. 109<br />

COURTÉS Joseph<br />

Sémantique du conte merveilleux ........................................................................... 123<br />

WETHERILL Michael<br />

<strong>Conte</strong> et roman chez Flaubert ................................................................................. 135


LE CONTE<br />

PETITJEAN André<br />

Description sémiotique d'un conte philosophique : Candide.................................. 151<br />

BOIX Christian<br />

<strong>Conte</strong> et herméneutique .......................................................................................... 185<br />

COSTA de BEAUREGARD Raphaëlle<br />

Étoiles et noisettes : réflexions sur l'utilisation verbale et non-verbale du<br />

figuratif ................................................................................................................... 193<br />

MAURAND Georges<br />

<strong>Le</strong>s 3 Voleurs (L. Tolstoï) : étude sémio-linguistique............................................. 213<br />

CANIVENC Pierre<br />

<strong>Le</strong> conte, ou le poème dans la vie........................................................................... 223<br />

ARRIVÉ Michel<br />

<strong>Conte</strong> et nouvelle .................................................................................................... 229<br />

WEBER Edgard<br />

Shahrayar et le désir dans le récit-cadre des Mille Et Une Nuits ............................ 243<br />

PARRET Herman<br />

<strong>Le</strong>s contes de Platon ou l'éloge de la rationalité narrative ...................................... 251<br />

JACOB Christian<br />

Problèmes de lecture du mythe grec ....................................................................... 271<br />

BALPE Jean-Pierre<br />

Aspect de la gestion du sens dans une perspective de génération automatique<br />

de textes.................................................................................................................. 289<br />

ANNEXES<br />

<strong>Le</strong>s trois frères (Finlande) ...................................................................................... 309<br />

La bécasse (Guy de Maupassant) .......................................................................... 313<br />

La calebasse dévorante (Rwanda) ......................................................................... 315<br />

<strong>Le</strong> frère, la sœur et l’ogre (Rwanda) ...................................................................... 319<br />

<strong>Le</strong> maître chat ou le chat botté (Charles Perrault) ................................................. 323<br />

<strong>Le</strong>s trois voleurs (Léon Tolstoï) ............................................................................ 327<br />

L'oiseau conteur (Maroc) ...................................................................................... 329<br />

Sidi Abd el-Hacq (Maroc) ..................................................................................... 335<br />

6


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

C'est à partir de « cette nature humaine » telle qu'elle<br />

apparaît dans sa nudité au niveau des structures<br />

narratives, que s'érigent, grâce à des combinaisons de<br />

significations, idéologies, arts, cultures et sociétés.<br />

A.J.GREIMAS (Sémiotique et sciences sociales)<br />

Notre entreprise d'étudier les contes africains à travers quelques exemples<br />

choisis dans plusieurs pays africains (Tchad, Rwanda, Centrafrique) a pour but,<br />

d'une part d'essayer de systématiser l'analyse des contes en général, d'autre part de<br />

tenter de montrer comment les données de la métapsychologie, de l'ethnologie, de<br />

l'histoire des mythes peuvent se combiner pour mieux rendre compte des contenus<br />

investis dans les structures narrativo-discursives telles que la sémiotique les décrit.<br />

Réunis à Palerme, en 1970, à l'occasion d'un symposium sur le thème<br />

« LITTÉRATURE ETHNIQUE », la plupart des chercheurs ont souligné la nécessité<br />

de définir les différents niveaux d'analyse sur lesquels se plaçaient leurs travaux.<br />

Nous tenterons donc de préciser à quel niveau se place notre propre travail en<br />

affirmant qu'il s'agit d'une analyse du contenu et en même temps d'une interprétation<br />

de ce contenu. Cependant il est nécessaire pour repérer et expliciter les contenus de<br />

s'appuyer sur un découpage préalable de type sémiotique. C'est à partir de l'analyse<br />

en structures narrativo-discursives que nous pouvons effectuer le découpage<br />

nécessaire à la recherche d'une interprétation du texte manifesté.<br />

Notre ambition est de compléter l'analyse sémiotique et de confirmer le<br />

découpage qu'elle opère grâce à l'apport comparatif de structures mythiques,<br />

initiatiques et métapsychologiques. Nous désirons aussi montrer que le travail<br />

systématique auquel nous nous livrons sur le conte, n'est en fait que l'aspect moderne<br />

du travail auquel se sont livrés ceux qui nous ont permis, au cours des siècles,<br />

d'interpréter à notre tour cette construction bricolée.<br />

1. HISTOIRE DES CONTES<br />

Que l'on représente les contes comme la cristallisation d'un inconscient<br />

collectif, comme une imagerie née des émotions, sensations, conflits, angoisses<br />

propres à la nature humaine, comme une psychothérapie sociale ou enfantine,<br />

comme un vaste psychodrame, comme la manifestation d'une logique préscientifique<br />

concrète, comme une somme d'opérateurs logiques assurant la médiation<br />

entre des séries de pôles opposés, comme une hermétique révélée lors de passages<br />

initiatiques d'une classe d'âge à une autre, comme une symbolique didactique à<br />

l'usage des enfants, ou comme la trace mnésique de l'histoire des sociétés, on ne fait<br />

que séparer les plans d'existence du conte et du mythe.<br />

7


LE CONTE<br />

Il s'agit en fait de différentes méthodes d'interprétation qui suivant les<br />

époques, les sociétés, les modèles scientifiques et les individus, peuvent se ramener à<br />

quatre grandes catégories :<br />

- l'interprétation relevant de la psychologie sociale :<br />

les mythes et les contes révèlent les sentiments fondamentaux des sociétés. Ils<br />

dramatisent et dédramatisent les conflits à l'intérieur de ces sociétés.<br />

- l'interprétation relevant d'une herméneutique :<br />

les mythes et les contes sont des productions magico-religieuses qui occultent<br />

et révèlent un verbe de puissance par la connaissance des arcanes, des sens cachés,<br />

des comportements ésotériques.<br />

- l'interprétation relevant d'un évhémérisme :<br />

les mythes et les contes sont le reflet de conflits, de changements,<br />

d'évolutions, de révolutions dans les structures socio-économiques des sociétés<br />

confrontées à des désordres intérieurs et extérieurs, en butte aux attaques d'autres<br />

sociétés, d'autres idéologies, d'autres technologies.<br />

- l'interprétation relevant de théories métapsychologiques<br />

les mythes et les contes trahissent les archétypes primitifs, les sentiments<br />

refoulés, les conflits familiaux et sociaux non résolus, le fonctionnement de l'esprit<br />

humain et des productions de l'imaginaire universel et la stratification des différents<br />

états de conscience et d'inconscience.<br />

Nous voudrions montrer qu'il faut emprunter à tous ces domaines, quand cela<br />

est possible, pour rendre compte d'une manière crédible de l'apparente naïveté et/ou<br />

incohérence du récit traditionnel. Depuis son origine, le conte a toujours été l'objet<br />

de ces différents types d'interprétation - explicitement de la part des analystes,<br />

implicitement de la part des conteurs - qui ont été un des facteurs d'évolution et de<br />

transformation de ce genre de récits.<br />

Il nous faut aussi dire un mot du problème de la différence entre conte et<br />

mythe. Georges Dumézil, cité par A.J. Greimas, avoue, sous forme de paradoxe, qu'il<br />

a passé toute sa vie à chercher la différence entre conte et mythe et ne pas y être<br />

parvenu. Malgré tout, C. Lévi-Strauss peut nous mettre sur la voie grâce à sa<br />

métaphore géologique : il parle en effet d'érosion mythique qui raccourcit le<br />

parcours du héros et qui au lieu d'atteindre le ciel se contente de grimper dans un<br />

arbre. Il y a effectivement dans certains textes un raccourcissement, un<br />

rétrécissement spatial, temporel, en un mot diégétique qui correspond dans le<br />

domaine du rite initiatique à ce même mouvement qui tend à diminuer le temps passé<br />

à accomplir les épreuves, à acquérir les connaissances, à subir les tortures et à faire<br />

en général ce voyage régressif/progressif qui mène de la mort à la renaissance. Ce<br />

qui revient à dire que le passage du mythe au conte n'a pas un caractère discontinu,<br />

que, comme pour le relief d'un paysage, il reste des vestiges à peu près intacts de<br />

l'ancienne forme alors que d'autres caractéristiques ont presque complètement<br />

disparu et que, suivant le terrain, ce ne sont pas les mêmes couches qui subsistent ou<br />

s'effacent.<br />

La différence entre le conte et le mythe est de la même nature que celle qui<br />

existe entre les doublets linguistiques qui font cohabiter dans un même état de langue<br />

des mots très anciens qui n'ont pas évolué, avec des mots de même origine mais qui<br />

eux ont été transformés, ou bien des mots d'origine différente qui avaient au début le<br />

8


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

même référent et dont l'un s'est spécialisé pour désigner une variété de la même<br />

chose (pig vs pork en anglais).<br />

En s'inspirant de diverses théories, on pourrait proposer une théorie de<br />

l'évolution du conte, du passage du mythe au conte :<br />

1 - A l'origine le conte ne serait que la formulation imagée des phénomènes<br />

météorologiques, astronomiques, saisonniers et climatiques de l'environnement de<br />

l'homme primitif 1 .<br />

2 - Puis un passage à la personnification des phénomènes naturels et des<br />

éléments. L'archétype est bien la trace laissée dans l'inconscient de l'émotion<br />

ressentie par les premiers hommes devant la nature et, le symbole qui le révèle, la<br />

projection de cet archétype sur un objet, un animal, un être humain ou divin.<br />

L'évhémérisme n'est alors que la projection du même archétype sur un personnage de<br />

haut rang social ou un groupe d'hommes dotés de pouvoirs.<br />

3 - <strong>Le</strong>s étymologies douteuses et populaires, la disparition de certaines<br />

langues, favorisent l'émergence dans le conte de motifs nouveaux.<br />

4 - <strong>Le</strong>s conteurs, les dépositaires des contes transforment ces récits par la<br />

projection de nouveaux archétypes, de sentiments et conflits refoulés qui émanent<br />

des nouvelles structures sociales, familiales comme autant de reflets et d'indices du<br />

développement des sociétés et des idées, et des déplacements spatio-temporels des<br />

contes originaux :<br />

- les transformations visent à actualiser le conte et à le rendre plus conforme à<br />

la logique des langues naturelles et/ou des actions ;<br />

- les transformations visent à manipuler les sociétés, à justifier les personnes<br />

et les ordres nouveaux, à occulter des significations jugées dangereuses pour de<br />

simples mortels ;<br />

- les transformations visent à projeter sur la trame du conte des explications<br />

légitimes suivant philosophies et cultures ;<br />

- les transformations, réductions, amplifications sont le résultat des oublis, des<br />

lapsus, des analogies, des confusions, des hypocrisies, des pudeurs et des tabous des<br />

différents vecteurs de communication du conte.<br />

5 - <strong>Le</strong>s conteurs introduisent un symbolisme conscient dans la narration des<br />

événements et la nomination des protagonistes, suivant une dialectique du<br />

caché/révélé.<br />

6 - L'origine naturelle, archétypale du conte est oubliée, l'évhémérisme ne<br />

peut plus rendre compte des différents événements et acteurs, le symbolisme devient<br />

hermétique, les différentes transformations ont occulté le schéma simple et cohérent<br />

du mythe et c'est alors que l'interprétation du conte, qui n'est qu'une phase récurrente<br />

de la vie du conte, va projeter suivant les modèles opératoires des sciences de<br />

l'époque, des significations sur le texte manifesté tel qu'il est parvenu à une époque<br />

donnée. Un sens cohérent, logique, et moralisateur est alors imposé à ce qui n'était<br />

plus qu'un tissu incohérent, un bricolage mythique et onirique.<br />

Cette tendance de l'esprit humain, qui participe à la fois du conscient et de<br />

l'inconscient, transforme par couches successives un récit référentiel, transpose une<br />

réalité psychique par métaphore et métonymie, recherche un sens logique et<br />

1 MICHEL BREAL, Mélanges de mythologies et de linguistique, Hachette, 1877.<br />

9


LE CONTE<br />

circonstanciel, découvre des valeurs morales et didactiques et finalement rend<br />

compte du phénomène de transmission humaine orale d'une information. En effet on<br />

retrouve dans le conte les deux phénomènes bien connus de réduction et<br />

d'amplification que fait subir le récepteur humain au message qu'il retransmet de<br />

mémoire.<br />

L'interprétation du conte n'est peut-être pas tant la recherche du sens du conte,<br />

que le placage de différents sens possibles qui correspondent à l'état d'évolution des<br />

structures discursives qui se sont diversifiées et complexifiées, par ré-interprétations,<br />

par erreurs, par oublis, par rajouts, amalgames et pour bien d'autres causes.<br />

Il est cependant possible que certaines transformations aient ramené le conte<br />

à l'état structural de départ ou que des pans du récit original aient résisté aux<br />

différents cycles d'érosion et de stratification mythique.<br />

L'interprétation basée sur une recherche des archétypes et sur la comparaison<br />

des figures est sans doute la seule qui puisse porter sur les fondements mêmes du<br />

conte.<br />

On peut aussi retenir qu'une bonne partie du conte doit son mystère, son<br />

incohérence, au fait que le mythe devenu conte profane porte les traces d'états de<br />

langue qui ne sont plus compréhensibles à des époques ultérieures ; les différentes<br />

transformations correspondent alors au souci du conteur d'adapter le texte ancien à<br />

un public nouveau.<br />

<strong>Le</strong>s formes les plus faibles du conte sont sans doute les contes-fables. Ce<br />

sont, à partir d'épisodes mythiques ou de contes anciens, des créations plus récentes,<br />

élaborées par des conteurs pour renouveler leur répertoire et leur permettre de<br />

répondre plus adéquatement au besoin de justification et d'explication des coutumes<br />

et principes moraux des sociétés plus modernes. On peut imaginer que ce travail de<br />

création à partir d'éléments plus anciens, de personnages bien définis et connus<br />

existe depuis fort longtemps ; ce qui complique singulièrement la définition des<br />

genres et leur repérage.<br />

On comprendra alors qu'une analyse comparée des contes ne pourra s'appuyer<br />

que sur la catégorie même/différent sans que l'on puisse préciser les raisons des<br />

différences et similarités. L'évolution du conte se fait sur un axe de l'espace-temps, il<br />

sera donc difficile, sinon impossible, de savoir si telle version est autochtone ou<br />

empruntée et adaptée du folklore voisin. La ressemblance, à quelque niveau qu'elle<br />

se place, pourra aussi bien être expliquée par l'universalité de l'archétype qui lui a<br />

donné naissance que par la transmission d'un motif d'une région à une autre ou d'une<br />

époque à une autre.<br />

2. POUR UNE MYTHOCRITIQUE DES CONTES AFRICAINS<br />

Il va sans dire qu'il existe un très grand nombre de contes européens qui se<br />

retrouvent parmi les contes africains 1 . De même un très grand nombre de contes sont<br />

communs à l'ensemble des pays africains. <strong>Le</strong> corpus pour chaque pays tire souvent<br />

ses caractéristiques de la personnalité des individus qui ont recueillis les contes, de<br />

l'époque à laquelle la collecte a été faite, de l'influence des religions importées, de la<br />

prégnance de l'animisme et même des directives administratives ou politiques.<br />

1 W. LAMBRECHT, A tale type index for Central Africa, Ann Arbor University Microfilms, 1967.<br />

10


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

En règle générale, les contes recueillis par les premiers missionnaires ont<br />

moins souffert de l'érosion mythique que ceux récoltés plus récemment, mais il s'est<br />

instauré une censure, où la pudibonderie, les préjugés, l'hypocrisie, la peur d'être mal<br />

jugé se côtoient, qui hier comme aujourd'hui ont gommé certains motifs et exclu<br />

certains thèmes et récits.<br />

La thématique centrale à tous ces corpus africains est constituée par des textes<br />

qui relèvent tous d'un nombre réduit de catégories dichotomiques telles que hommes<br />

/ femmes, animaux / hommes, individus / société, enfant / adulte, échange / don,<br />

exogamie / endogamie, et bien sûr vie / mort.<br />

La place faite aux enfants et aux différents types d'ogres évoque<br />

irrésistiblement les problèmes de nourriture et de sexualité ainsi que les conflits entre<br />

générations. La scène familiale est le lieu de prédilection de ces affrontements et de<br />

leurs solutions. Il semble que les sociétés africaines, comme bien d'autres, aient une<br />

vive conscience des inégalités naturelles auxquelles s'ajoutent les systèmes<br />

hiérarchiques sociaux inégalitaires et que bien des contes mettent en scène des héros<br />

persécutés qui par la ruse, le hasard et l'aide d'animaux ou d'objets magiques<br />

réussissent à l'emporter sur leurs oppresseurs. Enfants, femmes, infirmes constituent<br />

des héros qui ont été soit négligés, soit abusivement avantagés par la nature et qui<br />

dans un cas comme dans l'autre sont en but à la malignité des autres membres de la<br />

société.<br />

La femme occupe une place centrale dans la plupart des contes et si elle est<br />

souvent cause de bien des malheurs, de bien des convoitises, il lui arrive parfois<br />

d'incarner des modèles de vertu et de constance. Elle apparaît sous les trois espèces<br />

féminines : vierge, matrone et vieille femme ; chaque âge lui conserve son<br />

ambiguïté : vierge candide ou entêtée, matrone sage ou gourmande, vieille femme<br />

secourable ou ogresse. Sur l'axe dipôle nature/culture elle est indiscutablement du<br />

côté de la nature ; elle incarne aussi bien la mort que la terre nourricière et féconde.<br />

Source de vie, source de mort, sa nature animale et numineuse fait d'elle une<br />

magicienne capable du pire comme du meilleur.<br />

<strong>Le</strong>s objets magiques sont plus rares que dans les contes européens ou arabes,<br />

mais calebasses, mortiers, fouets, couteaux de jets et tambours jouent bien un rôle de<br />

premier plan dans certains contes. Dans les sociétés qui ont subi le plus l'influence<br />

arabe les anneaux et les coffres retrouvent la place qu'on leur connaît.<br />

Par contre, animaux et plantes ont des vertus et des pouvoirs magiques : la<br />

souche que l'on heurte du pied ou qui vous fait trébucher est toujours de bon conseil,<br />

certains oiseaux peuvent être contraints à révéler des secrets qui assurent puissance<br />

et sécurité aux héros ; les éléphants peuvent devenir hommes ou esprits, le lion se lie<br />

d'amitié avec l'enfant, le python et l'hyène se changent en beaux jeunes hommes pour<br />

enlever des jeunes filles imprudentes, le taureau est sorcier ou divin, l'araignée tantôt<br />

machiavélique, tantôt stupide. La liste est longue mais la plupart des animaux<br />

interviennent dans des contes qui constituent le genre conte-fable que nous avons<br />

repéré plus haut.<br />

<strong>Le</strong>s rois et les reines sont remplacés par les chefs et leurs co-épouses ;<br />

chasseurs, guerriers, forgerons, potières, pêcheurs, gardiens de troupeaux,<br />

marchands, agriculteurs, messagers constituent le reste de la troupe des acteurs du<br />

conte africain.<br />

11


LE CONTE<br />

<strong>Le</strong>s magiciens et les sorciers sont rarement désignés comme tels, ce rôle est<br />

joué par les ogres, les ogresses, les animaux maléfiques et les enfants. Certains<br />

personnages peuvent se transformer mais leur rôle reste accessoire et aucune<br />

justification n'est donnée de leur pouvoir. Encore une fois, il faut l'influence arabe<br />

pour voir des personnages semblables à nos sorciers et sorcières qui tiennent<br />

échoppe aux abords des villages et dans la forêt. <strong>Le</strong> forgeron a des pouvoirs<br />

magiques, c'est un faiseur d'hommes ; le potier ou la potière peuvent modeler des<br />

pénis d'argiles pour remplacer le membre manquant ou refaire un visage ou un corps<br />

difforme. Ce ne sont pas des marchands de magie, ils sont là pour aider ceux qui le<br />

méritent et savent se conduire. Il existe d'ailleurs dans bien des contes, auprès de<br />

l'ogre, du forgeron ou autre personnage numineux, un être (femme, fils, fille) qui est<br />

favorable aux humains, qui sert de protecteur, de guide, de médiateur ou de sauveur.<br />

On peut penser qu'il s'agit là de projections de désirs infantiles qui font de la notion<br />

de « redresseur de torts » un archétype dont les héros modernes sont les multiples<br />

avatars : Zorro, Superman, Astérix, Batman appartiennent au monde de la littérature<br />

ethnique et sont susceptibles d'être analysés par la mythocritique d'une façon très<br />

révélatrice. Tous ces héros populaires sont soit orphelins, enfants adoptés, enfants<br />

trouvés, enfants persécutés, défavorisés ou révoltés et constituent sans doute, dans<br />

une perspective métapsychologique, un support idéal pour la projection de scénarios<br />

de compensation.<br />

La magie, noire ou blanche, est principalement le fait des animaux-hommes ;<br />

à ce propos, il ne nous semble pas inutile de tenter de voir quels sont les différents<br />

niveaux de symbiose ou de condensation qui unissent en un même être l'homme et<br />

l'animal :<br />

niveau 0 - Tous les caractères animaux sont conformes à la réalité.<br />

niveau 1 - <strong>Le</strong>s caractères animaux sont présents, la parole est ajoutée.<br />

niveau 2 - <strong>Le</strong>s animaux ont la parole et des dons magiques.<br />

niveau 3 - Ils ont la parole, les dons magiques, des biens et des techniques.<br />

niveau 4 - Ils ont une double personnalité humaine et animale, ils peuvent se<br />

transformer et leur peau d'animal recouvre une forme humaine.<br />

On peut d'ailleurs trouver dans un conte qui a pour thème l'amitié entre un<br />

lion et un enfant un exemple clair de dédoublement : l'animal représente alors les<br />

instincts, les pulsions, les désirs du jeune homme et accomplit les actes fonctionnels<br />

d'agression - meurtre de la mère, rapt de jeune fille... - que ne pourrait accomplir<br />

physiquement et psychiquement l'enfant sans encourir le risque d'être détruit par ses<br />

sentiments de culpabilité ou par les adultes qui l'entourent.<br />

Si l'on veut trouver un axe unique qui rende compte de toutes les<br />

contradictions et conflits que les contes africains révèlent et résolvent grâce à une<br />

opération de médiation logique, il faudrait choisir celui qui représente la catégorie<br />

ordre/désordre. Denise Paulme a montré que la totalité des contes africains qu'elle a<br />

recueillis partent d'une situation de manque pour aboutir à la négation de ce manque.<br />

Cependant il semble plus fructueux et spécifique des contes africains d'utiliser la<br />

notion d'ordre/désordre qui est excellemment explicitée dans ses fonctions par L.-V.<br />

12


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

Thomas et R. Luneau dans leur livre « La terre africaine et ses religions » 1 <strong>Le</strong><br />

tableau ci-après rend compte des différents types de désordre et de leur fonction.<br />

En s'inspirant des auteurs cités plus haut, ce tableau précise pour le conte le<br />

rôle de la catégorie, mythique et rituelle, ordre/désordre et donc la situation initiale<br />

et finale.<br />

<strong>Le</strong> désordre-écart et le désordre-absence sont presque toujours représentés<br />

dans les contes : la rupture avec un état préalablement satisfaisant implique une<br />

réaction qui a pour but de revenir à cet état ; il en est de même pour l'absence<br />

d'ordre. Ces réactions imposent généralement le recours à un désordre différent du<br />

désordre initial puis la compensation de ce nouveau désordre. Cet état de chose vient<br />

du fait que le désordre peut provenir soit de l'environnement, soit des esprits, des<br />

animaux, soit enfin d'agents et de forces extérieures à la société, soit de la société<br />

elle-même, par l'intermédiaire des individus qui la composent.<br />

Type de<br />

Solution adoptée pour rétabli l’ordre Bruit Idéologie<br />

désordre<br />

désordre-écart<br />

rupture ou<br />

discontinuité<br />

absence d’ordre<br />

désordre-usure<br />

médiation : rituel<br />

de compensation<br />

&/ou sur<br />

enchérissement<br />

médiation rituelle<br />

de<br />

surenchérissement<br />

annuler, réparer<br />

rendre, réduire<br />

combler<br />

recréer<br />

purifier…<br />

transgresser<br />

abuser se révolter<br />

se rebeller<br />

ridiculiser<br />

tromper, ruser<br />

rire, troubler<br />

effacer de la<br />

mémoire<br />

créer le désir de<br />

l’Ordre<br />

Ordre ancien<br />

reconstitué<br />

Ordre nouveau<br />

instauré<br />

Ordre ancien<br />

rejeté<br />

Ordre nouveau<br />

imposé<br />

Pour répondre à un désordre qui vient de l'extérieur, il faut souvent avoir<br />

recours à un autre désordre de type humain et social. Si l'homme remporte une<br />

victoire sur l'agresseur extérieur, il lui reste malgré tout à accomplir les gestes<br />

nécessaires pour se faire pardonner d'avoir enfreint les lois de l'ordre ; d'où les<br />

cérémonies de purification, les amendes, les offrandes, les vœux, les sacrifices...<br />

Dans ce cas on obtient la suite logique de médiations :<br />

Ordre Désordre extérieur Désordre intérieur<br />

Disparition du Compensation pour le Ordre<br />

désordre extérieur désordre intérieur retrouvé<br />

La médiation est alors effectuée par un désordre maîtrisé, régulé et qui<br />

s'oppose à un désordre accidentel comme un contrefeu à un feu sauvage, puis par le<br />

respect des rites de compensation.<br />

Dans le cas le plus simple on a le schéma suivant :<br />

Ordre Désordre Compensation Ordre retrouvé<br />

1 L.-V. THOMAS & R. LUNEAU, La terre africaine et ses religions, Larousse, Paris, 1975.<br />

13


LE CONTE<br />

Dans le cas du désordre-usure le schéma serait :<br />

Ordre Désordre-usure Désordre rituel Ordre<br />

<strong>Le</strong> désordre-usure provient du fait que toutes les institutions humaines ont<br />

tendances à paraître inadaptées, figées, sclérosées et inefficaces avec le temps. <strong>Le</strong><br />

désordre rituel rappelle à la conscience de la société que l'ordre ancien a toujours sa<br />

raison d'être dans la mesure où il protège la société contre le chaos. C'est par ce biais<br />

que l'ordre ancien retrouve une certaine jeunesse.<br />

Dans le cas d'un désordre-libération, l'usure des institutions, le vieillissement<br />

des gardiens de l'ordre traditionnel, leur corruption par l'exercice du pouvoir, leur<br />

inadéquation aux réalités et aux générations nouvelles font qu'un individu ou un<br />

groupe d'individus va défier le pouvoir en place en créant la confusion et le désordre<br />

par son attitude et ses actes. Il vaincra son ennemi parce qu'il se révèlera plus rusé,<br />

plus fort que l'ancien garant de l'ordre ; il pourra prendre sa place et créer ainsi un<br />

ordre rénové.<br />

Ordre Désordre-libération Épreuves-compensation Ordre nouveau<br />

Ces schémas directeurs se retrouvent dans la plupart des mythes et des contes<br />

et à ce titre sont constitutifs d'une mythocritique.<br />

3. LE BRICOLAGE MYTHIQUE<br />

Une citation dont on voudra bien excuser la longueur justifie une approche<br />

comme la nôtre :<br />

« A première vue le motif apparaît comme une séquence narrative de<br />

caractère figuratif, séquence qui peut être analysée comme récit autonome et qui<br />

possède un sens indépendant de sa signification fonctionnelle par rapport à<br />

l'ensemble du récit. <strong>Le</strong> motif est donc une séquence du récit, mais, en tant que<br />

séquence, il peut être retrouvé dans des récits structurellement différents. Dès lors, si<br />

l'on considère une structure narrative quelconque comme un invariant, les motifs<br />

paraissent, par rapport à elle, comme des variables, et, inversement, le choix d'un<br />

motif quelconque, comme invariant, fait paraître les récits dans lesquels le motif est<br />

susceptible de s'inscrire, comme ses variables. De ce point de vue, l'étude des motifs<br />

peut être considérée comme un niveau structural de recherches autonomes et<br />

parallèles au niveau d'articulations narratives des récits. » 1<br />

Nous retiendrons de ces considérations la notion de niveau figuratif<br />

autonome, mais il faudra préciser la notion d'invariant appliquée au motif. Ce qui<br />

dans la motif est invariant constitue le type de motif, le patron qui modèle<br />

l'occurrence. Cet invariant est constitué non pas tant par une séquence d'évènements<br />

que par le recours à un scénario dont l'interprétation renvoie à la manipulation<br />

(médiation) mythique. L'invariant du motif se repère au niveau de la forme du<br />

1 A. J. GREIMAS, Sémantique et sciences sociales, <strong>Le</strong> Seuil, 1976.<br />

14


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

contenu ou plus précisément à l'organisation médiatisante des figures du monde qu'il<br />

manifeste.<br />

Par rapport au récit le motifème est déjà une abstraction, un invariant dont les<br />

dimensions sont indépendantes des séquences narratives qui sont autant de variables<br />

par leur contenu figuratif et par leur nombre.<br />

Ces motifèmes, en fonction du phénomène d'érosion mythique, de<br />

profanisation des contenus, sont susceptibles de réduire leur dimension au point de<br />

ne plus constituer un micro-récit mais seulement un parcours figuratif plus ou moins<br />

fonctionnel sur le plan narratif. Nous appellerons thèmes ces traces, ces vestiges de<br />

l'existence d'un motif qui a perdu sa fonctionnalité narrative et mythique.<br />

Un motifème peut s'être usé à tel point qu'il ne subsiste de son ancienne<br />

splendeur que l'existence anecdotique, dans le récit, d'un figurème du monde naturel.<br />

Ce figurème, dans la mesure où il a traversé les siècles et l'espace, constitue à nos<br />

yeux le noyau dur de la médiation mythique. Cependant ce n'est pas le figurème<br />

manifesté dans tel ou tel texte qui constitue l'invariant vivace, mais le type de<br />

figurème qui par ses propriétés naturelles constitue une instance privilégiée de<br />

médiation mythique. Objets, êtres, phénomènes, processus, lieux sont autant de<br />

figurèmes du monde naturel qui par leur structure physique et/ou leur<br />

fonctionnement constituent l'embryon, la source, le modèle de toute narrativité<br />

mythique.<br />

Il faut considérer cette segmentation, au niveau du contenu interprété, comme<br />

le repérage des constituants du bricolage mythique (archétypes, pulsions,<br />

symboles...) faits du même matériau mais de dimensions différentes. <strong>Le</strong>s thèmes sont<br />

des arrangements de figurèmes et les motifèmes sont des constructions dont les<br />

thèmes sont les traces résiduelles. Un unique motifème peut constituer un conte qui<br />

comporte de nombreux thèmes et encore plus de figurèmes. Un motifème peut être<br />

réduit au rang de thème dans tel ou tel conte, un thème peut ne subsister que sous la<br />

forme de figurème dans une variante d'un conte et même tel ensemble discursif qui<br />

formait motifème dans tel conte peut se désintégrer en poussière de figurèmes dans<br />

de nombreuses versions du même conte. La définition précise des trois unités de<br />

grandeur des « briques » mythiques n'est pas chose aisée : ce sont des unités de<br />

contenu hiérarchiquement ordonnées qui vont du général au particulier, d'items du<br />

monde naturel concrets à des situations d'interrelations entre les différents acteurs de<br />

la scène existentielle.<br />

On pourrait, comme hypothèse de départ assimiler les figurèmes à des unités<br />

symboliques simples, les thèmes à des nébuleuses symboliques et les motifèmes à<br />

des scénarios symboliques.<br />

4. DU TEXTE MANIFESTE AUX STRUCTURES<br />

Au découpage traditionnel en récit, épisodes et items qui conviendrait au<br />

texte manifesté, il est possible, à un premier degré d'abstraction, de mettre en<br />

parallèle celui de motifème, thème et figurème comme autant d'occurences<br />

particulières, de variantes contextuelles des trois unités qui à un degré supérieur<br />

d'abstraction, constitue une triade homologue : motif, conduite et figure.<br />

La conduite relevant d'un ensemble d'actes qui peuvent être interprétés en<br />

termes de scénario initiatico-mythique et métapsychologique ; le motif en termes de<br />

15


LE CONTE<br />

structures narrativo-discursives motivées à la fois par une logique des actions et par<br />

des logiques particulières de la médiation et de la classification ; les figures relevant<br />

de la conceptualisation de la nature et/ou du fonctionnement des objets et des<br />

phénomènes du monde sensoriel.<br />

<strong>Le</strong> récit actualise des motifs, l'épisode, des motifs ou conduites, les items<br />

lexicalisent des figures du monde. Motifèmes et thèmes sont des occurrences de<br />

motifs et de conduites, les figurèmes exemplifient sous forme de sémèmes des<br />

configurations conceptuelles que nous appelons figures. Motifèmes et motifs, thèmes<br />

et conduites sont repérés par la même étiquette en tant que type et occurence du type,<br />

figurèmes et items sont lexicalisés diversement et les figures nécessitent une<br />

définition abstraite et pertinente qui puisse rendre compte de toutes les virtualités<br />

textuelles auxquelles elle peut donner lieu. Pour une étude approfondie des figures<br />

nous renvoyons le lecteur au livre d'Umberto Eco, <strong>Le</strong>ctor in fabula, dont nous<br />

donnons un court extrait :<br />

« [_]le sémème doit apparaître comme un texte virtuel, et un texte n'est pas<br />

autre chose que l'expansion d'un sémème (en fait, il est le résultat de<br />

l'expansion de nombreux sémèmes, mais il est théoriquement plus productif<br />

d'admettre qu'il peut être réduit à l'expansion d'un seul sémème central :<br />

l'histoire d'un pêcheur ne fait qu'élargir tout ce qu'une encyclopédie idéale<br />

aurait pu nous dire du pêcheur) » 1 .<br />

<strong>Le</strong> schéma ci-dessous formalise la hiérarchie des structures et les relations<br />

qu'entretiennent les différents niveaux entre eux et pour chaque niveau les relations<br />

d'inclusion entre les différents éléments constitutifs.<br />

récit épisode item<br />

motifème thème figurème<br />

motif conduite figure<br />

La disposition du schéma rend compte aussi du fait que si le récit est le nœud<br />

terminal de ce qui pourrait être une structure générative, la figure est à l'origine de<br />

tout le système. Il nous semble en effet que la figure porte en elle une discursivité en<br />

puissance, de la même façon que les lexicologues parlent de signifié de puissance<br />

pour un lexème.<br />

L'expérience montre qu'il existe des figurèmes du monde dont la prégnance<br />

discursive est reconnue par toutes les sociétés : les femmes, les enfants, les animaux,<br />

les contenants, les arbres, etc. sont porteurs de virtualités narrativo-discursives dans<br />

la mesure où leur spécificité naturelle et leurs fonctions communes ont donné lieu à<br />

des extrapolations métapsychiques, symboliques, magiques, religieuses, en un mot<br />

mythiques. Ce sont des isotopies de type ethnique qui assurent le passage de figures<br />

universelles à des figurèmes concrets du monde dont l'existence est attestée dans un<br />

1 U. ECO, <strong>Le</strong>ctor in fabula, Grasset, 1985, p. 27-28.<br />

16


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

type de société ou un autre. Cet investissement ethnique repérable, et qui ne<br />

constitue pour nous qu'un accident géographique et culturel étudié par l'ethnologie,<br />

fait que le conte déploie une certaine logique opérationnelle en relation avec<br />

l'environnement et les préoccupations de la société qui génère, ou régénère, le récit<br />

et l'histoire à partir d'espèces qui lui sont familières, d'épisodes de la vie<br />

communautaire ou privée qui est la sienne. <strong>Le</strong> tabac, le miel, la calebasse, le couteau<br />

de jet, le puits sont autant d'objets que le conte africain utilisera ; le départ de la fille<br />

avec son mari, l'échange des biens et des services, la fabrication du sel, la<br />

préparation de la nourriture, la quête de l'eau constituent les conduites qui à leur tour<br />

constituent les épisodes et les récits dont les contes sont faits. A l'intérieur d'un<br />

même récit, on peut découvrir des ensembles de figurèmes qui peuvent être<br />

interprétés suivant des isotopies variées (alimentaires, sexuelles, météorologiques,<br />

organisationnelles...) : le mortier, la calebasse, le feu peuvent constituer une de ces<br />

triades susceptibles d'instaurer les isotopies décrites plus haut. On peut encore<br />

remarquer que sur un axe horizontal on passe du simple au complexe, de l'élément à<br />

la construction, alors que l'axe vertical va, de bas en haut, de l'universel au<br />

particulier - ce qui n'aurait pas déplu à G. Guillaume 1 .<br />

<strong>Le</strong>s niveaux choisis pour étudier le conte sont effectivement des coupes plus<br />

ou moins tardives, plus ou moins précoces effectuées dans le mouvement de pensée<br />

interprétatif qui s'attache à saisir le conte à des moments particuliers de sa genèse.<br />

5. MOTIFS AFRICAINS<br />

Reprenant, réajustant et complétant la nomenclature des contes recueillis par<br />

D. Paulme, on peut dresser une liste non exhaustive des motifs susceptibles d'une<br />

interprétation mythique et qui sont les plus courants dans le domaine africain. <strong>Le</strong>s<br />

contes qui sont représentatifs de ces motifs ne sont ni des mythes théogoniques, ni<br />

cosmogoniques, ni eschatologiques mais contiennent des conduites et des figures qui<br />

semblent appartenir à des mythes érodés et les motifs-occurrences ou motifèmes<br />

semblent renvoyer à des motifs types constitutifs des mythes du monde entier. <strong>Le</strong>s<br />

termes de la liste ci-après ne sont que des étiquettes commodes pour résumer le<br />

contenu discursif de chaque motif :<br />

1-L'enfant travesti 5-L'enfant animal 9-<strong>Le</strong> monstre dévorant<br />

2-L'enfant espiègle 6-L'enfant justicier 10-La restitution impossible<br />

3-L'enfant abandonné 7-L'origine de la mort 11-La fille difficile<br />

4-L'enfant jalousé 8-<strong>Le</strong> nom inconnu 12-<strong>Le</strong>s deux sœurs<br />

Il est assez difficile de distinguer, dans la Mère Dévorante 2 entre les contes<br />

du type Petit Poucet et ceux de l'enfant Malin ou de l'enfant Sorcier. La cause en est<br />

que les occurrences du type ne sont pas pures. Dans notre terminologie on peut<br />

concevoir que certains motifs incluent des conduites qui renvoient à des motifs<br />

d'autres types de contes. Il y a aussi une contamination entre motifs et conduites<br />

1 L'intuition géniale de Guillaume, qui se représentait la pensée comme un flux sans cesse en mouvement<br />

entrainé de l'universel vers le particulier puis s'inversant pour revenir à l'universel, a été extrèmement<br />

féconde pour expliquer nombre de faits syntaxiques ; elle devrait pouvoir rendre compte avec autant de<br />

bonheur des faits narrativo-discursifs. Cf. M. Wilmet, Gustave Guillaume et son école linguistique,<br />

Nathan, 1972.<br />

2 D. PAULME, La mère dévorante, Gallimard, 1973.<br />

17


LE CONTE<br />

d'autres types, ce qui rend toute classification provisoire sinon aléatoire. On pourrait<br />

aussi bien concevoir qu'il existe un archi-motif : l'enfant rebelle.<br />

On peut cependant tenter de clarifier un certain nombre de points. <strong>Le</strong> cas de<br />

l'enfant espiègle est très simple : nous avons préféré cette dénomination car elle<br />

permet d'éviter toute confusion avec les autres motifs mettant en scène des enfants.<br />

La langue française a la chance de posséder le terme « espiègle » dont l'étymologie<br />

fait référence au héros du conte germanique, Till Eulenspiegel (miroir au hibou), qui<br />

donne déjà une indication sur le comportement du personnage ; en effet, le miroir qui<br />

renvoie une image renversée et le hibou avec ses habitudes nocturnes sont des<br />

modèles d'inversion ; or l'inversion est un des modes d'existence dans le monde des<br />

esprits et des morts. <strong>Le</strong> motif de l'enfant espiègle sera toujours centré sur un enfant<br />

dont les paroles et les actes symbolisent une sagesse qui va à l'encontre du sens<br />

commun et qui retourne contre l'adversaire ses propres armes, justifiant ainsi le<br />

symbolisme du nom.<br />

<strong>Le</strong> motif de l'enfant travesti est centré sur un changement de sexe qui de<br />

tromperie se transforme en réalité avec l'aide d'adjuvants magiques. Un scénario qui<br />

confirme les thèses de Bruno Bettelheim dans son livre « <strong>Le</strong>s blessures<br />

symboliques » 1 .<br />

<strong>Le</strong> motif de l'enfant abandonné est constitué par un scénario de revanche<br />

pour un enfant mal-aimé : l'abandon est soit physique soit affectif et la revanche est<br />

soit une vengeance sanglante, soit la re-création (sauvetage héroïque de la famille<br />

dévorée par un esprit-sorcier) et la prise de pouvoir.<br />

Il s'agit d'enfants abandonnés en forêt, de filles maltraitées, d'enfants<br />

persécutés par leurs parents biologiques ou légaux ou bien par une autorité tribale.<br />

L'origine inconsciente d'un tel scénario est évidente et évoque un épisode de ce que<br />

Freud appelle le roman familial.<br />

<strong>Le</strong> motif de l'enfant jalousé met en scène un enfant trop bien pourvu par la<br />

nature, garçon ou fille, en général fabriqué de toutes pièces, extraordinaire par sa<br />

naissance, mais victime de la méchanceté et de la jalousie de la société qui ne peut<br />

accepter cet être trop plein de « mana » et qu'elle veut faire disparaître en espérant<br />

qu'il ne monopolisera plus ainsi les faveurs du ciel et des dieux. Ce motif prend une<br />

résonnance particulière quand on sait que les comportements évoqués par ce type de<br />

conte n'appartiennent pas seulement au monde des fantasmes mais à celui de la<br />

réalité africaine. Dans les occurrences du conte, l'enfant peut soit succomber soit<br />

l'emporter.<br />

<strong>Le</strong> motif de l'enfant animal est basé sur le dédoublement de l'être humain qui<br />

projette sur un ou plusieurs animaux qui jouent des rôles actanciels variés, les<br />

pulsions et les instincts qu'il ne peut assumer en tant qu'être social appartenant à une<br />

classe d'âge défavorisée. <strong>Le</strong> motif de l'enfant justicier, plus souvent repéré sous la<br />

forme de conduite à l'intérieur d'autres motifs, garde son statut de motif dans des<br />

contes comme « L'enfant sans fesses » ou « L'enfant sorcier ». C'est en général la<br />

manifestation de scénarios de compensation où l'enfant devient justicier et incarne la<br />

bonté par opposition aux méchants adultes dont il est issu.<br />

1 B. BETTELHEIM, <strong>Le</strong>s blessures symboliques, NRF, 1971.<br />

18


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

Tous ces motifs, comme nous l'avons suggéré, peuvent être rapportés aux<br />

sentiments profonds, mais refoulés, d'un enfant confronté au monde des adultes,<br />

impatient de secouer le joug de ses oppresseurs, conscient que sa faiblesse physique<br />

et mentale, et son manque d'importance sociale sont une criante injustice. Un très<br />

grand nombre de contes africains sont des occurrences de ce type de scénario<br />

infantile ou régressif et relèvent pour leur interprétation de la métapsychologie<br />

freudienne.<br />

<strong>Le</strong>s autres motifs que l'on peut rencontrer sont secrétés par des scénarios<br />

initiatiques qui peuvent être comparés à des scénarios régressifs qui assimilent les<br />

débuts du monde, les débuts de la société, à la genèse de l'expérience individuelle :<br />

l'enfance est alors considérée par l'adulte comme une époque d'épreuves dans un<br />

monde « autre » dont l'individu a su ou n'a pas su se dégager. Adultes et dieux sont<br />

confondus ; l'incompréhension, la peur qui sont la marque de l'enfance<br />

transparaissent dans ces récits du souvenir ; le langage de l'enfant (comme le langage<br />

de l'expérience régressive) est comme l'a bien montré Y. M. Lotman, du même type<br />

que le langage mythologique 1 ; c'est une langue qui traduit en termes plus concrets et<br />

plus personnalisés la langue des adultes, rapportée au répertoire des sensations et des<br />

émotions expérimentées par l'enfant, dans un monde dont l'espace est réduit aux<br />

dimensions des lieux familiers, et dont les personnages sont l'enfant lui-même, le<br />

père, la mère - ou leurs substituts - un animal et quelques objets dont les fonctions<br />

sont incompréhensibles et menaçantes ; ces objets deviendront les objets magiques<br />

du conte. On admettra que le moelleux du tapis qui s'oppose à la dure réalité du<br />

monde soit pour l'enfant et dans les deux sens de l'expression, un véhicule de rêve :<br />

c'est ainsi un exemple typique de traduction dans le langage de la sensation, d'un<br />

objet dont la fonction adulte est incomprise.<br />

L'image mécanistique qui rend le mieux compte de l'interaction entre mode<br />

d'expression mythologique et mode d'expression profane du monde réel et historique<br />

est celle de deux cylindres en mouvement et qui n'ont comme point de contact qu'une<br />

ligne toujours changeante et tangentielle.<br />

6. LA CONSTITUTION D'UN MODÈLE ANALYTICO-INTERPRÉTATIF<br />

<strong>Le</strong>s deux niveaux choisis pour situer une interprétation mythique sont les<br />

deux niveaux les plus abstraits. Nous voudrions, au préalable, citer N. M. Assomov :<br />

« Pendant le sommeil [...] la “coordonnée` de la réalité”, et les récepteurs sont<br />

déconnectés. L'activité circule selon des modèles généralisés et concrets,<br />

excités antérieurement, qui subsistent dans la mémoire active après la journée<br />

vécue [...] c'est ainsi que surgissent des configurations compliquées où<br />

s'entremêlent l'absurde et le bon sens. » 2<br />

Ceci revient, pour nous, à dire que les motifs sont des modèles généralisés<br />

issus des activités de veille, utilisant des figures du monde réel selon une<br />

1 Y. M. LOTMAN, « La réduction et le déplacement des systèmes sémiotiques. (Introduction au<br />

problème. <strong>Le</strong> freudisme et la culture sémiotique », in Travaux sur les systèmes de signes, Ed. Complexe,<br />

Bruxelles, 1976.<br />

2 N. M. ASSOMOV, « Modélisation de l'intellect humain », in Impact, Unesco,vol 28, n°1, janvier-mars<br />

1978.<br />

19


LE CONTE<br />

combinatoire onirique pour bâtir les contes qu'on a souvent comparés aux rêves et<br />

aux rêveries éveillées....<br />

Cette combinatoire onirique utilise les mêmes mécanismes que la syntaxe en<br />

linguistique : les compatibilités entre lexèmes dépendent des sèmes qui constituent<br />

leur sémème, en tenant compte du fait que les diverses occurrences d'un lexème<br />

n'impliquent pas l'occurrence du même sémème. Une sélection parmi les sèmes du<br />

signifié de puissance - entrée de dictionnaire - est effectuée par un effet de contexte ;<br />

c'est pourquoi une figure du monde se dote de possibilités nouvelles dès qu'elle entre<br />

dans le contexte du conte. Certaines contraintes physiques sont levées par le discours<br />

même de la pensée fabulante, ce qui permet aux figures du monde de trouver de<br />

nouveaux modes d'existence et de fonctionnement, et de nouvelles combinatoires en<br />

tant que figurèmes.<br />

De même les figures sont des éléments qui se combinent et viennent occuper<br />

des places particulières dans les motifs en raison de leurs virtualités ou puissance<br />

médiationnelles à l'intérieur de schèmes logico-sémantiques. Elles nous permettent<br />

de repérer les axiologies et les logiques métapsychologiques de notre interprétation.<br />

C'est dans ces figures extraites de figurèmes allomorphiques que nous entrevoyons le<br />

noyau signifiant du conte dont les développements sous forme de motifèmes et de<br />

récits sont pré-inscrits dans leur fonctionnement naturel et onirique.<br />

La structure en carré sémiotique pourrait représenter le fonctionnement de<br />

notre modèle :<br />

motif<br />

CONDUITE<br />

figure<br />

motifème<br />

THEME<br />

figurème<br />

La relation de contradiction entre motif et figurème, et motifème et figure<br />

rend compte à la fois de l'opposition abstrait/concret et de l'opposition<br />

dynamique/statique. La relation de contrariété est basée sur une opposition de<br />

fonction et de grandeur. La relation d'implication est celle d'occurrence à type et les<br />

termes complexes et neutres sont des termes catégoriels où les oppositions de base se<br />

conjoignent par indifférenciation ou composition.<br />

7. CONTES ET THÉORIES INTERPRÉTATIVES<br />

<strong>Le</strong>s théories métapsychologiques nous permettent de repérer aisément les<br />

situations typiques à la fois créatrices de conflits et spectacles conflits-médiations.<br />

Elles sont donc prépondérantes dans l'interprétation des thèmes et des conduites.<br />

Mais ces théories ont aussi dressé, à travers l'interprétation des rêves, des textes, des<br />

associations libres, un dictionnaire des symboles de l'inconscient. Ce dictionnaire est<br />

plus virtuel que réalisé mais les déductions et inductions qui permettent à partir du<br />

fonctionnement pratique, de la forme, de la couleur, de l'emplacement et de bien<br />

d'autres particularités des figures du monde, de cerner le « problème » cognitif,<br />

20


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

affectif, ou organisationnel 1 , sont devenues des modes opératoires parfaitement<br />

duplicables. Il ne s'agit pas de soigner un malade, de diagnostiquer les causes d'une<br />

névrose, tout au plus il est question d'extraire du sens caché par différentes couches<br />

discursives et narratives. L'opération est chirurgicale et non thérapeutique.<br />

Cette approche qu'elle soit Jungienne, Freudienne, ou autre, devrait permettre<br />

de retrouver l'impulsion première qui a mis en branle la génération du sens, son<br />

investissement dans des structures narratives - il reste à démontrer l'indépendance du<br />

sémantique et du syntaxique qui nous semble un postulat douteux - et sa<br />

manifestation discursive finale. Elle doit justifier aussi la similitude des motifèmes,<br />

et leur réduction à un motif, la similitude des figurèmes, et leur réduction à une<br />

figure.<br />

L'approche comparatiste est ce qui justifie le terme de mythocritique et<br />

signale la perspective structuraliste. <strong>Le</strong> conte en tant qu'objet d'analyse ne peut être<br />

défini par la seule analyse interne, il doit constituer avec d'autres contes des<br />

paradigmes et des syntagmes à l'intérieur d'un discours mythique universel dont<br />

l'origine ne peut être que métapsychologique mais qui peut trouver un début<br />

d'explicitation dans des analyses du fonctionnement des institutions humaines, des<br />

pratiques religieuses et magiques.<br />

D'où le recours possible aux trois fonctions découvertes par G. Dumézil 2 .<br />

Sous la forme Souveraineté, Force, Fécondité, ces trois fonctions sont présentes<br />

dans le tissu social africain, même si elles se conjoignent souvent dans une même<br />

figure mythique.<br />

Il est aussi indispensable de faire appel aux travaux d'un autre comparatiste,<br />

plus ancien et dont l'œuvre immense - même si elle est critiquée avec virulence par<br />

les Formalistes - reste à nos yeux de toute première importance : J. G. Frazer 3 a pris<br />

comme point de départ de son travail d'interprétation une étude du fonctionnement<br />

de la magie, qui montre comment l'esprit humain est passé par trois stades<br />

d'explication du monde : magique, religieux et scientifique.<br />

L'hypothèse magique, née de la tentation de dominer la nature et le surnaturel<br />

et du postulat d'un ordre inhérent au monde naturel et aux mondes possibles, s'est<br />

nourrie de fausses analogies.<br />

L'hypothèse religieuse a cru déceler derrière les occurrences naturelles la<br />

volonté ou le caprice d'un ou plusieurs êtres anthropomorphes mais d'une essence<br />

supérieure.<br />

L'hypothèse scientifique a pu discerner dans la chaîne des événements des<br />

causes produisant régulièrement les mêmes effets et reculer très loin le domaine de<br />

l'inexpliqué, sinon de l'inexplicable.<br />

Il est d'ailleurs remarquable que E.T. Hall utilise une tripartition semblable<br />

des domaines d'expérience des sociétés qu'il étudie : informel/formel/technique 4 .<br />

1 Cf le problème de la place des catégories thymiques,cognitives et pragmatiques dans le parcours<br />

génératif.(art. THYMIQUE in A. J. GREIMAS, J. COURTÉS, Sémiotique dictionnaire raisonné de la<br />

théorie du langage, tome II, Hachette,1986.)<br />

2 G. DUMEZIL, <strong>Le</strong>s mythes germains, PUF, 1952.<br />

3 J. FRAZER, The Golden Bough, Macmillan, 1963.<br />

4 E.T. HALL, The silent Language, Fawcett Publications, 1964.<br />

21


LE CONTE<br />

<strong>Le</strong> conte est étranger à toute hypothèse scientifique, mais il porte souvent la<br />

marque du changement d'hypothèse, du glissement étiologique qui a mené l'homme<br />

de l'ère magique à l'ère religieuse, du chevauchement des deux hypothèses, de leur<br />

intrication.<br />

Nous porterons notre attention sur l'hypothèse magique car c'est elle qui est<br />

occultée non point tant par l'hypothèse religieuse que par le phénomène<br />

d'interprétation moralisante et socio-historique, auxquelles le conte a été soumis au<br />

cours des siècles et dans son errance géographique.<br />

<strong>Le</strong>s principes qui ont justifié le recours à la magie sont, d'une part, le principe<br />

de dépendance relative, d'autre part, celui de dépendance rémanente ; tous deux<br />

établissent une relation entre la cause et l'effet qui sont confondus quant à leur nature<br />

mais dissociés au niveau de la temporalité et de leur extension.<br />

<strong>Le</strong> principe de dépendance relative est basé sur la croyance que l'analogie<br />

superficielle entre deux choses ou événements garantit que toute action sur un<br />

simulacre, que tout « faire semblant » provoque au niveau du monde naturel ou<br />

surnaturel une réaction prévisible et dont les caractéristiques sont semblables aux<br />

actions humaines qui les ont précédées et donc causées.<br />

<strong>Le</strong> principe de dépendance rémanente est basé sur la croyance que toute<br />

conjonction entre objets ou acteurs reste inscrite dans ces objets ou acteurs (choses,<br />

animaux, êtres humains...) et que toute action sur un des items de la conjonction sera<br />

effective sur l'autre.<br />

D'après le principe de dépendance relative il suffit de verser au sol l'eau d'une<br />

calebasse pour inciter le ciel à répandre sur la terre la pluie de ses nuages ; d'après le<br />

principe de dépendance rémanente, il suffit de posséder les ongles ou les cheveux<br />

d'une personne pour pouvoir, à distance lui infliger toutes les tortures imaginables et<br />

réalisables sur l'échantillon possédé.<br />

D'autres structures, comme celles détaillées dans l'admirable ouvrage de G.<br />

Durand 1 permettent de repérer des isotopies et ce que l'auteur appelle le régime des<br />

images. Dans la mesure où G. Durand s'inspire des théories de Jung sur les<br />

archétypes et les symboles, une interprétation menée selon ces lignes y gagnera en<br />

cohérence.<br />

8. LES LIMITES DU CONTE<br />

Il nous faut préciser que l'interprétation d'un conte peut être structurée par le<br />

schéma général de tout récit mythique 2 . Celui-ci impose une lecture à rebours et une<br />

analyse qui se justifie par la connaissance préalable du final du conte et la<br />

reconnaissance des étapes obligatoires qui mènent à ce final. Cette structure nous<br />

permet de définir les limites d'un conte en dehors des particularités de certains récits<br />

populaires ; par exemple nous écartons ainsi la possibilité qu'un conte puisse avoir<br />

une structure en « miroir » 3 .<br />

1 G. DURAND, <strong>Le</strong>s structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas,1969.<br />

2 A. J. GREIMAS,Sémantique structurale, Larousse,1966.<br />

3 Cf. D. PAULME, La mère dévorante, Gallimard,1976.<br />

22


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

<strong>Conte</strong>nu<br />

corrélé<br />

initial<br />

<strong>Conte</strong>nu inverse<br />

<strong>Conte</strong>nu<br />

topique<br />

<strong>Conte</strong>nu<br />

topique<br />

<strong>Conte</strong>nu pose<br />

<strong>Conte</strong>nu<br />

corrélé<br />

final<br />

Cette structure était d'ailleurs déjà implicite lorsque nous avons décrit l'usage<br />

fait par les sociétés africaines des notions de « désordre/ordre ». <strong>Le</strong> désordre initial<br />

qui lance la machine narrativo-discursive est corrélé avec l'ordre final rétabli ; le<br />

contenu topique inversé est représenté par les conduites appartenant au mode de la<br />

transgression et le contenu topique posé par des conduites de compensation<br />

propitiatoire.<br />

9. LE SENS DU CONTE<br />

Il reste à faire la preuve que toutes les notions, théories et modèles que nous<br />

avons brièvement évoqués permettent d'extraire des contes un certain nombre de<br />

sens qui s'entremêlent et qui justifient à la fois la concaténation des phrases du texte<br />

et le ou les systèmes qui les sous-tendent.<br />

Ce sens que nous voudrions découvrir se trouve certainement moins dans une<br />

continuité sémio-narrative et discursive du seul texte, que dans la construction de<br />

paradigmes à l'aide de nombreux textes ; paradigmes qui nous renvoient à des<br />

classifications mythiques du monde, puis à des analogies métapsychiques<br />

universelles.<br />

<strong>Le</strong> danger est d'imposer nos idéologies interprétatives issues de nos propres<br />

modes de classification des figures du monde, à des matériaux qui furent élaborés sur<br />

un autre mode de penser et d'être. C'est pourquoi le recours à une intertextualité dans<br />

le temps et dans l'espace est nécessaire pour acquérir et conserver ce « regard<br />

éloigné » et pour se détacher de nos propres réflexes classificatoires.<br />

A une interprétation récitative qui impose au texte plus ou moins<br />

essentiellement tel ou tel système de cohérence, un système prenant dans le temps le<br />

relai d'un autre, nous voudrions substituer une déconstruction et un repérage des<br />

éléments (figures), puis par la comparaison des figures entre elles, justifier leur<br />

présence dans telle ou telle construction, par la description de leur fonction propre<br />

dans l'univers de la pensée mythique. En termes sémiotiques, il nous paraît possible<br />

de générer la composante sémio-narrative à partir des dispositions réelles et/ou<br />

virtuelles que l'esprit humain a pu conférer aux figures prégnantes du monde. Un<br />

conteur puise indifféremment dans les schémas narratifs qui lui sont connus<br />

(compétence grammaticale), dans les parcours figuratifs dont il se souvient<br />

(compétence discursive), dans sa propre logique imaginaire et/ou technique<br />

(compétence énonciatrice) qui lui propose des figures du monde capables de<br />

répondre à ses visées moralisantes, didactiques, idéologiques ou artistiques... Ces<br />

différentes compétences sont relatives et il ne faut jamais oublier que l'état des textes<br />

ethniques est aussi le fruit des à-peu-près, des carences langagières ou mémorielles<br />

de ces narrateurs.<br />

La cohérence sauvegardée que l'analyse découvre au niveau profond et<br />

l'incohérence de surface tiendraient alors à la structure homologique de tous ces<br />

systèmes ou grammaires qui renvoient en dernier ressort à l'intellect humain<br />

conscient et inconscient. La dégradation du conte, son érosion mythique provient de<br />

23


24<br />

LE CONTE<br />

l'effacement, du brouillage des isotopies ethniques, qui sont ce qu'il y a de moins<br />

universel dans le conte, mais elle fait apparaître avec plus de relief la structure<br />

narrative et l'isotopie métapsychologique. C'est pourquoi les contes européens<br />

peuvent aisément être scrutés sous l'éclairage d'un modèle génératif des récits et les<br />

contes de fées se sont alourdis du poids d'une interprétation métapsychologique<br />

convaincante et révélatrice.<br />

<strong>Le</strong>s contes africains, connus souvent des seuls linguistes et anthropologues<br />

offrent une surface si riche qu'elle fait écran à des études en profondeur. L'originalité<br />

linguistique et anthropologique focalisent l'attention des chercheurs et souvent les<br />

aveuglent au point que l'aspect différent occulte complètement le même.<br />

Notre propre tentative est sans doute réductrice mais c'est en cela qu'elle est<br />

complémentaire de toute autre approche. Elle est aussi très subjective, d'un part, du<br />

fait même qu'elle est interprétative, d'autre part, parce que le corpus envisagé est<br />

lacunaire. Tant que l'ensemble des contes connus ne sera pas stocké dans une<br />

mémoire d'ordinateur et qu'un programme adéquat ne permettra pas de rechercher<br />

tout ce qui se ressemble, tout ce qui s'inverse, tout ce qui se transforme, tout ce qui<br />

varie_ les analyses seront incomplètes et entachées d'erreurs.<br />

10. LE MONSTRE DÉVORANT<br />

Ce motif qui a suscité le titre du livre de D. Paulme est indépendant des<br />

objets ou êtres qui jouent le rôle thématique de monstre et des différents thèmes qui<br />

ont été projetés sur des récits qui le mettent en scène. Par contre, il s'inscrit à<br />

l'intérieur d'une dialectique explicitée par la catégorie dévoré/dévorant qui est<br />

productive de motifèmes variés et de nombre de thèmes et d'une infinité de<br />

figurèmes.<br />

<strong>Le</strong> conte tchadien dont nous possédons plusieurs variantes est articulé sur le<br />

plan thématico-narratif autour d'une calebasse, de la faute commise par une vieille<br />

femme et sa fille, de la consommation de viande animale, de la récolte du sel, de<br />

l'origine de la mort et de la naissance de jumeaux sotériologiques : c'est dire si ce<br />

motif qui a donné une étiquette commode pour repérer l'analogie d'un certain nombre<br />

de variantes du récit est lié à d'autres motifs qui suivant les variantes n'apparaissent<br />

que sous forme de conduites ou de figures manifestées par des thèmes ou des<br />

figurèmes. En Centrafrique la thématique sexuelle développe les potentialités<br />

narratives du mortier et du pilon, de la pâte qui lève et de la forme turgescente de<br />

certaines calebasses.<br />

A des milliers de kilomètres de là, au Rwanda et au Burundi, la calebasse est<br />

présente en tant que figurème à l'intérieur d'autres thèmes et d'autres motifèmes : elle<br />

ne joue jamais le rôle thématique de monstre dévorant ; elle se place sur l'échelle des<br />

valeurs ethniques à l'opposé de la mort : elle est la matrice maternelle dans son<br />

régime diurne, dans sa figuration positive et euphorique. <strong>Conte</strong>nant du lait, elle fait<br />

fonction de baratte, elle cache la gestation du beurre et des enfants de beurre, ou<br />

d'os, ou de cœur, ou de fleur, elle se distingue nettement en tant que figurème de la<br />

calebasse coupée en deux des agriculteurs SARA, de ce ventre à graines qui laisse<br />

s'échapper les trésors mystérieux de son intériorité mais qui retient cachée aux<br />

regards des hommes cette promesse de vie future avant l'intervention du couteau de<br />

jet : dans une société pastorale elle n'active pas les mêmes sèmes que dans une


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

société productrice de céréales, mais comme on peut le voir, la fécondation a glissé<br />

vers la gestation bien que la catégorie fécondité/stérilité reste le noyau invariant de<br />

ses virtualités textuelles et que la problématique des rôles mâle et femelle dans la<br />

reproduction soit inscrite dans sa nature et son utilisation quotidienne.<br />

Une étude passionnante mais difficile mettrait sans doute en relation la<br />

noisette des contes indo-européens et la calebasse africaine, la noix et le mortier, le<br />

canari et le coffre... <strong>Le</strong> paradigme existe et les connotations sont semblables.<br />

Une analyse sémantique mettrait en évidence que les sèmes de la figure<br />

nucléaire de la calebasse tchadienne sont d'origine végétale alors qu'au Rwanda et au<br />

Burundi ils sont d'ordre animal. On trouve d'ailleurs la calebasse qui contient les<br />

eaux de pluie dans le ventre d'un lion mythique, dans cette région où hier encore le<br />

pâtre se douchait dans le jet d'urine de sa vache.<br />

<strong>Le</strong> monstre dévorant, au Rwanda et au Burundi, prend la forme d'une hyène.<br />

Si les thèmes et motifèmes sont moins nombreux, ce sont toujours des jumeaux<br />

sotériologiques qui redonnent vie à tous les êtres avalés et dévorés par le monstre qui<br />

est assimilé à un esprit malfaisant, un « kizimu ». Il y a cependant une différence<br />

fondamentale : la calebasse avale comme on avale une bouillie de céréale, alors que<br />

le monstre rwando-burundais mâche et démembre ses victimes.<br />

La récupération se fait au Tchad par une partition en deux, ou bien<br />

arithmologique et au Rwanda par un démembrement du monstre qui renvoie sans<br />

doute à une époque lointaine où la chasse était la moyen privilégié de se nourrir,<br />

aussi bien pour les hommes que pour les animaux.<br />

Ce démembrement, qui apparait sous forme de figure ou de conduite, est lié à<br />

une autre figure qui est celle du rire. La démonstration complète de l'existence d'un<br />

paradigme de figures qui sous-tend une thématique sexuelle serait trop longue, nous<br />

n'indiquerons que les points de repères essentiels. Il s'agit pour une logique mythique<br />

universelle de relier la sexualité féminine, l'animalité mordicante, la consommation<br />

de viande, et le rire.<br />

L'influence arabe, facilement repérable au Tchad, au Rwanda et au Burundi<br />

est sans doute, pour partie, responsable de l'existence de cavernes dont l'entrée en<br />

forme de fente s'ouvre et se referme ; le héros Rwandais qui vit avec sa sœur dans<br />

une telle caverne, qui s'appelle BABA, et qui redonnera vie à l'ensemble de sa<br />

famille en coupant le pouce du kizimu est celui-là même qui confondra la cuisse<br />

dégoulinante de sang de sa sœur avec une miction. Point n'est besoin de développer<br />

pour lire le code sexuel. C'est avec des graines ou des pépins qui éclatent dans le feu<br />

que l'héroïne trompera par deux fois le kizimu ; l'une des particularités des bazimu<br />

(hyènes), est justement d'effrayer les humains par leur rire. Une des épreuves<br />

favorites imposées aux héroïnes est l'interdiction de rire. <strong>Le</strong> rire qui découvre les<br />

dents renvoie à la manducation férale. Cette gueule dentée renvoie à la sexualité<br />

féminine, à la castration, au temps dévorant, à une figure indo-européenne que nous<br />

connaissons sous le nom de Chronos, et à une figure africaine assez connue pour son<br />

vagin denté et le sadisme dentaire de la menstruation, celle de la déesse lunaire et<br />

mortifère des Bambara, Mousso-Koroni 1 .<br />

1 Cf. G. DIETERLEN, Essai sur la religion Bambara, PUF, 1951.<br />

25


LE CONTE<br />

Au Rwanda et au Burundi l'érosion mythique a été à l'œuvre plus qu'ailleurs<br />

et l'espace villageois du conte tchadien a été réduit à l'espace familial. En tant que<br />

figures les jumeaux sont communs aux contes tchadiens et rwando-burundais (même<br />

s'ils ne sont pas explicitement désignés comme jumeaux dans les versions rwandoburundaises.)<br />

Dans ces pays, nombreux sont les contes qui mettent en scène un<br />

couple de jumeaux, frère et sœur. Point n'est besoin non plus d'insister sur<br />

l'universalité mythique des figurèmes de la gémellité et de leur association avec les<br />

conduites incestueuses.<br />

L'étude minutieuse et comparée d'un seul de ces contes du monstre dévorant<br />

réclamerait beaucoup de place et de temps, nous nous satisferons encore une fois<br />

d'attirer l'attention sur certaines figures et certaines conduites et de faire la liaison<br />

avec d'autres contes, d'autres motifs, d'autres figures afin d'essayer de montrer que<br />

les paradigmes de figures et les structures thématico-narratives sont générés par une<br />

logique naturelle et universelle.<br />

C'est A. NIEL qui écrit :<br />

« Tout récit s'opère progressivement à travers une dialectique qui épouse la<br />

forme d'un sacrifice rituel et procure le sentiment mystique d'une vérité<br />

retrouvée. » 1<br />

On peut donc avec lui, considérer que le conte n'est que la narrativisation de<br />

ce désir d'unité qui accepte comme variante le désir de la mort d'autrui (en effaçant<br />

l'autre on peut espérer retrouver l'unité niée par la présence de cet autre irréductible à<br />

moi), le désir de sa propre mort, le désir magique d'être l'origine même de toute<br />

l'humanité, le désir érotique (deux types de désir qui ne mènent qu'à de fausses<br />

unions), le désir de combattre qui par ses alternances de succès et d'échec réduit<br />

l'opposition vie/mort à un jeu cyclique, le désir boulimique (recherche de l'unité par<br />

l'absorption de tout ce qui n'est pas soi)... L'appareil méthodologique des<br />

sémioticiens, son caractère de modèle universel, son jeu de jonctions et de<br />

disjonction, le caractère polémique des transformations,et les états définis comme<br />

jonctions relèvent l'importance de cet axe du désir que l'interprétation des contes doit<br />

sans cesse mettre en évidence.<br />

C'est en ce sens que nous découvrons dans les contes une pensée mythique<br />

qui fond une problématique cognitive avec un matériau figuratif pragmatique. C'est<br />

pourquoi les contes qui lient dans un discours le règne minéral, et végétal, animal,<br />

humain, avec une interrogation et une solution aux problèmes de fécondité, aux<br />

problèmes de pouvoir et de richesse sont susceptibles d'être analysés par la<br />

sémiotique et interprétés par une mythocritique.<br />

Cette quête de l'unité, commune à la sémiotique et à la mythocritique permet<br />

en fait de schématiser la génération des contes et surtout leur diversité prévisible. Il<br />

n'existe dans le monde des contes que deux processus qui permettent que le monde<br />

retrouve son unité : la transformation et l'assimilation. D'où, d'une part, les<br />

figurèmes mi- humains, mi-animaux, les ingestions et digestions d'humains par des<br />

animaux ou des végétaux ou vice-versa, les conjonctions amoureuses contre-nature...<br />

d'autre part les figurèmes qui exemplifient les transformations possibles d'une<br />

instance d'un règne en une instance d'un autre règne.<br />

1 A. NIEL, L'analyse structurale des textes, Delarge, 1973.<br />

26


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

Remarquons, au passage que la disjonction homme /femme, est traitée par la<br />

pensée mythique sur le modèle de la disjonction humain/non humain. <strong>Le</strong> schéma cidessous<br />

rend donc compte des figures possibles pour effectuer la médiation des<br />

termes opposés.<br />

MONDE (un)<br />

transformation<br />

assimilation<br />

animé inanimé animé inanimé<br />

humain animal végétal minéral humain animal végétal minéral<br />

Pour les contes qui se rattachent au motif du Monstre dévorant, la<br />

problématique est articulée par la catégorie Dévoré/Dévorant qui s'insère entre la<br />

catégorie assimilation et les termes animé /inanimé. <strong>Le</strong> terme non humain est<br />

susceptible de constituer aussi la catégorie qui conjoint le terme animal et, faute de<br />

mieux, le terme ogre. A son tour le terme ogre peut par disjonction successives<br />

générer les termes dieu, sorcier, monstre, esprit, mâle, femelle_ Remarquons que, au<br />

niveau des figurèmes de contes particuliers, il existe des amalgames de termes qui<br />

font que le monstre dévorant possède, par exemple, les sèmes humain, mâle, animal,<br />

ogre, minéral...<br />

<strong>Le</strong> schéma en arbre à choix binaire peut générer l'ensemble des êtres et des<br />

choses, des items qui hantent les contes du monde entier lorsqu'on y adjoint des<br />

catégories de plus en plus spécifiques telles que âge, sexe, arbre, eau, rocher...<br />

Ce que fait l'imaginaire collectif, c'est à dire l'ensemble des interprètes du<br />

conte, ce que fait le conteur, de nos jours, c'est choisir à chaque embranchement un<br />

chemin qui rend compte de la diversités des acteurs, des actions et des décors tout en<br />

conservant une unité de motif de conduites et de figures qui assurent aux différentes<br />

version d'un conte une cohérence logique, symbolique et narrative motivée par cette<br />

pulsion universelle qu'est la recherche de l'Unité ou en d'autres termes d'une<br />

médiation entre contraires.<br />

On voit comment s'articule la pensée empirique et symbolisante et comment<br />

elle peut au niveau des figurèmes donner le rôle de monstre dévorant aussi bien à des<br />

animaux, qu'à des végétaux, qu'à des minéraux, qu'a des humains.<br />

Dans la version « calebasse dévorante » il s'agit d'un végétal qui vide le<br />

monde de son humanité en se l'assimilant, mais le conte utilise aussi des figurèmes<br />

qui renvoient à la catégorie transfomation et ces figurèmes dessinent d'autres<br />

conduites et d'autres motifs liés au premier et qui sont l'origine de la mort, l'origine<br />

de la nourriture, le démembrement d'un dieu, qui à leur tour renvoient à l'initiation<br />

des garçons, à la sexualité féminine, aux usages culinaires, aux technologies du fer,<br />

27


LE CONTE<br />

aux règles et sociales... Ce qui fait la différence entre conduites et motifs est un<br />

simple processus de focalisation ou en d'autres termes de coopération interprétative 1 .<br />

11. LES FIGURES DU CONTE TCHADIEN<br />

<strong>Le</strong> conte tchadien est composé de différents épisodes qui utilisent des figures<br />

dont le paradigme constitue un code spécifique :<br />

1- changement de village (code cosmogonique)<br />

2 - la fillette et la mort (code sexuel, éthique, culinaire)<br />

3 - le dieu vaincu (code éthique, agricole, culinaire)<br />

4 - la viande de la mort (code culinaire)<br />

5 - les cendres (code agro-culinaire)<br />

6 - la calebasse dévorante (code cosmogonique)<br />

7 - les jumeaux (code cosmogonique et initiatique)<br />

<strong>Le</strong> premier village est assimilable à cet ancien paradis perdu d'où les hommes<br />

ont été expulsés et ce que la fillette va chercher « au ciel » où hommes, bêtes et<br />

dieux, ne font qu'un, c'est le moyen de survivre sur terre. C'est aussi une conduite<br />

initiatique très courante.<br />

<strong>Le</strong> pilonnage des testicules (une conduite inversée typique des mondes<br />

initiatiques) suivi du démembrement du dieu et de l'acquisition de viande sont<br />

constitués de figures liées aux mythes de création chez tous les peuples. La<br />

focalisation de type africain met en relief la faute sexuelle, assimilée à une<br />

gourmandise gastronomique, d'une femme. <strong>Le</strong>s indices d'une faute sexuelle sont<br />

évidents : le pilon et le mortier, les testicules du dieu, les étapes pour soulever le<br />

mortier qui décrivent une topologie érotique du corps féminin. Nous verrons<br />

d'ailleurs que derrière, la catégorie dévoré/dévorant, s'esquisse dans le conte entier<br />

un paysage fortement sexualisé.<br />

La viande de la mort ne peut pas être bouillie, il faut la rôtir, la réduire en<br />

cendres ; à partir de ce point la codification culinaire s'estompe, pour passer grâce à<br />

la liaison « cendres »= (sel + fertilisant) à une codification cosmogonique ; les<br />

cendres qui sont des cendres animales et non végétales ne peuvent produire du sel,<br />

par contre par assimilation et/ou transformation, le conte ne permet pas de préciser ;<br />

le domaine animal fait place au domaine végétal. En fait, la Mort en tant que<br />

catégorie unit les deux termes contraires (animal/végétal) et les trois figures viande,<br />

plant de calebassier et cendres génèrent un réseau de relations codifiées, culinaires<br />

et/ ou existentielles.<br />

Schématiquement on peut dire qu'un cycle vital, naturel et culturel est<br />

instauré. La viande nourrit l'homme, les cendres de la viande nourrissent le végétal,<br />

et le végétal assimile l'homme.<br />

<strong>Le</strong> végétal est la figure la plus propice à susciter la narrativisation du cycle de<br />

renaissance, du moins pour des agriculteurs. <strong>Le</strong> monde indo-européen connaît bien<br />

ces cycles agraires, modèles de croyances en la renaissance, et origine du drame<br />

agro-lunaire.<br />

Cependant le cycle des renaissances aura besoin de l'action des jumeaux<br />

sotériologiques, qui nés hors du village, dans une caverne vont réussir en utilisant la<br />

technologie du fer (couteau de jet) et la connaissance de la nature (le jus de la liane<br />

1 Cf. U. ECO, op.cit.<br />

28


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

yanre) à ouvrir le ventre de la calebasse et à en faire ressortir l'humanité qui va ainsi<br />

entrer dans l'ère culturelle marquée par l'existence des héros sotériologiques.<br />

<strong>Le</strong> contenu initiatique et sexuel est toujours au premier plan, la calebasse<br />

ventre de vie et de mort, est une métaphore de la femme tandis que le couteau de jet<br />

est une métaphore du principe mâle ; c'est aussi deux magies qui s'affrontent, la<br />

magie noire féminine et la magie blanche masculine, la potière et le forgeron sont<br />

redoutés et tous deux sont des « sorciers » et des démiurges.<br />

C'est en faisant appel à la métapsychologie que l'on pourrait voir dans<br />

l'ensemble de ces figures du conte, le discours d'un inconscient masculin qui cherche<br />

à s'octroyer, à justifier le rôle principal qu'il désire jouer dans la procréation. <strong>Le</strong><br />

désordre institué par le pilonnage des testicules de la mort par une jeune fille met en<br />

péril la virilité du principe mâle, menace symbolique de castration, de phallophagie,<br />

traumatisante pour l'ego masculin et qui sera neutralisée par le constat de<br />

l'impossibilité de contenir, de faire réduire cette chaire ithyphallique toujours en<br />

expansion et qui fait éclater toutes les marmites féminines_<br />

La figure de la MORT, Eros et Thanatos confondus, est assimilable à la<br />

sexualité masculine débridée et seuls les hommes pourront la réduire en cendres et<br />

l'empêcher de mettre en péril l'ordre culturel en la dominant.<br />

Par contre l'avidité de la calebasse, incontrôlée et incontrolable déclenche une<br />

catastrophe eschatologique.<br />

<strong>Le</strong> danger pressenti que constitue ce ventre femelle capable de détruire<br />

l'humanité toute entière à l'exception d'une femme enceinte restée en brousse est<br />

typique de l'attitude de l'homme devant la femme : peur et respect jaloux devant son<br />

pouvoir de séduction et de procréation ; maîtresse de la vie, de toute évidence, aux<br />

yeux de tous, elle ne peut que devenir maîtresse de la mort dans le secret de ses<br />

mystères.<br />

La mère des deux jumeaux, restera ou sera la gardienne de la tradition<br />

puisqu'elle initiera ses fils, puis disparaîtra, laissant au double principe mâle (le droit<br />

et le gauche) 1 , le soin de recréer l'humanité.<br />

Avec le nom des héros (le droit et le gauche) la boucle est bouclée : le jeu des<br />

figures telles les testicules de la mort, le couteau de jet, le jus gluant de la liane<br />

yanre, la calebasse, les marmites, la viande qui gonfle, assurent la victoire<br />

civilisatrice du principe mâle sur le principe femelle et contraignent à une lecture<br />

paradigmatique du conte suivant un code sexuel.<br />

Comme on accuse souvent la métapsychologie de voir et de mettre du sexe<br />

partout, nous voudrions préciser que dans d'autres versions africaines de ce conte,<br />

c'est un bélier, principe mâle s'il en est, qui fendra la calebasse ; on retrouve dans<br />

d'autres contes ce bélier qui s'ouvre un chemin, à coups de tête ou de sexe, dans des<br />

cavernes pour amener à la vie des êtres qui y sont enfermés. Mais effectivement il est<br />

possible de lire ces contes suivant une isotopie moins sexualisée, moins axée sur<br />

l'attitude ambigüe envers les femmes et plus investie par une visée didactique sur les<br />

phénomènes atmosphériques : le bélier est en effet le dieu de l'orage et du tonnerre,<br />

celui qui par les coups de son front sur le roc provoque la pluie fécondante.<br />

1 Ngakol et Ngagel signifient le droit et le gauche.<br />

29


LE CONTE<br />

<strong>Le</strong> glissement de ces figures vers un psychodrame permettant aux hommes de<br />

s'attribuer le beau rôle dans la procréation ne serait alors qu'un état second du mythe<br />

primitif et les différentes inclusions de ces figures dans des contes aux structures<br />

thématico-narratives variées ne serait dues qu'aux différents conteurs, à leurs<br />

sociétés, et à leurs préoccupations.<br />

<strong>Le</strong> problème revient à celui de savoir ce qui préoccupe et a préoccupé le plus<br />

l'homme : le cosmologique ou le noologique ; ce qui est absolument indécidable.<br />

<strong>Le</strong> fait que le conte soit fort répandu atteste de la virulence du besoin ressenti<br />

par les hommes de ne pas laisser aux seules femmes le prestige de la fécondité et de<br />

la naissance, car l'isotopie sexuelle y est toujours décelable.<br />

12. LES FIGURES DU CONTE AU RWANDA ET AU BURUNDI<br />

Là, le conte se trouve à un stade d'érosion mythique peut-être plus avancé que<br />

le conte tchadien : un certain nombre de figures typiquement mythiques ont disparu<br />

tels la vieille femme, la Mort, l'autre village.<br />

Par contre, la structure thématico-narrative a pris la forme d'un schéma<br />

initiatique, qui imite bien sûr un schéma mythique. <strong>Le</strong> frère et la sœur exclus du<br />

village (la chute) troquent l'habitat culturel pour une caverne, habitat naturel, ventre<br />

primordial que l'on retrouve toujours comme manifestation de la figure de la mère<br />

primordiale. <strong>Le</strong> schéma initiatique, est évident : abandon brutal du village, retraite en<br />

brousse, avalement symbolique par un rocher, nourriture spéciale_ Il y a bien là tous<br />

les éléments d'une régression rituelle.<br />

En outre le symbolisme du rocher qui s'ouvre et se referme aux ordres de la<br />

sœur réintroduit le code sexuel ; rappelons que c'est contre un rocher, qui souvent<br />

contient une jeune fille que le bélier s'escrime de la tête ou du sexe dans de<br />

nombreux contes africains 1 . L'inceste sacré est sans doute évoqué implicitement par<br />

cet artifice du rocher, par la cohabitation, par les graines utilisées par la sœur. Ces<br />

figurèmes et la conduite de l'hyène qui par trois fois trompe l'occupante de la caverne<br />

et se fait ouvrir en se faisant passer pour un parent ne sont pas sans similitude avec<br />

des motifs arabes et européens 2 .<br />

Quant à la nature du monstre, à la fois sorcier, esprit et hyène, ce figurème<br />

syncrétique appartient au principe mâle et adulte. Sa gloutonnerie est double et doit<br />

s'interpréter sur le plan sexuel et gastronomique. Il représente pour la sœur, à un<br />

niveau thématique, le danger exogame, et à un niveau métapsychologique, il est<br />

l'adulte dont les désirs sexuels effrayent l'adolescente. Il est à rapprocher d'un motif<br />

souvent rencontré, celui de la fille difficile qui finit par épouser un animal, serpent,<br />

hyène ou un végétal (arbre en général) qui s'est transformé en beau jeune homme<br />

pour la conquérir après qu'elle ait refusé tous les partis que lui a présentés sa famille.<br />

1 Cf. D. Paulme, op. cit.<br />

2 Cf.Ch. PERRAULT, Histoires ou contes du temps passé, 1697 et plus particulièrement le conte intitulé<br />

« La chèvre et ses sept petits biquets » où se retrouvent de nombreuses figures incluses dans le motif du<br />

Monstre dévorant. <strong>Le</strong> conte animalier a subi, encore plus que les contes africains les effets de l'érosion<br />

mythique et profanisante.<br />

30


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

Elle est d'ailleurs sauvée par son frère ou son père comme la fille du conte tchadien<br />

est sauvée de la Mort par son père 1 .<br />

D'autres figurèmes comme les souillures que produit la peur chez la jeune<br />

fille, la tache de sang laissée par le monstre sur le sol, la cuisse dégoulinante de sang<br />

que Baba interprète comme souillure, sont des traces de figures plus explicites en<br />

relation avec les qualités maléfiques et impures du sang menstruel.<br />

<strong>Le</strong> conte des Grands Lacs est donc, quant à cet épisode, une transformation,<br />

au sens ou l'entend <strong>Le</strong>vi-Strauss, du conte tchadien. En effet au lieu qu'une femme<br />

enceinte (donc féconde) soit épargnée par le monstre parce qu'elle était en brousse,<br />

c'est une jeune fille inféconde qui est dévorée. <strong>Le</strong>s raisons logiques de cette<br />

transformation des figures à l'intérieur d'une même structure thématique seraient trop<br />

longues à développer ici, mais la parfaite symétrie de celles-ci prouvent leur origine<br />

commune. Par ailleurs si l'on s'attache à examiner, toujours à la manière de <strong>Le</strong>vi-<br />

Strauss, les médiations ou en termes sémiotiques les transformations d'état qui<br />

affectent les acteurs du conte, on retrouve le flip-flop décrit par P. Maranda 2 . Si l'on<br />

envisage les catégories consanguinité/alliance et assistance/oppression telles qu'elles<br />

investissent le début, le milieu et la fin du conte, l'inversion canonique signalée plus<br />

haut est facilement repérable. En effet au début du conte nous avons un frère et une<br />

sœur (consanguinité) qui ne bénéficient d'aucune assistance, et sont opprimés par<br />

leur village. Au milieu du conte se succèdent une consanguinité opérante ; une<br />

relation d'assistance, une oppression de la part d'un étranger et une absence d'alliés.<br />

La fin du conte brise la relation de consanguinité et lui substitue une relation<br />

d'alliance : le frère et la sœur se trouvent des conjoints.<br />

consanguinité assistance oppression alliance<br />

DEBUT 1 1<br />

MILIEU<br />

0 1<br />

1 0<br />

FIN 0 1<br />

L'acte de libération des êtres dévorés par le monstre n'est plus vraiment un<br />

acte symbolique de procréation, c'est une mutilation qui symbolise à la fois la<br />

castration de l'étranger, la séparation et la division de l'Unité, division différentiatrice<br />

qui permet à l'oncle et à la tante paternelle de se constituer en hiérachie lignagière.<br />

On retrouve ici l'ambiguïté du héros démiurge et civilisateur, à la fois créateur d'un<br />

1 Cf. « Rusarubanya est mariée à une hyène » in E. HUREL, La poésie chez les primitifs ou<br />

contes,fables, récits et proverbes au Rwanda (lac Kivu),Goemaere,Bruxelles,1922 ; « La belle<br />

indifférente » et « la fille et le serpent » in J. FORTIER, Dragons et sorcières, A. Colin, 1974.<br />

2 Cf. COLLECTIF, Sémiotique narrative et textuelle, Larousse, 1973.<br />

31


LE CONTE<br />

ordre social et destructeur d'un paradis naturel, ange et diable dont l'action instaure<br />

l'humanité dans son mode d'existence historique et rompt les liens avec un état<br />

préalable, paradisiaque, chaotique et unitaire.<br />

Tous les paradis mythiques engendrent chez l'homme une double attitude ; la<br />

première est empreinte d'aspirations, de quête, de souvenirs, de fascination et<br />

d'espoir d'un retour à l'Un : la deuxième, contradictoirement est teintée d'horreur, de<br />

crainte d'une perte de l'individualité, peur de la confusion, de l'indifférentiation, de<br />

l'ignorante béatitude, d'amolissante permissivité. La chute est nécessaire pour que<br />

l'homme trouve sa véritable identité, c'est ce qui motive en sémiotique l'épreuve. On<br />

pourrait facilement voir dans les contes du monstre dévorant, les motifs et les figures<br />

du mythe adamique.<br />

En termes plus métapsychologiques, deux scénarios s'entrelacent : d'une part<br />

une conduite incestueuse est instaurée, d'autre part une conduite de compensation.<br />

Privés de parents, orphelins (désir et culpabilité mêlés dans l'inconscient enfantin), le<br />

frère et la sœur sont chassés par les adultes (méchanceté gratuite ou punition<br />

infligée). La fuite loin du village et le refuge dans une caverne constituent le<br />

cheminement normal du roman des origines 1 pour des enfants qui fuient la toutepuissance<br />

des adultes. La découverte d'un refuge de type maternel est aussi le<br />

recours habituel d'un enfant malheureux, grottes, jardins, greniers, placards, maison<br />

dans les arbres sont les retraites secrètes de tous les enfants.<br />

Ceux-ci et plus particulièrement l'enfant mâle font la preuve (épreuve<br />

qualifiante) qu'ils peuvent se passer du monde des adultes et peuvent recréer à eux<br />

seuls un modèle de cellule familiale. <strong>Le</strong> monstre dévorant, à la fois bête fauve, esprit<br />

et ogre représente tout ce que l'enfant peut craindre dans ses phantasmes mais il est<br />

aussi, comme on le découvre plus tard, la condensation de la menace adulte, le<br />

symbole de la famille castratrice. Ce monstre est celui qui, introduit dans le vert<br />

paradis des amours enfantines, mettra fin à l'enchantement de la relation gémellaire<br />

et unificatrice. Lorsque le frère ne croira pas sa sœur qui lui raconte la venue du<br />

monstre, cette relation prendra fin.<br />

L'épreuve principale, après cette période d'initiation est constituée par l'acte<br />

de trancher (cuisse tranchée, doigt tranché) qui évoque des actes rituels qui fondent,<br />

encore aujourd'hui, l'accession au statut d'adulte, d'un garçon ou d'une fille. <strong>Le</strong><br />

régime diurne des images 2 succède au régime nocturne : aux images, aux figures<br />

mystiques de l'alimentation et à celles synthétiques de l'union incestueuse rythmées<br />

par les paroles incantatoires pour l'ouverture du rocher font place aux images<br />

schizomorphes de l'ascension héroïque et de l'usage des armes tranchantes, du retour<br />

à la lumière loin des miasmes de la grotte maternelle ou du ventre animal.<br />

Baba devient un héros, sa sœur une épouse ce qui constitue la fin du scénario<br />

de compensation, la fin de l'initiation, l'épreuve glorifiante et la sanction du<br />

programme narratif. Quel que soit l'éclairage ou le vocabulaire choisi, la parfaite<br />

cohérence du conte est éclatante.<br />

1 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Gallimard,1972.<br />

2 G. DURAND, op. cit.<br />

32


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

13. L'ASSEMBLAGE LOGIQUE DES CONTES<br />

<strong>Le</strong>s contes sont des constructions où entrent des éléments de taille différente,<br />

motifèmes, thèmes, figurèmes. <strong>Le</strong> conte tchadien contient le motiféme calebasse<br />

dévorante mais il contient aussi le thème de l'origine de la mort et celui de l'enfant<br />

abandonné. <strong>Le</strong> conte des Grand Lacs contient le motifème de l'enfant abandonné et<br />

le thème du monstre dévorant et de la caverne aux trésors.<br />

Ces éléments sont les “signes“ de <strong>Le</strong>vi-Strauss 1 qui peuvent par permutation<br />

entrer dans un nombre limité de combinaisons ; le nombre de combinaisons étant<br />

déterminé par les liaisons possibles entre éléments de tailles différentes. Ces<br />

possibilités et contraintes combinatoires sont régies par une logique catégorielle telle<br />

que nous l'avons définie en termes binaires et aussi par un système d'associations<br />

analogiques et de rapprochements approximatifs au niveau des conduites et des<br />

figures.<br />

La liaison entre “Monstre dévorant“ et “ Origine de la mort“ se situe au<br />

niveau des figures : la cendre en tant que résidu producteur de sel et fertilisant<br />

contient les sèmes contraires, vie et mort. Elle permet la transformation<br />

Mort/Calebasse et l'enchaînement du conte tchadien.<br />

La liaison entre le “Monstre dévorant“ et “l'Enfant abandonné“ se fait grâce à<br />

la femme enceinte dans la brousse dont la figure est attestée dans de nombreux<br />

contes africains, très éloignés des motifs que nous venons de voir. C'est <strong>Le</strong>vi- Strauss<br />

qui le premier a su décrire ce phénomène de la genèse des contes :<br />

« La pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des<br />

événements ou plutôt des résidus d'événements. » 2<br />

<strong>Le</strong> conte rwando-Burundais assure sa cohérence d'une autre façon, la<br />

structure thématico-narrative basée sur un scénario de compensation intègre des<br />

figures et des conduites qui sont le résidu de motifs divers et qui pourraient être<br />

autres sans rien changer à l'économie narrative du conte. <strong>Le</strong> frère et la sœur, la<br />

caverne, l'hyène dévoreuse, la voix changée sont des figures que l'on retrouve dans<br />

bien d'autres motifs et conduites, aussi bien en Europe, qu'en Afrique, ou dans le<br />

monde arabe. Il se trouve que leurs charges sémantiques sont compatibles entre elles<br />

et avec la structure thématico-narrative. Autrement dit, il devient évident que nos<br />

deux contes sont différents de nature. <strong>Le</strong> conte tchadien est un bricolage de thèmes à<br />

partir d'un réseau de figures, tandis que l'autre est un bricolage de figurèmes qui<br />

investit un scénario métapsychologique et thématico-narratif.<br />

Il appert de ce que nous venons d'exposer que le rôle des figures est loin<br />

d'être négligeable dans l'agencement des contes. Il nous faut revenir sur la notion de<br />

motif : empiriquement les motifs ont été abstraits à partir des contes du monde<br />

entier, mais qu'est-ce qui permet de repérer un conte par l'intitulé de son motif<br />

principal ? Prenons le cas du “Monstre dévorant“, est-ce que tous les contes qui<br />

attestent la présence d'un micro-événement où un monstre dévore au moins un être<br />

humain ou un substitut d'être humain, peuvent être classés sous la rubrique Monstre<br />

dévorant ? Il est bien évident que non, c'est un choix tout à fait arbitraire qui permet<br />

d'appeler Monstre dévorant toute une série de contes. Pour qu'un conte puisse être<br />

1 Cl. LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Plon, 1962.<br />

2 Cl. LEVI-STRAUSS, op. cité.<br />

33


34<br />

LE CONTE<br />

étiqueté Monstre dévorant il faut que l'interprétation générale du conte mette en<br />

lumière un schéma plus ou moins érodé de Mort suivie de Renaissance, schéma<br />

initiatique, schéma cosmogonique de type cataclysmique suivi de re-création de<br />

l'humanité, schéma naturel de la vie des plantes, schéma atmosphérique (orage,<br />

pluie, soleil). Si ce schéma est central au conte, alors nous avons affaire à un conte<br />

du type « Monstre dévorant ». La prégnance de cette figure justifie son emploi<br />

comme étiquette d'un motif. Il y a co-invariance du schéma et de la figure et le<br />

schéma tout entier peut être déduit des potentialités virtuelles des items qui<br />

manifestent cette figure. <strong>Le</strong>s acteurs, les victimes, les moyens de re-création, de mise<br />

à mort, d'engloutissement ne sont que variantes assurant au conte son intérêt narratif<br />

et sa pertinence géo-politique. Destruction de l'humanité et création de l'humanité<br />

d'une part, créature teratomorphe et héros adolescent sotériologique d'autre part,<br />

constituent au niveau sémantique le plus profond le noyau invariant et résiduel d'un<br />

mythe de création universel. A ce niveau la différence entre motif et figure semble<br />

inopérante.<br />

Notre interprétation des contes qui nous permet d'y projeter des organisations<br />

systématiques fait appel à des logiques naturelles modernes, il serait intéressant de<br />

voir si une logique magique, historiquement plus proche de la genèse des contes,<br />

apporterait d'autres lumières sur le sujet.<br />

Dans le conte tchadien, on peut relever un certain nombre d'objets, de<br />

substances, de comportements qui relèvent d'opérations magiques. <strong>Le</strong> mortier et le<br />

pilon, la viande qui gonfle, la cendre qui chante, les couteaux de jets, le jus de la<br />

liane yanre, la calebasse sont tous des objets qui peuvent avoir leur place dans un<br />

rituel magique.<br />

<strong>Le</strong> mortier et le pilon sont des objets qui peuvent acquérir des vertus<br />

magiques dans les contes du monde entier et qui, en tant qu'artefacts, procèdent du<br />

secret de leur fabrication et du statut magique de leurs créateurs.<br />

Au Tchad, en plus de l'analogie sexuelle, le mortier est le creuset d'où<br />

naissent des produits nouveaux, produits de transformation, et des êtres régénérés.<br />

<strong>Le</strong> pilon par son mouvement rythmique dans la main des femmes évoque le geste<br />

créateur ; c'est pourquoi dans les contes du Tchad on voit un démiurge (forgeronsorcier)<br />

réaliser la création de l'humanité historique grâce à un pilonnage. Il existe en<br />

fait à travers les contes de l'Afrique une série analogique qui peut s'écrire ainsi :<br />

~ (tonnerre, éclair, pluie)<br />

~ (bélier, coup de tête ou de sexe, rocher)<br />

~ (démiurge, pilon, mortier)<br />

~ (forgeron, marteau, enclume)<br />

~ (potière, feu, argile)<br />

~ (femme, lait, baratte)<br />

~ (jumeaux, couteau, calebasse)<br />

et qui sur des modèles atmosphériques, biologiques, agricoles, technologiques<br />

ou culinaires, sont censés par magie imitative (principe de dépendance relative)<br />

permettre aux humains la création de corps humains ou de parties de corps humains.<br />

Cette procréation artificielle est située à la fois au début des temps, après la chute, et<br />

dans le temps historique. Une double création, une double naissance sont souvent<br />

exprimées par les contes ou les mythes : un être ou partie d'un être est créé<br />

artificiellement, il est ensuite détruit par la jalousie des hommes ou des dieux, puis


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

recréé définitivement mais toujours artificiellement. Cette double création trouve un<br />

écho dans les mythes de création et les mythes eschatologiques qui promettent une<br />

résurrection ; c'est aussi un schéma climatique, et un schéma initiatique. C'est par ces<br />

analogies, et bien d'autres, que l'engloutissement et la délivrance appartiennent à la<br />

logique de la magie imitative.<br />

Il semble bien que la jeune fille impubère, maniant le pilon pour écraser les<br />

testicules du Dieu de la Mort, commette un acte sacrilège qui, même s'il est<br />

explicable en termes métapsychologiques, constitue pour la conscience des sociétés<br />

magiques et initiatiques, un désordre qui va faire sortir l'humanité de l'ère édénique.<br />

Cet acte inversé par rapport à la logique biologique est typique de l'espace magique<br />

des premiers temps ou du temps initiatique.<br />

<strong>Le</strong> fait que la viande de la mort se gonfle et fasse éclater les marmites ne doit<br />

pas être lu, seulement, selon une connotation sexuelle, mais encore plus selon<br />

l'opposition fondamentale pour la magie du contenant et du contenu. Cette approche<br />

polémique du contenant et du contenu a donné aux contes nombre de figurèmes<br />

magiques. <strong>Le</strong> conte de Cendrillon en ses innombrables versions, étudié par J.<br />

Courtés 1 , pourrait être interprété selon la seule catégorie contenant/contenu : les<br />

différents figurèmes qui contiennent les attelages, les habits, les parures, qui euxmêmes<br />

sont des contenants gigognes de Cendrillon, et la chaussure qui ne peut<br />

contenir que Cendrillon, et le Prince à la fois contenant et contenu ; tout dans ce<br />

conte n'est qu'emboîtement et renvoie à la sexualité et au ventre de la mère. <strong>Le</strong>s<br />

contes sont pleins de petits contenants qui renferment de vastes contenus et<br />

d'énormes contenants qui protègent un tout petit contenu qui les remplit malgré tout.<br />

Cette dialectique magique de mondes qui s'interpénètrent est à rapprocher de la<br />

notion de porte entre deux mondes, le monde terrestre et le monde des enfers.<br />

Si certains objets ont une contenance illimitée, c'est qu'ils communiquent avec<br />

le monde inférieur. Inversement les êtres ou substances appartenant au monde surréel<br />

ne peuvent, sauf acte de leur propre volonté, être contenus par un récipient, produit<br />

de la technologie des hommes. Sans pouvoir en préciser plus l'origine analogique, il<br />

semblerait que ce sont les surprises révélées par la technologie empirique des<br />

récipients, par la fermentation des liquides et leur gazéifaction, par la coagulation<br />

des graisses et leur réduction de volume qui ont mis en mouvement la pensée<br />

analogique et symbolique, transformant ainsi de simples ustensiles en creusets<br />

magiques, de simples substances en filtres régénérateurs et magiques. <strong>Le</strong> cas de la<br />

poterie, de la forge, de la sculpture, la fabrication du beurre, de la cire perdue 2 , l'art<br />

du tisserand 3 , semblent être à l'origine de bien des manifestations magiques. <strong>Le</strong>s<br />

couteaux de jets fabriqués en fer sont des objets magiques, par leur fonction de<br />

percer, de couper, de diviser les chairs ils deviennent substituts guerriers des<br />

attributs masculins, de même que le jus de la liane yanre est par son apparence<br />

apparenté au liquide séminal.<br />

<strong>Le</strong> cas de la cendre est à part, il s’agit au contraire de l'application du principe<br />

de dépendance rémanente et non d'une analogie efficace (principe de dépendance<br />

1 J. COURTÉS, <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, PUF, 1986.<br />

2 Cf. R. GRAVES, <strong>Le</strong>s mythes grecs, Fayard, 1968.<br />

3 Cf. A. HAMPATE BA, Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, 1973.<br />

35


LE CONTE<br />

relative). <strong>Le</strong>s cendres de la mort en contact avec une graine de calebassier vont<br />

transférer à la calebasse la spécificité mortifère du dieu vaincu et vont faire de celleci<br />

un Monstre dévorant.<br />

Dans le conte des Grands Lacs, il est plus difficile de percevoir les traces de<br />

la pensée magique ; le seul objet explicitement magique est le rocher. Il appartient<br />

comme le tronc d'arbre, la termitière, la rivière, à la classe des items susceptibles de<br />

permettre la communication avec l'autre monde. La grotte qui fait partie du monde<br />

secret et magique est une porte, un seuil dont nous avons déjà indiqué les<br />

connotations sexuelles et l'appartenance à la série analogique impliquée dans l'acte<br />

de re-création de l'humanité. Cette porte magique que l'on retrouve dans de<br />

nombreux contes au Rwanda et au Burundi et qui s'ouvre et se referme grâce à une<br />

formule magique, un mot de passe est difficile à expliquer sur le plan magique.<br />

Cependant on pourrait trouver son origine dans la pratique des langues secrètes<br />

utilisées par les prêtres et les guides initiatiques. Ces formules ouvrent<br />

métaphoriquement la porte vers des lieux sacrés ou infernaux, en fait elles<br />

convoquent à l'existence ces mondes surréels ou ces êtres surréels ; pratiques que<br />

l'on retrouve dans les rites et cérémonies.<br />

<strong>Le</strong> cas des graines (de sésame ou de courge) est encore plus étrange ; lié à<br />

l'ouverture et à la fermeture des portes magiques donnant sur les mondes infernaux,<br />

on les retrouve dans les contes tchadiens. Par exemple, dans le Fabricant d'hommes 1<br />

une fille dévorée par un lion est recréée, c'est à dire arrachée au monde des nonvivants,<br />

des esprits et sa mère doit retourner à son village sans se retourner et en<br />

jetant par dessus son épaule des graines de sésame. On retrouve ainsi le passage d'un<br />

monde à un autre, la poursuite par des êtres infernaux que l'on apaise ou dont on se<br />

défait grâce au jet de graines. Il est surprenant que les contes et les mythes incluent<br />

des petites graines dans des fonctions similaires et tissent ainsi un réseau de relations<br />

qui est lié au principe de résurrection comme analogon du cycle de germination. <strong>Le</strong>s<br />

contes du Monstre dévorant, le mythe d'Orphée, le conte d'Ali Baba et des quarante<br />

voleurs, le mythe de Déméter et bien d'autres sont alors susceptibles d'interprétations<br />

concordantes dans la mesure où des mondes souterrains et des graines deviennent<br />

magiques grâce à l'analogie de la résurrection humaine et du cycle végétatif de la<br />

graine.<br />

On comprend pourquoi des graines qui passent l'hiver ou la saison sèche sous<br />

terre, retrouvent vie, font éclater leur coque (contenant infime et féminin par rapport<br />

à la plante qui en sortira), percent la terre grâce à leur pouvoir de germination,<br />

passant ainsi d'un monde dans l'autre. La pensée magique en a fait un passeport pour<br />

le voyageur inter-mondes, et une nourriture pour les êtres chthoniens.<br />

On saisit aussi que la résurrection des êtres nécessite la conservation d'une<br />

partie du corps, qu'un pouce puisse contenir la famille de Baba. <strong>Le</strong>s équivalences<br />

magiques suivantes peuvent être inférées :<br />

tête = graine, os = rameau bourgeonnant, ventre = caverne, cendre=pollen,<br />

femme enceinte = terre ensemencée…<br />

1 J. FORTIER, op. cit.<br />

36


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE<br />

Disons, en guise de conclusion, que le désir magique d'immortalité se fonde<br />

sur l'observation du cycle végétal et que la catégorie VIE/MORT des sémioticiens<br />

est toujours présente dans tous les textes produits par un cerveau d'homme.<br />

Il est aussi évident que l'étude des seules figures présentes dans le texte et<br />

sans grand recours à la structure thématico-narrative, est une voie efficace pour la<br />

compréhension des ethnolittératures du monde entier dans la mesure ou une telle<br />

approche se fonderait sur la connaissance d'un corpus très large et sur la<br />

reconstruction de modes de penser que nous avons, ou croyons avoir dépassés.<br />

GAUTHIER Robert<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

Bibliographie<br />

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THOMAS L.-V. & LUNEAU R., La terre africaine et ses religions, Larousse, 1975.<br />

37


DE L'INFORMATION A LA VALEUR :<br />

L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE POPULAIRE 1<br />

Dans son ouvrage, <strong>Le</strong> conte populaire français 2 , Michèle Simonsen opère un<br />

recensement théorique qui montre que peu d'études ont traité des rapports que le<br />

conte entretenait avec le réel. <strong>Le</strong>s ouvrages sur le conte tentent en effet ou bien de<br />

retracer l'origine des contes (en quoi ils se rattachent à l'historicisme du XIXe s.) ; ou<br />

bien d'en faire l'interprétation psychanalytique (à la suite de Freud, de Jung ou de<br />

Bettelheim) ; ou bien d'en faire l'analyse sémiotique (prenant exemple sur les travaux<br />

de Greimas et de Courtés).<br />

Ce sont là les trois grands axes théoriques qui sous-tendent l'analyse des<br />

contes. <strong>Le</strong> rapport à la réalité, pour sa part, semble être laissé aux folkloristes ou aux<br />

ethnologues ; à ceux dont la tâche est moins d'analyser le conte que d'utiliser ce<br />

conte pour connaître les us et coutumes d'un peuple et/ou d'une époque. La visée est<br />

alors sociologique et non plus poétique.<br />

Michèle Simonsen s'insurge d'ailleurs à la fin de son ouvrage sur le peu<br />

d'importance accordée au réel, faisant de celui-ci un élément fondamental quant à<br />

l'interprétation des contes. Il s'agit là d'un effort de réhabilitation du réel qui a<br />

pourtant le défaut majeur de ramener le conte à une information sur le réel, à la<br />

manière des folkloristes et des ethnologues. Michèle Simonsen s'en prend ainsi à<br />

Bruno Bettelheim dont elle dit qu'il a beau jeu d'expliquer que Hansel et Gretel<br />

mangent la maison en pain d'épice de la sorcière par « un complexe de sevrage mal<br />

liquidé ». Pour elle, cet épisode du conte renvoie unilatéralement aux famines de<br />

1816, 1847 et 1868 qui eurent alors lieu en France. <strong>Le</strong> problème qui se pose ici est le<br />

même qui se pose pour toute œuvre littéraire, mais peut-être se pose-t-il de façon<br />

plus aiguë pour le conte dans la mesure où son apparente simplicité prête le flanc aux<br />

interprétations globalisantes.<br />

Que faut-il entendre par « rapport au réel » ? Faut-il y voir un rapport<br />

univoque qui ramène constamment le conte à une information ? Ce serait faire<br />

abstraction d'un autre élément constitutif du conte tout aussi essentiel : le<br />

merveilleux. Qu'on prendrait uniquement comme un ornement. Or le merveilleux fait<br />

1 Ce travail sur le conte populaire s'inscrit dans le cadre d'une recherche qui porte globalement sur<br />

l'oralité, c'est-à-dire sur le rapport au parlé - à ne pas confondre avec la transcription du parlé - qu'il peut<br />

y avoir dans un texte. La tradition littéraire québécoise est, à cet égard, un laboratoire important<br />

puisqu'elle repose sur une tradition orale disparue depuis fort peu longtemps et que sa tradition écrite ne<br />

s'est jamais coupée de ses sources orales.<br />

2 M. SIMONSEN, <strong>Le</strong> conte populaire français, Paris, PUF, Que sais-je, 906, 1986.<br />

39


LE CONTE<br />

partie du conte, fait le conte, tout autant que l'inscription du réel, du moins en ce qui<br />

concerne les contes merveilleux - puisqu'il existe aussi des contes d'animaux, des<br />

contes de mœurs et jusqu'à des contes licencieux 1 . <strong>Le</strong> merveilleux, le réel, les<br />

variantes par rapport à un conte-type font ensemble et non séparément ce qu'est un<br />

conte.<br />

Il convient donc de questionner la relation entre rapport au réel et information<br />

sur le réel en posant qu'en ce qui concerne le conte, l'inscription du réel fonde la<br />

valeur du conte au même titre que le merveilleux ou que les variantes dont il<br />

participe d'ailleurs, ce que fait remarquer Henri Meschonnic :<br />

« Si les contes ont tant de variantes, est-ce seulement parce qu'ils sont oraux<br />

ou parce qu'ils sont des contes ? C'est-à-dire ce que justement on peut varier, à<br />

la différence du sacré ? 2 «<br />

Mon but n'est donc pas de prendre le conte comme un témoin du réel. Il y<br />

aurait là une certaine naïveté qui nous ferait régresser avant Benveniste et avant<br />

Saussure. Tout comme le langage, le conte re-produit la réalité, c'est-à-dire qu'il la<br />

produit à nouveau. Cette reproduction est soumise à une organisation propre. Dans le<br />

conte, le « réel » nous devient d'autant plus sensible qu'on étudie les variantes - non<br />

le réel en lui-même mais son utilisation par le conte.<br />

Si, dans l'optique structuraliste et post-structuraliste, ce qui importait était de<br />

trouver le même (c'est le sens des travaux de Propp), on peut se demander, dans ce<br />

qui ne peut être qu'une critique du semblable, dans quelle mesure les variantes ne<br />

sont pas davantage que des variantes. Dans quelle mesure les changements que subit<br />

un conte n'en font pas chaque fois un conte différent. Comme le dit si bien Luc<br />

Lacourcière, « le conte, c'est le conteur » et le conteur injecte dans son récit des<br />

références historiques précises afin de capter l'attention de son auditoire comme<br />

l'indique aussi Marc Soriano 3 .<br />

Dans un premier temps, je vais donc étudier comment l'inscription du réel<br />

participe du sémantisme intra-linguistique du conte. Ce n'est donc pas d'un réel<br />

événementiel qu'il sera question mais d'un réel linguistique d'ont j'essaierai montrer<br />

le fonctionnement dans deux contes canadiens : <strong>Le</strong> ruban vert 4 et Richard<br />

Crassé 5 . Dans un deuxième temps, j'analyserai le rapport entre inscription du<br />

réel et variante en comparant la Cendrillon de Perreault 6 avec son homologue<br />

québécois, Cendrouillonne 7 .<br />

1 J. BARCHILON, <strong>Le</strong> conte merveilleux français de 1630 à 1790, Paris, Champion, 1975.<br />

2 H. MESCHONNIC, « Qu'entendez-vous par oralité ? », Langue française, n° 56, <strong>Le</strong> rythme et le<br />

discours, Décembre 1982, p. 17.<br />

3 M. SORIANO, <strong>Le</strong>s contes de Perreault, culture savante et culture populaire, Paris, Gallimard, 1968.<br />

4<br />

Conté en 1948 par Hermel Tremblay, 70 ans, de Saint-Joseph- de-la-Rive, Charlevoix<br />

(Québec,Canada). Collection Luc Lacourcière et Félix-Antoine Savard. Transcription de James La<br />

Follette et Luc Lacourcière.<br />

5 Collection Luc Lacourcière. Enregistrement n° 2429. Conté le 10 Juillet 1955 par Benoît Benoît, 75<br />

ans, Chemin des Basques, Tracadie, Comté de Gloucester, Nouveau Brunswick (Canada).<br />

6 C. PERREAULT, <strong>Conte</strong>s de ma mère l'Oye, Paris, Gallimard, Folio Junior, 1977.<br />

7 Conté par Madame Béatrice Guimond et recueilli par C. Légaré, <strong>Conte</strong>s populaires d e la Mauricie,<br />

Montréal, Fides, 1978.<br />

40


DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE…<br />

1. L'INSCRIPTION DU RÉEL<br />

<strong>Le</strong>s versions canadiennes du Ruban vert et de Richard Crassé sont<br />

profondément marquées par le réel du pays autant dans les détails que dans la façon<br />

de conter. Ainsi, dans <strong>Le</strong> Ruban vert, une incise du conteur fait état de la réalité<br />

socio-économique de l'époque (l'histoire est contée en 1948). Racontant le voyage de<br />

la mère et du fils, Hermel Tremblay y va de ses propres observations :<br />

« Dans ce temps-là, les chemins étaient pas longs et les campagnes étaient pas<br />

désertes comme maintenant. »<br />

Il y a là une allusion claire à l'exode des ruraux vers les grandes zones<br />

urbaines, particulièrement massif de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Ces<br />

réflexions du conteur historicisent le conte tout en étant accompagnées d'un autre<br />

type de réflexions qui situent paradoxalement celui-ci dans une contemporanéité qui<br />

est celle du contage et qui ne semble pas gêner le conteur outre mesure. Ainsi,<br />

parlant de la boule de cinq cents livres que le héros envoie dans les airs, le conteur<br />

dit :<br />

« V'là la boule qui monte en tourpignant, pis’à v'là qui gronde pareil à in<br />

avion (...) »<br />

<strong>Le</strong>s informations sur le réel sont donc souvent contradictoires puisqu'elles<br />

font se rencontrer des réels éloignés l'un de l'autre (ici une information renvoyant à la<br />

fin du XIXe siècle et une autre contemporaine du contage) ; ceci montre bien que la<br />

valeur informative du conte est toute relative. Hermel Tremblay a beau avoir le<br />

dessein de situer son conte dans un temps passé, le présent le rattrape sous la forme<br />

d'un avion ou d'une voiture.<br />

Dans Richard Crassé, il est indistinctement question du roi ou du seigneur<br />

chez qui Richard « pensionne » (habite). Là encore, il y a allusion aux diverses<br />

seigneuries autour desquelles s'organisait la vie des paysans avant la Conquête<br />

(1760). Ce n'est là qu'un détail, un témoignage du temps passé mais lorsqu'il est<br />

question de l'exil de Richard au début du conte, peut-on toujours dire qu'il ne s'agit<br />

que d'un détail ? Richard Crassé est un conte qu'on retrouve peu en Europe de<br />

l'ouest ; il est surtout présent en Europe de l'est et en Scandinavie. Or, dans la plupart<br />

des versions européennes, le héros est un ancien soldat sans foyer dont les parents<br />

sont morts et que ses frères ont rejeté. Comme la plus ancienne version connue est<br />

celle du poète allemand Grimmelshausen et qu'elle remonte à 1670, on peut supposer<br />

que la version européenne entretient un lien avec la guerre de Trente Ans (1618-<br />

1648) à laquelle a participé Grimmelshausen. Comme on sait aussi qu'il existe une<br />

version des frères Grimm et que le projet des Grimm était de plonger aux sources de<br />

ce qui constituait le fond national allemand, on comprend que plusieurs éléments du<br />

conte aient été transformés au Canada. A tel point d'ailleurs que Luc Lacourcière<br />

n'est pas sûr qu'il s'agisse du même conte. Outre la situation initiale dissemblable où<br />

l'on retrouve un soldat en Europe et un paysan au Canada, d'autres éléments sont<br />

absents d'une version à l'autre.<br />

Dans la version européenne, lorsque le diable apparaît au héros, c'est pour<br />

vérifier si celui-ci est un poltron. Par la suite, il lui fait tuer un ours et l'oblige à se<br />

vêtir de la peau de l'ours. Non seulement le héros ne devra pas se laver pendant sept<br />

ans, mais surtout il ne devra pas enlever la peau. Pendant ces sept années, la<br />

préoccupation majeure du héros sera de ne pas mourir afin de ne pas perdre son âme.<br />

Pour le reste, les versions européenne et canadienne sont identiques : le diable donne<br />

41


LE CONTE<br />

au héros une bourse remplie d'or et toujours pleine ; le héros fait montre de<br />

générosité et à la fin il épouse la jeune fille qui a bien voulu de lui lorsqu'il était sale.<br />

<strong>Le</strong> seule différence réside donc dans la situation initiale mais elle change à tel<br />

point le sens du conte qu'on est forcé d'y voir davantage qu'une variante. La version<br />

européenne fait état d'un héros moral, préoccupé de son salut et dont l'épreuve est<br />

fort longue. C'est le héros possible d'une Allemagne dévastée après la guerre de<br />

Trente Ans. Dans la version canadienne, rien de tel. Richard Crassé est fils de<br />

paysans pauvres comme le sont la plupart des paysans de la fin du XIXe siècle (d'où<br />

l'exode vers les Etats-Unis). Ces paysans ont été refoulés vers de nouvelles terres<br />

pour la plupart incultivables, ce à quoi le conte fait allusion :<br />

« I, viviont ben pauvres. Toujours, i’aviont pris une terre ben loin de chez<br />

eux. »<br />

Une nouvelle allusion est faite à la colonisation des terres nouvelles lorsque<br />

Richard décide de s'exiler :<br />

« Ah ! i’a dit, j'sus à bout’rester icitte sus les terres neuves. J'vas découvrir du<br />

pays ».<br />

Lorsque le diable apparaît à Richard, tous deux sont tout de suite dans un<br />

rapport de familiarité. L'apparition du diable n'a pas pour but de vérifier le courage<br />

de Richard :<br />

« Après que l'homme a été parti, son père, quoi c'est qui arrive là ? Une<br />

personne noire. Richard a commencé à r'garder, i’a pensé : « C'est l'yable tout<br />

pur, c'est lui ».<br />

Il a dit :<br />

- Bonjour, Richard.<br />

- Bonjour, le yable. »<br />

Richard n'a aucune épreuve à affronter, il n'a pas à abattre un animal sauvage<br />

et surtout il ne doit rester sale qu'une seule année. Il n'est jamais question du salut de<br />

son âme. Ce n'est pas sa force morale qui fait sa valeur, c'est son argent. Dans la<br />

version européenne la richesse vient récompenser de hautes vertus morales ; dans la<br />

version canadienne la manque d'argent motive à lui seul tout le conte.<br />

<strong>Le</strong> ruban vert me paraît toutefois présenter davantage d'intérêt que Richard<br />

Crassé car le propos de ce conte est structuré par le réel linguistique du conteur. Il<br />

s'agit d'un conte plutôt long, ce qui indique qu'il provient des chantiers où se<br />

retrouvait la main d'œuvre masculine l'hiver venu. Dans ces chantiers où les soirées<br />

étaient très longues, il n'était pas rare qu'un conte dure jusqu'à trois heures.<br />

<strong>Le</strong> ruban vert est l'histoire d'une mère et de son jeune fils obligés de quitter<br />

leur village à la suite d'une malhonnêteté de la mère. Sur leur chemin, le fils trouve<br />

un ruban vert qu'il s'attache autour du corps et qui lui donne une force surhumaine.<br />

Ils arrivent chez un Géant dont les deux fils s'enfuient bientôt, effrayés par la force<br />

de Jean. <strong>Le</strong> géant épouse la mère et veut bientôt se débarrasser de Jean avec la<br />

complicité de sa femme. Il envoie Jean à une mort certaine par trois fois ; la<br />

troisième fois, Jean délivre une princesse mais refuse toutefois de l'épouser, se disant<br />

trop jeune pour le mariage. Il rentre chez lui et le géant parvient à lui dérober son<br />

ruban, à lui crever les yeux et à le mettre à la porte. Jean retrouve alors la princesse<br />

qu'il épouse et la vue lui est rendue peu après grâce à une eau miraculeuse. Alors, il<br />

va récupérer son ruban et à son tour crève les yeux du géant et de sa mère.<br />

42


DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE…<br />

On assiste dans ce conte à une multiplication des séquences au cours<br />

desquelles le conteur se fait de plus en plus insistant lorsqu'il décrit la force physique<br />

de son héros. L'importance accordée à la force physique participe de la violence<br />

qu'on trouve dans ce conte et c'est pourquoi il importe de s'y arrêter. <strong>Le</strong> conteur<br />

s'attache en effet à mettre en évidence la très grande force physique du héros, Jean,<br />

en insistant chaque fois sur les dimensions de l'opposant. A début, il n'est question<br />

que de « grosseur » :<br />

« Tout d'in coup, i’s'accroche les pieds dans’n’racine de m'risier qu'était gros<br />

comme ça. »<br />

Par la suite, la grosseur est mesurée. <strong>Le</strong> géant mesure « pas moins qu'sept<br />

pieds, pis les épaules pas moins que quat'pieds d’large » ; la boule que Jean lance est<br />

« ène boule de cinq cents liv' » ; les licornes qu'il affronte sont plus grosses que des<br />

vaches et leur corne fait deux pieds de long, etc.<br />

Tout au long du conte, c'est cette incroyable force physique de Jean qui<br />

semble être la finalité du conte. Effectivement, selon la classification de Propp, la<br />

vengeance de Jean devrait avoir lieu avant le mariage avec la princesse, or, autant<br />

Jean refuse d'abord d'épouser la princesse, autant une fois qu'il a recouvré la vue, il<br />

s'empresse de récupérer son ruban et de se venger de ses parents. Au sens propre<br />

comme au sens figuré, la force physique et son corollaire, la violence, sont les<br />

éléments sémantiques les plus importants du conte.<br />

La troisième quête du héros nous le montre d'ailleurs à la recherche de<br />

violence gratuite. Car les deux premières fois, si c'est le géant qui envoie Jean vers la<br />

mort, la troisième fois, ce n'est pas le géant qui l'envoie au château même s'il se<br />

réjouit de voir Jean courir à sa perte. Ce n'est pas non plus parce que Jean sait qu'une<br />

princesse y est enfermée qu'il y va. C'est uniquement pour se mesurer à l'autre géant,<br />

dont son beau-père a vanté la force, et le tuer.<br />

<strong>Le</strong>s contes sont en général fort violents mais cette violence, la plupart du<br />

temps, est masquée par le langage. Lorsque la Bête annonce au père de la Belle qu'il<br />

doit mourir puisqu'il a volé une rose de son jardin, c'est avec galanterie que la Bête<br />

s'exprime, désamorçant par là le contenu de ce qui est dit. Ici, au contraire, la<br />

violence est amplifiée par la façon de conter du conteur, laquelle est indissociable du<br />

réel québécois puisque ce qu'elle implique, c'est moins un « accent » (au sens de<br />

prononciation) qu'un ensemble de phénomènes linguistiques.<br />

Une certaine violence verbale porte pour ainsi dire la violence du contenu, lui<br />

donnant forme. C'est sans doute à cause de cette adéquation entre la façon de conter<br />

et le conte que Luc Lacourcière parle d'Hermel Tremblay comme d'un très grand<br />

conteur. Corrélativement, c'est sans doute aussi à cause de son vécu linguistique<br />

qu'Hermel Tremblay fait de la violence la forme-sens la plus importante de ce conte.<br />

La violence explose dans le conte à divers moments, un peu comme si la<br />

soupape des redites qui balisent le conte, les fréquentes ruptures syntaxiques qui<br />

existent chez les analphabètes, les hésitations trouvaient dans les passages violents<br />

une canalisation. Au fur et à mesure des séquences, la syntaxe du conteur lors des<br />

descriptions de scènes violentes se fait de plus en plus paroxystique, annonçant en<br />

quelque sorte le dénouement du conte. Vitesse et violence sont ici liés dans le<br />

procédé rhétorique de l'accumulation qui nous devient sensible par la répétition de<br />

43


LE CONTE<br />

l'adverbe « puis » (pis), comme en témoigne la description du meurtre du géant du<br />

château par Jean :<br />

« I’s’lève deboute, pis i’yi sapre eune claque dans l’côté d’la tête’a main<br />

ouvarte qu’i’te l’culbute haut en bas d’sa chaise ; le sang par le nez, par les<br />

yeux, par les oreilles. I’était là, i’grouillait pus quasiment. I’s’met à r'garder.<br />

I’avait ben in anneau d’porte de cave, là. I’pousse la tab', pis i’rouv’la porte<br />

d’la cave pis i’te l'agraffe par d'ssus’a peau du cou, pis i’te l'sapre en bas<br />

dans’a cave la tête la première, pis i farme la porte ».<br />

Dans la mesure où l'on dispose pour ce conte d'une version enregistrée, il<br />

importe de noter que le suprasegmental de l'intonation participe également du<br />

sémantisme paroxystique : lors des passages violents, la voix du conteur se fait plus<br />

tendue, plus haut perchée et plus rapide. <strong>Le</strong> passage cité renvoie à une violence<br />

brutale, explicite. Cette violence se manifeste par ailleurs à d'autres moments du<br />

texte de façon plus subtile et elle est actualisée par une syntaxe marquée par des<br />

tensions et des omissions. <strong>Le</strong> traitement des pronoms personnels est à cet égard<br />

significatif car il met en cause le statut du sujet.<br />

Il faut noter d'abord l'insistance sur le pronom de la deuxième personne du<br />

singulier, « tu » ici prononcé « toué », mis en apposition et en accusation :<br />

« Passe la porte, toué, p'tit voleur de laine pareil à ta mère ! »<br />

Au début, le géant réduit Jean au statut de non-sujet, parlant de lui à la<br />

troisième personne en sa présence 1 . Lorsque Jean demande à sa mère s'il peut aller<br />

jouer avec les fils du géant, ce dernier réagit de la sorte :<br />

« C'que c'est qu'i’te d'mande, là ? «<br />

Faisant de Jean un non-sujet. Il agira toujours de la sorte jusqu'à ce qu'il se<br />

soit emparé du ruban vert. Alors, il redonne à Jean un statut de personne, mais de<br />

personne dominée, accusée, victimisée, s'adressant à lui sur le mode impératif :<br />

« Eh, lève, lève-toué à matin ! Lève-toué à matin !<br />

T'es pas comme de coutume à matin, hein ? Lève-toué ! »<br />

<strong>Le</strong> réel linguistique associé au « toué » est lié à l'apostrophe, à l'invective.<br />

Ainsi, au moment du contage, le conteur est interrompu par sa femme qui veut faire<br />

remarquer aux auditeurs que son mari a raconté le même conte il y a peu de temps.<br />

Son mari l'interpelle brusquement : « Toué, tais-toué »...<br />

<strong>Le</strong> sujet se trouve donc ou bien occulté ou bien mis en accusation. Il peut<br />

aussi être dévalorisé, chosifié comme en témoigne le remplacement du pronom<br />

personnel par le démonstratif « ça ». Introduisant la princesse, le conteur dit :<br />

« Ca, c'était une princesse ».<br />

Bref, il y a ici inscription d'un réel linguistique donné, à haute teneur<br />

d'agressivité et qui est autre chose qu'un détail dans la mesure où il structure l'univers<br />

relationnel du conte.<br />

Tous les éléments de ce conte, aussi bien, au plan structurel, l'inversion des<br />

séquences finales, que la surenchère dans la description des prouesses physiques où<br />

la syntaxe de la chosification, tous ces éléments, en plus de l'intonation du conteur<br />

contribuent à créer une tension qui ne peut se résoudre que dans la violence. C'est là<br />

une dimension essentielle du conte. Dit autrement, ce conte signifierait autrement.<br />

1 Émile Benveniste a analysé la nature des pronoms en montrant que la notion de personne était présente<br />

uniquement pour les instances je et tu, faisant défaut dans il. Voir à cet effet « La nature des pronoms »<br />

dans Problèmes de Linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p.251-257.<br />

44


DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE…<br />

La conclusion préliminaire qu'on peut en tirer, c'est qu'une façon de parler<br />

(qui est bien davantage qu'un accent) témoigne de certains problèmes qui débordent<br />

la linguistique : on pense, entre autres au système de double négation chez les Noirs<br />

américains, à l'importance du juron au Québec, etc. Une façon de parler manifeste<br />

une certain nombre de problèmes et la réaction à ces problèmes : ici, une violence<br />

verbale rentrée qui vient à son tour orienter la démarche du conteur.<br />

2. LE RÉEL ET LA VARIANTE<br />

L'inscription du réel est, jusqu'à un certain point, indissociable de la variante,<br />

comme on l'a montré en comparant les situations initiales des versions canadienne et<br />

européenne pour le conte Richard Crassé.. Si l'on étudie un conte aussi connu que<br />

Cendrillon et sa variante québécoise, Cendrouillonne, on se rend compte que les<br />

changements sont tels qu'on peut difficilement ne pas y voir un ou des sens<br />

différents.<br />

Selon Paul Delarue 1 , il y a quatre éléments fondamentaux dans Cendrillon :<br />

l'héroïne est maltraitée ; elle reçoit une aide magique ; elle rencontre un prince ; elle<br />

prouve son identité et épouse le prince.<br />

Dans Cendrillon comme dans Richard Crassé, il semble bien que ce soit au<br />

niveau de la situation initiale que la variante fasse intervenir un changement<br />

sémantique important. Alors que dans Grimm et dans Perreault, on a affaire à une<br />

héroïne bafouée par ses demi-sœurs et sa belle-mère, déjà dans les versions orales<br />

françaises, il est parfois moins question de brimades que sa belle famille ferait subir<br />

à Cendrillon que d'une mise à l'écart dont Cendrillon prendrait elle-même l'initiative.<br />

Cela demeure toutefois assez rare. Sur les trente-huit versions recensées par Paul<br />

Delarue, trente-deux font état de brimades : ou bien la ou les sœurs de Cendrillon<br />

sont méchantes ; ou bien la véritable mère ou la belle-mère persécute Cendrillon ; ou<br />

bien, sans être vraiment persécutée, Cendrillon est néanmoins astreinte aux travaux<br />

ménagers les plus durs. Dans six versions, uniquement, Cendrillon n'est pas brimée<br />

et dans une version, La belle-mère et la belle-fille, la belle-mère est au contraire un<br />

être bénéfique.<br />

Dans les versions de Cendrillon signalées en Ontario, l'héroïne est brimée. Au<br />

Québec, dans la région de la Mauricie, la version Cendrouillonne se rattache à ce<br />

courant mineur dans lequel l'héroïne n'est pas persécutée. Non seulement n'est-elle<br />

pas persécutée mais elle cumule à la fois la non-persécution et l'anthroponyme<br />

péjoratif, car il faut souligner que quoique non persécutée dans trois versions<br />

françaises, l'héroïne continue de s'appeler Cendrillon, dans les trois autres versions,<br />

elle se nomme « La Cendrouse », « Cul Cendron » et « Petit cendrier, Souillon du<br />

foyer ». Notons encore que « Cendrouillonne » n'avait pas encore été recensée.<br />

Joseph Courtés a déjà fait l'analyse des différentes connotations auxquelles<br />

renvoient les différents prénoms de l'héroïne 2 . Il est certain qu'entre la suffixation en<br />

« illon » et celle en « ouillon » la différence est de taille. <strong>Le</strong> diminutif « illon » loin<br />

1 P. DELARUE et M.-L. TENEZE, <strong>Le</strong> conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de<br />

France et des pays de langue française d'outre-mer, vol 2 : <strong>Conte</strong>s merveilleux (suite), Paris,<br />

Maisonneuve-Larose, 1964.<br />

2 J. COURTÉS, « Une lecture sémiotique de’Cendrillon' », Introduction à la sémiotique narrative et<br />

discursive, Paris, 1976, p. 109-138.<br />

45


LE CONTE<br />

d'être péjoratif introduit l'idée de fragilité, de délicatesse. Il inscrit aussi l'isotopie<br />

fondamentale de la petitesse : Cendrillon est la plus petite des trois sœurs, elle est<br />

tenue pour une petite chose par sa belle-famille mais elle voit sa situation s'améliorer<br />

grâce à la reconnaissance que lui vaut son petit pied. On voit à quel point le prénom<br />

est motivé.<br />

Dans les versions populaires, le prénom est nettement plus dépréciatif et<br />

davantage encore dans « Cendrouillonne » où l'on entend « souillon ». Dans cette<br />

version québécoise, il sera d'ailleurs moins question de petitesse que de saleté et à<br />

cet effet il faut encore dire que si le motif de la petite chaussure demeure présent, il<br />

reste que si la chaussure va à Cendrouillonne, c'est moins à cause de la délicatesse<br />

rare de son pied qu'à cause du fait qu'elle est très jeune et que par conséquent, « elle<br />

ne chausse pas grand ».<br />

Cendrouillonne est sale et elle doit apprendre à se laver comme elle doit<br />

d'ailleurs tout apprendre. Sa métamorphose en jolie princesse passe par un<br />

apprentissage qui va de la salle de bain aux cours de danse. Il semble à la fin du<br />

conte qu'elle soit sur la bonne voie encore que lorsqu'on lui permet d'essayer la<br />

chaussure on lui dise de faire attention à ne pas la salir...<br />

Au bal, ou plutôt à la veillée, Cendrouillonne avoue ne pas savoir danser.<br />

Nous avons alors droit à un échange assez cocasse entre Cendrouillonne et le prince :<br />

« Fa que i part, il s'en va trouver Cendrouillonne et pis i demande si a voula y<br />

accorder ène danse avec lui, danser.<br />

- Ah, a dit, oui.<br />

Là, a jongla, a ava jamais dansé.<br />

A dit : Oui, coute donc, ça s'apprend. Fa que...<br />

- Ah ben, a dit, je vas vous avertir, j'ai pas dansé souvent. Fa que ch'ais pas si<br />

m'a m'en rappeler. En to cas, je peux tojours assèyer.<br />

- Ah, i dit, ça s'apprend ben.<br />

Enfin, fait plus important, la Cendrouillonne du début du conte est un peu<br />

bête : on la voit successivement jouer dans la cendre par désoeuvrement, se laisser<br />

appeler Cendrouillonne sans sourciller et surtout répondre à sa marraine qui lui<br />

demande si elle veut aller veiller qu'elle « haierait peut-être pas ça » au lieu d'être<br />

désespérée de n'avoir pu y aller.<br />

Sa volonté inexistante au départ, se consolide peu à peu et le deuxième et le<br />

troisième soirs, elle sait ce qu'elle veut : retrouver le prince. A la fin, on assiste à<br />

l'effort qu'elle doit fournir pour faire entrendre sa voix, au moment de l'essai de la<br />

chaussure :<br />

« Fa que Cendrouillonne le ragârda de même. A pense que sa mârraine y ava<br />

dit : Des fois, si tu vena qu'à tenir des idées là, tu pourras le dire qu'ost-ce t'as<br />

dans l'idée, des fois, dans le besoin. »<br />

Outre ces efforts qui apparaissent à la fois maladroits et touchants,<br />

Cendrouillonne possède des défauts qui l'humanisent : elle se montre orgueilleuse,<br />

hypocrite, menteuse et surtout rusée. Une fois transformée en princesse,<br />

Cendrouillonne fait montre d'orgueil :<br />

Ben, a dit, sais-tu, ch'u plus belle que mes soeurs, ch'u plus jolie que mes<br />

soeurs. Ah, a dit, m'a leu jouer un tour, m'a aller veiller où ce qu'i sont mais je<br />

les regârderai pas. Moé, je m'a es reconnaître, eux autres me reconnaîtront<br />

pas.<br />

46


DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE…<br />

Nous sommes loin de Grimm où Cendrillon va gentiment offrir des oranges à<br />

ses soeurs lors du bal. Cendrouillonne est aussi menteuse. Au prince qui lui propose<br />

de la raccompagner chez elle, elle répond :<br />

- Ah, a dit, je vous remarcie ben gros. Parce qu'a dit, j'ai in maître où ce que je<br />

reste là moé, i est ben bête. Je voudra pas qu'i vous arrivera des malheurs.<br />

Ce qui est faux. Loin d'être méchantes, ses soeurs sont de jolies princesses qui<br />

l'invitent même à venir veiller avec elles. Cendrouillonne se montre d'ailleurs fort<br />

hypocrite avec elles. Elle se dit contente qu'elles aient eu une belle veillée et<br />

redemande des détails pour savourer sa victoire. Dans ces moments de duplicité, sa<br />

parole est semblable à celle de la mère de Jean dans <strong>Le</strong> ruban vert lorsque cette<br />

dernière cherche à savoir, pour le compte du géant, ce qui rend Jean si fort :<br />

- Ben cout donc, a dit, ch'u contente pour vous autres si vous avez fait’ène<br />

belle veillée, ça me fa plaisir. Pis y ava-tu des princes ? (Cendrouillonne)<br />

- Ah, a’dit, c'est ça. Ah ben, j'suis ben contente... (a’faisait l'hypocrite) que tu<br />

soyes fort de même, mon p'tit garçon, pis j'aurai pas d'misère avec le géant à<br />

cette heure, i'a assez peur de toué. (<strong>Le</strong> ruban vert).<br />

La ruse me paraît néanmoins constituer la caractéristique principale de<br />

Cendrouillonne et cela parce que ce dont il s'agit principalement dans ce conte c'est<br />

de la rivalité entre trois sœurs amoureuses du même prince. Dans cette compétition,<br />

c'est la plus rusée qui l'emporte. Tout le récit de Madame Guimond est structuré en<br />

fonction de cet élément, la ruse, dont elle investit le mot « voir » (ouér) qui a au<br />

Québec une valeur polysémique. On dira ainsi « faire voir/ ne pas faire voir » pour<br />

« montrer/dissimuler » ; « n'avoir jamais rien vu » pour « être bête » ; enfin il existe<br />

un sens inquisiteur du verbe « voir » dans des expressions comme « cherche voir ce<br />

qu'on pourrait te faire ».<br />

Cendrouillonne est celle qui voit, celle qui ne montre pas qu'elle voit et celle<br />

qui est vue. Lors de la première veillée, elle est décrite par ce qu'elle ne fait pas<br />

voir :<br />

« Pis elle ben, ses soeurs, a les reconnaissa ben mais a les regârda pas. A faisa<br />

ouèr qu'a es connaissa pas pis a se quena (tenait) loin d'eux autres. »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, Cendrouillonne entend ses soeurs parler du prince mais « faisa<br />

ouèr qu'a es attenda pas ». Au moment où l'on essaie la chaussure, ses soeurs croient<br />

que ce n'est pas la peine de la lui faire essayer puisque Cendrouillonne « a jama rien<br />

vu ». <strong>Le</strong> prince, quant à lui est plus déférent, il lui demande « voir si a l'aimera ça<br />

l'épouser ». <strong>Le</strong> couplage est constant entre cette isotopie de la ruse inscrite dans la<br />

polysémie du mot « voir » et Cendrouillonne. Celle qui semblait être la plus bête a<br />

donc bien caché son jeu et elle a même poussé la plaisanterie jusqu'à donner des<br />

indices à ses sœurs, se permettant de les narguer lorsque celles-ci, rentrant de la<br />

veillée et la trouvant à jouer dans la cendre se montrent exaspérées. Ici, il faut savoir<br />

que sa marraine apparaît toujours à Cendrouillonne dans le foyer.<br />

« - Quiens ! i ont dit, t'as l'air fine, là. Jouer dans cendre... Qu'est-cé que ça te<br />

denne de jouer dans cendre ?<br />

- Ah ben, a dit, vous le savez pas. Ca peut me denner queuque chose de ben<br />

beau. Vous le savez pas. Jouer dans cendre, a dit, on se fa des imaginâtions,<br />

on oué toutes sortes de choses. »<br />

Bref, la Cendrouillonne de Madame Guimond ressemble peu à la Cendrillon<br />

de Perreault et si elle partage beaucoup de caractéristiques avec les diverses<br />

47


LE CONTE<br />

Cendrillon des versions orales françaises, il reste que l'organisation linguistique de la<br />

ruse qui s'élabore à partir d'un réel linguistique spécifique, lui est propre.<br />

En conclusion, les différences qui existent entre un conte-type et ses variantes<br />

modifient les modalités de l'action de telle sorte qu'elles obligent à reconsidérer le<br />

statut de la variante.<br />

La transformation de la situation initiale dans Richard Crassé fait état d'un<br />

changement radical de situation historique : on passe d'un état de guerre à un état de<br />

pauvreté endémique. Dès lors, la richesse prend un sens différent pour le héros ; pour<br />

celui de Grimmelshausen, il s'agit d'une richesse morale qu'une richesse matérielle<br />

vient récompenser. Pour le héros du conteur Benoît Benoît, seule importe la richesse<br />

matérielle qui pare un homme de toutes les qualités.<br />

Dans la mesure où le réel linguistique est aussi à analyser sous l'angle de ce<br />

qu'il manifeste au plan social, on voit comment dans <strong>Le</strong> ruban vert et dans<br />

Cendrouillonne il investit le conte de sens nouveaux en relation étroite avec un vécu<br />

linguistique et social.<br />

Enfin, ce qui me paraît le plus important, l'analyse de ces différences attire<br />

notre attention sur le rôle prépondérant du conteur dans toute littérature orale.<br />

DE GRANDPRE Chantal<br />

Université de Lyon II<br />

48


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES<br />

DES TROIS FRÈRES<br />

<strong>Le</strong> conte type 1650 de l'index d'Aarne-Thompson, qui porte le titre <strong>Le</strong>s trois<br />

frères chanceux, est classé parmi les contes facétieux (« Schwank »), raconte<br />

comment trois frères héritent de trois objets qui, en France, sont presque toujours un<br />

coq, une faucille et un chat ; en Finlande le choix est plus varié et comprend par<br />

exemple un treuil à main, un moulin à bras, un instrument de musique, un chat et une<br />

tondeuse à mouton. <strong>Le</strong>s frères arrivent l'un après l'autre dans un pays où l'objet en<br />

leur possession est inconnu ce qui leur permet de le vendre cher, ou bien ils trouvent<br />

le moyen de s'en servir avec ingéniosité dans une situation inattendue pour s'enrichir<br />

ainsi. Ce conte assez simple est connu dans l'Europe entière, même si les versions<br />

recueillies sont beaucoup plus nombreuses dans certains pays que dans d'autres 1 .<br />

Dans ce qui suit, nous allons présenter d'abord brièvement les versions<br />

françaises et décrire ensuite plus en détail les versions finnoises. La confrontation<br />

des deux groupes de contes n'a d'autre fonction que de faire ressortir les<br />

particularités des versions des deux pays et de faire voir combien un seul et même<br />

conte peut changer de physionomie en changeant de pays et de civilisation.<br />

La première attestation connue des Trois frères est écrite et se trouve dans<br />

une oeuvre littéraire du début du XVIe siècle, <strong>Le</strong> grand parangon des nouvelles<br />

nouvelles du champenois Nicolas de Troyes. Comme l'auteur s'inspire abondamment<br />

de ses lectures, il est probable qu'il n'a pas non plus inventé ce récit de toutes pièces,<br />

mais qu'il l'a entendu lors d'un de ses nombreux voyages 2 .<br />

<strong>Le</strong>s versions orales attestées des Trois frères chanceux en France sont, d'après<br />

Paul Delarue 3 , au nombre de 28, mais à ce chiffre il faut ajouter au moins les<br />

versions recueillies ultérieurement par Charles Joisten : elles portent le nombre à une<br />

bonne trentaine. Il est préférable, nous semble-t-il, de ne pas donner de chiffre exact,<br />

car l'identification de ce conte n'est pas toujours chose facile, et on peut ne pas être<br />

d'accord sur les critères d'après lesquels certains contes-occurrences sont inclus dans<br />

ce type plutôt que dans un autre. - Malheureusement il ne nous a pas été possible de<br />

consulter toutes les versions françaises et, de plus, nous avons travaillé seulement sur<br />

1 Voir Aarne-Thompson : The Types of the Folktale, FFC 184, Helsinki 1961, p. 470. On y cite par ex.<br />

28 versions irlandaises, 7 versions flamandes, 3 versions allemandes et 3 versions canadiennes.<br />

2 Voir l'introduction d'Emile Mabile à son édition du Grand parangon des nouvelles nouvelles,<br />

Bruxelles-Paris 1866, p. VI.<br />

3 Voir ses commentaires aux <strong>Conte</strong>s de Gascogne d'A. Perbosc, Paris 1954, p. 287.<br />

49


LE CONTE<br />

des textes qui ont été imprimés. <strong>Le</strong> dépouillement des recueils de contes disponibles<br />

à la Bibliothèque Nationale de Paris a donné comme résultat douze versions<br />

intégrales 1 et neuf versions résumées ou seulement attestées 2 . <strong>Le</strong>s deux versions les<br />

plus anciennes de notre corpus, qui sont l'une bretonne et l'autre picarde, ont été<br />

recueillies en 1879 ; les versions les plus récentes ont été recueillies en Dauphiné<br />

dans les années 1950. Géographiquement, elles se répartissent dans les Ardennes, en<br />

Champagne, en Picardie, en Dauphiné, en Bretagne (où les versions relevées sont les<br />

plus nombreuses) et en Gascogne. Il y a donc un vide dans le Centre ainsi que dans<br />

le Midi (à part la Gascogne).<br />

Certaines des versions orales françaises suivent de si près le récit de Nicolas<br />

de Troyes qu'il faut supposer un lien plus ou moins direct entre la version écrite et<br />

orale 3 . Pour résumer en quelques mots le contenu du récit de l'auteur champenois,<br />

souvent cité mais apparemment peu lu, il suffira d'en donner le titre complet : D'un<br />

bonhomme qui avoit trois fils et qui en mourant ne leur laissa qu'ung coq, ung chat<br />

et une faucille, et comment il arriva cependant que lesdits enfants devinrent tous<br />

riches ainsi que la conclusion qui offre une interprétation quelque peu moralisante<br />

des faits narrés : Et par ainsy vous pouvez veoir et congnoistre comme ces trois<br />

frères cy pour estre diligents en leurs affaires et non paresseux parvindrent à avoir<br />

de grans biens innumérables avec la peine qu'ils y prindrent 4 . Comme l'indique le<br />

titre du conte, les protagonistes sont en principe au nombre de trois, mais dans les<br />

versions orales, ils peuvent tout aussi bien être quatre 5 ou deux 6 ; il arrive même<br />

qu'il n'y en ait qu'un seul :<br />

Il y avait une fois un pauvre paysan qui mourut ; ses trois fils se partagèrent<br />

son maigre héritage, et le plus jeune, ainsi que cela a lieu souvent, n'eut pas la<br />

meilleure part. Tout son lot se composait d'une faucille, d'un coq et d'un ribot,<br />

ou si vous aimez mieux, d'un pilon à faire le beurre.<br />

(Revue des Traditions Populaires, tome XI, 1896, p. 237).<br />

L'héritage se compose normalement, comme nous venons de le voir, d'un coq,<br />

d'un chat et d'une faucille ; cette combinaison se trouve dans cinq versions intégrales<br />

1 Nous les citons dans l'ordre de la parution : E. H. Carnoy : Littérature orale de la Picardie, Paris 1883,<br />

p. 283-92 (Coll. <strong>Le</strong>s littératures populaires de toutes les Nations, t. XIII) ; F. M. Luzel : <strong>Conte</strong>s<br />

Populaires de Basse-Bretagne, tome II, Paris 1887, p. 195-200 ; la variante des « Trois frères » a été<br />

annotée le 15 novembre 1888 ; A. Meyrac : Traditions, coutumes, légendes et contes des Ardennes,<br />

Charleville 1890, p. 505-9 ; Revue de Bretagne, septembre 1892, t. VIII, p. 213-3 ; Revue des Traditions<br />

Populaires, tome VI, 1896, p. 237-9 : A. Perbosc : op. cit., p. 205<br />

-7 ; A. de Félice : <strong>Conte</strong>s de Haute-Bretagne, Paris 1954, p. 168-71 ; G. Massignon : <strong>Conte</strong>s<br />

traditionnels des teilleurs de lin du Trégor, Paris 1965, p. 201-2 ; Ch. Thibault : <strong>Conte</strong>s de Champagne,<br />

Paris 1960, p. 41-6 ; Ch. Joisten : <strong>Conte</strong>s populaires du Dauphiné, t. II, Grenoble 1971, p. 159-66.<br />

2 P. Sébillot : Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. II, Paris 1882, p. 139 (les versions<br />

résumées sont au nombre de deux) ; Revue des Traditions Populaires t. IX, 1884, p. 278 ; id. tome XI,<br />

1986, p. 237, note 1 (y sont citées trois variantes publiées par P. Sébillot, mais auxquelles nous n'avons<br />

pas eu accès) ; Joisten, op. cit., donne une version résumée (p. 161) et trois « fragments et attestations »<br />

(p. 161-2) de notre conte.<br />

3 Voir G. Massignon, op. cit., p. 228 et Ch. Thibault, op. cit., p. 270.<br />

4 op. cit., p. 74 et 82.<br />

5 C'est la cas dans la variante publiée par A. de Félice.<br />

6 Voir la variante parue dans la Revue des Trad. Pop., 1896.<br />

50


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

et quatre versions résumées. Par ailleurs, les protagonistes héritent aussi d'une<br />

échelle, d'une brouette et d'un sac. <strong>Le</strong>ur départ dans le monde connaît toutes les<br />

variations possibles : quelquefois ils restent ensemble tout le temps ; quelquefois ils<br />

partent ensemble, mais se séparent à un carrefour ; il arrive aussi que les départs se<br />

succèdent : l'un ne s'en va qu'après le retour de l'autre. <strong>Le</strong>s garçons entretiennent le<br />

plus souvent des rapports amicaux entre eux et vont jusqu'à s'entraider et se donner<br />

des conseils. Il est rare qu'il y ait de l'antagonisme entre eux, mais peut-être est-il<br />

loisible d'en voir une trace dans la version gasconne, où le cadet dit en rentrant :<br />

- Eh bien, moi, j'ai fait une plus belle fortune que vous ! (Perbosc, p. 207)<br />

réplique qui peut être interprétée comme une revanche du plus petit sur ses<br />

aînés. Plus intéressante de ce point de vue est une des versions bretonnes où le père<br />

donne à l'aîné le moulin et aux autres un coq, une échelle et un chat. <strong>Le</strong> sort de l'aîné<br />

est enviable :<br />

Celui qui avait le moulin, qu'était le mieux partagé, le moulin ne marchait<br />

plus, alors il ne pouvait plus vivre. Il fut obligé de quitter son moulin et de<br />

partir et ses frères vivaient comme trois millionnaires après, puisque ils<br />

avaient de l'argent à pleines poches. (de Félice, p. 171)<br />

Même dans certaines versions finnoises, celui qui, au départ, est le mieux loti,<br />

finit dans la misère, et on pourrait éventuellement interpréter cela dans le même sens<br />

que la parabole sur les talents : celui qui ne fait pas d'efforts, mais se met à se<br />

reposer sur ses lauriers, ne mérite pas d'être bien traité par le destin.<br />

Dans l'histoire des Trois frères peuvent s'enchâsser d'autres contes types 1 ,<br />

mais en général cela ne la rend pas méconnaissable ni n'en altère la structure de base.<br />

Par contre, nous voyons une altération importante dans la version ardennaise où les<br />

frères n'héritent de rien, mais cherchent des moyens pour sortir de la misère :<br />

- Père ! si tu savais le beau rêve que j'ai fait cette nuit !<br />

- Ah ! et qu'as-tu donc rêvé, garçon ? (_)<br />

- Tu sais bien qu'un jour, M. le curé nous avait prêté un beau livre où j'ai lu<br />

qu'en certain pays on faisait la moisson avec une arbalète.<br />

- Une arbalète ! Et comment ça ?<br />

- Voici : quand les blés sont mûrs, les gens de ce pays prennent leur arbalète<br />

et tirent sur les épis. A mesure qu'ils tombent, ils les mettent à côté les uns des<br />

autres et les enlèvent quand ils sont en gros tas ; ainsi se fait la récolte. Mais<br />

j'ai idée que si je vais dans ce pays avec des faucilles, je les vendrai le prix<br />

que je voudrais, et qu'alors, en peu de temps, je reviendrai riche _ (Meyrac, p.<br />

515).<br />

<strong>Le</strong> songe de l'aîné pêche contre la logique du récit qui veut que les frères<br />

ignorent à priori l'usage qu'ils peuvent faire de l'objet en leur possession, ce qui<br />

toutefois ne les empêche pas de le promener à travers le monde. Par la suite, ils sont<br />

récompensés de leur persévérance. Que les garçons soient préalablement informés de<br />

l'existence d'un pays où un certain objet est inconnu, non seulement diminue ou rend<br />

nul leur mérite, mais apporte surtout une distorsion à la structure du conte, à laquelle<br />

les prolepses ou anticipations temporelles sont étrangères. La narration suit et doit<br />

suivre l'ordre dans lequel les événements ont lieu. Relevons en passant que du point<br />

de vue qui est le nôtre, la façon dont les frères Grimm débutent leur version à eux,<br />

est particulièrement maladroite :<br />

1 par ex. le n° 551 de l'index d'Aarne-Thompson.<br />

51


LE CONTE<br />

Ein Vater liess einmal seine drei Söhne vor sich kommen, und schenkte dem<br />

ersten einen Hahn, dem zweiten eine Gense, dem dritten eine Katze. (_) was<br />

ich euch jetzt gebe, scheint wenig werth, es kommt aber bloss darauf an, dass<br />

ihr es verständig anwendet ; sucht euch nur ein Land, wo dergleichen Dinge<br />

noch unbekannt sind, so ist euer Glück gemacht 1 .<br />

Dans le passage de la version ardennaise cité ci-dessus, le pluriel « des<br />

faucilles » est à noter : nous avons affaire ici plutôt à un colporteur qu'à l'un des<br />

protagonistes des Trois frères qui, eux, n'ont qu'un exemplaire de chaque objet.<br />

Après cette présentation succincte, nous allons maintenant nous arrêter sur un<br />

détail significatif, commun à toutes les versions françaises, à savoir la présence du<br />

coq ou d'un autre objet ayant plus ou moins la même fonction, comme les chevaux,<br />

le char et la brouette. Nous prenons comme point de départ les versions picarde et<br />

champenoise qui, du point de vue qui nous intéresse ici, sont les plus explicites.<br />

Dans la version picarde, le protagoniste finit par se trouver avec son coq dans<br />

un pays où le jour n'arrive qu'à condition qu'on aille le chercher avec un char. A son<br />

grand émerveillement, il voit partir du château royal « _ un char immense traîné par<br />

de grands chevaux noirs. Ce char partait dans la direction du <strong>Le</strong>vant. - Où va ce<br />

chariot ? demanda-t-il. (_) - Où il va ? Mais perdez-vous l'esprit ? Il va chercher le<br />

jour, qui sans cela ne reviendrait pas » (Carnoy, p. 287). <strong>Le</strong>s choses ne se passent pas<br />

tout à fait de la même façon dans la version champenoise qui met en scène un pays<br />

sans horloges. <strong>Le</strong> protagoniste s'installe au palais royal et, après la tombée de la nuit,<br />

fait chanter son coq toutes les deux heures. A chaque fois le roi demande ce que la<br />

bête dit. Voici les réponses du garçon : (à minuit) « elle dit qu'il est temps d'étriller<br />

les chevaux et de leur donner de l'avoine ». A deux heures, « elle dit qu'il est temps<br />

de seller les chevaux, à commencer par le plus grand ». A quatre heures elle annonce<br />

« que le jour vient de monter sur le grand cheval » et, enfin, à six heures, « que le<br />

jour arrive et qu'il faut ouvrir les volets pour le recevoir » (Thibault, p. 42-3). <strong>Le</strong>s<br />

références mythologiques des deux versions sont évidentes et concordent aussi avec<br />

les données d'autres contes populaires français, mises en évidence par M. Courtés.<br />

Dans la mythologie gréco-romaine, aussi bien Hélios, représentation divine du soleil,<br />

que sa soeur Ejos, personnification de l'Aurore, se promènent dans un char traîné par<br />

des chevaux rapides 2 . <strong>Le</strong>s chevaux dont il est question dans les réponses du garçon,<br />

sont les chevaux du Soleil qu'il faut préparer pour la course du lendemain, bien que<br />

le roi ne le comprenne pas et fasse seller les siens. <strong>Le</strong>s deux éléments nécessaires<br />

pour que le jour se lève, sont le char et les chevaux, tandis que le rôle du coq n'est<br />

que d'annoncer qu'il faut commencer les préparatifs pour le départ imminent. Sa<br />

présence n'est qu'un prétexte ; une version dans laquelle le coq ne figure pas prouve<br />

qu'il est possible de se passer complètement de lui. <strong>Le</strong> protagoniste est en train de<br />

pousser une brouettte - l'objet dont il y a hérité - au milieu de la nuit, quand il<br />

rencontre une vieille femme en pleurs et dans un état d'épuisement extrême :<br />

- Ah mon ami, dit-elle, secourez-moi, je vais mourir dans une heure, si je n'ai<br />

pas vu l'aube qui me sauverait. Prenez-moi sur votre brouette, je verrai l'aube<br />

avant une heure, et je ne mourrai pas. (Quercy, p. 198).<br />

1 Kinder- und Hausmärchen, gesammelt durch die Brüder Grimm, Göttingen 1843 5 , p. 431.<br />

2 Voir Pauly-Wissova : Real-Encyclopädie des classischen altertumswissenschaft, tome VI, Stuttgart<br />

1905, 2668 sqq. et tome VIII, Stuttgart 1913, 58 sqq.<br />

52


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

<strong>Le</strong> garçon s'exécute et en apercevant l'aube la vieille se redresse toute seule et<br />

redevient jeune et belle. En elle il faut donc voir le jour mourant, dont la renaissance<br />

n'est possible que si l'aube lui ouvre la voie.<br />

La quête du jour est plus prosaïque dans les versions où le protagoniste<br />

n'arrive pas à un palais royal, mais à une modeste ferme. Il n'est plus question de<br />

« char immense », ni de « grands chevaux » : les gens doivent effectuer la quête à<br />

pied, en poussant une charrette. Nous avons donc affaire à une transformation de la<br />

« perspective mythique en un point de vue rationalisante », pour le dire avec les mots<br />

de M. Courtés 1 . <strong>Le</strong> jour, ou la lumière, est compris ici comme une matière concrète<br />

dont il va falloir remplir la charrette, et, dans quelques autres versions, des sacs,<br />

voire des bidons. Cela explique aussi pourquoi une version bretonne ne parle pas de<br />

« charrette », mais de « charretée » : voilà le moyen de transport devenu une mesure !<br />

Revenons encore au coq. A en juger d'après certaines versions que nous<br />

considérons comme altérées, on a eu du mal à justifier sa présence à côté des chars et<br />

des chevaux. Ces derniers ont donc été supprimés, ce qui rend plus direct le lien<br />

entre le coq et le jour. Ils ont été assimilés l'un à l'autre, si bien que dans une version<br />

résumée par Sébillot le possesseur du coq dit que « sa bête a le jour dans le gosier » 2 .<br />

Dans quelques versions dauphinoises (Joisten, p. 161) il est même question d'un pays<br />

sans coq où il ne fait jamais jour avant que le garçon ne s'y rende et fasse arriver le<br />

jour avec le chant du coq.<br />

Nous interrompons ici cette direction d'investigation tout en constatant qu'on<br />

pourrait aller plus loin encore : de nouvelles perspectives s'ouvrent pour l'analyse des<br />

Trois frères quand on se rappelle les rapprochements faits par M. Courtés entre la<br />

lune et la figure du chat 3 , bête qui fait partie elle aussi de l'héritage des frères. Quant<br />

à la faucille, c'est un objet particulièrement riche en connotations. Voici ce qu'en dit,<br />

entre autres, le Dictionnaire des symboles :<br />

« 1. La faucille (_) est l'attribut de plusieurs divinités agricoles, comme<br />

Saturne et Silvain. <strong>Le</strong>s armes recourbées sont en général en rapport avec le<br />

symbolisme lunaire et avec celui de la fécondité : signe de féminité.<br />

Elle symboliserait ainsi le cycle des moissons qui se renouvellent ; la mort est<br />

l'espoir des renaissances.<br />

2. On connaît l'usage rituel de la faucille d'or chez les Celtes, pour la récolte<br />

du gui, symbole d'immortalité. L'art celte stylise d'ailleurs en forme de faucille la<br />

queue du coq, animal solaire. On assiste ici à un renversement complet du symbole<br />

qui, de lunaire, devient solaire. (_)<br />

4. Instrument de la moisson, la faucille devient normalement l'attribut de<br />

Cérès, déesse des moissons _ Entre les mains de Saturne, la faucille devient _ le<br />

symbole de ce qui tranche la vie, comme le temps, celle de la tige de blé et celle de<br />

l'homme : elle est l'image de la mort. » 4 - Jour et nuit, vie et mort : est-ce de ces<br />

notions fondamentales qu'il est question dans notre modeste conte ? En tout cas, on<br />

peut affirmer déjà à partir de ces données que le conte facétieux, bien que considéré<br />

1 J. Courtés : <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, Paris 1986, p. 190.<br />

2 Traditions et Superstitions _, p. 139.<br />

3 op. cit., 223.<br />

4 J. Chevalier-A. Gheerbrant : Dictionnaire des Symboles, tome II, Paris 1973, p. 300-1.<br />

53


LE CONTE<br />

souvent comme parent pauvre du conte merveilleux, n'est pas dépourvu non plus de<br />

symboles de toutes sortes.<br />

Malgré l'affimation de Charles Thibault que les Trois frères sont<br />

particulièrement appréciés en France, « seul pays où l'on ait connaissance de<br />

versions nombreuses » 1 , ce conte est beaucoup plus répandu en Finlande qu'en<br />

France. Dans son Finnische Märchenvarianten, paru dès 1911, Antti Aarne en cite<br />

140 versions auxquelles viennent s'ajouter encore une dizaine de versions recueillies<br />

après cette date. En faisant la recension de ces versions manuscrites, toutes<br />

conservées aux Archives de la Société de Littérature Finnoise à Helsinki, nous avons<br />

constaté que 35 ne sont qu'attestées : le collecteur s'est contenté de prendre note des<br />

objets hérités et, quelquefois, de certaines autres particularités. Comme l'inclusion de<br />

certaines versions sous le type 1650 est discutable, on peut donc affirmer, si l'on veut<br />

être prudent, que les versions intégrales finnoises ne dépassent guère la centaine. <strong>Le</strong>s<br />

périodes pendant lesquelles les versions ont été recueillies sont précisément celles<br />

qui ont vu se développer l'intérêt pour la collecte des contes populaires en Finlande :<br />

les premières attestations (au nombre de cinq) sont des années 1840 ; la décennie<br />

suivante on en recueille neuf autres, tandis que pendant les années 1860 et 1870, le<br />

travail de collecte connaît un creux et aucun exemplaire des Trois frères n'a été<br />

recueilli. En Finlande, l'âge d'or du conte populaire est plus court - mais plus intense<br />

- qu'en France : il commence chez nous une dizaine d'années plus tard, vers 1880,<br />

pour prendre fin déjà vers 1900 2 . Comme on peut s'y attendre, la majorité des<br />

versions datent de cette période : une soixantaine de versions intégrales proviennent<br />

des années 1880, une trentaine de la décennie suivante.<br />

Pendant les premières décennies du XXe siècle, on note encore quelques<br />

rares versions, dont la dernière est de 1943 3 . - Relevons en passant un détail<br />

curieux : le savant Kaarle Krohn, qui s'est occupé de la collecte des contes pendant<br />

une période qui va de 1881 à 1885 et auquel nous devons quelque 20.000 variantes<br />

de contes populaires, a noté à lui seul 19 versions intégrales des Trois frères ; de<br />

plus les versions résumées lui sont toutes dues.<br />

La diffusion des Trois frères est très importante surtout à l'est et à l'ouest de la<br />

région du centre de la Finlande. Plus on va vers le nord, moins nombreuses sont les<br />

attestations, dont la plus septentrionale a été faite aux latitudes de la ville d'Oulu 4 .<br />

Comme en France, ce conte débute par le partage des biens paternels. <strong>Le</strong>s<br />

objets hérités sont d'une grande diversité et les hapax de toute sorte ne manquent pas.<br />

<strong>Le</strong> coq des versions françaises a complètement disparu et la faucille n'apparaît<br />

qu'une fois 5 ; l'échelle qu'on trouve quelquefois dans les versions françaises, a un<br />

emploi particulier, car à une exception près, elle ne se trouve que dans des variantes<br />

obscènes.<br />

1 Thibault, op. cit., p. 271.<br />

2 Voir P. Delarue : <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong> populaire français, I Paris 1957, p. 30 et P.-L. Rausmaa : Suomalaiset<br />

Kansansadut I, SKS : n toimituksia 302, Helsinki 1972, p. 43.<br />

3 Kärki 1844 (1943) ; les mss. sont cités d'après le nom du collecteur ; le numéro entre parenthèses<br />

indique l'année où la version a été recueillie.<br />

4 <strong>Le</strong> village en question s'appelle Paltamo.<br />

5 Tarkkanen 38 (1885).<br />

54


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

- Un examen plus détaillé fait pourtant voir que la façon dont ces objets sont<br />

groupés n'est pas arbitraire. D'une part, nous avons la série moulin à bras-treuil à<br />

main 1 - instrument de musique (c'est ce dernier qui tend à disparaître quand les<br />

protagonistes sont deux et non trois) et, d'autre part, la série chat-tondeuse à moutontreuil<br />

à main, qui normalement reste complète. Nous avons compté 55 occurrences<br />

de variantes avec la première série d'objets (à 2 ou à 3 protagonistes) et 36 avec la<br />

seconde. <strong>Le</strong>s héritages du type mixte, par exemple chat-treuil à main- instrument de<br />

musique, sont rares (10 occurrences). Géographiquement le premier type prédomine<br />

nettement sur la côte sud-ouest, les deux types coexistent dans le centre, mais aussi<br />

bien au nord-ouest qu'au nord-est il y a une zone à prédominance du type chattondeuse-treuil.<br />

La différence la plus nette entre les versions françaises et finnoises des Trois<br />

frères ne consiste pas seulement dans la nature des objets hérités, mais aussi dans le<br />

fait qu'en Finlande s'enchâssent dans ce conte une série d'épisodes qu'on ne rencontre<br />

pas en France, du moins dans ce contexte. <strong>Le</strong>s aventures supplémentaires sont<br />

exclusivement le lot de celui des frères - en général c'est le cadet - auquel échoit le<br />

treuil. Il se rend au bord d'un lac pour commencer à faire tourner son engin (il est<br />

peut-être utile de rappeler que les pêcheurs se servent d'un treuil pour faire sortir le<br />

filet à poissons du lac). Quand l'ondine vient lui demander ce qu'il fait, il répond qu'il<br />

est en train d'assècher le lac. Pour l'en empêcher, l'ondine dit à son fils d'engager une<br />

compétition avec le garçon et de lui promettre que le gagnant aura le lac avec tous<br />

ses trésors. Or le cadet l'emporte toujours, car il recourt à des ruses et envoie<br />

quelqu'un d'autre à sa place se mesurer avec l'adversaire. Nous retrouvons ici<br />

l'opposition faible, mais rusé vs fort, mais stupide, si souvent exploitée par le conte<br />

populaire. <strong>Le</strong> nombre des compétitions varie d'un à cinq, mais le plus souvent, elles<br />

sont au nombre de trois et observent une tripartition spatiale assez intéressante ; il<br />

s'agit d'abord de jeter un objet lourd aussi haut que possible, ensuite d'entamer une<br />

course dans la forêt - action qui se déroule horizontalement - et, en dernier lieu, de<br />

lutter contre celui qui est censé être le vieux père du garçon, à savoir l'ours, lequel<br />

non seulement jette son adversaire par terre avec tant de force qu'un trou se forme<br />

dans le sol, mais qui - étant donné qu'il le croit mort - commence aussi à lui creuser<br />

une tombe. Dans les contes populaires finnois, ces épisodes forment des chaînes aux<br />

maillons interchangeables : il est en effet facile de les combiner et de les multiplier à<br />

souhait. De pareilles histoires se rencontrent aussi et surtout indépendamment des<br />

Trois frères 2 . <strong>Le</strong>s protagonistes sont alors Matti, le héros rusé des contes populaires,<br />

et l'ogre ou le diable qui tous les deux se laissent facilement duper. - Dans les Trois<br />

frères l'épisode de l'assèchement du lac est donc celui qui est le plus susceptible<br />

d'être amplifié ; il y en a pour ainsi dire une version courte et une version longue. Ou<br />

bien l'ondine promet tout de suite de céder ses richesses au garçon, qui cesse alors de<br />

faire tourner le treuil, ou bien entre l'apparition de l'ondine et la récompense donnée<br />

au garçon est enchâssée une série de compétitions. <strong>Le</strong>s versions courtes sont de loin<br />

1 <strong>Le</strong> treuil a comme variante un paquet d'écorces que le protagoniste met dans l'eau pour les rendre<br />

moins dures ; il dit à l'ondine qu'il va en tresser une corde avec laquelle il va fermer le lac comme une<br />

bourse à coulant.<br />

2 Dans l'index de Aarne-Thompson, ils ont été rangés sous le titre « <strong>Conte</strong>st between Man and Ogre » et<br />

portent les numéros allant de 1060 à 1114.<br />

55


LE CONTE<br />

les moins nombreuses et elles viennent surtout de l'ouest ; plus on va vers l'est, et<br />

plus nette est la tendance à multiplier les épisodes supplémentaires.<br />

<strong>Le</strong>s richesses acquises grâce à l'héritage sont, dans un sens, directement<br />

proportionnelles aux objets hérités. Celui qui possède le chat, demande en échange<br />

un morceau d'or de la même taille que la bête ; si, par contre, on lui donne de<br />

l'argent, il dresse le chat sur ses pattes de derrière et en demande un tas aussi haut<br />

que le chat 1 . Moins ingénieux est le pauvre hère qui couche l'animal sur le<br />

dos et lui fait dresser les pattes pour montrer à quelle hauteur le tas d'argent doit<br />

arriver 2 . On se sert de la même façon de la tondeuse à mouton : le protagoniste la<br />

met dans la position verticale et demande qu'elle soit couverte d'or ou d'argent 3 .<br />

L'idée que le narrateur se fait de la richesse varie. Quand elle est à peu près réaliste<br />

(ce qui est rare), les objets sont échangés contre du blé et d'autres biens de<br />

consommation 4 . Mais la plupart du temps on renchérit sur la quantité d'or et d'argent<br />

gagnée par les frères ; que l'acquéreur éventuel soit en mesure de payer la somme<br />

demandée semble tout à fait naturel au narrateur qui constate laconiquement :<br />

« c'était une maison riche » 5 . Notons toutefois que contrairement à ce qui se passe<br />

dans le conte merveilleux, il n'est jamais question ni d'attelages somptueux, ni de<br />

vêtements luxueux, ni de palais en or 6 . Cela ne veut pas dire que le narrateur ne reste<br />

rêveur devant tant de richesses ; dans les contes provenant de l'ouest, les<br />

protagonistes reçoivent tellement d'argent qu'ils peuvent le mesurer avec un<br />

quartaut 7 . Il est évident qu'à un niveau très immédiat, ce conte exprime le désir de<br />

trouver un moyen facile de s'enrichir, de voir sa propre condition de pauvre changer<br />

de fond en comble. <strong>Le</strong> modeste héritage équivaut à un billet de loterie qui, s'il a de la<br />

chance, peut rendre son propriétaire démesurément riche. A ce propos, nous citons<br />

encore quelques commentaires sur lesquels se clôt le conte : « ainsi le pauvre devient<br />

riche » ; « ainsi les frères s'enrichirent sans peine » ; « ainsi ils devinrent riches avec<br />

un héritage modeste » ; on ne peut que souscrire au commentaire suivant : « et moi,<br />

j'ai connu cet homme et je me suis demandé pourquoi tout le monde n'a pas autant de<br />

chance que lui » 8 .<br />

<strong>Le</strong>s rapports entre les frères ne sont pas commentés dans toutes les versions,<br />

mais quand il en est question, la situation est la même que dans le conte populaire en<br />

général, c'est-à-dire qu'au départ le cadet est bien moins loti que les deux autres. Il<br />

arrive même qu'il reste sans héritage et ne trouve l'objet grâce auquel il s'enrichira<br />

que par hasard 9 . Dans les variantes qui commencent par : « Il y avait une fois trois<br />

1 Par ex. Tommila a) 15 (1889-91) et Kajander a) 40 (1903).<br />

2 Krohn a) 1953 (s. a.).<br />

3 par ex. Lilius 495 a) (1888).<br />

4 Lilius 774 (1891).<br />

5 Tommila a) 15 (1889-91).<br />

6 Une exception : la variante annotée par Siitonen KRK 10 : 2a (1935) où il est question d'un palais en<br />

cuivre, d'un palais en argent et d'un palais en or.<br />

7 par ex. Krohn b) 821 (s. a.) et Seppälä a) 64 (1925).<br />

8 Saarimaa 49 (1910).<br />

9 Rapola 18 (1882).<br />

56


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

frères, dont deux sages et un fou » 1 , il est sous-entendu que le fou, c'est le cadet.<br />

Qu'il ne mérite pas ce sobriquet, est démontré par la suite des événements : non<br />

seulement le cadet, appelé aussi Cendrillon 2 , devient plus riche que les autres, mais<br />

le cas échéant il se venge de ses frères ou les humilie soit en leur donnant un conseil<br />

qui les ruinera, soit en les engageant à son service après qu'ils sont redevenus<br />

pauvres.<br />

Quand il y a antagonisme entre les frères - trait qu'on rencontre seulement à<br />

l'ouest, les occurrences ne dépassent pas la dizaine - c'est donc le plus jeune qui<br />

l'emporte. Il est à noter que son comportement n'est pas gratuit, mais qu'il s'agit<br />

toujours d'une réaction aux abus de ses aînés. - Il a récemment été proposé une<br />

explication au fait que les protagonistes du conte populaire sont souvent au nombre<br />

de trois ; cela représenterait les différentes phases dans le développement d'un<br />

enfant 3 . Ainsi ce qui ne réussit pas ou ne réussit qu'à moitié aux deux aînés,<br />

autrement dit au protagoniste qui n'a pas encore atteint la maturité, est accompli avec<br />

succès par le cadet, à savoir le héros devenu adulte. Sans prendre parti pour ou<br />

contre cette interprétation, on peut en tout cas constater que notre conte ne la<br />

contredit pas.<br />

Voyons maintenant de plus près les versions où les objets hérités sont un<br />

moulin à bras, un instrument de musique et un treuil à main. Il y a une présupposition<br />

réciproque entre l'objet hérité et l'endroit où son possesseur s'en servira. Qui a le<br />

moulin à bras ou l'instrument de musique, va dans une grange-séchoir, quelquefois<br />

aussi dans un sauna. Il faut que le lieu choisi soit de nature à être vide pendant la nuit<br />

et qu'il y ait une poutre ou un autre lieu élevé sur lequel le protagoniste puisse<br />

s'installer. <strong>Le</strong>s tabous défendant de fréquenter les saunas ou les granges tard le soir<br />

ou pendant la nuit étaient universellement connus en Finlande il y a quelques<br />

dizaines d'années encore. D'après une croyance populaire répandue, chaque maison,<br />

voire chaque pièce avait son propre esprit et ceux des saunas et des granges<br />

n'aimaient pas à être dérangés nuitamment : celui qui se hasardait « chez eux » était<br />

invité par une voix à s'en aller. S'il n'obéissait pas, il se voyait expulser par une force<br />

invisible 4 . Lorsque le possesseur du moulin à bras va se coucher dans une grange,<br />

c'est qu'il n'a pas le choix et, en même temps, qu'il cherche aventure. Il s'installe donc<br />

sur une poutre avec son moulin. Quelque temps après des voleurs pénètrent dans la<br />

grange dans l'intention d'y partager leur butin. Ils sont certains de ne pas être<br />

dérangés, puisque les honnêtes gens ne passent pas leur nuit dans un endroit pareil.<br />

Quand le garçon fait sonner les meules, ils prennent peur et s'enfuient en croyant que<br />

Dieu fait tomber sa vengeance sur eux. <strong>Le</strong> garçon n'a pas de scrupules à s'emparer du<br />

butin ; dans une version il se dit même : « comme c'est de l'argent volé, je peux bien<br />

le prendre » 5 . - <strong>Le</strong> frère avec un instrument de musique - il s'agit toujours d'un<br />

1 Krohn a) 17307 (s. a.)<br />

2 Puttila 96 (1889-91).<br />

3 Voir Tor-Björn et Vilja Hägglund : Lohikäärmetaistelu, Mänttä 1985, p. 74.<br />

4 Mäkinen 225, Holmberg 96, Hovila KRK 1 : 9, etc. ; l'indication renvoie aux manuscrits des Archives<br />

de la Société de Littérature Finnoise contenant cette information ; ce sont des collectes de croyances<br />

populaires inédites.<br />

5 Savokarjalainen Osakunta a) 45 (1887).<br />

57


LE CONTE<br />

instrument à cordes, comme le violon ou le « kantele » - va lui aussi dans une grange<br />

ou un sauna et se met à en jouer, ce qui attire les loups. Une fois que les bêtes ont<br />

rempli les lieux, il ferme la porte avec un système qu'il a mis en place auparavant.<br />

Sur ces entrefaites, de riches bourgeois ou d'autres gens bien nantis, entendant hurler<br />

les loups, viennent voir ce qui se passe. Quand ils ouvrent la porte, les loups se<br />

précipitent dehors ; le garçon explique alors aux intrus qu'il était en train de les<br />

dresser pour un personnage de haut rang (roi, tsar) qui ne manquera pas de punir<br />

sévèrement ceux qui ont laissé échapper les bêtes. Il promet quand même d'assumer<br />

toute la responsabilité si les vrais coupables lui cèdent tous les biens qu'ils ont avec<br />

eux, ce qu'ils ne tardent pas à faire.<br />

Dans les deux épisodes l'opposition essentielle est celle de haut vs bas : le<br />

garçon est en haut ce qui, dans le premier cas, lui permet de rester invisible et, dans<br />

le second, lui évite d'être dévoré par les loups. <strong>Le</strong> possesseur du moulin ignore<br />

probablement la nature de l'aventure qui l'attend, bien qu'il y ait, dans quelques<br />

variantes, des indices permettant d'affirmer le contraire. Celui qui est muni d'un<br />

violon doit par contre avoir une idée claire de ce qui va se passer, encore que le<br />

narrateur ne le dise pas. On peut se demander pourquoi le son du violon est censé<br />

attirer les loups ; il est improbable que le garçon se croie un nouvel Orphée même si,<br />

dans une ou deux variantes, son instrument est une harpe. Nous n'avons trouvé nulle<br />

part de renseignements concernant ce détail, mais dans six versions le narrateur a<br />

jugé utile d'expliquer le comportement des loups en disant qu'ils prennent le son du<br />

violon pour des cris de cochon. Comme ils en sont gourmands, l'espoir d'un butin<br />

succulent les fait se précipiter dans la grange. - <strong>Le</strong>s choses se passent d'une façon<br />

plus compliquée dans une version où la fonction du violon n'a pas été comprise :<br />

avant de s'installer dans la grange, le violoniste vole un petit cochon ; ensuite il le<br />

fait crier et ne se met à jouer que quand la grange s'est remplie de loups 1 . - Celui qui<br />

a hérité d'un treuil se dirige vers un lac et se met, comme nous l'avons vu, à<br />

l'assècher. Cet épisode a un caractère moins réaliste que les autres, ce qui n'est pas<br />

tellement dû à l'introduction de l'ondine dans le récit - sa présence dans le lac est tout<br />

à fait naturelle, car d'après les croyances populaires, chaque étang, cours d'eau etc.<br />

avait son propre esprit 2 - qu'aux compétitions auxquelles le cadet est invité à<br />

participer. En ce qui concerne les richesses de l'ondine, qui lui sont cédées en fin de<br />

compte, leur provenance s'explique par les offrandes que faisaient les pêcheurs pour<br />

obtenir une pêche abondante : dans ce but, on avait l'habitude de jeter des pièces de<br />

monnaie dans l'eau 3 . Ce qui rend l'épisode en question particulièrement intéressant,<br />

c'est qu'il restitue aux versions finnoises un aspect mythique qui, avec la disparition<br />

du coq, est devenu inexistant. Que le cadet se mette à assécher le lac, n'est pas dû au<br />

hasard : il sait bien ce qu'il veut. Il agit de la même façon que les pêcheurs quand la<br />

pêche était mauvaise : ils proféraient des menaces contre l'ondine en disant que si<br />

elle ne leur donnait pas de poissons, ils allaient préparer un filet avec lequel ils la<br />

tireraient hors du lac 4 . La fonction du treuil est la même que celle du filet : il vise à<br />

1 Suomi III, 6, p. 36.<br />

2 par ex. Gummerus-Ranni 850 (1890).<br />

3 par ex. Hänninen 24 (1936).<br />

4 par ex. Moilanen 2767 (1937).<br />

58


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

mettre l'ondine à la merci du garçon. Il est frappant qu'au lieu d'essayer de capter la<br />

bienveillance de l'esprit du lac, on le menace - comportement diamétralement opposé<br />

à celui observé normalement avec les êtres surnaturels.<br />

La participation d'un esprit aux aventures d'un des frères ne se limite pas à<br />

l'épisode avec l'ondine. Dans une variante très significative à nos yeux 1 , chacun des<br />

protagonistes a affaire à des esprits. L'aîné, qui hérite d'une meule, commence à<br />

affiler des couteaux dans une grange. <strong>Le</strong> bruit déplaît à l'esprit du lieu, mais le<br />

garçon ne s'arrête pas avant de recevoir un quartaut d'argent. <strong>Le</strong> puîné se met à jouer<br />

du violon dans un fenil et dérange tellement l'esprit qui y habite que ce dernier lui<br />

promet un quartaut d'or s'il ne joue plus. <strong>Le</strong> cadet a plus de chance encore, car<br />

l'ondine lui fait cadeau de trois quartauts d'or. - Voilà donc attesté le lien que nous<br />

avons supposé entre le lieu où l'aventure se passe et l'esprit qui y règne, esprit qui<br />

n'est pas particulièrement bienveillant, mais qui considère le silence comme un bien<br />

tellement précieux qu'il est prêt à de grands sacrifices matériels pour se le garantir.<br />

Considérons maintenant brièvement les versions dont l'héritage est un chat,<br />

une tondeuse et un treuil. Elles ressemblent évidemment davantage aux versions<br />

françaises des Trois frères que ne font celles dont il vient d'être question. Après<br />

avoir marché longuement, l'aîné avec son chat demande la permission de passer la<br />

nuit dans une ferme qui se trouve être infestée par les rats. La permission lui est<br />

accordée, mais faute de place on le conduit soit dans une grange avoisinante, soit<br />

dans une pièce inhabitée et on le met en garde contre les rats. <strong>Le</strong> lendemain matin,<br />

les gens de la maison se demandent s'il est encore en vie (dans quelques variantes, ils<br />

s'apprêtent même à jeter les os du défunt sur le fumier) ; à leur grand étonnement, ils<br />

trouvent le garçon en train de dormir tranquillement tandis que le chat, après avoir<br />

mangé des rats à satiété, a aligné le reste de son énorme butin en plusieurs rangées. -<br />

Ensuite c'est au puîné de partir chercher fortune avec la tondeuse, qui manifestement<br />

s'est substituée à la faucille des versions françaises (on se demande d'ailleurs<br />

pourquoi, la faucille étant un objet aussi courant dans les deux pays). Tout comme<br />

son frère aîné, il a vite fait de trouver des acquéreurs éventuels pour son héritage<br />

qui lui vaut une richesse considérable. L'aventure du cadet, l'héritier du treuil, est<br />

toujours identique, quelques soient les objets échus à ses frères. A cause de sa faculté<br />

de s'attacher au deux séries de variantes, l'épisode de l'assèchement du lac est en<br />

effet moins conditionné par le contexte et donc plus indépendant que les deux autres<br />

et son cachet particulier est rendu plus évident encore par sa capacité de contenir des<br />

épisodes enchâssés.<br />

Quand on considère l'ensemble des versions finnoises et françaises, on<br />

constate qu'il y a une présupposition forte entre l'héritage et les aventures qui<br />

attendent les héritiers. <strong>Le</strong>s variantes que nous appellons « aux héros passifs » avec,<br />

comme héritage, la série chat-coq-faucille en France, et chat-tondeuse en Finlande,<br />

mettent en scène des protagonistes qui finissent par arriver dans un lieu où ils<br />

peuvent vendre cher l'objet en leur possession. Pour faire fortune, ils n'ont à se servir<br />

que de leurs jambes. Par contre, les protagonistes des variantes « aux héros actifs »,<br />

héritiers d'un moulin à bras, d'un instrument de musique et d'un treuil, ne manquent<br />

ni d'initiative, ni d'imagination. Ils se mettent à se servir de leur héritage dans des<br />

1 Brandt 168 (1889).<br />

59


LE CONTE<br />

conditions qui, au départ, ne semblent pas particulièrement favorables (le meunier<br />

n'ayant pas de grains et le violoniste étant sans public), mais qui ne tardent pas à se<br />

transformer en une mine d'or. Comme nous l'avons constaté déjà, il n'est pas aisé de<br />

dire jusqu'à quel point le possesseur du moulin sait prévoir ce qui lui arrive dans la<br />

grange, mais il est sûr en tout cas que les deux autres frères préparent<br />

intentionnellement un piège qui fonctionnera à merveille et les rendra riches.<br />

Voyons encore comment on pourrait interpréter l'héritage des frères dans les<br />

variantes où il est question d'un moulin à bras, d'un instrument de musique et d'un<br />

treuil. Quand le conte débute, les parents soit viennent de mourir, soit - dans deux ou<br />

trois versions - sont si décrépits qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Pour la<br />

première fois, les frères sont donc abandonnés à leur sort et doivent trouver de quoi<br />

se nourrir eux-mêmes, et la mère ou le père affaiblis par la vieillesse. La question<br />

suivante, posée par l'un des parents, est assez significative : « Comment vas-tu faire<br />

maintenant pour m'assurer mon pain quotidien ? » 1 Or l'objet hérité donne aux<br />

garçons déjà quelques indications sur le métier à choisir. Celui qui a le moulin à bras<br />

commence à le faire tourner dès qu'il s'est installé sur la poutre bien qu'il n'ait rien à<br />

moudre. Cette confiance en la vertu du labeur est récompensée immédiatement dans<br />

les deux versions où le moulin se met à produire des pièces d'or 2 (c'est d'ailleurs la<br />

seule fois que les objets ont des propriétés merveilleuses), et un peu plus tard dans<br />

les autres, où il chasse les voleurs à l'aide des meules. <strong>Le</strong> violoniste, lui, s'adonne à la<br />

chasse, bien que les moyens employés ne soient pas ceux auxquels on recourt<br />

traditionnellement. <strong>Le</strong> violon sert en quelque sorte de fusil de pauvre, à moins qu'il<br />

ne fût dans l'intention du père de faire vraiment de son fils un violoniste :<br />

interprétation qui se trouve en effet dans quelques variantes où l'héritier en question<br />

devient le violoniste du village 3 . <strong>Le</strong>s deux autres frères, par contre, s'enrichissent<br />

d'un seul coup, qu'ils fassent ou non de leur outil l'emploi auquel celui-ci est<br />

originellement destiné. <strong>Le</strong> cadet devient pêcheur ; dans une variante, il dit à l'ondine<br />

qu'il assèche le lac pour en enlever tous les poissons et dans une autre, l'ondine<br />

promet de lui donner sa vie durant autant de poissons qu'il pourra en emporter. <strong>Le</strong>s<br />

richesses des frères proviennent d'un lac, d'une grange et, en ce qui concerne les<br />

loups, de la forêt. <strong>Le</strong>s objets hérités sont autant de symboles du métier à choisir ;<br />

nous hésiterions à l'affirmer au sujet du violon si les nombreux contes-occurrences<br />

n'étaient pas unanimes à en faire une sorte d'outil de chasse. Quand les frères ont<br />

trouvé le moyen d'exploiter l'objet hérité, ils rentrent chez eux plus mûrs qu'il ne<br />

l'étaient en partant, puisque maintenant ils sont capables d'offrir de quoi manger non<br />

seulement à eux-mêmes, mais aussi au vieux père et à la vieille mère qui les<br />

attendent. Il est à remarquer que ni le meunier, ni le chasseur, ni le pêcheur ne<br />

perdent leur instrument de travail au cours de l'aventure : ils ne l'échangent pas, ce<br />

qui se fait par contre avec la tondeuse. <strong>Le</strong> narrateur n'oublie pas de le souligner et<br />

constate à la fin de plusieurs variantes : « Ainsi ils s'enrichirent sans pour autant<br />

avoir à renoncer à leur patrimoine ».<br />

1 Puttila 96 (1889).<br />

2 Tyyskä a) 385 (1889).<br />

3 Saarimaa 75 (1910) ; le lien entre l'objet hérité et la façon dont on peut gagner sa vie est évident aussi<br />

dans la variante Turunen a) 200 (1910) où l'un des frères devient effectivement tondeur de son métier.<br />

60


LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES<br />

<strong>Le</strong>s Trois frères, tel qu'il a été conté en Finlande, se présente sous deux<br />

formes assez différentes l'une de l'autre, mais qui ont en commun le troisième et<br />

dernier des épisodes, à savoir l'assèchement du lac. <strong>Le</strong>s variantes du premier type<br />

(chat- tondeuse-treuil) tirent sans nul doute leur origine des avatars du conte de<br />

Nicolas de Troyes, mais malgré cela elles ont subi des transformations importantes :<br />

le coq et, avec lui, les allusions mythologiques, ont disparu, et la faucille est<br />

remplacée par la tondeuse. L'épisode au chat est le seul dans lequel ont été conservés<br />

quelques détails présents déjà chez Nicolas de Troyes, dont notamment le bâton avec<br />

lequel les gens chassent les rats qui les empêchent de prendre leurs repas en paix. <strong>Le</strong><br />

second type, numériquement plus important, pourrait être qualifié de variante<br />

nationale du conte type 1650, car d'une part y figurent des objets et des bâtiments<br />

typiques de la civilisation finnoise, comme le sauna et le « kannel » et, d'autre part,<br />

s'y trouvent de nombreuses allusions tant explicites qu'implicites aux croyances<br />

populaires ayant cours il y a 50 ans encore. Il offre un exemple éloquent de<br />

l'élasticité du conte populaire qui, tout en maintenant une structure narrative donnée,<br />

peut revêtir un sens nouveau.<br />

SUOMELA-HARMA Elina<br />

Université d'Helsinki<br />

61


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

Même un titre aussi anodin que La femme dans le conte finnois peut cacher<br />

des difficultés auxquelles on ne s'attendrait pas. J'ai constaté que, avant d'entamer le<br />

sujet annoncé dans le titre, il faut redéfinir tous les membres du syntagme, à savoir la<br />

femme, le conte et, notamment, le conte finnois. Et pourtant, dans mon exposé, il ne<br />

s'agit que d'une introduction de caractère général et populaire.<br />

A mon grand étonnement, on discute toujours sur le terme de conte. J'adopte<br />

une définition consacrée, dernièrement reprise par Michèle Simonsen, selon laquelle<br />

le conte est « un récit en prose d'événements fictifs et donnés pour tels, dans un but<br />

de divertissement » 1 . La définition finnoise est exactement semblable, mais les<br />

termes traditionnels de différentes langues, en effet, ne se recoupent pas d'une langue<br />

à l'autre. <strong>Le</strong> finnois satu, le Märchen allemand et le saga suédois se correspondent<br />

exactement l'un à l'autre ; par contre, le conte, le conte de fées du français et tale,<br />

folk tale ou fairy tale de l'anglais ont un contenu sémantique plus large et plus<br />

faiblement limité 2 . La recherche scientifique, apparemment, a tracé une limite nette<br />

entre, d'une part, le conte populaire et, de l'autre, les autres catégories de la tradition<br />

orale, à savoir mythe, légende, anecdote 3 . <strong>Le</strong> conte populaire est réparti, tant dans la<br />

recherche folkloristique française que finlandaise, en des sous-catégories à peu près<br />

équivalentes : contes merveilleux, contes réalistes ou nouvelles, contes religieux,<br />

histoires d'ogres stupides, qui ensemble forment les contes proprement dits ; ensuite,<br />

on a les contes d'animaux et les contes facétieux. Ce dernier groupe comprend les<br />

« hâbleries » et les randonnées (en anglais formula tales, rounds et catch tales) 4 .<br />

La fictivité est, par définition, le trait caractéristique du conte, mais la<br />

division en sous-catégories est, néanmoins, une tâche aussi délicate que difficile.<br />

L'éditrice de la collection que j'ai utilisée, a suivi l'index international de Aarne-<br />

Thompson, tout en étant consciente du fait que cette classification présente des<br />

contradictions et des inconséquences 5 . Parmi les contes-nouvelles que j'ai étudiés, il<br />

y en a plusieurs qui pourraient aussi bien être des anecdotes historiques, des blagues<br />

et même des contes merveilleux. Mais, si l'on dévie, en certains points, d'une<br />

typologie généralement reconnue, la typologie en tant que telle n'est plus opératoire.<br />

1 SIMONSEN Michèle, <strong>Le</strong> conte populaire, p. 14.<br />

2 PIELA Ulla - RAUSMAA Pirkko-Liisa, Sadut, p. 85.<br />

3 BEN-AMOS Dan, Perinnelajikäsitteet, p. 24 et passim.<br />

4 SIMONSEN, o. c. p. 15-18.<br />

5 RAUSMAA 1972 : 8.<br />

63


LE CONTE<br />

Je la respecterai donc aussi. - De toute façon, le trait constitutif du conte-nouvelle est<br />

l'absence d'éléments surnaturels. Je pourrais signaler ici que le finnois possède un<br />

terme intermédiaire, celui de tarina, qui concilie, d'une part le conte, et de l'autre, la<br />

nouvelle.<br />

<strong>Le</strong> concept de conte finnois présente au moins autant de problèmes. Tout<br />

d'abord, le conte finnois à proprement parler n'existe pas 1 . De toutes les formes de la<br />

tradition orale, le conte est certainement celle qui a voyagé le plus loin et le plus<br />

longtemps. Aussi ses sujets et ses motifs sont-ils le patrimoine commun de<br />

l'humanité. <strong>Le</strong>s chercheurs n'ont pas trouvé de conte qui soit issu purement du sol<br />

finnois. Mais il va de soi que les versions racontées sur le sol finlandais ont adopté<br />

des traits locaux et assumé les formes les plus compréhensibles pour un auditeur<br />

finlandais. <strong>Le</strong>s types de contes populaires, avec leurs innombrables variantes, sont<br />

aussi bien d'origine chinoise, arabe, égyptienne, grecque que d'origine balto-slave et<br />

scandinave ou venus d'Europe Centrale. Cette constatation fut une déception amère<br />

pour les collecteurs pionniers des contes populaires en Finlande 2 . - Par contre, la<br />

Finlande constitue un terrain particulièrement intéressant pour la collecte des contes,<br />

car sur le sol finlandais se heurtent, d'une part, le folklore oral occidental-scandinave<br />

et, de l'autre, le folklore d'origine byzantine et slave. La différence d'origine se<br />

manifeste surtout dans le traitement de quelques motifs, tels l'importance des rôles<br />

masculins ou féminins, le comportement du héros ou de l'héroïne, etc.<br />

La recherche des contes en Finlande est à la fois récente et ancienne. Portés<br />

par l'essor national, quelques pionniers de la culture finlandaise, par ex. C. A.<br />

Gottlund et A. J. Arwidsson, avaient collecté des contes à partir des années 1810,<br />

mais c'est seulement en 1833, à l'initiative d'Elias Lönnrot, qu'on a commencé une<br />

collecte méthodique. Suivant l'exemple inspiré par le romantisme national d'autres<br />

pays, quelques membres de la Société de Littérature finnoise, centre de recherche<br />

nationale, ont exprimé en 1844 le vœu de voir publier des recueils de contes finnois.<br />

La première collection, celle de Eero Salmelainen (pseudonyme d’Erik Rudbeck) a<br />

vu le jour en 1852. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1857, qui fut rejetée à cause de<br />

nombreux plagiats, fut la première tentative d'utilisation des contes comme base<br />

d'une recherche scientifique. <strong>Le</strong> véritable ouvrage de pionnier dans le domaine<br />

finlandais de la recherche fut le recueil de Kaarle Krohn, publié en 2 volumes en<br />

1886 et 1893. <strong>Le</strong> premier tome comprenait les contes d'animaux, le second les contes<br />

dits royaux. Une publication scientifique de cette espèce, qui présentait 2-3 versions<br />

complètes de chaque conte, fut à l'époque unique dans le monde entier. Malgré les<br />

critères scientifiques imposés par le travail, les contes en dialecte furent présentés en<br />

langue littéraire et Krohn lui-même y apporta quelques ajouts et modifications. Son<br />

souci particulier fut de n'admettre aucune parole indécente ou grossière. Antti Aarne,<br />

qui publia en 1908 sa thèse de doctorat (Vergleichende Märchenforschungen) adopta<br />

la même méthode historico-géographique que Krohn. La thèse de doctorat de Aarne<br />

n'a pas eu de loin la même importance pour les recherches ultérieures que la<br />

typologie des contes issue de sa main (Verzeichnis der Märchentypen, FFC 3) et<br />

complétée plus tard par Stith Thompson. Représentant de la même génération<br />

1 RAUSMAA 1972 : 18-19.<br />

2 id.<br />

64


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

qu’Aarne fut Oskar Hackman, dont la thèse traite du mythe de Polyphème. Après la<br />

thèse de Martti Haavio sur les contes en chaîne (Kettenmärchenstudien I. FFC 1929),<br />

la recherche des contes finnois semble presque complètement tarie 1 . Pirkko-Liisa<br />

Rausmaa, la grande spécialiste du conte finnois à l'heure actuelle, a donné, en 1972<br />

et en 1982, une édition en deux volumes de contes populaires finnois, où au moins<br />

une version de chaque conte-type nommé par Aarne-Thompson, est représentée. <strong>Le</strong><br />

premier volume comprend les contes merveilleux et le second les légendes et les<br />

contes-nouvelles. Quelques chercheurs plus jeunes, par exemple Satu Apo, dont la<br />

thèse de doctorat devrait voir le jour en automne prochain 2 , ont publié des articles<br />

qui traitent de différents aspects du conte finnois, surtout dans l'esprit de la<br />

morphologie de Prop. - <strong>Le</strong>s archives nationales finlandaises comprennent<br />

actuellement environ 23.000 contes. Si toutes les versions, avec les variantes de<br />

motifs, sont prises en considération, ce chiffre s'élève à 100.000.<br />

Ensuite la Femme. Depuis Propp, Greimas et tant d'autres, nous savons que<br />

les personnages du conte ne sont pas des êtres de chair et de sang, mais des clichés,<br />

porteurs d'une fonction et d'un rôle. Aussi les femmes du conte sont-elles des<br />

archétypes qui se répètent : des princesses, des filles pauvres, de méchantes marâtres<br />

ou belles-sœurs, des sorcières et des ogresses. Bien que les méchantes marâtres et les<br />

ogresses relèvent de mondes vériconditionnels différents, elles remplissent toujours<br />

le même rôle : celui d'un opposant surnaturel, d'un être malveillant, qui, suivant le<br />

décor du conte, adopte une forme différente. Étant donné, donc, que les personnages<br />

sont aussi internationaux que tous les autres traits constitutifs du conte, est-il<br />

vraiment indiqué d'étudier l'image de la femme dans le conte finnois ?<br />

La réponse devra être affirmative. L'intérêt surgi dans les années 20 et 30<br />

pour le conteur lui-même, pour la société et la pratique du contage, a comblé<br />

plusieurs lacunes laissées dans le texte par une recherche qui se basait uniquement<br />

sur le texte. <strong>Le</strong>s conditions de naissance des contes pouvaient alors être étudiées<br />

aussi bien du point de vue de la société que de l'écologie folkloriste. <strong>Le</strong>s données<br />

ainsi obtenues pouvaient éclaircir la vie d'une société révolue, et le texte même du<br />

conte. La narration de contes entre adultes était dans la Finlande du XIX° siècle<br />

encore un divertissement et un passe-temps communément répandus. Elle remplissait<br />

tous les besoins culturels et de distraction auxquels répondent, de nos jours, les<br />

mass-média électriques, les journaux, la littérature, le cinéma, bref, les différentes<br />

formes modernes de l'art et de la communication 3 . Mais le contage devait pourtant<br />

être adapté au niveau culturel de l'auditoire et à ses capacités de réception. Bien que<br />

le conteur représentât l'élément le plus doué de son entourage social, il devait<br />

pourtant obéir aux exigences axiologiques de son récit. Quelle est donc l'image que<br />

les contes finnois donnent de la société de l'époque et, notamment, de la position<br />

qu'occupe la femme dans cette société ?<br />

Comme nous l'avons dit, la recherche dans le domaine du conte finnois a été<br />

très réduite ces dernières années ; les études socio-économiques de la matière<br />

folkloristique sont de pures exceptions. Dans une communication faite en 1984,<br />

1 RAUSMAA 1972 : 12 sq.<br />

2 Mme APO a soutenu sa thèse à l'Université de Turku le 5-12-1986.<br />

3 PIELA-RAUSMAA 1982 : 103-105.<br />

65


LE CONTE<br />

intitulée « Family Relations in Western Finnish Folktale, a socio-historical<br />

interpretation », Satu Apo a décrit les conditions familiales dans la société rurale<br />

finlandaise du siècle dernier et étudié leur influence sur le conte populaire. <strong>Le</strong>s<br />

grands propriétaires terriens étaient rares : la moitié de la surface cultivée appartenait<br />

aux fermiers, l'autre moitié était en fermage. A peu près 50 °/ ° de la population<br />

rurale ne possédait pas de terre. <strong>Le</strong>s conditions de vie étaient extrêmement difficiles,<br />

une grande partie de la population souffrait constamment de la faim, les familles<br />

étaient assez réduites (de 4-5 personnes), un grand nombre d'enfants n'était nullement<br />

considéré comme un bonheur, car les parents n'avaient tout simplement pas de pain<br />

pour les nourrir. La situation des enfants était vraiment pitoyable, on exigeait d'eux<br />

un travail dur et une obéissance totale, les enfants de fermiers devaient souvent<br />

quitter la maison paternelle à l'âge de 14-15 ans pour chercher du travail ; les enfants<br />

des sans-terre partaient dès l'âge de 7 à 9 ans. La répartition de l'héritage rendait<br />

aussi problématique la position des enfants plus jeunes : le fils aîné héritait de la<br />

maison paternelle, c'était le moment limite pour les plus jeunes, de s'en aller 1 . Lors<br />

de ses recherches sur les contes-types finnois, Satu Apo a constaté clairement qu'il<br />

reflètent au moins les traits suivants, caractéristiques de la société agraire du siècle<br />

dernier :<br />

1° la structure et la grandeur de la famille,<br />

2° la position inégale des enfants au sein de la famille, surtout au moment de<br />

l'héritage,<br />

3° l'éducation très insuffisante des enfants et le traitement souvent cruel qu'on<br />

leur infligeait,<br />

4° le grand nombre d'orphelins et de familles d'un deuxième lit (le mariage<br />

durait en moyenne 15 ans et se terminait par la mort de l'un des époux),<br />

5° le gouffre émotionnel entre le mari et la femme 2 .<br />

On trouve, bien sûr, des traits correspondants dans un grand nombre de<br />

contes généralement connus en Europe, par ex. dans « Hänsel und Gretel » ou dans<br />

le conte-type « Un-œil, double-œil, triple-œil » (AT 511), ou aussi dans « <strong>Le</strong>s trois<br />

fileuses » (AT 501), mais le succès de ces contes sur le sol finlandais n'aurait guère<br />

été aussi net si le public finlandais ne les avait reconnus et adoptés comme quelque<br />

chose du terroir.<br />

La position de la femme, dans le conte finnois, n'a pas été étudiée. La seule<br />

contribution à ce sujet est une communication non publiée de Pirkko-Liisa Rausmaa,<br />

faite le jour du Kalevala il y a dix ans. - Comme les contes merveilleux et les contes<br />

d'animaux représentent la matière la plus internationale et la plus mobile, et que je<br />

me propose un but assez restreint, j'ai choisi comme base d'études uniquement les<br />

contes-nouvelles. <strong>Le</strong> second tome de l'édition faite par Pirkko-Liisa Rausmaa en<br />

comporte 116 exemples, numérotés de 88 à 203. Comme je l'ai dit précédemment,<br />

tous les contes-types du catalogue d’Aarne-Thompson y sont représentés, quelquesuns<br />

en plusieurs versions. Chaque conte est accompagné de notes succinctes qui<br />

donnent le nombre des variantes, des indications sur l'aire de fréquence en Finlande<br />

et le numéro correspondant de l'index Aarne-Thompson. Dans 40 contes sur 116 on<br />

1 APO, Family relations_ p. 310-312.<br />

2 id. 316-317.<br />

66


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

ne trouve pas de personnage féminin, de façon que mon choix ne comprend que les<br />

autres, à savoir 76 contes.<br />

Tout d'abord, nous pouvons constater que la femme est toujours définie<br />

d'après la position sociale de son mari ou d'après la place qu'elle occupe au sein de la<br />

famille. Par sa propre personne elle ne représente rien - les seules dénominations<br />

professionnelles se trouvent au bas de l'échelle sociale : la servante, la servante de<br />

Pomperi.<br />

Il ne sera pas nécessaire de classer ces personnages d'après leur rôle<br />

actantiel : chacune de ces personnes fonctionne selon les exigences de l'intrigue, en<br />

tant qu'héroïne, opposant ou, plus rarement, auxiliaire. Par contre, il nous semble<br />

beaucoup plus intéressant d'étudier quelle est l'image que le conte finnois donne de<br />

tous ces types de femme.<br />

La première femme du pays est toujours ou bien l'impératrice ou bien la reine.<br />

L'impératrice, la tsarine (on en trouve aussi la forme fennisée, sarona) figure dans 4<br />

contes seulement (AT 873, 875, 880 et 983), qui sont tous collectés en Carélie<br />

orientale ou dans la région du Ladoga, donc à l'Est. Il faut en conclure que la<br />

proximité de la cour impériale de St. Pétersbourg a influencé les contes populaires et<br />

transformé la reine - plus éloignée - en impératrice et la famille royale en famille<br />

impériale. Tous ces contes présentent pourtant un trait commun : la tsarine est<br />

toujours sage et intelligente, elle est même capable de donner des conseils à son<br />

époux (AT 880). Dans le conte le plus répandu (AT 875, 45 versions) la tsarine se<br />

mêle de rendre justice à la place de son mari et, comme punition, est chassée de<br />

l'empire. Mais comme le tsar lui donne la permission d'emporter l'objet qui lui est le<br />

plus cher, la tsarine enivre son époux et l'emmène dans son traîneau. La tsarine n'est<br />

jamais décrite comme une personne légère ou autrement antipathique. Bien au<br />

contraire : le conte AT 873, qui est plutôt une anecdote historique relative à<br />

Catherine la Grande, donne de la tsarine une image intelligente et réservée, bien que<br />

la grande Catherine fût connue pour ses aventures galantes : comme un courtisan, qui<br />

se trouve avec la régente dans une barque, lui fait des avances, celle-ci répond en<br />

souriant : « Monsieur, l'eau est tout à fait la même des deux côtés de la barque »,<br />

c'est à dire qu'il n'y a pas de différence entre femmes.<br />

Si la tsarine dans les contes venus de l'Est est toujours présentée sous un jour<br />

sympathique, le personnage de la reine porte des traces du rôle d'adversaire<br />

surnaturel, de sorcière ou d'ogresse. La reine ne figure pourtant que dans 3 contestypes,<br />

qui sont tous d'origine internationale, si l'on peut dire. La reine est décrite<br />

comme une personne hargneuse et méchante : dans le conte AT 905 A* elle a un<br />

caractère tellement exécrable que le roi l'échange, en payant une compensation,<br />

contre la femme du cordonnier ; dans le conte du sage Salomon, fameux pour sa<br />

capacité à résoudre toutes les devinettes, la reine a tellement peur de ce fils, diseur<br />

de vérités, qu'elle l'échange contre un bébé garçon du même âge ; plus tard, quand<br />

son fils est déjà grand, elle ne le reconnaît pas et essaie de le séduire. La tolérance,<br />

voire la légèreté sexuelle, est d'ailleurs un trait caractéristique des reines : si cela ne<br />

ressort pas de leur propre comportement, cela se voit dans les situations où elles<br />

mettent leurs filles. Dans le troisième conte, connu dès le Décaméron, la jeune reine<br />

et la reine mère symbolisent le rapport entre la belle-fille et la belle-mère. Par<br />

67


LE CONTE<br />

exemple, la belle-mère écrit au roi, absent à ce moment-là, que sa femme a accouché<br />

d'un chiot.<br />

La princesse d'un conte merveilleux est le plus souvent un être passif qui,<br />

assise sur la montagne de verre, attend seulement qu'un beau prétendant, caracolant<br />

sur un cheval magnifique, vienne lui demander sa main ou, peut-être, emprisonnée<br />

par un ogre terrible, attend son sauveur et, par conséquent, futur mari. La princesse<br />

d'un conte-nouvelle, en revanche, est de toute autre espèce : dans le conte le plus<br />

fréquent, la Princesse d'Angleterre, avec 65 versions collectées en Finlande, la<br />

princesse est une jeune femme portée à tous les excès : elle habite à l'hôtel, joue aux<br />

cartes, reçoit des hommes la nuit et, enfin, verse le pot de chambre sur son fiancé<br />

légitime. L'accès au lit d'une princesse semble aussi par ailleurs être assez facile : il<br />

l'est au moins dans le conte célèbre du fiancé repoussé (AT 900, König Drosselbart,<br />

King Thrusbeard), qui a aussi joui d'un succès considérable en Finlande : 24 versions<br />

différentes.<br />

Assez souvent c'est l'empereur ou le roi lui-même qui commande à sa fille de<br />

prendre le jeune homme dans son lit, par ex. pour découvrir un brigand (AT 950,<br />

dont on a trouvé 31 versions en Finlande). Dans tous les cas, on est frappé par<br />

l'activité érotique des princesses : quelquefois elles emmènent, de force, au château,<br />

un jeune homme rencontré sur le marché, quelquefois elles montrent les couloirs<br />

secrets par lesquels le garçon susceptible de devenir fiancé peut atteindre la chambre<br />

de la princesse. Aussi arrive-t-il assez souvent que la princesse se trouve enceinte, et<br />

le roi son père se soumet au fait accompli et fait du jeune homme en question son<br />

gendre. Dans un seul conte nous trouvons une princesse fidèle et soumise (AT 970),<br />

mais ce n'est pas une princesse de sang, c'est une fille adoptive. Lorsque la princesse<br />

se rend compte que le fiancé qu'elle avait perdu, est revenu et retrouvé, après la<br />

célébration de son mariage avec un autre, elle meurt de chagrin.<br />

<strong>Le</strong> personnage de la princesse figure en Finlande seulement dans 16 contestypes,<br />

dont les racines sont souvent trouvées dans l'Antiquité. Il faut admettre, en<br />

plus, que dans quelques versions du conte de la princesse d'Angleterre, la fille<br />

libérale du roi peut aussi bien être la fille d'un marchand, d'un aubergiste ou d'un<br />

autre personnage respecté. Mais dans aucun cas, la princesse des contes-nouvelles<br />

n'est un être doux, une vierge aux cheveux d'or, qui attend languissante son<br />

prétendant. Il faut dire que les journées du paysan étaient remplies de corvées : tout<br />

romantisme, et même les sentiments affectueux étaient bannis de sa vie quotidienne.<br />

On peut donc supposer que le relâchement sexuel des milieux élevés était considéré<br />

comme un signe de standing de vie supérieur. <strong>Le</strong> roi et sa famille jouissaient au<br />

maximum d'une vie douce et merveilleuse. <strong>Le</strong> menu peuple ne pouvait, bien sûr,<br />

avoir aucune idée de la vie véritable d'un roi.<br />

Il va de soi que le rôle joué par la bourgeoisie dans une société rurale était<br />

minime - dans les contes on ne rencontre presque jamais de professionnels en col<br />

blanc, une seule fois, on entrevoit un comptable habitant la ville. Aussi le groupe des<br />

femmes bourgeoises, mariées ou par ailleurs arrivées à l'âge mûr, est-il assez réduit :<br />

un tel personnage figure dans 8 contes seulement. <strong>Le</strong> métier de l'époux situe les<br />

personnages, telles la femme du capitaine marchand, la femme du marchand, la<br />

maîtresse de l'auberge et la « mamselle » qui se marie avec un « homme de guerre ».<br />

Par ailleurs, on parle uniquement de la « patronne » - cette dénomination désigne<br />

68


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

clairement la maîtresse de maison d'une ferme aisée. L'image qu'on donne de ces<br />

femmes est en général tout à fait sympathique. <strong>Le</strong>s femmes de ce groupe sont belles<br />

et plantureuses - une femme de haute taille et « majestueuse », surtout pas maigre, est<br />

depuis toujours estimée au sein de la société campagnarde de Finlande. Malgré leur<br />

beauté, les femmes de ce groupe sont fidèles (ainsi la femme du capitaine, AT 882 -<br />

réminiscences de « Cymbeline » de Shakespeare). L'héroïne de ce groupe est aussi<br />

énergique et habile (AT 980 - motif du « Marchand de Venise ») et d'un sang-froid<br />

considérable. Quand la belle aubergiste apprend la mort de son mari - le mari a été<br />

tué par un serviteur qui croyait voir un brigand - la femme constate tout simplement :<br />

« Il était bien temps, il était déjà si vieux ». - Dans un autre conte la femme du<br />

marchand apprend qu'on a coupé la tête à son mari (AT 676 & 954, des éléments<br />

d'Ali Baba et les 40 voleurs), mais ne s'en attriste nullement, son souci principal est<br />

de trouver comment enterrer son mari sans tête. Enfin, on trouve un vieux tailleur,<br />

qui, les yeux bandés, recoud la tête du mari. - On voit une seule fois l'héroïne de ce<br />

groupe vraiment affolée, ce cas se trouve dans le cycle du « Présage de meurtre et<br />

d'inceste » (AT 931 & 756 C) ; lorsque la belle aubergiste, après la mort de son mari,<br />

prend le valet dans son lit et voit une flèche taillée sur la poitrine du jeune homme,<br />

elle comprend qu'elle a eu une liaison illégitime avec son propre fils. Alors, elle perd<br />

complètement la tête et, ensemble avec son complice, elle va chez le prêtre pour<br />

avouer le péché et demander comment elle pourrait l'expier. Ici, nous reconnaissons<br />

le mythe d'Oedipe ; le conte présente 22 versions en Finlande.<br />

L'image des filles bourgeoises est un peu plus floue que celle des mères de la<br />

même classe. Ces contes sont beaucoup moins marqués par l'érotisme que les contes<br />

dont le personnage principal est une princesse ou une fille noble. Dans 2 contes<br />

seulement, nous rencontrons une jeune fille sortie du droit chemin : d'abord la fille<br />

du capitaine, qui se fait remplacer pour son mariage, par sa propre servante, car elle<br />

est enceinte d'un autre (AT 870) ; puis la fille du ministre, qui essaie, par tous les<br />

moyens possibles, de séduire un jeune marchand, qui, de son côté, tâche de lui<br />

échapper (AT 873). Comme il y a très peu de versions de contes où figure une<br />

femme du peuple en mal d'amour, il faut en conclure que les contes de ce genre n'ont<br />

pas été particulièrement appréciés.<br />

La fille bourgeoise est, dans la plupart des cas, la fille de l'aubergiste, du<br />

marchand, d'une grande ferme ou, plus vaguement, la fille « d'un homme riche ». Elle<br />

est, en général, très adroite, voire rusée, fidèle et aussi, très souvent, belle et<br />

séduisante. Mais, pour la plupart du temps, ces qualités semblent schématiques et<br />

purement extérieures : la fille bourgeoise répond aux devinettes, sauve son fiancé et<br />

quelquefois se sauve aussi elle-même par son intelligence, elle découvre les<br />

criminels ou gagne l'amour du prince par ses qualités exquises. Bien que ces contes<br />

soient marqués par l'absence de l'élément surnaturel, ils devraient plutôt être placés<br />

dans les contes merveilleux et les récits d'aventures.<br />

Un des contes les plus fréquents de ce groupe (AT 875, 45 versions) raconte<br />

les exploits de la jolie fille de l'aubergiste - le conte présente quelquefois des motifs<br />

empruntés aux contes de la tsarine intelligente ; on connaît aussi le conte de Barbe-<br />

Bleue (AT 955) dont on a collecté en Finlande 35 versions. <strong>Le</strong> conte présentant la<br />

fille d'une famille riche qui se marie avec un soldat, est aussi largement répandu. La<br />

collecte a fourni 47 versions du conte ; le succès est peut-être dû à la forte couleur<br />

69


LE CONTE<br />

locale du récit ; les événements se déroulent chez le tsar, dans l'armée russe, et dans<br />

les bistrots de St. Petersbourg. - Dans le conte AT 935, la fille belle et intelligente<br />

d'un marchand de Helsinki prend pour fiancé un homme pauvre qu'elle a rencontré<br />

sur le marché de la ville. <strong>Le</strong> jeune homme est, en vérité, un ancien étudiant qui<br />

connaît plusieurs langues étrangères, par ex. le russe. <strong>Le</strong> milieu porte une empreinte<br />

bourgeoise qui paraît authentique, les personnages sont réalistes, mais le conte a été<br />

influencé par « La Princesse d'Angleterre » et plusieurs histoires soldatesques où le<br />

personnage principal perd tout son argent en jouant aux cartes.<br />

Bien que les contes qui se déroulent dans le milieu bourgeois ou, plus<br />

généralement, dans les classes moyennes, soient assez proches du conteur, il faut<br />

constater que l'image de la jeune héroïne n'y est pas bien cernée. A l'exception du<br />

dernier conte nommé, la fille bourgeoise est plutôt un être sans visage qu'un être<br />

humain en chair et en os, elle est surtout l'incarnation de quelques qualités<br />

intellectuelles.<br />

<strong>Le</strong> dernier groupe, « les couches inférieures de la société », comporte 14<br />

contes. Dans ce groupe la femme, aussi bien du point de vue physique que spirituel,<br />

a des traits flous et très vaguement délimités. La femme d'un certain âge est toujours<br />

nommée akka, ämmä, muija, eukko, etc., dénominations qui ont, au moins dans le<br />

finnois de nos jours, des connotations péjoratives marquées. <strong>Le</strong>s mots<br />

correspondants en français, bonne femme, commère, mère, etc. n'atteignent pas, de<br />

loin, le même effet. Ces dénominations tracent l'image d'une femme assez âgée,<br />

laide, mal vêtue, méchante et intrigante. <strong>Le</strong> métier du mari apparaît en passant, deux<br />

fois, mais cette fois encore, on appelle les femmes akka : « commère » du cordelier,<br />

« commère » du fondeur de diamants (en effet, le texte finnois donne<br />

« timantinvalaja », donc un ouvrier qui « fond » les diamants). Dans le même groupe<br />

nous avons aussi la femme du tailleur, ce qui nous incite à nous demander si le<br />

tailleur occupait un rang plus élevé dans la hiérarchie sociale. <strong>Le</strong>s femmes de ce<br />

groupe, aussi bien mariées que non mariées, sont, grosso modo, assez peu<br />

sympathiques : paresseuses, malveillantes, infidèles, même criminelles. L'une d'elles<br />

tue son propre fils (AT 939) ; dans la fanfaronnade soldatesque « <strong>Le</strong> gardien de la<br />

poudrière et le roi » (AT 952) nous avons « La commère et la fille » (ämmä ja flikka)<br />

qui ont dans leur grenier toute une collection de crânes d'hommes qu'elles ont tués.<br />

<strong>Le</strong>s jeunes femmes célibataires sont rares ; « la servante » ou « fille de ferme »<br />

(piika, mot correspondant du finnois, a aussi des connotations péjoratives), peut être<br />

un auxiliaire avisé (AT 956 D), mais elle peut aussi être orgueilleuse, dure et<br />

vaniteuse (La servante de Pomperi AT 962** et F 241), comme celle que l'on trouve<br />

par ex. dans le conte célèbre « <strong>Le</strong>s souliers rouges » d'Andersen. Ce dernier conte a<br />

joui d'une faveur considérable en Finlande : 78 versions.<br />

Étant donné que mon corpus est plutôt une collection de contes-types qu'une<br />

galerie de personnages, il est audacieux d'en tirer des conclusions poussées quant au<br />

caractère des personnages. Mais même une étude superficielle nous permet d'en<br />

dégager quelques traits constants. <strong>Le</strong>s conteurs, dont à peu près 75 °/° étaient des<br />

hommes, appartenaient à une classe sociale modeste : c'étaient des bûcherons, des<br />

valets de ferme, des métayers, des colporteurs, des valets d'écurie, etc. <strong>Le</strong>s contes<br />

montrent assez bien les appréciations et les idéaux masculins, ils reflètent aussi<br />

l'image que la population rurale dans la Finlande du XIX° siècle avait de la vie des<br />

70


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

différentes couches sociales. Bien sûr, les contes peuvent porter une assez forte<br />

couleur locale, comme nous l'avons vu dans la comparaison faite entre l'empereur et<br />

le roi et, s'il était possible, dans quelques cas, de prendre connaissance de toutes les<br />

versions collectées dans le pays, le résultat pourrait subir encore des modifications<br />

considérables.<br />

Pour ce qui est de la famille royale, le peuple à proprement parler n'a pu avoir<br />

une idée même approximative de la vie de ses membres. <strong>Le</strong> roi lui-même est<br />

présenté comme un paysan riche et puissant : il se promène librement en ville,<br />

fréquente les auberges et les foires et peut même se soûler si l'occasion se présente.<br />

<strong>Le</strong>s rapports avec le peuple sont simples et naturels et tout le monde peut s'adresser<br />

au roi. Seraient-ce des réminiscences de Pierre <strong>Le</strong> Grand qui se promenait incognito<br />

parmi les ouvriers des chantiers de St. Pétersbourg ? Ce trait populaire est absent de<br />

l'image de la reine qui a certainement été influencée par le personnage de la reine des<br />

contes merveilleux. Dans la personne de la reine, il y a un soupçon d'ogresse et une<br />

bonne partie de méchante belle-mère. On ne dit rien de son aspect extérieur, sauf<br />

dans le cas où elle ressemble tant à la belle cordonnière que le roi l'échange contre<br />

celle-ci. Un trait saillant chez la reine - ainsi que chez les princesses - c'est une<br />

liberté sexuelle remarquable. Quelle pourrait être la cause primitive de ce trait,<br />

serait-ce un désir inconscient réprimé chez les paysans, ou s'imaginaient-ils que la<br />

liberté sexuelle faisait partie des privilèges des couches supérieures ? De toute façon,<br />

l'image de la reine n'a aucune corrélation avec la réalité extérieure. D'ailleurs son<br />

personnage est aussi contradictoire et peu clair.<br />

Ces mêmes observations concernent aussi les princesses. Nous voudrions<br />

vraiment donner le nom de garce à ces jeunes femmes, qui ont une activité érotique<br />

étonnante. <strong>Le</strong>s parents royaux, surtout le père, sont en général désarmés devant les<br />

manœuvres de leurs filles. Une princesse sympathique apparaît seulement dans les<br />

cas où la structure du récit, par exemple le trois magique prévoit que la princesse<br />

cadette est différente des autres (AT 883 B). Par contre, la princesse est rarement<br />

méchante, elle est surtout puérile, curieuse ou, plus généralement, portée par la joie<br />

de vivre (AT 854, <strong>Le</strong> Bouc en or, The Golden Ram, 140 versions).<br />

L'estime de l'homme du peuple se manifeste le plus clairement dans la<br />

description de la dame bourgeoise. La femme du marchand, de l'aubergiste ou de<br />

toute autre maison riche, est « majestueuse », c'est un être puissant qui, un trousseau<br />

de clés attaché à la ceinture, dirige sa maison et commande les domestiques. Elle est<br />

souvent généreuse et compréhensive, toujours adroite et calme. Comme l'élimination<br />

d'un criminel ou d'un intrus dans le conte finnois se fait par la mise à mort, il n'est<br />

pas étonnant que la femme bourgeoise soit aussi prompte à saisir la hache ou le<br />

couteau qu'un homme. <strong>Le</strong> meurtre en tant qu'auto-défense n'était nullement tenu pour<br />

un crime, c'était, au contraire, une bonne action.<br />

L'image de la femme d'un bourgeois aisé ou de la maîtresse de maison d'une<br />

ferme est, de toute façon, sympathique, même séduisante. Dans les dures conditions<br />

de vie de la campagne, une riche personne était considérée, de tous les points de vue,<br />

comme une personne exemplaire.<br />

La description des filles bourgeoises a évidemment été aussi difficile pour les<br />

conteurs que la peinture des princesses. Comme il a été dit, la jeune fille bourgeoise<br />

des contes finnois est plus un actant répondant d'une action déterminée qu'un<br />

71


LE CONTE<br />

personnage aux traits humains. Mais le rôle de l'actant est pourtant toujours assez<br />

positif : la fille de la classe moyenne est, en général, belle, intelligente et adroite.<br />

L'image change complètement quand nous faisons un pas vers le niveau<br />

inférieur de la société. <strong>Le</strong>s dénominations de la femme créent déjà une image sur<br />

laquelle il est impossible de se tromper : une femme âgée, au dos courbé, au menton<br />

en galoche, qui, la canne à la main, se traîne sur le chemin du village et qui médite<br />

un mauvais tour. <strong>Le</strong> lot d'une femme pauvre du peuple, veuve ou épouse d'un homme<br />

sans terre, n'était nullement enviable. Si les soins du ménage ou des enfants, les<br />

travaux à la ferme ou au pâturage ne lui fournissaient pas son morceau de pain<br />

quotidien, il lui fallait aller mendier. C'est peut-être pour la même raison que la jeune<br />

fille pauvre est presque complètement absente des contes-nouvelles : comme je l'ai<br />

mentionné, les enfants cadets devaient quitter la maison paternelle à l'âge tendre.<br />

<strong>Le</strong>s contes sont, en général, caractérisés par l'absence de sentiments et de<br />

chaleur. L'amour est purement sexuel, l'affection et la solidarité entre les époux font<br />

complètement défaut. <strong>Le</strong>s relations entre les parents et les enfants doivent aussi<br />

rendre assez fidèlement la situation réelle : d'un côté, la peur et la soumission, de<br />

l'autre, la sévérité et la cruauté. La mère et la fille s'entendent seulement lorsqu'il<br />

s'agit de tramer des intrigues.<br />

<strong>Le</strong>s rapports des hommes ont dû être un peu différents, mais dans notre<br />

exposé, il n'est question que de la femme. En bref, il faut constater que malgré le fait<br />

que l'intrigue des contes est pratiquement toujours empruntée à d'autres pays et<br />

régions, et que les aventures et les tournures de l'intrigue occupent, sans défaut, la<br />

première place, les récits finnois portent, néanmoins, surtout dans la description des<br />

classes moyennes et inférieures, l'empreinte de la réalité environnante de l'époque.<br />

JOKINEN Ulla<br />

Université d'Helsinki<br />

Bibliographie<br />

AARNE Antti, Vergleichende Märchenforschungen, Thèse, Helsingfors, 1907.<br />

AARNE Antti, <strong>Le</strong>itfaden der vergleichenden Märchenforschungen, FF Commu- nications N°<br />

13, Second Printing, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1959.<br />

ARNE Antti, Finnische Märchenvarianten, FF Communications N° 5, Second Printing,<br />

Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1968.<br />

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Papers I, The 8th Congress for the International Society for the Narrative Research, Bergen,<br />

June 12th-17th, 1984, p. 309-320, 1984.<br />

APO Satu, Ihmesatujen teemat ja niiden tulkinta, Sananjalka 22, Helsinki, p. 121-139, 1980.<br />

APO Satu, Kansansadun struktuurien tutkimus, Strukturalismia, semiotiikkaa, poetiikkaa, Oy<br />

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Structure and Reproduction in oral Literature, ed. by Lauri Honko and Vilmos Voigt<br />

Akadémiai Kiado, Budapest, p. 147-158, 1980.<br />

BEN-AMOS Dan, The concepts of genre in folklore. Trad. « Perinnelajikäsitteet » dans<br />

Kertomusperinne Kirjoituksia proosaperinteen lajeista ja tutkimuksesta. Toimittaneet Irma -<br />

72


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS<br />

Riitta Järvinen ja Seppo Knuuttila, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, Tietolipas 90,<br />

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DELARUE, Paul et TENEZE, Marie-Louise, <strong>Le</strong> conte populaire français, I-III, Paris, Ed. G.<br />

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PIELA, Ulla et RAUSMAA, Pirkko-Liisa, Sadut, Kertomusperinne Kirjoituksia<br />

proosaperinteen lajeista ja tutkimuksesta. Toimittaneet Irma - Riitta Järvinen ja Seppo<br />

Knuuttila, Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, Tietolipas 90, Pieksämäki, p. 85-105, 1982.<br />

PROPP, Vladimir, Morphologie du conte, suivi de <strong>Le</strong>s transformations des contes<br />

merveilleux (trad.), Editions du Seuil, Paris, 1965.<br />

RAUSMAA, Pirkko-Liisa, (éd.) Suomalaiset kansansadut I-II, Suomalaisen Kirjallisuuden<br />

Seuran Toimituksia, 302, Helsinki, 1972, 1982.<br />

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Suomalaisen Kirjallisuuden Seura, Helsinki, 1967.<br />

RAUSMAA, Pirkko-Liisa, Beliebt bei den Frauen (AaTh 580), Enzyklopädie des Märchens,<br />

Band 2, Lieferung 1/2, Berlin-New York, 1977.<br />

SALMELAINEN, Eero, (éd.) Suomen kansan Satuja ja tarinoita, Suomalaisen Kirjallisuuden<br />

Seura, Helsinki, 1955.<br />

SIMONSEN, Michèle, <strong>Le</strong> conte populaire, Presses Universitaires de France, Paris, 1984.<br />

THOMPSON, Stith, The Types of Folktale, A Classification and Bibliography (Antti Aarne's<br />

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1964.<br />

VUORINEN, Ulla, (éd.), Suomalaisia kansansatuja - Finska Folksagor, IKCs Förlag,<br />

Mariehamn, Introduction par Pirkko-Liisa Rausmaa, p. 7-8, 1977.<br />

73


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

<strong>Le</strong>s femmes, les contes, l'Algérie, tels sont les éléments du puzzle 1 que je me<br />

propose de construire pour donner une intelligibilité aux récits du monde enfantin.<br />

Configurations d'images du monde ordinaire, de fantasmes de la vie<br />

intérieure, d'inventions d'un univers imaginaire 2 , le puzzle repose depuis les travaux<br />

de Propp sur un postulat d'unité interne assurée au conte par le genre en tant que type<br />

de production. Dans ces configurations diverses, la femme serait la projection d'une<br />

histoire commune de la vie quotidienne, objet de la quête amoureuse ou recluse de la<br />

vie domestique, et le conte la forme heuristique de l'expérience sociale, initiation et<br />

acceptation d'un ordre qui confère à la femme le statut que nous lui connaissons 3 . De<br />

fait les représentations couramment associées à ce statut y sont évidentes, et il est<br />

aisé de reconstituer les fragments d'un propos familier sur la femme algérienne. Un<br />

propos familier ? Voire.<br />

<strong>Le</strong> conte n'est pas seulement le récit univoque du monde ordinaire ; loin s'en<br />

faut. Déjà les images masculines de Djha et de Mkidèch nous avaient habitués à la<br />

dérision du pouvoir par le faible et à la lutte de l'enfant contre l'ogresse. <strong>Le</strong>s femmes<br />

seraient-elles exclues de cette lutte et de cette prise de conscience ? N'y-a-t-il pas<br />

dans les contes traces d'un refus et d'une subversion de l'ordre établi qui seraient le<br />

fait des femmes ? <strong>Le</strong> conte ne serait-il pas aussi l'histoire d'un contre-discours, qui,<br />

en reconstruisant des images par trop véridiques conduirait non plus à l'adaptation,<br />

mais au refus du monde tel qu'il est.<br />

C'est à l'analyse de ce contre discours que ma communication sera consacrée.<br />

En effet l'analyse de la femme dans le conte algérien m'a conduit à repérer dans la<br />

complexité des récits deux discours qui se répondent : un discours et un contrediscours.<br />

Ils ne s'annulent ni se contredisent, mais collaborent à déranger les idées et<br />

les notions qu'à propos de la femme codifie l'ordre établi. On pourrait mener la<br />

même analyse à propos de l'homme dont les discours et les contre-discours<br />

traduisent et/ou détruisent les valeurs assignées. C'est dire que mon propos ne<br />

se veut pas récupération culturelle d'un discours revendicatif de la femme à travers le<br />

conte, mais conception du conte comme jeu de dérèglement des codifications qui s'y<br />

disent : celles du moment (maintenant vs autrefois), celles des identités<br />

(métamorphoses sexuelles : femme, hommes... animal) ; mais aussi inversion des<br />

1 C. Brémond, <strong>Le</strong> mécano du conte, Magazine littéraire n° 150 de Juil.-Août 1979.<br />

2 G. Jean, <strong>Le</strong> pouvoir du conte, Casterman, Paris 1981.<br />

3 C. Lacoste Dujardin, <strong>Le</strong> conte Kabyle, Maspéro, Paris 1982.<br />

75


LE CONTE<br />

valeurs du bien et du mal, de la parole de vérité et du mensonge. <strong>Le</strong> conte est ainsi<br />

prétention d'un ordre dé-rangé ou d'un cahot conçu en vue de l'exploration de limites<br />

qui, pour notre propos, seraient celles du monde féminin.<br />

Mes investigations m'ont conduit à évacuer deux approches que je présente<br />

brièvement ici :<br />

La première consiste à découvrir dans le conte ce que j'appellerais un « ethnodiscours<br />

» qui serait le discours du quotidien donnant au récit sa charge spécifique<br />

d'originalité spatio-temporelle. <strong>Le</strong> principe de reconnaissance étant au centre de cet<br />

ethno-discours, il s'agirait en quelque sorte de reconnaître du déjà connu. La femme<br />

y serait reflet du quotidien, de l'identité désignée par l'éhique, le rituel social de<br />

l'infériorité, de la réclusion et de l'activité domestique... Avec l'image de la femme<br />

tout l'écheveau social pourrait se dévider pour redonner le sens du sens, une manière<br />

de se dire de la société.<br />

L'éthno-discours prendrait ainsi statut d'argument culturel enracinant les<br />

conceptions de la femme dans l'épaisseur de l'imagerie populaire. Mais alors<br />

pourquoi le conte ? L'économie propre à l'imaginaire n'est-elle qu'un doublet<br />

structurel de l'expérience sociale qui en baliserait les contours ?<br />

La seconde approche consisterait à repérer dans les contes les fragments d'un<br />

« géno-discours », source originelle de récits que l'humanité se fait à elle-même. <strong>Le</strong>s<br />

images de femmes se télescoperaient dans un jeu infini de miroirs, comme des<br />

variantes récitatives d'un dire initial. <strong>Le</strong>s nomenclatures-enquêtes, caractéristiques de<br />

cette démarche répondent à un souci de codification de cette polyphonie universelle<br />

dont les contes se feraient l'écho.<br />

Entre l'un et le multiple, mon propos est de rendre compte des modalités qui<br />

inscrivent le propos sur la femme comme un jeu de dérèglement des codifications de<br />

l'ordre établi, recréant par le drame, la farce et l'humour, la vie imaginaire de la tribu.<br />

Trois aspects ont été retenus pour cette analyse :<br />

1 - L'ordre de parole - nature et fonction de la parole féminine dans les<br />

contes.<br />

2 - L'ordre du pouvoir - dérision par les femmes du pouvoir établi.<br />

3 - L'ordre naturel - perversion féminine de cet ordre (amour, sexe, beauté).<br />

<strong>Le</strong> corpus est fondé sur l'ensemble des publications (cf. la bibliographie) ; les<br />

contes qui recoupent mon expérience personnelle ont bien entendu été sélectionnés.<br />

1. L'ORDRE DE LA PAROLE<br />

On sait depuis Austin que le langage est le substitut des actions 1 pouvoir de<br />

faire par l'entremise des mots. Cette conception est généralisable au conte, lieu des<br />

formules magiques qui font advenir les faits. Je me propose d'étudier ici un aspect<br />

particulier des femmes en relation avec le conte, celui de la parole.<br />

Parole de la conteuse qui transmet l'héritage, mais aussi défis, mensonges ou<br />

trahisons qui divulguent le secret, malédictions qui inscrivent l'angoisse au coeur du<br />

héros ; la parole des femmes n'est jamais simple commentaire des actions, elle est<br />

l'une des dimensions constitutives de l'identité féminine. Espace où se joue<br />

1 J.L. Austin, Quand dire c'est faire, Seuil, Paris 1970 (la formule est de A. Berrendonner, Principes de<br />

pragmatique linguistique, <strong>Le</strong>s éditions de Minuit, Paris, 1981).<br />

76


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

diversement l'illocutoire, qui est convention de la parole autant que transgression des<br />

conventions, la parole des femmes passe par un paradoxe ; celui-là même de la<br />

conteuse, instaurée maître du langage qui livre la famille aux démons familiers,<br />

l'espace d'un récit 1 . Fascination ou fantasme, la parole féminine n'est pourtant pas de<br />

celle que d'ordinaire on écoute. Parole de la réclusion et de l'interdit, elle a été<br />

confinée dans l'univers clos de l'expérience familiale. <strong>Le</strong>s témoignages s'entendent<br />

généralement à remarquer que la conteuse comme le conte sont partie intégrante de<br />

la famille. Mais la liturgie domestique n'est pas exclusive, et il existe une célébration<br />

publique des contes dont Saadedine Bencheneb assure le témoignage, que je<br />

reproduis ici pour sa valeur documentaire :<br />

« Ne sait pas conter qui veut et les femmes qui possèdent ce don sont assez<br />

rares. Dans l'Alger du début de ce siècle, il y en avait une dizaine ou une<br />

vingtaine qu'on invitait dans les familles bourgeoises pour goûter le charme de<br />

leur parole... C'était à qui, à force de présents, pourrait offrir à ses invités et à<br />

ses familiers, durant les longues veillées du mois du jeûne, la plus séduisante<br />

conteuse de la Régence. Je me rappelle qu'une de ces femmes accompagnait<br />

son récit d'une telle mimique, qu'elle possédait un tel art de dire, que même<br />

les grandes personnes étaient vivement impres- sionnées. Sa voix changeait de<br />

timbre avec chaque personnage : elle devenait puissante et sourde quand il<br />

s'agissait d'un être méchant, douce et chantante quand il s'agissait d'un héros<br />

aimable. <strong>Le</strong>s chiens aboyaient, les lions rugissaient, la nature entière s'animait<br />

et prenait la parole. <strong>Le</strong>s contes d'animaux... acquéraient ainsi le mouvement et<br />

la vie des dessins animés qu'on projette aujourd'hui dans les salle de<br />

cinéma 2 ».<br />

Avec ces conteuses professionnelles, on est loin, on le voit, des versions<br />

épurées ou tâtillonnes, rapportées d'informateurs témoins et réécrites à la manière de<br />

répliques mécaniques d'un théatre privé de vie. Il s'agit plutôt ici d'une parole de<br />

talent qui donne au conte l'allure d'une représentation de salon, d'un spectacle à<br />

domicile. La fonction sociale de la conteuse décrite par Bencheneb n'est nulle part<br />

ailleurs attestée et semble avoir disparu surtout depuis le silence imposé aux veillées<br />

par le couvre-feu militaire durant la guerre de libération. Par contre la fonction<br />

publique du contage demeure très vivace. J'en voudrais pour preuve l'engouement<br />

actuel des médias pour le genre conte :<br />

- une émission radio hebdomadaire est consacrée au conte universel, de même<br />

qu'une émission T.V.<br />

- une version T.V. des Mille et une nuits est suivie actuellement avec un très<br />

vif intérêt, tous publics confondus,<br />

- un conte est en voie de tournage pour un feuilleton de télévision,<br />

- des contes sont édités, d'autres sont publiés dans les journaux,<br />

- des contes sont dits et mis en musique sur cassettes_<br />

On peut dire qu'il existe aujourd'hui une véritable célébration publique du<br />

conte. Mais partout celle-ci consacre la fin des conteuses puisque la totalité de ces<br />

1 On lira avec intérêt la dédicace du livre de Taous Amrouche, <strong>Le</strong> grain magique, Maspero, Paris 1976,<br />

ou encore l'introduction de R. Belamri, <strong>Le</strong>s graines de la douleur, Publisud, Paris, 1982.<br />

2 S. Benchebeb, <strong>Le</strong>s contes d'Alger, Editions Henrys, Alger 1946.<br />

77


LE CONTE<br />

productions est le fait des hommes, conteurs nouvelle manière. La tradition orale<br />

devenue culture exhume le conte de l'univers qui était le sien.<br />

On peut s'interroger sur les tranformations induites par le changement des<br />

locuteurs, mais on peut aussi s'intéresser à la nature et à la fonction de la parole<br />

prétée par la conteuse aux personnages féminins. Sans vouloir épuiser l'analyse de<br />

cette parole féminine, j'y verrais pour ma part l'exercice d'un pouvoir et le fondement<br />

des identités. J'en prendrais exemple dans l'histoire de la femme qui a mangé un oeuf<br />

de serpent 1 , qui figure les différentes fonctions de cette parole, repérables d'ailleurs<br />

dans la quasi totalité des contes algériens.<br />

Une soeur vit seule avec son frère, elle l'élève, le marie. La belle-soeur lui fait<br />

manger un oeuf de serpent et fait croire à son mari qu'elle est enceinte. Il<br />

l'emmène dans la forêt. Un homme la recueille. Elle lui raconte son histoire. Il<br />

l'épouse, la débarasse de son serpent. Ils ont un garçon. Elle retourne<br />

incognito chez son frère et recommande à son fils de réclamer une histoire<br />

après le souper. <strong>Le</strong> fils réclame le conte, le frère insiste. L'histoire contée, le<br />

frère reconnaît la soeur et se lamente. La belle-soeur confondue s'engouffre<br />

dans le sol qui se fent. La soeur sauve son frère de l'engloutissement.<br />

La parole féminine initie, comme on le voit, une mise en scène du roman<br />

familial, dominée par les symboles sexuels de l'oeuf et du serpent, de la fente et de<br />

l'engloutissement. Déclencheurs du drame, les mots-mensonges induisent le frère en<br />

erreur ou alors, révélateurs, les mot-vérités permettent à la soeur la possession<br />

exclusive du frère et mettent fin à l'action. C'est à cette parole mensonge que je<br />

voudrais m'arrêter.<br />

Celle-ci est très souvent associée à la femme.<br />

Dans Ali le voleur, le mensonge de la mère prémunit Ali du vol ; mais celui-ci<br />

la fait avouer et découvre la profession de son père en maintenant la main de<br />

sa mère dans la marmite de soupe bouillante.<br />

Dans le vieillard et sa femme, la femme quitte son mari et va vivre avec un<br />

autre homme. <strong>Le</strong> mari se plaint, ils se présentent tous trois devant le juge. Sommée<br />

de désigner son véritable époux, la femme ment et désigne le second. <strong>Le</strong> mari au<br />

désespoir va se noyer dans une mare.<br />

<strong>Le</strong> mensonge est contravention aux lois du discours ordinaire, mais la parole<br />

fut-elle mensonge a la propriété redoutable de régir les faits et l'opinion qu'on en a.<br />

Comme la négation freudienne, le mensonge relève de l'énonciation, du statut que<br />

l'on confère à la parole, aussi il est relativement indépendant de l'énoncé. <strong>Le</strong><br />

mensonge des femmes ne procède pas d'une éthique linguistique, l'essentiel, bien<br />

souvent, n'est pas de dire la vérité. La fin assignée à la parole est de faire surgir le<br />

drame, c'est-à-dire l'action, et d'assurer sa résolution. En ce sens le mensonge est<br />

d'ordre cathartique.<br />

Nombreux sont les contes qui figurent l'inversion du vrai en faux : les<br />

concubines révèlent au roi la tare physique de l'épouse, par exemple une main<br />

coupée. La vérification des faits, la tare disparue par l'intervention de l'oiseau<br />

magique, baptise mensonge ce qui était avéré 2 .<br />

1 On en trouvera une version de A. Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes<br />

merveilleux de la grande Kabylie, Imprimerie nationale, Paris, 1965.<br />

2 M. Mammeri, Tellenm Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980.<br />

78


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

Faits et mots inversent leurs valeurs dans une sorte d'autonomie relative ; la<br />

parole semble désigner autre chose que ce qu'elle est censée nommer. <strong>Le</strong>s faits de<br />

vérité sont inaccessibles au langage qui se dépouille de sa faculté référentielle. Mais<br />

privé d'un référent fiable, le langage gagne en tant qu'acte. Il devient instrument<br />

d'action. La parole confère aux femmes qui l'utilisent pouvoir d'agir et de modifier<br />

l'action, le comportement, la psychologie, la situation d'autrui et de soi-même. La<br />

parole est action et en ce sens elle a valeur jussive, créatrice de droits et de devoirs,<br />

selon la définition de Ducrot 1 .<br />

Ainsi : Dans Loundja, la fille de l'ogresse 2 , la settout bousculée près de la<br />

source lance-t-elle un défi au héros, celui-ci s'y conforme. Il entreprend la<br />

quête de la belle Loundja, l'enlève et l'épouse.<br />

Défier le héros c'est le placer devant l'obligation existentielle d'être ou de ne<br />

pas être le héros ; c'est aussi pour la settout s'arroger un droit de défi parce que<br />

bousculée.<br />

L'ogresse du même conte adresse-t-elle ses malédictions aux deux fuyards, le<br />

héros est enlevé aux cieux par les corbeaux et la blanche et rose Loundja changée en<br />

négresse.<br />

On observe ainsi dans le conte une liturgie primitive de la parole officiée par<br />

les femmes. La malédiction a force illocutoire par la soumission nécessaire au mal de<br />

Loundja et du héros et par le droit de maudire conféré à l'ogrese par la trahison<br />

qu'elle a subie. Défis, mensonges, malédictions sont des actes ritualisés par les<br />

conventions du conte et qu'il n'est pas donné à tous de célébrer.<br />

Si les femmes sont généralement objet de quête, elles sont, quand elles<br />

commandent aux mots, origines des actions. <strong>Le</strong>ur parole est ainsi l'envers féminin de<br />

la geste masculine. Elles n'agissent pas, elles parlent, mais parler est leur mode<br />

d'agir. Valeur pardoxale de la parole, instancée d'ailleurs par la pragmatique à partir<br />

du pouvoir institutionnel qui la fonde 3 . Dans le conte, cette parole paradoxale est le<br />

fait de certaines femmes (l'ogresse, la settout ne maudissent pas à tort et à travers) ;<br />

elle est souvent utilisée à la farce et à l'humour.<br />

Dans l'histoire du bûcheron règne la misère 4 . <strong>Le</strong> bûcheron va dans la forêt, il<br />

cogne sur un arbre habité par un génie qui lui remet une soupière magique. Il<br />

suffit de la poser pour manger à satiété. L'entourage s'étonne, la femme évente<br />

le secret qu'il fallait préserver. La soupière est volée. <strong>Le</strong> mari retourne à la<br />

forêt et se lamente. <strong>Le</strong> génie lui remet une méida magique. La femme divulgue<br />

encore une fois le secret, la méida est volée. <strong>Le</strong> génie lui remet enfin un pilon<br />

qui par une formule magique démasquera la voleuse qui commençait par nier<br />

les faits ; la méida et la soupière sont finalement restituées.<br />

La répétition est évidemment symptôme. Sans cesse la femme ment, bavarde,<br />

divulgue les secrets, son activité linguistique est une parfaite dérision des lois du<br />

discours ordinaire, quand ce n'est pas du bon sens. Aussi le code de cette parole<br />

figure l'ambivalence même du conte. La parole des femmes est perversion du réel et<br />

1 O. Ducrot, <strong>Le</strong>s mots du discours, <strong>Le</strong>s éditions de minuit, Paris 1980.<br />

2 T. Larouche, <strong>Le</strong> grain magique, op. cité n° 5.<br />

3 Cf. la thèse de Berrendonner ou l'analyse benvenistienne du performatif.<br />

4 <strong>Le</strong> bâton enchaîné de S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légende dorée d'Afrique du<br />

Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.<br />

79


LE CONTE<br />

fable du vrai ; elle constitue un instrument d'investigation qu'il est essentiel de savoir<br />

manipuler.<br />

La parole des femmes relève encore de l'énigme qui profère et déchiffre sous<br />

l'apparence les mots cachés. D'ailleurs le conte algérien est désigné par un nom qui<br />

signifie justement énigme et non par le terme canonique utilisé au moyen- orient.<br />

La fille du marchand est choisie comme épouse par le héros, car comme lui<br />

elle pratique l'art de l'énigme. <strong>Le</strong>s mots tissent des liens invisibles entre eux par<br />

l'entremise du père qui lui n'y comprend rien « ma mère est allée voir celui qu'elle ne<br />

connaît pas, ma soeur est assise entre deux murs, mon frère bat l'eau avec de l'eau » 1.<br />

<strong>Le</strong> langage vrai ne procède pas du code de la communication commune, comme<br />

l'écrivait Valéry à propos du langage poétique : « il est construction d'un langage<br />

dans le langage ». Dans le conte, ce langage est un véritable discours amoureux qui a<br />

pouvoir de construction et de désignation des destinataires. Aussi on souscrira aux<br />

distinctions faites par l'analyste entre allocutaires et destinataires des actes de<br />

langage. De fait l'énigme est acte, dans la mesure où deux destinataires se trouvent<br />

désignés et impliqués en tant que tels par le discours. <strong>Le</strong>s allocutaires, à l'image du<br />

père, conçoivent le discours à travers l'opacité des habitudes et se trouvent de ce fait<br />

exclus du crypto-dialogue.<br />

Toujours dans le même conte, c'est en pratiquant l'énigme que l'épouse<br />

découvre les voies pour parvenir à identifier la fausse mère. Mais ce faisant elle<br />

surpasse son mari, qui, lui, était chargé de rendre la justice, et se disqualifie du même<br />

coup en tant qu'épouse. Comme convenu entre eux, elle doit partir en emportant un<br />

objet auquel elle tient. En usant des lois de l'énigme, elle retourne au domicile<br />

paternel, le mari anesthésié dans son coffre. Miracle des mots et de l'amour, le<br />

couple demeure uni assurant à la femme la suprématie du langage.<br />

Il faudrait analyser plus avant cette manipulation du langage. La femme<br />

s'iden- tifie dans les contes par la dénaturation qu'elle impose aux valeurs<br />

illocutoires ; les ordres du père ne sont pas obéis, les recommandations ne sont pas<br />

observées par les filles qui, restées seules à la maison, seront ainsi victimes de<br />

l'ogresse ou des voleurs. C'est la non observance des conventions de langage qui est<br />

source du drame. Dans les contes de ce type, la plus jeune des filles ou le petit chien 2<br />

est chargé de rappeler les recommandations du père absent. Mais l'acte même ne<br />

peut être tel que validé par une personne autorisée. Aussi ce n'est qu'une fois ces<br />

auxilaires assassinés que la parole reprendra ses droits et c'est par l'entremise d'un<br />

objet (sang ou os magique) que les faits seront révélés.<br />

La parole des femmes est aussi fonction de la situation de discours.<br />

Quand elle est seule face à l'ogre qui a mangé un âne et a revêtu sa peau, la<br />

jeune fille usera de la flatterie pour se protéger, et lui redira sans cesse qu'il a<br />

mangé un lion et qu'il a revêtu sa peau. Mais une fois le père revenu et sa<br />

protection assurée, la jeune fille change de stratégie de dis- cours ; elle<br />

humilie l'ogre par l'énoncé de la vérité et provoque sa cruauté 3 .<br />

1 T. Amrouche, Histoire du coffre, op cité p. 131-132.<br />

2 S. Benchebeb, <strong>Le</strong>s contes d'Alger, Editions Henrys, Alger 1946.<br />

3 <strong>Le</strong> bâton enchaîné de S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légence dorée d'Afrique du<br />

Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.<br />

80


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

On pourrait ainsi prolonger l'analyse des stratégies de discours utilisées par<br />

les femmes et suivre l'aventure fascinante des femmes en territoire linguistique.<br />

Perversion des mots, effraction des lois de discours, falsification du référent,<br />

l'expérience linguistique est poussée à ses ultimes limites et donne à la femme une<br />

identité inédite et pourtant familière.<br />

Ce jeu de transgresion et de décodification du langage mériterait à lui seul<br />

tout un travail de réflexion sur le langage des femmes dans le conte algérien. Mais il<br />

n'est qu'un aspect d'un contre-discours plus vaste qui se manifeste aussi pour notre<br />

propos dans l'ordre du pouvoir.<br />

Tel est le deuxième thème que j'évoquerais maintenant.<br />

2. L'ORDRE DU POUVOIR<br />

Je retiendrai dans cette partie trois aspects de l'exercice du pouvoir : le<br />

pouvoir familial, le pouvoir de justice et le pouvoir du prince, en relation avec le<br />

personnage féminin.<br />

On peut avancer, de façon générale que si l'homme établit un certain ordre<br />

des choses, la femme intervient pour le contester. La lutte contre l'ordre familial est<br />

d'une telle violence qu'elle nécessite bien souvent le recours au symbolisme animal ;<br />

et les époux ou les pères sont quelques fois serpent ou lion, valeur ambigüe s'il en<br />

était besoin. <strong>Le</strong> conflit oedipien est décisif et l'on retrouve aisément les thèmes<br />

universels désignés par la psychanalyse. C'est d'ailleurs ce champ qui, comme on le<br />

verra, fonde le discours des femmes contre le pouvoir familial.<br />

<strong>Le</strong> personnage central, c'est bien sûr l'ogresse, Tsériel ou Ghoula, qui dévore<br />

et épouvante les enfants. La peur des femmes a eu pour conséquences leur<br />

séquestration et l'ogresse constitue en soi le principe de l'errance et de la liberté de<br />

mouvement. <strong>Le</strong> projet de Mkidèch, l'enfant nain et rusé, est justement l'histoire de<br />

son asservissement. Têter le lait de son sein gauche c'est marquer l'achèvement d'une<br />

lutte ; celle de Mkidèch dont l'ogrese est la risée, et celle de l'ogresse dont la cruauté<br />

fera place à la protection. N. Farès l'a bien dit, l'ogresse « c'est l'anti-phallus, le<br />

pouvoir de la femme contre le pouvoir de l'homme » 1 .<br />

Cette dichotomie est fondamentale et l'on peut noter dans les contes un<br />

contre- discours général qui s'oppose au pouvoir familial comme principe d'unité et<br />

d'intégration de ses membres :<br />

A la naissance de sa fille, le roi veut tuer ses fils qui parviennent à s'enfuir<br />

dans une grotte.<br />

<strong>Le</strong>s frères jaloux noient leur demi-frère dans le puits.<br />

<strong>Le</strong> roi sacrifie sa fille à l'hydre pour obtenir de l'eau pour les habitants du<br />

village.<br />

Dans la femme du serpent, le fils cadet empoisonne sa mère avec le venin du<br />

serpent qu'elle destinait au fils aîné.<br />

Dans Moumouche le chat aveugle 2 , Nounouche s'étouffe en avalant sa queue<br />

enflammée, après avoir goûté au plat préparé en cachette par la plus jeune des<br />

filles. Celle-ci tue sa marâtre et son enfant qui la privait de nourriture. <strong>Le</strong> père<br />

1 N. Farès, interview à la revue Fontaine, Aix en provence, 1979.<br />

2 Mouliéras, déjà cité.<br />

81


LE CONTE<br />

meurt peu après. <strong>Le</strong> titre du conte : ma mère m'a égorgé, mon père m'a mangé,<br />

ma soeur a rassemblé mes os 1 est significatif en lui-même.<br />

<strong>Le</strong> frère, amoureux d'un cheveu de sa soeur, finit par lui couper la main 2 .<br />

Ali Ousdidène Ouhdidène épouse sa fille Aïcha l'ogresse qui boit son sang et<br />

le dévore 3 .<br />

Hdidouane fait manger à l'ogresse sa propre fille 4 .<br />

La famille est le siège du meurtre, de la haine et de la vengeance, ce qui n'est<br />

pas sans rappeler le règne des Attrides, et la femme comme chacun des membres<br />

participe de cette saga monstrueuse et renvoie un écho fantastique des pressions qui<br />

s'y déchaînent. <strong>Le</strong> conte serait ainsi le mode d'expression du refoulé, de l'interdit, de<br />

l'inconscient.<br />

La famille est aussi un univers carcéral et la fuite de la victime est bien<br />

souvent l'une des formes d'expression de ce contre discours :<br />

La fille destinée à son frère par les parents s'enfuit dans une grotte 5 .<br />

<strong>Le</strong> père enferme ses filles avant de partir en voyage.<br />

Ailleurs le père gourmand les égare dans un champ de fèves où elles seront la<br />

proie de Tsériel.<br />

A l'instigation de la marâtre, tel autre tente de les noyer nues dans la mer.<br />

Enfermée derrière sept portes par un riche marchand, l'épouse s'enfuit avec le<br />

héros 6 .<br />

Il semble à travers ces exemples que le contre-discours du pouvoir familial<br />

est expression du conflit psychique et se double d'un code spatial tout aussi<br />

conflictuel, révélateur des affects. L'espace familial clos est comme nous l'avons vu<br />

champ des rivalités et lieu de protection ; l'espace naturel ouvert est lieu de liberté<br />

mais aussi de danger.<br />

On pourrait analyser en propre la sémiotique de ces espaces que fonde la<br />

relation essentielle culture vs nature. On se souviendra ici des thèses de Engels pour<br />

qui l'instauration de la famille passe par une grande défaite du sexe féminin. C'est<br />

justement les soubressauts de cette lutte que le discours semble désigner.<br />

Affronter l'espace naturel ou y séjourner est une étape décisive de toute quête.<br />

L'accompagnement de formules magiques, recommandations, paroles rituelles à<br />

proférer, malédictions à assumer, contribuent à donner à l'acte le caractère d'un<br />

exploit. Cet arsenal discursif est le plus souvent absent des voyages dans lesquels la<br />

femme est sujet de l'action ; les obstacles sont à peine désignés et les épreuves quasi<br />

inexistantes. Quand elle affronte l'espace, la femme utilise des subterfuges qui<br />

masquent son identité, sa richesse ou sa beauté. Ce masquage possède une double<br />

fonction : d'une part il assure la protection et ce faisant exhibe des signes de valeur<br />

associés à la femme : sexe, richesse, beauté ; d'autre part ce masquage sert la mise en<br />

1 T. Amrouche, <strong>Le</strong> grain magique, op. cité n° 5.<br />

2 M. Mammeri, Tellen Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980.<br />

3 J.N. Dallet, <strong>Conte</strong>s Kabyles inédits, Fort-National 1967.<br />

4 N. Belamri, <strong>Le</strong>s graines de la douleur, op. cité.<br />

5 M. Mammeri, Tellen Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980<br />

6 Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie,<br />

Imprimerie nationale, Paris, 1965.<br />

82


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

place d'une stratégie d'occupation des rôles masculins. Se déguiser en homme c'est<br />

en prendre les apparences de même qu'une forme de jeu de substitution des rôles et<br />

des places. C'est surtout comme nous allons le montrer, une désacralisation des<br />

fondements d'un ordre hégémonique ; celui du pouvoir phallique qui repose sur des<br />

attributs révocables et que le mode de la farce convertit en masquarade du pouvoir.<br />

Gofman est là, qui nous rappelle comment le masque des apparences est décisif dans<br />

l'interaction humaine 1 .<br />

Dans l'histoire de l'homme au tronc d'arbre et la fille du sultan, celle-ci fuit la<br />

vengeance de son mari jaloux 2 . Elle s'empare du burnous, du turban et du<br />

cheval d'un cavalier rencontré en chemin et qui voulait l'épouser. Sous ce<br />

déguisement, elle se présente au sultan, qui, séduit par son aspect, la nomme<br />

vizir. La fille du sultan en tombe amoureuse et les noces sont célébrées. Lasse<br />

d'attendre l'acte d'amour, la fille du sultan s'en ouvre au vizir qui choisit de la<br />

mettre au courant. Un jour l'époux se présente au vizir qui se fait connaître et<br />

lui apprend son histoire. <strong>Le</strong> mari les prend toutes deux pour épouses.<br />

L'ambiguïté est partout présente et l'ordre étabi un faux semblant. <strong>Le</strong> pouvoir<br />

qui exclut la femme est un leurre qui repose sur l'illusion, le masque et la duperie.<br />

L'aventure féminine est un révélateur de cette ambiguïté et de ce leurre. Ambiguïté<br />

identitaire, qui la fait passer pour cela qu'elle n'est pas, ambigüité sexuelle, travestie,<br />

la femme accède au pouvoir phallique de prendre femme dans les formes consacrées<br />

du mariage, ambiguïté de la place occupée, le pouvoir exercé par le vizir repose sur<br />

le leurre des apparences, la beauté et les dehors de l'homme. <strong>Le</strong> contre discours<br />

exhibe la vanité du pouvoir, et discrédite par l'inversion des rôles l'ordre établi. La<br />

femme, l'homme sont des places symboliquement assignées et qui peuvent être<br />

abolies.<br />

Rappelons-nous l'histoire de la femme du marchand enfermée derrière sept<br />

portes. Enlevée par le héros, elle est présentée au marchand comme sa<br />

nouvelle épouse. Stupéfait par la ressemblance, le marchand va vérifier que ce<br />

n'est pas sa propre femme, et que celle-ci est bien à sa place derrière les sept<br />

portes. Empruntant un passage dérobé, elle regagne sa place où le mari la<br />

trouve. Il revient au magasin où elle l'avait précédé. Rassuré sur sa méprise, il<br />

leur donne sa bénédiction.<br />

On le voit, la place assignée est déterminante et oblitère les fondements<br />

ontologiques de l'identité. L'exercice du pouvoir de justice est pareillement<br />

démasqué. L'homme est seul habilité à prononcer la justice et la femme qui use de ce<br />

pouvoir se disqualifie en tant qu'épouse. <strong>Le</strong>s rôles sont solidaires les uns des autres,<br />

il ne s'agit pas de pouvoirs éclatés, mais d'une vision intégrale des relations<br />

existentielles. Dans un sens différent, Georges Jean parlera de « scénario<br />

existentiel ».<br />

Contre-discours, le conte énonce les vérités refoulées, révoque en doute le<br />

principe d'unité de l'ordre et prétend à la réversibilité des rôles détenus par chacun.<br />

Dans un conte, les revenantes destituent le mari et remettent les commandes<br />

du foyer à son épouse, en lui disant : c'est toi qui commandera à ton mari et à<br />

1 Goffman D. La mise en scène de la vie quotidienne (1 et 2), 1973.<br />

<strong>Le</strong>s rites d'interaction, <strong>Le</strong>s éditions de minuit, Paris, 1973-1974.<br />

2 Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie,<br />

Imprimerie nationale, Paris, 1965.<br />

83


LE CONTE<br />

tes enfants 1 . Dans un autre, une jeune princesse délivrée par quatre frères<br />

décide de les épouser tous. <strong>Le</strong> roi lui rappelle les coutumes de son pays et la<br />

donne à l'aîné 2 . Ailleurs, une autre femme dérobe à un homme son cheval,<br />

son tapis, son corail, ses babouches et le ridiculise devant le juge qu'elle<br />

corrompt en faisant miroiter une bourse remplie de galets. Tous ces exemples<br />

attestent bien d'une vision non conformiste dont les contes se font<br />

l'expression.<br />

3. L'ORDRE NATUREL<br />

<strong>Le</strong> pouvoir du conte est celui de métamorphoser l'ordre naturel. J'ai étudié<br />

précédemment les conditions du travestissement sexuel de la femme en homme.<br />

Mais il faudrait aussi intégrer dans cette analyse tout un aspect du bestiaire où<br />

l'animal est père ou frère, femme ou époux, afin de traduire l'indicible, ce que je ne<br />

ferai pas ici. J'évoquerai cependant deux aspects du contre-discours à travers le code<br />

esthétique et le langage ordinaire des femmes.<br />

Il y a dans les contes algériens de nombreuse références à la beauté. Loundja<br />

rose et blanche est symbole de la femme très belle. Telle princesse a des cheveux<br />

plus longs, plus fins, plus blonds que toute autre. <strong>Le</strong>s dons de beauté font couler l'or<br />

de la chevelure et font le teint blanc comme neige et sang. Ce code esthétique se<br />

complète d'un anti-modèle, source d'un racisme latent. On trouvera dans les notes de<br />

Scelles-Millié de nombreuses explications à ce racisme maghrébin. Dans nos contes<br />

les servantes sont des négresses et Loundja sera grimée de noir pour servir comme<br />

domestique chez le sultan.<br />

Dans le grain magique 3 , sept frères trompés par la settout s'enfuient à la<br />

naissance de leur soeur. Une fois grande, celle-ci part à leur recherche<br />

accompagnée de sa servante. En chemin elle se baigne dans une fontaine que<br />

celle-ci lui indique et devient noire alors que la servante blanchit. <strong>Le</strong>s rôles<br />

sont inversés et la servante se fait passer auprès des sept frères pour la soeur.<br />

<strong>Le</strong> subterfuge est découvert, les cheveux de l'une tombent jusqu'à la taille,<br />

ceux de l'autre se dressent épineux vers le ciel.<br />

Il faut dire que ce discours raciste est très vivement ressenti aujourd'hui et<br />

qu'il donne lieu à diverses manifestations de censure. Un livre de contes anciens n'a<br />

pas été réédité à cause d'un lexique trop directement inscrit dans une optique<br />

idéologico-sociologique, dont le mot négresse justement. Dans des publications<br />

actuelles, au mot négresse se substitue le mot brun plus acceptable.<br />

On peut noter également dans les contes un discours anti-raciste ; femmes et<br />

hommes sont soumis au modèle esthétique et il leur appartient de le désavouer.<br />

Mhemed le fils de la négresse injustement traité à cause de sa noirceur,<br />

rétablit la justice et triomphe de ceux qui l'ont maltraité 4 .<br />

1 J. Scelles-Millié, <strong>Le</strong>s contes mystérieux d'Afrique du nord, Maisonneuve et Larose, Paris, 1972.<br />

2 S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légence dorée d'Afrique du Nord, « Petite massue fait<br />

ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.<br />

3 T. Amrouche, <strong>Le</strong> grain magique, op. cité n° 5.<br />

4 Id. « <strong>Le</strong> prince noir » et « <strong>Le</strong> racisme foudroyé ».<br />

84


LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN<br />

Racisme et anti-racisme figurent quelques fois dans le même conte ; le code<br />

esthétique ayant des prolongements fort complexes. <strong>Le</strong> noir, signe de pauvreté, est<br />

masque de protection, il est aussi comme nous allons le voir source de dérision.<br />

Dans Loundja, fille de Tsériel, Loundja se fait négresse en tuant une servante<br />

et en revêtant sa peau. Quand le héros délivré demande à l'épouser, le sultan<br />

indigné répond « comment oserons-nous regarder en face nos voisins. Tu<br />

veux notre honte » 1 . <strong>Le</strong>s noces sont quand même célébrées et le matin la<br />

servante découvrant le miracle de la blanche et rose Loundja va répandre la<br />

nouvelle au palais. <strong>Le</strong> cadet concupiscent est mis au courant ; il suffit de<br />

prononcer une parole magique. Alors voulant surenchérir, il demande à<br />

épouser une chienne, et la chienne entendant les paroles qu'il croyait<br />

magiques se jette sur lui et le dévore.<br />

Cette métamorphose escomptée est bien sûr source de ridicule et de dérision.<br />

<strong>Le</strong> noir enveloppe de laideur protège la femme de la convoitise sexuelle de l'homme.<br />

Il est également masque des qualités enfouies que la justice ou le bon sens permet de<br />

mettre au jour. <strong>Le</strong> modèle de la blancheur est source de crédulité, de bêtise et<br />

d'injustice.<br />

On retrouve cette opposition des valeurs du blanc et du noir dans le langage<br />

ordinaire, utilisé fréquemment par les femmes algériennes.<br />

<strong>Le</strong> destin est noir<br />

- que ton destin soit noir<br />

la peau rose<br />

- que ta peau soit rose<br />

selon que le discours est malédiction ou supplique. Il existe dans le langage<br />

ordinaire un code linguistique du merveilleux qui renvoie au langage du conte, des<br />

légendes et des hagiographies. <strong>Le</strong>s femmes principalement l'utilisent dans un<br />

contexte familial.<br />

Appellatifs divers, affectueux ou haineux, ils constituent une empreinte du<br />

monde fantastique dans l'univers familial. Comme le notait Bellemin-Noël, ce sont<br />

des métaphores et des métonymies qui se sont peu à peu sédimentées dans le langage<br />

lui-même 2 .<br />

On appellera ainsi avec humour Mkidèch, l'enfant farceur, Baba fakroun le<br />

tout petit se traînant à quatre pattes.<br />

Plus turbulents les enfants seront Djen, tiyara ou djeniya :<br />

En crescendo le vocabulaire de la dévoration :<br />

nechouik je te fais griller<br />

nakoul lahmak je mange ta chair<br />

nagat'ak traf traf je te coupe en morceaux<br />

et l'ultime vengeance,<br />

nechroub deumak je bois ton sang.<br />

<strong>Le</strong> contre-discours n'est pas toujours là où on croit le trouver, car<br />

paradoxalement ces figures rhétoriques appartiennent au discours familier. Il n'existe<br />

pas un enfant algérien qui n'ait entendu l'une de ces formules dites par sa grand'mère<br />

ou sa mère en colère ou câline.<br />

1 T. Amrouche, <strong>Le</strong> grain magique, op. cité n° 5.<br />

2 Bellemin-Noel, <strong>Le</strong>s contes et leurs fantasmes, P.U.F., Paris 1983.<br />

85


LE CONTE<br />

Mon analyse a voulu montrer que le merveilleux appartient de plein droit au<br />

monde ordinaire et que le conte en l'amplifiant donne les instructions nécessaires à<br />

son dévoilement.<br />

Celui-ci a souvent été considéré comme document du fait social et c'est là un<br />

fait indubitable. Mais il peut être également manifestation du non-dit, et d'un contrediscours<br />

lui conférant le caractère troublant et fascinant que nous lui connaissons. Et<br />

si parler c'est ne rien faire, comme le veut le bons sens qui oppose la parole à<br />

l'action, alors la parole des conteuses est bien de celles qui expriment par le pouvoir<br />

du conte, la vie cachée des gens, un monde latent contraire à l'ordre tel qu'établi.<br />

Alors, l'image de la femme ? familière ? Oui, mais étrange et paradoxale<br />

aussi.<br />

Je terminerai par une formule rituelle :<br />

« Mon conte coule comme un ruisseau. Je l'ai conté à mes seigneurs ».<br />

SAADI Djamila<br />

Université d'Alger<br />

86


LE STATUT DES VARIANTES<br />

Si nous ne savons pas comment est né un conte (ou un mythe), nous savons<br />

par contre comment il se transforme quand il passe d'une aire culturelle à une autre,<br />

et comment il change à travers le temps et l'espace. Ce changement affecte différents<br />

aspects, thématiques ou/et narratives.<br />

A la différence d'un texte littéraire qui est autonome et dont le sens est à<br />

chercher dans sa propre clôture, le récit populaire est « flottant » appelant d'autres<br />

récits semblables à lui même et cependant différents. Décalque jamais exact, coupé<br />

souvent de ses racines, le conte arrive à nous comme un vieux voyageur fatigué.<br />

Nous le pressons de questions, nous lui demandons ce qu'il est, mais ce qu'il nous<br />

livre n'est pas à la mesure de ce que nous attendons de lui. Dans son balbutiement, il<br />

nous renvoie à d'autres facettes d'autres récits. Et lorsque d'aventure nous tombons<br />

sur d'autres variantes, lorsque nous les interrogeons à leur tour, témoins étrangers<br />

ayant grandi et évolué dans d'autres circonstances, d'autres lieux, ce qu'ils nous<br />

disent concerne d'abord leur propre histoire, et s'ils expliquent un aspect du conte<br />

orphelin que nous avons entre les mains, c'est pour appeler à d'autres détours, à<br />

d'autres parcours, bref à d'autres variantes. Un conte populaire, même enregistré<br />

aujourd'hui est souvent la variante d'une autre variante. Qu'importe, il faut bien se<br />

rendre à l'évidence et essayer de voir ce que celui-ci dit.<br />

« J'admets, dit C. Lévi-Strauss, qu'il peut être difficile d'analyser un mythe si<br />

l'on n'a pas plusieurs variantes à sa disposition » 1 .<br />

Comment aborder alors cette « épineuse question des variantes » 2 très<br />

importante dans la littérature populaire ? Au niveau des structures narratives ou au<br />

niveau des seuls motifs ? Faut-il distinguer les vraies versions des adjonctions ? Si le<br />

sens d'un conte est théoriquement la somme de ses versions, cela veut-il dire qu'il<br />

faille les interroger toutes ? Comment d'ailleurs s'y prendre ? Si l'histoire de<br />

Cendrillon, par exemple, est si répandue dans plusieurs civilisations, que déjà en<br />

1893 M. R. Cox en a répertorié 345, comment saisir leur signification ? Tâche<br />

fastidieuse, hasardeuse peut-être mais compréhensible, car l'histoire de cette petite<br />

fille sage et humiliée qui arrive - miraculeusement - à être promue socialement à la<br />

grande jalousie de ses soeurs, cette histoire qui traverse plusieurs civilisations, quelle<br />

vérité a-t-elle pu drainer ? Et ce récit de ce jeune prince abandonné (Oedipe) qui tue<br />

1 Lévi-Strauss : Entretiens, parus dans R. Bellour <strong>Le</strong> Livre des Autres, ed. 10/18, 1978, p. 370.<br />

2 L'expression est de J. Courtés dans la revue Ethnologie française, n° 1-2, 1972, p. 26.<br />

87


LE CONTE<br />

par mégarde son père et épouse sa mère pour quelle raison évoquer sa permanence<br />

parmi nous ?<br />

A travers ces récits donc, semblables mais différents, le folkloriste sent<br />

confusément que quelque chose de grave était à la base de leur origine. Quelle<br />

origine ? Comment la situer ? A supposer même que nous arrivons à localiser leur<br />

lieu de naissance, quelle garantie offrirait leur milieu culturel disparu ? Arriveront-ils<br />

quand même à nous livrer quelques secrets susceptibles de mieux les comprendre ?<br />

N'est-ce pas courir derrière des ombres ?<br />

« La quête d'une version initiale, dit D. Paulme, d'où toutes les autres seraient<br />

dérivées, est illusoire. » 1<br />

Non, mieux vaut s'intéresser alors à ce squelette en haillons échoué dans notre<br />

terroir, mieux vaut donc l'interroger sur son destin actuel et lui demander comment il<br />

a pu survivre et quel groupe humain a (momentanément) cru en lui. Nous<br />

comprendrons ainsi peut-être comment il a changé et ce qu'il peut dire.<br />

La synchronie admet cependant des comparaisons dans des espaces<br />

coexistants.<br />

La version est différente et en même temps ressemblante au texte original.<br />

Quelle importance ont d'abord ces versions ? Si un texte de tradition orale est<br />

rarement un texte isolé, des variantes vont être intéressantes à 4 niveaux :<br />

1/ expliquer et apporter d'autres précisions sur les données socio-culturelles<br />

que le premier récit n'a pas pu apporter,<br />

2/ elles permettent de voir l'évolution des séquences narratives actualisées ou<br />

rejetées,<br />

3/ elles témoigent, soit de quelques modifications de détail (un motif<br />

remplace un autre...), soit des transformations importantes du texte lui-même,<br />

4/ elles témoignent enfin de la capacité qu'a un conteur de « jouer » avec les<br />

données du récit, d'actualiser les séquences narratives et les thèmes jugés plus<br />

adéquats au public d'aujourd'hui.<br />

Parler de l'existence des versions dans la littérature populaire, c'est soulever le<br />

problème du comparatisme. D'une certaine manière, l'analyste des textes de tradition<br />

populaire doit être un comparatiste. <strong>Le</strong>s premiers folkloristes berbérisants ou<br />

orientalisants (E. Laoust, E. Basser, E. Dermenghem), ont d'abord été des<br />

comparatistes influencés par l'école finnoise ou par l'école ethnographique à<br />

tendance ritualiste ; ils cherchaient à localiser des textes et à étudier la circulation<br />

des thèmes et des motifs. A travers les personnages dans les contes et les légendes,<br />

ils visaient à dégager :<br />

« le souvenir de personnages cérémoniels dans divers rites populaires plus ou<br />

moins effacés » 2 .<br />

Ainsi ils cherchaient à classer des récits en :<br />

1/ contes d'origine saisonnière,<br />

2/ contes d'origine initiatique.<br />

Comme P. Saintyves, ils comparaient donc des contes populaires et des<br />

coutumes rituelles.<br />

1 Denise Paulme : La Mère dévorante, ed. Gallimard, Paris, 1976, p. 12.<br />

2 Voir Michèle Simonsen : <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong> populaire français, éd. P.U.F., Paris, 1981, p. 35.<br />

88


LE STATUT DES VARIANTES<br />

A. Van Gennep adopte un point de vue ethnographique :<br />

« Il explique le nombre des contes d'animaux par l'importance qu'ont pour les<br />

primitifs les rites totémiques » 1 .<br />

<strong>Le</strong> folkloriste du début du XXe siècle adopte un comparatisme sans<br />

complexe : on passe d'un récit oral d'une culture donnée à un autre récit ou rite d'une<br />

autre culture sans crier gare. La voie était déjà d'ailleurs tracée par le grand J.G.<br />

Frazer : Frazer qui compare imperturbabement un mythe grec (Oreste, par exemple)<br />

avec un rite africain ou américain. Pour étudier Dionysos, il compare les mythes<br />

grecs relatifs à l'usage de mettre en pièces les corps d'animaux avec les rites et les<br />

pratiques des Indiens de la côte de la Colombie britannique et les fêtes orgiaques<br />

avec des pratiques marocaines des Aïssawa qui, dans leur frénésie, se lancent sur les<br />

chèvres et les déchiquettent pour manger leur chair crue 2 .<br />

On le voit donc, ce comparatisme est quelque peu naïf : un récit, un mythe ou<br />

un rite ne peut être isolé de son milieu culturel pour le balader et le comparer à une<br />

autre pratique ou à un autre mythe étranger. <strong>Le</strong> comparatisme conséquent a des<br />

règles strictes : il ne doit opérer qu'à l'intérieur des cultures voisines ou apparentées.<br />

Un autre aspect de ce comparatisme, était de rechercher l'origine d'un thème,<br />

ou d'un motif. G. Germain, dans sa thèse sur la Genèse de l'Odyssée éclaire le trésor<br />

des croyances humaines les plus reculées, tantôt par l'histoire, tantôt par le folklore.<br />

« Il faut donc admettre, dit-il, un inventeur et un lieu d'invention unique à<br />

partir desquels il y a eu transmission par emprunts successifs » 3 .<br />

G. Germain parle de « contamination des motifs ». C'est ainsi qu'il compare le<br />

thème du cyclope du chant IX de l'Odyssée d'Homère avec quatre récits berbères<br />

ayant trait à l'un des voyages du saint Sidi Ahmed O. Moussa, textes reueillis par E.<br />

Laoust dans la revue marocaine Hespéris 4 , et par Justinard.<br />

<strong>Le</strong> récit du cyclope et celui relatif à la légende du saint marocain (attesté<br />

historiquement), présente en effet les mêmes structures narratives et les mêmes<br />

motifs : la caverne, le monstre à l'oeil unique, la pointe passée par le fer qui sert à<br />

l'aveugler, la fuite des personnages, etc... L'enchaînement des épisodes est<br />

sensiblement le même. <strong>Le</strong> projet de G. Germain était d'analyser ce qui rapprochait<br />

l'oeuvre poétique du folklore et de montrer comment peuvent être expliqués certains<br />

motifs de l'épopée d'Homère par d'autres récits venant d'autres cultures.<br />

En face de ces grands projets comparatistes, il nous semble plus modeste et<br />

peut-être plus pertinent de s'interroger sur ce que j'appellerais un comparatisme<br />

interne : voir par exemple comment évolue un thème ou un motif à l'intérieur d'une<br />

aire culturelle donnée. En elle-même, la tâche n'est pas facile : à l'intérieur d'un<br />

même territoire existent des textes collectés à des époques et à des espaces<br />

différents, des récits (écrits) et des récits oraux... Comment s'y prendre ? Quelle<br />

méthode utiliser ?<br />

1 Michèle Simonsen : même ouvrage cité, même page.<br />

2 G. Frazer : <strong>Le</strong> Rameau d'or (traduction française), tome 3, ed. R. Laffont, col. Bouquins, 1983, p. 34-<br />

36.<br />

3 G. Germain : Genèse de l'Odyssée : le fantastique et le sacré, Paris, P.U.F., 1954, p. 3.<br />

4 Revue Hespéris : tome I, 1ère année, 1er trimestre, ed. Larose 1921 (Paris).<br />

89


LE CONTE<br />

Voici un premier exemple qui analysera les premières séquences de trois<br />

récits portant sur le thème : « l'homme qui comprend le langage des animaux »,<br />

thème largement répandu dans le folklore international. Nous nous sommes interrogé<br />

sur le « comment » cet homme a pu acquérir ce savoir particulier. Nous avons voulu<br />

également connaître l'origine de cette compétence particulière. Nous avions trois<br />

versions à notre disposition : la première (tirée des Mille et une Nuits) commence<br />

ainsi :<br />

« Un marchand très riche avait plusieurs maisons à la campagne... Il avait le<br />

don de comprendre le langage des animaux », et le conte décrit ce qui lui était arrivé<br />

avec sa femme sans mentionner l'origine de ce don.<br />

La deuxième (rapportée par J.S. Millie) commence ainsi :<br />

« Dans une misérable cabane vivait un pauvre bucheron chargé d'une<br />

nombreuse famille. Dès l'aube, il partait travailler dans les bois ».<br />

<strong>Le</strong> texte raconte ensuite comment un djen de la forêt lui a offert un cadeau<br />

(un moulin) qui le rendra riche, et décrit alors ce qui lui était arrivé avec son épouse<br />

indiscrète.<br />

La troisième version (notre enregistrement, 1974) commence comme suit :<br />

« Un pauvre ermite vivait retiré dans la forêt. Dieu le récompensa en le<br />

gratifiant de la possibilité de comprendre le langage des bêtes », ce qui le rendra très<br />

riche, et le texte raconte la même histoire avec sa femme jalouse de ce don. La<br />

comparaison de ces versions d'un même texte laisse apparaître ;<br />

1°/ L'origine de la compréhension du langage des bêtes est une origine<br />

« païenne ». Dans les deux premières versions, le « don » est octroyé à l'homme, et à<br />

l'homme seulement par un être surnaturel, un djen ou un diable.<br />

2°/ Dans la troisième version, et lorsque le récit passe probablement dans une<br />

aire culturelle religieuse, le motif « djen » est islamisé (Allah, dit le conteur, lui a<br />

donné le pouvoir de comprendre le langage des bêtes)<br />

3°/ Il est permis de comprendre que ce héros était d'abord un homme pauvre,<br />

et qu'ensuite il était récompensé par ce don spécial qui est celui de comprendre les<br />

animaux. La richesse est la conséquence de ce don. Théoriquement donc, la version<br />

où l'élément surnaturel (djen donateur) figure, est plus ancienne que celle ou figure<br />

« Dieu-donateur ».<br />

La comparaison de ces trois textes permet par ailleurs d'affirmer que dans<br />

tous ces récits, le personnage de la femme joue un rôle négatif ; c'est l'élément<br />

perturbateur, incapable de garder le secret, ce qui conduira son mari (bûcheron ou<br />

marchand) à la punir et à garder la richesse.<br />

La comparaison, donc, permet de voir la variation et la permanence d'un<br />

conte.<br />

<strong>Le</strong> deuxième exemple analysera le niveau sémantique d'un conte ou le<br />

système de valeurs qu'on y trouve. <strong>Le</strong>s quatre récits que nous allons résumer peuvent<br />

avoir comme titre : le rapport homme/femme.<br />

Voici le tableau de ces versions avec l'enchaînement de séquences des contes.<br />

90


LE STATUT DES VARIANTES<br />

Version<br />

1<br />

Version<br />

2<br />

Version<br />

3<br />

Version<br />

4<br />

I. un homme<br />

a. un laboureur + - - -<br />

b. un riche marchand - + + -<br />

c. un colporteur - - - +<br />

II. avait reçu le don de comprendre le langage des<br />

animaux (secret qu'il ne doit pas révéler)<br />

+ + + +<br />

III. unjour, il rit de ce que disent certains animaux<br />

- sa femme exige de connaître la cause de ce rire + + + +<br />

- refus du mari + + + -<br />

- acceptation du mari - - - +<br />

IV. solution suggérée par un animal : battre sa<br />

femme<br />

+ + + -<br />

conclusion :<br />

femme battue---> secret non révélé + + + -<br />

femme non battue ---> secret révélé - - - +<br />

d'où :<br />

bonheur de l'homme + + + -<br />

mort de l'homme - - - +<br />

Version I : autre version enregistrée en 1974.<br />

Version 2 : celle des Mille et une Nuits (tr. A. Galland)<br />

Version 3 : celle de R. Basset.<br />

Version 4 : celle de Equilbecq.<br />

A la différence de la version Haousa qui se termine par la mort du héros, les<br />

trois premières versions se terminent bien.<br />

<strong>Le</strong> don de comprendre les animaux est un don de Dieu (version des Mille et<br />

une Nuits et la nôtre) ou d'un être souterrain (le roi des djens chez R. Basset). Ce don<br />

est un savoir comprendre la nature, et entraîne la richesse de l'homme.<br />

<strong>Le</strong> rapport homme/femme est placé sous le signe de la domination. Notons<br />

que tous les acteurs de ces 4 récits relèvent de la sphère des mâles : « lièvre »,<br />

« coq », « chien ». <strong>Le</strong> modèle de comportement est suggéré à l'homme par les<br />

animaux qui lui sont alliés. L'amitié ne peut donc exister qu'entre les mâles.<br />

<strong>Le</strong> rire : le rire est ici un symptôme. C'est lui qui déclenche le conflit. C'est lui<br />

qui va perdre le héros Haousa. Pourquoi le héros a-t-il ri ?<br />

On peut supposer que c'est parce qu'il est le seul à comprendre le langage des<br />

animaux. Et la femme pouvait bien se contenter d'une réponse du genre : « J'ai<br />

entendu ces bêtes se moquer de nous ». Non, la femme veut obstinément connaître le<br />

secret du rire :<br />

« Qu'est ce qui te fait rire ? - Rien. - Tu ris après moi. - Pas du tout. - Il faut<br />

absolument que tu me dises pourquoi tu ris - Si je te le dis, je mourrai. - Tu le diras<br />

et tu mourras » (R. Basset)<br />

Parce qu'elle est égoïste, le seul rapport qu'on puisse établir avec la femme,<br />

semblent nous dire ces récits, est celui de la domination et de la force.<br />

D'ailleurs, dans les versions des Mille et une Nuits (en Arabe et en Français),<br />

le châtiment de la femme (avec un bâton) lui est administré par le mari en présence<br />

des voisins et de la famille de la femme. <strong>Le</strong> colporteur de la version de Equilbecq (le<br />

91


LE CONTE<br />

héros est d'ailleurs pauvre !) ne sait plus se comporter avec sa femme ; il révélera son<br />

secret, mais finira tragiquement.<br />

Dès qu'il a révélé de secret à sa femme, le conte conclut :<br />

« il tomba raide mort ».<br />

D'après D. Paulme, la comparaison nous permet de constater que :<br />

1°/ les version arabes se terminent toutes avec le triomphe du mari par la<br />

force brutale.<br />

2°/ la plupart des versions d'Afrique noire se terminent mal pour le mari 1 .<br />

Nous voyons donc comment change le sens d'un conte quand il passe d'une<br />

société à une autre à des moments différents. Une société ne prend généralement<br />

jamais un conte tel quel. <strong>Le</strong>s transformations que subissent les récits, font que ceuxci<br />

s'« adaptent » à des milieux différents qui les actualisent.<br />

« Ignorer ou minimiser ces transformations pour faire ressortir la constance<br />

d'un archétype, c'est ignorer ce qu'il y a peut-être de plus passionnant dans les contes,<br />

c'est-à-dire leur manière de vivre et de s'adapter à l'histoire » (M. Soriano, p. 469).<br />

ZEGGAF Abdelmajid<br />

Université de Rabat<br />

Bibiographie<br />

J. Courtés : « De la description à la spécificité du conte populaire merveilleux français » -<br />

dans la revue Ethnologie française, n° 1/2, 1972.<br />

J. G. Frazer : <strong>Le</strong> Rameau d'or, vol. III, Col. Bouquins, 1983.<br />

G. Germain : Genèse de l'Odyssée - le fantastique et le sacré. Paris, P. U. F., 1954.<br />

M. Fortes : Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines. Bibliothèque Repères, Name,<br />

1974.<br />

D. Paulme : La Mère dévorante : essai sur la morphologie des contes africains. Ed. Gallimard,<br />

1976.<br />

R. Bellour : <strong>Le</strong> Livre des autres : entretiens, col. 10/18, 1978, <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong> : pourquoi ?<br />

comment ? (ouvrage collectif), ed. CNRS, 1984.<br />

M. Soriano : <strong>Le</strong>s <strong>Conte</strong>s de Perrault : culture savante et traditions populaires. Col. Tel,<br />

Gallimard, 1977.<br />

Catalogues de contes consultés<br />

R. Basset : Nouveaux contes berbères. Paris-<strong>Le</strong>roux, 1987.<br />

F. V. Equilbecq : <strong>Le</strong> lièvre et le dioula (conte Haoussa) dans : Essai sur la littérature<br />

merveilleuse des Noirs, suivi des contes indigènes de l'Ouest africain, ed. <strong>Le</strong>roux, 1913..<br />

A. Galland : <strong>Le</strong>s Mille et une Nuits, tome I, col Garnier-Flammarion, 1965.<br />

J. Scelles-Millie : <strong>Conte</strong>s merveilleux d'Afrique du Nord. Ed. Maisonneuve et Larose, 1972.<br />

1 Voir D. Paulme : ouvrage déjà cité, p. 67.<br />

92


L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION<br />

DANS LE CONTE POPULAIRE TURC<br />

Je commencerai par réaffirmer une banalité que nous avons quelque peu<br />

oubliée. C'est que la littérature a toujours fait partie intégrante de la vie des hommes<br />

et que le conte populaire qui a satisfait, pendant des siècles et des siècles, au besoin<br />

que l'homme avait de la littérature, est d'abord et surtout un genre littéraire. Son<br />

caractère oral, opposé à cette forme relativement récente qu'est le conte écrit, ne<br />

devrait pas nous tromper. Pourtant, c'est en nous référant à cette forme récente que<br />

nous disons que le conte populaire n'est qu'une forme « impure » et « partielle ».<br />

Ainsi, A.J. Greimas affirme que « le passage de la littérature orale à la littérature<br />

écrite est marqué par l'introduction du sujet de la narration dans le texte » 1 , et<br />

soulignant par là « l'importance des structures de l'énonciation énoncée, propre au<br />

discours littéraire », s'opposant à « l'effacement de l'énonciateur (et de ses marques)<br />

dans le discours ethnolittéraire » 2 , il estime que dans le cas de la littérature ethnique<br />

« le narrateur "ignore" lui-même ce qu'il raconte », alors que dans le cas de la<br />

littérature écrite, « l'interprétation de la signification profonde du récit » peut être<br />

assumée « par l'auteur - sujet de la narration » 3 . C'est sans doute à cause de<br />

semblables considérations que nombre de chercheurs travaillent en général non pas<br />

sur le conte populaire lui-même, mais sur une sorte de résumé qu'ils en font en le<br />

réduisant à la succession logico-sémantique de ses séquences pour rejeter comme<br />

non-pertinent le texte qui le porte.<br />

Toutefois, on ne peut s'empêcher de se demander quel critère peut nous<br />

autoriser à affirmer qu'un récit hautement littéraire commençant par les mots<br />

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure » est nécessairement plus complexe<br />

et plus complet qu'un conte populaire qui s'ouvre par les mots « Dans ces temps-là,<br />

alors que j'étais dans ma trois cent et unième année, nous allâmes à la chasse du<br />

lièvre qui n'est pas encore né, sous le buisson qui n'a pas encore poussé ». On se<br />

demande, d'autre part, si cette distance qui est censée séparer le savoir du narrateur<br />

du texte littéraire moderne de l'« ignorance » du narrateur du texte ethnique ne<br />

constitue pas une différence de nature, mais de degré. Car, le structuralisme nous<br />

ayant habitués à ne pas privilégier le contenu pour ainsi dire conscient du texte par<br />

1 A. J. GREIMAS, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 209.<br />

2 A. J. GREIMAS, J. COURTÉS, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,<br />

Hachette, 1979, p. 135.<br />

3 A. J. GREIMAS, Op. cité, p. 209.<br />

93


LE CONTE<br />

rapport à celui qui s'y ajoute sans que le narrateur vise à une telle infiltration, il<br />

semble difficile d'avancer que le narrateur moderne sait tout du discours qu'il produit<br />

alors que le narrateur du conte populaire ne sait presque rien de la signification de ce<br />

qu'il raconte. Paul Zumthor montre bien que le doute est permis quand il écrit que les<br />

éléments d'une onomastique et d'une thématique provenant d'un passé lointain, « côte<br />

à côte avec les souvenirs bibliques, des bribes d'histoire antique, des connaissances<br />

scolaires atomisées, des fragments de discours folkloriques, constituent un savoir,<br />

une sorte de culture de base et de référence à partir de laquelle l'auteur, fût-il un<br />

chanteur analphabète, met en forme ses propres discours » 1 .<br />

D'un autre côté, si, conformément aux exigences méthodologiques de la<br />

sémiotique littéraire, on fait abstraction de cet énonciateur extra-textuel qu'est<br />

l'auteur pour rester dans les limites du texte censé se suffire à lui-même, l'opposition<br />

introduite entre les deux littératures selon le « savoir » du narrateur cesse d'être<br />

pertinente : le narrateur de l'Auberge Rouge, et non pas Balzac, ne se sert que de son<br />

savoir-faire émissif pour transmettre la « narration par d'autres » d'une histoire dont il<br />

ne savait rien, tout comme le narrateur du conte populaire qui « reprend » le discours<br />

d'un autre ; le narrateur de Louis Lambert avoue ne point comprendre les paroles<br />

énigmatiques qu'il nous rapporte et le narrateur du Voyeur ne se veut pas plus savant<br />

que n'importe quel narrateur de n'importe quel conte populaire.<br />

Certes, le conte populaire n'est pas un produit individuel, mais il l'est en tant que<br />

« variante », et l'on peut avancer que, de ce point de vue, le statut du narrateur<br />

occurrentiel d'un conte populaire donné n'est pas sans rappeler celui d'un Anouilh<br />

réécrivant Antigone ou d'un Tournier réécrivant Robinson Crusoé : dans l'un et<br />

l'autre cas, on y met inévitablement du « sien ». De toute façon, même au cas où l'on<br />

considérerait comme négligeable le fait que tel conte populaire transforme le roi en<br />

paysan aisé et la capitale en village parce que son narrateur occurrentiel ne<br />

connaissait que la vie rustique, l'absence d'un énonciateur individuel originel qui<br />

caractérise la littérature ethnique n'implique point celle des marques de l'énonciation<br />

dans l'énoncé, comme son statut de texte anonyme n'empêche pas le conte populaire<br />

d'être un texte. Or, toute analyse de texte littéraire, savant ou populaire, se doit de<br />

considérer son objet tant du point de vue énoncif que du point de vue énonciatif sous<br />

peine de rester partielle : coupé de ses racines énonciatives, l'énoncé du conte<br />

populaire - comme tout énoncé, d'ailleurs - ne serait qu'un objet répétant un autre<br />

objet, un texte sans intentionnalité dépourvu d'intérêt.<br />

Si l'on envisage le problème du point de vue de la manifestation, on ne peut<br />

nier, dans le cas de la littérature écrite, l'existence d'un énonciateur donné sur le plan<br />

extra-textuel et celle d'un narrateur donné sur le plan intra-textuel ; dans le cas de la<br />

littérature ethnique, au contraire, le narrateur peut changer indéfiniment et, se<br />

substituant en partie à l'énonciateur collectif, il apporte chaque fois une modification<br />

plus ou moins pertinente allant du contexte situationnel jusqu'à l'organisation et la<br />

signification du « texte ». Autant dire que la différence fondamentale des deux<br />

littératures n'est pas de l'ordre de l'« être », mais du « devenir » : à l’opposé du texte<br />

écrit qui est « clos » par définition, le texte oral reste doublement « ouvert » :<br />

antérieur à ses variantes, son statut est d'être « virtuel », et il n'accède à l'existence<br />

1 P. ZUMTHOR, Ecriture et la voix, Critique, 394, Paris, mars 1980, p. 236, 237.<br />

94


L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC<br />

que sous forme de « variante ». C'est dire que la variante, la forme tangible du<br />

« texte » oral, se présente à la fois comme « production » collective et comme<br />

« reproduction » individuelle tendant à se substituer à la première sans la « couvrir »<br />

entièrement.<br />

La « textualisation » de la variante n'est indépendante ni des structures sémionarrative<br />

et discursive, ni des variantes antérieures du conte qui la sous-tend, et l'on<br />

peut relever bien des constantes dans le processus de leur textualisation. En effet,<br />

loin de se confondre avec ce discours pour ainsi dire primitif qu'est le conte collectif,<br />

la variante ne manque jamais de signaler sa présence en même temps que sa distance<br />

par rapport à celui-ci : le narrateur occurrentiel affiche souvent sa position en<br />

avouant qu'il ne se souvient plus de la chanson que chantait le héros, en souhaitant<br />

avoir pour femme une jeune fille aussi belle que celle dont il raconte l'histoire ou en<br />

prononçant un jugement qui s'impose comme le fruit de la connaissance qu'il a de<br />

tout son répertoire : « <strong>Le</strong> plus jeune des fils, c'est toujours le plus courageux et le<br />

plus intelligent ».<br />

Or, cette distance apparemment irréductible qu'il affiche par rapport à<br />

l'univers narratif dont il rend compte, le sujet de la narration du conte populaire turc<br />

semble pourtant la nier dès le début en commençant par une sorte de récit introductif<br />

où il se présente non seulement comme sujet de la « narration », mais encore comme<br />

sujet de l'« action » : « Quand le temps était dans le temps et le crible dans la paille,<br />

quand le chameau était crieur public et quand je balançais mon père dans son<br />

berceau, il y avait un bouvier ». Comme on le voit, il s'agit là de courts récits<br />

fantaisistes et autonomes, sans aucun rapport apparent avec le conte proprement dit<br />

qu'ils introduisent. « Ouverts » tout comme les contes qui les suivent, soumis à une<br />

sorte d'intertextualité indéfinie, leur statut de « clichés séculaires » ne suffit pas à<br />

faire d'eux des récits fixés une fois pour toutes : ils dépendent chaque fois du savoir<br />

et du vouloir-faire du sujet de la narration de la variante.<br />

Mais le récit introductif reste toujours aussi fonctionnel. En effet, le<br />

débrayage énonciatif explicite que le narrateur opère en commençant son histoire<br />

sans queue ni tête introduit bien un non-je (actant de l'énonciation énoncée), un nonici<br />

(un ailleurs souvent problématique, difficile à situer) et un non-maintenant (ce<br />

temps d'alors classique, mais ici rejeté dans un passé par trop lointain). Or, le fait<br />

même d'avoir été introduit par un débrayage énonciatif tend à enlever au temps<br />

d'alors de l'histoire son ancienneté pourtant nettement indiquée par des termes<br />

comme « dans les temps très anciens » et largement suggérée par des faits trop<br />

fantastiques pour être actuels. Car, s'imposant à la fois en tant qu'actant de<br />

l'énonciation et en tant qu'actant de l'énoncé, le sujet de la narration rapproche<br />

subrepticement de ce temps d'alors énoncif le non-maintenant de l'instance de<br />

l'énonciation, qui, dans le contexte situationnel où se réalise la « variante », équivaut<br />

à un maintenant tout court. D'un autre côté, des énoncés tels que « quand je<br />

balançais mon père dans son berceau », changeant la « postériorité » en<br />

« antériorité » et l'« antériorité » en « postériorité », donnent l'impression d'une sorte<br />

de marche à reculons et les énoncés tels que « le temps était dans le temps »<br />

semblent circonscrire le présent dans le passé et le passé dans le présent pour<br />

remplacer la linéarité irréversible du temps par une circularité susceptible d'accorder<br />

tout son droit à l'actualité.<br />

95


LE CONTE<br />

Quant à l'espace où sont projetés les événements relatés, il semble relever à la<br />

fois d'ici et d'ailleurs, du réel et de l'irréel par cela même que les énoncés prenant en<br />

charge les faits apparemment familiers et actuels, rendus encore plus proches par la<br />

présence du « je » sujet de la narration y côtoient avec des énoncés qui prennent en<br />

charge des faits qui nous font croire à l'existence d'un monde à l'envers en<br />

confondant l'« humanité » et l'« animalité » (« quand le cheval était boulanger »), en<br />

faisant de l'« inexistant » l'« existant » et de l'« avenir » le « présent » (« nous allâmes<br />

à la chasse du lièvre qui n'est pas encore né, sous le buisson qui n'a pas encore<br />

poussé »). D'ailleurs, cette ambiguïté est suggérée dès le début par une formule<br />

introductive toujours présente dans le conte populaire turc : « Il était et il n'était pas<br />

une fois ». Ainsi, l'énonciation nie la vérité de ce qu'elle énonce au moment même où<br />

elle l'instaure comme vraie, et, les faits ainsi introduits n'ayant droit à l'existence que<br />

dans et par le discours qu'il tient, le sujet de la narration les rejette dans une sorte<br />

d'ailleurs qui, du fait de sa double présence au monde de l'énonciation et à celui de<br />

l'énoncé, donne l'illusion de frôler cet ici familier où sont censés se trouver lui-même<br />

et ses narrataires.<br />

De la sorte, le sujet de la narration se revêt lui-même d'un caractère double.<br />

Sujet individuel dans le contexte situationnel en tant qu'énonciateur concret<br />

s'adressant à des énonciataires concrets, il ne s'en définit pas moins comme un sujet<br />

collectif, puisque la narration qu'il prend en charge ne constitue qu'une des<br />

innombrables reprises d'un discours anonyme. Sujet individuel encore au niveau de<br />

l'énonciation énoncée, du fait de l'usage qu'il fait de la « première personne », il<br />

n'empêche que ce « je » qu'il assume est celui de tous et de personne. D'un autre<br />

côté, inversant l'ordre naturel des choses pour s'investir du rôle de père vis-à-vis de<br />

son propre père (« quand je balançais mon père dans son berceau ») et pour<br />

prolonger son existence à l'infini (« alors que j'étais dans ma trois cent et unième<br />

année »), il instaure l'antériorité de son être par rapport au reste des hommes et sa<br />

contemporanéité à tous les événements du monde. Donc, mises à part les prémisses<br />

qui la fondent en droit, sa situation semble ne différer en rien de celle du narrateurdémiurge<br />

du récit dit réaliste.<br />

Cependant, de même que sa position de sujet individuel lui est à tout moment<br />

disputée par son être du sujet collectif, de même l'emploi traditionnel qu'il fait du<br />

« parfait de non-constatation », ce mode spécifique du conte populaire turc, qui<br />

nécessairement renvoie au discours, par définition antérieur, d'un autre et qui, par<br />

conséquent, sous-entend un « on dit que » ou un « il apparaît que », le rejette de<br />

nouveau en dehors des événements relatés et en fait un sujet de narration substitutif,<br />

parodiant un autre qui, lui non plus, n'est pas le narrateur premier. Ainsi, une fois de<br />

plus, l'énonciation se présente comme un va-et-vient continu entre l'affirmation et la<br />

négation, l'identité et l'anonymat, la présence et l'absence.<br />

<strong>Le</strong> statut ambigu du sujet de la narration ne cesse pas d'être pertinent lorsque,<br />

tout d'un coup, celui-ci passe du récit introductif au récit proprement dit : « Dans les<br />

temps très anciens, il y avait un bouvier ». Effectivement, bien qu'il s'agisse là d'un<br />

débrayage entraînant une disjonction évidente entre les deux parties du conte, le<br />

débrayage effectué est seulement partiel : l'entrée en scène du « bouvier » en tant que<br />

sujet pragmatique marque bien une disjonction actantielle, mais l'ancrage spatial<br />

reste problématique et l'emploi réitéré de « quand » dans le récit introductif nous<br />

96


L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC<br />

empêche de conclure à une disjonction temporelle introduite par la déictique « dans<br />

les temps très anciens » : elle embrasse les deux récits à la fois. Etant donné, d'autre<br />

part, la contemporanéité, déjà posée, du sujet de la narration à tous les événements<br />

du monde, tout nous conduit à affirmer que les deux histoires relèvent d'un même<br />

univers diégétique. En effet, outre qu'il arrive au sujet de la narration de tenir dans<br />

l'histoire qu'il relate un rôle plus ou moins déterminant (par exemple, il est appelé à<br />

remplir la fonction d'adjuvant en raison de cinq pièces en or), outre qu'il tient<br />

souvent à préciser que, lui aussi, il était sur les lieux de l'événement, que les<br />

personnages dont il vient de raconter les exploits continuent à vivre encore « dans la<br />

félicité » ou même à transmettre à ses narrataires le « bonjour » que les héros leur ont<br />

souhaité en passant « hier » par les lieux de l'instance de l'énonciation, sa manière<br />

même de considérer les êtres, les objets et les événements du conte par rapport aux<br />

données spatio-temporelles de l'instance de l'énonciation nous prouve qu'il n'y a<br />

qu'une disjonction relative entre ces deux ensembles narratifs.<br />

Ainsi, le sujet de la narration indique bien qu'il n'existait pas de machines à<br />

coudre à l'époque où se déroulait l'histoire relatée, mais il insinue par là même que le<br />

maintenant de l'instance de l'énonciation se situe sur le même niveau de réalité que<br />

cet alors lointain de l'énoncé ; il dit bien que les dragons, en ces temps-là, pouvaient<br />

voler, mais, loin d'en faire les êtres surnaturels d'un monde autre, sans rapport avec<br />

celui où il prend place, il rapproche le alors du maintenant et les créatures des temps<br />

anciens de celles des temps plus proches en les situant sur un même axe d'évolution.<br />

Enfin, qu'elles soient du type : « <strong>Le</strong>urs vœux étant ainsi réalisés, ils passèrent<br />

le reste de leur vie à manger et à boire dans la félicité. Et maintenant, c'est à nous de<br />

monter sur leur estrade », du type : « Lui et tous les siens mènent encore une vie<br />

joyeuse. Hier ils passaient par ici. Ils m'ont dit de vous souhaiter à tous le bonjour »<br />

ou du type : « Eux (les personnages du conte), ils ont mangé, ils ont bu et ils sont<br />

allés là, et nous (le narrateur et les narrataires), nous avons mangé, nous avons bu et<br />

nous sommes venus ici », presque toutes les formules finales, dans les contes<br />

populaires turcs, semblent prolonger l'histoire relatée jusqu'au maintenant de<br />

l'énonciation avant de le clore sur elle-même. Mais, au même moment, elles en<br />

ouvrent les portes à ses narrataires : le passage récent des personnages toujours en<br />

vie par le pays du narrateur et de ses narrataires, la volonté de ces derniers de venir<br />

s'installer sur l'« estrade » apparemment abandonnée par les premiers, tout y révèle<br />

un processus d'embrayage qui, joignant l'instance de l'énonciation à celle de l'énoncé<br />

et réduisant par là même la distance qui sépare leurs univers respectifs, clôt le récit<br />

non seulement sur lui-même, mais encore sur son narrateur et ses narrataires.<br />

YUCEL Tahsin<br />

Université d'Istanbul<br />

97


LE FAIRE MYTHIQUE<br />

DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

1. CONTE OU MYTHE ?<br />

La première observation à faire est que la Culture Populaire Marocaine,<br />

manifestée et véhiculée par la littérature orale, ne garde pas de ses lointaines<br />

origines, païennes, on s'en doute, la « mémoire » des mythes. <strong>Le</strong>s premiers récits<br />

étiologiques remontent à l'Islam et ont été consignés par la suite par écrit et<br />

transposés par la littérature « savante » 1 . Cependant, il est à noter la survivance<br />

d'éléments mythiques, intacts ou fragmentés, dans les contes merveilleux, les<br />

légendes hagiographiques et les fables. Ces fragments de mythes anciens ont été<br />

intégrés à la sphère de la culture dominante, « islamisés » et épurés. Nous les<br />

retrouvons en particulier dans les <strong>Conte</strong>s berbères 2 et surtout dans les rites et<br />

coutumes locales des différentes populations du pays 3 .<br />

Cette inexistence de mythes, ou plutôt quasi-absence, en tant que formes<br />

narratives pleines et indépendantes, dans la tradition orale marocaine, est nettement<br />

attestée dans les recueils des Folkloristes et des Ethnologues qui se sont intéressés à<br />

cet aspect de notre culture et ce depuis R. Basset (1887) jusqu'à A. <strong>Le</strong>guil (1985) 4 .<br />

L'explication est fournie par l'Histoire. En effet, l'islamisation du pays, vers le début<br />

du VIIIe s., a entraîné la disparition rapide des mythes d'origine ou de création et<br />

leur a substitué une nouvelle vision du monde conforme à l'Ethique musulmane.<br />

Ainsi, « dans cette perspective, la pensée islamique, qui préfère parler de réalités<br />

1 M. RODINSON, « La place du merveilleux et de l'étrange dans la conscience du monde musulman<br />

médiéval » in L'étrange et le merveilleux dans l'Islam médiéval, Paris, éd. J.A., 1978, 227 p., p. 167-187.<br />

J. BERQUE, Langages arabes du présent, Paris, Gallimard, 1974, 392 p.<br />

2 R. BASSET, <strong>Conte</strong>s populaires Berbères, Paris, <strong>Le</strong>roux, 1887, 239 p.<br />

E. LAOUST, <strong>Conte</strong>s Berbères du Maroc, Paris, Larose, 1949, (2 vol.).<br />

3 E. DOUTE, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Paris, Maisonneuve et Geuthner, 1984,<br />

(réédition de 1983 reprenant l'édition originale de 1908 à Alger), 617 p..<br />

M. BONGHALI, La représentation de l'espace chez le Marocain illettré, Paris, Anthropos, 1974, 304 p.<br />

4 R. BASSET (1887) et E. LAOUST (1949), cités en note 2.<br />

Dr. LEGEY, Essai de folklore Marocain, Paris, Geuthner, 1926, 235 p.<br />

G. S. COLIN, Chrestomathie marocaine, Paris, Maisonneuve, 1939, 255p.<br />

A. LEGUIL,<strong>Conte</strong>s Berbères du Grand-Atlas, Paris, Edicef, 1985, 163 p. (recueillis<br />

au Maroc, en 1950).<br />

99


LE CONTE<br />

divines ou de l'ordre de Dieu (...), s'en tient à un réalisme ontologique irréfragable :<br />

la grâce et la vision de Dieu, la Révélation, les miracles, la Résurrection, les anges,<br />

etc. sont des réalités incontrôlables par les sens, inexplicables par la causalité<br />

linéaire, efficiente ; cependant, elles sont plus vraies que les données "naturelles" »,<br />

commente M. Arkoun (1978 : 1-2).<br />

La seconde observation est de type lexical. Qu'est-ce qu'on entend par mythe,<br />

conte et légende ? Tout d'abord, les dénominations variables d'une langue à l'autre<br />

importent peu puisqu'il s'agit de catégories culturelles et sémantiques pleines, de<br />

genres de narration. <strong>Le</strong> contenu donc est un contenu anthropologique. La<br />

structuration sémio-narrative est différente selon le type de récit proposé. Fidèle à la<br />

lignée des anthropologues, V. Propp (1946) définira le mythe comme « tout récit sur<br />

les dieux et les êtres divins en la réalité desquels un peuple croit effectivement » 1 .<br />

Quant à Cl. Lévi-Strauss (1973), il établit un parallèle entre Mythe et Rite pour<br />

mettre l'accent sur leur complémentarité. « La valeur signifiante du rituel semble<br />

cantonnée dans les instruments et dans les gestes : c'est un paralangage. Tandis que<br />

le mythe se manifeste comme métalangage : il fait un usage plein du discours, mais<br />

en situant les oppositions signifiantes qui lui sont propres à un plus haut degré de<br />

complexité que celui requis par la langue » 2 . <strong>Le</strong> conte, par contre, joue sur des<br />

oppositions plus faibles d'ordre individuel, social, moral ou communautaire. Il<br />

« offre plus de possibilités de jeu, note Lévi-Strauss (1973 : 154), les permutations y<br />

deviennent relativement libres et elles acquièrent progressivement un certain<br />

arbitraire ». En quelque sorte, le conte est une manifestation affaiblie et « dégradée »<br />

du mythe.<br />

Comparativement, la légende évoque une activité quasi rituelle liée à un<br />

événement exceptionnel, un site prodigieux ou un personnage fabuleux. Il faut savoir<br />

que les biographies des saints étaient lues en public lors des cérémonies particulières<br />

(A. Jolles (1972)). Initialement, la légende (« choses à lire » en latin) était versifiée<br />

et véhiculait un contenu « véridique ».<br />

La troisième observation a trait à l'approche structurale des récits qu'ils soient<br />

mythiques, légendaires ou contiques. La question qui se pose est celle de<br />

l'universalité de ces formes. « Ne sont-elles que les structures d'une tradition locale<br />

ou bien sont-elles des qualités inhérentes à l'imagination humaine créatrice ? Fontelles<br />

partie d'un système ethnique de communication folklorique ou bien sont-elles<br />

intrinsèques à toute expression artistique et transcendent-elles les frontières<br />

culturelles ? » se demande D. Ben-Amos (1974). W. Bascom (1965) répondait déjà à<br />

cette interrogation en considérant que « les termes "mythe", "légende", "conte", une<br />

fois définis » ne sont que des « concepts analytiques qui peuvent être appliqués de<br />

1 V. PROPP, <strong>Le</strong>s racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1946,484 p. (trad. fr. en<br />

1983).<br />

2 Cl. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale II, Plon, 1973, 446 p. (la citation renvoie à la p. 84).<br />

100


LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

façon valable à toutes les cultures même lorsque localement, ce sont d'autres<br />

systèmes de "catégories indigènes" qui sont reconnus » 1 .<br />

Qu'en est-il des formes narratives de la tradition orale marocaine ?<br />

2. LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

Ces formes narratives de la tradition orale marocaine sont :<br />

- la geste, récit merveilleux se rapportant à un événement exceptionnel qui a<br />

eu lieu dans un passé lointain 2 . Nous avons la geste des Banî-Hilal qui raconte leur<br />

entrée et leurs aventures en Afrique du Nord à partir du XIe s. 3<br />

- la légende qui peut être religieuse ou historique ;<br />

- le conte qui se subdivise en types et sous-types. Ainsi, selon le choix des<br />

critères adoptés, nous avons le conte dit réaliste, le conte édifiant à figure<br />

parabolique, le conte plaisant ou humoristique et le conte merveilleux, lequel peut<br />

éventuellement englober le conte d'animaux ;<br />

- l'anecdote qui se présente sous forme de récit bien charpenté.<br />

D'autres formes de narration coexistent avec les précédentes. Elles<br />

comprennent les récits de voyage, les scènes de la vie quotidienne, les biographies<br />

de clans ou de seigneurs locaux, les souvenirs, etc.<br />

Revenons en, maintenant, au <strong>Conte</strong> Merveilleux, type riche et fécond, en<br />

qualité et en quantité, qu'on retrouve dans les traditions orales berbère et arabe. Chez<br />

A. Aarne et S. Thompson (1964), le <strong>Conte</strong> Merveilleux subsume le conte de fées, les<br />

adversaires surnaturels, les auxiliaires et les objets magiques. En fin de compte, il se<br />

rapporte au merveilleux. L'approche est thématique et « distributionnelle » dans la<br />

mesure où elle tient compte de la succession et de l'enchaînement des motifs aussi<br />

bien à l'intérieur d'un conte qu'au niveau du genre en entier. V. Propp (1973) a tenté<br />

d'en donner une définition structurale du point de vue de sa morphologie. Elle reste à<br />

vérifier sur d'autres corpus.<br />

En ce qui nous concerne, nous entendons par <strong>Conte</strong> Merveilleux l'ensemble<br />

des <strong>Conte</strong>s-types recensés et vérifiés par A. Aarne et S.Thompson, sous cette<br />

rubrique. Et pour illustrer notre propos, nous allons nous référer au récit suivant :<br />

L'oiseau conteur (donné en Annexe), recueilli et analysé par A. Khatibi (1974) dans<br />

La blessure du Nom Propre.<br />

Ce conte est une variante du <strong>Conte</strong>-type 707 intitulé « l'oiseau de vérité »,<br />

attesté du reste par P. Delarue et M. L. Tenèze (1977). Il est présent dans notre<br />

corpus (E. M. Chadli, 1978) sous le titre de « l'oiseau chanteur » où il amalgame le<br />

T. 707 et le T. 510 B « Peau d'âne », très connu en France et en Europe. D'autres<br />

variantes assez proches se trouvent dans Grimm (1850) (n° 96, « les trois oiselets »),<br />

D. Fabre et J. Lacroix (1970) (« l'oiseau de toutes les vérités ») et dans les Mille et<br />

1 W. BASCOM, « The forms of the folklore : Prose Narrative » in Journal of American folklore,<br />

LXXVIII, 1965 ; cité par D. BEN AMAR(, Poétique 19, 1970, dans un article intitulé : « Catégories<br />

analytiques et genres populaires », p. 265-293.<br />

2 A. JOLLES, Formes simples, Paris, Seuil, 1972, 213 p. (éd. originale en 1930 en Allemagne).<br />

3 M. GALLEY et A. AYOUB, Histoire des Beni-Hilal, Paris, A. Colin, 1983, 254 p. (versions<br />

tunisiennes en Français et en Arabe tunisien).<br />

101


LE CONTE<br />

Une Nuits avec « l'histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette ». Des versions<br />

lointaines de ce conte existent à travers les contes-types suivants :<br />

T. 432 « l'oiseau bleu » et ses variantes ;<br />

T. 451 « les enfants-cygnes » ;<br />

T. 567 « le cœur de l'oiseau merveilleux ».<br />

3. LE MERVEILLEUX DU CONTE<br />

Après avoir souligné la question de l'inexistence des mythes dans la tradition<br />

orale marocaine, il est temps de repenser le genre dénommé « <strong>Conte</strong> Merveilleux »<br />

par les folkloristes. Déjà C. Lévi-Strauss et V. Propp considéraient le conte<br />

(merveilleux surtout) comme une « version » affaiblie du mythe, un avatar puisqu'il<br />

fait intervenir des dichotomies moins violentes et donc plus socialisées. Il n'en<br />

constitue pas moins une certaine vision du monde apte à véhiculer les valeurs de la<br />

communauté. Ces valeurs, soupesées et vérifiées, s'articulent en prescriptif (ce qu'il<br />

faut faire) et en prohibitif (ce qu'il ne faut pas faire). Entre ces deux pôles, la<br />

communauté peut offrir des possibilités moins contraignantes entre ce qui est permis,<br />

ce qui est toléré, ce qui ne dérange point (Indifférent). Et ce sont les contes, au plan<br />

de la narration, qui vont illustrer et symboliser ces choix. Ainsi, aux mythes d'origine<br />

ou de fondation, pris en charge par la Religion, vont se substituer d'autres « mythes »<br />

relatifs à l'univers social, économique et culturel du groupe communautaire (les<br />

relations de pouvoir, les problèmes de descendance et de lignage, le rôle et la place<br />

des femmes au sein du groupe, etc). En effet, aucun groupe humain ne peut vivre<br />

sans mythes (voir R. Barthes (1957) dans Mythologies). Il en fabrique sans cesse et<br />

les transmet par le biais de l'art et de la littérature.<br />

Par conséquent, le merveilleux du conte est cette éclosion de nouveaux<br />

mythes inhérents au développement intellectuel du groupe. <strong>Le</strong> mythe ne serait plus<br />

perçu comme une catégorie vide ou pleine des origines mais il est à repenser comme<br />

processus créatif d'images (du monde) et de valeurs (de la société). Dans cette<br />

perspective, le mythe est à lire comme l'ensemble des représentations et des<br />

projections qui contribuent à la formation d'une image globale et unifiante de<br />

l'univers (celui-ci est divisé en Haut/Bas que figurativisent le « Ciel » et la « Terre ».<br />

Chaque pôle possède sa propre articulation. Il se répartit en outre en Monde des<br />

anges et des fées, Monde des ogres et des djinns, Monde des hommes et des<br />

animaux, etc...). Cette image se réalise comme la forme socialisée d'une conception<br />

réfléchie (pour soi) et rationnelle (pour autrui) de cet univers. C'est ainsi que la fable,<br />

le conte ou la légende hagiographique vont se manifester comme l'expression, à<br />

charge symbolique variable, de la représentation de l'univers en question.<br />

Expression, en somme, d'une réponse que les anthropologues qualifient volontiers de<br />

fantasmée 1 .<br />

Pour G. Durand (1969), tout « processus imaginaire » s'intègre en dernier lieu<br />

dans une sorte de « topologie fantastique » 2 où nous retrouvons, intacts ou<br />

fragmentés, les grands schèmes et les archétypes de base de l'homme. Tout récit<br />

1 Cl. LEVI-STRAUSS, « La geste d'Asdiwal », 1973, p. 175-233 in Anthropologie structurale II, op. cit.<br />

2 G. DURAND, <strong>Le</strong>s structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, 550p.<br />

102


LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

représente une certaine trajectoire, un tracé particulier dans cette « géographie »<br />

légendaire, eschatologique ou merveilleuse. L'espace de fiction se trouve<br />

surdéterminé de polarisations spécifiques, à dimension mythique (monde des<br />

hommes/monde des ogres ; monde humain/monde animalier, matière vivante/matière<br />

inerte ; Adamites/Djinns ; Vivants/Morts, etc.<br />

En fait, cette représentation mythique du monde pose le problème, déjà<br />

ancien, de la relation entre le Verbe et la Raison. Elle n'est pas sans rappeler<br />

l'opposition entre le Muthos et le Logos dans la pensée occidentale. Chez les grecs,<br />

le Muthos désignait une parole formulée (récit, dialogue, énonciation d'un projet,<br />

etc.). Il était de l'ordre du <strong>Le</strong>gein, i.e. du discours sous toutes ses formes. La charge<br />

religieuse va transformer ces paroles en discours quasi sacrés, et plus encore, le<br />

passage de l'oralité à l'écrit sera déterminant. <strong>Le</strong> logos cessera d'être la « parole »<br />

pour devenir une sorte de « rationalité démonstrative » 1 . L'univers mythique se<br />

construira à partir de la conjonction d'une Narration (Muthos) et d'une démonstration<br />

argumentée (Logos). Nous aurons donc le plaisir de la parole d'un côté (où<br />

incantation et affectivité se transmettent par le biais du rythme, de la musicalité et de<br />

la gestuelle) et rigueur du discours de l'autre côté, s'adressant à l'intelligence critique<br />

du destinataire (écoutant ou lecteur) et visant le vrai par le recours au logique. <strong>Le</strong>s<br />

joutes sur la place publique, dans la Grèce antique, sont édifiantes à cet égard.<br />

Par conséquent, toute représentation du monde est de l'ordre du mythique<br />

alliant dans un même mouvement fiction créatrice et raison de démonstration<br />

argumentée. C'est ainsi que nous allons avoir dans tout récit de type traditionnel un<br />

faire mythique résultat de cette représentation de l'univers. Ce faire mythique est une<br />

force agissante, un travail conceptualisant qui a pour matériau l e langage et comme<br />

forme la narration. Il va épouser, à l'intérieur du récit, les exigences d'une langue<br />

(laquelle a déjà procédé au découpage du monde en catégories concrètes et abstraites<br />

et qui offre aux usagers un répertoire lexical varié, des contraintes syntaxiques et<br />

sémantiques et des expansions rhétoriques qu'exploitent poèmes et chants, fables et<br />

contes), se conformer au code sémantique et axiologique de la communauté (ou<br />

ensemble de valeurs collectivement partagé) et s'adapter, enfin, à la forme d'une<br />

narration (fable, conte, légende, anecdote, etc.).<br />

Maintenant, la question qui se pose est celle de savoir comment agit le faire<br />

mythique à l'intérieur d'un récit. En d'autres termes, comment se construit l'univers<br />

mythologique à travers les textes pour nous donner, entre autres, les notions du<br />

fabuleux, du fantastique, de l'étrange et du merveilleux ? Partant, de s'interroger sur<br />

le contenu de ces notions. Que recouvrent-elles exactement ? Il faut voir ce qui est<br />

constant et ce qui est variable en passant d'une notion à l'autre. La démarche va<br />

consister dans l'élaboration d'une typologie empirique, faite à partir de corpus<br />

homogènes et distincts, qui permettra la reconstitution de champs sémantiques inclus<br />

dans le ou les récit(s). Assurément, les champs sémantiques ou isotopiques et les<br />

champs lexicaux vont nous aider à mieux saisir l'organisation de l'univers<br />

mythologique inscrit dans toutes les productions de la tradition orale du pays.<br />

1 J.-P. VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, 255p.<br />

103


LE CONTE<br />

Enfin, pour mieux illustrer ce faire mythique, nous allons l'appréhender de<br />

biais à travers les thèmes de la quête du désir, de la violence, de la séparation et de la<br />

négation qui parcourent notre texte de référence mais aussi les autres textes du<br />

répertoire « <strong>Conte</strong>s Merveilleux Marocains » 1 .<br />

4. LA POLYPHONIE DU CONTE<br />

Quoique porté par une énonciation anonyme, le récit du conte est le lieu<br />

d'émergence d'une pluralité de voix qui se croisent et s'affrontent, s'interpénètrent et<br />

se disloquent en une multitude de discours. Il « enferme en lui un autre conte, une<br />

infinité de contes », écrit Khatibi (op. cit., p 229). Et ces contes sont autant<br />

d'actualisations de voix internes à la narration qui se conjuguent pour dessiner la<br />

trajectoire du faire mythique sous-jacent.<br />

En effet, qui parle dans le récit ? En premier lieu les acteurs du discours (le<br />

Sultan, les épouses, les enfants du Sultan, le pêcheur, le Vizir, l'homme conseiller,<br />

l'Oiseau), en second lieu les actants du discours, i.e. les différentes voix anonymes de<br />

l'Enonciation. Cette « partition » de voix se joue à plusieurs niveaux :<br />

- sémiologique avec la circulation des signes comme des objets valeurs entre<br />

les actants du récit (le don de la jeune fille par la tribu-mère cherchant l'alliance<br />

royale et répétant un geste millénaire dans la tradition islamique ; la substitution des<br />

enfants par des chiots pour marquer une situation de filiation bloquée ; l'abandon en<br />

mer des enfants, lequel renvoie au récit biblique archi-connu : la pêche miraculeuse,<br />

autre motif religieux ; les figuiers de la vie qui remontent loin dans l'imaginaire<br />

collectif et le transfert de pouvoir soulignant un éclatement des signes et une rupture<br />

de discours au plan de l'Énonciation ;<br />

- narratif avec les différents plans du faire énonciatif qui met en exergue<br />

quatre instances de l'Enonciation. La première instance (En 1 ) est prise en charge, de<br />

manière explicite, par la conteuse qui intervient dans la narration (« Vous savez,<br />

nous, les femmes, nous sommes patientes ») pour justifier l'exploit de la jeune fille.<br />

La seconde instance (En 2 ) est assumée par le groupe social, sans spécification<br />

particulière. C'est la voix de la morale finale : « Vizir ! dit le Sultan, tes ruses se sont<br />

retournées contre toi, mais elles sont profitables pour le pêcheur et les enfants ». La<br />

troisième instance (En 3 ) est celle de la société tribalo-féodale qui défend le<br />

patriarcat, le lignage, les coutumes et les institutions du groupe social. Quant à la<br />

quatrième instance (En 4 ), elle est lisible en filigrane du texte. Elle est celle de l'Antisociété<br />

tribalo-féodale qui juge les réalisations présentes et se projette dans le futur<br />

pour acquérir une seconde altérité. L'accession de la femme au statut de Héros<br />

triomphant et la rupture du pouvoir transmis au plus méritant (le pêcheur) et non pas<br />

aux héritiers naturels (les fils) sont les signes-phares de cette instance. « Ainsi se<br />

joue la rupture du réel par l'illimité du possible » note Khatibi (op. cit, p. 235) ;<br />

- discursif avec les principaux acteurs du récit et qui s'adjugent le pouvoir de<br />

la parole : le Sultan, auteur d'un discours absolu, de l'ordre du performatif où le dire<br />

s'accompagne du faire ; où l'excès de pouvoir est compensé par l'excès d'équité ; les<br />

1 E.M. CHADLI, Corpus de <strong>Conte</strong>s Merveilleux Marocains (Juillet-Août 1978, Boulemane, Maroc).<br />

Annexe (vol. II) de la Thèse de 3e cycle, Paris, E.H.E.S.S., 1980.<br />

104


LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

femmes du Sultan et le Vizir usant d'un discours réprouvé, donc antisocial ; le<br />

Pêcheur tient le discours du croyant et de l'humble ; les garçons illustrent le discours<br />

du devoir-faire, « cela est écrit » disent-ils ; la fille s'inscrit à l'opposé de ses frères et<br />

même de son père adoptif. Elle est le relais intra-diégétique du véritable Destinateur<br />

(le En 4 ). Reste l'oiseau, responsable du discours tautologique, relayant l'instance<br />

d'énonciation n°1. Il répète à l'infini le même récit ! Délire de la narration, dira<br />

Khatibi.<br />

Venons-en, maintenant, à la couverture thématique et symbolique de ce récit,<br />

à travers les thèmes du désir, de la violence, de la séparation et de la négation.<br />

a) Quête du désir.<br />

De manière générale, dans le <strong>Conte</strong> Merveilleux Marocain 1 , la quête du héros<br />

prend la forme du plus grand désir pour la plus grande récompense : le mariage avec<br />

le Roi ou la Princesse. <strong>Le</strong>s récits de cette catégorie baignent dans un univers<br />

surféminisé, scène privilégiée de l'angoisse existentielle (« Que ne suis-je un<br />

homme ? »), de la frustration sexuelle (captivité, enterrement prématuré, menace de<br />

destruction ou de mutilation) et de la névrose collective (culte obsessionnel de la<br />

virginité, de la fécondité, du mariage endogame). C'est pourquoi la quête héroïque se<br />

donne-t-elle à lire comme une certaine prise en charge de cette hantise et de sa<br />

solution. <strong>Le</strong>s actes de la dévoration (par l'ogre) et du sacrifice (égorgement), comme<br />

dans notre conte, s'inscrivent dans cette dimension initiatique de la quête-désir.<br />

L'initiation, écrit Durand (1969 : 351), comprend presque toujours une épreuve<br />

mutilante ou sacrificielle qui symbolise au deuxième degré une passion divine.<br />

b) Violence du dire<br />

Il est à noter, en premier lieu, que l'univers mythologique se construit par le<br />

biais d'une oralité qui l'in-forme et le légitime. Intonation, timbre de la voix,<br />

musicalité de la prose, chant, gestuelle, mime, silences tendent, de manière<br />

conjuguée, à recréer cet univers. <strong>Le</strong>s mécanismes de débrayage de la fiction (non<br />

je/tu, non ici, non maintenant) non seulement gèrent le « capital imaginaire » de toute<br />

société mais le fructifient et le dynamisent dans des aventures exemplaires. C'est ce<br />

qu'on appelle la dramatisation du narré.<br />

Et la violence donc ? Que traduit-elle en fait ? Comment peut-on<br />

l'approcher ?<br />

Il est peut-être aléatoire de pouvoir théoriser cette violence qui est inhérente<br />

au faire mythologique, voire la cerner avec succès. On peut en prévoir l'esquisse<br />

dans une sorte de stratégie de l'irréel. Néanmoins, on peut avancer quelques éléments<br />

d'approche :<br />

- l'univers mythologique avec ses lois propres et ses mécanismes<br />

d'autorégulation et d'intervention constitue une sorte de violence « souhaitée » contre<br />

l'ordre antérieur qu'il tend représenter. En effet, commente Cl. Lévi-Strauss (1973 :<br />

209), « les spéculations mythiques [inhérentes aux modes de vie des groupes de la<br />

communauté] (...) cherchent, en dernière analyse, non à peindre le réel, mais à<br />

1 <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong> Merveilleux Marocain tel qu'il se dégage des corpus de E.M. CHADLI<br />

(1980) ; E.LAOUST (1949) ; R. BASSET (1887) ; G.-S. COLIN (1939) et Dr.LEGEY (1926).<br />

105


LE CONTE<br />

justifier la cote mal taillée en quoi il consiste, puisque les positions extrêmes y sont<br />

imaginées seulement pour les démontrer intenables ».<br />

- l'univers mythologique, de par sa fonction sociale, va essayer de canaliser<br />

les violences extérieures en les réinvestissant dans ses propres actions narratives afin<br />

de leur donner une forme socialisée, donc acceptable par tous. C'est la fonction de<br />

catharsis que les psychanalystes ont bien dégagé dans leurs analyses 1 .<br />

La violence inscrite dans le récit sera une violence libératrice. Son but est de<br />

restaurer l'ordre originel (des dieux, par excellence) en supprimant la contradiction<br />

(essentiellement d'essence sociale).<br />

C'est ainsi que les thèmes de l'inceste (variante personnelle de notre conte),<br />

du parricide ou infanticide, de la fécondité ou de la stérilité, du pouvoir légitime ou<br />

illégal vont constituer les points focaux de cette violence autant que ses réalisations.<br />

La violence sera donc du côté de « l'excès narratif » (Khatibi, op. cit.)<br />

introducteur de la fonction ludique du récit. Fonction « qui consiste à échanger un<br />

signe contre un autre et à parodier (...) la violence des rapports sociaux » (Khatibi,<br />

id., p. 231). On peut aller plus de l'avant et affirmer que le récit se fait violence.<br />

Pourquoi ? Parce qu'il ne peut taire son obsession de se dire à l'infini. Il va multiplier<br />

les hantises et les décalages tout en se réservant un ailleurs rêvé.<br />

Ailleurs rêvé qui va détruire une aliénation pour en substituer une autre.<br />

Affir- mer, dans un même mouvement, la séparation du monde et la permanence de<br />

l'être.<br />

c) Parcours de la séparation<br />

La quête du héros ou de l'héroïne suppose un parcours vers des contrées<br />

lointaines et marque un arrachement du milieu naturel du sujet en question. Elle<br />

signifie, par ailleurs, une brisure ombilicale. L'océan ou la mer (espace de 2<br />

transition) désigne cette séparation tout en introduisant le héros dans un univers<br />

embryonnaire de l'existence que traduisent ténèbres, arbres, ronces, sables, feuillage,<br />

etc. <strong>Le</strong> désert et la forêt jouent le même rôle. <strong>Le</strong> parcours prend, dès lors, la teinte<br />

d'une quête mystique de la connaissance, du savoir comme en témoignent les<br />

recherches éperdues pour la conquête de « l'oiseau de vérité » ou de la princesse<br />

fabuleuse dans le conte marocain « El Ghalia bent Mansour ».<br />

<strong>Le</strong> parcours de la séparation implique l'exil (cas de notre héroïne), la<br />

déperdition et la dépossession des biens de richesse et d'identité. C'est ainsi que la<br />

substitution des vêtements entre princes et bergers puise ses racines dans la tradition<br />

de l'Islam mystique 3 . De même que le séjour du héros dans la boutique d'un<br />

charbonnier (conte de « El Ghalia ») constitue-t-elle le point limite de la<br />

dépossession et de la renonciation aux biens matériels de ce monde. L'élévation dans<br />

1 B. BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont,1976, 395 p.<br />

R. KAES et autres, <strong>Conte</strong>s et divans, Paris, Bordas-Dunod, 1984, 227 p.<br />

J. BELLEMIN-NOEL, <strong>Le</strong>s contes et leurs fantasmes, Paris, PUF, 1983, 185 p.<br />

2 E.M. CHADLI, « <strong>Le</strong> traitement de la spatialité dans le <strong>Conte</strong> Merveilleux Marocain », Colloque de<br />

Linguistique et de Sémiotique, Rabat, Faculté des <strong>Le</strong>ttres et des Sciences Humaines, 1981.<br />

3 E. DERMENGHEM, <strong>Le</strong> culte des saints dans l'Islam Maghrébin, Paris, Gallimard, 1954.<br />

106


LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN<br />

le ciel (« Hina I ») ou le vol à dos d'aigle ainsi que l'errance fourvoyée dans le désert<br />

atteignent le paroxysme de ce repli de soi et de cette rupture du monde Voir Corpus<br />

de EM.CHADLI (1980), se reporter à la note 13..<br />

d) Dynamique de la négation.<br />

Dans les contes à Méfait 1 , le parcours se veut non seulement voyage<br />

initiatique, sortie du monde, mais également mouvement d'intégration, de lutte d'un<br />

pour-soi à réaliser et affirmation d'une permanence de l'être. Artaud disait déjà<br />

« qu'il y a un mensonge de l'être contre lequel nous sommes nés pour protester » 2 .<br />

<strong>Le</strong> récit mythologique va incarner, dans son refus de l'habituel et du<br />

conventionnel, ce vouloir-faire d'un ailleurs exalté. Il sera l'espace d'une parole<br />

affranchie et d'un désir vitalisant.<br />

<strong>Le</strong> héros, intériorisant les prescriptions et les prohibitions de son milieu<br />

culturel, fait appel au surnaturel et au merveilleux pour amorcer sa libération. La<br />

négation de l'ordre ancien va prendre ici la tournure d'une dynamique en marche. <strong>Le</strong><br />

Merveilleux intervient comme médiation inespérée gommant le différent et nivelant<br />

l'inégal tout en accentuant le fossé séparant le Bien du Mal.<br />

5. CONCLUSION<br />

a) L'absence de mythes à l'état brut, dans la Tradition orale marocaine, est<br />

largement compensée par la construction de mythes internes à l'intérieur du récit<br />

contique (type Merveilleux) ;<br />

b) ce travail de « mythologisation » du conte s'origine dans l'intemporalité de<br />

la narration, les espaces qui lui servent de repères topologiques, les catégories<br />

cognitives qu'il manipule et les solutions qu'il propose en vue d'apaiser les tensions et<br />

d'atténuer les angoisses aussi bien individuelles que collectives, relatives à l'homme,<br />

à son milieu naturel, à son groupe social et à son destin ;<br />

c) c'est ainsi que le conte, en général, s'avère l'outil le plus « performant »<br />

pour véhiculer l'objectif et le subjectif, porter en soi le possible et le probable. Il<br />

« raconte l'impossible, il tisse notre esprit d'une étrange satisfaction : l'orgueil<br />

impérieux d'ouvrir la vie sur l'acte pur. Il faut renverser ici l'adage courant : ce n'est<br />

pas le corps qui est discours, mais le corps qui est l'image obscure d'un infini de<br />

textes orphelins. <strong>Le</strong> corps : un ciselé volatil » (A. Khatibi 1974 : 228).<br />

d) pour ce faire, imagination et raison se conjuguent pour donner une image<br />

satisfaisante du monde. En effet, écrit J. Duvignaud (1976 : 7), « l'imagination n'est<br />

pas un fantôme qui plane au-dessus des choses : elle est enracinée dans la vie (...).<br />

On parle (...) d'imaginaires au pluriel pour illustrer cette activité qui fait éclater le<br />

carcan du réel et nous affronte à la vaste expérience des choses imprévisibles et<br />

possibles. Tous les groupes humains possèdent la capacité de suggérer des formes<br />

symboliques inconnues - qu'on exalte un code sacré, une réglementation sociale, une<br />

1 V. PROPP dans Morphologie du <strong>Conte</strong>, 1928, (trad. fr. 1965 et 1973 chez Seuil) distingue, à l'intérieur<br />

du <strong>Conte</strong> Merveilleux, deux types de contes : les contes à Manque et les contes à Méfait. Voir<br />

Morphologie.<br />

2 A. ARTAUD, <strong>Le</strong> théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, 246 p.<br />

107


LE CONTE<br />

activité dédaignée, qu'un réfractaire ou un hérétique transgresse ces habitudes - la<br />

vocation est la même : anticiper de l'expérience connue sur l'expérience à venir… » 1<br />

CHADLI El Mostafa<br />

Université de Rabat<br />

1 Pour compléter les références bibliographiques contenues dans le texte, cf. les ouvrages suivants (note<br />

19, p. 125).<br />

108


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX<br />

DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE MAROCAIN<br />

INTRODUCTION<br />

<strong>Le</strong> récit de Sidi Abd El-Haqq est tiré du répertoire « légendes<br />

hagiographiques » recueillies et rassemblées par E. Laoust (1949) dans ses <strong>Conte</strong>s<br />

Berbères du Maroc 1 .<br />

Dans ce texte, il nous est donné la narration d'une vision du monde qui a pour<br />

protagonistes l'énonciateur présumé du texte (collectif et anonyme quoique relayé<br />

individuellement et pris en charge par un « conteur ») et l'énonciataire virtuel de ce<br />

même texte (collectif mais non anonyme). Il est à noter l'identité partielle relevée<br />

entre le sujet des énoncés narratifs relatant l'expérience « prophétique » et le sujet de<br />

l'énonciation subsumant ces énoncés. Cette énonciation va pouvoir nous aider à<br />

dégager la vision du monde qui lui est sous-jacente. En effet, décrite du point de vue<br />

du mode d'expression « littéraire » (on peut s'interroger sur le genre hagiographique<br />

et sur la fonction culturelle qu'il remplissait à l'intérieur de la communauté), cette<br />

vision du monde va poser le problème de sa cohérence et de son authenticité. Est-ce<br />

une vision unitaire ou fragmentaire ? Est-elle conforme ou non aux habitudes et aux<br />

présupposés « idéologiques » de la dite communauté ? Pourquoi nous raconte-t-elle<br />

la « vie » de Sidi Abd El-Haqq, saint méconnu au Maghreb et dont le lieu du culte 2<br />

est célèbre ? Pourquoi la guérison de la folie s'attache-t-elle au nom de Sidi Abd El-<br />

Haqq, saint parmi les saints et à qui la généalogie manque _ ? 3 .<br />

Néanmoins, le récit va pouvoir déterminer un ensemble de rapports entre<br />

l'énonciateur du conte, véritable destinateur de la vision « prophétique », le narrateur<br />

comme expression linguistique et narrative de l'énonciateur (même en l'absence de la<br />

forme personnelle du je) et le sujet pragmatique des énoncés narratifs (manifesté par<br />

la forme impersonnelle), qui assument cette narration. Ce sont ces rapports qui vont<br />

1 <strong>Conte</strong>s Berbères du Maroc, de E. Laoust (1949) en 2 volumes. <strong>Le</strong> premier comprend les textes<br />

transcrits phonétiquement, le second renferme la traduction. Quant aux récits, Laoust les classe en <strong>Conte</strong>s<br />

d'Animaux, <strong>Conte</strong>s Plaisants, <strong>Conte</strong>sMerveilleux et Légendes Hagiographiques. Pour les problèmes de<br />

typologie, voir notre communication « <strong>Le</strong> faire mythique dans le <strong>Conte</strong> Merveilleux Marocain »,<br />

Colloque d'Albi (1986) sur <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong>.<br />

2 Une note de Laoust affirme que la zaouïa de S.Abd El-Haqq se trouve au nord-est de Tanant.<br />

3 Information donnée par A. Zeggaf de Rabat lors de la discussion de ce texte, Colloque d'Albi (1986).<br />

De manière générale, ce sont les travaux en anthropologie sociale et en sym- bolique qui peuvent nous<br />

donner la clef de ces énigmes.<br />

109


LE CONTE<br />

expliciter le caractère fictionnel ou véridictoire de la légende hagiographique. Notre<br />

analyse va s'articuler autour des points suivants : les procédures discursives,<br />

l'émergence du sujet, les modalités du Savoir et du Croire et la structure du Don.<br />

1. DE QUELQUES PROCÉDURES DISCURSIVES<br />

Pour l'étude, au fil du récit, de ces procédures discursives (ce que la<br />

grammaire sémiotique ne favorise point 1 , nous avons choisi délibérément les<br />

énoncés 2 initiaux et les énoncés finals qui ouvrent et clôturent, respectivement, le<br />

texte de la légende.<br />

(1) « Il arriva à Tiâzit sans que personne ne sut d'où il venait ».<br />

De prime abord, nous signalons l'absence des formules rituelles de la légende,<br />

laquelle exige, comme toute tradition orale qui se respecte, un protocole d'entrée et<br />

de clôture. Par conséquent, nous assistons à une entrée « brutale » dans l'univers<br />

légendaire, et sans pouvoir identifier l'énonciateur. Qui parle ? Telle est la question à<br />

pourvoir d'une réponse.<br />

La première forme personnelle du récit (« il ») est une « absence de<br />

personne » puisqu'elle ne réfère pas à une personne « spécifique » de l'Enonciation 3 .<br />

Elle pose une énigme, solutionnée par la suite et remplit la fonction de cataphore.<br />

Elle anticipe sur les actions à venir. C'est une démarche herméneutique propre au<br />

récit des Mystères. <strong>Le</strong> verbe « arriver » indique un parcours et inscrit un Programme<br />

Narratif (PN) à élucider. Tiâzit, est-ce un espace médiateur ou un espace-cible,<br />

objectif ultime de la randonnée héroïque ? Par contre, ce même lieu de Tiâzit est une<br />

localisation géographique précise. Elle définit la fonction d'ancrage de la légende du<br />

côté de Oued El Abid, affluent de l'oued Oum Rabi'. Elle aurait été fondée vers le<br />

XI° s. de l'Hégire (XVIII° s.) par un fils de S. Abd-Er-Rahman de Kairouan<br />

(Tunisie).<br />

La seconde proposition de cet énoncé inaugural se joue sur le mode de la<br />

négativité :<br />

« _ (sans que) personne ne sut d'où il venait »<br />

négation + négation + négation<br />

absolue [savoir] [provenance]<br />

C'est ainsi que le mystère du personnage se trouve amplifié par le mystère de<br />

la provenance et de la destination.<br />

(2) « c'était alors un petit garçon »<br />

A cause de ce débrayage temporel, opposant le « alors » au « maintenant »<br />

(c'était/ c'est/ce n'est plus _), l'identité du « il » est dévoilée partiellement puisqu'elle<br />

renvoie à « petit garçon ». <strong>Le</strong>s questions qui se posent sont relatives à la nature, aux<br />

conditions et aux modalités de ce déplacement : est-il volontaire ou non ? par quels<br />

1 La sémiotique dispose d'un schéma abstrait de la narrativité et du discours et d'une métho- dologie<br />

inhérente qui va du plus profond (catégories sémiotiques) au plus superficiel (narra- tion et mise en<br />

discours). La manifestation linguistique vient en dernier lieu comme un simple épiphénomène.<br />

2 <strong>Le</strong> savoir encyclopédique touchant le lexique n'est pas mobilisé. Nous travaillons au niveaux des<br />

structures narratives en traduction, laquelle n'affaiblit point la portée de notre analyse de contenu.<br />

3 E. Benveniste, « La nature des pronoms », p. 251-257, Problèmes de linguistique générale,<br />

1.,Gallimard, 1966.<br />

110


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

moyens s'est-il effectué ? dans quel but ? s'agit-il d'un passage ou d'un changement<br />

de lieu ? <strong>Le</strong>s parents, qui sont-ils et où sont-ils ? Autant de questions sans réponse.<br />

<strong>Le</strong>s traits sémantiques retenus du « il » sont [non connu] et [jeune]. L'adjectif<br />

« garçon » véhicule le trait [+mâle].<br />

(3) « Un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa génisse à<br />

garder »<br />

Dans cet énoncé, le portrait se dessine peu à peu (jeune, inconnu, orphelin et<br />

pauvre) et la configuration sémique s'enrichit de nouveaux traits. Avec le syn- tagme<br />

« génisse à garder », la première fonction du personnage est annoncée. C'est la<br />

fonction pastorale, fonction noble par excellence puisqu'elle est le lot des prophètes !<br />

(4) « <strong>Le</strong>s gens du village, le voyant occupé à faire paître cette bête, lui<br />

dirent : tu garderas aussi les nôtres et nous te donnerons ton salaire ! »<br />

Un glissement significatif s'opère ici : le petit orphelin devient le gardien du<br />

troupeau du village. Avec la perception d'un gain, il atténue le trait de [+ pauvre].<br />

D'inconnu, il arrive à la position privilégiée de connu.<br />

(5) « Il devint le gardien du troupeau du village et remettait l'argent qu'il<br />

gagnait ainsi à l'homme qui l'avait recueilli ».<br />

Un trait nouveau s'ajoute, c'est celui de « gratitude » et « reconnaissance ».<br />

<strong>Le</strong>s transformations opérées depuis la mise en place du récit sont :<br />

T 1 : « l'inconnu » ----> « le gardien du troupeau du village »<br />

T 2 : « l'orphelin » ---> « le fils adoptif du village »<br />

T 3 : « le pauvre » ---> « le salarié ».<br />

Cependant, la pauvreté sera le trait constant du personnage (« il remettait<br />

l'argent qu'il gagnait à l'homme _ « ). Quant au secret, il sera toujours maintenu. Il a<br />

trait à la naissance miraculeuse, à l'origine inconnue et à l'éducation parfaite. Sidi<br />

Abd El-Haqq sait garder les bêtes, faire paître le troupeau et reconnaître ses<br />

bienfaiteurs !<br />

Qu'en est-il maintenant des énoncés qui terminent le récit ?<br />

(6) « c'est dans cet endroit qu'Abd El-Haqq bâtit sa zaouïa ».<br />

Il est à relever l'embrayage spatial de l'instance de l'énonciation avec l'indice<br />

de l'ostension « cet » où le geste qui désigne accentue la dénomination qui nomme.<br />

<strong>Le</strong> segment spatial « cet endroit » assure l'ancrage référentiel et fonctionne comme<br />

un toponyme au même titre que « Tiâzit » avec lequel il est en rapport d'inclusion. Il<br />

indique de manière explicite l'espace-cible de la quête. En effet, l'objet de la quête<br />

est dévoilé dans cet énoncé. Bâtir une zaouïa (ou confrérie), c'est fonder un ordre<br />

religieux, culturel, voire politique. L'énigme est solutionnée : le « il » renvoie au<br />

saint Sidi Abd El-Haqq, littéralement le « serviteur de la Vérité », symboliquement<br />

« le serviteur de Dieu ».<br />

<strong>Le</strong>s transformations qui ont eu lieu sont les suivantes :<br />

T 1 : inconnu ---> connu ---> célèbre ---> rayonnant<br />

« petit garçon » « gardien de vaches » « agourram » « patron du lieu »<br />

T 2 : orphelin ---> gardien du troupeau --> gardien des lieux --> père spirituel du village<br />

T 3 : petit garçon ---> homme ---> saint ---> saint avec zaouïa --> baraka « grâce ».<br />

Nous avons, exposée, la problématique du sujet qui prend la stature d'un<br />

héros culturel apportant la foi, la paix et la santé mentale à la communauté.<br />

(7) « on y voit encore la chambre où il priait »<br />

111


LE CONTE<br />

De nouveau, sur le plan de l'énonciation, un embrayage spatial (« cet endroitci<br />

») et temporel (« encore », c'est-à-dire « maintenant »). L'énoncé est une<br />

focalisation du trait « piété », autre constante du personnage.<br />

(8) « A sa mort, il y laissa un puits, une de ses sandales et une négresse du<br />

nom de Lalla Jorra ».<br />

Nous avons, au niveau de cet énoncé, la mise en scène d'une tranche de vie<br />

entière, de la jeunesse à la mort. Comme seul héritage matériel, il est resté un(e) :<br />

- puits, eau bénéfique qui désaliène les aliénés ;<br />

-sandale, objet de culte et prolongement du personnage ;<br />

- négresse, rôle d'officiant et gardienne du culte ;<br />

- zaouïa, tombeau du saint et lieu du culte.<br />

(9) « Aujourd'hui, on mène en ce lieu l'individu atteint d'aliénation<br />

mentale ».<br />

Cet énoncé effectue un double embrayage temporel (« maintenant » de la<br />

parole) et spatial (« l'ici » comme scène de cette parole en train de se dérouler ; le<br />

récit n'est pas terminé). <strong>Le</strong> récit s'enrichit d'une nouvelle dimension. Il devient « récit<br />

d'origine » et la légende une « légende de fondation » 1 .<br />

(10) « La négresse le frappe de la sandade de l'agourram, lui tire du puits un<br />

vase d'eau, il se lave et boit ».<br />

Au niveau de cet énoncé pré-final, nous avons la description du culte, lequel<br />

se manifeste comme processus de désaliénation.<br />

(11) « Et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi Abd El-Haqq, il trouve<br />

remède à son mal ».<br />

Cet énoncé final annonce la possibilité d'un récit « posthume » du personnage<br />

de Sidi Abd El-Haqq. Il révèle, outre l'héritage spirituel du saint (la baraka), la<br />

véritable destination du récit-message. Essayons de reconstruire la demande qui est à<br />

la base de « l'émission » de ce récit :<br />

- « Qu'est-ce que c'est que ce lieu ?<br />

- C'est la zaouïa de Sidi Abd El-Haqq !<br />

- Ah ! et qui est-ce Sidi Abd El-Haqq ?<br />

- Écoutez, je vais vous raconter son histoire »<br />

En résumé, ces énoncés d'ouverture et de clôture du récit nous renseignent sur<br />

la structuration de la narrativité, le système actantiel sous-jacent et la distribution des<br />

actants de l'énonciation discursive.<br />

Du point de vue de la narrativité, nous nous contenterons de l'illustration,<br />

aussi brève soit-elle, de trois paramètres : le temps, l'espace et les états narratifs<br />

principaux.<br />

Concernant le temps, il est à constater l'absence de repères chronologiques<br />

précis. <strong>Le</strong>s seules datations possibles relèvent de la description (indirecte) de l'état<br />

« socio-économique » de la communauté, laquelle, sédentarisée, s'adonne à l'élevage<br />

(« troupeau de vaches »), à l'agriculture (« culture du blé »), à l'artisanat (confection<br />

des ustensiles et des instruments de la vie quotidienne : « plats », « cruche »,<br />

1 La légende est de l'ordre du véridique. Elle a besoin d'ancrages dans l'espace et le temps. Pour les<br />

distinctions entre légende, mythe, épopée, geste, conte et fable, voir Formes simples de A. Jolles, Seuil,<br />

1972 (trad. fr.).<br />

112


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

« sandales », « tamis », « moulin », « bât », etc.) et à l'architecture (construction de la<br />

zaouïa 1 )).<br />

Sur le plan de l'énonciation, nous sommes en présence d'un « récit<br />

historique » 2 usant de la troisième personne et de l'aoriste 3 pour la narration<br />

d'événements passés et achevés. <strong>Le</strong> dialogue correspond au « discours » et aux temps<br />

qui lui correspondent : le présent, le parfait et le futur. La fin du récit replace<br />

l'énonciation dans son cadre originel avec l'emploi des indices spatiaux et temporels<br />

de l'ostension (« je vous montre maintenant l'endroit de la zaouïa de Sidi Abd El-<br />

Haqq _ ») et l'utilisation du présent d'actualité. Il s'agit d'un commentaire final extradiégétique<br />

4 .<br />

Quant au temps de l'action, il reste indéterminé. Il est de l'ordre du mythique.<br />

L'espace, par contre, est fortement localisé. Il renvoie à un lieu situé près de l'oued<br />

El-Abid, affluent du fleuve l'Oum Er-Rabi.<br />

Sur le plan narratif, nous avons le parcours suivant :<br />

Espace -source ---> Espace-médiat ---> Espace-cible<br />

(Es 1) (Es 2) (Es 3)<br />

« Espace inconnu » « Espace occulté » « Espace décrit »<br />

(espace de la provenance (espace de l'acquisition (espace des transformations<br />

inconnue) de la compétence) qui manifestent performance<br />

et reconnaissance<br />

du sujet héroïque)<br />

Ce parcours spatial se conjugue avec le PN de base du sujet-héros :<br />

Etat narratif 1 ---> Etat narratif 2 ---> Etat narratif 3<br />

(situation initiale) (transformations) (situation finale)<br />

« rien » « signes de sainteté » « tout »<br />

Mystère Miracles Grâce<br />

(inné) (accomplis) (acquise)<br />

origine inconnue performances reconnaissance<br />

compétence acquise réalisantes durable<br />

« orphelin de tous » ---> actions méritoires ---> « père de tous »<br />

(pauvre, jeune - nourriture inépuisable (patron des lieux)<br />

et orphelin)<br />

- génisse ressuscitée<br />

et métamorphosée<br />

- source tarie<br />

- animaux sauvages chassés<br />

- zaouïa bâtie<br />

Sur le plan actantiel, la distribution des rôles est la suivante :<br />

Destinateur ------------ Objet ------------> Destinataire<br />

1 Une zaouïa est a) un ordre religieux, qui peut devenir politique, visant à restaurer la foi et à dispenser<br />

un enseignement conforme à son éthique ; b) un établissement religieux et culturel.<br />

2 E. Benveniste (1966) « <strong>Le</strong>s relations de temps dans le verbe français », op. cit. p. 225-236.<br />

3 Pour l'Arabe dialectal Marocain et le Berbère, les catégories d'Aoriste et de Parfait corres- pondent<br />

mieux à ces deux idiomes, à dominante aspectuelle, du chamito-sémitique que celles de Passé simple et<br />

Passé composé. Voir E. Benveniste (1966), op. cit.<br />

4 G. Genette, Figures II, Seuil,1969.<br />

113


114<br />

LE CONTE<br />

(Dieu) (zaouïa) (communauté large)<br />

Adjuvant ------------> Sujet


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

entre les énoncés (1) et (5). Quant aux signes qui vont de l'énoncé (6) à (12), on peut<br />

les considérer comme signes translinguistiques puisqu'ils manifestent les<br />

Performances du sujet-héros.<br />

<strong>Le</strong>s signes linguistiques relèvent de l'ordre du savoir de l'Enonciateur et que<br />

l'Enonciataire ne partage pas. Narrativement, ils renvoient aux éléments de<br />

Compétence, non dévoilés par le récit. De leur côté, les signes translinguistiques sont<br />

communs à l'Enonciateur et à l'Enonciataire. Ils constituent les actes de Performance<br />

du sujet et concourent à la formation du sujet héroïque.<br />

a) <strong>Le</strong>s signes linguistiques se caractérisent par leur forte récurrence au début<br />

du récit. Cette récurrence tend à construire un réseau sémantique de relations<br />

binaires, lesquelles se distribuent de la manière suivante :<br />

(1) Singulier/Pluriel<br />

(personne/tout le monde ; Sidi/leur ; personne/il ; les gens/il _)<br />

(2) Savoir/non-Savoir<br />

(ne sut quelque chose ; ne se doutait que ; surent que _)<br />

(3) Sacré/Profane<br />

(à ce signe ; à ces signes : être agourram _)<br />

La lecture paradigmatique de ces paires dichotomiques instaure d'emblée<br />

l'émergence de parcours figuratifs séparés et antinomiques. Elle annonce l'apparition<br />

d'un ordre actantiel signifiant.<br />

En effet, l'actant sujet 1 (Sidi Abd El-Haqq) bascule de l'état virtuel où il était<br />

(énoncés (1), (2), (3)), comme détenteur des modalités de la virtualité, à savoir le<br />

devoir-faire et le vouloir-faire, à l'état effectif de sujet actuel d'un PN déterminé<br />

(Enoncés (4) et (5)). Il est à rappeler que le devoir et le vouloir instituent une sorte<br />

de « préalable » à l'accomplissement d'un faire ou à la transformation d'un état. Ces<br />

deux modalités sont tellement proches, l'une par rapport à l'autre, que la tentation est<br />

grande de les réunir en une « seule structure modale virtualisante » 1 . Il est possible,<br />

de voir dans le devoir-faire, un « vouloir (transféré) du Destinateur » 2 , et ce dans une<br />

perspective psychologisante. L'attitude logique intègre plutôt le vouloir-faire dans la<br />

modalité du devoir-faire, en l'interprétant comme un « devoir autodestiné » 3 . Nous<br />

pencherons, personnellement, vers la seconde interprétation.<br />

Pour sa part, l'actant sujet 2 (les gens), qualifié volontiers par l'énonciateur de<br />

« pluriel », « non savant » et de « profane », est susceptible de recevoir un certain<br />

nombre de rôles thématiques et actoriels compatibles avec la position syntagmatique<br />

de l'actant Destinataire. Cet actant destinataire se constitue d'acteurs individualisés,<br />

rendus lexématiquement par « le village », « les gens », « la tribu », etc. C'est un<br />

actant collectif et social. Il est en relation directe avec le sujet-héros et en relation<br />

indirecte, sinon elliptique, avec le Destinateur. Ainsi, tout le faire du récit va<br />

s'exercer sur l'explicitation de ces deux pôles. C'est le récit donc d'une triple<br />

reconnaissance ; reconnaissance du sujet-héros, de l'actant destinateur et de son<br />

corollaire l'actant destinataire. Elle est le pivot de la narration. Elle transforme, sur<br />

1 A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Hachette-<br />

Université, 1979.<br />

2 ibidem<br />

3 ibidem<br />

115


LE CONTE<br />

un plan narratif, un état de /non-savoir/, sur les êtres (le berger Abd El-Haqq), les<br />

choses (rivière tachée de sang) et les événements (le festin, les fiançailles), en un état<br />

de /savoir/. Ce passage d'un état à l'autre s'effectue au niveau de la dimension<br />

cognitive et s'accompagne d'un certain nombre de conséquences, positives ou<br />

négatives, pour les actants qui s'y trouvent impliqués. En outre, cette reconnaissance<br />

n'est jamais donnée comme la transformation d'un /non-savoir/ absolu, figurativisé<br />

par la figure de « l'ignorance », en un /savoir/ complet que peut rendre la figure de la<br />

« connaissance ». Elle se donne plutôt comme le passage d'un certain /savoir/ qui<br />

peut être « faux », « inexact » ou « incomplet » à un certain état de /savoir/ « vrai »<br />

mais non « transcendant ». La reconnaissance est ventilée en fonction des parcours<br />

des actants, puis médiatisée à travers les transformations opérées par les sujets du<br />

faire. Par conséquent, poser la reconnaissance, c'est poser immanquablement le<br />

savoir, en tant que somme quantifiable de connaissances, et le croire, en tant<br />

qu'évaluation obligée de ce savoir. Cela nous amène à poser la question suivante :<br />

sommes-nous en présence d'une structure commune et complexe qui suppose<br />

plusieurs niveaux d'investigation ou bien avons-nous deux structures parallèles et<br />

concurrentes du Savoir et du Croire qui s'interagissent ? La suite de l'analyse<br />

éclairera cet aspect des choses.<br />

b) les signes translinguistiques relèvent du faire et mettent en relation le sujet<br />

opérateur avec d'un côté les sujets d'Etat et de l'autre les opérations du faire. Ce point<br />

sera traité dans la partie consacrée à la Performance de l'actant sujet (voir « la<br />

structure du don »).<br />

3. SAVOIR ET CROIRE<br />

<strong>Le</strong> savoir et le croire s'inscrivent sur la dimension cognitive. Ils constituent ce<br />

qu'on peut appeler, à l'instar d’A. J. Greimas 1 , « deux univers de la rationalité ». On<br />

peut concevoir le récit comme une transmission du savoir d'une instance de<br />

l'Enonciation à une autre. Dans ce sens, le savoir se donnera à lire comme un vaste<br />

réseau de relations sémantiques portant sur les êtres, les choses et les événements.<br />

L'adhésion à ce champ du savoir se fera par le biais du croire.<br />

Par ailleurs, le savoir est toujours le savoir sur quelque chose. L'objet du<br />

savoir peut être formulable en énoncés descriptifs, inscrits sur la dimension<br />

pragmatique. <strong>Le</strong> croire est un acte cognitif, en relation modale avec la catégorie de<br />

la certitude. Au niveau du récit, il est à distinguer le croire, qui est un certain plan de<br />

véridiction, du faire-croire ou persuasion, une des formes principales de la<br />

Manipulation.<br />

a) Taxinommie du Savoir et du Croire<br />

<strong>Le</strong> relevé systématique des énoncés narratifs portant sur le Savoir ou le Croire<br />

nous donne le résultat qui suit :<br />

- Savoir : 21 segments textuels<br />

- Croire : 16 segments textuels.<br />

Ces segments se répartissent, de manière inégale, en plusieurs « types » de<br />

Savoir et de Croire. Chaque « catégorie » projette son contradictoire ; autrement dit,<br />

un Non-Savoir et un Non-Croire.<br />

1 A. J. Greimas, Du Sens II, Seuil, 1983.<br />

116


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

<strong>Le</strong> tableau suivant nous servira d'illustration :<br />

Catégories / Objets ETRES EVENEMENTS CHOSES<br />

SAVOIR<br />

(1), (2) (5), (6) (9), (10)<br />

NON-SAVOIR (3), (4) (7), (8) (11), (12)<br />

CROIRE<br />

(13), (14) (17), (18) (21), (22)<br />

NON-CROIRE (15), (16) (19), (20) (23), (24)<br />

Tableau N° 1<br />

Ainsi, donc, Savoir et Non-Savoir, tout comme Croire et Non-Croire, vont<br />

porter sur les êtres, les événements et les choses. Elles peuvent se combiner pour<br />

générer des formes plus complexes.<br />

Nous allons en donner quelques exemples :<br />

SAVOIR<br />

1. Savoir sur l’être (1) « …les gens savent bien que tu ne possèdes rien »<br />

(2) « Sidi Abd El-Haqq s'en fut (_) arracher une poignée d'herbe<br />

fraîche, la jeta sur la peau de la bête et la frappa avec son<br />

chapelet ».<br />

2. non-Savoir sur l'être (3) « personne ne sut d'où il venait »<br />

(4) « personne ne se doutait alors qu'il était argoussam ».<br />

3. Savoir sur l'événement (5) « Abd El-Haqq, à ces signes, se leva et s'écria : on a tué les<br />

fiancés ! »<br />

(6) « Seigneur, lui dit-il (le serpent), il est préférable que je sois<br />

consumé sur place » (_).<br />

4. non-Savoir (7) « Que nous veut-elle celle-là avec nos tamis ? »<br />

sur l'événement (8) « elle se mit à pleurer, car elle n'avait que cette bête ».<br />

5. Savoir sur les choses (9) « Porte-le (blé) au moulin et mouds ! »<br />

(10) « il alla à la source, la frappa de son bâton et en tarit l'eau ».<br />

6. non-Savoir (11) « C'est avec de l'argent prêté qu'il a pu faire ce festin »<br />

sur les choses (12) « la femme se mit à pleurer la perte de sa génisse ».<br />

CROIRE<br />

7. Croire sur l'être (13) « un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa<br />

génisse à garder »<br />

(14) « tu garderas aussi les nôtres… »<br />

8. non-Croire sur l'être (15) « qu'irons-nous manger chez ces gueux ? »<br />

(16) « par Dieu, allons-y avec nos enfants et voyons ce qu'il peut<br />

bien nous offrir ! ».<br />

9. Croire sur l'événement (17) « Je te promets (_) de ne jamais tuer qui que ce soit de ta<br />

descendance ! »<br />

(18) « et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi Abd El-Haqq, il<br />

trouva remède à son mal ».<br />

10 - non-Croire (19) « …aussi furent-elles fort étonnées de trouver chez elle deux<br />

sur l'événement chouaris pleins de farine »<br />

(20) « _ il n'a plus qu'à fuir s'il veut éviter ses créanciers ! »<br />

11 – Croire (21) « elle alla trouver ses voisines _ (et les appela) ».<br />

sur les choses (22) « _ il se lave et boit ».<br />

12 - non-Croire (23) « les gens se régalèrent (_) puis se séparèrent faisant chacun à<br />

sur les choses part soi ses réflexions ».<br />

(24) « celui qui arrivait était fort surpris de trouver apprêtés tant<br />

de plats… »<br />

117


LE CONTE<br />

Remarques<br />

1. Certains segments textuels, comme certains énoncés, peuvent correspondre<br />

à une catégorie ou à plusieurs catégories à la fois ;<br />

2. Croire et Savoir portent aussi bien sur les protagonistes du récit que sur les<br />

actants du discours, et plus particulièrement sur l'Enonciateur qui fait acte d'adhésion<br />

par rapport à ce qu'il narre. <strong>Le</strong> dernier paragraphe est édifiant à cet égard ;<br />

3. Il est possible de faire jouer les formes complexes des catégories du Savoir<br />

et du Croire. Ainsi, nous aurons un /SAVOIR-CROIRE/ au niveau des êtres, des<br />

événements et des choses, et ses corrélés contradictoires, i-e un /non Savoir-non<br />

Croire/ et leurs combinaisons diverses.<br />

4. On peut construire, tout aussi bien, des formes complexes focalisées sur<br />

une catégorie plutôt que sur une autre. Ex., le /CROIRE-SAVOIR/ et le /non Croirenon<br />

Savoir/ s'exerçant sur les êtres, les événements et les choses.<br />

5. Bien entendu, ces combinaisons excluent des formes du type « savoirfaire<br />

» qui relèvent de la compétence, et « faire-savoir » ainsi que « faire-croire'« qui<br />

interviennent en tant qu'opérations factitives de la Manipulation.<br />

En fin de compte, le récit peut se lire comme un faire, comme une activité<br />

cognitive qui met en jeu tout une stratégie du Savoir. Cette stratégie opère à deux<br />

niveaux :<br />

- en tant que faire-savoir, véhiculant et transmettant des informations sur les<br />

êtres, les événements et les choses entre énonciateur et énonciataire d'une part et<br />

entre personnages d'autre part ;<br />

- en tant que savoir-faire, intéressant la circulation et la manipulation de ces<br />

êtres, de ces événements et de ces choses.<br />

<strong>Le</strong> premier niveau est d'ordre cognitif. <strong>Le</strong> second est d'ordre pragmatique. De<br />

plus, au plan de la Narration, le Savoir peut faire apparaître une autre catégorie<br />

cognitive qui est le savoir-être. Ce savoir-être manifeste l'état du savoir inhérent aux<br />

êtres, aux événements et aux choses lors de l'achèvement de la quête, menée par un<br />

sujet-héros. Il correspond à la phase de la Sanction impliquant le Destinateur de la<br />

quête, l'objet et le sujet de cette quête. Par contre, on peut avancer que le croire<br />

précède le savoir dans ce type d'échange symbolique où le récit de légende est<br />

accepté d'emblée. <strong>Le</strong> croire pourrait être conçu comme un savoir, d'un autre ordre,<br />

non validé dans une perspective de logique cartésienne. Il appartient aux modalités<br />

épistémiques 1 , telles que la certitude ou la probabilité et il se traduit, du point de vue<br />

linguistique, par des formes lexicales graduelles et graduables. L'exclusion étant<br />

exclue dans ces formes-là.<br />

b) Articulation du Savoir et du Croire, en termes de contenus sémantiques<br />

Cette articulation du Savoir et du Croire sur la base des contenus sémantiques<br />

qu'ils véhiculent nous aidera à mieux percevoir la « vision » du monde sous-jacente à<br />

ce récit. <strong>Le</strong>s paramètres de cette articulation sont les suivants : le contenu et la<br />

stratégie cognitifs, la source du savoir, les relations à l'Objet et aux autres sujets de<br />

l'interaction narrative et enfin les figures rhétoriques dominantes.<br />

1 <strong>Le</strong>s modalités aléthiques (nécessité, possibilité) s'opposent aux modalités épisté- miques et accentuent<br />

la différence entre Croire et Savoir.<br />

118


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

<strong>Conte</strong>nus /<br />

Catégories<br />

<strong>Conte</strong>nus<br />

Cognitifs<br />

Stratégie<br />

cognitive<br />

Origine de la<br />

connaissance<br />

SAVOIR<br />

Construction de l'ordre du spirituel et<br />

du sacré (vérité sur les êtres, les<br />

choses et les événements).<br />

Jonction du Matériel et du Spirituel.<br />

Conviction intérieure, manifestée par<br />

une force et un savoir sur le monde<br />

Non explicitée. Elle est de l'ordre du<br />

caché et du divin.<br />

CROIRE<br />

Acceptation de l'ordre du sacré<br />

selon l'axiome : « la vraie<br />

connaissance est une vraie<br />

croyance. »<br />

Persuasion ou faire-croire par les<br />

moyens conjugués du faire-savoir<br />

et du savoir-faire.<br />

Explicitée. Elle est de l'ordre de<br />

l'apparent, du perceptible.<br />

Elle résulte de l'intervention du<br />

divin par la médiation de<br />

l'humain.<br />

Relation à<br />

l'objet<br />

Relation<br />

S 1 / S 2<br />

Figures<br />

dominantes<br />

Immédiate et transparente<br />

S 1 = sujet-héros ; S 2 = anti-sujet et<br />

autres sujets.<br />

Unilatérale pour S 1 qui bénéficie de<br />

la connaissance et de la domination.<br />

Vie / Mort<br />

Transparence<br />

Communication optimale avec tous<br />

les êtres.<br />

Médiate et opacifiée<br />

Bi-latérale pur S 2 puisque cette<br />

relation passe par la<br />

reconnaissance et l'adhésion.<br />

Matérialité<br />

Transcendance<br />

Médiation pour communiquer<br />

Tableau N° 2 1<br />

Projetés sur le carré sémiotique, le Savoir et le Croire vont dessiner les<br />

contours « métaphysiques » du parcours « modal » du destinataire où le Croire<br />

médiatise le Savoir et où le non-Croire est synonyme de non-Savoir.<br />

CONNAISSANCE VRAIE<br />

CROIRE<br />

SAVOIR<br />

(1) (2)<br />

CROYANCE<br />

CONNAISANCE<br />

PASSIVE<br />

FAUSSE<br />

NON-SAVOIR<br />

NON-CROIRE<br />

(3) (4)<br />

IGNORANCE ABSOLUE<br />

Dans ce schéma de la Croyance et de la Connaissance, nous avons le tracé de<br />

deux parcours narratifs antinomiques de l'actant sujet S 1 et de l'actant anti-sujet S 2 .<br />

<strong>Le</strong> sujet S 1 , (Sidi Abd El-Haqq) entame son parcours de la position 3, un /non-<br />

Savoir/ pour toucher le /Croire/ et partant le /Savoir/, ultime quête pour la<br />

Connaissance, comparable en cela à la Quête du Grâal 2 .<br />

1 Tableau « emprunté » à J. Fontanille, « Un point de vue sur "croire" et "savoir" », Actes<br />

sémiotiques/Documents IV, 33, 1982.<br />

2 La Quête du Graâl, Seuil, 1965.<br />

119


LE CONTE<br />

Quant au sujet S 2 , il est dans la position 4, celle du /non-Croire/. Et pour<br />

accéder au /Croire/, il est obligé de passer par le /Savoir/. Cette médiation lui est<br />

offerte par les performances réalisantes de Sidi Abd El-Haqq.<br />

4. LA STRUCTURE DU DON<br />

On peut définir le Don : a) de manière empirique, comme l'action ou le<br />

résultat d'un transfert d'objet entre deux ou plusieurs acteurs ; b) du point de vue<br />

narratif, comme une figure du discours qui relève de la communication des objets de<br />

valeur à l'intérieur du récit. Il manifeste, dès lors, une transformation narrative<br />

aboutissant à une Attribution et à une Renonciation simultanées. En effet,<br />

l'Attribution est le résultat d'une opération transitive dans laquelle le sujet opérateur<br />

attribue l'objet-valeur à un autre sujet. Alors que la Renonciation s'annonce plutôt<br />

comme l'expression d'une opération réfléchie. <strong>Le</strong> sujet opérateur se disjoint de luimême<br />

de l'objet-valeur acquis, en faveur d'un sujet S 2 .<br />

A l'opposé, l'Epreuve est définie en termes d'Appropriation (conjonction<br />

réfléchie) et de Dépossession (disjonction transitive). Elle caractérise le faire du<br />

sujet-héros en quête d'un objet-valeur. <strong>Le</strong> Don s'inscrit sur l'axe Destinateur/<br />

Destinataire alors que l'Epreuve est placée sous le signe de la lutte entre le sujet et<br />

l'anti-sujet.<br />

La question qui se pose est celle-ci : sommes-nous en présence d'une structure<br />

du Don ou de l'Épreuve ? Autrement dit, quel axe actantiel privilégier ? Selon<br />

l'optique choisie, on aurait à lire le récit sur deux isotopies, complémentaires certes<br />

mais différentes : l'isotopie héroïque (avec l'Epreuve) et l'isotopie sacrée (avec le<br />

Don).<br />

Afin d'éclairer le sujet, nous allons synthétiser les informations que nous<br />

avons à l'aide du tableau suivant. Ce tableau comprendra les états initiaux et finals<br />

des transformations effectuées ainsi que les sujets opérateurs et les sujets<br />

bénéficiaires de ces opérations.<br />

T ETAT INITIAL TRANSFORMATIONS<br />

N°<br />

1<br />

2<br />

3<br />

4<br />

5<br />

6<br />

7<br />

Sujet Etat<br />

conjoint<br />

« gens »<br />

« famille »<br />

« Cté »<br />

« Animaux<br />

sauvages »<br />

« Cté »<br />

« Cté »<br />

« Cté »<br />

O.V.<br />

« blé »<br />

« génisse »<br />

« source »<br />

« lieu »<br />

« danger »<br />

maladie<br />

« profane »<br />

S. Etat<br />

disjoint<br />

« famille »<br />

« Cté »<br />

Etat 1<br />

blé rare<br />

génisse<br />

égorgée<br />

source<br />

fournie<br />

lieu<br />

sauvage<br />

serpent<br />

dangereux<br />

aliénation<br />

espace<br />

profane<br />

S. opérateur<br />

A.H<br />

A.H<br />

A.H.<br />

A.H<br />

A.H<br />

A.H<br />

A.H<br />

Etat 2<br />

abondant<br />

vache<br />

splendide<br />

source<br />

tarie<br />

hospitalier<br />

serpent<br />

inoffensif<br />

guérison<br />

sacré<br />

120


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…<br />

1<br />

2<br />

3<br />

4<br />

5<br />

6<br />

7<br />

ETAT FINAL<br />

EVALUATION<br />

N° Bénéf. O.V. Déficit positive négative<br />

famille<br />

nourriture<br />

+<br />

famille<br />

biens<br />

+<br />

élevage<br />

lieu de Cté<br />

+<br />

plaisance<br />

Cté<br />

lieu de A<br />

+<br />

Cté<br />

Cté<br />

Cté<br />

culte<br />

quiétude<br />

santé<br />

sacré<br />

sauvages<br />

Tableau N° 3<br />

Légende : T = transformation ; O.V. = objet valeur ; S. op = Sujet opérateur ; Bénéf. = Bénéficiaire ;<br />

Déficit. = Déficitaire ; pos. = positive ; nég. = négative ; Cté = Communauté ; A. H. = Abd El Haqq.<br />

Bien entendu, nous avons laissé de côté les transformations opérées par les<br />

autres acteurs (l'homme adoptif, les coiffeurs « assassins », etc.) pour ne retenir que<br />

les performances du sujet héros. Celles-ci peuvent être comprises comme autant<br />

d'épreuves imposées par la communauté ou les événements. Or, un simple coup d'œil<br />

sur l'État final de toutes les transformations, nous montre que le principal<br />

bénéficiaire en est toujours la communauté. Nous avons affaire à des opérations<br />

d'Attribution et même de Renonciation puisque le sujet-héros se disjoint<br />

volontairement de l'objet valeur « vie matérielle ». Il se retire, reste très humble et<br />

fonde un lieu de culte, de recueillement et de retraite pour la communauté. Cette<br />

Attribution multiforme pose le problème du véritable axe du Destinateur /<br />

Destinataire. Au niveau de l'Enonciation, le destinateur est la Communauté pieuse et<br />

le destinataire sera la communauté pieuse et non pieuse. Au niveau de l'énoncé-texte,<br />

cette « destination » est relayée par le sujet héros, destinataire du « don » de Dieu et<br />

destinateur par rapport à la communauté. Sa venue est un don du ciel. Il est venu<br />

rappeler l'humilité et la piété et répandre la quiétude parmi les hommes. Il n'avait<br />

« rien » et il a donné le « tout ». Sa principale performance réside dans le passage de<br />

l'espace profane à l'espace sacré. <strong>Le</strong> « tombeau » et la « zaouïa » assurent la<br />

continuité du sacré et fondent, sur le plan anthropologique, l'ordre culturel.<br />

5. CONCLUSION<br />

1. Nous avons vu que la légende hagiographique met en exergue la<br />

problématique d'un héros culturel qui fonde un ordre qui relève du sacré. Cette<br />

« construction » est le résultat de performances et de transformations d'espaces<br />

afférentes à ces performances, du double point de vue discursif et narratif.<br />

2. <strong>Le</strong> récit, proprement dit, a été appréhendé du côté des procédures<br />

discursives, lesquelles ont permis de dégager une véritable « machine »<br />

herméneutique intra- diégétique usant de la cataphore, de l'analphore, de la<br />

singularisation et du système sémiologique sous-jacent. L'analyse s'est attachée aussi<br />

à dégager la structuration narrative s'exerçant à travers le modèle de l'Epreuve et du<br />

Don, la structure actantielle de base, à rendre compte des modalités du Savoir et du<br />

Croire puis du cadre de l'Enonciation. C'est ainsi que procédures du discours et<br />

procédures de la narration concourent pour la formation d'un récit à forte coloration<br />

« idéologique » ;<br />

+<br />

+<br />

+<br />

121


LE CONTE<br />

3. Du côté de l'Enonciation, celle-ci pose l'énoncé-discours comme le<br />

parcours d'un savoir (récit de l'agourram Abd El-Haqq) en vue d'obtenir chez<br />

l'énonciataire le croire motivant cette communication de savoir. Nous assistons, dès<br />

lors, à un renversement de type « idélologique » ou croire, c'est savoir ! La croyance<br />

est une connaissance objectivée par les mécanismes de la persuasion et de la<br />

démonstration par « miracles » interposés ;<br />

4. Quant à l'interaction entre les éléments de culte décrits dans le récit<br />

(sandale, eau du puits, négresse, etc.) et le culte lui-même, nous laisserons ce volet à<br />

la « spécultation » des anthropologues ainsi que la représentation symbolique de ces<br />

éléments qui peuvent susciter des rapports avec d'autres « mythologies » ;<br />

5. Notre investigation, de type sémio-linguistique, s'est consacrée à la<br />

description de la forme du contenu et à l'explicitation de ses mécanismes de<br />

fonctionnement en mettant l'accent, par le biais des modalités notamment, sur les<br />

présupposés « logiques » de l'Énonciation interne au récit.<br />

CHADLI El Mostafa<br />

Université de Rabat<br />

Bibliographie<br />

A.AARNE et S. THOMPSON, The types of the folktale., Helsinki, F.C.C. (réédition), 1964.<br />

M. ARKOUN, « Peut-on parler de merveilleux dans le Coran » p. 1-24 in l'Etrange et le<br />

Merveilleux dans l'Islam médiéval, Paris, éd. J. A., 1978, 227 p.<br />

R. BARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, 247 p.<br />

P. DELARUE et M.-L. TENEZE <strong>Le</strong> <strong>Conte</strong> populaire français, T. 2, Paris, Maisonneuve et<br />

Larose, 1977, (texte posthume pour P. Delarue).<br />

J.DUVIGNAUD, <strong>Le</strong>s imaginaires, Paris, 10-18, 446 p. (Livre collectif, 1976/1).<br />

D. FABRE et J. LACROIX, Histoires extraordinaires des pays d'Oc, Paris, éd. Tchou, 1970,<br />

281 p.<br />

J. W. GRIMM, Kinder-und Hausmärchen, Berlin (6e éd.), 1850. Trad. fr. en 1967 chez<br />

Flammarion.<br />

A. KHATIBI, La blessure du Nom Propre, Paris, Denoël, 1974, 246 p.<br />

122


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

C'est à partir d'un tout récent travail 1 que seront ici présentées, sous forme de<br />

résumé, quelques unes de nos hypothèses de recherche sur la sémantique du conte<br />

populaire merveilleux français, hypothèses qui se fondent sur tout le travail théorique<br />

et méthodologique réalisé par A. J. Greimas au cours de ces dernières années, sur les<br />

analyses, aussi et peut-être surtout, de C. Lévi-Strauss, auxquelles notre démarche est<br />

largement redevable. De ce point de vue, les propositions qui seront faites se veulent<br />

à la fois - si l'on peut dire - « greimassiennes », c'est-à-dire sémiotiques, mettant<br />

davantage l'accent sur les articulations syntaxiques (dans la ligne des apports<br />

proppiens), et, conjointement, « lévi-straussiennes », c'est-à-dire anthropologiques,<br />

plus soucieuses peut-être des contenus investis : pour rappeler ce double patronage,<br />

nous situerons nos réflexions sous le signe de l'anthropologie sémiotique.<br />

<strong>Le</strong> matériau pris ici en compte et soumis à l'analyse est constitué par<br />

l'ensemble des contes populaires merveilleux français, avec toutes leurs versions<br />

attestées sinon toutes celles possibles. Ce corpus correspond, très exactement, pour<br />

le domaine français, à celui-là même, russe, de V. Propp, à savoir, dans la<br />

classification Aarne-Thompson, les n° 300 à 749 inclus. Ont été ainsi prises en<br />

considération des milliers de versions provenant des quatre coins de France, car il<br />

convient de postuler - au-delà des variations locales ou régionales - une certaine<br />

unité, une identité culturelle, sans laquelle un tel corpus n'aurait aucun sens, et<br />

l'analyse comparative effectuée, aucune valeur. Par contre, nous avons dû nous<br />

arrêter aux limites de la francophonie, ne disposant pas de l'outillage nécessaire à un<br />

comparatisme interculturel : restreinte, pour au moins de simples raisons pratiques, à<br />

l'univers socioculturel français, une telle description des contes merveilleux sousjacente<br />

et préalable aux quelques propositions ici avancées - sera prise<br />

ultérieurement en considération dans une étude comparative de plus large envergure,<br />

que nous projetons étendue au moins au monde européen.<br />

1. FIGURE, THÈME ET SUPPORT SYNTAXIQUE<br />

Comme le discours mythique, le conte merveilleux se caractérise au moins<br />

par la mise en œuvre de ce que nous appelons en sémiotique la composante<br />

figurative : rappelons, à ce propos, que nous définissons le figuratif comme tout<br />

contenu d'un langage - verbal ou non-verbal -, qui a un correspondant au plan de<br />

l'expression du monde naturel ; inversement, le niveau dit thématique, donné comme<br />

1 Courtés, <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.<br />

123


LE CONTE<br />

plus profond dans le parcours génératif du discours, correspond à un investissement<br />

sémantique abstrait, de nature conceptuelle, n'ayant aucune attache avec l'univers du<br />

monde naturel : ainsi, par exemple, les thèmes de l'/amour/ et de la /bonté/, si<br />

fréquents dans nos contes merveilleux, ne sauraient être liés, de manière biunivoque,<br />

à tel ou tel comportement somatique (et donc, figuratif), comme en témoigne la<br />

grande variabilité des gestes que se choisissent les récits pour les exprimer ; ce que<br />

confirme encore, à sa façon, le discours parabolique qui présente un même sens<br />

conceptuel sous des formes figuratives différentes. Corrélativement, le figuratif, lui<br />

aussi, n'est pas rattachable de manière biunivoque au thématique : on sait, par<br />

exemple, que le fait de laisser - au cours d'un repas - quelques restes au fond de son<br />

assiette après s'être servi, sera considéré en France comme une marque<br />

d'/impolitesse/, et en Équateur, comme signe de /politesse/ ; de même, une « grève »<br />

donnée, présentée par tous les journaux du matin, y donnera lieu à des interprétations<br />

thématiques variables, voire contradictoires : tout comme, encore, l'entrée des<br />

Soviétiques en Afghanistan a pu être présentée tant comme /libération/ que comme<br />

/invasion/.<br />

Si l'on doit ainsi reconnaître l'autonomie des deux niveaux thématique et<br />

figuratif, il convient d'ajouter aussitôt que leurs rapports réciproques sont de<br />

caractère complémentaire, ou, plutôt, que si le thématique peut se dire en quelque<br />

sorte par lui seul, il n'en va point de même du figuratif. Dès qu'il apparaît dans un<br />

récit donné, le figuratif est comme nécessairement thématisé : il est clair, en effet,<br />

comme nous avons pu le montrer ailleurs 1 , que le figuratif n'est jamais tourné sur luimême<br />

(il n'aurait plus alors de sens), mais qu'il est toujours au service du thématique.<br />

C'est reconnaître ainsi la priorité du thématique sur le figuratif : dans l'organisation<br />

syntagmatique du discours, les figures du monde ne sont jamais que prétexte à<br />

l'affirmation renouvelée de systèmes de valeurs préalablement posés. En ce sens, on<br />

comprendra que A. G. Greimas ait cru devoir homologuer le rapport<br />

figuratif/thématique à celui de signifiant/signifié 2 , mais alors au risque d'oublier -<br />

comme il sera ici démontré - que si le sens est lié aux positions syntaxiques occupées<br />

par les figures, il est aussi fonction, simultanément, des relations paradigmatiques<br />

qu'elles entretiennent les unes par rapport aux autres.<br />

Il convient, en effet, de préciser ici que, à la différence du niveau<br />

sémantique le plus profond, le thématique (en tant qu'investissement sémantique<br />

conceptuel) se caractérise par sa forme syntagmatique, ajustable donc, pour ainsi<br />

dire, à une structure syntaxique donnée (sémio-narrative ou discursive) : pour<br />

reprendre nos exemples précédents, on devine que l'/amour/ et la /bonté/ sont<br />

évidemment sous- tendus, au niveau sémio-narratif, par une structure actantielle<br />

faisant intervenir sujets et objets. C'est dire qu'à ce point syntaxe et sémantique se<br />

conjoignent pour donner lieu à ce qu'on appellera alors, selon le plan retenu, le<br />

thématico-narratif ou le thématico-discursif. Et c'est, bien sûr, à ce double dispositif<br />

syntaxico-sémantique qu'il revient de prendre en charge les éléments figuratifs pour<br />

leur donner sens : on dira alors que les figures, mises en œuvre dans une version d'un<br />

1 J. Courtés, « Contre-note » à F. Rastier, « <strong>Le</strong> développement du concept d'isotopie », Actes Sémiotiques<br />

- Documents, GRSL (EHESS/CNRS), III, 29, 1981, p. 37-47.<br />

2 A.J. Greimas, « De la figurativité », Actes Sémiotiques - Bulletin, VI, 26, juin 1983, p. 50.<br />

124


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

conte donné, sont sous-tendues par une forme thématico-narrative ou thématicodiscursive,<br />

qui permet de les situer, les unes par rapport aux autres, sur l'axe<br />

syntagmatique.<br />

En examinant les contes merveilleux, on s'aperçoit, en fait, que les figures<br />

peuvent entretenir entre elles non pas un seul type de rapport, mais bien deux. <strong>Le</strong><br />

premier, le plus apparent aux yeux de l'analyste, est précisément celui de nature<br />

syntagmatique, dont on doit reconnaître qu'il correspond souvent à un schéma<br />

stéréotypé, de caractère socio-sémiotique. Soit, par exemple, dans ce corpus de<br />

contes, le cas du « filage » : nous avons là tout un ensemble de figures (« fil »,<br />

« fileuse », « filage », « fuseau », « quenouille », « rouet », etc.) qui, toutes, sont<br />

évidemment rattachables à une fonction syntaxique donné, et surtout qui, toutes,<br />

occupent - chacune pour sa part - la même position syntaxique, quelle que soit par<br />

ailleurs l'exploitation contextuelle qui est faite de la configuration du « filage » dans<br />

les récits qui y ont recours. De même la configuration de l'« habillement »<br />

comportera toujours un /sujet d'état/ (« habillé »), un /sujet de faire/ (« habilleur ») et<br />

un /objet/ (« habit »).<br />

A la différence de ces configurations (« filage », « habillement ») - où chaque<br />

figure se voit dévolue, une fois pour toutes, une position syntaxique donnée - d'autres<br />

ensembles de figures, au contraire, manifestent une autonomie, pour le moins<br />

relative, par rapport aux organisations syntaxiques : en ce dernier cas, chacune des<br />

figures constituantes jouera n'importe quel rôle syntaxique.<br />

Dans nos contes merveilleux, on relève, par exemple, la récurrence de deux<br />

ensembles de figures, respectivement « noix »/ « noisette »/ » amande » et « soleil »/<br />

« lune »/ « étoile ». Soit la version (= v.)29 1 de Cendrillon (conte-type 510 A) où il<br />

nous est dit que<br />

« Petit Cendron était demeurée près de l'âtre. Elle ouvrit sa noix. Elle fut<br />

aussitôt revêtue d'une robe couleur des étoiles, avec chaussures, coiffure et<br />

bijoux assortis, et elle fut transportée aussitôt à l'église (…)<br />

Ses deux sœurs parties, Petit Cendron ouvrit son amande. Elle apparut à la<br />

messe avec une toilette couleur de lune (_) Ce jour-là (_) Petit Cendron ouvrit<br />

sa noisette. Elle apparut avec un vêtement de soleil ».<br />

De ce passage, nous pouvons rapprocher un fragment de la v. 94 de La<br />

recherche de l'époux disparu (conte-type 425) :<br />

« Au bout de 15 ans, la femme ne voyait pas revenir son mari et elle s'en<br />

inquiétait. Elle alla trouver la lune pour lui demander où était son mari.<br />

- Il va se marier avec une autre, lui dit la lune. Mais voici une amande. Va et<br />

écrase-la sur le portail de l'église quand la noce passera.<br />

La femme prit la noix et alla trouver le soleil.<br />

- Voici une noisette. Va et écrase-la sur le portail de l'église quand la noce<br />

passera ».<br />

(De l'amande est sortie « une très belle robe » ; de la noix, « il en sortit une<br />

robe cent fois plus belle que la première » ; de la noisette « une robe mille fois<br />

plus belle qu'aucune robe dans le monde »).<br />

1 La numérotation des versions est ici celle qui a été adoptée par P. Delarue et M.-L. Tenèze dans <strong>Le</strong><br />

conte populaire français, tome II, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, qui donne le références précises<br />

des récits retenus.<br />

125


126<br />

LE CONTE<br />

Du point de vue de la syntaxe narrative, on notera que si « noix »<br />

/ »noisette »/ « amande » sont, dans les deux récits rapprochés, en position d'/objet/<br />

(à titre de /contenant/), par contre « soleil »/ « lune »/(« étoile ») sont tantôt liés à<br />

l’/objet/ (dans la version de Cendrillon), tantôt en position de /sujet de faire/ (en tant<br />

que /donateur/ dans La recherche de l'époux disparu). Ailleurs, dans une version<br />

génoise de La petite fille qui cherche ses frères (conte-type 451), on voit par<br />

exemple le « soleil » - associé indirectement aux « étoiles » - en position de /sujet<br />

d'état/ (à titre de /bénéficiaire/), tandis que l'héroïne prendra la place vacante de<br />

/sujet de faire/ :<br />

« Après avoir cherché longtemps, (la fille) rencontra sur un petit pont une<br />

femme qui se berçait dans une coquille de noisette. Elle s'approcha d'elle.<br />

- Voisine, belle voisine, ne sauriez-vous me dire ce que sont devenus mes<br />

frères qui sont grands et gros comme une ville ? (_)<br />

-De tes frères, je ne puis rien te dire ; mais adresse-toi à mon compère le<br />

Soleil : lui qui va partout saura bien te dire quelque chose. D'ailleurs, voilà un<br />

sac de noisettes, elles te serviront sous peu ».<br />

(L'héroïne est accueillie au palais du Soleil par une jeune fille « habillée de<br />

blanc » à qui elle remet le sac de noisettes ; elle reçoit alors l'assurance de<br />

n'être point dévorée par le Soleil comme il devrait normalement advenir.)<br />

« Vers le soir, le Soleil retourna et tout le palais parut s'incendier ; les perles<br />

et l'or brillaient comme des étoiles (_) <strong>Le</strong> Soleil se mit à table avec sa<br />

compagne, il mangea et but et puis se reposa. Alors sa compagne lui dit :<br />

-Voici des noisettes qu'envoie ta commère, en veux-tu ?<br />

- J'ai bien mangé, mais si elles sont belles _<br />

Elle apporta le sac de noisettes et il les mangea toutes. Alors sa compagne lui<br />

dit :<br />

- Ne mangerais-tu pas encore quelque chose ?<br />

- Non _<br />

La jeune fille est appelée et le Soleil lui fit raconter son histoire. Attendri<br />

(_) ».<br />

Du point de vue de cette structure simple qu'est le /don/, on voit ainsi que<br />

« soleil »/ « lune »/ » étoile », par exemple, sont capables d'occuper n'importe quelle<br />

fonction narrative.<br />

De même en va-t-il au niveau de la syntaxe discursive. On constate, par<br />

exemple, que « noix »/ » noisette »/ » amande » peuvent figurer à titre d'/acteur/<br />

(comme il advient dans telle version des Trois oranges (conte-type 408) où<br />

« noix »/ » noisette »/ » œuf » servent à la spatialisation du /donateur/ et de son<br />

/faire/ :<br />

« Ce fut en vain que, pendant plusieurs jours, il chercha quelqu'un qui pût lui<br />

indiquer où se trouvaient les trois belles oranges. Il finit par trouver une petite<br />

femme qui se berçait dans une coque d'œuf et qui lui dit (_)<br />

Écoutant les conseils de la petite femme, il se remit en voyage (_) A bout de<br />

forces, il arriva à un certain endroit où se trouvait une autre petite femme qui<br />

se berçait dans une coquille de noix et qui lui dit (_)<br />

Ayant usé les trois paires de bottes (_), il trouva une troisième petite femme<br />

qui se berçait dans une coquille de noisette ».<br />

Dans le même sens, on relèvera aussi, par exemple, que le caractère /céleste/ -<br />

dégagé non seulement de « soleil »/ » lune »/ » étoiles », mais aussi de bien d'autres<br />

figures - s'associe, le cas échéant, non plus seulement aux acteurs (comme dans les


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

fragments de récits, ci-dessus convoqués), mais, tout aussi bien, à l'espace (que les<br />

personnages sont amenés à parcourir), voire même au temps (par exemple dans telle<br />

ou telle version bretonne de La fiancée substituée - conte-type 403 - ou l'héroïne doit<br />

affronter les « Danseurs de nuit » par « un beau clair de lune »).<br />

En constatant ainsi que, aux deux niveaux narratif et discursif, certains<br />

groupes de figures peuvent répartir différemment leurs unités constituantes par<br />

rapport aux fonctions syntaxiques, nous sommes alors à même de suggérer ici la<br />

possibilité d'établir un tableau général des transformations, qui tiendrait compte non<br />

seulement de tous les cas attestés mais aussi de tous ceux possibles. Par rapport aux<br />

célèbres transformations lévi-straussiennes, basées le plus souvent sur un jeu<br />

d'oppositions sémantiques plus ou moins corrélées les unes aux autres, nous<br />

apportons maintenant un correctif non négligeable, en introduisant constamment un<br />

invariant syntaxique (situé soit au plan sémio-narratif, soit au niveau discursif) qui<br />

sert de point de comparaison et en fonction duquel se règle, en définitive, le système<br />

des transformations.<br />

2. CATÉGORISATION FIGURATIVE ET CATÉGORISATION THÉMATIQUE<br />

Si chaque figure de ces ensembles récurrents - « soleil »/ » lune »/ » étoile »<br />

ou « noix »/ » noisette »/ » amande » - est susceptible de jouer n'importe quel rôle<br />

syntaxique, par contre, du point de vue sémantique, elle semble entretenir, avec<br />

d'autres, des relations paradigmatiques bien précises, relations qui peuvent être<br />

ressaisies et organisées sous forme d'un véritable code figuratif.<br />

Dès le début de l'enquête, on constate des phénomènes de duplication/<br />

triplication. Avec les « robes de soleil, de lune et d'étoile », avec les « noix »/<br />

« noisette »/ » amande », nous n'avons pas de simple répétition : les figures, qui vont<br />

ainsi trois par trois, sont à la fois distinctes et apparentées ; compte tenu de tout<br />

l'univers du conte merveilleux français, la triade « soleil »/ » lune »/ » étoile » relève<br />

du /céleste/, tandis que celle de « noix »/ » noisette »/ » amande » est à rattacher au<br />

/terrestre/. Si l'on tient compte de ce que les figures « soleil »/ » lune »/ » étoile »,<br />

tout comme, parallèlement, celles de « noix »/ » noisette »/ » amande », peuvent être<br />

distribuées, syntagmatiquement parlant, dans un ordre variable, on voit que<br />

l'important, dans la duplication/triplication, n'est pas la disposition syntagmatique en<br />

forme, si souvent signalée par les folkloristes, de gradation, mais bien plutôt la<br />

multiplicité même des figures : le recours dans une version donnée à plusieurs<br />

contenants (« noix »/ « noisette »/ » amande ») comme à plusieurs contenus (« robes<br />

de soleil, de lune et d'étoile »), permet chaque fois d'instaurer et/ou de reconnaître la<br />

présence d'une isotopie (ici celles du /céleste/ et du /terrestre/) pour l'établissement<br />

de laquelle, rappelons-le, deux unités au moins sont indispensables.<br />

Si l'on fait maintenant abstraction - toujours du point de vue sémantique - de<br />

la distribution syntagmatique des traits figuratifs en forme d'isotopie, il reste possible<br />

d'organiser les catégories figuratives en jeu et de les structurer selon un code dont on<br />

devine qu'il est au moins coextensif au discours mythique : pour ne retenir que le cas<br />

du /céleste/, ce sont curieusement les mêmes figures - si fréquentes dans le conte<br />

populaire merveilleux français - que l'on retrouve par exemple dans le livre de<br />

l'Apocalypse :<br />

127


128<br />

LE CONTE<br />

« Un signe grandiose apparut dans le ciel : c'est une femme ! le soleil<br />

l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête »<br />

(chap. 12, v. 1).<br />

Comme dans ce texte chrétien, nos traditions populaires rattachent souvent,<br />

elles aussi, le /céleste/ au /féminin/. Bien entendu, à ces figures du /céleste/,<br />

s'opposeront alors celles du /terrestre/ et, tout aussi fréquentes sinon plus, celles de<br />

l'/aquatique/.<br />

Ce qui nous semble caractériser le conte populaire merveilleux français, c'est<br />

au moins le fait que ce code figuratif - qui prend en charge les rapports<br />

paradigmatiques entre figures - se voit opposé au code thématique qui, lui, organise<br />

les relations syntagmatiques en s'appuyant sur des formes syntaxiques déterminées.<br />

Soit, par exemple, l'opposition « robe de soleil, de lune, d'étoile » vs « peau<br />

d'âne », à laquelle est parfois substituée celle de « très belles robes » vs « haillons » :<br />

au plan des catégories sous-jacentes, cette articulation correspond, dans le premier<br />

cas, à l'opposition céleste/aquatique (l'« âne » étant associé, dans notre corpus, au<br />

/bas/ et, plus précisément, à l'« eau »), et, dans le second, au couple beau/laid ou<br />

riche/pauvre. Cette homologation - /céleste/, /beau/ et /riche/ d'une part, et<br />

/aquatique/, /laid/ et /pauvre/ d'autre part - qui caractérise par exemple Cendrillon et<br />

Peau d'âne, ne s'impose pas toujours : qu'il nous suffise de citer la v. 11 de La<br />

fiancée substituée (conte-type 403) où le Drac, « roi des eaux » (donc lié à<br />

l'/aquatique/) est associé à la /richesse/. Dans le même sens, on relèvera que si les<br />

« cendres » (dans Cendrillon et dans d'autres contes) sont parfois remplacées par la<br />

/saleté/, il n'y a, en fait, aucun lien de nécessité entre celle-ci et celles-là :<br />

figurativement parlant, les « cendres » n'ont rien à voir avec la /saleté/ : on note<br />

d'ailleurs qu'elles étaient souvent employées pour la /propreté/, en particulier pour la<br />

« lessive ».<br />

Ces quelques observations nous invitent à bien voir que l'opposition<br />

céleste/aquatique, par exemple, relève d’une catégorisation figurative qui sous-tend<br />

un découpage du monde en unités discrètes, opposable selon des pôles<br />

d'appartenance, essentiellement spatiaux en l'occurrence. D'une toute autre nature<br />

sont les couples beau/laid ou riche/pauvre, qui sont le fruit, eux, d'une catégorisation<br />

thématique, procédure située tantôt au plan esthétique (beau/laid), tantôt à celui<br />

économique (riche/pauvre), tantôt au plan moral (bon/méchant) comme il advient en<br />

particulier en bien des récits des Fées (conte-type 480) - telle la v. 29 :<br />

« Elle était belle et très bonne. Sa soeur, par contre, était très mauvaise «<br />

où la /bonté/ de l'héroïne lui fait avoir une « étoile » au front, tandis que la<br />

/méchanceté/ de sa sœur est sanctionnée par l'octroi d'une « queue d'âne » (ou par le<br />

don de produire, à chaque parole prononcée, des « crapauds » ou des « serpents »).<br />

On notera alors que si nos contes merveilleux font appel - par le biais de la<br />

catégorisation figurative - à un découpage classificateur du monde, ils visent surtout<br />

à le surdéterminer au plan thématique, en recourant en particulier à la procédure<br />

d'appréciation vs dépréciation qui est explicitable en termes d'organisations modales.<br />

Citons, en ce sens, un fragment de la v. 32 de Cendrillon :<br />

« _ de ces deux filles, il y en avait une qu'on l'aimait beaucoup plus que<br />

l'autre. Celle qu'on aimait le plus, on l'appelait la Jolie et l'autre on l'appelait<br />

la Laide (_) Voilà qu'un jour que c'était celle qu'on appelait la Laide qui<br />

gardait, il lui apparut une dame (_) Et elle quitta la jeune fille comme ça. Et le


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

soir, la jeune fille, en rentrant ses bêtes, en passant sur le pont, elle regarda en<br />

l'air et il lui tombe une belle étoile au front (_)<br />

- Notre homme, notre homme, viens voir notre Laide !<br />

Au même instant, elle va pour lui arracher l'étoile, mais ce fut vain. Au plus il<br />

voulait l'enlever, au plus elle était belle (_)<br />

Alors, le soir, en rentrant, en passant sur le pont, elle regarde en l'air. A<br />

l'instant, il lui tombe une queue d'âne qui se plante à son front (_)<br />

- Notre homme, notre homme viens voir notre Jolie !<br />

On la fait rentrer pour que les gens la voient pas. On se met à lui couper la<br />

queue d'âne, mais au plus on la coupait pour l'arracher, au plus elle devenait<br />

longue, elle lui arrivait aux pieds. On lui mit un voile pour la cacher qui la<br />

couvrait toute, des pieds à la tête (_)<br />

Et le jour du mariage, ils y allèrent tous, mais celle qui s'appelait la Jolie, avec<br />

sa queue d'âne et ses poux et ses puces, fut la risée de tous les invités de la<br />

noce ».<br />

A la lecture de ces passages, on aura évidemment remarqué que la<br />

catégorisation thématique (ici de type esthétique) est à ce point importante qu'elle<br />

sert directement à la dénomination même des deux jeunes filles : la « Jolie » vs la<br />

« Laide ». On aura aussi relevé que l'« étoile » est qualifiée de « belle », ce qui<br />

permet ensuite au conteur de reprendre cet adjectif - si nous ne faisons pas d'erreur<br />

d'interprétation - pour l'héroïne elle-même :<br />

Au plus il voulait l'enlever, au plus elle était belle (_)<br />

Du coup, même si cela n'est pas explicite, il faut entendre que la « queue<br />

d'âne » est /laide/ (au point « qu'on la fait rentrer pour que les gens la voient pas » et<br />

qu'elle « fut la risée de tous les invités de la noce »).<br />

De même que - comme il a été dit précédemment - les « cendres » ne<br />

sauraient se définir, hors contexte, en terme de /saleté/ (puisque pouvant même servir<br />

à la /propreté/), de même, ici, l'« étoile » ou la « queue’âne » ne sont, en ellesmêmes,<br />

ni /belles/ ni /laides/. C'est seulement la mise en contexte qui assigne à l'une<br />

et l'autre figure une valeur esthétique, appréciative pour ce qui est de l'« étoile »,<br />

dépréciative avec l'« âne ». C'est dire ainsi par là - mais ceci n'est pas propre à cette<br />

seule version - que la catégorisation thématique surdétermine le plus souvent la<br />

catégorisation figurative. De ce point de vue, nous reconnaîtrons, en ce récit des<br />

Fées, comme une sorte de désémantisation : même si, à la différence d'autres<br />

versions, les figures de l'« étoile » et de l'« âne » se maintiennent, elles sont comme<br />

« banalisées », intégrées qu'elles sont dans un dispositif axiologique (en<br />

l'occurrence : beau/laid) qui fait oublier jusqu'à leur relation d'opposition sur le plan<br />

proprement figuratif : le syntagmatique prend ainsi manifestement le pas sur le<br />

paradigmatique, et ce d'autant plus que, du point de vue de l'analyste, le jeu des<br />

oppositions figuratives n'est décelable qu'en procédant à une exploration<br />

comparative transtextuelle.<br />

Pour souligner mieux encore la distinction reconnue entre catégorisation<br />

thématique et catégorisation figurative, qu'il nous soit permis de l'illustrer par un<br />

contre-exemple. Pour la description de Cendrillon, en tant que conte-type et donc<br />

considéré comme univers de discours, nous avions proposé jadis - dans notre<br />

Introduction à la sémiotique narrative et discursive 1 - une articulation de deux<br />

1 Aux éditions Hachette, 3° ed., 1980, p. 109-138.<br />

129


LE CONTE<br />

catégories croisées : élévation vs humiliation et richesse vs pauvreté ; il s'agit là d'une<br />

sorte de modèle narratif fondamental, dont on peut dire aujourd'hui qu'il est apte à<br />

rendre compte de la structure thématico-narrative de ce récit (pour le seul corpus<br />

français), mais non, à vrai dire, de la totalité du discours qu'il prétendait alors<br />

subsumer. Comme nous l'avait fait alors remarquer M. - L. Tenèze (bien connue pour<br />

ses travaux sur le conte populaire merveilleux français), les « robes de soleil, de<br />

lune » et « étoile », par exemple, ne sont guère réductibles au thème de la /richesse/<br />

ou à celui de l'/élévation/. Aujourd'hui plus que hier, nous sommes convaincu de la<br />

justesse de ses réticences face à une analyse qui laissait ainsi de côté bien des<br />

éléments sémantiques. De ce point de vue, la relecture 1 que nous avons faite<br />

récemment de Cendrillon, apporte un indispensable complément d'interprétation :<br />

point n'est même besoin, désormais, de reverser ce surplus de sens que donnent<br />

« soleil »/ » lune »/ » étoile » ou « noix »/ » noisette »/ » amande », au compte de<br />

l'esthétique ou de la stylistique, comme l'on fait si souvent jusqu'ici bien des<br />

folkloristes. Il est clair maintenant, en effet, que ces « détails »<br />

(« soleil »/ » lune »/ » étoile » ou « noix »/ « noisette »/ » amande »), loin d'être<br />

gratuits, fruit du hasard ou de l'enjolivement, sont en fait justiciables,<br />

sémiotiquement parlant, d'un autre type d'organisation, de caractère paradigmatique,<br />

que les narratologues reconnus risquent fort d'oublier, et qui rend compte, pour une<br />

bonne part, de la densité sémantique de nos traditions populaires.<br />

3. LE CODE FIGURATIF COMME CODE DU MYTHIQUE<br />

Nous voici donc conviés à examiner de plus près le jeu des relations<br />

paradigmatiques entre figures, relations - indifféremment intratextuelles ou transtextuelles<br />

- dont nous avons dit qu'elles sont organisables sous la forme d'un code<br />

figuratif. Dans l'ensemble des contes populaires merveilleux français, on relève bon<br />

nombre de figures récurrentes entre lesquelles se dégagent spontanément des<br />

relations d'opposition absolument incontestables. A partir de<br />

« soleil »/ » lune »/ » étoile » et de « fontaine »/ » rivière »/ » puits », on décèle tout<br />

de suite le couple céleste/aquatique : de même l'opposition fréquente<br />

« blanc »/ » noir » s'homologue-t-elle aisément au couple lumineux/sombre si<br />

souvent présent dans ce corpus sous des expressions figuratives variables ; de même<br />

encore, l'opposition brillant/mat peut rendre compte en partie de la mise en relation<br />

de figures telles que l'« étoile » - précisément interprétée, dans telle version, par les<br />

parents de la jeune fille qui en est la bénéficiaire, comme simple « brillant » - et,<br />

d'autre part, l'« âne », les « poux », les « souris » et les « cendres », dont le gris est<br />

toujours /mat/.<br />

Conformément à la pratique lévi-straussienne, on procèdera alors à des<br />

homologations d'oppositions figuratives, telle celle de « blanc » vs « voir » et « jour »<br />

vs « nuit », ou de « lune » vs « rivière » et « soleil » vs « étang ». Dans la première<br />

paire d'oppositions (blanc/noir et jour/nuit), la catégorie figurative commune sera<br />

dénommée /clair/ vs /obscur/, ce qui laisse naturellement en suspens d'autres traits,<br />

tel celui de la temporalité sous-jacente à jour/nuit ; dans la seconde paire<br />

(lune/rivière et soleil/étang), le trait commun s'articulera comme /céleste vs<br />

1 J. Courtés, <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.<br />

130


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

/aquatique/, ce qui ne prendra pas en compte, évidemment, l'opposition<br />

dynamique/statique sous-jacente à « rivière » vs « étang ». En ces rapprochements,<br />

on peut faire un pas de plus et - compte tenu de ce que, dans le conte populaire<br />

merveilleux français, le /clair/ fait partie de l'espace /céleste/, tout comme l'/obscur/<br />

est une des caractéristiques du monde /aquatique/ - reconnaître que les quatre<br />

couples d'oppositions (blanc/noir, jour/nuit, lune/rivière, soleil/étang) sont<br />

finalement subsumables (dans cet ensemble de contes donnés, et pas nécessairement<br />

en d'autres corpus) par une seule catégorie figurative, désignée ici arbitrairement<br />

comme /haut/ vs /bas/.<br />

On est ainsi amené à reconnaître une assez grande distance entre le code<br />

figuratif, articulable en catégories figuratives homologables les unes aux autres (ce<br />

qui permet la cohérence du discours), et les figures qui en délimitent les<br />

entrecroisements. Ainsi, l'« étoile » se définira au moins par ses aspects /brillant/,<br />

/lumineux/ et /céleste/ ; de même, le « feu », un des quatre éléments de la nature,<br />

n'est pas - dans ce corpus - une figure simple : il y comporte au moins les deux traits<br />

de /lumineux/ et de /brûlant/. En poursuivant l'analyse, on constate ainsi que chaque<br />

figure est composée, le plus souvent, de plusieurs traits figuratifs, comme rassemblés<br />

en paquets : on comprend alors qu'elle soit exploitée différemment, le cas échéant,<br />

dans les univers socio-culturels qui y ont recours, ou même à l'intérieur de chacun<br />

d'eux. Inversement, un même ensemble de traits figuratifs sera éventuellement pris<br />

en charge, selon les cultures, par des unités figuratives manifestées différentes : il ne<br />

saurait, en effet, y avoir équivalence ni, a fortiori, identité, entre une combinaison<br />

donnée de traits figuratifs et la figure du monde qu'un univers culturel sélectionne<br />

pour la représenter : l'ensemble /céleste/ + /brillant/ + /lumineux/ peut correspondre,<br />

par exemple, à l'« étoile », mais ne saurait suffire à sa définition figurative<br />

exhaustive, applicable qu'il est sûrement, en même temps, à d'autres figures plus ou<br />

moins voisines. En ce sens, on distinguera donc soigneusement le code figuratif luimême<br />

des unités découpées dans le monde naturel et choisies par une culture pour le<br />

réaliser. Comme l'écrivait jadis A. J. Greimas,<br />

« le même code peut donc rendre compte de plusieurs univers mythologiques<br />

comparables, mais manifestés de manière différente ; il constitue ainsi, à<br />

condition d'être bien construit, un modèle général qui fonde le comparatisme<br />

mythologique lui-même » 1 .<br />

Si l'on accepte cette hypothèse sur l'existence d'un code figuratif sous-jacent,<br />

on doit évidemment admettre qu'il déborde au univers mythologique particulier, qu'il<br />

s'identifie, en fait, au « mythique ». Dans cette perspective, on considérera qu'une<br />

mythologie donnée - telle celle celtique, comme le pensent d'aucuns à propos de<br />

certains de nos contes merveilleux, ou celle gréco-latine qui semble généralement la<br />

plus proche, comme cela a été partiellement démontré 2 , de nos récits traditionnels -<br />

n'est finalement qu'une des manifestations possibles (sous forme d'unités figuratives<br />

complexes distinctes) d'un code figuratif de portée beaucoup plus générale, sinon<br />

universelle.<br />

1 Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 197.<br />

2 J. Courtés, <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.<br />

131


LE CONTE<br />

Bien entendu, un tel code figuratif n'a évidemment en lui-même, donc<br />

intrinsèquement parlant, rien de « mythologique » : il est plutôt ce à partir de quoi se<br />

façonnent, entre autres, les mythologies. Comme on peut le prévoir, ce code est tout<br />

à fait susceptible de se retrouver en bien des formes de discours qui manipulent du<br />

figuratif, aussi bien dans les sémiotiques verbales (récits, contes, légendes, etc.) que<br />

non-verbales (dans les arts plastiques par exemple), y provoquant alors, comme effet<br />

de sens, la dimension dite « mythique ».<br />

En opposant l'organisation paradigmatique de figures à celle de type<br />

syntagmatique, on est en droit d'avancer une sorte de typologie élémentaire des<br />

discours, qui distinguerait ceux de caractère « mythique » et ceux de nature<br />

« rationnelle » : on voit, par exemple, toute la différence qu'il peut y avoir entre la<br />

distribution paradigmatique des figures du /céleste/ dans le conte populaire<br />

merveilleux français et celle, de forme syntagmatique, que l'on retrouvera dans un<br />

ouvrage d'astronomie : les mêmes figures - »soleil », « lune », « étoile » -<br />

apparaissent dans l'un et l'autre cas, mais selon des relations bien différentes. Bien<br />

entendu, le « mythique » et le « rationnel » ne sont que des pôles rarement repérables<br />

comme tels à l'état pur. Dans un discours donné, en effet, les rapports<br />

paradigmatiques et syntagmatiques entre figures ne sont généralement pas exclusifs<br />

les uns des autres : si le conte merveilleux - et c'est sans doute précisément ce qui<br />

justifie son traditionnel qualificatif - conserve ici ou là, ne serait-ce qu'à l'état de<br />

traces, quelques empreintes du code figuratif, le récit mythique comporte,<br />

inversement, au moins un minimum de narrativité, d'organisation syntaxique, les<br />

relations paradigmatiques entre figures n'étant le plus souvent saisissables que sur la<br />

base de distributions syntagmatiques données.<br />

Au terme d'un parcours tout à fait différent quant à son objet premier, nous<br />

rejoignons ainsi, de manière assez imprévue, l'hypothèse bien connue de R.<br />

Jakobson, selon laquelle le « poétique » - partiellement équivalent à ce que nous<br />

dénommons ici « mythique » - correspondrait à la projection de l'axe paradigmatique<br />

sur l'axe syntagmatique. Bien entendu, à la différence du « poétique » - qui fait jouer<br />

les rapports paradigmatiques, simultanément et en corrélation, sur les deux plans du<br />

signifiant et du signifié - le « mythique », lui, ne connait pas le plan de l'expression,<br />

seulement celui du contenu. Dans cette perspective, on pourrait alors opposer la<br />

thématisation - comme prise en charge de l'organisation syntagmatique de figures - à<br />

ce que nous appellerions, faute de mieux, la « mythisation » qui assure leur mise en<br />

rapport paradigmatique et dont on peut légitimement penser qu'elle est assimilable<br />

tout simplement à la « connotation » que R. Barthes annonçait justement comme<br />

définie par la paradigmatique 1 .<br />

En reconnaissant que le code figuratif n'existe - dans le corpus français des<br />

contes merveilleux - qu'à l'état de traces, que, le plus souvent, il n'est décelable qu'à<br />

la suite d'une multitude de rapprochements transtextuels, on risque de voir une telle<br />

entreprise comparative contestée dans ses objectifs, voire considérée comme<br />

totalement arbitraire, précisément dans la mesure où elle semble prélever dans le<br />

matériau, grâce à la seule procédure d'extraction, cela seul - un peu ténu, en<br />

l'occurrence, il est vrai - qui va dans le sens de sa démonstration : c'est d'ailleurs à ce<br />

1 « Rhétorique de l'image », Communications, 4, 1964, p. 50.<br />

132


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX<br />

titre, compte tenu de ce que les figures rapprochées sont, en fait, disséminées dans le<br />

discours, que A. J. Greimas a proposé de parler en ce cas d'isotopies « diffuses » 1 ,<br />

par opposition aux isotopies « compactes » qui ne requièrent point la procédure<br />

d'extraction.<br />

En réponse à une telle objection sur l'arbitraire de l'extraction, qu'il nous<br />

suffise de rappeler au moins que bien des versions de nos contes merveilleux<br />

disposent, pour ainsi dire, d'une procédure d'embrayage de la dimension mythique, à<br />

savoir le recours à la duplication ou à la triplication : en y faisant appel à des figures<br />

différentes (« soleil »/ » lune »/ » étoile » ; « noix »/ » noisette »/ » amande »), elles<br />

cherchent manifestement à établir des isotopies que, dans un premier temps de notre<br />

recherche, nous considérions intuitivement comme « connotatives », mais que nous<br />

préférons aujourd'hui qualifier de « mythiques ».<br />

En faisant appel encore à une autre terminologie, on pourrait se demander -<br />

ainsi que nous y avons fait récemment allusion 2 - si tout le jeu des oppositions<br />

figuratives paradigmatiques dans le conte merveilleux n'équivaut pas, tout<br />

simplement, à un processus de symbolisation : nombre de figures ou de<br />

configurations correspondraient alors à autant de cristallisations sociolectales de<br />

réseaux figuratifs paradigmatiques sous-jacents : par où s'expliqueraient mieux, peutêtre,<br />

les ressemblances/différences constatées, par exemple, entre le matériau<br />

folklorique français et les données d'univers mythologiques avoisinants, les<br />

cristallisations du code figuratif - sous forme de telle ou telle figure du monde -<br />

variant le plus souvent d'un monde socio-culturel à l'autre.<br />

Il convient d'ajouter enfin, en forme conclusive et tout spécialement à<br />

l'attention des folkloristes, que le code figuratif dégagé des récits merveilleux n'est<br />

point l'apanage exclusif de ces contes populaires, plus, que les figures choisies pour<br />

le manifester se retrouvent équivalemment, dans une forme souvent moins<br />

narrativisée, aussi bien dans les rites, les coutumes ou, plus largement, dans la<br />

totalité des pratiques dites fokloriques. Ainsi l'opposition céleste/terrestre s'exprime,<br />

par exemple, dans le cas de la « noisette » (dont il faut ici rappeler qu'elle est<br />

traditionnellement liée, chez nous, à la fécondité du sol et, par-delà, à celle de la<br />

femme) que l'amoureux rend à sa bien-aimée, après y avoir gravé une « étoile », pour<br />

qu'elle la porte ensuite, accrochée à sa ceinture. Sans multiplier les exemples - ils<br />

pourraient être ici fort nombreux - mentionnons encore cette coutume vaudoise,<br />

recueillie par P. Sébillot, relative au rite de « consultation » pratiquée jadis par les<br />

jeunes filles pour savoir qui sera leur futur mari :<br />

« Il faut, la veille de Noël, à minuit, descendre de son lit, en posant à terre, le<br />

pied gauche le premier, et si la lune brille, aller à un carrefour et dire :<br />

Lune, ô ma tant belle lune,<br />

Toi qui connais ma fortune<br />

Oh ! fais-moi voir en rêvant<br />

Qui j'aurai pour mon amant !<br />

1 « De la figurativité », Actes sémiotiques - Bulletin, VI, juin 1983, p. 50.<br />

2 J. Courtés, « Figures, code figuratif et symbolisation », Actes sémiotiques-Bulletin, VI, 26 juin 1983, p.<br />

44-47.<br />

133


LE CONTE<br />

On récite la même formulette en se rendant entre onze heures et minuit à<br />

reculons, du côté de l'égoût du toit « 1<br />

Telle quelle est décrite, cette pratique présente, pêle-mêle, plusieurs<br />

oppositions figuratives sous-jacentes, telles celles de (jour)/nuit, brillant/(mat),<br />

céleste/terrestre, terrestre/aquatique (« égoût du toit »), horizontalité (« lit »,<br />

« carrefour »)/verticalité (« descendre », « poser »), etc. nous ne nous éloignons pas<br />

ici des contes merveilleux qui font appel, eux aussi, à ces mêmes figures.<br />

De ces quelques observations et d'une multitude d'autres possibles, on<br />

retiendra qu'un même univers sémantique, en l'occurrence de nature figurative,<br />

s'exprime sous des formes variables, comme en témoigne la panoplie des traditions<br />

populaires : ce n'est point un hasard si ce que l'on appelle communément « folklore »<br />

recouvre, en définitive, presque tous les aspects de la vie humaine d'un groupe<br />

socioculturel donné, à un moment historiquement déterminé, aspects de la vie<br />

humaine qu'on classe - comme sous forme de « genres » - sous les dénominations de<br />

« récits » (« contes » et « légendes »), de « croyances », de « coutumes », de « rites »,<br />

etc., et qui vont jusqu'à inclure la « danse », le « mobilier », l'« habitat »,<br />

l'« outillage », etc.<br />

L'hypothèse ici avancée sur la dimension « mythique » (ou « connotative » ou<br />

même « symbolique »), correspond au désir de mettre à jour une signification de<br />

niveau profond, indépendamment de tous ces différents « objets » folkloriques qui<br />

lui servent occasionnellement de support et dont la totalité paraît bien circonscrire un<br />

univers sémantique homogène.<br />

Nul n'ignore que C. Lévi-Strauss - notre première source de réflexion 2 a eu<br />

recours, pour l'interprétation des mythes amérindiens, à toutes ces données - dites<br />

annexes - que sont les croyances, les rituels et autres pratiques coutumières : c'est<br />

justement pour ce caractère apparemment hétérogène que la procédure comparative<br />

englobante de C. Lévi-Strauss a été, ici ou là, fortement contestée. En postulant - et<br />

en tentant de démontrer - l'existence d'un univers « mythique » unique, d'une<br />

dimension « mythique » (ou « poétique ») coextensive à l'ensemble des données<br />

relevant de « genres » différents, on pourrait, semble-t-il, lever cette difficulté et<br />

justifier une utilisation plus large de tout le matériau que nous offrent les traditions<br />

populaires.<br />

C'est dans cette perspective, dans le prolongement de notre thèse d'Etat, que<br />

nous envisageons d'élargir nos recherches sémantiques, au delà du seul conte<br />

merveilleux jusqu'ici seul pris en considération, à l'ensemble des pratiques<br />

folkloriques, pour lequel, nous postulons à un plan sous-jacent, l'existence d'un seul<br />

univers de signification, cohérent et homogène.<br />

COURTÉS Joseph<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

1 <strong>Le</strong> folklore de France, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, tome I, p. 50.<br />

2 V. J. Courtés, Lévi-Strauss et les contraintes de la pensée mythique, Paris, Mame, 1973, 190 p.<br />

134


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

INTRODUCTION 1<br />

J'avance ici des hypothèses, non des certitudes, des problèmes rébarbatifs,<br />

non des solutions élégantes. C'est sans doute plus sage dans une période de relative<br />

stagnation critique, marquée par les retours en arrière de la biocritique (l'homme et<br />

l'œuvre) et les conclusions par trop larges de la psychocritique et des théories de la<br />

réception.<br />

<strong>Le</strong> rapport du conteur au romancier soulève des problèmes à la fois pratiques<br />

et théoriques. Ceux-ci, plutôt que d'être continuellement exploités resteront en<br />

filigrane.<br />

En effet, pour ce qui est de Flaubert, je m'intéresserai principalement aux<br />

circonstances matérielles, physiques du passage, chez cet auteur, de la composition<br />

romanesque à la composition de contes (problème avant tout d'adaptation et de<br />

réaménagement en somme).<br />

Il s'agit avant tout d'examiner la récurrence dans un genre somme toute fort<br />

différent, d'éléments romanesques, et d'une manière moins banale, leur réémergence<br />

sous une forme nouvelle.<br />

Au départ, il importe d'évoquer un domaine fort important, mais dont on parle<br />

fort peu, à savoir, l'histoire littéraire, et les circonstances matérielles qui déterminent<br />

tel ou tel phénomène narratif.<br />

L'exemple de Dickens, Balzac, Gautier, Zola, Maupassant démontre que le<br />

va-et-vient entre conte et roman est loin d'être un phénomène rare, surtout à une<br />

époque où le feuilleton constitue une forme littéraire dominante.<br />

On pourrait même postuler pour la période réaliste une primauté du conte sur<br />

le roman. La carrière de Zola, Maupassant, Tchekhov rappelle même qu'on est<br />

nouvelliste avant d'être romancier. Seules des circonstances financières favorables<br />

permettent d'aborder conjointement deux genres dont le statut commercial n'est pas<br />

du tout le même. La participation tardive de Flaubert à cette tendance constitue<br />

plutôt l'exception que la règle et s'explique justement par la relative aisance dans<br />

laquelle il vit jusqu'à l'époque des Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

A ce sujet, on n'a peut-être pas suffisamment réfléchi au fait que Flaubert se<br />

met à écrire des contes à un moment où il traverse non seulement une grave crise<br />

1 Abréviations : CHH - Flaubert, Oeuvres Complètes, Edition du Club de l'Honnête Homme. *_* passage<br />

de ms. supprimé ; passage ajouté.<br />

135


LE CONTE<br />

morale mais plus particulièrement une crise financière, et qu'il a un besoin pressant<br />

d'argent - et qu'il reprend Bouvard et Pécuchet, interrompu depuis deux ans, dès que<br />

sa sécurité semble assurée.<br />

Flaubert est atypique à d'autres égards encore : son activité se situe non pas<br />

dans une quelconque continuité chronologique, mais bien dans un processus<br />

d'interaction très intime, puisqu'il abandonne un roman, Bouvard et Pécuchet, pour<br />

écrire les Trois <strong>Conte</strong>s, avant de reprendre son dernier roman en 1877.<br />

Dans ce processus d'interaction ponctuelle, on doit également tenir compte du<br />

rapport qui existe entre les Trois <strong>Conte</strong>s et les projets abandonnés ou dont la mort de<br />

Flaubert interdit la réalisation : Harel Bey, La Spirale, imbus comme ils sont de<br />

politique et d'exotisme.<br />

<strong>Le</strong> problème qui m'intéresse concerne surtout la transposition d'éléments<br />

similaires dans un cadre d'écriture (et de thèmes) parfois très différent.<br />

Au départ, on peut postuler (en pastichant Georges Poulet) que toute écriture<br />

est réécriture de quelque chose, réutilisation de substances (thématiques, diégétiques,<br />

mythiques) et de structures (qui existent déjà). Cette réécriture se manifeste sur deux<br />

plans, à deux niveaux. En effet, le romancier qui se met à écrire des contes se<br />

conforme très largement à la notion préexistante de conte ; en même temps il apporte<br />

à sa nouvelle activité des pratiques élaborées au cours de son activité de romancier -<br />

et vice versa.<br />

Chez Flaubert, les interférences avec les romans sont d'autant plus inévitables<br />

que chacun des Trois <strong>Conte</strong>s (même Hérodias), a ses origines dans une activité<br />

littéraire très lointaine : si la composition des Trois <strong>Conte</strong>s datent de la période<br />

1875-1877, les premiers plans de Saint-Julien l'Hospitalier et d'Un cœur simple<br />

datent de 1856 - tandis que de nombreux éléments dans Madame Bovary et dans<br />

Salammbô préfigurent Hérodias...<br />

En même temps, les Trois <strong>Conte</strong>s ne sont pas des romans écourtés, tronqués -<br />

chacun des Trois <strong>Conte</strong>s n'est pas une sorte d'appendice, de version abrégée d'un<br />

roman antérieur ou abandonné 1 . Il s'agit chez Flaubert du moins, de la réalisation de<br />

formes et d'écritures nouvelles - tout n'est pas que répétition, interférence, d'autant<br />

plus que la substance des Trois <strong>Conte</strong>s est plus dense, plus variée que celle des<br />

contes traditionnels 2 . Tout le démontre : descriptions, psychologie, syntaxes,<br />

vocabulaire, enchaînements typiques.<br />

Commençons, cependant, par des éléments relativement simples : à savoir la<br />

reprise dans les Trois <strong>Conte</strong>s d'éléments en tous genres qui figurent déjà dans les<br />

romans antérieurs.<br />

Comme l'affirme Raymonde Debray-Genette 3 : « Rien ne démontre mieux le<br />

lien étroit entre Un cœur simple et Madame Bovary que le fait que Félicité soit le<br />

nom de la bonne d'Emma qui s'enfuira avec Théodore, le domestique de Guillaumin.<br />

<strong>Le</strong> seul homme aimé de notre Félicité s'appelle Théodore. Enfin par une sorte de<br />

1 Raitt A. « Flaubert and the art of the short story » Essays by Diverse Hands, Oxford, 1975 p.122.<br />

2 Raitt A. W., ibid. p. 118.<br />

3 dans « La technique romanesque de Flaubert dans Un cœur simple », in M. Issacharof éd. Langaqes de<br />

Flaubert, Minard 1976, p. 102).<br />

136


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

dédoublement ancillaire, Nastasie <strong>Le</strong>roux, femme Barette, sœur de Félicité, porte le<br />

nom de la première bonne d'Emma. »<br />

D'une manière plus générale, les personnages des contes font partie,<br />

ponctuellement, du groupe social et psychologique constitué par les écrits antérieurs.<br />

Félicité réincarne Catherine <strong>Le</strong>roux ; la description de la femme dans Saint-Julien<br />

(développée dès f°434v°) est un avatar tout à la fois de Salomé et de la reine de<br />

Saba.<br />

Cela explique que les premières pages de Madame Bovary retracent les<br />

avatars d'une éducation qui ressemble étrangement à celle de Julien. Cela explique<br />

aussi que la troisième partie d'Hérodias rappelle de très près les discussions du salon<br />

Dambreuse 1 ou de Chavignoles 2 .<br />

Dans les Carnets de Flaubert3 on relève des éléments (il suffit de mettre<br />

Rome à la place de Paris) qui se retrouveront dans Hérodias : « <strong>Le</strong> grand roman<br />

social à écrire (maintenant que les rangs et les castes sont perdus) doit représenter la<br />

lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation ; la scène doit se passer au<br />

désert et à Paris en Orient et en Occident. Opposition de mœurs, de paysages et de<br />

caractères, tout y serait, et le héros devrait être un barbare qui se civilise auprès d'un<br />

civilisé qui se barbarise. »<br />

Quel que soit le texte, la société flaubertienne a tendance à être la même - il<br />

serait possible d'avancer que des structures sociales identiques se retrouvent à peu<br />

près partout dans ses romans, qu'ils soient historiques ou modernes : la description<br />

de Creil dans L'éducation sentimentale évoque les mêmes liens de dépendance que<br />

les cabanes des serfs au début de Saint-Julien 4 .<br />

En même temps, l'œuvre de Flaubert est parcourue d'épisodes récurrents : on<br />

a repéré depuis longtemps dans tous les romans le motif des fêtes, de la nourriture.<br />

<strong>Le</strong> festin d'Hérodias, comme celui qui a lieu lors de la naissance de Julien, possède<br />

toutes les caractéristiques de la noce de Madame Bovary, ou du début de Salammbô.<br />

<strong>Le</strong> mouvement, comme la terminologie sont très largement similaires : « il y eut un<br />

repas qui dura trois jours et quatre nuits » (Saint-Julien) est très proche de telle page<br />

de Madame Bovary : « Il y eut une noce, où vinrent quarante trois personnes, où l'on<br />

resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours<br />

suivants » 5 .<br />

Confronté à ces vulgarités, l'ailleurs exotique, perçu ou vécu, substance des<br />

Trois <strong>Conte</strong>s comme de Salammbô, avait déjà envahi les rêves d'Emma Bovary.<br />

C'est une extension de cette préoccupation littérale ou métaphorique de l'art, noble<br />

1 Lowe M. et Burns C., « Flaubert’s Hérodias, a new evaluation. » Montjoie, vol. 1, n° 1, p. 16-23, May,<br />

1953.<br />

2 Fusion que Flaubert n'a réalisé que grâce à l'interaction des Trois <strong>Conte</strong>s. Voir en outre Marotin F.<br />

« <strong>Le</strong>s Trois <strong>Conte</strong>s, un carrefour dans l'oeuvre de Flaubert » in Frontières du <strong>Conte</strong>, Paris1982, p. 112-<br />

118.<br />

3 CHH vol. 8, p. 262.<br />

4 « où travaillaient les gens. » n.a.f. 23663, f°410 (fin).<br />

5 Madame Bovary, Classiques Garnier, p 27.<br />

137


LE CONTE<br />

ou dégradée qui parcourt toute l'œuvre de Flaubert, et que Félicité exprime<br />

autrement encore quand elle s'immerge dans la personnalité des autres 1 .<br />

Ces éléments parallèles concernent également des incidents secondaires, telle<br />

la visite du trésor souterrain d'Antipas, pendant d'une scène fort similaire dans<br />

Salammbô, ou bien des noyaux identiques, mais dont la ressemblance n'existe qu'à<br />

un certain niveau : Julien, pour fuir son destin s'engage « dans une troupe<br />

d'aventuriers » - comme Frédéric dans L'éducation sentimentale : « Il voyagea ».<br />

Tout ceci démontre, chez Flaubert, l'universalité thématique des clichés.<br />

Comme le catéchisme dans Madame Bovary, l'apprentissage de la chasse dans Saint-<br />

Julien se fait par le moyen d'une sorte de Dictionnaire des Idées reçues.<br />

On pourrait même dire que Flaubert instaure un autre réseau et un autre type<br />

de clichés par le fait même qu'il reprend et retravaille les mêmes motifs pendant<br />

toute la durée de son activité d'écrivain.<br />

Pour ce qui est des structures narratives, il n'échappe à personne que Flaubert<br />

maintient dans deux contes sur trois cette division en trois parties assortie<br />

d'antithèses et de parallèles qui structure certains romans 2 .<br />

En effet, les contes comme les romans s'élaborent à partir de parallèles, de<br />

contrastes et de mises en abyme, de structures doubles, de motifs récurrents<br />

(immobilité, errance, violence, paix, couleurs) qui font que tous les personnages,<br />

tous les événements se ressemblent. Élément clichéiforme à ajouter aux autres.<br />

STABILITÉ GÉNÉTIQUE<br />

Ces échos divers n'étonnent personne. Il serait tout à fait anormal que<br />

Flaubert, en passant du roman au conte, comme d'un roman à un autre, ne maintienne<br />

pas une certaine continuité dans sa façon de coordonner l'événementiel et l'écriture,<br />

dans sa manière de percevoir l'humanité - c'est à ce prix que le flaubertien existe !<br />

Cette continuité n'est pas le simple fait d'obsessions psychologiques, morales<br />

ou autres. Elle se manifeste à la base, dans une réflexion génétique qui ne varie<br />

guère.<br />

A partir de Salammbô, les manuscrits flaubertiens se ressemblent de très près.<br />

Toutes les œuvres des années 1860-1870 traversent les mêmes stades : plans,<br />

scénarios, brouillons, plans récapitulatifs, mise au net par tronçons, dernière version<br />

autographe, copie, épreuves.<br />

Son activité créatrice est donc d'une très grande stabilité : Quand il annonce à<br />

Caroline, le 9 décembre 1876 : « ((j'ai) fini la première partie d'Hérodias. Elle est<br />

même recopiée. » 3 , on reconnaît un processus et une chronologie qui existent depuis<br />

fort longtemps.<br />

Flaubert maintient également jusqu'au bout son habitude de poursuivre ses<br />

recherches au fur et à mesure de la composition de son texte. Il est donc normal<br />

1 Raitt A. W. « Flaubert and the art of the short story » p. 125.<br />

2 v. D'Oria D. « Relevé des constantes lexématiques, sémantiques et structurales dans les Trois <strong>Conte</strong>s ».<br />

Università di Bari, Annali della Facoltà di lingue e letterature straniere, nuova serie 1-2, 1970-1971, p.<br />

35-53.<br />

3 CHH vol 15, p. 508.<br />

138


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

qu'un mois avant d'avoir terminé Hérodias, il soit toujours « perdu dans les<br />

prophètes. » 1<br />

Non seulement la génétique suit des stades relativement constants, mais elle<br />

vise, semble-t-il, dans tous les textes à une écriture similaire, fondée sur des<br />

procédés dont tous les avant-textes font l'objet - pour citer un exemple tout à fait<br />

élémentaire, mais très significatif, les suppressions massives de conjonctions qui<br />

déterminent toutes sortes de structures temporelles et causales.<br />

ÉVOLUTION GÉNÉTIQUE<br />

Ces constantes, ces récurrences (diégétiques, structurales, leitmotivesques) ne<br />

sont, à mon avis, que superficielles. On ne définit guère les Trois <strong>Conte</strong>s, pas plus<br />

que d'autres œuvres, en alléguant naïvement de simples phénomènes d'intertextualité.<br />

Schématiquement, la question la plus pertinente consiste à se demander ce qui<br />

distingue Salammbô d’Hérodias, Madame Bovary d'Un cœur simple.<br />

Flaubert nous y encourage par son désir explicite d'éviter qu'Hérodias ne<br />

ressemble à Salammbô. « Tous mes efforts », dira-t-il à Edmond de Goncourt,<br />

« tendent à ne pas faire ressembler ce conte-là à Salammbô » 2 . On comprend donc la<br />

suppression de passages où il est question par exemple des activités mercenaires de<br />

Julien 3 .<br />

L'intertexte, chez Flaubert, serait donc simultanément un phénomène à<br />

exploiter et un élément à éviter. C'est là son originalité.<br />

Ainsi se met en place une thématique profonde particulière aux Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

A cette fin, Flaubert supprime par anticipation un certain nombre d'éléments<br />

récurrents. C'est ce qui efface par exemple la présence de Saint-Julien dans les<br />

brouillons de Madame Bovary 4 .<br />

Il semblerait donc légitime d'avancer que ce changement de discours,<br />

paradoxalement, est prévisible de longue date et qu'il trahit la présence en filigrane<br />

d'un courant de pensée souterrain. Flaubert est conteur au sens plein pendant toute sa<br />

jeunesse, et conteur en puissance au moment de terminer Madame Bovary - mais en<br />

puissance seulement.<br />

Quoi qu'il en soit, Flaubert, dans une période de grande complexité, donne<br />

l'impression en écrivant Trois <strong>Conte</strong>s, de se livrer à une activité génétique nouvelle :<br />

ce travail interrompu, l'abandon et la reprise de Bouvrard et Pécuchet en est la<br />

preuve essentielle.<br />

Il affirme d'ailleurs que les Trois <strong>Conte</strong>s ne sont qu'un intermède. A George<br />

Sand, il écrira au sujet de son dernier roman : « Je ne voudrais pas mourir avant de<br />

1 <strong>Le</strong>ttre de janvier 1877 à Caroline in CHH vol 15, p. 525.<br />

2 <strong>Le</strong>ttre du 31 décembre 1876 CHH vol 15 p. 520. Cf. lettre du 27 septembre 1876, CHH vol 15 p. 498 à<br />

Mme Roger des Genettes : « J'ai peur de retomber dans les effets produits par Salammbô, car mes<br />

personnages sont de la même race et c'est un peu le même milieu ». <strong>Le</strong>s brouillons portent également des<br />

traces de cette distanciation par laquelle Flaubert manifeste son désir de ne pas reprendre les motifs<br />

superficiels de Madame Bovary, ou des Œuvres de Jeunesse.<br />

3 v 23663 f°493 : « Il *servit comme mercenaire*


LE CONTE<br />

l'avoir fait, car en définitive c'est mon testament. » 1 . Il ne place pas les Trois <strong>Conte</strong>s<br />

sur le même plan que Bouvard et Pécuchet : « J'écris des choses courtes, ce qui est<br />

plus facile » 2 .<br />

Sur un plan nettement moins impressionniste, les Trois <strong>Conte</strong>s accusent en<br />

dépit des apparences une évolution génétique sensible. Flaubert s'y livre à des<br />

procédures nouvelles de fragmentation, d'enchaînement et d'extension tout à la fois -<br />

et ce presque au pied levé.<br />

Certains éléments de pure chronologie le démontrent : quand il commence<br />

Saint-Julien, Flaubert n'envisage d'écrire que ce conte-là, bien qu'il dispose du plan<br />

d'Un cœur simple qui date, lui aussi, de 1856. Ensuite il annonce à Laporte : « J'ai<br />

fini Saint-Juliien et je vais commencer un autre conte, de manière à avoir un petit<br />

volume à publier cet automne. » 3 Il est évident qu'à cette époque, il ne pense faire<br />

que deux contes 4 .<br />

L'idée d'Hérodias lui viendra encore plus tard 5 , car c'est seulement à son<br />

retour de Pont-l'Evêque et d’Honfleur, où il était allé « enquêter » pour Un cœur<br />

simple qu'il semble faire la première allusion à Hérodias. Dans une lettre à Mme<br />

Roger des Genettes, il écrit : « Savez-vous ce que j'ai envie d'écrire après cela : la<br />

vacherie d'Hérode pour Hérodias m'excite » 6<br />

On assiste donc déjà à une dislocation de planification inusitée, ce qui est fort<br />

instructif pour un texte comme les Trois <strong>Conte</strong>s, qui n'est compréhensible que d'une<br />

manière globale, les contes pris ensemble signifiant bien plus que chacun des contes<br />

pris séparément.<br />

Dans un autre ordre d'idées, on peut postuler que dans les Trois <strong>Conte</strong>s le<br />

discours flaubertien change sensiblement de régime. En fin de compte, on y retrouve<br />

les grands motifs de l'écriture flaubertienne, mais exploités à des fins nouvelles.<br />

<strong>Le</strong>s motifs deviennent de ce fait des thèmes. C'est-à-dire que ce qui rapproche<br />

contes et romans fait figure de motifs, d'échos de matière brute, alors que dans tel ou<br />

telle œuvre prise individuellement, nous avons affaire essentiellement à des thèmes.<br />

On pourrait avancer que la période qui va de 1870 à 1880 fut pour Flaubert<br />

une période fort différente des précédentes, tant par son climat culturel que par les<br />

conditions mêmes dans lesquelles Faubert travailla. C'est pourquoi la thématique des<br />

Trois <strong>Conte</strong>s se distingue sensiblement de celle des œuvres écrites avant 1870. <strong>Le</strong><br />

résultat direct de ceci est qu'au lieu de se contenter de simples échos intertextuels,<br />

ces contes explorent le problème, le thème central, de la réécriture.<br />

On ne s'est pas assez interrogé sur l'évolution des textes flaubertiens.<br />

Cette nouvelle tendance thématique se manifeste, grosso modo, dans la<br />

combinaison inusitée d'une substance légendaire, surnaturelle, mythique, religieuse.<br />

1 <strong>Le</strong>ttre du 18 février 1876 CHH vol 15 p. 437.<br />

2 <strong>Le</strong>ttre du 17 juin 1876 CHH vol 15 p. 455.<br />

3 <strong>Le</strong>ttre du 15 février 1876 CHH vol 15 p. 436.<br />

4 <strong>Le</strong>ttre du 18 février 1876 CHH vol 15 p. 438.<br />

5 <strong>Le</strong>ttre du 17 juin 1876 CHH vol 15 p. 455.<br />

6 <strong>Le</strong>ttre du 20 avril 1876 CHH vol 15 p. 448<br />

140


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

À cela s'ajoute le réinvestissement explicite et non pas ponctuel d'une substance<br />

flaubertienne préexistante.<br />

<strong>Le</strong>s sources légendaires de Flaubert ont cette particularité nouvelle d'être très<br />

largement connues et véhiculés par un discours très largement réaliste, contrairement<br />

à ce qui se passe dans La Tentation de Saint Antoine.<br />

D'autre part, il s'agit d'une manipulation très cohérente et très soutenue, ce qui<br />

ne correspond pas du tout à l'approche fragmentée, épisodique de Bouvard et<br />

Pécuchet et de Saint Antoine<br />

La parenté est là - mais non l'imitation.<br />

Ce phénomène ne fut sans doute réalisable que grâce aux possibilités offertes<br />

par l'interaction de trois contes entre eux - sans parler de l'évolution depuis 1850 de<br />

la culture et de la sensibilité (mentalité géographique et historique nouvelle) qui<br />

amène Flaubert à écrire des textes qu'il n'aurait pu réaliser même dix ans auparavant.<br />

Retenons donc d'abord que l'une des caractéristiques majeures des Trois<br />

<strong>Conte</strong>s réside dans la manipulation des thèmes dans le sens d'une inter- et intratextualité<br />

profonde. Celle-ci se fait sur une échelle inconnue jusque là, si ce n'est<br />

dans Bouvard et Pécuchet, - on se rappelle que le dernier roman est précisément en<br />

cours de rédaction et que, plus qu'on ne l'a dit, il sert de repoussoir thématique aux<br />

Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

On peut bien sûr s'interroger sur les origines autobiographiques,<br />

psychologiques, intellectuelles de ce processus : souvenirs d'enfance, pulsions<br />

œdipiennes. Il n'en étonne pas moins par l'importance des interférences qu'il<br />

déclenche. Il s'agit non pas tant de simples échos de texte, mais bien d'un système qui<br />

confère leur plein sens aux Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

Ces combinaisons inusitées avec une substance flaubertienne bien<br />

reconnaissable se manifestent par exemple dans l'attitude d'Hérode envers Jean.<br />

Celle-ci développe le vieux motif flaubertien de la faiblesse, de l'incohérence, des<br />

tergiversations. Elle est significative à cause même d'une polyvalence textuelle qui<br />

met en convergence textes flaubertiens de la vie moderne et sources historiques.<br />

Flaubert rappelle et associe donc simultanément Frédéric Moreau (sa propre<br />

création) et des données connues de tout le monde qui lui parviennent du dehors.<br />

Il en résulte tout un réseau de confrontations qui éclairent le hors texte aussi<br />

bien que l'écriture flaubertienne proprement dite, puisqu'il « fait travailler » la<br />

préférence qu'il accorde au récit de Saint Marc (VI, 20), au dépens de celui de<br />

Mathieu. Marc en effet affirme qu'Hérode « avait du respect pour (Saint Jean-<br />

Baptiste), faisait beaucoup de choses selon ses avis et était bien aise de l'entendre » 1 .<br />

De telles convergences me paraissent différentes des échos de Madame<br />

Bovary qu'on relève sans difficulté dans Salammbô, ou de l'exploitation de sources<br />

journalistiques qu'on relève dans l'Éducation sentimentale. En effet, dans les Trois<br />

<strong>Conte</strong>s, Flaubert combine, sur une grande échelle, une substance qui lui est<br />

particulière avec un matériau connu, déjà largement utilisé et fort ancien qui possède<br />

un statut de légende, de mythe.<br />

1 Note condensée de Flaubert - f°683r°. La version plus dynamique de Mathieu, affirme qu'Hérode<br />

désirait mettre Jean à mort mais craignait la colère du peuple.<br />

141


LE CONTE<br />

De ce fait, les sources qui orientent l'écriture des Trois <strong>Conte</strong>s sont bien<br />

différentes de la documentation historique pour L'Éducation sentimentale. Il<br />

semblerait que Saint Antoine, Madame Bovary, L'Éducation sentimentale, Trois<br />

<strong>Conte</strong>s participent non d'une progression génétique linéaire mais bien plutôt d'un<br />

processus divergent, à partir d'un même stock d'inspiration.<br />

C'est à dire que Flaubert est toujours Flaubert, mais que les variantes de son<br />

activité, avec le passage des uns, sont plus importantes qu'on n'a eu tendance à le<br />

dire.<br />

Flaubert est un auteur à propos de qui on fait de trop faciles généralisations.<br />

Alors qu'en fait, pour écrire ses contes, il déconstruit le discours de ses textes<br />

antérieurs.<br />

Cela ne peut s'attribuer qu'à l'importance bien plus grande que Flaubert en est<br />

venu à accorder à la mythologie au moment d'écrire les Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

La dette de Flaubert envers Alfred Maury en ce domaine est bien connue 1 . S'y<br />

ajoute l'influence plus tardive sans doute de Renan, et notamment celle de la Vie de<br />

Jésus, et des Apôtres. Jusqu'ici, ces influences n'avaient guère sans doute joué que<br />

pour Saint-Antoine.<br />

Flaubert s'intéresse maintenant à des éléments proprement, et non<br />

incidemment, mythiques et légendaires ; il passe d'une utilisation aphorique à une<br />

exploitation plus littérale, plus métonymique de ce genre de sources.<br />

Il en arrive forcément à repenser sa méthode de composition, à penser en<br />

conteur plutôt qu'en romancier.<br />

De là cette confrontation des contes entre eux, l'effet de surprise qui résulte<br />

de l'apparente historicité politique d'Hérodias - alors que, compte tenu des deux<br />

autres contes, comme de la tradition chrétienne, on s'attendrait à une écriture plus<br />

mythique, plus légendaire.<br />

En effet, en même temps que l'Histoire d'Hérode, Flaubert, de façon<br />

divergente, propose une vision fantasmagorique, hallucinatoire de la religion.<br />

D'après Marotin 2 , le conte se prêterait plus au surnaturel que le roman. Cela<br />

est tellement vrai que, s'il y a des moments d'hallucination dans les romans (rêveries,<br />

cauchemars de Frédéric, l'Aveugle d'Emma), aucun autant que Saint-Julien, ne<br />

propose le surnaturel comme seul principe d'élucidation possible. <strong>Le</strong>s deux chasses<br />

de Julien sont bien différentes de la bizarre promenade qu'Emma fait avec Djali 3 .<br />

Emma ne dépasse guère « l'attirante fantasmagorie de réalités sentimentales ». Son<br />

expérience des images d’Épinal est une expérience parmi d'autres, elle ne<br />

communique pas comme à Félicité une image de perroquet qui déterminera la suite<br />

de son existence 4 .<br />

Grâce à sa coloration surnaturelle, le petit jour qui éclaire les jeudis adultérins<br />

d'Emma Bovary n'est pas celui qui s'associe à la première chasse de Julien,<br />

préfiguration mais combien plus pulsionnelle du meurtre des parents qui lui aussi a<br />

1 A. Maury Croyances et légendes du Moyen Âge.<br />

2 « <strong>Le</strong>s Trois <strong>Conte</strong>s, un carrefour _ » p. 115.<br />

3 ed. cit. p. 47.<br />

4 ibid. p. 37, 39.<br />

142


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

lieu à l'aube. Ce n'est pas non plus celui qui éclaire, dans Harodias, le début du jour<br />

qui verra la véritable naissance du Christianisme.<br />

Des éléments qui sembleraient récurrents sont ainsi chargés d'une portée toute<br />

nouvelle. Si l'Aveugle existe bien, si Hannon dans Salammbô nous répugne, on<br />

connaît une note des Carnets de Flaubert qui change tout quand le même élément<br />

s'insère dans Saint-Julien. Il y est en effet question de la lèpre considérée comme une<br />

bénédiction ce qui concorde avec la formule de M. Hamon, de Port-Royal : « la<br />

maladie est l'état naturel du chrétien » 1 . Cette note, qui autorise une lecture très<br />

ironique de Saint-Julien l'Hospitalier, révèle la distance qui nous sépare de l'Aveugle<br />

d'Emma Bovary.<br />

Soit tel passage de Madame Bovary :<br />

« cette passion merveilleuse qui jusqu'alors s'était tenue comme un grand<br />

oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques » 2 .<br />

Soit également la vision de Léon qui trouve qu'Emma possède des qualités<br />

semblables :<br />

« et elle alla, dans son cœur, montant toujours et s'en détachant à la manière<br />

d'une apothéose qui s'envole » 3 .<br />

C'est déjà en puissance l'Ange d'Hérodias qui terrifie le bourreau ; c'est aussi,<br />

à la fin de Saint-Julien, le Christ qui monte au ciel ; c'est surtout, dans Un cœur<br />

simple, la vision finale de Félicité qui croit voir : « dans les cieux entr'ouverts, un<br />

perroquet gigantesque, planant au dessus de sa tête. »<br />

Cependant la portée de cette vision n'est plus la même dans les Trois <strong>Conte</strong>s.<br />

Si l'ironie sur la vision romantique n'est pas absente de ceux-ci, le discours ironique<br />

est comme renversé du fait que Flaubert évoque non pas l'impuissance discursive<br />

des personnages devant la passion, mais bien le corrélatif objectif d'une expérience<br />

(terreur ou béatitude) bien réelle.<br />

De même si le thème explicite de l'expérience religieuse, de la sainteté<br />

renvoie nécessairement à Saint Antoine, il n'en reprend nullement le discours. Il a en<br />

même temps très peu de choses à voir avec les romans précédents.<br />

Félicité a donc ses origines, comme ses cousins Julien et Saint Jean, dans les<br />

écrits de Maury et de Renan. Ceux-ci nous permettent de dire que c'est plutôt Félicité<br />

que Saint Jean qui est la plus conforme à la sagesse des premiers Chrétiens 4 .<br />

L'insertion du perroquet souligne à quel point la pensée religieuse explicite<br />

coiffe la thématique des Trois <strong>Conte</strong>s. Ce perroquet, symbole de l'inlassable<br />

répétition de clichés religieux, recrée ironiquement la colombe annonciatrice,<br />

l'Annonce faite à Marie. Il renforce les rapports érotico-mystiques, et les symboles<br />

de la virilité. Loin d'être un élément marginal, il constitue la plaque tournante du<br />

récit : De là telle note marginale des brouillons : « Rattacher au souvenir du neveu.<br />

1 CHH vol. 8, p. 260.<br />

2 ed. cit. p. 42.<br />

3 ibid. p. 109.<br />

4 Maury, Croyances et légendes de l'Antiquité, p. 73. A en croire Maury, les visions du père et de la<br />

mère de Julien seraient même des survivances païennes, alors que le contexte le plus sophistiqué, c'est<br />

Machaerous, le château d'Hérode.<br />

143


LE CONTE<br />

L'avoir posé plus tôt. <strong>Le</strong>s perroquets sont d'Amérique, des colonies » 1 . D'autres liens<br />

encore rattachent Félicité à toute une masse de phénomènes extérieurs 2 . Cette<br />

référence centrale à l'expérience religieuse en assure une résonance très spécifique :<br />

la fin atroce, la vision moqueuse d'Emma n'a de ce fait rien à voir avec la mort et la<br />

vision extatiques de Félicité, pas plus que ce chromo impossible qu'est au début d'Un<br />

cœur simple le portrait du père (un mâle à éliminer parmi d'autres) n'est la<br />

contrepartie des rêves figés d'Emma Bovary.<br />

Cela peut s'attribuer au fait central qu'à la place du monde clos, autonome de<br />

Madame Bovary, religion, mythe et légende structurent et orientent, dans Trois<br />

<strong>Conte</strong>s, une nouvelle réflexion sur l'Histoire.<br />

Notons en passant que Flaubert montre par là à quel point il est sensible à<br />

l'évolution radicale de l'Historiographie entre 1860 et 1875 3 et combien il est<br />

nécessaire de situer Trois <strong>Conte</strong>s non pas par rapport à notre connaissance de<br />

l'Histoire mais bien par rapport à la vision historique telle qu'elle existait au XIX°<br />

siècle.<br />

Celle-ci, aux environs de 1875 permettait d'aller bien au delà d'une simple<br />

documentation de faits indiscutables. Comme bon nombre de choses qui ont été<br />

inventées au XX° siècle, l'histoire des mentalités est déjà là en puissance, témoin<br />

telle déclaration de Renan : « La conscience de l'écrivain doit être tranquille, dès<br />

qu'il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est<br />

probable, comme possible ce qui est possible. Dans les parties où le pied glisse entre<br />

l'histoire et la légende, c'est l'effet général seul qu'il faut poursuivre. » ; l'historien<br />

doit accepter la nécessité d'utiliser des détails qui « ne sont pas vrais à la lettre, mais<br />

(qui) sont vrais d'une vérité supérieure (_) en ce sens qu'ils sont la vérité rendue<br />

expressive et parlante, élevée à la hauteur d'une idée. » Il s'agit de réaliser un « récit<br />

logique, vraisemblable où rien ne détone (et qui participe des) lois intimes de la<br />

vie » 4 .<br />

Flaubert montre, il n'explique pas. Dans sa réécriture de l'Histoire, les débats<br />

ne sont pas plus expliqués dans Hérodias que dans l'Éducation sentimentale. <strong>Le</strong> sens<br />

du conte et donc de l'Histoire réside essentiellement dans l'obscur faisceau<br />

d'oppositions et de rivalités (politique, races et religions mêlées) qui parcourent<br />

l'intrigue.<br />

Surtout, cette archéologie probable n'exclut pas les aménagements<br />

chronologiques. De là chez Flaubert, forcément, une nouvelle conception du temps,<br />

que la structure narrative (à la fois convergente et divergente selon chaque conte) ne<br />

servira qu'à renforcer.<br />

C'est ce qui explique entre autres les télescopages et les anachronismes<br />

d'Hérodias, surtout l'impossible présence de Vitellius à Machaerous au moment de la<br />

1 Debray-Genette R. art. cit., p. 100-101.<br />

2 Mölk U., « A propos de motifs accouplés dans Un cœur simple », Romanische Zeitschrift für<br />

Literaturgeschichte, 1981, p. 215-223, passim.<br />

3 Voir Charles-Olivier Carbonnel, Histoire et historiens, une mutution idéologique des historiens<br />

français 1865-1885. Toulouse, Privat 1976.<br />

4 <strong>Le</strong>s Apôtres, p. VII, XCIII, CI.<br />

144


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

mort de Saint Jean, et qui n'ont rien à voir avec une quelconque ignorance de la part<br />

de Flaubert 1 .<br />

Ceci n'est guère comparable avec les anachronismes de L'Éducation<br />

sentimentale, (grossesse interminable de Rosanette, disparition de 1844, 1846), qui<br />

sembleraient être de véritables erreurs de la part de Flaubert. Ici, il s'agit d'une<br />

procédure délibérée dont Flaubert trouve la justification chez Renan comme chez A.<br />

Maury : Flaubert ne fait que reproduire la mentalité des Évangiles dont « l'ordre<br />

chronologique (serait) extrêmement vague » 2 .<br />

La souplesse temporelle des Trois contes reprend évidemment le jeu d'ellipses<br />

et de boursoufflures qui caractérise tous les romans. Des processus identiques<br />

peuvent posséder un impact tout nouveau, cependant, puisqu'ils fusionnent pour la<br />

première fois avec des légendes, des mythes et une Histoire qui ont une existence<br />

propre. Cela est vrai même d'Un cœur simple, dont la signification est<br />

nécessairement déterminée, conditionnée par son rapport aux deux autres contes.<br />

On assiste ainsi dans les Trois contes à une réécriture générale de L'Histoire à<br />

la lumière d'autres discours que celui des sources documentaires. Une fois de plus,<br />

l'évolution intellectuelle et spirituelle de son temps y est pour quelque chose. On<br />

connaît l'importance accrue des préoccupations religieuses et surtout du culte de la<br />

Vierge ; c'est l'époque des débuts de Lourdes et (bientôt) de Lisieux 3 .<br />

Ce courant nouveau détermine déjà chez Flaubert la renaissance d'une<br />

mythologie moderne (ou la réécriture de l'ancienne), qui sous-tend ses recherches<br />

pour La Tentation et Bouvard et Pécuchet. Il renouvelle sa manière de concevoir les<br />

événements et les hommes.<br />

Il ne suffit donc pas en parlant de Saint-Julien d'évoquer Frédéric Moreau à<br />

Fontainebleau où « du fond des bois (_) il lui semblait venir un écho de halalis<br />

poussés dans des trompes d'ivoire ». Il faut surtout parler de la fabrication des<br />

légendes où pour exploiter le thème du cerf et des barbes, « les saints auront été<br />

transformés en chasseurs, comme saint Eustache et saint Hubert et où le cerf<br />

mystérieux sera devenu le Seigneur qui leur était apparu sous cette forme » 4 .<br />

Il faut également interroger la manière dont Flaubert pour écrire Saint-Julien,<br />

exploite La Vie de Saint Julien en Prose, évoquer ce langage des chansons de geste<br />

que Flaubert ne retient pas, et plus généralement le statut de l'archaïsme dans Saint-<br />

Julien et Hérodias.<br />

Ici comme ailleurs, la présence scripturale des sources est essentielle. Elle<br />

débouche directement sur la manière dont Flaubert exploite les textes qu'il a à sa<br />

disposition, la notion explicite de réécritures multiples.<br />

Grâce à l'utilisation explicite des sources, l'intertextualité devient un thème<br />

bien spécifique selon qu'il s'agit des contes ou des romans. Dans ceux-ci,<br />

1 Flaubert ayant utilisé le livre de Champigny, Rome et da Judée au temps de la chute de Néron, Paris<br />

<strong>Le</strong>coffre, 1858, il avait noté (v. f°665r°) que Vitellius fut gouverneur de la Syrie entre 35 et 38 - Fflaubert<br />

savait donc qu'il était peu probable qu'il fût à Machareous<br />

2 Croyances et légendes de l'Antiquité, p. 253.<br />

3 v. Mölk U. « A propos de motifs accouplés dans Un cœur simple », p. 220.<br />

4 A. Maury, Croyances et légendes du moyen-âge, p. 264. (vitraux, images d'Epinal, costumes<br />

régionaux).<br />

145


LE CONTE<br />

essentiellement la notion de réécriture existe seulement en filigrane. Dans Trois<br />

<strong>Conte</strong>s, par contre, elle est massivement présente qu'il s'agisse de sources verbales<br />

ou non-verbales<br />

Machaerous au moment de la mort de Saint Jean-Baptiste. v. J. H. Cannon,<br />

« Flaubert's documentation for Herodias ». French Studies, July 1960, p. 328.<br />

<strong>Le</strong> problème est non d'identifier les sources de Flaubert, mais bien de cerner<br />

les principes selon lesquels il les réécrit.<br />

Il ne suffit donc pas de dire que les documents seraient « de simples<br />

auxiliaires, entièrement subordonnés au plan de l'ouvrage et à l'effet recherché » 1 . La<br />

documentation ne peut que jouer un rôle positif dans l'élaboration scripturale, qu'il<br />

s'agisse du simple choix de noms de chiens, ou de la notation de l'harmonie du<br />

chasseur et des bêtes dont il se sert. Quant il s'agit de recherches légendaires,<br />

bibliques préalables, celles-ci, même quand les décisions de Flaubert sont très<br />

actives, ne peuvent être que déterminantes tant pour la forme que pour le fond. Ceci<br />

concerne Un cœur simple, puisque ce conte n'est réellement lisible qu'à la lumière<br />

des deux autres. <strong>Le</strong> légendaire ne permet pas d'écrire n'importe quoi.<br />

Ces éléments font l'objet d'une manipulation intratextuelle de contrastes et de<br />

parallèles qui dépasse les limites des contes pris séparément. Ce « différencier », de<br />

la main de Flaubert, qui préside à l'élaboration de structures contrastives rattache les<br />

deux chasses de Julien aux deux fermes d'Un cœur simple, Geffosses (bourgeoise) et<br />

Toucques (rustique) comme à leurs tenanciers, dont l'un est grognon et pleurard et<br />

l'autre grand et petit, anguleux et obèse 2 .<br />

Voilà qui instaure à l'intérieur des Trois contes un réseau très dense d'échos<br />

de toutes sortes. Celui-ci à son tour établit des rapports très étroits avec un discours<br />

extra-flaubertien. C'est pourquoi on est amené à privilégier le thème de la sainteté<br />

dans sa résonance culturelle et intratextuelle bien plus que dans ses rapports avec<br />

d'autres textes de Flaubert - on souligne ainsi la parenté thématique du lépreux (le<br />

Christ), et du père Colmiche, mais non de l'Aveugle.<br />

<strong>Le</strong> point de départ théorique peut cependant être le même que pour les<br />

romans antérieurs - à savoir le rapport grinçant entre l'écriture et la documentation et<br />

les questions d'équilibre qu'il soulève : « Un livre peut être plein d'énormités et de<br />

bévues et n'en être pas moins fort beau _ L'étude de l'habit nous fait oublier<br />

l'âme. » 3 ; « Si la couleur n'est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne<br />

dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas<br />

suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au<br />

climat, s'il n'y pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon non. Tout se<br />

tient. » 4<br />

1 Debray-Genette, art. cit. p. 96.<br />

2 Debray-Genette, art. cit. p. 99.<br />

3 A. Feydeau, fin juillet-début août 1857 - Conard IV p. 212.<br />

4 A. Sainte-Beuve, 23-24 décembre, 1862 - Conard V p. 66-67 ; cf. « je regarde comme très secondaire<br />

le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par<br />

dessus tout la beauté, dont mes compagnons médiocrement sont en quête. » (à George Sand, décembre<br />

1875, Conard VII, p. 281).<br />

146


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

Ce thème de l'écriture dans une œuvre qui doit tant aux récits externes, donne<br />

une dimension thématique au texte même. Félicité ressent devant les livres de<br />

géographie « un respect mystique de l'écriture, comme s'il y avait eu une âme dans<br />

les caractères, quelque chose de divin et d'inaccessible. » 1 - ce même mysticisme<br />

affectera le bourreau d'Hérodias qui croyait « que le mots avaient un pouvoir<br />

effectif. »<br />

Ce n'est là qu'un aspect du thème de la communication et de<br />

l'incommunicable 2 qui débouchera sur une grande variété de manifestations de la<br />

parole - notamment dans ce qu'elle a de prédicatif et de conflictuel : Saint Jean, les<br />

bonnes fées, le perroquet, le cerf, le catéchisme.<br />

D'une certaine façon, on le voit, Flaubert déconstruit son propre discours<br />

romanesque. Ce qui se lit dans les romans antérieurs se réalise sous une forme bien<br />

différente dans les Trois contes. La coupure n'est pas nette mais du haut de Madame<br />

Bovary l'évolution sous l'impact de la mythologie n'est guère prévisible.<br />

On s'en rend compte en demandant justement qui parle dans les prédictions<br />

dont il vient d'être question - et, mieux encore, qui parle d'un conte à l'autre. En effet,<br />

les Trois contes nous font assister à une dislocation, à une défocalisation massive<br />

que le seul jeu des contes entre eux permet de réaliser_<br />

Une même substance transportée du roman possède de ce fait une portée<br />

diverse, élabore des corrélatifs objectifs divergents selon la subjectivité percevante.<br />

Quand on lit dans la troisième partie de Madame Bovary, chapitre III : « C'était<br />

l'heure où l'on entend au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la<br />

coque des vaisseaux. La fumée du goudron » etc. - cette romantisation excessive d'un<br />

phénomène trivial ne traduit pas la perception objectivement innocente de la chaleur,<br />

et du silence caniculaires que la même notation traduit dans Un cœur simple : « Au<br />

loin les marteaux des calfats tamponnaient des carènes et une brise lourde apportait<br />

la senteur du goudron » (Biasi p. 53). La trivialité est ici soulignée (tamponnaient)<br />

mais n'enlève rien à l'essentielle sainteté de Félicité.<br />

Cette focalisation varie d'un conte à l'autre. Elle fournit une vision changeante<br />

de l'Histoire. Grâce en même temps à une notion flexible de diégèse, le lecteur est<br />

placé dans un rapport variable au passé. Il s'en rend compte par des faits tout<br />

matériels, ponctuels : la description de la maison de Mme Aubain ne correspond pas<br />

du tout, du point de vue de la focalisation à celle des châteaux de Julien et de<br />

Machaerous et du paysage environnant vus par Hérode.<br />

L'absolue neutralité de certaines observations psychologiques dont Raitt a<br />

parlé 3 souligne l'importance fondamentale de la description, de la prolifération<br />

tourbillonnante des objets, d'une expérience purement phénoménale, mais en même<br />

temps instable. Surtout le narrateur, du fait des interférences des Trois contes entre<br />

eux, est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de son sujet. Il est tour à tour ironique et<br />

sérieux, impassible et juge, explicite et ambigu, coupé du présent et, par le jeu des<br />

1 v. ed. Biasi p. 48-49 f° in Debray-Genette art. cit. p. 104-105.<br />

2 f° 417 : *Ses parents échangeaient parfois par-dessus lui un regard de tendresse. V. la version imprimée<br />

qui isole le père par rapport à la mère et vice versa.<br />

3 Raitt art. cit., p. 116 : « Flaubert’s absolute refusal to identify Félicité's characteristics in the<br />

vocabulary of psychological typology or emotional analysis ».<br />

147


LE CONTE<br />

temps, tout à fait actuel. Il est tantôt absent tantôt à tel point présent que son discours<br />

historique en est miné.<br />

<strong>Le</strong>s contes de Flaubert entreprennent la déconstruction du narrateur, la<br />

diminution de son statut réaliste, son rapport à la voix et l'espace de son texte 1 .<br />

L'espace même des contes, celui même où évoluent l'Histoire et la légende,<br />

est privé de toute stabilité. D'après Issacharoff, dans Hérodias, il existe une seule<br />

dialectique : celle du dedans (espace clos, enfermement, contrainte) et du dehors<br />

(ouverture, évasion). <strong>Le</strong> conte serait parcouru de mouvements d'extériorisation et<br />

d'enfermement (dont la voix prémonitoire et la prison de Saint Jean). Un cœur simple<br />

pour sa part se développe selon des processus de concentration et de rétrécissement<br />

(spatial, affectif) ; tandis que Saint-Julien dans son anonymat complet accuse des<br />

mouvements alternés de paralysie et d'élargissement 2 .<br />

Cette dislocation de l'espace, s'accompagne d'une désocialisation qui n'a pas<br />

son pendant dans les romans dont l'étoffe essentielle est constituée par un contexte<br />

social très travaillé. De là la disparition là où on s'y attendrait le moins, d'éléments<br />

qui auraient été certainement maintenus dans Madame Bovary ou Salammbô. C'est le<br />

cas de la description de la sœur de Félicité « Sa jupe en guenilles battait ses mollets<br />

rouges, des écailles gluantes argentaient sa camisole de tricot, un serre-tête pointu lui<br />

couvrait les cheveux. Elle ressemblait à Félicité. Mais était plus maigre, avec les<br />

dents pourries, l'œil bleuâtre et droit, et cet air soupçonneux qui appartient aux<br />

pauvres. »<br />

De même, le Paul d'Un cœur simple était « d'abord promis à un<br />

développement littéraire de jeune bourgeois gâté » : « lâche, conscient de sa lâcheté,<br />

la déplorant. Durant les séjours qu'il faisait chez elle, il prodiguait les serments, puis<br />

ayant obtenu son magot, décampait, les yeux secs 3 ». La sœur de Félicité subit le<br />

même sort.<br />

Ces divergences et ces refus montrent à quel point la narration des Trois<br />

<strong>Conte</strong>s pris globalement est instable. Il semblerait que cette caractéristique fût<br />

impossible à réaliser dans le discours romanesque, même flaubertien, du XIX°<br />

siècle.<br />

Il est clair que si, chez Flaubert, pendant les années 70, génétique et théories<br />

littéraires restent plus ou moins inchangées, la thématique, l'écriture, elles, évoluent.<br />

C'est que l'insertion massive d'une pensée mythique bouleverse toutes les<br />

autres catégories de l'écriture flaubertienne.<br />

Cette nouveauté est renforcée par le degré d'interpénétration auquel les Trois<br />

<strong>Conte</strong>s doivent leur sens profond. Ils sont, on l'a vu, à la fois indépendants et<br />

interdépendants.<br />

1 Une fois de plus, l'évolution culturelle y est sans doute pour quelque chose, comme le démontrent les<br />

préoccupations géographiques du narrateur, ainsi que la nouvelle notion d'espace qu'elles expriment. La<br />

géographie était soit dit en passant une science nouvelle, au XIX° siècle qui se développe surtout à partir<br />

de 1870. Il s'agit d'une science illisible pour les non-initiés. De là, l'attitude de Félicité.<br />

2 M. Issacharoff, « Hérodias et la symbolique combinatoire » in Langages de Flaubert.<br />

3 f° in Debray-Genette, art. cit. p. 104.<br />

148


CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT<br />

Flaubert élabore donc un genre où l'explication ponctuelle ne s'impose pas 1 ,<br />

qui possède plus d'amorces que de catalyses, à un degré que même le roman<br />

flaubertien ne connaît pas. Il réalise ainsi un type de structuration narrative qui doit<br />

son sens à la manière dont chacun des contes, pris individuellement, renvoie aux<br />

deux autres.<br />

Sans parler de l'éclairage (de contraste ou de parallèle) qu'ils doivent<br />

nécessairement aux romans.<br />

La stabilité de l'écriture par rapport aux thèmes n'est donc qu'apparente.<br />

On peut se demander si cela n'est pas dû, comme l'affirme Bart, au fait que<br />

conte et légende ne sont pas du tout la même chose, étant donné les contraintes qui<br />

s'imposent à la narration de toute légende - et en même temps au fait quelque peu<br />

contradictoire que la légende, de par sa nature même, est susceptible de toutes sortes<br />

de narrations divergentes 2 .<br />

Flaubert contourne et exploite ce problème en réalisant des processus<br />

narratifs sensiblement différents pour chaque conte - et par rapport à la notion de<br />

mythe et de légende.<br />

Cette différence à son tour se répercute sur ce qui s'observe dans les romans<br />

(et dans le roman). Il nous donne dans les Trois <strong>Conte</strong>s, une nouvelle conception de<br />

ce que sont ordre, durée, fréquence, mode, voix.<br />

Ces différences auraient pu faire l'objet de mon exposé.<br />

WETHERILL Michael<br />

Université de Manchester<br />

1 Marotin, « <strong>Le</strong>s Trois <strong>Conte</strong>s, un carrefour _ » p. 115.<br />

2 Voir Bart, B. F. The legendary sources _ (p. XI, 95) : « The Légende is really the recounting of a<br />

legend and the difference between a novella and a conte and a legend is an essential one. A legend is not<br />

free to develop in its own way, according to the requirements of its’inner form »_It is axiomatic that a<br />

legend has more than one form,with variants which which do not obscure the essential resemblances<br />

among all the versions.<br />

149


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE<br />

D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

S'il fallait choisir pour l'un des trois « camps » que propose Pierre Barbéris 1 ,<br />

assurément nous opterions pour le troisième : « La critique que j'appellerai sérieuse,<br />

la critique qui pense, la critique idéologique qui s'attache à la lecture du sens à partir<br />

d'une interrogation constante sur le texte et l'HISTOIRE ». Tout en précisant, n'en<br />

déplaise aux simplifications classificatoires polémiques de l'auteur de <strong>Le</strong> Prince et le<br />

Marchand qu'un tel objectif relève à part entière d'une sémiotique textuelle, c'est-àdire<br />

du « camp n° 2 » (« La critique de type formaliste, structuraliste, sémio- logiste,<br />

etc_ »), à condition de ne pas réduire cette dernière, comme le fait Barbéris, à R.<br />

Barthes et à Tel Quel mais d'y inclure outre Greimas, Genette, Peytard _ l'apport des<br />

formalistes russes et pragois (en particulier Bakhtine) ainsi que la linguistique<br />

textuelle. Tout en ajoutant qu'un tel objectif passe aussi par l'assimilation du travail<br />

des tenants du premier camp « la critique de type universitaire, érudite, imbattable<br />

sur les entours du texte, sur ses états successifs, sur ses "sources"_ mais absolument<br />

aveugle et sourde au texte lui-même_ », dès lors que l'on problématise les<br />

informations qu'elle a accumulées.<br />

Ce positionnement théorique qui est le nôtre se veut ni éclectisme ni<br />

oecuménisme mais part du postulat qu'un texte est à la fois un « objet verbal », une<br />

« configuration discursive » et le produit d'un acte d'énonciation, c'est-à-dire d'une<br />

intentionalité inscrite dans un contexte historico-social de production. Comme l'écrit<br />

Dominique Maingueneau :<br />

« On a ainsi affaire à des objets qui apparaissent à la fois intégralement<br />

linguistiques et intégralement historiques. <strong>Le</strong>s unités du discours constituent<br />

en effet des systèmes signifiants, des énoncés, et à ces titres relèvent d'une<br />

sémiotique textuelle ; mais ils relèvent aussi de l'histoire qui rend raison des<br />

structures de sens qu'ils déploient. Ce que nous voudrions, c'est ne sacrifier<br />

aucun de ces deux aspects » 2 .<br />

C'est pourquoi, dans l'étude qui suit, nous ne chercherons pas à décrire le<br />

conte philosophique de façon générique mais tenterons d'analyser les modes<br />

d'organisation de cette unité textuelle, appelée Candide, et les significations qu'elle<br />

propose en fonction du contexte historique de sa production.<br />

1 Pierre BARBERIS, <strong>Le</strong> Prince et le Marchand, Fayard, 1980.<br />

2 Dominique MAINGUENEAU,Genèse du discours, Mardaga, 1984, p. 6.<br />

151


LE CONTE<br />

1 - Première hypothèse. Candide en tant qu'organisation narrative est un<br />

conte.<br />

« Voltaire n'attache d'importance qu'au contenu philosophique de ses<br />

ouvrages ; quant à l'enveloppe féérique, c'est une simple concession à un<br />

genre qu'il s'obstine à mépriser, lui préférant la "tenue" de la tragédie classique<br />

: aussi emprunte-t-il quelques procédés romanesques, quelques motifs<br />

caractéristiques des contes et s'en moque-t-il dans le même temps_ » 1 .<br />

En fait, ces emprunts sont plus profonds que semble le dire le critique et se<br />

manifestent à trois niveaux :<br />

a) Des marques textuelles de surface<br />

Ex. le titre « Candide ou l'optimisme ».<br />

Tout titre est une affiche : parmi d'autres fonctions, il a pour tâche d'assurer<br />

un premier classement de l'oeuvre dans un genre particulier, et, de ce fait, de la faire<br />

fonctionner ou disfonctionner par rapport à un code narratif précis. De plus, le titre<br />

tend à évoquer le contenu de l'oeuvre : il annonce généralement le programme<br />

fictionnel du texte qu'il précède. En tant qu'indicateur de genre, le titre de Candide<br />

est conforme à la tradition du conte.<br />

Nommant le héros (Candide), présentant une isotopie dominante (ou<br />

l'optimisme), il entre dans la série où Cendrillon ou la pantoufle de verre voisine<br />

avec <strong>Le</strong> maître chat ou le chat botté.<br />

Ex. L'incipit « Il y avait en Westphalie dans le château_ ».<br />

On reconnaît à la tête du récit la formule qui sert d'indice au conte<br />

merveilleux 2 . Marquée par une locution temporelle figée (rôle de l'imparfait) et par<br />

une tournure impersonnelle, la formule introduit à un certain type de vraisemblable,<br />

tant au niveau de la figuration thématique qu'à celui de la logique des actions<br />

(thématique du château, du père, de la belle princesse, du héros amoureux non<br />

révélé_).<br />

b) Des configurations thématiques spécifiques.<br />

Ex. : les personnages.<br />

C'est là un procédé caractéristique du conte merveilleux (cf. Blancheneige,<br />

Cendrillon_) les personnages de Candide sont avant tout des noms-enseignes. <strong>Le</strong><br />

portrait de Candide, par exemple, est fait de sèmes épars (« jeunesse »,<br />

« gentillesse », « naïveté », « pureté », « droiture », « simplicité ») qui sont pris en<br />

charge, métalinguis- tiquement, par le nom propre qui les rassemble. Entre le nom<br />

propre dont la fonction est de référer à la personne qui le porte et le personnage<br />

s'installe un rapport de transparence : le référent ressemble au signe qui le désigne.<br />

Faiblement indicié par rapport aux normes du roman réaliste 3 (pas de trait physique<br />

1 Françoise BARGUILLET, <strong>Le</strong> roman du XVIII° siècle, P.U.F., 1981, p. 69.<br />

2 « <strong>Le</strong> conte merveilleux est par excellence le domaine du monde raconté. Plus que tout autre récit, il<br />

nous arrache à la vie quotidienne et nous en éloigne. Tout y est différent. Aussi la frontière y est-elle<br />

marquée plus nettement qu'ailleurs entre le monde raconté et le monde où nous vivons.<br />

Traditionnellement, une formule codifiée nous introduit dans le conte et nous en fait sortir ». Harold<br />

Weinrich, <strong>Le</strong> Temps, Seuil, 1973, p. 46.<br />

3 « En tout cas, il n'y a pas une seule phrase descriptive dans tous les contes de Perrault. A quoi bon<br />

représenter, rendre présents les êtres du merveilleux ? Ils ne sont que des rôles et des instruments dans un<br />

scénario où la situation tient la vedette ; les recherches de Propp sur le conte folklorique, abondent dans<br />

152


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

de Candide, aucun détail complémentaire (vestimentaire par exemple), le personnage<br />

du conte a pour fonction essentielle (au niveau thématique) de réaliser le programme<br />

onomastique ou définitionnel initial.<br />

Ex. : les objets magiques.<br />

Très fréquents dans les contes merveilleux, les objets magiques ont pour<br />

fonction essentielle d'aider le héros dans son programme de quête. A la suite de<br />

Greimas 1 , on peut distinguer deux classes d'objets magiques selon les prestations<br />

qu'ils fournissent. <strong>Le</strong>s uns sont fournisseurs de services, ils « dispensent le héros de<br />

la possession de qualités dont il aurait besoin pour accomplir ses hauts faits ». Tel est<br />

le rôle de l'épée à Lisbonne, du canot pour aller en El Dorado ou de la machine<br />

volante pour en revenir. <strong>Le</strong>s autres sont fournisseurs de biens consommables ou<br />

thésaurisables. Certains objets cumulent les deux fonctions. C'est le cas de l'or dans<br />

Candide. Cet adjuvant permet à Candide, à la fois d'affronter ses adversaires, de les<br />

tenir en respect, de marchander avec eux et de liquider ses manques (rachat de<br />

Cunégonde et des autres personnages et obtention de la métairie finale).<br />

Ex. : les événements.<br />

« Bien qu'on ne rencontre dans Candide, ni fées, ni génies, ni événements<br />

proprement surnaturels, on y trouve, du point de vue du fonctionnement dans<br />

le conte, à peu près tout l'arsenal des contes les plus fabuleux » 2 .<br />

Au niveau événementiel, les exemples abondent : au chapitre 2, l'arrivée du<br />

roi des Bulgares sauve Candide in-extrémis d'une mort certaine ; dans ce même<br />

chapitre, il guérit miraculeusement grâce aux soins d'un chirurgien ; au chapitre 3,<br />

Candide est réanimé par « un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans<br />

l'étable ». Se multiplient aussi les retrouvailles miraculeuses et les rencontres<br />

hasardeuses (le gueux Pangloss au chapitre 3, la vieille au chapitre 4, etc.).<br />

c) Une organisation narrative particulière.<br />

On doit au Greimas de Du sens une définition générale du récit et une<br />

description de l'organisation générale de certains types de récits que je rappelle ici :<br />

« 1) <strong>Le</strong> récit, unité discursive, doit être considéré comme un algorithme, c'està-dire<br />

comme une succession d'énoncés dont les fonctions-prédicats simulent<br />

linguistiquement un ensemble de comportements orientés vers un but. En tant<br />

que succession, le récit possède une dimension temporelle : les<br />

comportements qui y sont étalés entretiennent entre eux des relations<br />

d'antériorité et de postériorité_<br />

2) Une sous-classe de récits dramatisés (mythes, contes, pièces de théâtre,<br />

etc.) est définie par une propriété structurelle commune, la dimension<br />

temporelle, sur laquelle ils se trouvent situés est dichotomisée en un avant vs<br />

un après.<br />

ce sens, mais on trouverait confirmation jusque dans les oeuvres aussi inattendues que Candide ou les<br />

poèmes en prose de Baudelaire » J.BELLEMIN NOEL, « Des formes fantastiques aux thèmes<br />

fantastiques », Littérature n ° 2, 1971, p. 111.<br />

1 A. J. GREIMAS, « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeurs », Langages, in 31,<br />

1973, p. 14.<br />

2 France VERNIER, « <strong>Le</strong>s disfonctionnements des normes du conte dans Candide », Littérature, n° 1,<br />

1971, p. 21.<br />

153


LE CONTE<br />

A cet avant vs après discursif correspond un "renversement de la situation"<br />

qui, sur le plan de la structure implicite, n'est rien qu'une inversion de signes<br />

du contenu. Une corrélation existe aussi entre les deux plans :<br />

avant<br />

contenu inversé<br />

~<br />

après<br />

contenu posé<br />

3) Restreignons, une fois de plus, l'inventaire de récits ; un grand nombre<br />

d'entre eux (le conte populaire russe, mais aussi notre mythe de référence)<br />

possèdent une autre propriété ; ils comportent une séquence initiale et une<br />

séquence finale, situées sur des plans de "réalité" mythique différents que le<br />

corps du récit lui-même.<br />

A cette particularité de la narration correspond une nouvelle articulation du<br />

contenu : aux deux contenus topiques - dont l'un est posé et l'autre inversé - se<br />

trouvent adjoints deux autres contenus corrélés qui sont, en principe, dans le<br />

même rapport de transformation entre eux que les contenus topiques_ » 1 .<br />

Greimas, encore, relève aussi, un certain nombre de constantes du conte<br />

merveilleux, en particulier le fait que dans la situation initiale :<br />

« 1) S'y affirme l'existence d'un ordre social, manifesté par la distinction entre<br />

les classes d'âge et fondé sur la reconnaissance de l'autorité des anciens.<br />

2) Elle est caractérisée par la rupture de cet ordre, due à la désobéissance des<br />

représentants de la jeune génération (mais non du héros lui-même) et par<br />

l'apparition consécutive d'un malheur, d'une aliénation de la société.<br />

3) <strong>Le</strong> rôle du héros - un individu qui se détache aussi de la société - consiste à<br />

se charger d'une mission, avec le but de supprimer l'aliénation et de rétablir<br />

l'ordre social perturbé_ ».<br />

Appliquées à Candide, ces hypothèses permettent de mieux comprendre<br />

l'organi- sation interne de l'histoire et confirment l'appartenance générique de<br />

Candide au conte.<br />

Ce qui, au plan narratif, correspond aux contenus corrélés, prend, au niveau<br />

figuratif, la configuration du château, à l'initial, et de la métairie, au final. <strong>Le</strong><br />

contenu corrélé initial débute par le syntagme « Il y avait en Westphalie, dans le<br />

château de M. le Baron_ » (p. 142 : I) 2 . La répétition quasi littérale de ce syntagme<br />

au dernier chapitre ouvre le corrélé final. « Il y avait dans le voisinage, un derviche<br />

très fameux qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie_ » (p. 242 : XXX).<br />

« Un jour Cunégonde, en se promenant_ » (p. 145 : I) marque la fermeture du<br />

corrélé initial, alors que le corrélé final s'achève avec le conte.<br />

<strong>Le</strong> contenu topique couvre tout l'espace compris entre les contenus corrélés.<br />

Il s'articule autour du chapitre XVIII et plus précisément autour du syntagme<br />

suivant : « Si nous restons, ici, nous n'y serons que comme les autres_ nous n'aurons<br />

plus d'inquisiteurs à craindre et nous pourrons aisément reprendre Melle<br />

Cunégonde_ » (p. 195 : XVIII).<br />

Comme nous le verrons, ce syntagme est déterminant, car il marque, pour<br />

Candide, la fin de l'aliénation et la tentative de réintégration. Avant XVIII domine<br />

l'errance et la fuite, après XVIII l'attente et la quête. C'est pourquoi on postulera que<br />

1 A. J. GREIMAS, Du Sens, Seuil, 1970, p. 187.<br />

2 <strong>Le</strong>s chapitres sont notés en chiffres romains et les pages en chiffres arabes. L'ouvrage de référence est<br />

le livre de poche n° 657-658.<br />

154


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

de I a XVII-XVIII le contenu topique est inversé et que de XVIII à XXX, le contenu<br />

topique est posé.<br />

1. LE CONTENU CORRELE INITIAL<br />

L'univers proposé au lecteur possède des traits structurels caractéristiques du<br />

conte merveilleux :<br />

- le « chronotope » (Bakhtine) c'est-à-dire l'espace-temps est faiblement<br />

indicié (« Westphalie » temporellement indéterminée).<br />

- c'est un univers axiologique contenant des valeurs prescrites que partagent<br />

les individus de la communauté.<br />

Ex. : fermeture de la famille du baron et par extension de la noblesse (cf.<br />

« <strong>Le</strong>s soixante et onze quartiers ») (p. 143, I) ; cf. le rôle d'idéologue de<br />

Pangloss qui justifie l'ordre social (« _ le château de monseigneur le baron<br />

était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes<br />

possibles » (p. 144, I).<br />

- c'est un monde stabilisé comme « euphorique » (Greimas) qui a toutes les<br />

apparences d'un paradis (il sera d'ailleurs dénommé ainsi au début du chapitre). <strong>Le</strong><br />

château de M. le Baron est « le plus beau des châteaux » et Mme la baronne est « la<br />

meilleure des baronnes ». Monde clos, hiérarchisé, ordonné, sans histoires et hors de<br />

l'histoire, ce microcosme projette ses qualités sur l'univers entier. Pangloss, par<br />

exemple, en est le plus grand philosophe et « par conséquent de toute la terre ».<br />

Mais à la différence des contes merveilleux traditionnels, le narrateur<br />

énonciateur ne fait pas « partie, sociologiquement, de la société du destinataire dont<br />

il représente le point de vue » (Greimas).<br />

Au contraire, il intervient à plusieurs reprises pour indiquer que ce monde est<br />

placé sous le signe de l'illusion, du paraître :<br />

Ex. : l'argument qui justifie la puissance du baron est contraire à la thèse<br />

affirmée (« _car son château avait une porte et des fenêtres_ »)<br />

Ex. : le discours de Pangloss. Il fonctionne par enthymènes fantaisistes où la<br />

majeure n'est jamais explicitée mais remplacée par un « il est démontré que ».<br />

L'accumulation de morphèmes tels que « car, par conséquent,<br />

nécessairement » masque sous l'apparence de la rigueur, l'illogisme des<br />

raisonnements téléologiques. Une seule phrase échappe au syllogisme : « _ le<br />

plus grand des barons doit être le mieux logé ». Assertative, elle illustre le rôle<br />

d'idéologue de Pangloss.<br />

Ex. : l'usage de l'italique de mention (« dans le petit bois qu'on appelait<br />

parc_ » (p. 145, I) qui signale une disjonction de point de vue entre celui de la<br />

commuanuté noble et celui du narrateur.<br />

Cette rupture par rapport à l'énonciation des contes merveilleux rend compte<br />

de l'enjeu philosophique du conte de Volaire. Elle est à analyser au niveau de<br />

la dimension cognitive du récit, sachant que celle-ci est elle-même saisissable<br />

à deux niveaux :<br />

1) externe : un faire persuasif (celui de Voltaire) qui utilise une fiction pour<br />

argumenter son lecteur.<br />

2) interne : cette fiction comprend un acteur, représentant figuratif du<br />

système philosophique de <strong>Le</strong>ibniz (« il prouvait admirablement qu'il n'y a point<br />

d'effets sans causes, et que, dans ce meilleur des mondes possibles _ » (p. 144, I)<br />

155


LE CONTE<br />

accomplissant un « faire persuasif » dirigé vers la communauté et plus<br />

particulièrement vers son élève Candide.<br />

Cette fiction comprend aussi la contestation de ce système de pensée au<br />

moyen d'un montage comprenant :<br />

a) un disciple doté du rôle thématique du naïf « Candide écoutait<br />

attentivement, et croyait innocemment » ; ce qui affaiblit la portée du système.<br />

b) des événements qui ne cessent de démentir les propos du maître 1 .<br />

Cette double caractéristique du récit de Voltaire (conte + philosophie)<br />

préforme l'ensemble du texte, à savoir :<br />

1) l'acceptation par Candide, dans l'état initial, de deux objets valeurs 2 :<br />

Cunégonde et la noblesse<br />

la philosophie<br />

l'optimisme.<br />

Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le<br />

second degré de bonheur était d'être Melle Cunégonde ; le troisième, de la<br />

voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre Maître Pangloss_(p. 145, I).<br />

2) la transformation (sous la pression des événements) du mode de<br />

valorisation de ces objets : les valeurs nobiliaires et les individus qui les représentent<br />

vont se dégrader, la philosophie optimisme va prouver son inadéquation explicative.<br />

Suivre le développement de cette transformation, c'est analyser le fonctionnement<br />

même du récit. Nous le ferons à partir du parcours narratif du sujet Candide<br />

en rapport à ces deux objets valeurs.<br />

2. LE CONTENU TOPIQUE INVERSE<br />

« Un jour Cunégonde_ vit_ et s'en retourna_ songeant qu'elle pourrait bien<br />

être la raison suffisante du jeune Candide_ Cunégonde laissa tomber son<br />

mouchoir_ » (p. 145, I). Cunégonde, seul personnage actif dans cette scène, est à<br />

l'origine de la transgression de l'interdit. Elle apparaît comme l'Eve du Paradis<br />

Terrestre qui, après avoir été initiée par le Serpent Pangloss (l'homme à la langue<br />

universelle), tente le candide Adam avant que n'intervienne Dieu le Père : cette<br />

transgression doit se comprendre comme la rupture d'un « contrat injonctif »<br />

(Greimas), c'est-à-dire dans lequel le destinateur communique son vouloir au<br />

destinataire qui l'accepte tacitement sous la forme d'un devoir. Soulignons que<br />

derrière la figuration du père (destinateur individuel), le baron représente un<br />

destinateur collectif (la noblesse) auquel Candide se heurtera tout au long du récit.<br />

Cette rupture de contrat entraîne une aliénation, à savoir une série de privations et de<br />

malheurs, non seulement pour le héros, mais aussi pour toute la société. Cette<br />

aliénation se traduit, pour Candide par un départ forcé (« Candide chassé du paradis<br />

terrestre, marcha longtemps sans savoir où » (p. 146, I) et par la perte de l'objet de<br />

1 Voltaire « n'a pas été un innovateur mais il a exploité une large variété de formes existantes et a montré<br />

beaucoup d'adresse pour construire des intrigues faites de telle façon que les événements et les actions de<br />

l'histoire interviennent effectivement comme des arguments ». Vivienne MYLNE, « Literary techniques<br />

and methods in Voltaire's contes-philosophiques », Studies on Voltaire n° 57, 1967, p. 1065.<br />

2 Après Greimas nous disons qu'un objet s'appréhende selon trois niveaux : 1) syntaxique : l'acteur se<br />

met en position d'objet au niveau actantiel. 2) sémantique : sa valeur, c'est-à-dire son contenu<br />

sémantique, ce qu'il signifie de façon privilégiée pour l'actant sujet. 3) mode de manifestation : la<br />

figuration de cette valeur dans un acteur qu'il soit animé ou inanimé.<br />

156


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

son amour (« levant les yeux au ciel, les tournant vers le plus beau des châteaux, qui<br />

renfermait la plus belle des baronnettes » (p. 146, I).<br />

Au cours de cette séquence (passivité oblige), Candide passe successivement<br />

de la position d'objet (de désir amoureux) pour le sujet Cunégonde à celui d'antisujet<br />

1 (perturbateur de l'ordre social établi) pour le sujet baron. A vrai dire, le rôle<br />

d'anti-sujet lui est attribué, malgré lui et ne correspond à aucune autodésignation<br />

(fixation d'une tâche à accomplir). Candide n'est à proprement parler, à ce niveau du<br />

récit, qu'un non-sujet.<br />

Cette position de non-sujet se maintiendra, inchangée, jusqu'au chapitre IX.<br />

Placé sur le devant de la scène, concerné par l'ensemble des faire, alors même que<br />

les acteurs sujets du chapitre I ont disparu (provisoirement), Candide, participant à<br />

tous les programmes narratifs, n'intègre cependant aucune de ses actions à une quête.<br />

Cunégonde est regrettée vivante (chap. II) et dans le chapitre IV elle est pleurée<br />

morte (« Elle est morte, reprit l'autre. Candide s'évanouit à ce mot_ » (p. 151 : IV)).<br />

Il est clair que Candide est privé des modalités constitutives d'un sujet 2 . A partir de<br />

cet instant aucun vouloir ne peut se formuler. S'ajoute à cela une flagrante carence du<br />

pouvoir. Si les actions de Candide manifestent des faire, ils sont constamment<br />

négatifs (« Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village_ » (p. 149 : III) ; « il<br />

demanda l'aumône à plusieurs graves personnages_ » (p. 149 ; III) ; « A peine ont-ils<br />

mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre<br />

trembler_ » (p. 155 : V). De même, son savoir panglossien n'a d'autre efficacité que<br />

de le placer dans des situations inconfortables. Ex. : « C'est parce qu'il croit en la<br />

liberté naturelle enseignée par Pangloss que la "promenade" qu'il décide est en fait<br />

une désertion susceptible de sanction » (p. 147 :<br />

II). La dénomination « docteur borgne » (p. 154 : IV) est significative. En<br />

effet, l'aspect physique de Panglos, mutilé d'un oeil et d'une oreille, donc d'une<br />

moitié de ses capacités est métaphorique du statut de la philosophie optimiste<br />

(sourde et aveugle par rapport au réel). Au niveau figuratif, enfin, l'expression de la<br />

position de non-sujet de Candide prend la forme d'une accumulation de passifs (« Il a<br />

fallu que je fusse chassé d'auprès Melle Cunégonde, que j'aie passé par les<br />

baguettes_ » (p. 150 : III).<br />

<strong>Le</strong>s péripéties portugaises réitèrent le jeu des positions mais avec quelques<br />

modifications cependant. Pour avoir simplement « écouté » Pangloss, Candide est<br />

passivement complice de son maître et à nouveau châtié. (« On vint lier après le<br />

dîner Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir<br />

écouté avec un air d'approbation » (p. 157 : VI)). Dans un monde où l'Inquisition<br />

1 On admet avec Greimas qu'il est possible de faire éclater un actant en quatre « positions actantielles »,<br />

ce que l'on peut représenter comme suit :<br />

Actant<br />

Antactant<br />

Négantactant Négactant<br />

si bien que la position de sujet est ainsi décomposable en<br />

Sujet<br />

Antisujet<br />

non antisujet Non sujet.<br />

2 Comme le rappelle Anne Hénault : « cet /être du faire/ (est) lui-même articulable selon quatre<br />

composantes constantes : devoir, pouvoir, vouloir et savoir. Si le devoir-faire n'est pas systématiquement<br />

manifesté, pouvoir faire, vouloir faire et savoir faire sont à peu près toujours présents. » Narratologie.<br />

Sémiotique générale, 2, P.U.F., 1983, p. 57.<br />

157


LE CONTE<br />

détient le pouvoir coercitif et, par conséquent, représente le droit et le bien (« les<br />

sages du pays »), Pangloss et Candide, contestataires involontaires de l'ordre,<br />

apparaissent comme des anti-sujets au travers du rôle thématique de l'hérétique. Si<br />

Pangloss, qui parle et raisonne, développe bien un programme discursif d'opposition,<br />

Candide n'est ici anti-sujet que sur le mode du paraître et demeure en fait un nonsujet.<br />

Retrouvé et protégé par Cunégonde, il est à nouveau placé comme objet d'une<br />

scène amoureuse comparable à celle de la séquence inaugurale. En témoigne le fait<br />

que les deux héros réunis tentent de rétablir le bonheur perdu en répétant la scène du<br />

baiser du chapitre I. A nouveau s'établit une liaison étroite entre le sexe et la<br />

nourriture 1 . La contiguïté table / souper / canapé, rappelle la contiguïté dîner / table /<br />

paravent du chapitre I. Cette liaison est inscrite au niveau de l'expression par le jeu<br />

phonique des « signifiants primaires » (Lotman) du conte : « aprEs, soupEr, canapE,<br />

parlE, ETAIENT_ » 2 . Toutefois la répétition s'accom- pagne d'un infléchissement du<br />

rapport nourriture sexe dans le sexuel : le « paravent » se transforme en « canapé » et<br />

le « dîner » en « souper » ; quant à l'ellipse licencieuse (« ils y étaient encore » (p.<br />

163 : IX)) elle laisse entendre que cette fois la consomma- -tion a été effective. La<br />

conclusion de la scène est toutefois radicalement différente. D'abord, les acteurs Juif<br />

et Inquisiteur occupent la place du baron père, élargissant le paradigme des<br />

opposants de Candide dans une configuration thématique qui associe noblesse et<br />

religion 3 . Associés par un accord marchand, ils aperçoivent en Candide un opposant<br />

tentant de les déposséder de l'objet qui leur appartient. Ensuite, si le statut d'opposant<br />

ne correspondait, dans la première séquence qu'à un paraître de circonstance, dans<br />

celle-ci, il coïncide avec un être véritable de Candide. Loin d'accepter sans<br />

protestation le châtiment que lui réservent ses ennemis, Candide fait face et liquide<br />

physiquement ses adversaires. C'est qu'entre temps, il a acquis la modalité du vouloir<br />

(vouloir aimer Cunégonde) (cf. « il est mon rival_ quand on est amoureux_ » (p.<br />

164 : IX)) et s'est donc constitué en sujet et donc en anti-sujet pour ceux qui sont<br />

actuellement conjoints 4 avec l'objet Cunégonde.<br />

1 Liaison établie dès la description initiale de Cunégonde (voir plus loin note 50 et réassertée plus tard<br />

par le narrateur : « _ quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin des repas_ » (p. 202 : XX).<br />

2 Ils réapparaîtront avec la future fausse Cunégonde : « Ayant soupé, la marquise mena Candide dans son<br />

cabinet et le fit asseoir sur un canapé » (p. 213 : XXVII).<br />

3 « L'obstacle religieux_ va se dresser entre Candide et Cunégonde à Lisbonne sous une double<br />

apparence : celle d'un juif, zélateur ardent de l’Ancien Testament, jaloux et coléreux comme le dieu qu'il<br />

sert, et celle du personnage qui incarne le mieux la religion oppressive, le grand Inquisiteur. Ces deux<br />

figures se complètent : elles représentent, le texte le dit, l'ancienne loi et la nouvelle, soit la religion tout<br />

entière ». René POMMEAU, « Candide entre Marx et Freud », Studies on Voltaire, n° 89, 1972, p. 1319.<br />

4 La théorie greimassienne considère comme primordiale le rapport sujet ---> objet dans la mesure où la<br />

transformation narrative est une modification des rapports attribués par ces deux pôles par le récit. « <strong>Le</strong><br />

récit minimal est un acte qui fait passer un sujet d'un état donné à un autre état ». Analysant les<br />

mécanismes de la transformation narrative, Greimas postule l'existence de deux types d'énoncés : les<br />

énoncés de faire et les énoncés d'état. L'énoncé d'état se décrit comme la relation d'appartenance entre un<br />

sujet d'état et un objet de valeur. La relation d'appartenance peut être soit une conjonction (^) soit une<br />

disjonction. Dans bien des récits, et en particulier dans Candide, une règle d'implication réciproque veut<br />

que lorsque Candide (S1) est en possession de Cunégonde (O), il l'arrache à un tiers (S2) et<br />

inversement.<br />

Ce qui signifie qu'appréhendée paradigmatiquement, cette relation a la forme d'un énoncé complexe, à<br />

savoir que toute conjonction d'un sujet avec l'objet (dorénavant réalisation) implique la disjonction du<br />

158


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

La conséquence de l'affrontement victorieux est que Candide reste conjoint<br />

avec Cunégonde. La lutte paye, puisque, à l'inverse, dans la première séquence, la<br />

passivité de Candide l'avait disjoint de Cunégonde. Cependant la conjonction est<br />

précaire, elle a lieu dans un contexte de fuite et de manques (« Qui a donc pu me<br />

voler mes pistoles et mes diamants ? disait en pleurant Cunégonde : de quoi vivronsnous<br />

? » (p. 165 : X)) et reste menacée, la liquidation du Juif et de l'Inquisiteur<br />

n'étant pas suffisante pour faire disparaître l'hydre des opposants. Aussi cette épreuve<br />

réussie - échouée elle eût signifié la disparition de Candide – ne constitue pas<br />

cependant une épreuve principale 1. Pour comprendre l'impuissance de Candide, il<br />

faut analyser le statut de son adjuvant « l'épée ». Indéniablement l'épisode de<br />

l'enrôlement a servi à Candide de « programme narratif d'usage » (Greimas) c'est-àdire<br />

l'acquisition d'une compétence nécessaire à la réussite de l'épreuve principale<br />

(jonction avec Cunégonde) 2 . Or si cet auxiliant (symbole de la noblesse) est négatif<br />

c'est qu'il est lié en un faux savoir 3 , possédé par Candide concernant les valeurs du<br />

dit objet avec un autre sujet (virtualisation). L'énoncé de faire a pour objet la transformation d'un énoncé<br />

d'état sous la forme d'une relation transitive : faire être (transformation). Ainsi l'intervention du baron est<br />

un énoncé de faire qui transforme l'énoncé d'état (Candide ^ Cunégonde) en un autre énoncé d'état (baron<br />

^ Cunégonde V Candi- de). Chacun des sujets opérateurs constitue pour l'autre un adversaire, qu'on<br />

appelle opposant ou anti-sujet. Projetée syntagmatiquement, la jonction structurale rend compte de la<br />

drama- tisation de la narration sous la forme d'un parcours actantiel. Ainsi Candide disjoint de Cunégonde<br />

se conjoint à elle (scène du paravent), s'en trouve disjoint par l'intervention du baron, se conjoint à<br />

nouveau à Lisbonne, s'en trouve à nouveau disjoint par le gouverneur et finira par se conjoindre<br />

définitivement dans le dernier chapitre. Remarque 1 : l'existence de l'énoncé complexe (S2 ^ O V S2)<br />

crée un paradigme d'opposants (anti-sujets) à Candide : le baron père, le juif et l'Inquisiteur, le<br />

gouverneur, le baron fils par rapport à l'objet valeur Cunégonde, Vandenderdur, le juge hollandais, les<br />

médecins, l'abbé périgourdin, la marquise par rapport à l'objet or. Remarque 2 : la valeur de l'objet pour<br />

le sujet peut être objective (valable pour les actants du récit (personnages) et pour les actants transnarratifs<br />

(auteur/<br />

lecteur) ou subjective (valable pour l'un des actants du récit). Ainsi il y aura un décalage entre la valeur<br />

objective de Cunégonde (dès le chapitre IX) et la valeur qu'elle gardera longtemps aux yeux de Candide.<br />

1 « <strong>Le</strong> déroulement canonique de tout récit figuratif enchaîne, selon un ordre fixe, trois syntagmes de<br />

même structure, appelés "épreuves". Ces épreuves ne se distinguent les unes des autres que par la nature<br />

de l'objet obtenu qui leur assigne une place dans la chaîne syntagmati- que. Dans l'épreuve qualifiante,<br />

l'objet à obtenir par le sujet n'est autre que la compétence présupposée par sa performance future. Même<br />

si l'objet que le héros emporte à la suite de cet exploit préparatoire (épée de Siegfried, lampe d'Aladin,<br />

anneau de Gigès, etc_) est figuratif, il n'est que l'incarnation d'un ensemble de modalités, inscrites dans la<br />

logique de la construction du récit comme les composantes nécessaires de la compétence.<br />

L'épreuve glorifiante a pour objet la reconnaissance collective de l'acte accompli_<br />

En réalité, ces "épreuves" ne connaissent que deux variantes ; elles peuvent être :<br />

- soit une lutte entre un sujet et un anti-sujet se disputant un même objet ;<br />

- soit un échange, avec deux objets circulant entre deux sujets ». Anne Henault, ibid.<br />

2 « Ce jeune garçon, bon Allemand élevé dans l'amour de la métaphysique et de Melle Cunégonde,<br />

devient un mercenaire. Il a appris dans l'armée bulgare les derniers perfectionnements de l'art militaire -<br />

c'est-à-dire l'exercice à la prussienne, lequel assurait à l'infanterie de Frédéric II, grâce à une mécanisation<br />

rigoureuse des gestes et à un entraînement intensif, une cadence de tir et par conséquent une puissance de<br />

feu très supérieure à celle des autres armées. Candide va vendre ses talents guerriers à Cadix à une<br />

puissance latine un peu arriérée en matière de technique militaire ». René Pomeau, ibid., p. 1308.<br />

3 « On dit qu'un énoncé d'état est modalisé selon l'être et selon le paraître. Attention : "être" et "paraître"<br />

ne sont pas des valeurs en soi, définies une fois pour toutes à partir du jugement que nous pouvons porter<br />

sur telle ou telle relation d'état : ce sont des modalités de l'énoncé d'état, inscrites dans la structure même<br />

du récit : "il s'agit toujours /d'être - x / ou de /non paraître - y/. /Etre/ et /paraître/ modalisent X et Y et<br />

permettent, non pas une évaluation morale des personnages_ mais une classification modale et<br />

159


LE CONTE<br />

féodal. Candide reste enfermé dans une quête chevaleresque (délivrer la noble dame<br />

à la pointe de son épée) dépassée car objectivement (mais cela échappe à<br />

l'interprétation du « naïf » Candide) Cunégonde est un objet qui a changé de valeur :<br />

elle est devenue un objet de consommation et d'échange, une marchandise<br />

monnayable. (« Un grand Bulgare _ se mit à me violer_ m'emmena prisonnière de<br />

guerre dans son quartier_ il me vendit à un Juif nommé don Issacar_ mon Juif,<br />

intimidé, conclut un marché_ » (p. 161 : VIII) ; « Qui a donc pu me voler mes<br />

pistoles_ où trouver des Inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres ? » (p.<br />

165 : IX).<br />

<strong>Le</strong> chapitre XIII accomplit la nouvelle disjonction au moment où Candide,<br />

pour la première fois, affirme sa volonté d'épouser Cunégonde (« Melle Cunégonde,<br />

dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser_ » (p. 176 : XIII)). La formule dit à sa<br />

manière le faux savoir de Candide en réaffirmant la noblesse de Cunégonde<br />

(« Mademoiselle ») - titre qui disparaîtra par la suite - et en faisant référence à<br />

« l'honneur », valeur que le gouverneur, en proposant à sa belle un contrat d'entretien<br />

analogue à ceux précédemment conclus par le Juif et l'Inquisiteur, dénie. La<br />

conclusion du marché passé entre Cunégonde et le gouverneur achève de dégrader<br />

cette dernière : jusqu'ici, patiente victime d'un destin malheureux, protégeant dans<br />

l'adversité sa vertu (« Pour moi, j'ai résisté jusqu'à présent à toutes les deux_ » (p.<br />

162 : VIII)), objet de marchandages imposés, elle choisit cette fois lucidement d'être<br />

entretenue. Comme le conseille la vieille : « _les malheurs donnent des droits.<br />

J'avoue que, si j'étais à votre place, je ne ferais aucun scrupule d'épouser M. le<br />

gouverneur et de faire la fortune de M. le capitaine Candide » (p. 177 : XIII)).<br />

Malgré les changements du statut de l'objet de ses voeux, Candide, qui ignore tout de<br />

ces transactions, conserve l'illusion d'une Cunégonde noble dame et demeure sujet<br />

virtuel d'une quête amoureuse. Héros toujours aliéné, contraint de s'enfuir (« la fuite<br />

de Cunégonde et de Candide_ On le suivit à Cadix_ on envoya sans perdre de temps<br />

un vaisseau à leur poursuite_ "Fuyez, dit-elle_"_ Il n'y avait pas un moment à<br />

perdre ; mais comment se séparer de Cunégonde, et où se réfugier ? » (p. 177 :<br />

XIII)), séparé de la belle, comme au chapitre II (« Candide versa des larmes : O ma<br />

chère Cunégonde faut-il vous abandonner_ » (p. 178 : XIII)), Candide sans pouvoir<br />

et sans vouloir actualisable s'en remet à Cacambo qui, au chapitre XIV, définit les<br />

conditions de possiblilités de réappropriation en fixant la fortune, la richesse comme<br />

but à at- teindre (« _ ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse l'exercice à la<br />

bulgare ; vous ferez une fortune prodigieuse ; quand on a pas son compte dans un<br />

monde, on le trouve dans un autre » (p. 178 : XIV)).<br />

Par le plus grand des hasards, tradition romanesque oblige, Candide retrouve<br />

le baron fils, jésuite et commandant d'armée. C'est alors que Candide, pour la<br />

première fois, revendique au nom de son mérite « _elle m'a assez d'obligations » (p.<br />

182 : XV)). La négation de la valeur transcendante (l'être de naissance) s'assortit<br />

corollairement de l'affirmation de l'égalité des hommes et s'appuie sur la valeur<br />

systématique des positions à partir desquelles se dispose la vérité dans les textes." Groupe d'Entrevernes,<br />

Analyse sémiotique des textes, P.U.L., 1979, p. 44. Compte tenu du montage fictionnel précédemment<br />

décrit et de l'intertextualité avec les romans d'aventures traditionnels, ce problème de la véridiction est<br />

important dans Candide : faux pouvoir et faux savoir de Candide, faux être de Cunégonde et des valeurs<br />

nobiliaires, fausses morts des habitants du château_ »<br />

160


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

immanente du faire (« _j'ai tiré votre soeur des bras d'un Juif et d'un Inquisiteur_ »<br />

(p. 182 : XV)) : le droit ne découle plus de l'intangibilité d'une essence, mais se<br />

fonde sur le succès d'une pratique. <strong>Le</strong> baron fils est digne successeur de son père, en<br />

dépit de l'histoire : on savait (chap. I) que le père de Candide s'était fait rejeter de la<br />

famille Thunder-ten-tronckh parce qu'il ne possédait que « soixante et onze<br />

quartiers », on sait maintenant que la noble famille en a « soixante et douze » (p.<br />

182 : XV) ; Candide est depuis devenu « capitaine » (p. 166 : X) ; on connaît<br />

inversement la dégradation du sort des habitants du château. Pourtant le baron<br />

maintient les prérogatives de sa classe. <strong>Le</strong> conflit, inévitable, se règle à l'épée,<br />

utilisée par le baron comme un bâton (« _ et en même temps il lui donna un grand<br />

coup du plat de son épée sur le visage » (p. 182 : XV) en référence à l'usage extralinguistique<br />

pour un noble de punir par la bastonnade la roture. <strong>Le</strong> geste est<br />

accompagné de l'insulte « coquin » qui dans le conte connote sinon la noblesse (« _la<br />

mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en<br />

infectaient la surface_ » (p. 148 : III) du moins l'hydre des opposants. C'est ainsi que<br />

le baron fils rejoint, dans l'insulte, le juif (« Il faut que ce coquin partage aussi avec<br />

moi ? (p. 164 : IX)). Par rapport au contrat injonctif qui unissait Candide et le baron<br />

père, on parlera, ici, de contrat permissif négatif (Greimas) dans la mesure où c'est le<br />

destinataire Candide qui exprime son vouloir et du fait que le destinateur ne fait<br />

qu'exercer un vouloir second. En pourfendant le baron, Candide conteste radicalement<br />

sa qualité de destinateur de Cunégonde, mais ce faisant, il se prive d'un allié<br />

armé avec lequel il aurait pu reconquérir la belle aux mains du gouverneur. Une fois<br />

encore, l'épée apparaît comme un auxilliant négatif, promoteur d'améliorations<br />

ponctuelles (ici, ne pas être battu ni chassé) et de dégradations à plus long terme (_<br />

je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à quoi me servira<br />

de prolonger mes misérables jours_ » (p. 184 : XVI)).<br />

<strong>Le</strong> meurtre du baron constitue, cela dit, une séquence charnière de Candide.<br />

L'acteur baron est en effet une figure syncrétique réunissant le noble, le religieux, le<br />

militaire, synthétisant les divers sujets auxquels Candide eut à se frotter : le baron est<br />

en même temps « monseigneur le commandant » (p. 179 : XIII) et « le jésuite baron<br />

de Thunder-ten-tronckh » (p. 182 : XV). Si l'on se souvient que l'usage régissait<br />

l'avenir des familles nobles en confiant à l'aîné l'héritage des terres, au cadet la<br />

carrière des armes et au troisième l'habit ecclésiastique, on s'aperçoit qu'en dernière<br />

analyse c'est au meurtre rituel de la famille noble que Candide se livre. La<br />

liquidation du baron équivaut à l'élimination d'un obstacle objectif : la question du<br />

droit ne se pose plus et le seul empêchement à une conjonction définitive est<br />

l'absence de pouvoir. En attendant le changement économique que Candide connaîtra<br />

au chapitre XVIII, le héros est à nouveau obligé de fuir (« Galopons mon maître_<br />

nous aurons passé les frontières avant que_ » (p. 183 : XV)) réitérant la conclusion<br />

de la première séquence et la fin de l'épisode de Lisbonne. L'aliénation est cependant<br />

moindre comparée à celle qu'a connue Candide au chapitre II. Il demeure séparé de<br />

Cunégonde mais n'est plus privé des biens matériels (nourriture) qui étaient associés<br />

à la jeune fille dans le château initial (onomastique du personnage et métonymie<br />

amour/dîner). On comparera : « Candide_ marcha longtemps sans savoir où_<br />

pleurant_ la plus belle des baronnettes_ il se coucha sans souper au milieu des<br />

champs_ » (p. 146 : II) à « _ que je me sois condamné à ne revoir la belle<br />

161


LE CONTE<br />

Cunégonde de ma vie ?_ En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. » (p. 184 :<br />

XVI). Entre temps Candide s'est doté d'un pourvoyeur de biens : Cacambo (« <strong>Le</strong><br />

vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat.. » (p. 183 :<br />

XVI)) qui, un peu plus tard se chargera de récupérer Cunégonde. <strong>Le</strong> défaut de<br />

pouvoir s'accompagne d'un manque de savoir. C'est ainsi que le meurtre du baron n'a<br />

pour Candide aucun aspect positif puisqu'il se fait le reproche d'avoir tué (« son<br />

ancien maître, son ami, son beau-frère » (p. 183 : XV)) se masquant ainsi au travers<br />

du discours panglossien, la réalité des rapports de force. Et l'on assiste, à nouveau, à<br />

l'errance d'un sujet privé de toute modalité.<br />

L'Eldorado, atteint lui aussi par hasard, possède une figuration géographique<br />

qui relève de la tradition utopique : « _nous sommes entourés de rochers<br />

inabordables_ « (p. 192 : XVIII), « Il est impossible de remonter la rivière rapide<br />

sur laquelle vous être arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers.<br />

<strong>Le</strong>s montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et<br />

sont droites comme des murailles » (p. 195 : XVIII) 1 . En ce lieu se décrit, par<br />

l'intermédiaire d'une visite guidée, un régime qui rassemble les aspirations déistes de<br />

Voltaire et son programme de monarchie éclairée, (voir l'enjeu philosophique du<br />

conte). En ce lieu, se renoue la quête de Cunégonde au travers de l'affirmation par le<br />

sujet Candide de deux vouloirs : acheter Melle Cunégonde et acheter un royaume.<br />

(« Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos Aires, si Melle<br />

Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et<br />

nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter » (p. 196 : XVIII). Vouloir<br />

possible car Candide est désormais, grâce à un nouvel adjuvant (l'or), en état<br />

d'envisager un véritable programme d'action. C'est que l'or, en tant qu'adjuvant<br />

fournit un pouvoir autrement plus efficient que celui de l'épée et autour duquel une<br />

réévaluation générale des valeurs s'opère. Il ne s'agit pas d'une opération<br />

d'intellection résultant d'un faire cognitif de Candide mais d'un bouleversement<br />

objectif de sa pratique qui met en place une critique concrète de l'articulaiton entre le<br />

droit et le pouvoir. Depuis la première séquence, Candide s'est constamment heurté<br />

aux principes du droit au nom desquels il a été à diverses reprises châtié 2 .<br />

Expression juridique d'un rapport que détermine l'état du développement des<br />

antagonismes entre des classes sociales, le droit est un des niveaux superstructurels<br />

où se codifie la domination d'une classe, d'une caste, d'un groupe sur un autre. Emanation<br />

d'un pouvoir, le droit se donne à lire, par un geste classique de renversement,<br />

comme éthique, transcendance, philosophie où le pouvoir s'origine. C'est cette<br />

idéologie du droit que l'action de Candide remet en cause. A la thèse féodale du<br />

baron selon laquelle la naissance donne le droit, Candide oppose la thèse du mérite.<br />

1 « L'utopie est une île_ Cette insularité est doublement utile :<br />

- l'état idéal est ainsi situé sur un territoire éloigné, difficilement accessible, ce qui explique l'absence<br />

d'inter-influence réelle avec le nôtre ; et qu'on n'en ait jamais entendu parler avant le récit ; - un voyage<br />

par terre, qui implique une continuité, est impossible. <strong>Le</strong> reflet de cette étanchéité est d'ailleurs à<br />

l'intérieur : les utopiens ne se préoccupent guère du reste du monde ». Pierre François MOREAU, <strong>Le</strong><br />

récit utopique, P.U.F., 1982, p. 19.<br />

2 Voir les propos des porte-paroles de l'expérience : la vieille et Cacambo. « _C'est une loi du droit des<br />

gens à laquelle on n'a jamais dérogé » (p. 169 : XI). « En effet, le droit naturel nous enseigne à tuer notre<br />

prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans toute la terre. » (p. 186 : XVI).<br />

162


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

Devant l'impossibilité de régler philosophiquement ce problème de philosophie du<br />

droit, le recours à la force est une nécessité car le droit ne se combat pas par le droit,<br />

mais par l'instauration d'un autre pouvoir. <strong>Le</strong> pouvoir de l'or, en la circonstance,<br />

apparaît dans Candide comme celui-là qui pourra défaire celui de l'épée 1 .<br />

La polyfonctionnalité et la polysémie de l'or explique que Candide, alors<br />

même qu'il possède un vouloir et un pouvoir, puisse rester enfermé dans un faux<br />

savoir. Malgré les leçons de l'Histoire (destruction du château, malheur de la vieille<br />

et de Cunégonde), comme le manifeste le désir de Candide d'acheter un « royaume »,<br />

le héros ne remet pas en cause les valeurs du monde féodal.<br />

<strong>Le</strong> chapitre XVIII est à la charnière du texte. Sa position centrale dans la<br />

fiction (passage du topique inversé en topique posé) est marquée par sa place<br />

médiane dans la narration : la même quantité de texte le précède et le suit. On<br />

comprend alors que ces deux pans du récit soient narrativement très différents. Alors<br />

que l'action prédomine dans la première partie, articulée autour des péripéties<br />

romanesques (aimer, combattre_) marquée par l'état d'aliénation de Candide (fuir),<br />

les fonctions qui marquent la seconde sont essentiellement voir, parler, attendre 2 et<br />

signalent un héros non plus soumis aux événements mais en voie de réintégration. La<br />

quête déceptive de Cunégonde qui occupait toute la première partie est déléguée à<br />

Cacambo, susceptible, grâce à l'or, d'effectuer sinon une épreuve principale réussie<br />

du moins un échange. Candide se sépare à Surinam (chap. XIX) de Cacambo à qui il<br />

confie la mission de racheter Cunégonde. Une longue parenthèse s'ouvre pendant<br />

laquelle Candide se heurtera, à cause de son or, aux méfaits réitérés d'un marchand<br />

hollandais (« Vanderdendur »), d'un religieux (« l'abbé périgourdin »), d'une dame<br />

noble (« la marquise de Parolignac »). Face à un Candide (non-sujet d'abord, anti-<br />

1 Ce nouvel adjuvant mérite d'être analysé. Après Greimas, on peut distinguer deux sortes d'objets<br />

magiques 1) ceux qui fournissent des services (ex. le canot, la machine volante..) 2) ceux qui fournissent<br />

des biens (ex. l'argent pour le juif banquier). Dans Candide, l'or relève de ces deux classes : il est à la fois<br />

fournisseur de services (il permet à Candide d'affronter les opposants, de les tenir en respect) et<br />

fournisseur de biens (c'est grâce à l'or que Candide pourra liquider les manques initiaux (rachat de<br />

Cunégonde et achat d'un royaume). Après Greimas toujours, (voir Langages, n° 31, 1973) on peut<br />

remarquer qu'il existe deux lieux d'obtention d'un objet 1) un univers autarcique dans lequel toute<br />

acquisition par un sujet implique la privation pour un autre sujet (voir la série des conjontion/disjonction<br />

de Candide avec l'objet valeur Cunégonde. 2) la co-présence de deux univers, l'un immanent, l'autre<br />

transcendental si bien que le possesseur du bien (destinataire dans l'univers immanent) le reçoit d'un<br />

destinateur (monde transcendental), sans que cela apparaisse comme une privation. En fonction de quoi<br />

l'or peut avoir deux valeurs : 1) une valeur négative lorsqu'il est le fruit du hasard ou d'un don miraculeux<br />

(cf. les moutons, chargés d'or). Dans ce cas, il est appelé à se « transformer en ce [qu'il est] réellement, en<br />

crotin de cheval, par exemple », ou encore en vase, en cailloux, comme dans Candide, c'est-à-dire en sa<br />

substance d'origine, 2) une valeur positive, lorsque, dans le monde immanent, il est le résultat d'un<br />

travail. C'est pourquoi cet adjuvant « or et pierreries » (p. 193 :VIII) est à la fois, négativement relié au<br />

féodal (à rapprocher de Cunégonde « brillante de pierreries » (p. 159 : VII)) et positivement associé au<br />

travail et au savoir faire (v. chap. III l'anabaptiste et ses « manufactures » et chap. XXX, la société<br />

marchande de Candide).<br />

2 « <strong>Le</strong> récit se ralentit : Candide, qui a de l'argent, qui attend Cunégonde, se met à regarder le monde et à<br />

écouter les hommes. Pour la première fois, le théâtre, la littérature, bref, l'activité intellectuelle, font leur<br />

entrée dans le conte, comme si Candide, libéré des impulsions élémentaires (nourrir et sauver son corps),<br />

s'ouvrait à la vie de l'esprit. L'âpre satire galopante d'avant l'Eldorado tourne à l'observation morale, voire<br />

au tableau de moeurs_ » Jean GOLDZINK, Roman et idéologie dans Candide, Cahiers du C.E.R.M.,<br />

1971.<br />

163


LE CONTE<br />

sujet ensuite) les sujets de jadis sont devenus des anti-sujets réduits aux rôles<br />

thématiques de « fripon » (« quoiqu'il eût toujours sur le coeur la friponnerie du<br />

patron hollandais. » (p. 202 : XX) ; « _ monsieur l'abbé_ son dessein était de<br />

profiter, autant qu'il le pourrait, des avantages que la connaisance de Candide<br />

pouvait lui procurer » (p. 214 : XXVII) ; « La belle ayant aperçu deux énormes<br />

diamants aux deux mains de son jeune étranger le loua_ » (p. 214 : XVII)). A ces<br />

pendants des premiers chapitres (religion et noblesse) s'ajoutent d'autres professions<br />

qui font l'objet de la satire de Voltaire : la justice et la médecine. <strong>Le</strong> juge (chap.<br />

XIX) abuse du droit pour spolier Candide, les médecins (chap. XXII) utilisent leur<br />

savoir pour les mêmes raisons. Pendant ce temps, Candide « dispute » beaucoup<br />

avec Martin (l'anti-Pangloss) et finit sous la pression du montage événementiel par<br />

osciller entre une adhésion à un nouveau savoir philosophique : « Candide n'en<br />

voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait raison » (p. 222 : XXIV) et la<br />

conjonction avec son ancien savoir : « Ah dit Candide, si Pangloss était ici, il le<br />

saurait et il nous l'apprendrait » (p. 234 : XXVII). Parvenu à Venise, Candide<br />

retrouve Cacambo. Il rachète successivement son valet, ses anciens maîtres<br />

(Pangloss et le baron), sa maîtresse Cunégonde et la vieille. <strong>Le</strong> batard du château<br />

initial, le banni est le seul acteur à avoir connu un parcours narratif d'amélioration<br />

(au chapitre XXIV, il devient « Monsieur Candide ». A l'inverse, les habitants du<br />

château, victimes de l'histoire ont perdu toute initiative dans l'Histoire. Symbolique à<br />

ce titre, le souper « carnavalesque » (Bakhtine) que Candide offre aux rois déchus<br />

(chap. XXVI).<br />

Symbolique aussi le statut physique des personnages. La mutilation du corps,<br />

marque extrême de l'aliénation, a atteint tous les personnages du château, de même<br />

que la vieille, selon des formes et des issues différentes. (Voir p. 150 : III) : Pangloss<br />

« couvert de pustules », « le bout du nez rongé_ » ; (p. 160 : VIII) : « Ils égorgèrent<br />

mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux » ; (p. 167 : XI) « Je n'ai<br />

pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate, ni la fesse coupée, dit la<br />

vieille » ; (p. 234 : XXVII) : « quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent<br />

avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec _ ce frère de mademoiselle<br />

Cunégonde » (p. 239 : XXXI) ; « <strong>Le</strong> tendre amant Candide, en voyant<br />

la belle Cunégonde, rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche_ »). Candide,<br />

au contraire, expulsé (chap. I), châtié (chap. II), fessé (chap. VI), malade (chap.<br />

XXII) n'est pas marqué par l'histoire et voit son intégralité physique se reconstituer à<br />

chaque fois. C'est donc lui qui sera chargé de porter la positivité des nouvelles<br />

valeurs. En attendant le corrélé final, l'obstination entêtée du baron donne au dernier<br />

conflit son aspect dérisoire et comique. Cunégonde n'est plus un objet de valeur pour<br />

Candide qui entend l'épouser plus par devoir que par désir. En faisant référence aux<br />

« chapitres d'Allemagne » (p. 240, XXIX), le baron se pose en anti-sujet, mais sans<br />

pouvoir, il est banni de la « métairie » dont Candide vient de se rendre acquéreur.<br />

En attendant, l'adjuvant or s'est épuisé. Il a été en partie perdu, en partie volé,<br />

en partie dépensé en dons (Paquette et Giroflée, les rois déchus), en rachats et en<br />

achats. Ornemental et luxueux dans la pratique féodale, il n'assure que des fortunes<br />

passagères et improductives. Certes, il a permis de racheter les habitants du château<br />

initial, mais ce sont des valeurs dégradées, certes il a permis d'acheter le « royaume »<br />

désiré par Candide mais ce n'est qu'une « métairie ». Très significativement, la fin de<br />

164


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

l'or eldoradien lance une nouvelle quête dont l'objet est le « bonheur ». « Il était tout<br />

naturel d'imaginer_ mènerait la vie du monde la plus agréable_ mais_ il ne lui resta<br />

plus rien que sa petite métairie_ et quand on ne se disputait pas, l'ennui était si<br />

excessif_ » (p. 241 : XXX). En fait les manques initiaux ne sont pas liquidés. Il est<br />

vrai que Candide est désormais conjoint avec l'objet valeur Cunégonde. Mais celle-ci<br />

n'a de commun avec l'objet du désir initial que le nom. Elle a perdu son étiquette de<br />

caste (« Mademoiselle »), ou ses adjectifs valorisants (« _et la belle Cunégonde n'est<br />

point venue ! » (p. 219 : XXIV) et n'est plus qu'un prénom : « Candide, dans le fond<br />

de son coeur, n'avait aucune envie d'épouser Cunégonde » (p. 240 : XXX). Elle a<br />

perdu sa beauté et les valeurs qu'elle représente n'en sont plus. Aussi est-il nécessaire<br />

pour Candide de se conjoindre à un nouveau savoir. S'engage alors une ultime quête<br />

qui conduit Candide auprès d'un derviche et d'un vieillard. <strong>Le</strong> premier,<br />

symptomatiquement interrogé par Pangloss, décline philosophiquement un faux<br />

savoir : à la parole stérile et impuissante de Pangloss, il répond par le silence, la<br />

résignation et la soumission à l'ordonnancement transcendantal, rejoignant ainsi le<br />

premier dans l'inaction. <strong>Le</strong> second, antiraisonneur se contente de donner son exemple<br />

en expliquant sa pratique. L'abondance des biens produits atteste de sa réussite. Son<br />

bonheur est le fruit de son travail et de son autonomie. Loin des affaires publiques,<br />

les seules relations qu'il conserve avec le monde sont d'ordre commercial 1 , « _le<br />

travail éloigne de nous, trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin » (p. 244 :<br />

XXX). Si l'on se souvient que l'ennui est le terme aboutissant de l'enquête de<br />

Candide (voir Martin, voir Prococurante), que le vice a été constamment rencontré et<br />

que le besoin est l'état le plus communément partagé, on admettra que le travail est la<br />

seule valeur positive, génératrice du bonheur recherché et que sa découverte peut<br />

enfin achever le récit 2 . Grâce à ce savoir décliné par le vieillard, la communauté de<br />

la métairie s'agrège dans un système de valeurs qui transforme positivement ses<br />

membres : la très laide Cunégonde « devint une excellente patissière ; Paquette<br />

broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendit<br />

service_ » (p. 245 : XXX)). La mise en pratique de ce savoir provoque un pouvoir<br />

indéniable (« La petite terre rapporta beaucoup » (p. 244 : XXX) et Candide, le<br />

maître de lieux, de parlé qu'il était par Pangloss se fait le destinateur du nouveau<br />

savoir et fait taire définitivement l'ancienne philosophie : « Cela est bien dit, mais il<br />

faut cultiver notre jardin » 3 .<br />

1 « L'industrie remplece la prière. La philosophie de Candide rejoint celle du Siècle de Louis XIV et celle<br />

de l'Encyclopédie ». R. POMEAU, La religion de Voltaire, Nizet, 1969, p. 312.<br />

2 « La plupart de ses récits sont, dans le développement général, l'histoire d'une approche progressive du<br />

héros vers une plus grande sagesse et vers une pensée juste : Babouc et Zadig, Candide, l'Ingénu et Jenni<br />

ont tous découvert à la fin de leurs aventures une vérité majeure ou des vérités qu'ils ne connaissaient pas<br />

au commencement ». V. MYLNE, op. cité, p. 1069.<br />

3 Reste posé le problème de la signification de cette formule finale. Pour certains, en particulier William<br />

F. BOTTIGLIA (« Voltaire’s Candide ; Analysis of a classic », Studies on Voltaire, 1964), il s'agit d'un<br />

appel à l'action, de l'affirmation d'un idéal bourgeois du travail productif. Il est vrai qu'elle survient après<br />

que les valeurs aristocratiques aient été déconstruites et qu'elle a été annoncée, dans l'amont du texte, par<br />

la référence positive aux « manufactures » de l'anabaptiste (chap. III). Pour d'autres (R. POMEAU, par<br />

ex.), il s'agit d'un retrait, d'un repli sur soi devant les « abominations du monde ». C'est ainsi que John<br />

PAPPAS (« Candide : rétrecissement ou expansion ? » , Diderot Studies X, 1968) argumente pour la<br />

seconde thèse en s'appuyant sur des preuves extra-textuelles : 1) l'état de désespoir dans lequel se trouve<br />

165


LE CONTE<br />

Remarquons pour terminer que sont exclus (chassés ou réduits au silence) les<br />

acteurs improductifs. D'un côté les représentants de la noblesse car, comme cela a<br />

été illustré par l'histoire, l'ordre féodal est amené à disparaître pour deux raisons :<br />

- la maladie circule dans l'ensemble du corps social (« Paquette tenait ce<br />

présent d'un cordelier_ de Christophe Colomb » (p. 152 : IV)) au moyen de relations<br />

sexuelles et a tout détruit de proche en proche.<br />

- les représentants du corps social dominant ont des pratiques homosexuelles<br />

(voir le baron fils surpris avec « un jeune icoglam très bien fait » (p. 237 : XXVIII)<br />

et conséquemment puni par « cent coups de bâton sous la plante des pieds » (p. 237)<br />

alors que Pangloss, pour une aventure hétérosexuelle, recevra « cent coups de latte<br />

sur la plante des pieds », souligné par moi)) qui par définition ne permettent pas la<br />

reproduction_ des rapports sociaux. De l'autre, les faiseurs de discours (« le<br />

philosophe Pangloss et le philosophe Martin » (p. 241 : XXX) qui n'ont cessé de<br />

discourir, de disputer, de raisonner sans prise sur le réel. Ils s'opposent à la vieille et<br />

à Cacambo, tour à tour fournisseurs d'adjuvants (épée, cheval_) de biens<br />

(nourritures) et de conseils pratiques. Rôle thématique souligné par le narrateur<br />

puisqu'il les qualifie tous les deux de « prudente vieille » (p. 177 : XIII) et de<br />

« prudent Cacambo » (p. 241 : XXX) et matérialisé, au niveau des actions, par le fait<br />

qu'ils multiplient les tournures injonctives : (« La vieille prit alors la parole_<br />

montons vite à cheval_ et allons à Cadix » (p. 165 : IX) ; « Allons, mon maître,<br />

suivons le conseil de la vieille ; partons et courons_ » (p. 178 : XIV).<br />

2 - Deuxième hypothèse. Candide est un conte philosophique.<br />

« <strong>Le</strong> roman philosophique (nous ne ferons pas de différence entre le roman et<br />

le conte philosophique ; Voltaire ne l'a jamais faite) ainsi entendu sera une oeuvre<br />

narrative en prose véhiculant une thèse, autrement dit, toujours à quelque degré, une<br />

oeuvre de propagande et de polémique. <strong>Le</strong> philosophe se sert de la fiction comme<br />

d'une grille à travers laquelle l'esprit du lecteur doit saisir une intention et une<br />

pensée. Dans la mesure où elle renvoie à cette pensée, la fiction est un prétexte et le<br />

lecteur doit la sentir comme telle : le récit philosophique n'est lisible que s'il existe<br />

une complicité entre l'auteur et le lecteur (« Je voudrais [_] que, sous le voile de la<br />

fable, [le conte] laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au<br />

vulgaire » (Voltaire : <strong>Le</strong> Taureau blanc, chapitre IX). On voit au XVIII° siècle dans<br />

le roman se perfectionner les « techniques de l'illusion », mais le roman<br />

philosophique, lui a besoin de la plus grande adresse dans les techniques de<br />

l'allusion, caricature, exagération, paradoxe, paralogisme, litote, insinuation,<br />

réticence, antiphrase, etc_ au lieu de tenir la fiction à distance du narrateur et du<br />

Voltaire quand il écrit Candide., 2) des lettres dans lesquelles Voltaire fait référence à la phrase finale de<br />

Candide quand il veut exprimer son impuissance. Je n'ai pas la place pour le développer ici, mais je<br />

souscris à la conclusion de J. - Marie APOSTOLIDES dans « <strong>Le</strong> système des échanges dans<br />

Candide »,Poétique n° 38, 1981, p. 458 : « A l'intérieur de cet espace privé, Candide et ses amis<br />

pratiqueront les vertus des Doradiens ; amabilité, hospitalité, piété, tempérance, justice. Ces valeurs sont<br />

celles que la bourgeoisie ascendante du XVIII° siècle oppose au déclin aristocratique. Elles constituent en<br />

même temps un antidote aux perversions enregistrées dans l'univers de la marchandise. <strong>Le</strong> silence<br />

devient le remède à l'inflation vebale, la fidélité conjugale celui de l'inflation sexuelle, le travail celui de<br />

l'inflation monétaire ».<br />

166


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

lecteur, ces romanciers rapprochent le plus possible leur fiction de la réalité à<br />

laquelle appartient le lecteur_ 1 .<br />

Il ressort des propos d'Henri Coulet que la dimension philosophique du conte<br />

se manifeste à différents niveaux du texte :<br />

- le régime énonciatif ;<br />

- le statut du référent.<br />

Nous ajouterons :<br />

- l'organisation narrative.<br />

Reprenons ces trois points dans l'ordre de leur énumération.<br />

1) L'organisation narrative.<br />

Au terme de l'étude précédente du parcours narratif de Candide, différents<br />

segments du texte n'ont pu être pris en compte.<br />

1) Il s'agit d'abord de récits complets, dans lesquels Candide n'est pas acteur<br />

mais auditeur et qui sont narrés par d'autres acteurs. Ainsi Pangloss (p. 151 : IV) ;<br />

Cunégonde (p. 16O : VIII) ; la vieille (p. 167 : XI-XII) ; le baron-fils (p. 181 : XV)<br />

tour à tour racontent à Candide ce qui leur est arrivé depuis leur séparation 2 .<br />

2) Il s'agit ensuite de séquences complètes dans lesquelles Candide est acteur<br />

et qui sont racontées par le narrateur primaire. Il en est ainsi du voyage chez les<br />

Oreillons (chap. XVI) ou de la visite chez le seigneur Pococuranté (chap ; XXV).<br />

<strong>Le</strong>s uns et les autres ne peuvent s'inscrire dans le dynamique de la quête de<br />

Cunégonde, c'est-à-dire qu'ils ne constituent pas des programmes narratifs<br />

intermédiaires logiquement articulés à la trame générale, tout en développant des<br />

micro-récits achevés. De telles cellules, digressions narratives (la rencontre avec les<br />

Oreillons, par exemple, n'a aucun avenir narratif et constitue un bloc isolable) pour<br />

le récit principal rélèvent d'une autre approche susceptible de leur donner sens : le<br />

montage philosophico-didactique. <strong>Le</strong>s récits du premier type s'accrochent à la trame<br />

principale selon diverses modalités fictionnelles. <strong>Le</strong> récit de Cunégonde est<br />

doublement motivé par les retrouvailles avec Candide et par la suspension<br />

humoristique de la conjonction physique (« Hélas ! j'espère bien la voir, dit le naïf<br />

Candide » (p. 161 : VIII). L'histoire de la vieille occupe, selon la tradition<br />

romanesque des récits de voyage, le temps de la traversée de l'Atlantique, correspond<br />

à la présentation d'un acteur nouveau et répond à une interrogation philosophique sur<br />

le malheur. Mais l'enjeu essentiel de ces deux récits tient des relations intratextuelles<br />

qu'il entretiennent. <strong>Le</strong>s deux histoires se répètent, et souvent terme à terme<br />

(naissance noble, beauté, viol, esclavage, vente) au point de produire, dès leur<br />

relation, une assimilation entre les deux femmes. Posée ici d'une manière<br />

apparemment fortuite, l'assimilation des acteurs est en fait une mise en abyme du<br />

destin romanesque de Cunégonde. L'infini des possibles que le futur ouvre se réduit<br />

à une réduplication du passé. <strong>Le</strong>s deux histoires, uniques dans leurs péripéties,<br />

1 Henri COULET, « la distanciation dans le roman et le conte philosophiques » in Roman et Lumières au<br />

XVIIIe siècle, Editions sociales, 1970, p. 439.<br />

2 Candide est le seul personnage que l'on ne quitte jamais. Ce point de vue narratif unique produit<br />

nécessairement un décalage, des distorsions entre l'ensemble des événements de la diégèse et la<br />

succession syntagmatique de leurs énoncés dans la narration. Un procédé romanesque courant consiste à<br />

traduire la simultanéité des éléments fictionnels par la successivité d'éléments narratifs encadrés de<br />

formules du type : « Pendant ce temps-là_. »<br />

167


LE CONTE<br />

soumises à la même grande Histoire, aboutissent au même résultat. Ce qui se<br />

vérifiera par la suite. Cette mise en scène textuelle génère des effets de savoir qui,<br />

remarquablement, échappent à Candide. Aveuglement qui établit une complicité<br />

cognitive avec le lecteur.<br />

<strong>Le</strong>s récits du second type s'insèrent dans les circonstances consécutives aux<br />

événements de la trame générale. Ils remplissent des temps déterminés par de<br />

grandes fonctions de type fuite dans le topique inversé et de type attente dans le<br />

raconté parce que simultané à un autre ou qu'il ait été rapporté en partie seulement.<br />

<strong>Le</strong>s analepses dans Candide sont soit homodiégétiques (Genette). (Elles comblent<br />

les ellipses des trajets romanesques concernant les acteurs impliqués dans le château<br />

initial ou après une séparation avec Candide (cf. Cacambo, p. 233 : XXVII ; cf.<br />

Pangloss et le baron fils, p. 237 : XXVIII)) soit hétérodiégétiques (le récit de la<br />

vieille raconte le passé d'un personnage extérieur à la diégèse initiale.<br />

Caractéristique des analepses dans Candide : - elles ne sont pas formulées par le<br />

narrateur primaire omniscient mais par un personnage endossant provisoirement le<br />

statut de narrateur à l'intérieur d'un jeu questions de Candide/réponses analeptiques ;<br />

- d'un côté, elle enrichissent la fiction, de l'autre elles aménagent les coups de théâtre<br />

(savoir partiel d'un acteur). Ainsi Cunégonde morte dans l'analepse de Pangloss<br />

réapparaît « miraculeusement ». Ainsi le baron fils mort deux fois, dans l’analepse de<br />

Pangloss et dans celle de Cunégonde, réapparaît de façon encore plus extraordinaire.<br />

- La systématisation du procédé sert à la fois à critiquer le savoir panglossien<br />

et participe de la parodie de procédés romanesques en usage.<br />

Cependant, comme les premiers, s'ils sont fictionnellement liés à la trame<br />

générale, ils ont aussi une autonomie relative qui leur permet d'établir des liaisons<br />

intra-textuelles. <strong>Le</strong> chapitre consacré aux Oreillons en fournit un bon exemple.<br />

L'action héroïque - délivrer les jeunes filles des agressions des singes - est liée à la<br />

fuite du Paraguay et s'inscrit dans la recherche de la fortune comme moyen de<br />

délivrer Cunégonde. (« Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette<br />

aventure peut nous procurer de très grands avantages dans le pays » (p. 184 : XVI).<br />

En fait elle entraîne des conséquences qui éloignent les redresseurs de torts de leur<br />

but et à la fin de l'enclave, le processus de fuite reprend, l'interruption n'ayant<br />

absolument rien apporté qui modifiât la quête. Au niveau philosophique par contre la<br />

digression pseudo-ethnographique a permis une confrontation pédagogique autour<br />

du couple philosophique nature vs culture (cf. le débat avec Rousseau) et surtout un<br />

voyage à l'intérieur du récit. En effet, la présence des connotateurs d'exotisme<br />

(sexualité des Oreillons, cannibalisme_) n'empêche pas les rapprochements de se<br />

faire. <strong>Le</strong> chaudron peu chrétien des Oreillons rappelle l'autodafé barbare des<br />

Inquisiteurs. La réflexion sur le droit évoque les autres passages où il se trouve<br />

bafoué (dans la guerre du chap. III, dans le récit de la vieille_).<br />

Ainsi, ces récits enclavés, des deux types, participent à un fonctionnement<br />

intratextuel particulièrement remarquable dans Candide. Des unités fictionnelles<br />

éloignées syntagmatiquement, faiblement motivées logiquement, s'interpellent, se<br />

168


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

commentent, s'équivalent, redistribuent leur sens et constituent un savoir construit<br />

hors d'atteinte de Candide mais destiné au lecteur 1 .<br />

A cette intratextualité partielle, puisqu'elle concerne des relations entre des<br />

épisodes, s'ajoute une intratextualité généralisée, touchant tous les points du texte et<br />

se manifestant par des phénomènes microstructurels réitérés. Iouri Lotman (La<br />

structure du texte artistique, Gallimard) a bien montré qu'un texte (« système de sens<br />

secondaire ») instaure un régime inédit de corrélations par la répétition d'unités<br />

d'ordre phonétique, lexématique ou syntaxique qui d'ordinaire (en langue)<br />

n'entretiennent aucun rapport. Ce phénomène de structuration est particulièrement<br />

remarquable dans Candide.<br />

Par répétitions phonologiques<br />

On a déjà parlé de la sémantisation sexuelle du graphème E (« soupER »/<br />

« canapE »). Tel son/lettre, unité minimale de l'expression n'a aucune signification en<br />

soi. Mais leur co-présence métonymique posée au cours de la scène du<br />

baiser/rupture, répétée dans celle du baiser/retrouvailles (voir notre analyse infra),<br />

sous la pression de la construction textuelle (« fonction poétique » de Jakobson) fait<br />

qu'elles se chargent de sens à l'intérieur d'un réseau sémantique qui associe sexe et<br />

nourriture.<br />

On peut souligner aussi la sémantisation négative du phonème [ ] placé en<br />

final de certains mots. Il est indexé, comme tel, à partir d'une double insulte pour<br />

désigner un critique. « Quel est, dit Candide, ce gros cochON qui me disait tant de<br />

mal de la pièce où j'ai tant pleuré_ C'est un mal vivant, répondit l'abbé_ un fai- seur<br />

de feuilles, un FrérON » (p. 209 : XXII). L'une est attestée, l'autre est construite à<br />

l'aide d'une manipulation d'un nom propre devenu générique pour désigner une<br />

profession. On s'aperçoit, en fait que dans Candide, le phonème structure le<br />

paradigme des anti-sujets majeurs de Candide avant XVIII : le « barON de Thunderten-trONckh<br />

» et l'InquisitiON mais aussi les OreillONs et ses opposants après<br />

XVIII : « Monsieur l'abbé périgourdin est un fripON » (p. 216 : XXII) ; le « patrON<br />

hollandais a eu le sort qu'il méritait.. », « Dieu a puni ce fripON_ » (p. 204 : XX).<br />

Par répétition lexématique<br />

<strong>Le</strong> lexématique est le niveau fondamental sur lequel se construit l'édifice<br />

sémantique. A partir de la répétition d'éléments lexicaux s'établissent des liens entre<br />

les grandes unités du texte (rapprochement métaphorique de situations éloignées<br />

dans le syntagme, mise en abyme, effets stéréoscopiques_). C'est ainsi que la mise en<br />

parallèle du destin de Cunégonde et de la vieille est renforcée par la présence de<br />

lexèmes identiques dans les deux histoires : « un capitaine bulgare »/« le capitaine<br />

corsaire » ; « je leur ai mieux résisté »/« pour résister à » ; « il me vendit à un<br />

juif »/« il me vendit au dey de cette province » ; « coupèrent ma mère en<br />

morceaux »/« ma mère est à quatre cents pas d'ici, coupée en morceaux » ; « mon<br />

abominable inqisiteur »/« c'est une chose abominable »_). De nombreux indices<br />

1 « L'expulsion de la Westphalie, l'interlude militaire, l'Inquisition, l'Edlorado, ont une signification pour<br />

le lecteur qui est associé au point de vue du narrateur et une autre signification pour Candide qui, jusqu'à<br />

l'ultime extrémité du livre, en sait moins que le narrateur et que le lecteur ». Douglas A. BONNEVILLE,<br />

“Voltaire and the form of the novel”, Studies on Voltaire, Volume CLVIII, 1976, p. 42.<br />

169


170<br />

LE CONTE<br />

tissent des liens entre la guerre des bulgares (occidentale) et la guerre civile<br />

(orientale) que raconte la vieille : « coupées »/« de bras et de jambes coupées » ; « je<br />

demeurai mourant sous un tas de morts »/« il passa par dessus des tas de morts et de<br />

mourants » ; « _sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par<br />

Mahomet ». « _chanter des Te Deum ». C'est encore le lexique qui établit une<br />

correspondance entre les appareils religieux et militaires. (« tenaient leurs enfants à<br />

leurs mamelles sanglantes » ; « marchant sur des membres palpitants »_ (p. 149 : III)<br />

/ « Candide_ tout sanglant, tout palpitant_ » (p. 158 : VI)).<br />

Par répétitions grammaticales<br />

Du plan morphématique à celui de la structure syntaxique, les répétitions<br />

grammaticales (verbes, adverbes, constructions) accomplissent un véritable service<br />

d'ordonnancement du texte. <strong>Le</strong> mécanisme est le même. La répétition soustrait cet<br />

élément grammatical de l'état d'automatisation que lui attribue la langue naturelle et<br />

établit avec l'interprétation sémantique une liaison de type iconique que favorise le<br />

rapprochemnt des épisodes fictionnels. <strong>Le</strong>s exemples abondent : on a vu que<br />

Candide, Cunégonde et la vieillle partageaient un sort commun, traversé de multiples<br />

malheurs. Par delà la variabilité des aventures, c'est à la locution adverbiale « à<br />

peine », présente dans chaque histoire, qu'il revient, outre de donner du rythme à<br />

l'enchaînement des événements, de lier les trois personnages dans une aliénation<br />

commune. (« A peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant_ » (p. 155 : V) ;<br />

« A peine reprenai-je me sens_ » (p. 162 : X) « A peine fûmes-nous débarqués_ » (p.<br />

170 : XI) ; « A peine fus-je vendue que cette peste_ » (p. 172 : XII) ; « A peine les<br />

janissaires eurent-ils fait le repas_ » (p. 173 : XII) ; « A peine Candide fut-il dans<br />

son auberge_ » (p. 207 : XXII)). Simplement, comme la vieille doit prouver qu'elle a<br />

vécu plus de malheurs que les autres, « à peine » se répète et se trouve environné de<br />

morphèmes tels que « aussitôt que », « voilà que » qui, associés au présent<br />

historique, précipite le cours de l'histoire et érige en absurdité toute tentative de<br />

dénégation de l'omniprésence du mal.<br />

De même « Tout fut tué » (p. 171 : XI) opère dans le texte comme un<br />

syntagme leit-motif, connotateur des malheurs et de l'aliénation absolue. Il reprend<br />

(en unissant les différentes situations fictionnelles) le « tout périt » (p. 155 : V) du<br />

naufrage, le « tout fut consterné » (p. 146 : I) de la fin du château initial et le « tout<br />

fut englouti » de l'autre naufrage (p. 204 : XX). Autre exemple : la forme passive est<br />

absente de tous les titres qui suivent l'El Dorado alors qu'elle abonde dans les titres<br />

des chapitres qui le précèdent : (« fut élevé », « fut chassé » (chap. I) ; « fut fessé »<br />

(chap. VI) ; « fut obligé » (chap. XIII)_ On voit ainsi que les énoncés des titres<br />

confirment la distribution du conte, autour du chapitre XVIII, en contenu topique<br />

inversé et posé. A la période de l'aliénation correspondent des titres qui, tant<br />

sémantiquement que morphématiquement, dénotent la passivité de Candide. Au<br />

contraire, la réintégration se signale par des énoncés dont Candide est l'actant-sujet.<br />

Cette partition est si contraignante que le texte, pour un même signifié, use<br />

exclusivement du lexème advenir dans l'inversé et tout aussi exclusivement du<br />

lexème arriver dans le posé. Par ce jeu de symétrie et d'exclusion, les deux verbes,<br />

au-delà du sens unique qu'ils possèdent dans la langue naturelle (« arriver par<br />

accident/par surprise » (Robert)) se chargent d'un sens secondaire qui transforme ces


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

synonymes en de véritables antonymes. Un dernier exemple : le paradoxe du chapitre<br />

XVIII (inversion de l'Utopie oblige) : « _ils entrèrent dans un maison fort simple, car<br />

la porte n'était que d'argent_ » (p. 191) répond au paradoxe du chapitre I : « M. le<br />

baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait<br />

une porte et des fenêtres » (p. 143) et défait rétrospectivement encore plus la<br />

puissance illusoire du baron. De tels effets de corrélations sont possibles grâce au jeu<br />

des répétitions : 1) syntaxique, par le biais de l'explicative introduite par car. 2)<br />

lexématique, par l'opposition « maison »/« château ». 3) sémantique, par le heurt,<br />

dans la seconde phrase du sens de « château » avec les qualifications qui lui sont<br />

assorties et par le heurt corollaire dans la première phrase.<br />

<strong>Le</strong> statut du référent<br />

Autre marque caractéristique du conte ou du roman philosophique :<br />

l'importance du référent contextuel. S'applique à ce genre, ce que M. Bakhtine dit du<br />

roman, par opposition à l'épopée :<br />

« _le présent dans son inachèvement (est) pris comme point de départ et<br />

centre de l'orientation idéologique et artistique_ » 1 .<br />

En effet, Candide, en prise sur l'actualité référentielle convoque des<br />

événements (le tremblement de terre de Lisbonne, la guerre de Sept Ans_) ou des<br />

personnes (Fréron 2 , l'amiral Byng, Mademoiselle Clairon_). Ces matériaux prétextuels<br />

peuvent être injectés directement dans le texte (monnaies des pays, détails<br />

culinaires_) et servent de « petits faits vrais » qui ont pour fonction d'ancrer la fiction<br />

dans une illusion de réel. <strong>Le</strong> chapitre XXII, consacré à Paris, fourmille à cet égard<br />

d'informants totalement transparents aux lecteurs de l'époque 3 .<br />

<strong>Le</strong>s matériaux pré-textuels sont le plus souvent « travaillés » lors de leur<br />

injection dans le conte. Prenons l'exemple du tremblement de terre de Lisbonne au<br />

chapitre VI. <strong>Le</strong>s événements de cet épisode s'appuient sur des faits historiques<br />

1 M. BAKHTINE, Epopée et roman, Recherches Internationales n 76, p. 37.<br />

2 Lire Jacqueline BIARD-MILLERIOUX, L'esthétique d'Elie Catherine Fréron, P.U.F., 1985.<br />

3 <strong>Le</strong>s propos de Martin sur « Melle Monime » (p. 209 : XXII) ou les conversations littéraires (p. 211)<br />

sont, par exemple, à rapprocher des témoignages érudits sur la biographie de Voltaire : « Mais ces années<br />

1730-1734 lui feront voir pour la première fois avec intensité, deux carac-téristiques qui deviendront,<br />

dans le vif de sa sensibilité, indélébilement liées à l'image qu'il se fait de Paris : le fanatisme, et la sottise<br />

haineuse des gens de lettres.<br />

<strong>Le</strong> fanatisme : Voltaire, effaré, le découvre à la mort d'Adrienne <strong>Le</strong>couvreur ; cette femme<br />

admirable, tragédienne de génie, et qui donna dans sa vie maints exemples de l'élévation de son<br />

caractère, avait été, un bref moment, la maîtresse de Voltaire_Protégée, cajolée, adulée par les grands de<br />

ce monde, Adrienne, lors de sa dernière maladie, se verra refuser l'extrême- onction, et sa dépouille sera<br />

honteusement et ignominieusement ensevelie sur les berges de la Seine.<br />

La seconde hydre dont Voltaire découvre alors toute l'horreur, ce sera la haine et l'envie des<br />

écrivains de Paris à son égard. "Dès que j'eus l'air d'un homme heureux, tous mes confrères, les beaux<br />

esprits de Paris, se déchaînèrent contre moi", écrit-il. La publication, en 1733, du Temple du goût, dut<br />

également déchaîner, contre l'auteur, la troupe des écrivaillons qui se voyaient écartés du moderne<br />

Parnasse. C'est alors que Voltaire écrit son Epître à madame la marquise Du Châtelet sur la calomnie,<br />

qui pourtant ne sera publié qu'en 1736. <strong>Le</strong> poète fait le portrait peu flatté de la société parisienne et<br />

surtout des hommes de lettres qui l'avilissent_ ». Jean Mohsen FAHMY, « Voltaire et Paris » in Studies<br />

on Voltaire, n° 195, 1981, p. 35-36.<br />

171


LE CONTE<br />

connus : 1) le 1er novembre 1755, le capitale du Portugal a été détruite par un<br />

séisme. <strong>Le</strong> tremblement de terre s'est répété mais un mois plus tard. 2) L'autodafé<br />

était une pratique réelle de l'Inquisition, cependant le tremblement de terre de 1755<br />

ne fut suivi d'aucune cérémonie de ce type. Il n'existe donc, entre ces événements au<br />

niveau référentiel, que des rapports existentiels. Mis en scène dans le conte, ils<br />

deviennent un argument au service de la satire religieuse, et subissent, pour ce faire,<br />

une condensation temporelle qui les fait entrer dans un rapport de causalité : c'est<br />

parce qu'il y a eu séisme et pour qu'il n'y en ait plus qu'on organise un autodafé.<br />

L'attaque contre l'appareil religieux se mesure dans le décalage qui existe entre les<br />

dénominations désignant les responsables religieux (« sages du pays », "il était<br />

décidé par l'université de Coïmbre_ ») et les actions elles-mêmes, connotées comme<br />

pratiques païennes (« donner au peuple un bel autodafé » est le calque de la formule<br />

latine chère aux empereurs « munus dare populo ») et comme pensée magique : user<br />

de sacrifices humains pour peser sur les causalités naturelles est le signe d'une<br />

pensée « sauvage ». Et bien entendu totalement inefficace puisque la terre se remet à<br />

trembler.<br />

Comme en témoigne la suite de l'épisode (« On avait en conséquence saisi un<br />

Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant<br />

un poulet en aient arraché le lard_ » (p. 157 : VI)), le hors texte peut prendre aussi la<br />

forme d'un référent textuel, en l'occurrence La Relation de l'Inquisition de Goa de<br />

Dellon et l'Histoire de l'Inquisition de Marsollier 1 . Ces deux textes, réécrits dans le<br />

conte installent le lecteur de l'époque dans un déjà vu/déjà lu et concourent à ancrer<br />

la fiction dans le réel. Cependant, au cours de sa réinjection, le texte documentaire<br />

subit un double traitement : 1) il est pris en charge par les réseaux sémantiques<br />

dominant dans le conte qui figurabilisent la faute des hérétiques (comme celle de<br />

Candide dans la séquence initiale) par une liaison métonymique entre le sexuel et la<br />

nourriture. 2) Il est pris en charge par l'ironie narratrice qui le déforme<br />

elliptiquement 2 . En effet, dans le texte de Dellon, les citoyens portugais sont<br />

condamnés pour leur fois judaïque hérétique. Voltaire effaçant l'index (ne pas<br />

manger de la graisse = preuve de judaïté), les hérétiques sont condamnés non pour<br />

leurs pratiques religieuses, mais pour un acte anodin (arracher le lard d'un poulet)<br />

qui prend alors des proportions burlesquement tragiques.<br />

« Huit jours après ils furent revêtus d'un san-benito _ étaient droites » (p.<br />

157 : VI). Cet épisode lui aussi réécrit le texte de Dellon 3 en le soumettant à un<br />

1 Chroniques parues à la fin du dix-septième siècle. <strong>Le</strong>s lecteurs de l'époque savaient ainsi qu'une des<br />

prescriptions de l'Inquisition était de dénoncer celui qui « retire, de la chair des animaux dont il se<br />

nourrit, le suif ou la graisse » car c'est une jpreuve qu'il « judaïse ». Ils savaient aussi que l'Eglise<br />

interdisait alors le mariage entre le parrain et la marraine d'un même enfant, la commère. Ils savaient<br />

aussi que l'appareil religieux encourageait les dénonciations, multipliait les enquêtes qu'effectuaient les<br />

« familiers » et que, pour être soupçonné d’hérésie, il suffisait d’« avancer quelque proposition qui<br />

scandalise ceux qui l'entendent ou même de ne pas déclarer ceux qui en avancent de pareilles ». D'où la<br />

scène dans Candide : « on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour<br />

avoir parlé et l'autre pour avoir écouté_ »(p. 157).<br />

2 Sur la causalité implicite voir Pierre Haffter, « L'usage satirique des causales dans les contes de<br />

Voltaire », Studies on Voltaire, vol. LIII, 1967, p. 23.<br />

3 « Ceux qui sont tenus pour convaincus (qui refusent leur auto-critique) portent une espèce de<br />

scapulaire, appelé samarra, où le portrait du patirnt est représenté au naturel, devant et derrière, posé sur<br />

172


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

traitement similaire. 1) Voltaire reprend les distinctions rituelles mais en les<br />

ridiculisant par un grossissement facétieux des détails. 2) La distinction entre<br />

convaincus et repentants croise dans le conte l'opposition maître et disciple. L'enjeu<br />

du conte philosophique est donc bien là : prendre en compte l'actualité du moment<br />

(institution, coutumes, opinions, croyances_) mais pour apprendre au lecteur à<br />

désautomatiser ses représentations afin de voir derrière le réel les discours qui le<br />

parlent. D'où ce double mouvement, constant dans le conte : 1) de<br />

vraisemblabilisation de la fiction par la multiplication de connotateurs de réel et<br />

d'opérateurs d'allusion. 2) de dénaturalisation du référentiel par une représentaiton<br />

distanciée. Soit par une déformation burlesque (cf. les exemples précédents), soit par<br />

une inappropriation pragmatique (ex. la théâtralisation esthétique de la bataille (p.<br />

148 : III) exprimant le point de vue royal et panglossien opposé à la vision du jeune<br />

Candide confronté au terrain.<br />

En filiation avec la tradition des entretiens philosophiques, le conte<br />

philosophique accorde une place importante au dialogique (disputes philosophiques<br />

(ex. sur le bonheur, le droit, la liberté_ contreverses religieuses, etc_ Comme l'écrit<br />

M. Roelens :<br />

« _le conte philosophique ouvre l'espace clos du dialogue d'idées à toutes les<br />

violences du réel et fait de la relation qui supporte les entretiens le récit des<br />

aventures et des infortunes encourues par le philosophe dans le monde de<br />

l'histoire » 1 .<br />

D'où cette diatopie particulièrement remarquable dans Candide. Héros<br />

« mobile » (Lotman), c'est-à-dire capable de passer à travers des « mondes »<br />

différents, Candide traverse successivement : 1) L'Ancien Monde mythique. 2)<br />

L'Ancien monde réel. 3) <strong>Le</strong> Nouveau Monde. 4) L'Anti-Monde des Oreillons. 5)<br />

L'Autre Monde utopique. 6) <strong>Le</strong> Nouveau Monde. 7) L'Ancien Monde. 8) <strong>Le</strong> Para-<br />

Monde de l'Utopie finale. Point d'exotisme pour l'exotisme, ici, les différents<br />

mondes, comme on l'a montré, servent de faire dévaloir du discours panglossien et<br />

surtout des institutions dominantes dans le monde référentiel.<br />

<strong>Le</strong> régime énonciatif<br />

a) La mise en phase des actants transnarratifs<br />

Bien que son identité soit indécidable (Docteur Ralph ou Voltaire lui-même),<br />

le narrateur primaire explicite 2 apparaît dès la troisième phrase du texte (« je crois »<br />

(p. 143 : I)), instituant, malgré son unique occurrence, la matrice des relations entre<br />

les interlocuteurs. De même, l'utilisation de pronoms « nous » et « vous » (« la<br />

première journée de nos deux voyageurs_ » (p. 197 : XIX) ; « il tire son épée,<br />

quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et vous étend l'Israélite raide mort_ » (p. 164 :<br />

des tisons embrasés avec des flammes qui s'élèvent et des démons tout à l'entour_ mais ceux qui<br />

s'accusent et ne sont pas relaps portent sur leurs samarras des flammes renversées la pointe en bas_ »<br />

Dellon.<br />

1 Maurice ROELENS, « La description inaugurale dans le dialogue philosophique au XVII° et XVIII°<br />

siècles », Littérature N° 18, 1975, p. 62.<br />

2 Pour ces notions de narrateur primaire (explicite, effacé, anonyme), voir Laurent DANON-BOILEAU,<br />

Produire le fictif, Klincksiek, 1982, p. 40.<br />

173


LE CONTE<br />

IX)) nous laissent supposer que le narrateur primaire (Ralph/Voltaire) et le narrataire<br />

(lecteur) sont réunis fictionnellement dans une même énonciation.<br />

b) <strong>Le</strong>s échanges entre les actants transnarratifs<br />

A partir de cet ancrage interlocutif, l'auteur du récit philosophique aménage<br />

une « zone de coopération » (Faguet parlait d'une « demi-intimité très piquante »)<br />

sous la forme d'une interpellation constante du lecteur, impliquant, en retour, une<br />

connivence idéologico-cuturelle partagée. L'histoire de Candide est essen- tiellement<br />

racontée par un narrateur anonyme qui dispose les objets de son discours en faisant<br />

jouer les repérages anaphoriques internes (énonciation de type « récit » chez<br />

Benveniste) 1 . Ex. « Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ;<br />

Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui<br />

parla sans savoir ce qu'il disait » (p. 145 : I). Ce qui n'empêche pas le narrateur de<br />

mener une intense activité commentative par l'intermédiaire d'intrusions diverses :<br />

- évaluations<br />

« Cacambo, qui en avait vu bien d'autres, ne perdit point la tête_ » (p. 183 :<br />

XV) ; « Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha_ » (p. 148 : II) ;<br />

« _ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout<br />

inspire dans un pays inconnu » (p. 184 : XVI). (souligné par moi).<br />

- qualifications<br />

Voir en particulier, l'usage des épithètes homériques : « La belle Cunégonde »<br />

(p. 175 : XIII) ; « le vertueux anabaptiste » (p. 155 : V) ; « le fessé Candide » (p.<br />

164 : IX) ; « le vigilant Cacambo » (p. 183 : XVI).<br />

- modalisations<br />

« Candide lui obéit avec un profond respect ; et quoiqu'il fût interdit, quoique<br />

sa voix fût faible et tremblante, quoique l'échine lui fît encore un peu mal, il lui<br />

raconta_ » (p. 161 : VIII) ; « Il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et<br />

vous étend l'Israëlite roide mort sur le carreau_ » (p. 164 : IX) (souligné par moi).<br />

- exclamations<br />

« _lui répandit sur le chef un plein_ O ciel ! à quel excès se porte le zèle de la<br />

religion chez les dames ! » (p. 150 : III) (souligné par moi).<br />

- onomastique<br />

Deux objets valeurs sont particulièrement chargés de négativité dans le<br />

conte : la noblesse et la philosophie optimiste. En témoignent, outre les circonstances<br />

dans lesquelles leurs représentants interagissent, leurs désignations.<br />

Ex. : <strong>Le</strong> nom du baron Thunder-ten-tronckh décrit l'essentiel du personnage.<br />

Signifiant composite, il joue sur les deux langues, allemande et anglaise, 1) anglaise :<br />

« thunder » (le tonnerre) et « ten » (dix), proche aussi de « den » (chef d'un clan) ; 2)<br />

allemande : « ten » est proche de l'article « den », l'onomatopée « tronckh » n'est pas<br />

sans connoter la germanie. <strong>Le</strong> baron est donc indexé comme un homme « faisant plus<br />

de bruit que dix tonnerres » A relier à toutes les allusions à sa fausse puissance.<br />

Ex. : « _le gouverneur Don Fernando d'Ibaraa, y Figuaora, y Mascarenes, y<br />

Lampourdos, y Souza ». (p. 175 : XIII).<br />

1 « Dans les premiers contes merveilleux la présence du narrateur est généralement discrète. <strong>Le</strong>s<br />

commentaires sur le contenu ou sur le style du conte sont brefs ou absents. <strong>Le</strong>s événements sont racontés<br />

sans débordement et même les événements merveilleux sont décrits avec naturel, sans ironie ou facétie ».<br />

Vivienne MYLNE, op. cité, p. 1066.<br />

174


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

<strong>Le</strong> nom du gouverneur, par la démesure, rend compte iconiquement de la<br />

« grandeur » du personnage. Au niveau du contenu, ce nom connote évidemment<br />

« l'Amérique du Sud » mais la présence de signifiants comme « Figueora » (figure) et<br />

« Mascarenes » (masque) lui attribue une fonction plus insidieuse : signaler combien<br />

la puissance féodale tient du paraître. En avançant le masque des mots, le pouvoir<br />

nobiliaire, comme ce fut le cas dans le château initial, se fonde sur un coup de force<br />

langagier.<br />

Ex. : « Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie » (p.<br />

144 : I).<br />

Pangloss, polyvalent, enseigne le tout du tout comme l'indique la longueur de<br />

la désignation de son objet d'étude. <strong>Le</strong>s lois du monde naturel (cosmologie) ne sont<br />

pas plus étrangères à Pangloss que celles du monde spirituel (métaphysique,<br />

théologie). Conformément à la littérarité onomastique (« Pan » : tout ; « glossa » =<br />

langue), le discours panglossien assume tous les discours. Cependant, la machine du<br />

signifiant grippe et produit, autour du suffixe « logie » qui marque les termes<br />

scientifiques, un « nigo » qui fait basculer la totalité du segment complexe dans la<br />

« nigologie », la science du nigaud.<br />

- focalisations<br />

<strong>Le</strong> narrateur, omniscient tout au long du récit, s'amuse à souligner les<br />

passages en focalisation interne. « Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme<br />

de Candide et comment il raisonna_ » (p. 164 : IX). Ailleurs, le comique provient du<br />

mélange de deux points de vue. « Cunégonde_ vit entre des broussailles le docteur<br />

Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre_<br />

d'être savante » (p. 145 : I). <strong>Le</strong> jeu s'appuie sur le télescopage de deux isotopies,<br />

l'une amoureuse et l'autre scientifique, à l'aide - technique fréquente dans les romans<br />

érotiques - d'un vocabulaire pouvant se lire sur deux niveaux. Ainsi « leçon de<br />

physique expérimentale », « expérience réitérée », « raison suffisante du docteur »,<br />

les effets et les causes renvoient aussi bien au sens usuel de didactique scientifique<br />

qu'à son sens circonstanciel de pratique amoureuse. Reste que les éléments<br />

contextuels (« parc », « broussailles », « femme de chambre_ jolie et très docile »,<br />

voyeurisme de Cunégonde) décident du sens à donner à la scène. Ce faisant, le<br />

narrateur montre au lecteur que le savoir panglossien est un leurrre et qui plus est, un<br />

leurre hypocrite.<br />

Ce « climat textuel singulier » (Weinrich) est le produit aussi de l'usage répété<br />

de deux procédures essentiellement illocutoires : l'ironie et la parodie.<br />

- les énoncés ironiques<br />

<strong>Le</strong> phénomène de l'ironie se caractérise par deux propriétés relevant de deux<br />

principes classificatoires hétérogènes, puisque entrent dans sa composition un<br />

ingrédient de nature illocutionnaire et un ingrédient proprement linguistique :<br />

a) Ironiser, c'est se moquer. L'ironie attaque, agresse, dénonce, vise une<br />

« cible », et à ce titre elle fait partie de ce que Freud appelle l'esprit<br />

tendancieux.<br />

b) Cela à l'aide du procédé linguistique de l'antiphrase, cas particulier<br />

d'infraction à une loi de discours que l'on peut appeler « loi de sincérité » 1 .<br />

1 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Problèmes de l'ironie » in Linguistique et Sémiologie n° 3,<br />

1976, p. 13.<br />

175


LE CONTE<br />

Deux objets figuratifs sont particulièrement la cible de Voltaire : le discours<br />

philosophique de <strong>Le</strong>ibnitz et le pouvoir féodal (conglomérat d'institutions telles que<br />

la noblesse, l'armée et l'Eglise). La charge satirique se porte à la fois sur les acteurs,<br />

les valeurs qu'ils défendent et les discours qu'ils tiennent, utilisant pour parvenir à ses<br />

fins aussi bien « l'ironie référentielle » que « l'ironie verbale ».<br />

L'ironie référentielle s'attache à montrer l'inanité des propos panglossiens au<br />

moyen d'un montage fictionnel qui consiste à confronter le système explicatif dit<br />

« l'optimisme » aux événements qui ne cessent de le démentir.<br />

Ex. : « Panglos lui expliqua comment tout était on ne peut mieux_ Tandis<br />

qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit_ » (p. 153-154 : IV).<br />

La dérision de l'optimisme est d'autant pus forte qu'au cours de la tempête<br />

(« la notion de contradiction est au coeur du concept d'ironie » (C. Kerbrat-<br />

Orecchioni) c'est le « bon Jacques » qui meurt au profit du « matelot furieux ».<br />

Lorsqu'elle est verbale, l'ironie voltairienne utilise essentiellement le<br />

traditionnel procédé de l'antiphrase, sachant, comme l'a montré Alain Berrendonner,<br />

qu'elle porte sur des propositions axiologiques ou sur des propos occasionnellement<br />

chargés de valeur argumentative.<br />

« Cette approche me conduit à placer la spécificité des contradictions<br />

ironiques dans leur pertinence argumentative. L'ironie se distingue des autres<br />

formes banales, de contradiction, en ceci qu'elle est précisément, une<br />

contradiction de valeurs argumentatives_ Mais cette contradiction n'existe pas<br />

tant au regard de la vérité référentielle qu'au regard de la valeur<br />

argumentative. Elle réside spécifiquement non dans l'affirmation d'un état de<br />

chose et de son contraire, mais dans le fait qu'en avançant un argument, on<br />

avance du même coup l'argument inverse » 1 .<br />

Ex. (p. 144 : I). <strong>Le</strong>s arguments proposés pour justifier une affirmation sont<br />

orientés dans un sens argumentatif contraire à la thèse.<br />

« Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs » (sous-entendu<br />

riche), « car son château avait une porte et des fenêtres » (en fait pauvre puisque ces<br />

indices distinguent simplement une maison d'une cabane). « Sa grande salle même »<br />

(pièce maîtresse de la demeure, susceptible donc d'une décoration luxueuse) « était<br />

ornée d'une tapisserie » (unicité contraire à l'attente). « Tous les chiens de ses bassecours<br />

composaient une meute dans le besoin, ses palefreniers étaient ses piqueurs, le<br />

vicaire du village était son grand aumonier » (les signes de richesse sont négativisés<br />

par l'indication d'un manque ou par l'affirmation d'un cumul des fonctions).<br />

Ex. (p. 144 : I). La désignation onomastique connote des valeurs de référence<br />

qui sont à l'opposé de l'état réel du personnage. Voir l'analyse présente de<br />

« Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh ».<br />

Ex. (p. 147 : I). Un même mot, axiologiquement chargé de positivité dans un<br />

contexte et placé dans un autre contexte qui inverse sa valeur. « C'en est assez, lui<br />

dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares_ ». Dans<br />

« l'espace mental » (Fauconnier) de la noblesse, représentée par les sergents<br />

recruteurs, l'expression « héros » est l'hyperonyme intégrateur de valeurs telles que<br />

« défenseur du royaume ». « Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien<br />

comment il était un héros ». Dans « l'espace mental » de Candide, l'expression<br />

1 Alain BERRENDONNER, Eléments de pragmatique linguistique, Minuit 1981, p. 184.<br />

176


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

devient problématique car son sens précédent ne correspond pas aux activités qu'on<br />

lui fait faire. « _là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de<br />

quelques héros rendirent les dernier soupirs_ ». Dans « l'espace mental » de Volaire,<br />

l'expression prend un sens totalement négatif et devient équivalente de « barbare » 1 .<br />

<strong>Le</strong> travail de l'ironiste consiste à dénaturaliser les mots des discours et à dénoncer les<br />

valeurs féodales.<br />

Ex. : Il y a juxtaposition (comme si l'alliance de mots allait de soi) d'éléments<br />

hétérogènes, c'est-à-dire dont l'orientation argumentative est contraire.<br />

(P. 158 : VI) « Il s'en retournait se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et<br />

béni_ »_ Ainsi l'introduction de « fessé » dans un paradigme de termes religieux<br />

dévalorise l'ensemble du rituel.<br />

Ex. La vérité d'un énoncé est contredite par ses conditions d'emploi(p. 147 :<br />

II). « On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six<br />

fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la<br />

cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni<br />

l'autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du nom de Dieu qu'on<br />

nomme liberté, à passer trente six fois par les baguettes_ ». La liberté abstraite,<br />

métaphysique, celle de <strong>Le</strong>ibniz-Pangloss, est placée dans un contexte trivial (le faux<br />

choix entre deux contraintes) qui la rend incongrue et du même coup la disqualifie.<br />

- Une parodie généralisée<br />

« Dans la stratégie de l'ironie, comme dans celle de la parodie, le rôle du<br />

lecteur consiste à compléter la communication qui a son origine dans<br />

l'intention de l'auteur. L'acte est incomplet, dans les deux cas, tant que cette<br />

intention n'a pas été reconstituée par le lecteur. En d'autres termes, outre la<br />

reconnaissance des codes littéraires usuels, le lecteur doit aussi reconnaître<br />

que ce qu'il est en train de lire est une parodie, et il doit également en évaluer<br />

le degré et en identifier le type. Il doit aussi, bien entendu, connaître le texte<br />

qui est parodié, savoir s'il doit lire le deuxième comme différent de n'importe<br />

quelle autre oeuvre littéraire, c'est-à-dire de n'importe quelle autre oeuvre non<br />

parodique » 2 .<br />

Comment interpréter, de ce point de vue, le texte de Voltaire ? Il est<br />

indéniable que Candide entretient des relations intertextuelles 3 avec la littérature<br />

romanesque de son époque. Voir, par exemple, l'étude de Philippe Stewart 4 qui<br />

1 A rapprocher de l'article « guerre » du Dictionnaire philosophique : « HEROS, s. m. (gramm.) le terme<br />

de héros, dans son origine, était consacré à celui qui réunissait les vertus guerrières aux vertus morales et<br />

politiques ; qui soutenait les revers avec constance, et qui affrontait les périls avec fermeté. L'héroïsme<br />

supposait le grand homme, digne de partager avec les dieux le culte des mortels. Tels furent Hercule,<br />

Thésée, Jason et quelques autres. Dans la signification qu'on donne à ce mot aujourd'hui, il semble n'être<br />

uniquement consacré qu'aux guerriers, qui portent au plus haut degré les talents et les vertus militaires ;<br />

vertus qui souvent aux yeux de la sagesse, ne sont que des crimes heureux qui ont usurpé le nom de<br />

vertus, au lieu de celui de qualités, qu'elles doivent avoir ».<br />

2 Linda HUTCHEON, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique n° 38, 1978, p. 472.<br />

3 « L'intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée<br />

ou suivie » M. RIFFATERRE. Elle peut prendre la forme d'emprunt, de citation, d'allusion.<br />

4 « Holding the mirror up to fiction : generic parody in Candide », French Studies, vol. XXXIII, oct.<br />

1979.<br />

177


LE CONTE<br />

montre les nombreuses relations (situations, événements, personnages_) existant<br />

entre Candide, Cléveland et Manon <strong>Le</strong>scaut de l'abbé Prévost.<br />

En fait Candide emprunte des éléments qui appartiennent à de nombreux<br />

genres. Arrivent, ici, le roman burlesque (voir au chapitre III l'avatar scatologique<br />

du pot de chambre et les opérations d'inversion précédemment décrites) ; le roman<br />

chevaleresque héroico-galant (toute cette partie de la quête de la noble dame à la<br />

pointe de l'épée scandée par la séparation et les retrouvailles, les voyages en mer, les<br />

enlèvements par des pirates, les fausses morts_) ; le conte merveilleux (voir l'analyse<br />

précédente) ; le récit de voyage (voir l'Amérique du Sud) ; les récits utopiques (voir<br />

l'Eldorado), le conte licencieux (voir le souper traditionnel, les rencontres dans les<br />

boudoirs_). Sans oublier une intertextualité constante avec la Bible et avec des<br />

ouvrages documentaires. (L'épisode de Lisbonne emprunte des détails, comme on l'a<br />

vu aux ouvrages de Marsollier et de Dellon ; la généalogie de la vérole est une<br />

reprise du Traité des maladies vénériennes d'Astruc ; la scène du nègre de Surinam<br />

est l'occasion de polémique avec <strong>Le</strong> Code Noir qui légalise le statut des eslaves en<br />

terre française_ etc).<br />

Au point que Jean Sareil a pu écrire :<br />

« _en dehors de certaines allusions à des textes littéraires précis, qui ont été en<br />

général très bien relevées, peut-on parler d'une parodie plus vaste, qui<br />

engloberait le roman en général ? Je ne ne crois pas parce que, nulle part, on<br />

ne trouve la moindre indication formelle qui confirme cette impression.<br />

D'ailleurs une telle éventualité, à moins d'être prouvée noir sur blanc,devrait<br />

être éliminée comme contraire au bons sens. Pourquoi Voltaire serait-il sorti<br />

de son sujet, qui est la lutte contre l'optimisme, pour se lancer dans une charge<br />

vague contre une catégorie d'ouvrages auxquels il ne s'est jamais vraiment<br />

intéressé et qu'il méprisait comme frivoles ? Non, Candide n'est pas Don<br />

Quichotte » 1 .<br />

Encore faut-il s'entendre sur le sens du mot « parodie » ! Si l'on accepte la<br />

définition qu'en propose G. Genette (« _le parodiste ou travestisseur a<br />

essentiellement affaire à un texte, et accessoirement à un style » 2 , on trouve, dans<br />

Candide plusieurs épisodes chargés d'indices non équivoques d'intention parodique :<br />

exagération, travestissement, méta-texte). Prenons, par exemple, les chapitresVII et<br />

IX. Ils utilisent abondamment les ingrédients thématiques et stylistiques du roman<br />

d'aventures héroïco-sentimental comme en témoigne l'extrait suivant : « Elle le prend<br />

sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille, ils<br />

arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux. La vieille frappe à une<br />

petite porte, et s'en va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un<br />

songe funeste, et le moment présent comme un songe agréable. La vieille reparut<br />

bientôt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d'une taille majestueuse,<br />

brillante de pierreries et couverte d'un voile. "Otez ce voile", dit la vieille à Candide.<br />

<strong>Le</strong> jeune homme approche ; il lève le voile d'une main timide. Quel moment ! Quelle<br />

surprise ! il croit voir Mlle Cunégonde ; il la voyait en effet, c'était elle-même. La<br />

force lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde<br />

tombe sur le canapé. La vieille les accable d'eaux spiritueuses ; ils reprennent leurs<br />

1 Jean SAREIL, Essai sur Candide, Droz, 1967, p. 68.<br />

2 Gérard GENETTE, Palimpsestes, Seuil, 1982, p. 89.<br />

178


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

sens, ils se parlent : ce sont d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des<br />

réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris_ » (p. 159 ; VII).<br />

Appartiennent aux conventions romanesques : le décor (lieu inconnu et maison<br />

retirée) ; les personnages (la vieille entremetteuse, les amants séparés), la fonction<br />

(les retrouvailles) et ses actions obligées (jeune femme voilée, dévoilement à<br />

suspens, extase de reconnaissance, joie des retrouvailles) : le traitement syntaxique<br />

(la rhétorique des exclamations pour exprimer le bonheur des amants (_) 1 .<br />

Or la réécriture du texte de Pinot-Duclos relève, à la fois de l'assimilation (les<br />

références sont explicites et invitent à la réminiscence) et de la dissimilation (il subit<br />

dans ce nouveau contexte un renversement burlesque 2 .<br />

1 Cet épisode, comme l'affrontement, plus tard, de Candide avec ses deux rivaux ainsi que la fuite<br />

réfèrent explicitement à un roman connu des lecteurs de l'époque : <strong>Le</strong>s Confessions du conte de ***<br />

Ecrites par lui-même à un ami de Charles PINOT-DUCLOS (1741). <strong>Le</strong> héros de Duclos, comme<br />

Candide, connaît une aventure espagnole. « Un jour, en rentrant chez moi par une rue détournée, je fus<br />

abordé par une femme couverte d'une mante. "Seigneur Cavalier, me dit-elle, un dame voudrait avoir une<br />

conversation avec vous "(p. 25) _ elle me dit de la suivre, je lui obéis, il était nuit, nous marchâmes<br />

quelque temps (p. 27) _" <strong>Le</strong> héros arrive dans un maison. _ "L'éclat des lumières portées dans de grands<br />

flambeaux de vermeil me frappèrent beaucoup moins qu'une femme couchée sur une estrade et appuyée<br />

sur des carreaux d'étoffes superbes (p. 28.) "La voix et l'expression me manquèrent en reconnaissant la<br />

marquise elle-même : je tombai à ses pieds, elle demeura appuyée sur moi en éprouvant le même<br />

trouble.Quand nous fûmes au moment de nous séparer, Antonia leva les carreaux sur lesquels elle était<br />

assise et prit une épée d'or garnie de quelques diamants d'un assez grand prix qu'elle me força d'accepter"<br />

(p. 22). Candide recevra aussi une épée et des diamants. Ce bonheur, comme dans Candide sera<br />

éphémère. "Nous étions dans ces transports de l'âme que l'Amour seul sait connaître_ Quand nous<br />

entendîmes un grand bruit dans la chambre qui précédait celle où nous étions _ Dans l'instant même on<br />

enfonça la porte et je vis un homme transporté de fureur et suivi de deux valets armés. Il tenait son épée<br />

d'une main et de l'autre un poignard. Il se jeta si promptement sur Antonia que je ne pus l'empêcher de lui<br />

porter deux coups qui la firent tomber à mes pieds ; j'avais des pistolets en poche, je cassai la tête à celui<br />

qui venait de blesser Antonia et je tins en respect ceux qui l'accompagnaient. Elle me tendit les bras et<br />

me dit d'une voix mourante "Qu'avez-vous fait Seigneur ! Vous avez tué mon mari ! " (p. 36) _ Il s'enfuit<br />

alors avec Antonia, se souvenant que Clara (la suivante d'Antonia) lui avait dit : "En cas d'accident vous<br />

pourrez vous retirer, le Maure tient le cheval en bas de l'escalier » (p. 36)_<br />

2 « <strong>Le</strong> travestissement burlesque réécrit donc un texte noble, en conservant son "action", c'est-à-dire à la<br />

fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques son invention et sa disposition,<br />

mais en lui imposant une toute autre élocution, c'est-à-dire un autre style_ », G. GENETTE, ibid. p. 67.<br />

M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978,p. 241, rappelle que Voltaire, dans<br />

Candide, parodia le roman d'aventures de type grec (qu'on appelait « roman baroque » prépondérant aux<br />

XVII° et XVIII° siècles (Madame de Scudéry, La Calprenède, Gomberville_) et dont les ingrédients<br />

étaient les suivants :<br />

« Un jeune homme et une jeune fille d'âge nubile. <strong>Le</strong>ur origine est inconnue, mystérieuse. (Pas toujours :<br />

par exemple cet élément manque chez Tatius. Ils sont dotés d'une beauté exceptionnelle. Ils sont aussi<br />

extraordinairement chastes. <strong>Le</strong>ur rencontre a lieu de façon inattendue, habituellement au cours d'une fête<br />

solennelle. Ils s'enflamment d'une passion mutuelle, soudaine et instantanée, irrésistible comme la<br />

fatalité, comme un mal incurable. Toutefois, ils ne peuvent se marier aussitôt. Ils rencontrent des<br />

obstacles qui retardent ou empêchent leur union. <strong>Le</strong>s amoureux sont séparés ; ils se cherchent, se<br />

retrouvent, se reperdent, se trouvent encore. Puis ce sont les entraves et les aventures propres aux<br />

amoureux :<br />

l'enlèvement de sa fiancée à la veille des noces, l'opposition des parents (s'il y en a), qui ont choisi pour<br />

les jeunes gens un autre époux, une autre épouse (faux couples) ; la fuite des amoureux, leur voyage, la<br />

tempête, le naufrage, le sauvetage miraculeux, l'assaut des pirates, la capture, la prison, offense à la<br />

chasteté de l'héroïne, du héros, sacrifice de la fiancée, victime expiatoire ; guerres, combats, les fiancés<br />

vendus comme esclaves ; fausse mort ; reconnaissance, non reconnaissance ; fausses trahisons, la<br />

179


180<br />

LE CONTE<br />

Il y a travestissement burlesque, dans Candide, de cette configuration<br />

romanesque héroïque car s'il y a bien reprise, dans l'histoire de la vieille comme dans<br />

celle de Candide-Cunégonde, d'éléments qui en font partie : 1) la première rencontre<br />

n'est pas chaste mais fortement sexuée.<br />

2) le point d'arrivée n'est pas le mariage de deux amants n'ayant subi aucune<br />

évolution :<br />

ni biographique (statut social), ni biologique (beauté originelle) mais le<br />

mariage entre un amant transformé socialement et n'ayant plus de désir) et une<br />

amante (dégradée socialement et physiquement).<br />

Trois procédés contribuent à la production de cet effet de sens :<br />

1) L'inadéquation des discours au statut des personnages.<br />

<strong>Le</strong> romanesque de la scène des retrouvailles ne fait pas oublier au lecteur que<br />

sous le « voile » d'une femme tremblante et « majestueuse » se dissimule une femme<br />

ayant subi des sévices corporels (viol) et qui, comme il le saura bientôt, est une<br />

femme entretenue.<br />

2) <strong>Le</strong> mélange hétérogène des genres.<br />

Au moment de la rencontre, les deux amants sont pris dans des espaces<br />

sémantiques diamétralement opposés. Candide, timide, faible, amoureux/courtois et<br />

chevaleresque, respectueusement « tombe à ses pieds ». Cunégonde, fidèle à ses<br />

connotations sexuelles initiales 1 « tombe sur le canapé ». La juxtaposition d'une<br />

structure syntaxique identique (SN + V + GN P ) mais sémantiquement contraire<br />

souligne le glissement burlesque du chevaleresque courtois au licencieux. D'autant<br />

plus que le jeu phonétique « PIEds »/« canaPE » rappelle la scène initiale où étaient<br />

liés « baiser »/« pied »/« dîner » (« <strong>Le</strong> lendemain après le dîner, comme on sortait de<br />

table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravant ; Cunégonde laissa<br />

tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le<br />

jeune homme baisa innocemment la main_ » (p. 145 : I) et annonce une scène<br />

ultérieure où seront liés « baiser »/« canapé »/« souper » (« les voilà qui se mettent<br />

tous deux à table ; et, après le souper, ils se replacent sur ce beau canapé dont on a<br />

déjà parlé ; ils y étaient quand le signor_ » (p. 163 : XIII). La référence au canapé<br />

renoue la fiction interrompue par le récit analeptique (chap. VIII) de Cunégonde. Ce<br />

faisant est mise en valeur une des fonctions de cette analepse : différer la scène de<br />

l'amoureux baiser, attendue par le lecteur du fait de la logique des actions<br />

(retrouvailles) et de la présence des signifiants « primaires » en E. Cette promesse<br />

chasteté et la fidélité mises à l'épreuve_ <strong>Le</strong> roman s'achève par l'heureuse union des amoureux dans les<br />

liens du mariage ».<br />

1 « Cunégonde ». <strong>Le</strong>s sèmes qui la constituent (« jeune », « fraîche », « grasse », « appétissante ») en font<br />

un objet de consommation. Amorce d'une liaison isotopique à suivre entre le sexe et la nourriture. La<br />

jeune fille sera effectivement fréquemment « consommée » au cours de l'histoire. Son nom redouble la<br />

description et programme ses aventures. L'archaïsme « gonde » évoque d'illustres princesses<br />

(Frédégonde_) et fait entrer la jeune fille dans la haute noblesse (voir l'allusion (p. 143 : I) à l'insuffisance<br />

des titres du père de Candide) « Cu(l) » et « ne(z) », parties charnues et avancées, la réduisant à un corps<br />

et, contaminant le suffixe « gonde », le donnent à lire comme une déformation germaniste de « con »,<br />

mot, qui, si l'on en croit <strong>Le</strong> Robert, est attesté dans son sens de « sexe féminn » dès le XIIème siècle. En<br />

tant qu'elle est noble, Cunégonde sera poursuivie par Candide selon les règles du roman de chevalerie ;<br />

en tant qu'elle n'est qu'un corps, la jeune fille si bien nommée, sera soumise aux assauts<br />

d'épisodiques acteurs. Lieu privilégié, son corps reflètera la dégradation (beauté/laideur) de la classe à<br />

laquelle il appartient.


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

fictionnelle est mise en valeur et rappelée à l'intérieur même de l'analepse au cours<br />

de l'unique intervention de Candide suivie de la promesse consécutive de Cunégonde<br />

(« le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore<br />

la marque. - Hélas ! j'espère bien la voir, dit le naïf Candide. Vous la verrez, dit<br />

Cunégonde ; mais continuons_ » (p. 161 : VIII). La scène amoureuse étant à la fois<br />

appelée et différée, il se crée une tension propre à la technique du licencieux. Mais<br />

au moment où la tension est à son comble, le récit déçoit l'attente du lecteur en<br />

usant d'une ellipse (« déjà parlé ; ils y étaient_ »). Ainsi le licencieux, après avoir<br />

été l'instrument de contestation du chevaleresque, se trouve lui aussi contesté par<br />

l'ellipse du sexuel.<br />

4) <strong>Le</strong>s interventions du narrateur.<br />

« En disant cela il tira un long poignard dont il était toujours pourvu, et, ne<br />

croyant pas que son adverse partie eût des armes, il se jeta sur Candide ; mais<br />

notre bon Westphalien avait reçu une belle épée de la vieille avec l'habit<br />

complet. Il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et vous étend<br />

l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds de la belle Cunégonde. "Sainte<br />

Vierge ! s'écria-t-elle qu'allons-nous devenir ? Un homme tué chez moi ! Si la<br />

justice vient, nous sommes perdus" » (p. 164 : IX).<br />

<strong>Le</strong> lecteur assiste, ici, à l'affrontement entre Candide et l'opposant amoureux.<br />

Cependant, le combat, épisode romanesque par excellence, loin d'être exploité, est<br />

médiatisé par les interventions du narrateur : déictiques (« notre bon Westphalien » ;<br />

« vous étend ») ; commentaires (« quoiqu'il eût les moeurs fort douces_ ». Au terme<br />

de cette distanciation des événements, Candide ne peut apparaître comme un<br />

personnage héroïque. La réception magique de l'épée et de toute la panoplie du héros<br />

vont dans le même sens. Inversement, l'effarement de Cunégonde, ses réactions<br />

affectives, exprimées par les exclamations et les interrogations (suivies du terme<br />

« extrémité » dans les propos adjacents de Candide) relèvent de la rhétorique<br />

romanesque. Ils accentuent, par contraste, la déceptivité du combat. On retrouve<br />

l'hétérogénéité clivée entre des énoncés primaires distanciant et des énoncés<br />

rapportés relevant du romanesque.<br />

Autre indice de parodie, les interventions méta-textuelles du narrateur ou d'un<br />

personnage qui commentent la cohérence de la fiction en référence aux conventions<br />

romanesques établies. (Ex. « Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs,<br />

si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n'était d'usage dans un vaisseau de<br />

conter des histoires pour se désennuyer. » (p. 175 : XII). Ex. « _jetons-nous dans<br />

cette petite barque, laissons-nous aller au courant ; une rivière mène toujours à<br />

quelque endroit habité » (p. 188 : XVII). Ex. « Mais, dit Candide, voilà une<br />

aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n'avait jamais ouî<br />

conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. - Cela n'est pas plus<br />

extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées_ » (p.<br />

233 : XXVII) (souligné par moi).<br />

Il reste à essayer de comprendre à quoi correspond l'intention parodique de<br />

Voltaire. On sait que, comme nombre de ses contemporains, Voltaire ne tenait pas le<br />

roman pour un genre légitimé :<br />

« Plusieurs philosophes s'étonnent que les hommes, ayant tant de choses à<br />

savoir et si peu de temps à vivre, aient le temps de lire des romans. On a déjà<br />

remarqué qu'excepté les Métamorphoses d'Ovide, qui sont la théologie des<br />

181


LE CONTE<br />

anciens, les <strong>Conte</strong>s arabes, qui tiennent tous du merveilleux, et l'inimitable<br />

Arioste, plus admirable encore par le style que par l'invention, tous les autres<br />

romans ne présentent que des aventures bien moins héroïques, moins<br />

singulières, moins tragiques que celles dont nos histoires sont remplies. Il n'y<br />

a rien de si attachant dans les Cassandre, les Cléopâtres, les Cyrus, les Clélie,<br />

que les événements de nos derniers siècles » 1 .<br />

« _Je ne crois pas parce que le frivole est bien reçu que la nation n'aime que le<br />

frivole. <strong>Le</strong>s livres sensez et instructifs ont un sucez plus durable, ils passent à<br />

la postérité et les petits romans sont bientôt oubliez_ et on ne lira pas plus les<br />

Confessions du comte de (de C. P. Duclos) que les honnêtes gens ne lisent<br />

celles de St Augustin » (janvier 1742).<br />

« Au reste, on est bien éloigné du vouloir donner ici quelque prix à tous ces<br />

romans dont la France a été et est encore inondée ; ils ont presque tous été,<br />

excepté Zaïde, des productions d'esprits faibles qui écrivent avec facilité des<br />

choses indignes d'être lues par les esprits solides ; ils sont même pour la<br />

plupart, dénués d'imagination, et il y en a plus dans quatre pages de l'Arioste<br />

que dans tous ces insipides écrits qui gâtent le goût des jeunes gens ».<br />

Il est alors compréhensible que Voltaire ait élargi sa satire philosophicoidéologique<br />

et sociale aux formes romanesques.<br />

On sait aussi que Voltaire a évolué dans ses représentations de la valeur du<br />

romanesque et qu'il appréciait un auteur comme Hamilton dont les procédés<br />

d'écriture sont très proches de ceux utilisés par Voltaire dans ses contes :<br />

Déjà en 1705, Hamilton proposa, dans <strong>Le</strong> Bélier, le type de narrateur autoréflexif<br />

qui apparut aussi dans les romans de Marivaux_ Cette façon d'écrire<br />

s'est maintenue jusque dans ses derniers contes sous la forme de commentaires<br />

humoristiques de l'action et de critiques des exploits attribués aux<br />

personnages. Il y a aussi des passages qui parodient certains procédés<br />

littéraires_ On doit à Hamilton, en tant qu'écrivain trois procédés majeurs qui<br />

seront particulièremnt utilisés dans le futur conte philosophique : il rend le<br />

lecteur attentif à la présence du narrateur en utilisant épisodiquement le<br />

« je » ; il commente ironiquement les personnages et les actions de l'histoire,<br />

sa critique et sa parodie s'étend à des sujets dépassant le simple fait de<br />

raconter. Voltaire lui-même a remarqué et apprécié les formes d'humour<br />

employées par Hamilton dans ses contes. Dans le catalogue des écrivains<br />

français qui suit <strong>Le</strong> siècle de Louis XIV, Hamilton est présenté comme « le<br />

premier qui ait fait des romans dans un goût plaisant, qui n'est pas le<br />

burlesque de Scarron » 2 .<br />

On sait enfin que Voltaire s'est interrogé sur la force persuasive du<br />

romanesque, bien plus puissant, pour la diffusion des idées, que les traités<br />

philosophiques. Aussi le même homme qui écrivait :<br />

« _je vous réponds que si j'ai fait des romans, j'en demande pardon à dieu ;<br />

mais tout au moins je n'y ai jamais mis mon nom, pas plus qu'à mes autres<br />

sottises » (1764).<br />

recommandait à son ami Marmontel :<br />

1 Extrait de la Gazette littéraire (1764), cité par david WILLIAMS, « Voltaire on the sentimental<br />

novel », Studies on Voltaire, volume CXXV, 1975, p. 121.<br />

2 Vivienne MYLNE, opus cité, p. 1067. Voir aussi « Voltaire’s thoughts on prose fiction » par Ahmad<br />

GUNNY, Studies on Voltaire, CXL, 1975.<br />

182


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE<br />

« Vous devriez bien nous faire des contes philosophiques, où vous rendriez<br />

ridicules certains sots et certaines sottises, certaines méchancetés et certains<br />

méchants ; le tout avec discrétion, en prenant bien votre temps et en rognant<br />

les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie » (1764).<br />

et écrivait dix ans plus tard, dans une lettre adressée à la Bibliothèque universelle des<br />

romans :<br />

« Vous rendez un vrai service, messieurs, à la littérature en faisant connaître<br />

les romans, et on a une vraie obligation à m. le marquis de Paulmy de vouloir<br />

bien ouvrir sa bibliothèque à ceux qui veulent nous instruire dans un genre<br />

qui a précédé celui de l'histoire. Tout est roman dans nos premiers livres,<br />

Hérodote, Diodore de Sicile, commencent tous leurs récits par des romans.<br />

L'Iliade est-elle autre chose qu'un beau roman en vers hexamètres ? et les<br />

amours d'Enée et de Didon dans Virgile, ne sont-ils pas un roman admirable ?<br />

Si vous vous en tenez aux contes qui nous ont été donnés pour ce qu'ils sont,<br />

pour de simples ouvrages d'imagination, vous aurez une assez belle carrière à<br />

parcourir. On voit dans presque tous les anciens ouvrages de cette espèce, un<br />

tableau fidèle des moeurs du temps. <strong>Le</strong>s faits sont faux, mais la peinture est<br />

vraie » (1775).<br />

Candide serait donc une forme de compromis entre deux attitudes contraires<br />

chez Voltaire : son rejet et son intérêt pour le romanesque. Ce qui expliquerait que la<br />

configuraiton narrative soit à la fois traitée comme un objet de dérision (parodie) et<br />

comme un moyen d'expression des idées philosophiques.<br />

PETITJEAN André<br />

Université de METZ<br />

183


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE<br />

<strong>Le</strong> présent travail s'inscrit dans une problématique soulevée par l'étude d'un<br />

type spécifique de contes : il ne s'agira pas pour nous de rendre compte de l'infinie<br />

variété que recouvre le genre que l'on dénomme ainsi, mais de proposer quelques<br />

réflexions informelles à partir d'un sous-secteur que l'on range communément dans la<br />

rubrique « conte littéraire ». A l'intérieur de cette rubrique nous nous intéresserons<br />

plus particulièrement au conte latino-américain contemporain.<br />

<strong>Le</strong>s auteurs du continent sud-américain, en effet, ont abondamment cultivé ce<br />

genre d'écriture qui doit leur paraître, pour des raisons qui restent à déterminer, le<br />

meilleur registre d'expression pour rendre compte de leur univers. La qualité et le<br />

rayonnement de ces œuvres suffisent amplement à prouver qu'ils ont atteint leur but :<br />

les noms de Borges, Cortazar, Garcia Marquez ou Rulfo sont connus de tout le<br />

monde et tous ces auteurs ont écrit des contes et théorisé sur ce genre. A partir de ce<br />

matériau de base, qui nous servira surtout ici (pour des raisons de concision) de<br />

référence implicite, nous ferons le pari que les problèmes posés par la lecture et<br />

l'interprétation de ces œuvres peuvent nous conduire à approcher une sorte d'essence<br />

du conte latino-américain, lequel se caractérise par un appel systématique à l'activité<br />

herméneutique. Cette dernière est en quelque sorte constitutive de sa signification : si<br />

l'étude de l'organisation interne du monde des signes est un passage obligé, le conte<br />

implique un faire supplémentaire décisif de la part du lecteur pour que les signes<br />

touchent au monde, comme dirait Paul Ricœur.<br />

ÉTUDE D'UN EXEMPLE : LA SIESTA DEL MARTES (GARCIA MARQUEZ) 1 .<br />

Pour illustrer notre propos, nous partirons d'un exemple concret : La sieste du<br />

mardi de Gabriel Garcia Marquez. Considéré longtemps par son auteur comme son<br />

meilleur conte, ce dernier est d'une extrême simplicité au plan de la trame : sous une<br />

chaleur étouffante, une grand-mère et sa petite fille se rendent en train vers un<br />

village, situé de l'autre côté des grandes plantations de banane, pour se recueillir sur<br />

la tombe d'un certain Centeno, fils de la grand-mère et père de la petite fille.<br />

L'homme en question a été froidement abattu par une veuve esseulée du village, alors<br />

qu'il maraudait autour de sa maison. Arrivées en pleine chaleur, les deux femmes<br />

troublent d'abord la sieste du curé pour obtenir la clé du cimetière et bientôt celle du<br />

village entier qui s'agglutine, curieux et menaçant à la fois, autour de la maison<br />

paroissiale, au moment même où grand-mère et petite fille sortent pour déposer leur<br />

1 in Garcia Marquez, G. : Los funerales de la Mama Grande, Barcelona, Bruguera, 1983.<br />

185


LE CONTE<br />

bouquet sur la tombe. Un danger imminent plane sur elles, puisque le curé leur<br />

conseille une discrète sortie par la porte arrière _<br />

<strong>Le</strong> conte n'en dit pas plus, abandonnant lâchement le lecteur au moment<br />

crucial : cette chausse-trappe narrative l'invite bien entendu à déployer une activité<br />

intellectuelle renouvelée pour remplir comme il le pourra ce vide sémantique<br />

frustrant.<br />

Si le conte ne vaut pas par ce qu'il raconte, il doit bien valoir par ce à quoi il<br />

renvoie, hors de la tentation de référentialisation immédiate. L'immédiateté déceptive<br />

rend l'histoire en tant que telle insignifiante si nous n'introduisons pas un (ou des)<br />

système(s) interprétant(s) entre l'unité textuelle et ses significations.<br />

A l'inverse du roman qui développe longuement ses thèmes autour de<br />

multiples noyaux récurrents, le conte ne donne pas les clefs de sa lecture : il<br />

appartient au lecteur de se projeter sur de simples indices pour construire ces mêmes<br />

clefs. De là l'importance capitale des apparents « détails » du conte : ces derniers, qui<br />

pourraient passer pour un simple registre du descriptif, censé donner une impression<br />

de réalité, fonctionnent au fond comme autant de symboles ou même d'allégories<br />

renvoyant à un univers plus vaste dont le conte n'est qu'un fragment, une<br />

cristallisation.<br />

Pour employer un concept rhétorique, on pourrait dire que le conte fonctionne<br />

comme une double synecdoque : fragment qui se veut condensation représentative<br />

d'un univers englobant, il choisit encore le détail comme élément déterminant dans<br />

l'élaboration du sens.<br />

Cette miniaturisation implique bien évidemment un risque pour qui voudrait<br />

assigner une signification précise et unique au conte : la remontée du détail<br />

particulier significatif à la généralité universelle ou tout au moins globale suppose<br />

une induction où le particulier l'est beaucoup trop pour permettre de fixer à coup sûr<br />

à l'aide du seul texte une signification générale. C'est sans doute la raison pour<br />

laquelle le conte nécessite plus que n'importe quel autre genre un horizon culturel<br />

partagé pour délivrer des sens pleins et stables. Il faut remarquer que l'absence de<br />

cette connivence n'empêche pas forcément sa lecture et sa réception. La nécessaire<br />

projection du lecteur permet au contraire au conte de poursuivre une existence<br />

multiforme, pour autant que sa structure signifiante ouvre la possibilité de lui<br />

conjoindre des systèmes culturels variés.<br />

En d'autres termes, sa pérennité et sa force tiennent à sa construction, à son<br />

essence fragmentaire et condensée : libre dans son activité herméneutique expansive<br />

(disons plus libre qu'ailleurs _), le lecteur joue dans une dynamique du plaisir à<br />

s'approprier le sens en fonction de ses propres catégories, autant au moins qu'en<br />

fonction des catégories du conte.<br />

Pour en revenir à La sieste du mardi, je peux sans mal opérer une<br />

rationalisation du conte dans le sens socio-historique : en observant les détails, je<br />

découvre en effet que le trajet effectué par la grand-mère et la petite fille est un<br />

double du trajet que le père a effectué avant elles. La description physique du père,<br />

avec sa ceinture faite d'une vulgaire ficelle et les remarques sur la pauvreté qui<br />

fonctionnent comme autant d'adjectivations accompagnant dans le texte les deux<br />

personnages féminins peuvent me permettre de voir dans ce fragment une sorte<br />

d'allégorie du chemin de la pauvreté, atavique (puisque trois générations sont<br />

186


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE<br />

réunies), et inexorable (puisqu'il y a un train, qui comme chacun sait est à l'abri des<br />

menaces de détournement). Ce chemin conduit vers la violence et la mort, dans une<br />

progressivité que la description du voyage rend de plus en plus étouffante, jusqu'au<br />

climax final qui nous laisse sur une impression d'angoisse non résorbée. Rien ne<br />

m'empêche non plus de songer que ces plantations de banane sont colombiennes,<br />

puisque l'auteur du conte l'est aussi _ Et ainsi de suite.<br />

Par le relais des divers systèmes qui structurent ma connaissance du monde,<br />

je pourrai progressivement faire éclater le noyau du conte vers une myriade<br />

d'électrons qui graviteront ainsi autour de lui.<br />

LE CONTE COMME DIALECTIQUE DU PARTICULIER ET DU GÉNÉRAL<br />

<strong>Le</strong> conte renvoie manifestement à autre chose qu'à lui-même. Cet aspect<br />

spécifique constitue la base de l'art poétique du conte pour nombre d'auteurs latinoaméricains.<br />

Julio Cortazar emploie la comparaison suivante dans l'un de ses articles<br />

théoriques sur le genre :<br />

Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un photographe professionnel parler<br />

de son art ; en ce qui me concerne, j'ai toujours été surpris par le fait qu'il<br />

s'exprime de la même façon que pourrait le faire un auteur de contes à bien<br />

des égards. Des photographes de la trempe d'un Cartier-Bresson ou d'un<br />

Brassai définissent leur art à l'aide d'un paradoxe apparent : celui-ci consiste à<br />

découper un fragment de la réalité, en lui assignant des limites déterminées,<br />

mais de telle manière que cette découpe agisse comme une explosion qui<br />

ouvre en grand une réalité beaucoup plus vaste, comme une vision dynamique<br />

qui transcende spirituellement le champ embrassé par l'objectif 1 .<br />

Cette explosion du conte détermine une sorte de symétrie parfaite dans l'acte<br />

de communication :<br />

UNIVERS Concentration CONTE Explosion UNIVERS<br />

ÉCRITURE<br />

LECTURE<br />

<strong>Le</strong> schéma ci-dessus rend compte au niveau graphique du phénomène<br />

d'extrême tension que constitue le conte : il n'est pas sans rappeler étrangement<br />

certains éléments fondamentaux de la psycho-mécanique de Gustave Guillaume.<br />

D'où l'idée que le conte est peut-être la forme narrative la plus proche du mécanisme<br />

de constitution de la langue à partir du flux continu de la pensée.<br />

Rappelons ici simplement que selon Guillaume, la pensée est mouvement<br />

global, flux continu, nébuleuse informe, qui comme telle n'est pas exprimable. Pour<br />

1 Cortazar, J. : Revue Casa de las Américas, n° spécial, « Diez años de la revista Casa de las<br />

Américas » : 1960-1970, p. 180. (Traduit par nous).<br />

187


LE CONTE<br />

exprimer cette pensée, il faut la mettre en forme, c'est-à-dire arrêter le flux continu<br />

pour le scinder en unités de signification. Ce passage se fait selon un certain nombre<br />

de coupes (on pensera ici aux découpes de Cortazar) : grâce à ces coupes, la pensée<br />

délimite en elle-même, au sein de son activité, certains grands procès.<br />

Dans ce nouveau cadre, la langue devient un système de schèmes<br />

dynamiques, un système de mouvements conceptuels. Comme exemple de ces<br />

mouvements, et au niveau le plus fondamental, Guillaume cite celui qui va de<br />

l'universel au particulier, et son pendant symétrique, allant du particulier à<br />

l'universel.<br />

Point de tension<br />

UNIVERSEL PARTICULIER UNIVERS<br />

UN<br />

maximale<br />

LE<br />

MOUVEMENT DE LA PENSÉE<br />

<strong>Le</strong> conte pourrait donc représenter cette tension due à un mouvement<br />

fondamental de la pensée qui bloque son continuum pour atteindre à l'expression : il<br />

deviendrait par là l'opération minimale instituant les systèmes de la pensée, de la<br />

narration et de la langue.<br />

Rien d'étonnant à partir de là que nombre d'auteurs, tel Garcia Marquez (mais<br />

ce n'est qu'un exemple), aient entamé leur carrière d'écrivain par le conte (opération<br />

minimale) pour passer ensuite au roman (assemblage d'opérations). Ils n'ont fait que<br />

reproduire à l'échelle d'une existence l'évolution probable d'une humanité.<br />

Nous pouvons remarquer de surcroît que la stratégie interprétative globale<br />

poursuit, selon qu'il s'agit d'un roman ou d'un conte, le mouvement de la pensée<br />

signalé ci-dessus.<br />

a) Cas du roman :<br />

ROMAN<br />

UNIVERSEL<br />

PARTICULIER<br />

188


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE<br />

L'analyse de l'œuvre consiste à ramasser dans la diversité et la multiplicité des<br />

pans thématiques ou des noyaux narratifs : à partir d'une périphérie, on part à la<br />

recherche d'un centre.<br />

Herméneutique endocentrique<br />

(fermeture + codification)<br />

b) Cas du conte<br />

PARTICULIER<br />

UNIVERSEL<br />

L'analyse consiste à rechercher une périphérie à partir d'un centre.<br />

Herméneutique endocentrique<br />

(fermeture + codification)<br />

On peut constater que le peu d'intérêt littéraire manifesté pour le conte dans<br />

nos pays du vieux continent a quelques causes objectivables. Déduire des valeurs<br />

particulières et stables à partir du système général d'un roman ne pose aucun<br />

problème à des esprits marqués du sceau de la déduction cartésienne. Par contre,<br />

l'induction risquée ou même souvent la transduction que requièrent le conte sont<br />

considérées comme des opérations logiques de moindre valeur. Face à ce dilemme,<br />

on a vu ressurgir un intérêt théorique pour le conte à partir du moment où des<br />

189


LE CONTE<br />

approches rationalisantes ont permis de le traiter dans la même perspective que celle<br />

que nous signalions pour le roman ; les recherches de Propp, par exemple, supposent<br />

à nouveau la recherche d'un centre stable, issu de l'étude d'une périphérie constituée<br />

par un cycle de contes. <strong>Le</strong> détour par les sciences humaines a permis de retrouver un<br />

cadre apte à généraliser ce particulier dont on ne savait trop que faire dans un monde<br />

où il n'y a de science que du général 1 .<br />

La préoccupation des auteurs latino-américains, cependant, lorsqu'ils font<br />

appel à ce genre, est toute autre : leur volonté de recourir au fragment et à l'unique<br />

est motivée par l'intime conviction que dans un monde (le leur) qui échappe aux<br />

règles courantes de la rationalité ainsi qu'aux valeurs communément admises, les<br />

canons de l'écriture et du sens sont à reconsidérer.<br />

Ils en reviennent donc tout naturellement au genre premier de l'élaboration du<br />

sens et de la langue : ils en reviennent à ces brefs éclairs où la pensée tente de se<br />

constituer en se fabriquant une expérience du monde au contact immédiat de la vie.<br />

Dans cet effort et ces tensions se crée du même coup un langage. <strong>Le</strong>s grandes<br />

synthèses, les tranches de vie sont une phase seconde par rapport à cette quête<br />

première, qui fixe la langue d'une parole à venir.<br />

LE CONTE COMME PARABOLE<br />

<strong>Le</strong> conte littéraire latino-américain se caractérise, comme nous l'avons vu, par<br />

une extrême tension, au sens Guillaumien du terme. Son caractère d'unité brève<br />

semble rendre plus aisée ce que les spécialistes de l'argumentation appellent la<br />

schématisation 2 : il s'agirait donc d'un genre où le calcul argumentatif reste<br />

étroitement conduit d'un bout à l'autre. Ce dernier trait n'est certes pas exclusif du<br />

conte, mais le différencie du roman où l'évolution des personnages en cours de<br />

parcours, par exemple, échappe partiellement à l'auteur, ainsi que l'affirment nombre<br />

d'écrivains.<br />

C'est ainsi que l'extrême condensation, la représentation discursive singulière<br />

des représentations mentales complexes oblige le récepteur à pratiquer une sorte de<br />

transcodage, une conversion allant d'un micro-univers sémiotiquement fermé à un<br />

macro-univers herméneutiquement ouvert. Ce mécanisme de lecture, qui est en<br />

quelque sorte réinscription de la sémiotique textuelle immédiate dans une (ou des)<br />

sémiotique(s) du monde se trouvait déjà dans des œuvres du Moyen-âge. Todorov<br />

remarquait par exemple à propos de la Queste du Saint Graal :<br />

A peine une aventure est-elle achevée que son héros rencontre quelque ermite<br />

qui lui déclare que ce qu'il a vécu n'est pas une simple aventure, mais le signe<br />

d'autre chose 3 .<br />

Face au conte littéraire latino-américain, il nous appartient de jouer les sages<br />

ermites nous-mêmes : si le conte est nécessairement signe d'autre chose, il nous<br />

1 L'intitulé de l'une des questions du programme de l'agrégation d'espagnol de 1987, qui porte sur le<br />

conte, est à ce titre révélateur : « Techniques narratives et représentations du monde ». Une « technicité »<br />

peu coutumière s'est glissée dans cette seule question.<br />

2 Par son discours, A construit pour B, et devant lui, une représentation discursive de ses représentations<br />

mentales.<br />

3 Todorov, T. : Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 131.<br />

190


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE<br />

revient à nous, pauvres lecteurs errant dans un monde où le sens ne dépasse plus le<br />

stade de la mosaïque, de décrypter la parabole.<br />

Car c'est bien de cela qu'il s'agit : dans le cas du conte de Garcia Marquez qui<br />

nous a suggéré ces réflexions, nous avons vu qu'une certaine frustration de lecture<br />

était introduite par cette absence de fin. Si grâce aux indices trouvés dans le conte<br />

(par toutes les approches que l'on voudra) nous pouvons attribuer un sens, quelque<br />

part, à cette absence, alors, nous sublimerons notre frustration dans un travail<br />

herméneutique qui rétablira un sens « plein » là où s'était glissé un vide.<br />

Cette non-fin, dans le conte en question, nous pouvons l'expliquer par une<br />

intention : celle de renvoyer à une situation socio-historique où le cycle infernal de la<br />

violence est précisément sans fin, et couve depuis des temps immémoriaux. Cette<br />

interprétation est une interprétation, susceptible d'être remplacée ou complétée par<br />

d'autres qui seraient autant de réinscriptions dans des univers sémiotiques différents.<br />

A chaque fois, le même phénomène se reproduirait : la lecture parabolique<br />

substituerait à l'issue narrative déceptive une issue cognitive euphorique.<br />

Au plaisir du conte dans lequel on reconnaît et satisfait des pulsions<br />

fondamentales se substitue celui de la lecture où l'on découvre des procédés<br />

d'écriture et de représentation du réel. Cette dernière forme de plaisir est l'apanage<br />

des sociétés évoluées où le sur-moi prend une place de plus en plus forte, au<br />

détriment des autres strates psychiques de l'individu 1 .<br />

A la ritualisation du conte folklorique reçu parce qu'assis sur des<br />

schématisations connues et acceptées de tous, s'est substituée une herméneutique<br />

indispensable qui rétablit un contrat de lecture selon des contraintes stratégiques en<br />

prise sur les savoirs du moment. Paradoxalement, ce glissement lui a fait retrouver sa<br />

fonctionnalité en tant que tentative de fixation du sens dans un monde où les<br />

schématisations reçues se révèlent inopérantes. <strong>Le</strong> conte est redevenu ce qu'il était à<br />

l'origine : un récit condensé voisin du mythe, par lequel une communauté s'explique<br />

le réel.<br />

Dans ce nouveau cadre, notre appropriation du conte est ambivalente. Jouant<br />

sur nos attentes psychiques profondes, il nous invite à le lire d'un trait (à le dévorer =<br />

appropriation primaire) ; jouant sur nos préconstruits culturels, il nous invite à le<br />

méditer (= appropriation médiate).<br />

Au niveau de l'étude littéraire, c'est là que sémiotique et herméneutique se<br />

rejoignent et se conjoignent.<br />

1 Cf. Marcuse, H. : Eros et civilisation, Paris, Seuil, col. Points, 1974, p. 32-60. (Chapitre : « L'origine<br />

de la répression chez l'individu ».)<br />

191


LE CONTE<br />

Sémiotique interne<br />

du conte<br />

PARTICULIER<br />

Sémiotique externe<br />

du monde<br />

GÉNÉRAL<br />

Discours de l’isomorphisme<br />

= HERMÉNEUTIQUE<br />

CONCLUSION<br />

<strong>Le</strong> conte en tant que genre littéraire ne se laisse pas appréhender facilement :<br />

les définitions que l'on tente d'en donner n'apparaissent vraiment jamais satisfaisantes<br />

dans la mesure où elles n'en sont pas exclusives. <strong>Le</strong> seul critère - même s'il est relatif<br />

- définitoire acceptable reste souvent celui de la longueur du texte. Même si ce<br />

dernier critère ne comble pas toutes nos attentes en la matière, il nous semble au<br />

terme de ce parcours que le caractère court et condensé du conte est déterminant<br />

pour comprendre pourquoi ce dernier suppose une écriture/lecture éminemment<br />

participative, qui engage et implique profondément l'activité individuelle. Pour<br />

éclairer ce dernier point, nous nous réfèrerons aux travaux de Piaget :<br />

Tant que l'interaction du sujet et de l'objet se présente sous la forme<br />

d'échanges de faible amplitude (_), l'univers apparaît comme dépendant de<br />

l'activité propre, bien que celle-ci s'ignore en tant que subjectivité. Dans la<br />

mesure, au contraire, où l'interaction s'amplifie, le progrès de la connaissance<br />

dans les deux directions complémentaires des choses et du sujet permet à<br />

celui-ci de se situer parmi celles-là comme une partie dans un tout cohérent et<br />

permanent 1 .<br />

Voilà qui suffirait peut-être à comprendre pourquoi on lit un conte d'un trait,<br />

alors que forts de notre permanence et de la sienne, nous refermons tranquillement<br />

un roman en remettant à plus tard la jouissance de découvrir sa fin.<br />

Au delà de ces considérations annexes, ce qui importe, c'est qu'aussi bien du<br />

côté de l'écriture que de celui de la lecture, le conte reste structurellement beaucoup<br />

plus près de nos opérations mentales premières (et donc les plus solidement<br />

implantées) que des genres dits plus élaborés. <strong>Le</strong> plaisir irremplaçable que l'on<br />

éprouve face à une histoire bien racontée ne s'explique pas autrement que par cette<br />

remontée vers les tréfonds de notre psyché.<br />

Jouant de ces données fondamentales, le conte est la forme de recherche du<br />

sens et de soi la plus active et la plus profonde. Loin de nous donner comme le<br />

mythe des leçons de vie, il nous fait repasser inlassablement par l'étape constitutive<br />

du stade du miroir.<br />

BOIX Christian<br />

Université de Dijon<br />

1 Piaget, J. : La construction du réel chez l'enfant, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1937, p. 361.<br />

192


ÉTOILES ET NOISETTES<br />

RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION<br />

VERBALE ET NON-VERBALE DU FIGURATIF<br />

<strong>Le</strong> conte populaire qui fut l'objet du Colloque d'Albi 1986 se caractérise entre<br />

autres, par la persistance de certaines figures parmi lesquelles l'étoile et la noisette<br />

dominent dans le conte populaire français comme le montre l'étude de J. Courtés 1 .<br />

Une telle récurrence ne peut manquer de frapper l'attention du lecteur curieux<br />

de justifier la sélection des formes culturelles par leur enracinement dans un fond de<br />

croyances communes en ce qui concerne la destinée humaine et sa signification.<br />

Cependant, dans un domaine apparemment tout différent, celui du portrait<br />

maniériste en miniature, l'analyse du figuratif et de ses relations avec le cadre<br />

conduit à mettre en lumière d'autres « étoiles » et d'autres « noisettes ».<br />

1. ÉTUDE D'UN MÉDAILLON DE 16OO ENVIRON<br />

Nous étudierons à titre d'exemple un médaillon anglais des années 1600 qui<br />

célèbre la défaite de l'Armada espagnole en 1588 ; il fut donné par la reine Elisabeth<br />

Ière d'Angleterre à son conseiller privé Sir Thomas Heneage entre 1590 et 1600 2 .<br />

Ce médaillon est d'une grande richesse. (Fig. 1). Il comporte deux faces<br />

externes (1a et 1b) dont l'une s'ouvre à la manière d'un couvercle (1b), ce qui situe<br />

d'emblée la miniature à l'intérieur (1c) comme contenu par rapport au contenant qui<br />

la protège des intempéries et du soleil.<br />

Fermé, ce médaillon est ovale et relativement plat ; il rappelle ainsi davantage<br />

l'amande par sa forme que la noisette, encore qu'il existe des pendentifs en or émaillé<br />

de cette période dont la forme imite une coquille de noix, et qui recèlent un calvaire<br />

sculpté en miniature 3 .<br />

<strong>Le</strong> rapport entre les deux faces externes est suffisamment complexe pour<br />

mériter une étude séparée avant d'envisager leur rapport avec l'intérieur du bijou.<br />

1 Notre étude s'appuie sur l'ouvrage de J. COURTES, <strong>Le</strong> conte populaire : poétique et mythologie, Paris<br />

PUF, 1986.<br />

2 J. E. NEALE, Queen Elizabeth I, (1934), éd. Penguin, 1971, p. 287-305. Catalogue de l'exposition<br />

Princely Magnificence. Court Jewels of the Renaissance, 15OO-1630, Londres, Debrett et Victoria &<br />

Albert Museum, 1980, n° 38.<br />

3 Yvonne HACKENBROCH, Renaissance Jewellery, New York, Sotheby et Metropolitan Museum,<br />

1979.<br />

193


LE CONTE<br />

Tout d'abord, le médaillon n'est pas porté indifféremment sur l'une ou l'autre<br />

face, mais le couvercle qui se soulève de bas en haut se porte caché, comme un<br />

envers, tandis que la partie fixe au moment où le médaillon s'ouvre, et qui constitue<br />

donc un fond stable, est justement celle qui se porte montrée, comme un endroit. <strong>Le</strong><br />

modèle qui sert à cette répartition des deux faces en envers et endroit est celui de la<br />

médaille, à l'endroit de laquelle se trouve le portrait, et à l'envers de laquelle se<br />

trouve la devise. Contrairement à l'organisation ordinaire d'un reliquaire ou même<br />

d'un retable, le volet qui masque l'image à l'intérieur ne coïncide pas avec l'endroit<br />

du contenant, mais avec son envers, ce qui entraîne une manipulation supplémentaire<br />

au moment de l'ouverture. D'emblée le destinataire du médaillon est mis en devoir<br />

d'acquérir une compétence, un savoir faire qui comporte des manipulations, et non<br />

seulement l'observation et la lecture. Ce médaillon présente différentes<br />

« modulations » de l'espace 1 , qui témoignent d'une conception très élaborée de la<br />

notion même d'objet.<br />

La manipulation est une mise en acte du principe même du médaillon, car le<br />

fait d'ouvrir correspond à l'idée d'un contenant et de son contenu, et cela sans passer<br />

par le langage, alors que celui-ci est au contraire essentiel en ce qui concerne<br />

l'emblème sur le couvercle. (Fig. 1. b)<br />

En effet, les emblèmes du XVI° siècle sont des ensembles signifiants dans<br />

lesquels entrent en relation une devise et une illustration de celle-ci, ce qui suppose<br />

que l'image fait l'objet d'une lecture, c'est-à-dire d'une transposition dans le langage,<br />

à laquelle la devise sera comparée. Sur ce médaillon, on distingue une Arche<br />

d'Alliance sur des flots agités, navigant sous un ciel d'orage. Autour de l'image, sur le<br />

cadre ovale, on lit la devise : SAEVAS TRANQUILLA PER UNDAS (Tranquille<br />

sur les vagues furieuses). L'arche de cet emblème est en soi un contenant qui rappelle<br />

le coffre des contes populaires français, lequel va sous terre ou par mer et contient de<br />

beaux habits, ou même, pour le coffre de verre, une belle princesse 2 . Son contenu<br />

« merveilleux », c'est le texte de l'Alliance grâce auquel les événements prennent un<br />

statut miraculeux.<br />

Car cet emblème célèbre un événement, celui de la victoire anglaise et de la<br />

défaite espagnole, les galions ayant sombré du fait d'une tempête dévastatrice, tandis<br />

que l'île d'Angleterre, telle un vaisseau, a « traversé » saine et sauve. La devise<br />

s'applique à la fois à la tempête bénéfique, à l'insularité de l'Angleterre et au rapport<br />

« biblique » d'alliance entre Elisabeth 1ère et son Dieu car elle est chef de l'église<br />

anglicane. Un jeu sémantique sur la polysémie de « per » articule ce faisceau de<br />

valeurs distinctes, puisque l'énonciataire peut lire à la fois « malgré la tempête » et<br />

« grâce à la tempête ». La figure de l'arche est insérée dans un système sémantique<br />

fondé sur une caractéristique du langage, à savoir la pluralité des signifiés. En outre,<br />

en ce qui concerne l'image de l'arche, la polysémie se fonde sur des référents<br />

culturels, c'est-à-dire le texte de la Bible, le texte fondateur de l'église anglicane, et le<br />

récit des vainqueurs après la déroute de l'Armada. L'image emblématique entre donc<br />

1 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 169.<br />

2 COURTES, op. cit. p. 127-8.<br />

194


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

dans un rapport « métonymique » avec ces textes, puisqu'elle en représente un mot<br />

central : « alliance » 1 .<br />

Tout à l'opposé de l'emblème ornant le couvercle, non seulement du point de<br />

vue littéral puisque nous avons dit que l'un était l'envers et l'autre l'endroit, mais<br />

aussi du point de vue de l'utilisation du figuratif, se trouve la face ornée d'un profil<br />

en or ciselé sur un fond en émail bleu sous un verre bombé. (Fig. 1. a)<br />

Au lieu de souligner le rapport entre le portrait et un événement, cette<br />

composition se signale par un effet de « camée », c'est-à-dire la réduction des<br />

éléments figuratifs à un système en deux tons, les deux plages chromatiques ainsi<br />

délimitées ne coïncidant pas avec le plan figuratif. Par exemple, le teint du visage et<br />

les cheveux ont la même couleur, tout comme la robe (noire) est de la même couleur<br />

or que la fraise (blanche). La bi-chromie force ainsi un décalage sensible entre le<br />

figuratif iconique constitué par l'ensemble : visage, cheveux, col, robe et le figuratif<br />

chromatique jaune et bleu.<br />

Cette répartition de la surface ovale en deux plages imbriquées l'une dans<br />

l'autre, puisqu'elles ont toutes deux une moitié de la circonférence, polarise l'espace<br />

ovale. C'est-à-dire que la bi-chromie organise le figuratif iconique (personnage +<br />

ciel) sur une dimension plus abstraite et propre à l'espace perçu, celle du fond et de<br />

la forme. En situant l'énoncé à un niveau abstrait, la composition propose un modèle<br />

binaire où s'encastre aussi bien ce qui relève de l'espace perçu que ce qui relève des<br />

valeurs fondamentales, « axiologiques », de la culture. L'hypothèse à laquelle nous<br />

nous référons ici est que l'articulation binaire de type paradigmatique est spatiale<br />

autant que conceptuelle. L'énonciataire peut faire jouer sa compétence à manipuler<br />

des objets abstraits, des concepts binaires, en les superposant à son gré sur la<br />

structure spatiale qui lui est proposée. L'organisation sémantique relève de<br />

l'homologation 2 , c'est-à-dire d'un rapport analogique entre les symboles culturels,<br />

axiologiques ici, et les catégories du monde naturel présentées ici comme binaires.<br />

Au jaune et au bleu répondent non seulement, nous l'avons dit, le fond et la forme<br />

(c'est-à-dire le fond ou la forme, d'un point de vue paradigmatique), mais aussi des<br />

oppositions telles que le jour et la nuit, la terre et le ciel, le chaud et le froid.<br />

On rappellera les sources culturelles impliquées ici : la culture classique, pour<br />

laquelle l'or est à l'éternité ce que le bleu est à l'empyrée, mais aussi l'art émaillé<br />

carolingien, où l'or est à la figure ce que l'émail est au fond.<br />

La simplicité du « camée » entraîne une multiplication des homologations<br />

ayant pour caractéristique l'instantanéité et la co-présence dans un même espace.<br />

Plutôt qu'un signifiant relevant du langage verbal, ce système signifiant se caractérise<br />

par un repérage spatial de type non-verbal, mais tout aussi intelligible, et fondé<br />

essentiellement sur le repérage d'un fond et d'une forme, ici dû à la relation<br />

1 A. J. GREIMAS, J. COURTES, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,<br />

Hachette, 1979, p. 174, « une unité phrastique donnée est substituée à une autre unité qui lui est liée ».<br />

Cf. Aussi Michel LE GUERN, « Processus métonymiques dans la présentation emblématique des<br />

passions », Actes du Colloque d'Albi, Langages et Signification, Toulouse, Publications de l'Université<br />

de Toulouse-le-Mirail, 1980, p. 192-205.<br />

2 Dict., op. cit., p. 174, "une formulation rigoureuse du raisonnement par analogie. Étant donné la<br />

structure A : B : : A’: B', A et A’ sont dits homologues par rapport à B et B »'.<br />

195


LE CONTE<br />

d'emboîtement au centre amorcée dès la périphérie où l'or interrompt le bleu sur la<br />

moitié inférieure.<br />

Au contenant représenté par l'arche de l'emblème - dont le contenu reste<br />

invisible - s'oppose ici la co-présence du contenant et du contenu, ces<br />

« inséparables » sémantiques (selon l'opposition explicite/implicite) étant spatialisés.<br />

Ainsi la relation contenant/contenu qui définit le médaillon en lui-même est-elle<br />

également repérable dans ce bijou sur les deux faces extérieures, et cela sur deux<br />

modes fort différents.<br />

L'intérieur du médaillon est plus subtil mais n'inaugure pas de troisième<br />

système de signification.<br />

Sur la face interne (1. d) du couvercle sur lequel se trouve l'arche (1. b), un<br />

décor en or émaillé, également de nature emblématique, représente une rose Tudor<br />

entourée d'une couronne de feuillage. Il s'agit de deux tiges croisées en leur<br />

extrémité en haut et en bas à la manière d'une couronne de laurier, tandis que leurs<br />

feuilles sont celles d'une rose. En italiques, on lit en forme d'encadrement ovale :<br />

« Hei mihi quod tanto virtus perfusa decore non habet eternos inviolata dies » 1 . Il<br />

s'agit de la transposition sur le mode intime 2 de la problématique de la « traversée »,<br />

car « non habet_dies » est comme l'envers dé-sémantisé, « vraisemblable », de la<br />

traversée miraculeuse de l'endroit : « tranquilla ». (Cf. note 26)<br />

D'un point de vue sémantique, on trouve ici les paires or/bleu, chaud/froid ou<br />

jour/nuit. La relation entre l'or et le chaud ou le jour d'un côté et entre le bleu émail<br />

et le froid ou la nuit de l'autre s'appuie sur les sèmes communs : chromatisme<br />

(or/bleu), température ou luminosité.<br />

Il existe ici une sorte de conversion entre ces trois dominantes, de manière à<br />

ce que le phéno- mène a-chromatique de la luminosité, par exemple, soit rendu<br />

visible par le plan chromatique, ou l'impression tactile soit traduite en une<br />

impression visuelle.<br />

<strong>Le</strong> rapport entre l'extérieur (1. b) du médaillon et l'intérieur (1. d) en ce qui<br />

concerne le couvercle que l'on soulève, invite le destinataire à comparer le caractère<br />

général du premier au caractère particulier du second, mais aussi à comparer la<br />

transformation exceptionnelle d'une situation périlleuse en victoire à la destinée<br />

universelle inéluctable. Il s'opère de ce fait une référentialisation de l'extérieur et de<br />

l'intérieur du couvercle 3 due à la contigüité des deux emblèmes accolés dos à dos,<br />

fondée sur un repérage visuel puisque les deux calligraphies s'opposent tandis que le<br />

fond or et les éléments émaillés qui le décorent relèvent d'une technique similaire,<br />

1 « Hélas, que tant de vertu toute pénétrée de beauté ne puisse rester inviolée pour toujours ».<br />

2 La source de ce texte est donnée par Roy C. Strong dans le catalogue de l'exposition Artists of the<br />

Tudor Court. The portrait miniature rediscovered. 1520-1620, Londres, Thames & Hudson et Victoria<br />

& Albert Museum, 1983, n° 208. Il fut publié dans un recueil de poèmes de 1567 ; l'allusion à la rose<br />

Tudor se complique d'une allusion à Elisabeth comme rose de la beauté, c'est-à-dire le modèle de la<br />

beauté idéale.<br />

3 Denis BERTRAND, L'espace et le sens, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 32.<br />

L'auteur propose d'appeler référenciation ce qui relève de la construction sémantique du figuratif<br />

[iconique] et de l'énonciation, et référentialisation ce qui relève des relations intérieures au discours,<br />

donnant pour exemple la référentialisation anaphorique. Nous adopterons cette terminologie ici, car le<br />

problème qui peut être posé à propos de l'énonciation qui ne relèverait pas de la référenciation interne, ce<br />

qui est une objection importante, n'est pas abordé directement dans notre présente étude.<br />

196


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

quoique le chromatisme choisi soit aussi le lieu d'un contraste bleu (l'arche) et rouge<br />

(la rose).<br />

Ainsi deux images qui relèvent du langage verbal puisqu'il y a écriture et<br />

illustration de celle-ci (c'est-à-dire elle-même sujette à la transposition verbale) sontelles<br />

en relation d'opposition l'une à l'autre selon un mode non verbal fondé sur des<br />

repères visuels : la couleur, la forme, alors même que le degré d'iconicité de ces<br />

images est différent, puisqu'à l'action de traverser, de naviguer, ne correspond<br />

aucune action (dans l'emblème de la rose), mais une simple juxtaposition d'unités<br />

empruntées au monde végétal (encore qu'on puisse admettre que la rose « pousse »<br />

sur l'une des tiges ?). (Fig. 1. b et 1. d).<br />

La miniature qui se trouve à l'intérieur est le contenu sur lequel s'ouvre ce<br />

couvercle ; c'est elle qui est révélée, rendue visible pour quelques brefs instants<br />

privilégiés. <strong>Le</strong> couvercle remplit une fonction analogue à celle du rideau au théâtre,<br />

ou de la porte du tabernacle ; le rapport du contenant au contenu est ici celui d'une<br />

désignation, et la compétence du destinataire est de l'ordre du « reconnaître » 1 .<br />

La compétence manipulatoire du destinataire se double d'une compétence<br />

verbale, puisqu'il lui faut lire les devises, et d'une compétence analogique, puisqu'il<br />

lui faut reconnaître les ressemblances et les différences entre une face et l'autre, et<br />

enfin, reconnaître le portrait en miniature.<br />

<strong>Le</strong> nom du personnage ne figure pas sur la miniature comme on pourrait s'y<br />

attendre mais au dos de celle-ci, c'est-à-dire sur le fond émaillé bleu du médaillon 2 ,<br />

dont il a été dit plus haut que la référence à un personnage historique était par<br />

ailleurs nulle. Par contre, la miniature fait référence à un événement par la technique<br />

employée, car celle-ci présuppose un portrait fait sur le vif, dont l'instantanéité<br />

garantit l'authenticité. La miniature constitue ainsi une « opération de véridiction » à<br />

laquelle contribuent d'autres stratégies telles que le choix de l'angle de 3/4 qui<br />

présuppose un volume sphérique (car les plans en raccourci dans le 3/4 signifient<br />

dans le code réaliste que le reste du volume qui « tourne » se trouve « derrière »).<br />

L'orientation du regard posé sur l'observateur relève aussi de la « véridiction » à la<br />

manière du discours rapporté en système verbal.<br />

Tout comme les deux emblèmes accolés dos à dos entrent en relation par le<br />

biais de schémas semblables, on peut se demander comment la miniature (1. c) se<br />

rapporte au profil en or (1. a). <strong>Le</strong> figuratif est utilisé dans cette opposition, puisque le<br />

costume d'apparat s'oppose au décolleté intime, et le regard détourné du premier<br />

s'oppose au regard soutenu du second. Il s'agit de figuratif iconique 3 qui s'oppose sur<br />

le plan du signifié, un même signifiant, le vêtement, permettant du fait de<br />

l'ambivalence du rapport au corps, d'insérer dans le plan figuratif des catégories<br />

telles que : vêtu vs. nu, fermé vs. ouvert, et pour ce qui est de celle du VOIR, caché<br />

vs. montré. De même en ce qui concerne le regard, le parallélisme entre l'orientation<br />

1 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, 2 vols. Paris, Gallimard, 1966 et 1974, vol. II, p.<br />

64-5. Reconnaître répond à sa définition du sémiotique et comprendre à celle de la sémantique.<br />

2 Disposé à la manière d'un cadre sur le bord du fond bleu, se trouve le texte suivant : ELIZABETHA DE<br />

G ANG FRA ET HIB REGINA.<br />

3 J. Courtés distingue dans le figuratif deux pôles de densité sémantique différents, l'un « iconique » et<br />

l'autre « abstrait ». Cf. Dict., op. cit., p. 1 et p. 177-8.<br />

197


LE CONTE<br />

du profil et celle du regard (1. a) s'oppose au croisement des deux orientations dans<br />

le second (1. c), le 3/4 étant orienté à gauche et le regard à droite. Ainsi une même<br />

unité figurative, dans un système de signification non-verbal, peut-elle admettre<br />

simultanément une valeur iconique et une valeur catégorielle, « abstraite ».<br />

Toutefois il y a lieu de noter un deuxième plan sur lequel la miniature est en<br />

relation avec le « camée », le plan chromatique. En effet, tandis que les miniatures<br />

d'Hilliard dépendent le plus souvent du code chromatique des sonnets de Pétrarque<br />

pour les visages féminins, c'est-à-dire une gamme très restreinte dans laquelle entrent<br />

en composition le rouge, le blanc, le noir et l'or 1 , dans cette miniature ce schéma<br />

chromatique est simplifié de sorte que deux teintes dominent essentiellement : un<br />

blanc « chaud » pour la carnation, les roses et les lèvres constituant un semis de<br />

petites touches plus vives, de la même teinte, l'or même de la chevelure étant atténué<br />

de manière à obtenir une continuité avec le visage ; et un blanc « froid » pour la<br />

dentelle du col qui se détache sur le fond bleu réduit à un mince filet.<br />

<strong>Le</strong> tout est constellé, dentelle et chevelure y compris, de bijoux étincelants<br />

dont la valeur chromatique est minime en comparaison avec leur éclat. Sans doute le<br />

temps y est-il pour quelque chose, mais l'effet de simplification chromatique ressort<br />

néanmoins d'une comparaison avec d'autres miniatures contemporaines.<br />

<strong>Le</strong> portrait (1. c) manifeste par conséquent ce décrochement entre les couleurs<br />

et le figuratif iconique qui caractérise l'extérieur bleu et or (1. a). Une polarisation de<br />

l'espace ovale selon l'opposition chaud vs. froid s'opère de ce fait, laquelle s'intègre<br />

au niveau iconique du portrait de manière à superposer à la ressemblance<br />

présupposée avec Elisabeth 1ère, une « ressemblance » (spécifique au portrait) avec<br />

Diane vs. Vénus, ce qui entraîne un vaste agglomérat de connotations symboliques<br />

empruntées à la culture continentale.<br />

On remarquera que si le figuratif iconique représenté par le vêtement se<br />

caractérisait par une ambivalence impliquant une univocité du signifiant, le costume<br />

ayant soit la valeur /publique/, soit la valeur /privée/, le figuratif abstrait se<br />

caractérise par la pluralité des valeurs et la co-existence des contraires, puisque un<br />

même signifiant : le portrait, renvoie en même temps à la dimension iconique<br />

(univocité du signifié : Élisabeth) et à la dimension culturelle où la co-présence de<br />

Diane et de Vénus, du froid et du chaud, du fond et de la forme, de la terre et du ciel,<br />

est non seulement possible mais essentielle.<br />

<strong>Le</strong> passage qui est ainsi ménagé grâce à la communauté du figuratif dans les<br />

deux cas entre un code univoque fondé sur l'ambivalence des objets perçus et un<br />

code admettant l'articulation binaire des concepts construits permet de rendre compte<br />

d'effets de dé-sémantisation et de re-sémantisation dont le portrait en miniature nous<br />

donne un premier exemple : le portrait d'Elisabeth 1ère par sa large diffusion parmi<br />

les courtisans anglais et étrangers subit une « banalisation » perçue comme une perte<br />

de valeur, alors que l'encadrement du portrait, lequel va, dans ce médaillon, jusqu'à<br />

se refermer totalement sur l'image et l'occulter entièrement, en échappant aux<br />

contraintes du figuratif iconique univoque, permet de disposer d'un système<br />

signifiant aux valeurs multiples. De sorte que le portrait en miniature, par les<br />

1 Cf. notre thèse d'état : <strong>Le</strong> portrait élisabéthain dans l'oeuvre de Nicholas Hilliard, (1547-1619), Paris<br />

IV, 4 avril 1987.<br />

198


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

rapports visuels qu'il entretient avec le cadre, déployé ici en trois faces<br />

« encadrantes » acquiert une dimension symbolique spécifique, laquelle est le fruit<br />

de la référentialisation interne observée, et posant bien entendu le problème de la<br />

compétence de l'énonciataire.<br />

2. CONTENANT/CONTENU : SIGNIFIANT OU SIGNIFIÉ ?<br />

Cette description du médaillon montre que le cadre fait sens par rapport à<br />

l'encadré et inversement que le contenu fait sens par rapport au cadre, ici<br />

hypertrophié, certes, mais parfois un simple tracé sans épaisseur. Si « le cadre<br />

apparaît comme le seul point de départ sûr » 1 en ce qui concerne le signifiant<br />

planaire, sans doute est-ce d'abord parce qu'il s'y trouve un signal d'énonciation<br />

perceptible par l'énonciataire même lorsque le contenu n'est pas traduisible par celuici<br />

en langue parce qu'il est « obscur ». Cependant, l'analyse qui a précédé ne<br />

prétendant qu'à un examen d'ordre sémantique, ne concerne pas l'énonciation du<br />

point de vue de l'embrayage énonciatif, mais de celui du débrayage.<br />

De ce point de vue, cadrer c'est poser une disjonction spatiale entre deux<br />

zones, le centre et la périphérie ainsi qu'une conjonction privilégiée entre ces zones,<br />

et cela nécessairement à l'exclusion de l'espace hors-cadre. On notera par conséquent<br />

que le cadre, du fait de sa nature spatiale, actualise la co-présence de deux<br />

dimensions logiquement incompatibles, la conjonction et la disjonction, la<br />

représentation de l'un entraînant celle de l'autre de manière simultanée, ce qui ne<br />

saurait être le cas du point de vue du temps.<br />

La contigüité définit l'espace comme la successivité définit le temps.<br />

Toutefois à la contigüité il faut ajouter la clôture essentielle au cadrage, la<br />

« jonction » s'articulant dans le cadrage avec la « topologie ». En tant que qualité de<br />

l'espace perçu, l'ensemble /contenant/contenu/ est un signifiant dont le signifié est le<br />

cadrage, et des catégories sémantiques telles que dedans vs. dehors, ou bien centre<br />

vs. périphérie (contenant/contenu : plan de l'expression ; cadrage : plan du contenu :<br />

cf. tableau ci-après).<br />

L'étude du figuratif dans le conte populaire français procure de nombreux<br />

exemples de la figure de la noisette et ses équivalents, la noix, l'amande, etc.,<br />

signifiant dont le signifié est la contenance, (c'est-à-dire la catégorie sémantique<br />

contenant vs. contenu). Il est souvent question de noix, de noisettes, d'amandes, ou<br />

encore de coffre, de nef, de carrosse, dans ces contes, et la catégorie de la<br />

contenance s'actualise lorsqu'un acteur les ouvre pour découvrir ce qui s'y trouvait<br />

caché 2 .<br />

A l'étude du cadre sur le plan spatial, qui montre que l'ensemble /contenant/<br />

contenu/ relève du plan de l'expression 3 , paraît répondre l'étude de ces contes où la<br />

catégorie sémantique contenant vs. contenu se trouve du côté du plan du contenu.<br />

1 A. J. GREIMAS, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », (1978), Actes Sémiotiques,<br />

Documents, VI, 60, 1984, p. 15.<br />

2 COURTES, <strong>Conte</strong> populaire, op. cit. p. 69.<br />

3 Au sens de Hjelmslev ; voir plus loin pour un essai d'application de ce schéma aux langages de type<br />

verbal et non-verbal.<br />

199


LE CONTE<br />

Il nous a semblé trouver ici une illustration de ces lignes par A. J. Greimas :<br />

en tenant compte du fait que les qualités du monde naturel, sélectionnées, servent à<br />

la construction du signifiant des objets planaires, mais qu'elles apparaissent en même<br />

temps comme des traits du signifié des langues naturelles, on voit que les discours<br />

verbaux portent en eux-mêmes leur propre dimension figurative, à ceci près que les<br />

figures qui la constituent sont des figures du contenu et non des figures de<br />

l'expression 1 .<br />

L'étude du médaillon avec laquelle nous avons débuté a montré une double<br />

manière d'employer le figuratif. D'une part l'arche d'alliance illustrant un texte, et la<br />

rose Tudor en illustrant un autre, relèvent d'une approche verbale du mode visuel de<br />

représentation. L'image est alors une « métonymie », ainsi que nous l'avons rappelé,<br />

du discours qu'elle illustre, un « condensé » fondé sur la mémorisation des<br />

développements afférents. Son sens repose essentiellement sur les symboles<br />

communs à l'énonciateur et à l'énonciataire, c'est-à-dire à un ensemble culturel au<br />

sein duquel les images font système, non certes par rapport à un référent<br />

extralinguistique, mais par référenciation mutuelle à l'intérieur du système lui-même.<br />

La culture est en ce sens un monde clos et « homogène » 2 , servant de fond à<br />

l'identification d'une unité telle que l'arche d'alliance par rapport au code biblique ou<br />

la rose à larges pétales rouges en quinconce par rapport à l'histoire d'Angleterre. La<br />

symbolique de telles images est de même nature que celle du signe linguistique, si<br />

celui-ci est défini par rapport à un ensemble plus vaste, à savoir, la sémiologie 3 .<br />

D'autre part le médaillon montre comment la référenciation non plus<br />

culturelle mais par homologation à un ensemble perceptif ou « perçu », c'est-à-dire<br />

construit d'après le contraste qui fonde la perception d'un fond et d'une forme, d'un<br />

ton chaud et d'un ton froid, etc., est également productrice de sens. Ce type<br />

d'organisation sémantique qui fit la fortune de l'art abstrait lequel s'y était consacré<br />

entièrement, mais dont l'étude du médaillon maniériste prouve la pertinence à tous<br />

les arts plastiques, n'est cependant pas plus spécifique à ceux-ci que le précédent<br />

n'est propre au signe linguistique.<br />

En effet, alors que nous avons vu le visuel emprunter au discours verbal le<br />

procédé de la métonymie, de même le discours verbal offre des exemples d'emprunts<br />

du principe d'homologation.<br />

<strong>Le</strong> modèle qu'offre sur ce point le conte populaire français en est un exemple<br />

intéressant, car il est fondé sur une utilisation particulièrement riche des éléments<br />

figuratifs, de telle sorte que l'on y retrouve le décalage observé entre le figuratif<br />

iconique et le figuratif abstrait dans le médaillon. Chaque fois que les occurrences<br />

« noisette », « amande », « noix », constituent un ensemble par référentialisation, se<br />

faisant écho l'un l'autre du fait de la communauté du signifié contenant vs. contenu,<br />

elles produisent un système repérable indépendamment du récit, à la manière d'un<br />

ornement 4 . Ce qui les isole en un ensemble aisément reconnaissable 1 et leur confère<br />

1 A. J. GREIMAS, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », op. cit., p. 13.<br />

2 Dict., op. cit., p. 174. Dans un sens restreint, s'appliquant à des unités de même niveau.<br />

3 F. de SAUSSURE, C.L.G, éd. T. de Mauro, Paris, Payot, 1981, p. 32 et suiv.<br />

4 <strong>Le</strong> repérage se fait en même temps par l'itérativité syntagmatique. J. Courtés cite par exemple : « Elle<br />

ouvrit sa noix. _Petit Cendron ouvrit son amande. _ Petit Cendron ouvrit sa noisette. » p. 129. Ou<br />

200


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

cette autonomie c'est précisément leur homologation possible à un système de<br />

binarité contrastive emprunté au monde extra-linguistique. Si la motivation, sur<br />

laquelle nous reviendrons plus loin, a un rôle à jouer, ce n'est donc pas du côté du<br />

signe ou de la symbolique culturelle, mais de celui de la perception construite fondée<br />

sur les qualités du monde naturel.<br />

<strong>Le</strong> figuratif peut se manifester indifféremment soit, pour le langage nonverbal<br />

(dont le visuel est une sous-catégorie) par des mécanismes fondés sur la<br />

perception qualitative, ou par des emprunts aux langues, soit, pour le langage verbal,<br />

par des mécanismes fondés sur la sémiologie tantôt de type syntagmatique tantôt de<br />

type paradigmatique, ces dernières constituant en quelque sorte des emprunts aux<br />

langages non-verbaux.<br />

Tel est, en tout cas, ce que nous semblent démontrer les analyses de J.<br />

Courtés chaque fois qu'elles débouchent sur un constat de dédoublement du figuratif.<br />

<strong>Le</strong> figuratif abstrait, d'une part, à deux termes, reposant sur un contraste, et manifesté<br />

par des « motifs », et, d'autre part, le figuratif iconique, a plusieurs termes articulés<br />

syntagmatiquement, comme par exemple la figure de l'habillement, avec un<br />

programme narratif 2 de base entraînant la mise en place de pôles tels que sujet/objet<br />

ou sujet/procès/objet. <strong>Le</strong> figuratif sera alors appelé « configuration » 3 . La conclusion<br />

qu'il faut en retenir est que la nature du figuratif est de permettre à une figure telle<br />

que la noisette deux modes d'insertion distincts dans un contexte discursif. Selon les<br />

versions des contes, la figure de la noisette peut soit s'insérer dans le contexte sur un<br />

axe de type paradigmatique telle que l'ensemble : /noisette/noix/amande/, soit sur un<br />

axe de type syntagmatique, c'est-à-dire un énoncé comme : « une vieille femme qui<br />

vendait des noisettes » 4 . L'exemple cité souligne la double utilisation possible de<br />

l'élément « noisette » car si l'énoncé intègre la noisette dans un programme de vente<br />

et d'achat, il se trouve que la suite du conte peut fort bien ne pas tirer parti de cette<br />

configuration, de telle sorte que la noisette est alors « récupérée » par le premier<br />

mode d'insertion. Ainsi, dans l'exemple cité, le prince n'achète pas la noisette, il<br />

donne simplement de l'or pour un renseignement et le programme de vente ne se<br />

réalise pas, ce qui fait de la noisette un motif dans ce contexte. Une même figure<br />

possède donc deux types d'insertion dans le plan du contenu mais la linéarité du<br />

encore : « Voici une amande. Va et écrase-là sur le portail de l'église quand la noce passera. _ Voici une<br />

noix. Va et écrase-là _ ; voici une noisette, va et écrase-la_ » p. 129, <strong>Conte</strong> populaire, op cit.<br />

1 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, 2 vols. Paris, Gallimard, 1966 et 1974, vol. II, p.<br />

64-5. Reconnaître répond à sa définition du sémiotique et comprendre à celle de la sémantique.<br />

2 Dict., op. cit., p. 297-8.<br />

3 J. Courtés fait remarquer que dans un deuxième temps, le figuratif qu'il soit iconique ou abstrait peut<br />

faire l'objet d'une catégorisation. <strong>Conte</strong> populaire, op. cit., p. 209 et suiv. « Parti d'une différence de<br />

comportement syntaxique pour distinguer formellement la configu-- ration (par exemple l'"habillement"),<br />

du motif ("ciel", "lune",’âne", etc_), nous nous aperce- vons maintenant que, outre ce critère _ il en existe<br />

un second, de nature proprement séman- tique : selon que les rapports entre figures sont ressaisis d'un<br />

point de vue paradigmatique ou syntagmatique, on obtient corrélativement ces deux formes<br />

d'organisation sémantique que nous appelons code figuratif et code thématique ».<br />

4 Courtés, <strong>Conte</strong> populaire, op. cit. p. 196, « _une petite vieille qui vendait des noisettes _ vous<br />

trouverez une vieille qui vend des noix_ <strong>Le</strong> fils du rois remercia la vieille, lui donna une pièce d'or_ ».<br />

Dans le premier cas, il n'y a pas vente, mais la vieille donne un rensei- renseignement, ce que la seconde<br />

fait également.<br />

201


LE CONTE<br />

discours dont le support est temporel autant que spatial, et la cohérence du plan du<br />

contenu nécessitent de la part du conteur un choix quant à l'un ou l'autre de ces types<br />

sans pouvoir les utiliser ensemble. Ce choix aura pour conséquence une valeur<br />

« merveilleuse » ou « vraisemblable » pour l'élément en question, selon que le<br />

processus de re-sémantisation propre au mécanisme de référentialisation contextuelle<br />

s'appuiera sur l'une ou l'autre axiologie à des fins véridictoires, tantôt mythiques<br />

tantôt historiques 1 .<br />

Tandis que le médaillon nous a montré pour la représentation non-verbale la<br />

possibilité d'insérer un élément figuratif selon les deux modes à la fois, possibilité<br />

qui se révèle être aussi une contrainte puisque le temps est exclu. D'où une<br />

« organisation en quelque sorte rayonnante » 2 ou encore « feuilletée » 3 .<br />

1 L'opposition de la catégorie axiologique mythique/historique n'est pas à notre avis tou- jours<br />

homologable à celle appelée dé-sémantisation/re-sémantisation. En effet, le conte de Cendrillon une fois<br />

transplanté au Canada dans une situation de confrontation non pas entre la pauvreté et la richesse mais<br />

entre l'état sauvage et l'état civilisé, la vie hors de la société et la vie en société, peut être raconté sur un<br />

mode « rationnalisant » tout en étant investi d'un sens nouveau. La dimension mythique serait une<br />

procédure ayant pour effet de sens « richesse et pro- profondeur », effet de sens qui peut aussi être rendu<br />

autrement.<br />

2 A. LEROI-GOURHAN, <strong>Le</strong> geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, p. 273. Pour une réflexion<br />

sémiotique à propos de ce passage, cf. J. M. FLOCH, Petites mythologies de l'oeil et de l'esprit, Paris-<br />

Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 170-84.<br />

3 Hubert DAMISCH, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, p. 261.<br />

202


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

A la lumière de la distinction proposée par Hjelmslev entre le plan de<br />

l'expression comportant l'articulation entre forme et substance et le plan du contenu<br />

comportant une articulation du même modèle, tout en constituant ensemble les deux<br />

volets signifiant/signifié du signe, nous chercherons à comparer la sémiotique<br />

verbale et la sémiotique non-verbale en ce qui concerne la position de l'ensemble<br />

/contenant/contenu/.<br />

SIGNE<br />

Plan du contenu<br />

Plan de l’expression<br />

Substance / Forme<br />

Forme / Substance<br />

SEMIOTIQUE FIGURATIVE<br />

verbale<br />

non verbale<br />

« motif » (paradigmatique)<br />

ex. : noix<br />

noisette<br />

amande<br />

/mythe/<br />

/histoire/<br />

« configuration »<br />

(syntagmatique »<br />

cadrage<br />

ex. : carré<br />

cercle<br />

rect. d’or<br />

/mythe/<br />

/histoire/<br />

Contour d’après<br />

le contenu<br />

a : ovale, etc.<br />

spatialisation<br />

+ /visibilité/<br />

instantanéité<br />

variantes des contes/singularité/<br />

contenant/contenu<br />

variantes des styles<br />

/visibilité/<br />

/singularité/<br />

L'organisation de ce tableau veut faire ressortir notre hypothèse, à savoir, une<br />

éventuelle position de la catégorie contenant/contenu, « terme » commun au motif de<br />

la « noisette » et au cadre. En effet, celle-ci apparaît du point de vue de la sémiotique<br />

figurative non-verbale dans le plan de l'expression, c'est-à-dire du signifiant, comme<br />

forme de l'expression, la substance en étant la désignation, le Faire Voir et l'Etre<br />

Vu 1 . <strong>Le</strong>s styles de cadrage (c'est-à-dire les cadres plus ou moins allongés ou arrondis<br />

selon chaque cas particulier, en ce qui concerne l'ovale, par exemple) s'opposent du<br />

point de vue de la forme de l'expression comme les manières de raconter varient d'un<br />

conteur à l'autre.<br />

En tant que forme du contenu, c'est l'opposition entre des cadres géométriques<br />

(cercle, carré) et des cadres inspirés de la silhouette représentée qui est signifiante,<br />

car dans le premier cas des valeurs telles que la perfection, la régularité vont être<br />

signifiées (dans d'autres œuvres d'Hilliard, sinon dans ce médaillon), et dans le<br />

second, des valeurs telles que la vérité, la ressemblance, etc.<br />

1 L. HJELMSLEV, Prolégomènes à une théorie du langage, (1943), tr. Una Canger, Paris, Edts. de<br />

Minuit, 1958, p. 76 « _ un signe est le signe d'une substance de l'expression : la séquence de sons<br />

[bwa], en tant que fait unique prononcé "hic et nunc", est une grandeur appartenant à la substance de<br />

l'expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme de l'expression sous laquelle on peut<br />

assembler d'autres grandeurs de substance de l'expression (autres prononciations possibles_) »<br />

203


204<br />

LE CONTE<br />

Alors que du point de vue de la sémiotique figurative verbale, la catégorie<br />

conte- nant/contenu apparaît dans le plan du contenu mais en tant que forme de<br />

celui-ci.<br />

La disposition des critères forme/substance dans ce tableau veut souligner<br />

l'importance du terme « forme », car celui-ci désigne à la fois une relation<br />

d'opposition qui relève de l'expression et une relation d'opposition qui relève du<br />

contenu, signalant le fonctionnement sémiotique à la fois au plan de l'expression et<br />

au plan du contenu, que ce soit dans les langages verbaux ou non-verbaux.<br />

En outre, la disposition adoptée par nous ici fait ressortir au plan du contenu<br />

le fait que ces ensembles signifiants différents débouchent sur une opposition<br />

sémantique de même caractère, tantôt mythique tantôt historique, (merveilleux ou<br />

vraisemblable), qui paraît fonder le figuratif en tant que système sémantique.<br />

Cependant l'étude du conte populaire a mis en relief un autre ensemble de<br />

motifs, ceux du soleil, de la lune et des étoiles, lesquels font système par le champ<br />

lexical de la luminosité auxquels ils appartiennent au même titre que la contenance<br />

réunissant noisettes, noix, et amandes_ Or le médaillon qui nous sert de modèle pour<br />

approfondir la notion de cadre ou de cadrage est lui aussi investi des traits<br />

sémantiques de la luminosité, à savoir : /briller/éclairer/ auquel s'ajoute<br />

l'éloignement.<br />

3. BRILLER/ÉCLAIRER : ESPACE RAYONNANT ET « PENSÉE MOTIVANTE »<br />

Dans le médaillon, les modes de représentation de la lumière forment un<br />

système cohérent fondé une fois encore, sur le contraste et la co-présence.<br />

Sur la face externe du médaillon comme dans tout le bijou sauf en ce qui<br />

concerne la miniature à la gouache, l'or prédomine. Il est toujours poli et reflète ainsi<br />

la lumière où il baigne ; il est en outre creusé et ciselé sur le costume d'Elisabeth ce<br />

qui multiplie les reflets d'une paroi à l'autre. L'or allie par conséquent, dans son<br />

rapport à la lumière ambiante, un reflet intense à une opacité totale.<br />

L'émail est opaque sur les deux faces (1. b et 1. d) sauf en ce qui concerne le<br />

vert, et lorsqu'il sert de fond au profil en or, il est recouvert d'un verre bombé qui<br />

reflète la lumière à la manière de l'or (1. a). <strong>Le</strong> bleu acquiert ainsi l'éclat de l'or, éclat<br />

que possède déjà l'émail vitrifié mais qui se trouve renforcé par la forme bombée du<br />

verre.<br />

L'effet obtenu est de doubler la représentation chromatique de la lumière<br />

(typique de la polychromie médiévale) par une représentation a-chromatique qui est<br />

l'éclat, à la fois brillant et éclairant. C'est-à-dire que le reflet observé ne signifie pas<br />

une source externe de lumière qui relèverait de l'éclairage mais la lumière comme<br />

prenant sa source à l'endroit où elle devient visible dans la zone où naît l'éclat grâce<br />

au reflet et à l'opacité du matériau. (On trouve une source de lumière semblable dans<br />

les miroirs, et en particulier dans les miroirs argentés).<br />

Or cet effet de sens trouve un écho dans le portrait en miniature qui est monté<br />

au dos et à l'intérieur (fig. 1. c) et dont la « re-sémantisation » par la face extérieure a<br />

déjà été observée.<br />

Pour plusieurs raisons, le personnage de ce portrait en miniature se trouve<br />

placé dans un rapport particulier à la lumière, la première étant le défaut d'éclairage.<br />

L'inventaire des portraits en miniature montre que la source d'éclairage est en général


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

extérieure au cadre, c'est-à-dire reproduite telle que l'atelier devait la fournir, à savoir<br />

par une fenêtre située sur le côté et légèrement au-dessus du personnage 1 . Il arrive<br />

que cette fenêtre soit représentée dans le portrait, derrière le personnage et décalée<br />

par rapport à lui, de manière à éviter le contre-jour 2 . La source de lumière est<br />

toujours unique, et sa position est parfois indiquée par des rayons d'or, comme chez<br />

Fouquet 3 . La lumière n'est de ce fait associée qu'au relief qu'elle rend visible.<br />

Or l'absence de relief dans ce portrait en miniature provoque une rupture avec<br />

cet usage et l'effet obtenu est celui d'une lumière inexplicable, puisqu'elle ne provient<br />

d'aucune source. Privé d'origine lumineuse, le « visible » dans ce cadre n'est pas<br />

motivé par une référence à un phénomène du monde naturel. <strong>Le</strong> visage à la carnation<br />

légèrement rose est auréolé de l'éclat doré des cheveux et de celui, bleuâtre, du col<br />

de dentelle. La luminosité obtenue par l'utilisation du blanc, dont l'articulation en<br />

froid/chaud a été indiquée plus haut, ne s'explique donc que par des rapports à la<br />

lumière du type de ceux qui caractérisent le couvercle en or et émail. C'est-à-dire que<br />

la luminosité du teint doit s'expliquer par le reflet et l'opacité de la carnation, celle de<br />

la dentelle par la transparence du tissu et celle des cheveux par une richesse dans les<br />

reflets qui rappelle la soie 4 .<br />

Ainsi la luminosité de ce portrait est-elle « merveilleuse » à proprement<br />

parler, puisqu'ostensiblement privée de toute origine explicable, réduite à un espace<br />

clos voué à la solidarité de l'effet et de la source de cet effet, c'est-à-dire au<br />

rayonnement. La miniature devient illumination 5 .<br />

Or l'utilisation dans le conte populaire français de l'ensemble de motifs<br />

soleil/lune/étoiles est comparable à celle de l'ensemble noisette/noix/ amande du<br />

point de vue de l'effet de sens « merveilleux » qu'ils introduisent dans le récit. Tandis<br />

que le cadre comparé à la « noisette » nous a permis de souligner le caractère<br />

endocentrique de l'espace intérieur ainsi isolé de son environnement, il semble qu'il<br />

s'agisse d'un effet tout à fait comparable dans le cas de l'ensemble « étoile ». En effet,<br />

si le trait sémantique /isolé/ contribue à l'ensemble « noisette » du fait de<br />

l'articulation sémantique privilégiée contenant/contenu laquelle entraîne l'exclusion<br />

de l'extérieur, il semble qu'il contribue également à l'ensemble « étoile » parce que<br />

/briller/ et /éclairer/ sont les aspects « isolants » de la lumière. A une distance<br />

extrême, sans source de lumière visible, l'étoile, et à plus forte raison la lune et le<br />

soleil « trouent » l'obscurité, si l'on nous pardonne cette métaphore. <strong>Le</strong>ur luminosité<br />

est apparemment privée de source, c'est-à-dire de motivation. /Briller/ et /éclairer/<br />

1 Nicholas Hilliard, The Arte of Limning, (1600 env.) Ed. R.K.R Thornton et T.G.S. Cain, Manchester,<br />

Mid Northumberland Arts Group et Carcanet New Press, 1981, p. 85-87. Pour une traduction française,<br />

cf. notre thèse.<br />

2 Simon BENING, Autoportrait, 1558, Londres, Victoria & Albert Museum, Salting Bequest, (P. 159-<br />

1910).<br />

3 FOUQUET, Heures d'Etienne Chevalier, Chantilly, Musée Condé.<br />

4 La transparence mériterait d'être étudiée plus en détail. Qu'il suffise de souligner son rapport avec le<br />

reflet dans le contexte de cette étude. En effet, la transparence occulte tout autant que le reflet le rapport<br />

cause/effet qui explique la lumière par une source distincte del'objet visible, puisque l'origine de la<br />

lumière est alors derrière et paraît être « sui generis ».<br />

5 On retrouve ici le sens premier d'enluminer, représenter de la lumière par de la couleur.<br />

205


LE CONTE<br />

sont les aspects « merveilleux » de la lumière, et leur sélection dans l'ensemble<br />

« étoile » coïncide avec le plan mythique du contenu signalé précédemment 1 .<br />

Toutefois il est à noter que la surface ainsi isolée par sa luminosité se<br />

caractérise aussi par l'exocentrisme puisqu'elle est non seulement brillante mais<br />

éclairante (Cf. pour la « noisette », l'actualisation de l'exocentrisme par l'acte<br />

d'ouvrir).<br />

L'étude de la luminosité dans le médaillon et son rapprochement avec le<br />

champ sémantique de la luminosité dans le conte populaire français indique la<br />

spatialisation totale, à l'exclusion de toute temporalité, de ces ensembles figuratifs,<br />

spatialisation marquée par un effet de tension visuelle, ou de visibilité « tensive »<br />

dont on trouve une définition dans l'œuvre de Paul Klee 2 .<br />

Pour ce peintre et théoricien de l'art, les relations visuelles entre la périphérie<br />

et le centre produites par le cadrage sont fondamentales. Elles se manifestent par des<br />

effets de tension dans deux zones en relation de polarité : la périphérie, où se produit<br />

une tension entre le dedans et le dehors ; et le centre, où existe une tension d'un autre<br />

type, qu'il appelle centripète et centrifuge. <strong>Le</strong> cadrage a pour effet secondaire de<br />

mettre en relation ces deux zones de tensions différentes, ce qui dynamise l'espace<br />

cadré en le rendant à la fois endo- et exocentrique (Fig. 2)<br />

Pour ce qui nous intéresse ici, le critère de visibilité est donc la co-présence,<br />

ou la solidarité, entre une fonction endocentrique de l'espace isolé puisque cadré, et<br />

une fonction exocentrique de ce même espace.<br />

Ainsi les motifs du conte populaire que nous avons voulu analyser en les<br />

comparant au médaillon qui nous a servi d'exemple ont-ils un élément commun avec<br />

l'analyse de l'effet de sens /cadrage/ par P. Klee, c'est-à-dire qu'ils relèvent du Voir et<br />

non du Savoir.<br />

Voir comporte en effet un lien analogique entre son emploi dénotant le<br />

domaine physique et celui portant sur le cognitif. Nous rappellerons simplement qu'à<br />

la globalité du perçu correspond la synthèse de l'intelligible, et qu'à la simultanéité<br />

de faire voir/être visible on fait correspondre la même articulation dans des<br />

expressions comme « vu », ou « c'est tout vu ». Sur la base de cette homologation du<br />

Voir avec la « saisie » au plan cognitif, on pourrait accepter de pousser plus loin<br />

l'étude des ensembles « noisette » et « étoile » comme des métaphores de l'effet de<br />

sens /cadrage/. La « saisie » serait une catégorie du plan de l'expression dont la<br />

substance serait la visibilité, car la simultanéité et la disjonction temporelle nous<br />

semblent être des formes de l'expression entraînant cette visibilité. (Cf. notre<br />

tableau).<br />

L'énoncé emprunté au conte populaire : « une femme qui se berçait dans une<br />

coquille de noisette » 3 comporte un savoir sur l'objet qui est de l'ordre de cette<br />

1 <strong>Le</strong> Robert donne pour « briller » : émettre, répandre, réfléchir une lumière vive. On a de ce fait comme<br />

sème : /lumière/ + /source/ + /non-transitivité/ + /mouvement/ + /intensité/. Pour « éclairer » le même<br />

dictionnaire donne : répandre de la clarté sur ; rendre clair : mettre quelqu'un en état de voir clair. <strong>Le</strong>s<br />

sèmes sont : /lumière/ + /transitivité/ + /mouvement/ + /visibilité/. Ainsi briller et éclairer s'opposent-ils<br />

surtout selon le transitif et l'intransitif.<br />

2 Paul KLEE, Notebooks I, The Thinking Eye, (éd. allemande : Das bildnerische Denken, Bâle, Schwabe<br />

& C°, 1956) tr. R. Manheim, Londres, Lund Humphries, 1961, p. 33.<br />

3 COURTES, <strong>Conte</strong> populaire, op. cit. p. 198.<br />

206


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

« saisie », car c'est une description qui a pour rôle d'isoler l'objet au milieu du<br />

monde, à la manière de l'auréole permettant d'isoler et d'identifier un apôtre ou un<br />

saint, sinon le Christ lui-même, dans la foule. (Pour des exemples, voir Giotto).<br />

<strong>Le</strong> figuratif emprunte les voies du visible, c'est-à-dire d'un système de<br />

repérage spatial sans rapport avec la temporalité, où la simultanéité de l'exocentrisme<br />

et de l'endocentrisme annule toute successivité, pour communiquer un objet cognitif<br />

qui est étranger au savoir narratif. L'espace paraît être un support privilégié de la<br />

dimension paradigmatique en ce qui concerne la figurativité, puisqu'il permet à celuici<br />

de se libérer de l'univocité propre à l'iconique et d'acquérir la pluralité sémantique<br />

caractéristique du symbolique abstrait. En ce qui concerne l'éviction du temps dans<br />

l'exemple cité, il semble qu'elle soit due à la disproportion entre la coquille et la<br />

femme laquelle interdit d'envisager la réalisation du procès, ce qui soustrait la<br />

description à la temporalité. <strong>Le</strong> procès « se balançait », quoique présenté comme<br />

réalisé par la marque du passé, est cependant aussi marqué par l'aspect imperfectif, et<br />

se trouve libéré de la contrainte du temps soit par miniaturisation (de la femme) soit<br />

par agrandissement (de la noix). De même, l'ensemble « étoile » entraîne un<br />

décrochement temporel et une altération spatiale. En effet les exemples cités<br />

montrent un rétrécissement de l'espace : le personnage s'en va visiter le soleil, ou<br />

bien reçoit une étoile sur le front 1 . <strong>Le</strong> procès se déroule sur la seule dimension de<br />

l'espace, hors du temps.<br />

Ce décrochement temporel qui accompagne la stratégie du Visible dans ces<br />

passages empruntés à la littérature populaire est aussi une caractéristique du<br />

médaillon que nous avons choisi pour exemple. L'emblème de l'arche d'alliance se<br />

fonde sur un procès « traverser », « surmonter », qui fonctionne sur l'articulation<br />

espace/temps, et la dimension mythique, nous l'avons dit, est alors introduite par le<br />

« miracle », intervention merveilleuse qui signale un instant privilégié.<br />

Mais le miracle ne serait que la projection sur l'axe du temps du procédé de<br />

« saisie », typique de la spatialité, dont nous parlons. Quant au « camée » de la face<br />

extérieure, la conjonction exclusive de l'or et de l'émail ne fait jouer que la<br />

dimension spatiale. Ceci est confirmé par l'éviction du temps à tous les niveaux<br />

symboliques de ce « camée » : l'or est inaltérable, le bleu de l'émail ne pâlit pas (au<br />

plan de l'expression) : ou encore, le cycle du jour et de la nuit est éternel (au plan du<br />

contenu) : même la symbolique ovidienne est consacrée à l'atemporalité 2 . A<br />

l'éviction du temps s'ajoute la transformation de l'espace, expansion jusqu'à l'infini<br />

(bleu = ciel, par exemple), et miniaturisation (portrait).<br />

Cette mise en scène qui est rendue possible par l'utilisation de l'espace<br />

renvoie à la visibilité mais entraîne aussi un /Faire Croire/ qui satisfait à la condition<br />

d'instantanéité indispensable à l'acte de convaincre, laquelle implique aussi un<br />

décrochement temporel. Il s'agit en somme d'un mécanisme de référentialisation sur<br />

la seule dimension de l'espace qui a pour effet la mise en scène d'une motivation.<br />

1 COURTES, <strong>Conte</strong> populaire, op. cit. p. 198 et 135.<br />

2 OVIDE, Métamorphoses, XV, 843-50 « Il avait à peine fini de parler que la bonne Vénus s'arrêta au<br />

milieu du palais du sénat ; invisible pour tous, elle enlève du corps de son cher César l'âme qui vient de<br />

s'en séparer et, pour l'empêcher de se dissiper dans les airs, elle la porte au milieu des astres du ciel ;<br />

cependant elle s'aperçoit que cette âme s'illumine et s'embrase_ elle prend la forme d'une étoile<br />

brillante ». Trad. G. Lafaye, Paris, <strong>Le</strong>s Belles <strong>Le</strong>ttres, 1972, p. 149.<br />

207


LE CONTE<br />

Il semble d'autre part qu'il y ait un lien entre la motivation par<br />

référentialisation des motifs et utilisation du Visible, et le choix lexical, dans le cas<br />

particulier du conte populaire français, d'ensembles tels que noisette/noix, etc. ou<br />

soleil/étoile, etc. puisque ces ensembles ont un champ sémantique commun qui est<br />

justement celui du visible.<br />

N'est-ce-pas là une façon d'aborder la problème de la « saisie » dont nous<br />

parlions plus haut, si l'on admet que le figuratif provoque un jeu de repérages, dont<br />

l'écho au plan lexical est peut-être une représentation. En outre, comme nous avons<br />

cherché à le montrer, c'est encore au figuratif que fait appel la /visibilité/, substance<br />

du plan de l'expression.<br />

Peut-on chercher si le dédoublement du figuratif en plan du contenu (où il<br />

serait forme) - et plan de l'expression (où il serait substance) trouve un équivalent<br />

dans le système illustré par le médaillon étudié ? Faut-il en trouver un dans le fait<br />

que l'homologation peut se faire sur du figuratif iconique et sur du figuratif<br />

abstrait ? 1 Par exemple, le figuratif iconique personnage/ciel est homologable avec<br />

l'opposition or/bleu par le biais de l'opposition fond/forme, ainsi que nous le disions<br />

tout au début de cette étude. (Fig. 1. a) En insistant sur le double rôle de la forme,<br />

nous avons voulu souligner l'importance du critère de variabilité, non seulement dans<br />

le plan du contenu mais aussi dans le plan de l'expression. Il nous semble que l'on<br />

pourrait attribuer à la sélection une fonction de motivation interne, de<br />

référentialisation, ce qui témoignerait de la persistance d'une « pensée motivante ».<br />

L'utilisation, par l'objet plastique, des catégories à des fins sémantiques ouvre<br />

la voie à deux types de relation entre les catégories de la forme de l'expression et<br />

celles de la forme du contenu. Dans un premier cas, on trouve dans le médaillon une<br />

autonomie des catégories du plan de l'expression et du plan du contenu. Par exemple,<br />

la catégorie chromatique bleu/jaune qui articule le plan de l'expression (signifiés<br />

fond/forme, foncé/clair) ou bien, en ce qui concerne le cadre du portrait en<br />

miniature, la catégorie allongé/arrondi (cf. tableau supra), ne sont pas homologables<br />

aux catégories articulant le plan du contenu, telle que Elisabeth vs. Diane/Vénus<br />

(signifié : historique vs. mythique), ou ovale/rectangle vs. cercle/carré (signifié :<br />

historique vs. mythique).<br />

Dans un deuxième cas, le médaillon présente une homologation des<br />

catégories du plan de l'expression et de celles du contenu. Par exemple, l'opposition<br />

émail/or au plan de l'expression (signifié : matériau inaltérable) qui se trouve<br />

transposée en blanc chaud/blanc froid dans le portrait en miniature, correspond au<br />

plan du contenu à des oppositions entre signifiants telles que Vénus/Diane, dont la<br />

substance est la synthèse mythique de valeurs contraires : femme/reine,<br />

intimité/officialité, volupté/chasteté.<br />

Autonomie et correspondance entre les deux plans mettent en évidence<br />

l'importance de la sélection puisque pour le figuratif non-verbal, mais aussi en ce qui<br />

concerne le figuratif verbal, le sens produit dépend de l'effet de motivation obtenu<br />

1 F. BASTIDE, « Notes de lecture », Actes Sémiotiques, Bulletin, VIII, 36, Septembre 1985, p. 50,<br />

« Dans un système semi-symbolique, ce sont, non les sous-unités, mais les scatégories_ qui se<br />

correspondent_ »<br />

208


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

par la sélection 1 . L'effet de sens qui résulte de ces stratégies du visible est celui d'une<br />

« re-motivation » du signe par nature arbitraire (le bleu n'est pas en soi plus froid que<br />

le rouge, le ciel du jour est plus bleu que celui de la nuit, etc.), comme si, pour être<br />

compris (comme signe arbitraire) il fallait que celui-ci soit aussi reconnu (comme<br />

signe motivé). La simultanéité de l'isolation du motif, relevée dans l'ensemble<br />

« noisette » comme dans l'ensemble « étoile », et de la référentialisation<br />

(contenant/contenu, briller/éclairer) que nous avons relevée comme typique de la<br />

stratégie du visible, est peut-être un simulacre des deux versants inséparables du<br />

signe, l'arbitraire (isolation) et la motivation (référentialisation).<br />

N'est-ce pas le manque de motivation apparente, et donc l'arbitraire, qui rend<br />

compte du choix du motif de l'étoile dans des expressions telles que : l'Etoile du<br />

Berger, l'Etoile de la Nativité, où l'étoile est le symbole par excellence du Signe ?<br />

<strong>Le</strong>s stratégies du Visible se fondent sur l'opposition arbitraire/non-arbitraire,<br />

ou encore non-motivé/motivé, et c'est grâce à cela que les structures du Visible sont<br />

transmissibles hors de toute connaissance culturelle. Dans le médaillon, la<br />

motivation interne reste visible pour l'énonciataire, tandis que la motivation de type<br />

culturel, sur laquelle se fondent les deux emblèmes, s'enracine étroitement dans<br />

l'Angleterre de la fin du XVI° siècle, et ne saurait « signifier » dans une autre culture.<br />

C'est par le détour de l'opposition arbitraire/motivation qu'il y a peut-être lieu<br />

de vouloir comparer les mécanismes symboliques à la fois dans le domaine visuel et<br />

dans le domaine littéraire, ce dernier dépendant des contraintes du langage dont il<br />

semblerait vouloir s'émanciper, du moins si l'on en croit les conteurs et les poètes.<br />

1 COURTES, <strong>Conte</strong> populaire, op. cit. p. 197, « nous opposerons ainsi désormais les configurations<br />

proprement dites ("habillement", "filage", "voiture") arc-boutées sur des formes narratives et/ou<br />

discursives permanentes, à ces autres groupes de figures (tel celui relevant du /céleste/) qui paraissent<br />

libérés de toute contrainte syntaxique et auxquels nous réserverons arbitrairement l'appellation de<br />

motif ». De notre point de vue, le choix de "motif" n'est peut-être pas aussi arbitraire dans la mesure où il<br />

s'agit d'un système de référentialisation et donc de motivation. "Motif" désigne en ce sens des unités<br />

formant un système autonome comme l'ornement, mais dont l'autonomie est liée à une motivation<br />

interne.<br />

Par figuratif verbal ou non-verbal, nous voulons dire en système verbal ou non-verbal, le figuratif en soi<br />

ne dépendant pas du système choisi.<br />

209


210<br />

LE CONTE


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…<br />

COSTA de BEAUREGARD Raphaëlle<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

211


LES 3 VOLEURS (L. TOLSTOÏ) :<br />

ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE<br />

1. CHAMPS LEXICAUX<br />

CADRE SITUATIONNEL<br />

ACTORIALITE TEMPORALITE SPATIALITE<br />

paysan (5), alors, Déplacement Lieu<br />

voleur (3),<br />

il y a un instant<br />

on (3), + conduire à, revenir, ville,<br />

l'autre, les temps passer, continuer, champ,<br />

homme (4). verbaux. s'approcher, sa route, chemin,<br />

emmener, s'asseoir, derrière lui,<br />

disparaître, se reposer, bois,<br />

partir, heurter, route,<br />

recherche, tomber, étang,<br />

aller vers, descendre, eau.<br />

courir, nager,<br />

rattraper, entrer dans,<br />

poursuite. ressortir.<br />

AVOIR<br />

COGNITIF<br />

ELEMENTS COMMUNICATION PERCEPTIF INTELLECTUEL<br />

D'OBJETS<br />

âne, vendre, grelot, s'apercevoir,<br />

chèvre, attacher, voir, recherche,<br />

vêtements, voler, jeter un chercher,<br />

bique, enlever, coup d'oeil, savoir,<br />

baudet, dépouiller, s'apercevoir, trouver.<br />

sac, ôter, remarquer.<br />

or,<br />

emmener,<br />

pièces d'or. tenir,<br />

donner,<br />

repêcher,<br />

dédommager,<br />

se déshabiller.<br />

AFFECTIF<br />

QUANTITATIF<br />

MALHEUR BONHEUR ORDRE, RENCHERISSEMENT<br />

NOMBRE<br />

fondre en joyeux. trois, et cela,<br />

larmes, premier, sans que,<br />

pleurer, second, non plus,<br />

avoir peur. troisième, moi,<br />

tous,<br />

même,<br />

vingt.<br />

alors.<br />

213


214<br />

LE CONTE<br />

2. SEGMENTATION DU TEXTE<br />

On se contentera ici de proposer une segmentation au niveau le plus haut,<br />

c'est-à-dire le plus général. Il serait en effet possible de découper le texte en un grand<br />

nombre de sous-séquences correspondant, à la limite, à chaque initiative particulière<br />

des différents acteurs : les prises de parole successives, les divers déplacements, qui<br />

en fait correspondent à des divisions typographiques marquées par des retours à la<br />

ligne_ Mais cela ne serait d'aucune utilité, au contraire, pour appréhender la structure<br />

narrative du récit. On va donc rechercher le ou les point(s) du texte où interviennent<br />

le plus grand nombre possible de démarcations (ou disjonctions).<br />

2 - 1 Un nombre important de disjonctions-démarcations apparaissent au<br />

début du paragraphe qui commence à la ligne 9 :<br />

1) Une disjonction spatiale pour le premier voleur qui s'approche de la bique.<br />

2) Une disjonction énonciative marquée par le passage d'un premier niveau<br />

énonciatif, le discours direct au futur (« dépouillerai »), à un second niveau<br />

énonciatif, le récit au passé simple (« s'approcha »).<br />

3) Une disjonction pragmatique consistant dans le passage, pour l'acteur<br />

collectif « voleurs », du dire au faire ; cette troisième disjonction vient amplifier la<br />

première.<br />

4) Une récurrence syntagmatique : « ses vêtements » (l. 8, 31 et 33) ; ce<br />

syntagme marque la fin de la première grande séquence et la fin du texte : il délimite<br />

donc une seconde grande séquence, comprise entre le pari engagé et le pari tenu.<br />

5) Une disjonction actorielle : à l'intervention orale du troisième voleur<br />

succède l'intervention pratique du premier. On pourrait attendre une disjonction dans<br />

la temporalité de l'énoncé, de même qu'il y en a une (cf. 2) dans celle de<br />

l'énonciation ; en fait il n'y en a pas, les promesses sont prises au mot et exécutées<br />

aussitôt.<br />

2 - 2 On appellera la première séquence, correspondant aux neuf premières<br />

lignes du texte, le pari des voleurs, et la seconde séquence, qui s'étend jusqu'à la fin<br />

du récit, la prouesse des voleurs. Trois sous-séquences peuvent être distinguées à<br />

l'intérieur de chaque grande séquence, formant respectivement les trois paris et les<br />

trois prouesses successifs. La première série a pour démarcateurs les trois<br />

occurrences de la formule de prise de parole : « <strong>Le</strong> premier dit_ <strong>Le</strong> second dit_ » ; on<br />

remarque une variante dans le cas du dernier voleur. La seconde série a pour<br />

démarcateurs initiaux les deux occurrences de la formule indiquant l'ordre d'entrée<br />

en action : « 'le premier des voleurs_ le second des voleurs_ » ; on constate ici aussi<br />

par l'absence du syntagme attendu : « le troisième des voleurs », que la dernière<br />

sous-séquence a un traitement textuel particulier. Mais les démarcateurs terminaux<br />

suffisent à assurer la segmentation et l'autonomie des trois sous-ensembles ; chacun<br />

de ceux-ci contient dans sa partie finale une formule signifiant la disparition de<br />

l'élément volé : formule identique dans les deux premiers cas : « avait disparu »<br />

formule sémantiquement équivalente dans le troisième cas : « n'étaient plus là ».<br />

2 - 3 Restent deux phrases en début de texte et une phrase en fin de texte qui<br />

encadrent le récit et se caractérisent par l'emploi exclusif de l'imparfait en<br />

proposition indépendante ; elles contrastent par là avec le corps du récit caractérisé<br />

par le passé simple. Il sera rendu compte de ces fragments au moment de l'analyse<br />

énonciative.


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE<br />

On utilisera la segmentation du discours en deux séquences comprenant,<br />

chacune, trois sous-séquences, comme cadre de l'analyse narrative.<br />

3. ANALYSE NARRATIVE<br />

3.1. État final et état initial (l. 1-3 et 32-33).<br />

L'état final présente le paysan dépossédé du dernier élément de son avoir,<br />

« ses vêtements », par le troisième voleur, en soulignant (« même ») que cet exploit<br />

surpasse les deux précédents où le paysan s'est vu déposséder des deux autres, « la<br />

chèvre » et « l'âne ». A cet état final de dépossession s'oppose un état initial qui<br />

présente le paysan possesseur du même bien, explicitement pour l'âne et la chèvre,<br />

implicitement pour les vêtements ; ce n'est qu'à la ligne 8 que ce troisième élément<br />

de l'avoir du paysan aura statut d'objet de valeur convoité par le troisième voleur.<br />

C'est donc à cet endroit-là que finit d'être mis en place l'état initial.<br />

3.2. <strong>Le</strong> triple pari (défi) ou le contrat des voleurs<br />

Si l'on en croit le titre, « les trois voleurs » sont le héros collectif du récit et<br />

non « le paysan » ; le déroulement du récit confirme cette information initiale :<br />

l'exploit est « l'œuvre » des trois voleurs. Ce sont donc eux que nous poserons<br />

comme sujet performateur pluriel (exactement triel) de la performance principale du<br />

schéma narratif sous-tendu par le texte. <strong>Le</strong> statut actantiel du paysan sera d'être sujet<br />

performateur d'un anti-programme, c'est-à-dire anti-sujet par rapport au sujet<br />

« voleurs ». On posera un premier programme narratif (PN) général dont les voleurs<br />

sont le sujet opérateur et qui consiste en une double opération : s'approprier euxmêmes<br />

un bien dont ils dépossèdent le paysan. Ce PN dans la première séquence<br />

n'est encore qu'à l'état de projet, de perspective ; sa réalisation ne sera entreprise que<br />

dans un second temps : il ne s'agit encore que d'un PN virtuel.<br />

<strong>Le</strong> sujet opérateur (les trois voleurs) fera en sorte qu'il y ait passage d'un<br />

premier état où un sujet d'état S 1 (le paysan) est conjoint à un objet O 1 (chèvre, âne,<br />

vêtements) dont un autre sujet S 2 (les trois voleurs) est disjoint, à un second état où<br />

S 1 deviendra disjoint d'O 1 alors que S 2 lui deviendra conjoint.<br />

Ce PN 1 virtuel se subdivise en trois sous-programmes dans lesquels l'objet<br />

de valeur O 1 se fragmente en trois objets particuliers O 1a (chèvre), O 1b (âne), O 1c<br />

(vêtements), ainsi que le sujet opérateur et le sujet d'état : premier voleur, second<br />

voleur, et troisième voleur.<br />

Au PN 1 virtuel s'oppose un anti-programme dont le sujet opérateur est le<br />

paysan. Celui-ci, qui a l'intention de vendre à la ville les deux animaux, souhaite,<br />

bien entendu, ne pas s'en séparer : le « grelot », attaché au cou de la chèvre, et le fait<br />

qu'il « tienne » l'âne en sont la preuve évidente. <strong>Le</strong> paysan craint le vol ou<br />

simplement la perte des animaux. On retient du projet du paysan ce qui peut faire<br />

obstacle au projet des voleurs qui dans le conte ont l'initative des événements. C'est<br />

pourquoi il n'est pas nécessaire de poser un PN de « vente » puisqu'il n'aura aucune<br />

suite dans le déroulement du conte. On verra, néanmoins, que le troisième voleur<br />

adaptera sa stratégie persuasive à l'intention première du paysan : échanger les bêtes<br />

contre une somme d'argent (ou d'or).<br />

215


LE CONTE<br />

Quelques remarques générales peuvent être faites ici afin de préciser certaines<br />

notions 1 . On appelle anti-sujet un sujet qui pour réaliser sa quête est amené à<br />

s'opposer à la quête d'un autre sujet. Plusieurs cas de figure sont possibles :<br />

1) <strong>Le</strong>s deux sujets poursuivent le même objet, si l'un s'en empare, il fait<br />

échouer la quête de l'autre. Plusieurs candidats, par exemple, convoitent le même<br />

poste.<br />

2) <strong>Le</strong>s deux sujets se proposent réciproquement comme objets. L'exemple<br />

type est le duel au pistolet.<br />

3) Un sujet (Sa) prend comme objet (Oa) un autre sujet (Sb) qui poursuit un<br />

autre objet (Ob) ; mais en poursuivant Ob, le Sb se refuse comme objet (Oa) pour Sa<br />

et s'oppose ainsi à la quête de Sa. Par exemple, un détective poursuit un coupable qui<br />

tente d'échapper à la justice en cherchant une cachette. Lorsque la quête de l'un des<br />

sujets réussit, celle de l'autre échoue. <strong>Le</strong>s récits concrets offrent une plus grande<br />

complexité que ces trois cas de figure et réalisent souvent des combinaisons de deux<br />

d'entre eux ou même de tous les trois.<br />

Dans notre récit, qui focalise le programme des voleurs et donc l'objet de leur<br />

quête (chèvre, âne, vêtements), c'est le programme du paysan que nous posons<br />

comme anti-programme, en n'en retenant que les aspects qui s'opposent à celui des<br />

voleurs. Sans doute la première phrase du texte indique-t-elle que l'objet de la quête<br />

du paysan est une somme d'argent (« _ à la ville_ pour les vendre ») ; encore lui fautil,<br />

pour réaliser cette quête et obtenir cet objet, ne pas se séparer pendant le trajet de<br />

l'objet qu'il possède et que convoitent les voleurs. En somme, au programme des<br />

voleurs s'oppose un anti-programme du paysan, qui était primitivement conçu<br />

comme programme d'usage par rapport à un programme principal de vente : pour<br />

vendre un « objet », il faut d'abord ne pas le perdre. En d'autres termes, si nous<br />

reprenons les symboles utilisés à propos des trois cas de figure, l'objet de sa quête,<br />

Ob (somme d'argent), implique de la part du paysan, Sb, la conservation - partielle -<br />

de l'objet de la quête des voleurs, Oa (âne, chèvre). Ainsi, la structure conflictuelle<br />

des deux PN de notre récit se rapproche de celle qu'illustre le premier cas de figure,<br />

sans lui être identique.<br />

<strong>Le</strong> schéma du premier cas de figure peut être figuré de la manière suivante :<br />

Sa<br />

Oa<br />

relation anti-sujet =<br />

Sb<br />

Ob<br />

relation sujet-objet<br />

1 Pour plus de détails, on se reportera à l'ouvrage de Nicole EVERAERT-DESMEDT : Sémiotique du<br />

récit, méthode et applications, Cabay, Libraire-éditeur, Louvain-la-Neuve.<br />

216


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE<br />

<strong>Le</strong> schéma attesté dans notre récit peut être rendu par le schéma suivant :<br />

Sa<br />

Oa<br />

Sb<br />

Ob<br />

(La double flèche traduit la relation d'implication entre les deux objets).<br />

Une autre manière de dire serait de poser une équivalence de valeur, du point<br />

de vue du paysan, entre les deux objets échangeables, les animaux et la somme :<br />

perdant l'un il perd l'autre.<br />

<strong>Le</strong> troisième élément de l'objet convoité par les voleurs, les vêtements, fait en<br />

quelque sorte partie de la personne du paysan, si l'on assimile, métonymiquement,<br />

l'objet au sujet, les vêtements à l'homme, l'on se trouve ramené au troisième cas de<br />

figure, représenté dans le schéma suivant :<br />

Sa<br />

Oa<br />

Sb<br />

Ob<br />

On retiendra de ces remarques générales que l'anti-programme du paysan, qui<br />

affronte dans le conte le programme des voleurs, était prévu pour un autre projet, en<br />

tant que programme d'usage par rapport à un programme de vente. Seule la<br />

deuxième phrase du texte manifeste un programme d'usage par rapport à un<br />

programme principal indentifiable à celui des voleurs. <strong>Le</strong> « grelot » est un Pouvoirne<br />

pas faire à l'encontre du programme des voleurs et un Pouvoir-faire en vue de son<br />

programme de vente, jouant le rôle d'opposant dans un cas, d'adjuvant dans l'autre ;<br />

là réside toute la compétence du paysan.<br />

Dès le début, le programme des voleurs se subdivise. <strong>Le</strong> premier voleur S 2a<br />

fixe son choix sur l'objet O 1a (chèvre), motivé par la difficulté de l'entreprise : la<br />

chèvre est le seul élément de O 1 explicitement protégé et le voleur ajoute à la<br />

difficulté en s'imposant une condition supplémentaire (« sans que le paysan s'en<br />

aperçoive »). Ce n'est donc pas la nécessité vitale, un aspect du Devoir-faire, par<br />

exemple le besoin de nourriture, qui est mis en avant par le discours, mais l'habileté,<br />

c'est-à-dire le Savoir-faire, qui devra triompher de la précaution (« grelot ») et de la<br />

vigilance (« s'en aperçoive »), c'est-à-dire de son Savoir-faire. L'emploi de la<br />

première personne du futur (« je volerai ») donne au faire envisagé la force d'un<br />

engagement, d'un pari, par lequel le sujet se met lui-même en demeure de réaliser sa<br />

promesse : ainsi se rend-il lui-même compétent selon un aspect du Devoir-faire,<br />

l'obligation morale, différent de celui qui vient d'être envisagé plus haut.<br />

L'expression de renchérissement (« et cela ») redouble la force de l'engagement.<br />

Enfin, l'absence de contrainte extérieure (nécessité vitale), la recherche de la<br />

difficulté et la soumission à une contrainte morale présupposent le choix volontaire<br />

du sujet, c'est-à-dire le Vouloir-faire. <strong>Le</strong>s deux autres sujets S 2a et S 2b disposent d'une<br />

compétence du même ordre mais renforcée. L'expression de renchérissement (« et<br />

217


218<br />

LE CONTE<br />

moi ») signifie que la performance envisagée par le second voleur est plus malaisée<br />

que la précédente ; c'est bien ainsi que l'entend le troisième : la phrase négative,<br />

« cela non plus n'est pas difficile », présuppose, en les niant, deux affirmatives<br />

préalables, présentant deux difficultés d'ordre croissant. L'émulation qui s'établit<br />

entre les voleurs (= joueurs) renforce leur compétence selon le Vouloir-faire -<br />

chacun veut faire mieux que le précédent) -, le Savoir-faire - chacun se prétend plus<br />

habile - et le Devoir-faire - chacun s'impose une obligation plus forte -. Ce faisant, le<br />

second espère annuler la performance du premier et le troisième celle des deux<br />

autres ; on veut dire qu'ils se comportent en anti-sujets les uns par rapport aux autres<br />

et que leurs programmes particuliers fonctionnent d'une certaine manière comme des<br />

anti-programmes ; ils se volent la palme du plus fort (voleur).<br />

On peut considérer que dans l'esprit du deuxième et du troisième voleur la<br />

difficulté du vol redouble à proportion que l'objet se rapproche du personnage volé,<br />

et dans la mesure où celui-ci, déjà victime d'un premier et d'un second vol devrait<br />

normalement tendre à être plus méfiant : les deux termes, « et » (l. 4) et « alors » (l.<br />

6) signifient non seulement la successivité des épreuves, mais aussi la difficulté<br />

croissante de l'entreprise.<br />

En résumé, la première séquence manifeste la phase narrative de la<br />

manipulation ou contrat, qui prend ici la forme d'un triple pari ou engagement, vis-àvis<br />

de soi-même et devant témoins, de réaliser une prouesse. <strong>Le</strong>s trois voleurs<br />

s'automanipulent et s'entre-manipulent, comme il arrive dans la compétition sportive<br />

ou dans le jeu. <strong>Le</strong> pari, d'autre part, peut être lu comme un défi, si l'on fait intervenir<br />

le personnage du paysan : constatant la précaution prise par celui-ci pour ne pas<br />

perdre la chèvre, le premier voleur le met, en son absence, au défi de réaliser son<br />

projet. Il en va de même pour les deux autres voleurs qui le mettent au défi, à<br />

distance, de ne pas perdre des objets apparemment imprenables.<br />

3.3. La triple prouesse des voleurs ou la triple performance<br />

3.3.1. Premier épisode : le vol de la chèvre<br />

L'habileté du premier voleur, son Savoir-faire, consiste à transformer<br />

l'adjuvant, ou Pouvoir-faire du programme du paysan, en Pouvoir-faire de son propre<br />

programme, ou encore, ce qui concourt au même effet, à changer le Pouvoir-faire du<br />

paysan en non Pouvoir-faire : le déplacement du grelot permet d'emmener la chèvre<br />

sans inquiéter le paysan. La ruse du voleur est de construire sa compétence à partir<br />

de la compétence même du paysan et de tourner ainsi la situation à son avantage.<br />

Après avoir reconnu et compris le Savoir-faire du paysan, il le développe à son<br />

propre compte, de manière à inverser le rôle du grelot qui d'opposant devient<br />

adjuvant. Cette stratégie sera reprise, on le verra, par chacun des deux autres voleurs.<br />

En termes sémiotiques, le changement de place du grelot est un PN d'usage,<br />

par rapport au PN principal ou performance qu'est l'enlèvement de la chèvre. <strong>Le</strong><br />

Faire cognitif du paysan, qui s'exerce une fois la performance accomplie, correspond<br />

à la phase narrative de la sanction. L'anti-sujet reconnaît lui-même la réussite de la<br />

performance adverse, objectivement, à la manière d'un constat : « <strong>Le</strong> paysan jeta un<br />

coup d'œil derrière lui et s'aperçut que la chèvre avait disparu » L'indication<br />

spatiale, « A un tournant du chemin », signifie à la fois la précaution méfiante (le<br />

Savoir-faire) - devenue inutile - du paysan et la prévoyance (Savoir-faire) efficace du


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE<br />

voleur : il avait bien choisi le moment, avant le tournant, pour mieux dissimuler sa<br />

fuite. <strong>Le</strong> premier épisode se termine par la mise en œuvre d'un nouveau PN, qui doit<br />

permettre au sujet opérateur « paysan » de combler le manque qu'il vient de subir.<br />

Compétent, sans que le texte ait besoin de l'exprimer, selon le Devoir-faire et le<br />

Vouloir-faire ; il est prêt à accueillir tout Savoir-faire.<br />

3.3.2. Deuxième épisode : le vol de l'âne.<br />

L'habileté du second voleur déploie un schéma déjà rencontré dans le premier<br />

épisode et en quelque sorte suggéré par l'identité du mouvement spatial d'approche :<br />

« le premier _ s'approcha »_ // « le second _ alla vers ». Chacun des deux voleurs se<br />

rapproche pragmatiquement et cognitivement du paysan. <strong>Le</strong> premier entre dans son<br />

Savoir-faire (usage du grelot, le second participe à la résolution de son non Savoirfaire<br />

(« recherche » _ « cherchait »). Comme dans le premier cas, il va dans le sens<br />

de la compétence du paysan : il construit la compétence dont il a besoin pour la<br />

réalisation de son propre programme sur la compétence, incomplète, du paysan, qu'il<br />

a l'avantage de connaître. La question qu'il pose n'est pas demande d'information,<br />

mais mise en place d'une situation de communication qui lui permette d'apporter un<br />

savoir attendu du paysan.<br />

En termes sémiotiques, le second voleur joue le rôle actantiel du sujet<br />

manipulateur (destinateur de la compétence), par rapport au sujet opérateur qu'est le<br />

paysan. Il lui apporte un Savoir : « ta chèvre, _ je l'ai vue_ j'ai vu un homme_ » et un<br />

Pouvoir-faire : « on peut très bien la rattraper ». <strong>Le</strong> Savoir et le Pouvoir transmis<br />

verbalement par un destinateur qui s'adapte parfaitement au Vouloir et au Devoir du<br />

destinataire sont les deux éléments du Faire croire (Faire persuasif) du Faire<br />

manipulateur. La précision temporelle, « il y a un instant », joue dans le sens du<br />

Pouvoir-faire ; la précision spatiale, « dans ce bois », qui est à mettre en relation<br />

avec « dans un champ » (l. 10) signifie que les trois vols obéissent à un plan cohérent<br />

des voleurs ; l'emploi du verbe « courir » joue dans le sens d'un Pouvoir-faire<br />

restrictif : « on peut très bien le rattraper », à condition de courir comme lui.<br />

Au Faire-croire du second voleur répond le croire du paysan qui se manifeste<br />

par un geste de confiance : « après avoir demandé au voleur de tenir son âne ». <strong>Le</strong><br />

premier voleur avait su, par sa stratégie, ne pas troubler la confiance du paysan : le<br />

second réussit à la conquérir. En fait sa prouesse consiste à transformer un anti-sujet,<br />

c'est-à-dire un opposant par excellence, en adjuvant, en se faisant passer pour un<br />

adjuvant. Non seulement il dépossède le paysan, mais il fait de lui l'agent de sa<br />

propre dépossession ; c'est bien un peu ce qu'avait déjà fait le premier, dont l'exploit<br />

était redevable, d'une certaine manière, à la précaution initiale du paysan. Même<br />

procédure manipulatoire entraîne même performance : le second voleur « emmena »<br />

l'âne, comme le premier avait « emmené » la chèvre. Même sanction, sous la forme<br />

d'un constat de disparition, de la part du paysan : « il vit que l'âne aussi avait<br />

disparu ». <strong>Le</strong> second épisode se termine par le découragement du paysan, « il fondit<br />

en larmes » et son renoncement, « et continua sa route ». <strong>Le</strong> récit pourrait s'arrêter là,<br />

sur cette formule de conclusion et de défaite.<br />

219


LE CONTE<br />

3.3.3. Troisième épisode : le vol des vêtements<br />

Mais un voleur est capable d'exploiter cette nouvelle compétence du paysan,<br />

ou plutôt cette non compétence qui l'empêche d'entreprendre une recherche et donc<br />

un PN. On a vu plus haut que le discours ne marque pas aussi nettement la séparation<br />

entre le 2e épisode et le 3ème qu'entre le 1er et le 2e, signifiant ainsi, d'une part que<br />

la narrativité ne connaît pas d'arrêt, d'autre part que la dernière prouesse se distingue<br />

des autres. La ruse du troisième voleur procède pourtant de la même démarche que<br />

celle des deux premiers : en tant qu'expression du regret et du découragement, les<br />

pleurs du paysan manifestent les modalités du non Vouloir-faire et du non Pouvoirfaire<br />

; c'est la même attitude, ce sont les mêmes modalités qu'adopte le voleur. <strong>Le</strong><br />

sujet entre donc, une troisième fois, dans la compétence de l'anti-sujet. De là vient<br />

que la stratégie appliquée est inversée : le voleur ne prend pas les devants comme<br />

dans le second épisode, il se laisse aborder. Car, si l'on se met à la place de quelqu'un<br />

de désespéré et qu'on veuille lui donner l'impression qu'on est encore plus désespéré<br />

que lui, le summum de la ruse est de se laisser prendre en pitié. C'est le mécanisme<br />

du renchérissement modal déjà rencontré deux fois ; dans le cas du grelot, il<br />

s'agissait d'un Savoir-faire exploité par le premier voleur ; dans le cas de la<br />

recherche, il s'agissait d'un Vouloir-faire et d'un non Savoir-faire exploité par le<br />

second voleur. Et maintenant, dans le cas des pleurs, il s'agit d'un non Vouloir-faire<br />

et d'un non Pouvoir-faire exploités par le troisième voleur. L'effet de manipulation<br />

obtenu est la mise en confiance du destinataire, c'est-à-dire son entrée en croyance.<br />

Une autre raison du changement de tactique adopté par le troisième voleur est<br />

la compétence acquise par le paysan : conscient d'avoir été victime de sa crédulité, le<br />

paysan n'aurait pas manqué d'être soupçonneux envers une nouvelle personne qui<br />

serait venue à sa rencontre. <strong>Le</strong> propre d'un bon manipulateur est de s'adapter à la<br />

situation présente, ce qui implique de tenir compte de la situation précédente. On<br />

pourrait en effet imaginer une situation où le troisième voleur serait accouru pour<br />

implorer l'aide du paysan, au lieu de l'attendre au bord de l'étang. Instruit pas ses<br />

récentes mésaventures, le paysan aurait suspecté la sincérité du nouvel arrivant.<br />

Par rapport au deuxième épisode, les rôles se trouvent à présent inversés : « le<br />

second des voleurs lui demanda_ » vs « le paysan lui demanda ». « <strong>Le</strong> paysan<br />

répondit_ » vs « L'homme répondit_ » <strong>Le</strong> paysan a l'incitative du discours (ou plutôt<br />

croit l'avoir) et occupe le rôle actantiel de sujet manipulateur, face au voleur qui<br />

occupe (ou plutôt feint d'occuper) le rôle de sujet manipulé. Au récit de la<br />

mésaventure du paysan, le vol de la chèvre, correspond maintenant le récit de la<br />

mésaventure du voleur, la chute du sac dans l'eau. Et pour réparer le manque, tout<br />

comme le voleur suppléait le non Savoir-faire du paysan, maintenant le paysan<br />

supplée le non Savoir-nager du voleur. Mais le paysan, qui est manipulateur en<br />

apparence, ou encore manipulateur manipulé, subit en fait le Faire manipulatoire du<br />

voleur : son PN de « dédommagement » (ou de liquidation du manque) pour lequel il<br />

dispose du Vouloir-faire (« tout joyeux ») et du Savoir-Pouvoir faire (« nager ») et<br />

par lequel il accomplit d'une autre manière son PN initial de vente, est un PN d'usage<br />

par rapport au PN de vol du troisième voleur. La confiance ou croyance se révèle<br />

une fois de plus crédulité et le voleur réussit à transformer l'opposant en adjuvant en<br />

se faisant donner les vêtements par le paysan lui-même.<br />

220


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE<br />

La conte énonce la performance déceptive du paysan : « il ne trouva pas de<br />

sac rempli d'or » et la performance réussie du voleur, d'abord reconnue implicitement<br />

par le paysan : « et quand il ressortit, ses vêtements n'étaient plus là », mais<br />

sanctionnée par l'énonciateur (dernière phrase). <strong>Le</strong> discours du conte ne fait pas<br />

directement constater par le paysan l'absence des vêtements grâce à l'emploi d'un<br />

verbe de perception, comme dans les deux premiers épisodes (« s'aperçut », « vit ») ;<br />

la sanction, dès l'avant-dernière phrase est prise en charge autant par le sujet de<br />

l'énonciation que par le sujet de l'énoncé (le paysan).<br />

3.3.4. L'interdépendance des trois épisodes<br />

On a dit au début de l'analyse que ce conte se présente comme la<br />

transformation d'un état initial où un sujet S 2 , les trois voleurs, sont disjoints d'un<br />

objet O 1 , la chèvre, l'âne et les vêtements, et où un autre sujet S 1 , le paysan, est<br />

conjoint à ce même objet, en un état final où les rôles sont inversés. Au cours de<br />

l'analyse, on a vu que le récit est fait d'une suite de trois transformations successives :<br />

la situation résultant d'une première transformation constitue la nouvelle situation<br />

initiale sur laquelle agit la transformationm suivante :<br />

S ----------------> S' ----------------> S"<br />

Plus précisément, la manipulation de chaque voleur se fonde sur la<br />

compétence du paysan telle qu'elle apparaît en début d'épisode, transformée qu'elle<br />

est par l'épisode précédent.<br />

On résumera cette progression par le schéma suivant ; on appellera C 1 la<br />

compétence initiale du paysan, C' 1 sa compétence juste après le premier vol, C" 2 sa<br />

compétence juste après le second vol, et on appellera C 2 , C' 2 , C" 2 , les éléments<br />

successifs de compétence que chacun des voleurs, en tant que sujet manipulateur, lui<br />

apportera, compte tenu de l'état précédent de sa compétence ; on rappellera les trois<br />

transformations T 1 , T 2, T 3 (ou performances) qui reprennent sous la forme réalisée<br />

les PN manifestés dans la séquence du pari sous la forme virtuelle :<br />

T 1 T 2<br />

C 1 ---------------------------------------> C 1 -------------------------------------------------> C" 1<br />

"un grelot "(il) emmena "il partit à "(il) emmena "il fondit en<br />

attaché" la chèvre" sa recherche" l'âne" larmes et continua<br />

sa route"<br />

PN 1a réalisé<br />

PN 1b réalisé<br />

(SF) (VF + non SF) (non PF+non PF)<br />

C 2 C' 2 C" 2<br />

"lui ôta son "je l'ai vue_ "un homme assis<br />

grelot, l'attacha j'ai vu_ qui pleurait_"<br />

à la queue de l'âne".<br />

on peut_"<br />

(SF) (SF) (non VF+non PF)<br />

"tout joyeux_<br />

je vais me<br />

dédommager"<br />

(VF + PF)<br />

221


LE CONTE<br />

T3 -------------------------------------------------> Sanction<br />

"ses vêtements<br />

énonciative<br />

n'étaient plus là<br />

"qui avait su<br />

C'était l'œuvre du<br />

voler même<br />

troisième voleur"<br />

les vêtements"<br />

PN 1c réalisé<br />

4. L'ÉNONCIATION DU CONTE<br />

Au contrat propre aux acteurs de l'énoncé que l'on a appelé le triple pari des<br />

voleurs et qui engage chaque voleur vis-à-vis de lui-même et des deux autres<br />

voleurs, se superpose un contrat propre aux acteurs de l'énonciation qui engage le<br />

destinateur du conte ou énonciateur vis-à-vis du destinataire du conte ou<br />

énonciataire. On propose d'appeler ce contrat énonciatif, contrat d'adhésion<br />

admirative. Il consiste à faire admettre comme admirable la prouesse des voleurs. Ce<br />

résultat n'est pas acquis d'avance, car le dépouillement progressif du paysan risque au<br />

contraire d'entraîner la condamnation ou la réprobation de l'énonciataire, la<br />

sympathie se portant alors sur le paysan malheureux. Quelle est la stratégie déployée<br />

par l'énonciateur pour réaliser cette performance ?<br />

<strong>Le</strong>s voleurs ne sont pas présentés comme de vulgaires malfaiteurs, mais<br />

comme des artistes du vol : pour eux la proie compte moins que la prise. Rivalisant<br />

d'audace, ils s'assignent des tâches d'une difficulté croissante dont l'accomplissement<br />

retiendra l'intérêt de l'énonciataire (auditeur ou lecteur du conte) et suscitera même<br />

son admiration. Tout se passe comme si l'objet convoité par le sujet voleur n'avait<br />

pas valeur d'avoir matériel, mais valeur de prouesse ; de là à assimiler les voleurs à<br />

des acteurs dont l'enjeu n'est autre que le jeu, il n'y a qu'un pas Ce faisant,<br />

l'énonciateur déréalise, dédramatise et « désimmoralise » le récit.<br />

Sur le plan discursif, l'exigence des voleurs ou plutôt les contraintes que<br />

s'imposent ces artistes du vol sont manifestées par le champ lexical du<br />

renchérissement : « sans que », « et moi », « cela non plus », « tous ». <strong>Le</strong>s<br />

performances des voleurs sont signifiées à l'aide de lexèmes non marqués<br />

moralement, comme le seraient « voler » ou « vol », : « emmena », « œuvre ». Ce<br />

dernier terme, non content d'être moralement neutre, valorise le faire du troisième<br />

voleur. La reconnaissance du mérite des voleurs est assumée par le paysan lui-même<br />

dans la mesure où il constate non un vol, mais une disparition ou une absence.<br />

L'emploi de l'imparfait, dans les deux dernières lignes, signifie que le dire, assumé<br />

par l'énonciateur, est censé être assumé aussi par l'énonciataire de la même manière<br />

que dans les deux premières lignes du texte). <strong>Le</strong> Savoir-faire du troisième voleur<br />

(« avait su_ ») qui est exceptionnel (« même ») est donc reconnu par l'énonciataire<br />

ou récepteur du discours.<br />

MAURAND Georges<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

222


LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE<br />

Segrai lo fial de ma lenga<br />

Per tornar tocar la terra.<br />

Jean BOUDOU.<br />

(Je suivrai le fil de mon langage<br />

Pour reprendre pied sur terre.)<br />

Une proposition comme « le conte occitan » ne choque de prime abord<br />

personne, alors que « le conte français », « le conte anglais », alarmeraient l'esprit<br />

critique. <strong>Le</strong>s séries « <strong>Conte</strong>s et légendes_ », tirant vers l'ethnographie, favorisent des<br />

présupposés réducteurs, circonscrivant le conte dans un domaine de peu d'envergure,<br />

circonscrivant ce domaine à l'envergure ainsi réduite du conte. Et le conte particulier<br />

s'en va dans un corpus voué au démontage de structures génériques. Avant d'exposer<br />

quelques caractères remarquables des contes de Jean Boudou, je sollicite un assez<br />

long détour pour tirer le conte des classifications qui le déclassent.<br />

Il est réputé littérature primitive, populaire et enfantine. Observons d'abord<br />

que ces trois états l'incluent dans la vie_ <strong>Le</strong>s deux premiers adjectifs sont<br />

parfaitement acceptables, si on les prend au sens que leur a façonné Victor Hugo ;<br />

quant au troisième qualificatif : Bruno Bettelheim, tout en réglant leur compte à<br />

certaines bêtifications démagogiques, a été l'initiateur d'une véritable poétique des<br />

contes de fées. Qui a, d'ailleurs, raconté des contes à des enfants sait leur exigence de<br />

répétition, et de répétition exacte ; le jeune enfant vous prévient rarement de la<br />

variante que vous avez introduite et qu'il récuse, même s'il sait le texte par coeur ; à<br />

vous de réparer l'accident qui a dérangé une expérience en train de se reproduire<br />

dans le discours que vous aviez une fois proposé, et qui ne pourrait être refait<br />

qu'avec son accord, ou par lui-même. - Boudou a certes récrit les contes qu'il tenait<br />

de sa mère, et l'on sait même qu'il voulait les écrire en vers. Mais précisément son<br />

oeuvre s'inaugure par ces contes, où se forment des systèmes de valeurs qui y<br />

resteront permanents.<br />

La vie n'est ni conte ni poème. <strong>Le</strong> poème ni le conte ne sont la vie. Mais le<br />

conte est dans la vie d'abord comme un pacte. <strong>Le</strong> « cric crac » (ou « clic clac »), que<br />

Boudou donne par amusement comme l'onomatopée d'une ouverture ou fermeture de<br />

clé, est dialogué comme assentiment réciproque entre le conteur et l'auditoire. Il est<br />

dans le fameux discours que Frère Jean fait la bouche pleine à la table de Gargantua<br />

(les notes scolaires y entendent un bruit de verres choqués_), sauf que Frère Jean<br />

propose sa parole alors qu'il l'a prise, et se l'accorde lui-même euphoriquement. Mon<br />

grand-père plaçait un « cric » au hasard dans son récit, et si nous n'avions pas le<br />

réflexe de répondre, il l'abandonnait avec une mauvaise foi qui nous laissait pantois.<br />

223


LE CONTE<br />

Et voyez le « Cric, monsieur Crac ! » - « Crac, monsieur Cric ! » de l'enfant et du<br />

vieux conteur dans le film Rue Casenègres.<br />

<strong>Le</strong> conte est scellé dans la vie immédiate. Et nul n'en a mieux dit le comment<br />

que Victor Hugo ne l'a fait des <strong>Conte</strong>s de Voltaire :<br />

« Remarque frappante, dans ses contes Voltaire rêve ; il pense d'autant plus. Il<br />

sort du réel pour entrer dans le vrai. Cette gorgée de chimère bue par sa raison<br />

la transfigure, et cette raison devient divination. Voltaire dans ses contes<br />

entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la catastrophe finale du XVIII°<br />

siècle, catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. »<br />

« Il sort du réel pour entrer dans le vrai » : voyez de même J. Lacan expliquer,<br />

chez l'enfant, le contexte où le chien peut miauler, le chat aboyer : « ainsi se forme<br />

toute pensée, en se déconnectant du réel ».<br />

C'est le point où le conte, comme le poème, se différencie du roman ou de la<br />

nouvelle : de leur effet de réel. Lorsque Gustave Kahn, dans la Vogue du 18 avril<br />

1886, inaugure la condamnation du roman qui sera reprise telle quelle, de Valéry à<br />

Breton, son premier grief est contre la représentaion de « l'allure ballante et triste de<br />

la vie. » Qu'il ait tort de le déprécier n'empêche qu'il a bien relevé ce fonctionnement<br />

du roman, du récit romanesque, qui est, comme la vie, un accomplissement sans<br />

retour. Ici, une observation grammaticale (relevée pour la netteté chez Flaubert) sera<br />

plus crédible et plus pertinente que des généralités.<br />

Flaubert a aiguisé une valeur du passé simple qui est non seulement un<br />

accompli, mais une figure de l'accompli, et qu'il distribue en discontinu comme<br />

signal du révolu et de la fatalité. Tel ce passé simple qui sanctionne la fin des<br />

mercenaires dans le défilé de la Hache, en clausule de chapitre :<br />

« <strong>Le</strong> Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s'en retourna. »<br />

Si l'Education sentimentale est principalement le récit de l'amour de Frédéric<br />

Moreau et de Marie Arnoux, les 400 pages de ce récit sont strictement enserrées par<br />

ces deux phrases-paragraphes :<br />

« Ce fut comme une apparition.<br />

Et ce fut tout. »<br />

L'épilogue qui suit ce constat radical du révolu est une débâcle du souvenir :<br />

l'ultime conversation de Frédéric et de Deslauriers congédie les personnages du<br />

roman, y compris Marie Arnoux, dans l'indifférence d'une récapitulation sommaire.<br />

Ce désengagement est tout à l'opposé de la permanence du sujet du conte ou de<br />

l'épopée.<br />

Ce n'est pas que le roman ignore toujours l'effet de conte. Flaubert, dans ce<br />

même dernier chapitre où les deux amis saccagent et abolissent leurs relations et<br />

jusqu'aux rêves de leur jeunesse (si bien morte qu'il leur faut « l'exhumer »), introduit<br />

brusquement le souvenir, par le présentatif qui porte son sceau (« C'était_ »)<br />

« C'était pendant celles [les vacances] de 1837 qu'ils avaient été chez la<br />

Turque. »<br />

Ce n'est pas un retour sur le récit, c'est un retour sur le sujet, (« Cest là ce que<br />

nous avons eu de meilleur »), qui explique le titre in extremis, en sauvant de la<br />

dérision de ce titre l'imagination de l'amour. C'est bien ce qui excite la rage des<br />

Barbey, - mais où par contre toucha juste la perspicacité de V. Hugo qui, remerciant<br />

Flaubert de l'envoi de son roman, se déclara saisi de sa tristesse, mais se proposa de<br />

224


LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE<br />

le rouvrir souvent au hasard : ce qui est résister à la poussée résolutive du récit<br />

romanesque.<br />

Pratique bien caractéristique de V. Hugo, qui a voulu, dit-il de lui-même,<br />

« abuser du roman », c'est-à-dire lui donner le fonctionnement du « Poème ». C'est<br />

donc à lui que j'emprunterai un dernier exemple (contradictoire) de l'aspect du passé<br />

simple. La fin de l'Homme qui rit (« Ce fut une disparition_ ») se prêtait à une<br />

comparaison avec l'Education sentimentale :<br />

« _ La voiture disparut.<br />

Et ce fut tout ».<br />

Mais je retiens plutôt la fin des Travailleurs de la mer :<br />

« _ la tête disparut sous l'eau.<br />

Il n'y eut plus rien que la mer. »<br />

L'opposition est systématique (sémantiquement, syntaxiquement,<br />

prosodiquement) de Flaubert à Hugo. D'une part, deux clausules vocaliques<br />

(conclusions) et la coordination au récit d'une dernière phrase qui l'abolit. Chez<br />

Hugo, tout au contraire, mouvement de ressac de « l'eau » à « la mer » ; dernière<br />

phrase en asyndète, à clausule consonantique (suspension), qui fait retour au titre,<br />

redevient première, et inscrit (comme les <strong>Conte</strong>mplations) le commencement dans la<br />

fin : le récit est inaccompli, le passé simple a une valeur inaugurale.<br />

Cette sollicitation qui engage à la fois au retour et à l'ouverture (sollicitation<br />

inverse de l'identification consommée du roman), observez-la à la fin de la première<br />

séquence des <strong>Conte</strong>s del Drac (L'enfant polit - Los Dracons) :<br />

« Aital comencèt lo temps aule » (Ainsi commença le temps de la peine à<br />

vivre).<br />

Résumons : « l'enfant joli » s'est innocemment laissé capturer par le Drac, qui<br />

l'a confié à sa noire ogresse de femme, dans leur royaume sous-terrain de Pourcassés,<br />

pour y être engraissé et dévoré. Mais il parvient à massacrer et à ébouillanter sa<br />

geôlière, qui ressort du chaudron en princesse - dépossédée qu'elle était<br />

(« despoderada » par le Drac de ce royaume sous terre, dont elle fait roi l'enfant joli.<br />

Passons sur la symbolisation, toute classique, des fantasmes terrifiés et du désir au<br />

terme desquels l'enfant épouse sa mère_ Mais une fois ce domaine refermé sur ce<br />

bonheur princier, le Drac, qui est le fils du Diable, à son tour dépossédé, se venge et<br />

envoie, par un apostolisme inverse, ses propres fils, les dragons, pervertir toute la<br />

terre : « Aital comencèt lo temps aule. » Voici donc, pour le jeune auditeur,<br />

l'innocence du bonheur contestée non seulement par sa responsabilité telle que<br />

l'implique la logique du récit (à cause de lui, le Drac sévira sans trêve, instaurant<br />

l'âge de fer de la peine à vivre) ; mais encore par cet adjectif « aule », que la sûre<br />

poétique du conte fait surgir au moment où le happy-end d'une mésaventure<br />

s'échange contre le début d'une catastrophe. « Aule », adjectif qui signifie la<br />

méchanceté et l'hostilité, c'est aussi, substantivé, le nom du Diable : « Habilis », apte,<br />

habile, malin_ L'étymologie ne m'est qu'un raccourci, car tout le texte la réinvente et<br />

la commente, compromet l'habileté même du bonheur.<br />

Au nombre de ces habiletés perverses (mais comment les différencier de<br />

l'habileté innocente ?), il y a d'abord l'aptitude à la métaporphose. <strong>Le</strong> Dragon occitan<br />

n'est ni écailleux ni composite, il est pelu et velu ; encore qu'il puisse se changer en<br />

objet virtuellement inoffensif et utile (fil, peigne_), il est par prédilection loup-garou,<br />

homme-loup, selon un rythme nycthéméral, saisonnier, ou imprévisible ; loup<br />

225


LE CONTE<br />

imprévisible dans l'homme (allez savoir, avec toutes ces mésalliances obscures),<br />

repentirs imprévisibles dans le loup ; ambiguïté du bénéfique et du maléfique. Une<br />

dialectique paradoxale et agile entraîne continûment le sujet dans les spirales de sa<br />

conscience et de sa mémoire. Cette inquiétude d'un sujet à advenir sous-tend l'oeuvre<br />

de Boudou, romans compris.<br />

<strong>Le</strong>s lignes de force de son imagination, de toute son oeuvre, s'inscrivent dans<br />

ses contes. <strong>Le</strong> couple du dernier conte du Drac - mari et femme « òme et femna »,<br />

après tribulations et avatars, - égaré, par amplification épique de la géographie, dans<br />

la Montagne Noire, « demande le chemin de la Plancade »_ Il ne quitte donc pas la<br />

légende. Renseignons-le : il va vers la maison des <strong>Conte</strong>s del meu ostal, des <strong>Conte</strong>s<br />

dels Balssas. « L'ostal » : maître-mot de la culture d'oc. L'homme qui s'informe du<br />

chemin de la Plancade, de la maison, comme qui demanderait le chemin d'Ithaque, y<br />

ramène une femme qui a été sorcière, authentique fille du Diable ; elle a jeté, par<br />

amour, son dernier talisman, et elle a été bénie par un vieux prêtre ; mais elle détient<br />

virtuellement l'initiative de quelque belle saga familiale.<br />

L'ostal est le lieu où s'origine le souvenir :<br />

Me soveni d'aquel ostal<br />

Tot fendasclat de fons a cima.<br />

mais aussi la contradiction. Lieu du conflit avec le père, avec le frère. Polarité<br />

centrifuge ; d'où, chez Jean Boudou, cette série impressionnante de marcheurs, de<br />

fugueuses, dans la tension contradictoire de l'enfermement (le préfixe en est poétique<br />

chez Boudou, associé à la marche labyrintique, ou à la définition du JE sur le patron<br />

de la première phrase du Libre de Catòia :<br />

« Oc, soi Catòia. Catòia, l'En farinat. »)<br />

Ne laissons pas « l'enfant polit » sans observer qu'il circule explicitement du<br />

conte aux romans, l'expression désignant, à leur débuts, le héros de la Quimèra ou le<br />

Lézin de las Domaisèlas - qui jamais ne reviendront à la maison 1 , non plus que les<br />

autres héros de Boudou.<br />

Je proposerai maintenant, dans une énumération arbitraire, certains aspects de<br />

la poétique de Boudou, sans toujours les rattacher aux thèmes des contes, soit parce<br />

que c'est désormais évident, comme pour le sous-terrain (et la noyade), la<br />

métamorphose, soit pour ne plus répéter - à propos de la talvera, du galérien - que la<br />

poétique de Boudou est tout une.<br />

La maison est le lien avec la mère. Ce sont ici les contes du fils de la femme.<br />

« <strong>Le</strong>s contes qui suivent, dit l'avertissement, je les tiens de ma mère, née à la Rivière<br />

(_) La Rivière, en Albigeois, était paroisse de la Plancade, en Rouergue. » Il y a trois<br />

figures de la mère, chez Boudou : la « despoderada », la « Draquessa negra » que<br />

nous connaissons déjà, et que le fils rétablit dans sa nature radieuse ; la « filha<br />

blanca », qui est la mère de Lézin dans las Domaisèlas : la mère de Lusignan, la<br />

mère de l'amour ; du même roman, « la dolorosa », la mère de Gilbert, suppliciée du<br />

1 Notons un cas remarquable de l'imagination de l'enfermement : le clôture du couvent, qui, par ses<br />

résistances mêmes, est un lieu de la liberté. Lieu d'asile du fugitif (qui ne fuit parfois que lui-même), du<br />

poursuivi, du galérien. C'est donc le seul endroit où l'on sache que le droit se déplace. On y change de<br />

métier, de fonction, de nom ; et même de sexe, dans le couvent de das Domaisèlas. En ce couvent<br />

débouche le sous-terrain par où va réapparaître Clément (Clé- mence), escorté par Germaine et sa cour de<br />

filles, les mains accoucheuses de deux vieilles soeurs, ridées et riantes, l'attendent. L'oeuvre de Boudou<br />

s'arrête énigmatiquement sur cette vision sororale. En une phrase inachevée - ou plutôt : commencée.<br />

226


LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE<br />

supplice se son fils. La femme noire des <strong>Conte</strong>s revient dans ce poème de la maison<br />

(Misèria) - l'ogresse au chaudron :<br />

« Una femna negra, pelharda,<br />

Brandissia qualque pairolet. »<br />

On aurait bien tort de réduire la métamorphose à une structure générique du<br />

conte. La métamorphose est le fonctionnement d'ensemble des romans-poèmes de<br />

Boudou, par l'obsession autobiographique qui y fait système et qui devient<br />

anamorphose du sujet. Preuve indirecte : Boudou déclare dans une des ses <strong>Le</strong>ttres à<br />

Mouly (24 Janvier 1975) qu'il a renoncé à la suite projetée et commencée du Libre<br />

de Catòia, parce que cette suite lui est réellement arrivée ; donc, parce qu'elle est<br />

accomplie (sujet tout fait de roman !), elle ne l'intéresse plus. La métamorphose est<br />

le sujet même de las Domaisèlas, ainsi que d'un roman inédit, partiellement rédigé<br />

et, sans doute, partiellement détruit : L'òme qu'èri ieu, l'homme que j'étais, l'homme<br />

qui était moi. Un homme, - qui s'appelle Doubou_ - après une léthargie consécutive à<br />

des amours tragiquement contrariées, revient à soi en tant que Violette, sa maîtresse ;<br />

il est reconnu comme telle par toute la famille et l'entourage de Violette : mais il n'a<br />

que ses souvenirs d'homme ; les plus secrets et les plus intimes, sous-jacents au neuf<br />

apprentissage de la convalescente qu'il est. Nous ne saurons jamais (non plus que<br />

pour las Domaisèlas) par quelle ingéniosité romanesque Boudou dénouait l'intrigue :<br />

quel que soit le talent des chapitres subsistants, qui prouve leur travail, la censure<br />

vient probablement de l'auteur ; non pas qu'il ait voulu éviter l'indiscrétion possible<br />

sur une aventure initiale privée, mais parce que ce thème de la féminisation attendait<br />

sa forme particulière, celle précisément de son dernier livre, las Domaisèlas, dont le<br />

rythme n'est plus dans des enchaînements narratifs, mais tout dans les signifiants (la<br />

seule table des matières le prouve).<br />

Tout un fantastique du sous-terrain, auquel le héros accède par la noyade,<br />

court du début à la fin de ce livre : lieu des valeurs inversées de la captivité et de la<br />

délivrance, de la violence et de la douceur, du raffinement et de l'abjection_ Faute<br />

d'une analyse plus minutieuse, je m'en tiendrai ici à un rapprochement et avec cette<br />

phrase symbolique des Misérables : « L'égout est la conscience d'une ville. » Non<br />

plus que l'égout hugolien, le sous-terrain de Boudou n'est répertorié ou logique.<br />

Vous y entrerez à vos risques, vous y mourrez comme le curé et son petit clerc, nous<br />

y échouerez comme la police et les spécialistes outillés, vous en reviendrez peut-être<br />

comme le pêcheur à la plongée_ Il n'a d'autre destination que la vôtre.<br />

A l'air libre, ce qui échappe à la régulation cadastrée, au réticulé, au fini, au<br />

plein, c'est la talvèra. <strong>Le</strong> poème qui a ce mot pour titre a séduit :<br />

Es sus la talvèra qu'es la libertat_<br />

Mais ce mot continue à embarrasser ; si l'on s'en tient à l'explication technique<br />

et simplette qui paraît plus clairement dans ses multiples synomymes (antarada,<br />

front du labour ; contornièira, lieu où on peut tourner), il désigne l'extrémité d'un<br />

champ où tourne l'attelage, et qui reste non-travaillé. Mais il n'y aurait pas de vraie<br />

difficulté technique à la pleine occupation du champ ! Cet usage est donc une<br />

désappropriation symbolique, qui laisse une zone non gardée de la plante sauvage,<br />

de l'animal, du passant, des gens sans terre libres d'y installer le temps d'une saison<br />

quelque menue culture_ Frange de l'inaccompli, proposition de la marginalité.<br />

227


LE CONTE<br />

Reconnaissance des non-établis et des exclus. Passage de ceux qui ne suivent<br />

pas le (droit) chemin, lieu terrien de la légende. La légende marque l'étendue, et y<br />

circule. Ainsi la Méditerranée devient la Mar de las galèras ; le premier galérien y<br />

est une galérienne ; donc, pour terminer sans conclure, voyons-y passer l'esquif de<br />

Marie-Madeleine :<br />

Qual li passara la mar<br />

A la Maria-Magdalena ?<br />

Trovara pas cap de par<br />

Comola de dolor plena.<br />

Un amic es clar e rar,<br />

Praquò l'aiga sembla lena_<br />

Qual li passara la mar,<br />

La man sus la cuèissa lena ?<br />

Et de dos faran la par,<br />

La vela ne sera plena.<br />

Cerca lo clar e lo rar,<br />

Paura Maria-Magdalena_<br />

Mas tant es clar coma rar :<br />

Vira l'onda de sal plena.<br />

Negadisses par per par<br />

Coma l'èrsa torna lena.<br />

Qual li passara la mar<br />

A la Maria-Magdalena ?<br />

CANIVENC Pierre<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

228


CONTE ET NOUVELLE<br />

L'exercice que j'ai proposé à Georges Maurand pour le colloque sur le conte<br />

est à la fois modeste et ambitieux, facile et difficile. Modeste, car il s'agit,<br />

apparemment, de faire œuvre de lexicographe : repérer la façon dont s'articulent<br />

deux notions voisines, distinguées l'une de l'autre par des noms différents : conte<br />

d'un côté, nouvelle de l'autre. Si modeste même qu'à la limite le travail risque de<br />

paraître inutile, parce que déjà fait. Consultez un dictionnaire, un bon dictionnaire de<br />

langue, ou mieux encore un dictionnaire de théorie littéraire, par exemple celui qui<br />

est inclus dans le Bordas 1 ou dans le tout récent Larousse 2 , et, si tout se passe bien,<br />

le travail est déjà là : je n'ai plus qu'à psalmodier le texte des articles. Ce n'est peutêtre<br />

pas ce que vous attendez ! C'est pourtant de cette façon, que, pour moi, j'ai<br />

commencé : je me suis rempardé d'une muraille de dictionnaires, et j'ai lu sans<br />

désemparer les articles qu'ils consacrent au conte et à la nouvelle. Il faut avouer que<br />

j'ai été généralement déçu : je le dis sans affectation d'excessive sévérité. Il n'est<br />

guère possible de tirer de ces articles une vue un peu claire du système de relations<br />

qui doit bien s'établir entre les deux notions 3 .<br />

C'est au moment où j'ai fait cette constatation que s'est fait jour<br />

progressivement en moi l'idée que mon travail n'était pas si facile, pas si modeste<br />

qu'il paraissait au premier abord. D'autant que, déçu par les dictionnaires, je m'étais<br />

attaqué aux auteurs eux-mêmes : ceux qui pratiquent le conte ou la nouvelle, parfois<br />

le conte et la nouvelle, et qui en parlent, et puis ceux qui font profession de critique<br />

littéraire. Pour être derechef déçu : quelques vues pertinentes, de loin en loin, surtout<br />

à propos de chacune des deux notions isolées l'une de l'autre. Mais rarement, très<br />

rarement et finalement, j'ose le dire, jamais, une réflexion suffisante sur les relations<br />

des deux types de discours littéraire. Je ne vais pas me laisser aller aux plaisirs<br />

moroses du sottisier. Simplement vous donner, à titre d'exemple, un spécimen de ce<br />

qui a pu se dire à propos des relations conte/nouvelle. <strong>Le</strong> coupable est Alain<br />

Bosquet, auteur, en 1956, d'une anthologie des Vingt meilleures (?) nouvelles<br />

françaises (publiée chez Seghers) :<br />

« On aimerait proposer non point une définition, mais une manière de<br />

tentative à saisir l'essence de la nouvelle, sans limiter ses possibilités : "La nouvelle<br />

1 Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, 1984, 3 volumes.<br />

2 Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, Larousse, 1985, 2 volumes.<br />

3 La meilleure, de loin, des contributions que j'ai lues est celle de Michèle Simonsen, sur le conte, dans le<br />

Bordas. L'article sur la nouvelle, dû à Michel Simonin, est moins bon.<br />

229


LE CONTE<br />

traduit un événement extérieur, intérieur, réel ou imaginaire, sans se préoccuper ni de<br />

questions de langage, ni de théories précises, à condition aussi que cet événement<br />

puisse tenir dans une anecdote ou une humeur unique, et n'ait pas les ramifications en<br />

tous sens d'une œuvre ni d'une pensée cyclique : elle doit pouvoir être résumée". On<br />

aimerait par la même occasion proposer l'approximation suivante pour le conte : "<strong>Le</strong><br />

conte se distingue de la nouvelle en ce qu'il peut traduire une suite d'événements,<br />

sans établir entre ceux-ci une hiérarchie ni un choix quelconque ; il s'en distingue<br />

surtout par le choix, très conscient, soit du style, soit de l'intention satirique, morale,<br />

sociale, etc._ Il ne prétend pas comme la nouvelle, à une relation : il prétend à<br />

l'interprétation de ce qu'il relate. Il est sinon forcé, pour le moins voulu : il souligne<br />

tantôt les particularités littéraires de son auteur, tantôt le but visé par celui-ci" ». (p.<br />

11).<br />

Beaucoup d'éléments de ces deux « approximations » sont si _ approximatifs<br />

qu'il est tout bonnement impossible de leur affecter quelque sens que ce soit. Quand<br />

il est possible de repérer ce que Bosquet a en tête, on s'aperçoit que c'est souvent<br />

extrêmement discutable. Ainsi, quand il caractérise le conte « par le choix, très<br />

conscient du style ou de l'intention », il laisse entendre que ces traits ne se retrouvent<br />

pas dans la nouvelle. Il le dit d'ailleurs presque explicitement en signalant le peu<br />

d'intérêt de la nouvelle pour « le langage ». Je laisse à chacun le soin d'apprécier. Un<br />

trait intéressant, malgré tout, dans l’« approximation » du conte : « il prétend à<br />

l'interprétation de ce qu'il relate ». Nous aurons, plus tard, l'occasion de repérer les<br />

mécanismes formels qui rendent compte de cet effet de sens, la « prétention à<br />

l'interprétation ». Anticipons, en deux mots : pour qu'il y ait « interprétation », il faut<br />

un interprète : c'est dire que dans la structure du conte se loge quelque part un sujet<br />

spécifique, l'interprète. C'est dire qu'il y a nécessairement au moins duplicité, au sens<br />

de dualité, de l'instance d'énonciation du conte.<br />

Ainsi le travail n'est pas aussi facile qu'il en a l'air. Constatation qui a<br />

l'avantage d'offrir une première direction à la réflexion : se demander pourquoi le<br />

travail est difficile. A cette difficulté je vois deux raisons.<br />

La première tient à ce que conte et nouvelle sont des formes spécifiques du<br />

discours littéraire 1 . <strong>Le</strong>ur distinction supposerait donc une typologie affinée des<br />

différentes formes de discours littéraire : typologie dont on sait qu'elle n'est pas<br />

encore achevée, à supposer qu'elle puisse l'être un jour. Car elle ne se confond pas<br />

avec ce qui, pour l'instant, en occupe la place : une typologie des genres littéraires 2 .<br />

Quant à la deuxième raison de la difficulté de la tâche, elle tient à ce que<br />

conte et nouvelle sont des notions évolutives. Pourquoi ne le seraient-elles pas ?<br />

Sans doute. Mais avec le conte et la nouvelle, on est vraiment gâté : les deux notions<br />

dansent un petit ballet diachronique, où l'on repère plusieurs figures, de l'opposition<br />

à l'échange de places, en passant par la danse en couple, chacun des deux partenaires<br />

doublant exactement l'autre. Des exemples ? La nouvelle du XVI° siècle ne se<br />

confond pas avec celle du XIX° ; le conte et la nouvelle ne se distinguent pas de la<br />

1 On voit que j'élimine de ma problématique le conte populaire, que je ferai toutefois intervenir pour<br />

certaines considérations diachroniques.<br />

2 Cette opposition du genre et du discours s'appuie sur les articles pertinents du Dictionnaire de Greimas<br />

et Courtés.<br />

230


CONTE ET NOUVELLE<br />

même façon au XVII° et à l'époque contemporaine. Il faudra bien, pour fixer les<br />

idées, jeter un coup d'œil sur cette complexe évolution. Et, pourquoi pas ? pour<br />

commencer, repérer l'étymologie des deux mots, simplement pour fixer un point de<br />

départ, et se demander s'il laisse des traces dans l'opposition actuelle des deux<br />

notions.<br />

<strong>Conte</strong>, le plus ancien des deux mots, est un déverbal de conter. Il est attesté<br />

pour la première fois aux alentours de 1130-1140 dans un texte intitulé La<br />

conception Notre-Dame, de Wace. Il a dans ce texte le sens de « récit de choses<br />

vraies », au sens le plus naïf, le plus immédiat de vrai : un texte désignant un référent<br />

sans tromperie ni intention esthétique. Quant au verbe conter, d'où est issu notre<br />

conte, on sait qu'il représente le latin computare. Jusqu'en plein XVII° siècle, conter<br />

et compter sont restés graphiquement indistincts : trace conservée par la langue de<br />

l'indistinction originelle des deux opérations, qui ont en commun l'oralité. <strong>Conte</strong>r,<br />

c'est énumérer des événements, le conte, c'en est le compte.<br />

Quittons la préhistoire du mot. Très tôt, dès la fin du XII° siècle, il prend le<br />

sens de « récit d'aventures fait pour divertir ». Au XVI° siècle, il acquiert la<br />

possibilité de signifier « récit fait pour tromper ». Toutefois l'aspect véridique du<br />

conte subsiste longtemps, et apparaît encore dans l'article conte de la première<br />

édition - celle de 1694 - du Dictionnaire de l'Académie. Il se trouve encore,<br />

sporadiquement, dans la langue moderne, et le TLF en cite un emploi chez Giono. Et<br />

pourtant l'évolution du sens du mot le porte irrépressiblement du côté de la fictivité.<br />

D'où des expressions telles que conte bleu 1 , conte de bonne femme, conte à dormir<br />

debout. D'où également la spécialisation du mot conte dans le lexique de la typologie<br />

des genres littéraires : cette spécialisation intervient dès la fin du XII° siècle.<br />

<strong>Le</strong> non nouvelle, de son côté, n'est pas dérivé d'un verbe 2 , mais est issu de la<br />

nominalisation de l'adjectif nouvelle. Cette nominalisation intervient très tôt - dès<br />

la fin du XI° siècle, mais sans prendre d'emblée le sens moderne. Pourtant, on<br />

trouve sporadiquement, dès le XII° siècle, des emplois où le mot, qui a sans doute le<br />

sens d’« information sur des événements récents », pourrait sans difficulté<br />

s'accommoder du sens moderne ; ainsi chez Chrestien de Troyes : « Li un racontoient<br />

nouvelles, /Li autre parloient d'amors ». Exemple intéressant : il montre qu'il n'est<br />

pas aisé de distinguer l'un de l'autre deux sens possibles du mot nouvelle, d'un côté<br />

l'information brute, de l'autre le récit mis en forme.<br />

C'est cette difficulté qui incite les lexicographes à chercher - et à trouver - un<br />

élément extérieur pour dater le sens typologique du mot nouvelle. Cet élément<br />

extérieur, c'est l'emprunt à l'italien novella, qui, de même étymon que son équivalent<br />

français (l'adjectif latin novella), s'était déjà spécialisé dans le sens littéraire. La<br />

première attestation indiscutable du mot français n'est autre que le célèbre titre des<br />

Cent Nouvelles nouvelles (1460-1467), où la redondance du mot, une fois substantif,<br />

l'autre adjectif, garantit sans équivoque le sens moderne. La table des Cent Nouvelles<br />

1 George Sand qualifie de « conte bleu » Laura, voyage dans le cristal, conte publié dans La Revue des<br />

deux mondes en 1864. Il s'agit, selon elle, d'une « fiction », susceptible toutefois de donner « aux enfants<br />

et à beaucoup de grandes personnes le goût des recherches ou des hypothèses sérieuses ».<br />

2 En revanche, il a donné lieu à la dérivation d'un verbe, nouveler, « raconter des nouvelles ». Il n'a pas<br />

survécu au-delà du 16° siècle.<br />

231


LE CONTE<br />

nouvelles comporte une formule très intéressante, sous deux formes variables selon<br />

les sources textuelles :<br />

- « S'ensuit la table de ce présent livre, intitulé des Cent Nouvelles nouvelles,<br />

lequel en soi contient cent chapitres ou histoires, ou pour mieux dire nouvelles » ;<br />

- _ et la variante : « (_) lequel en soi contient cent chapitres ou histoires, ou<br />

pour mieux dire contes à plaisance ». Formules doublement intéressantes. D'abord le<br />

rédacteur a jugé utile d'expliquer le mot nouvelles, qu'il semble considérer comme _<br />

nouveau, et lui donne des équivalents référentiels : chapitres et histoires. Et d'autre<br />

part la variante donne l'expression contes à plaisance comme substitut de nouvelles,<br />

ce qui fait d'emblée surgir l'une des difficultés de notre sujet : les possibilités de<br />

neutralisation entre les deux mots.<br />

Il faut, sans doute, se méfier de l'étymologie. Pourtant, ici, ce bref parcours<br />

historique n'aura pas été inutile, car il aura indiqué quelques directions pour<br />

l'essentiel exactes. J'insiste sur la grammaire. De son origine adjectivale, la nouvelle<br />

conserve sans doute un ancrage référentiel, ou présenté comme tel : la nouvelle sera,<br />

dans son histoire ultérieure, rarement tout à fait coupée des événements - les<br />

« nouvelles » - qu'elle est censée rapporter, et qu'elle aura à présenter comme réels.<br />

Inversement, le conte tient son origine du verbe conter, c'est-à-dire d'une opération<br />

énonciative en œuvre, susceptible de rompre ses relations avec le référent : d'où la<br />

propension du conte à s'orienter du côté de la fictivité.<br />

Reste que les mots ne conservent pas leur sens étymologique : il leur arrive<br />

même de l'inverser. Il convient donc maintenant d'essayer d'indiquer les relations qui<br />

s'établissent, essentiellement dans la modernité, entre les deux notions. Je le ferai en<br />

utilisant successivement quatre critères, par ordre de difficulté, et, sans doute,<br />

d'importance croissantes. Il s'agit 1) de la longueur matérielle du discours ; 2) de la<br />

conformité (et de la non-conformité) entre niveau thématique et niveau figuratif ; 3)<br />

de la véridiction opposée à la fictivité ; 4) du statut énonciatif des deux types de<br />

discours. Inévitablement, ces quatre critères sont liés entre eux : ce qui, pour nous,<br />

entraîne le risque de redites.<br />

1. LONGUEUR MATÉRIELLE DU DISCOURS<br />

Du signifiant, il faut, après Saussure, répéter qu'il est linéaire : écrire, ça<br />

occupe de l'espace, de même que parler, ça prend du temps. C'est l'implication<br />

inévitable de la manifestation matérielle du signifiant : dans le cas de l'écrit, une<br />

ligne d'encre disposée sur une surface, qu'elle investit. De façon plus ou moins<br />

abondante : il y a des discours brefs et des discours longs. Naturellement, ce trait<br />

intervient de façon non négligeable (même si on a souvent tendance à l'occulter)<br />

dans la typologie des discours. Il intervient aussi de façon capitale dans l'institution<br />

littéraire : le critère de la longueur d'un texte est celui qui intervient en premier lieu<br />

dans la procédure d'accès à la littérarité, c'est-à-dire, institutionnellement, à<br />

l'édition 1 . Qu'en est-il, à cet égard, de nos deux types de discours ? Ils sont à n'en pas<br />

douter du côté de la brièveté. A condition d'entendre cette notion, par elle-même<br />

1 Chacun sait par exemple qu'un roman de 100 000 signes (50 pages) ou de 2000 000 signes (1000<br />

pages) n'a aucune chance d'accéder à l'édition, c'est-à-dire à la littérarité (ou, ce qui revient au même, à la<br />

condition préalable de la littérarité). Il y a lieu de réféchir là-dessus !<br />

232


CONTE ET NOUVELLE<br />

floue, de façon relative : en somme, plutôt comme contradictoire que comme<br />

contraire de longueur. D'où, naturellement, l'impossibilité de fixer, même de façon<br />

très grossière, une limite à cette non-longueur qu'est la brièveté ainsi comprise. Il y a<br />

des contes et des nouvelles de quelques lignes : Félix Fénéon a cultivé le genre de la<br />

« Nouvelle en trois lignes », en jouant d'ailleurs sur l'ambiguïté du mot nouvelle...<br />

Inversement, il y a eu au XVIII° siècle des « nouvelles » de plusieurs centaines de<br />

pages : monstruosité typologique, qui s'explique par une éclipse provisoire du<br />

roman !<br />

A cette exception près, la brièveté est un trait constant du conte et de la<br />

nouvelle. Elle est fréquemment conditionnée (ou déterminée ?) par des contraintes<br />

éditoriales, notamment la publication, préalable ou exclusive, dans des journaux.<br />

Maupassant a publié la quasi-totalité de ses <strong>Conte</strong>s et nouvelles - titre propre à<br />

torturer l'infortuné descripteur ! - dans des journaux, ce qui leur impose une<br />

dimension assez étroitement limitée. Aujourd'hui, le léger renouveau de la _ nouvelle<br />

s'explique (ou se manifeste ?) par le fait que des quotidiens - <strong>Le</strong> Monde jusqu'en<br />

1986, La Croix - et des périodiques - les défuntes Nouvelles littéraires, le défunt<br />

Contreciel, les vivantes Nouvelles nouvelles, Brèves et N comme nouvelles - publient<br />

des nouvelles, généralement très brèves : souvent entre 10 000 et 25 000 signes, soit<br />

une page plus ou moins serrée de quotidien, ou 5 à 12 pages de revue.<br />

La brièveté entraîne des conséquences non négligeables. La plus importante<br />

est qu'on publie les nouvelles et les contes en recueils, individuels, ou, plus rarement,<br />

collectifs. Se posent alors des problèmes de titrologie, pour lesquels on observe<br />

différentes solutions : parfois c'est la simple désignation du genre (Trois <strong>Conte</strong>s, de<br />

Flaubert, les Cent Nouvelles nouvelles) ; parfois c'est le titre d'un des éléments de<br />

l'ensemble - <strong>Le</strong> Mur, de Jean-Paul Sartre ; on observe aussi des titres qui font<br />

apparaître le nom du genre accompagné d'une détermination : <strong>Conte</strong>s de la bécasse,<br />

<strong>Conte</strong>s du chat perché, Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, etc. Enfin on<br />

recourt parfois à un titre global, qui peut faire allusion plus ou moins directement à<br />

la spécificité du genre - c'est le cas des Instantanés de Robbe-Grillet - ou qui,<br />

inversement, peut l'occulter : certains recueils de nouvelles ne sont pas signalés<br />

comme tels par leur titre, et peuvent donc être pris pour des romans.<br />

La publication des contes et nouvelles en recueils a des implications<br />

immédiates sur le régime de leur lecture : les textes ne se lisent pas indépendamment,<br />

mais dans leurs relations réciproques. <strong>Le</strong> recueil de <strong>Conte</strong>s ou de Nouvelles est l'un<br />

des lieux privilégiés de l'intertextualité. Sans entrer dans les débats qui se tiennent<br />

encore autour de ce concept, j'entends simplement par là que la lecture d'un texte -<br />

c'est-à-dire, toujours, d'un fragment de texte - ne se fait pas de la même façon<br />

lorsqu'il est isolé et lorsqu'il apparaît dans un ensemble d'autres textes. Il se construit<br />

alors un système de relations qui modifie le sens de chaque texte - occurrence, sous<br />

tous ses aspects. Je ne vais prendre qu'un exemple, aussi simple que possible,<br />

puisqu'il concerne une unité de la manifestation figurative : la bécasse, dans le<br />

recueil de contes de Maupassant pour lequel la bécasse, précisément, est éponyme :<br />

<strong>Le</strong>s contes de la bécasse.<br />

<strong>Le</strong> premier de ces contes exerce une fonction spécifique : il décrit les<br />

conditions d'énonciation des contes du recueil. Je reviendrai, plus bas, sur ces<br />

problèmes d'énonciation. Pour l'instant, c'est la bécasse qui m'intéresse. <strong>Le</strong> rôle qui<br />

233


234<br />

LE CONTE<br />

lui est affecté par le texte est double. D'une part, la bécasse intervient activement<br />

dans la désignation, par le sort, du bénéficiaire du festin des têtes. Et d'autre part elle<br />

tient lieu de rémunération pour la performance du narrateur du conte.<br />

Rôle capital, assurément, dans sa duplicité : sans la bécasse, point de contrat,<br />

point de conte, point de recueil. Est-il possible, indépendamment de cette fonction<br />

génératrice du texte, de repérer un investissement sémantique particulier de la<br />

bécasse ? Je ne crois pas. On pourrait, sans doute, se laisser aller à voir en elle une<br />

figure de la mort. Mais cet investissement ne peut être que très diffus : il affecterait<br />

autant tout objet alimentaire d'origine animale. Non : ici, la véritable figure de la<br />

mort, c'est le pigeon, dont la mise à mort est explicitement mise en scène par le texte.<br />

Si nous lisons le recueil, nous y découvrons un autre conte, intitulé « La<br />

Folle ». Il manifeste immédiatement, et de la façon la plus explicite, l'étroite relation<br />

intertextuelle qui l'unit au premier texte :<br />

« Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien<br />

sinistre anecdote de la guerre ».<br />

Ainsi inauguré, le récit se poursuit, et explicite la relation avec les bécasses :<br />

au cours de l’occupation prussienne, une femme – une folle – est expulsée de chez<br />

elle, en plein hiver, sur son matelas, par les occupants. On ne retrouve plus trace<br />

d’elle. A l’automne suivant, le narrateur, M. Mathieu d’Endolin, part à la chasse aux<br />

bécasses :<br />

« J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis un qui<br />

disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y descendre pour y ramasser<br />

ma bête. Je la trouvai tombée près d'une tête de mort ».<br />

Cette tête de mort, c'est la tête de la folle - morte de froid sous la neige, puis<br />

dévorée par les loups.<br />

On le voit : la bécase apparaît désormais comme la métonymie - au sens le<br />

plus strict du terme - de la Mort et de la Folie, qui entrent ici en syncrétisme. Cet<br />

investissement sémantique nouvellement acquis par la bécasse se trouve<br />

rétroactivement affecté à la bécasse du premier conte. Ce qui a pour effet de<br />

modifier complètement les données du contrat. Et si le contrat est modifié, c'est à son<br />

tour tout le sens de chacun des contes qu'il a générés qui s'en trouve atteint.<br />

On le voit : la brièveté du conte et de la nouvelle n'est pas seulement un<br />

aspect matériel du vêtement signifiant. Elle a des implications diverses sur leur<br />

fonctionnement sémiotique. Reste que, jusqu'à présent, j'ai traité globalement de la<br />

brièveté, comme si elle affectait au même titre le conte et la nouvelle. Est-il possible<br />

de les distinguer de ce point de vue ? Ici, l'opinion dominante - et, en matière de<br />

typologie des genres, il faut suivre l'opinion dominante - est que le conte est plus<br />

bref que la nouvelle. C'est par exemple ce que professe Albert-Marie Schmidt, dans<br />

son édition des <strong>Conte</strong>s et Nouvelles de Maupassant. Derrière cette différence entre<br />

les dimensions matérielles du conte et de la nouvelle - le premier plus bref que la<br />

seconde - se dissimule plus ou moins une opposition de structure. C'est celle dont je<br />

vais traiter maintenant.<br />

2. CONFORMITÉ DU CONTE VS NON-CONFORMITÉ DE LA NOUVELLE<br />

J'entends par cette opposition la façon différente dont s'articulent les plans du<br />

thématique et du figuratif dans le conte et la nouvelle. On aura reconnu l'appareil


CONTE ET NOUVELLE<br />

conceptuel du Dictionnaire de Greimas et Courtés, que je rappelle en deux mots. <strong>Le</strong><br />

contenu figuratif est celui qui a un correspondant exclusif et constant au plan de<br />

l'expression du monde naturel : la bécasse du conte de Maupassant est une figure,<br />

elle relève du plan figuratif. <strong>Le</strong> niveau thématique, au contraire, correspond à un<br />

investissement sémantique abstrait, de nature conceptuelle. <strong>Le</strong> niveau thématique est<br />

« profond », par opposition au contenu figuratif. Il a donc à être figurativé, et cette<br />

opération de figurativisation peut se faire de façon relativement libre. Dans notre<br />

conte, on vient de constater que la bécasse entre en relation, selon les modalités que<br />

nous avons entrevues, avec la mort et, syncrétiquement, avec la folie : elle<br />

figurativise la mort et la folie. Mais il est évident que cette relation bécasse/mortfolie<br />

n'est pas du même type que la relation entre le signifiant et le signifié d'un<br />

morphème dans une langue naturelle : la mort comme la folie peuvent être<br />

figurativées par bien d'autres figures que la bécasse, qui doit même en être une figure<br />

plutôt exceptionnelle. C'est que la bécasse est peu iconique à l'égard tant de la mort<br />

que de la folie : peu de points communs, apparemment, entre la figure et les éléments<br />

thématiques qu'elle manifeste !<br />

Il existe donc, dans tout discours figuratif, un système de correspondance<br />

spécifique entre le niveau thématique, profond, et le niveau figuratif, superficiel.<br />

L'hypothèse que j'avance est que ce système de correspondance entre les deux<br />

niveaux varie entre le conte et la nouvelle. Selon les directions suivantes :<br />

2.1.) Dans le conte, il y a conformité (ou tendance à la conformité) entre le<br />

niveau thématique et le niveau figuratif. J'entends conformité au sens hjelmslévien<br />

du terme : les deux plans sont découpés, de part et d'autre du seuil qui les sépare, par<br />

les mêmes divisions. En termes hjelmsléviens, cette conformité entre les plans d'une<br />

sémiotique caractérise les systèmes de symboles : c'est que le conte tend vers le<br />

symbolique. On aura l'occasion, plus bas, de retrouver ce trait par une autre voie.<br />

2.2.) Dans la nouvelle, il y a non-conformité (ou tendance à la nonconformité)<br />

entre niveau thématique et niveau figuratif : à tous les niveaux de<br />

l'analyse, les mêmes éléments thématiques peuvent recevoir des figurations variées.<br />

On peut même se poser, à propos de la nouvelle, un problème qui a fait l'objet, il y a<br />

quelques années, d'un débat entre Courtés et Rastier : celui de la subordination du<br />

figuratif au thématique. Courtés pose explicitement cette subordination, comme si<br />

elle allait de soi :<br />

« Il est clair que le figuratif est toujours au service du thématique, car il n'est<br />

jamais tourné sur lui-même ; dès qu'il paraît dans le discours, il est nécessairement<br />

thématisé sur le plan pragmatique » 1 .<br />

Chez Rastier, les choses sont plus compliquées. Car il en vient d'abord 2 à<br />

mettre tout bonnement en cause la validité de l'opposition entre figuratif et<br />

thématique, ce qui a évidemment pour effet immédiat d'en dénier la hiérarchisation.<br />

Mais dans des publications ultérieures, il semble revenir sur cette mise en cause de<br />

1 « Contre-note » à l'article de Rastier « <strong>Le</strong> développement du concept d'isotopie », Document du GRSL,<br />

III, 29, 1981, p. 38.<br />

2 Ibid., p. 11.<br />

235


LE CONTE<br />

l'opposition figuratif/thématique. Il en vient même, en 1983 1 , à réintroduire une<br />

« hiérarchie entre niveau thématique et niveau figuratif ».<br />

Problème complexe. Peut-être l'attitude de Courtés s'explique-t-elle par les<br />

spécificités du type de discours qu'il examine préférentiellement : le conte populaire,<br />

à propos duquel il est sans doute possible d'admettre que le figuratif est toujours « au<br />

service » du thématique. Mais en va-t-il de même pour tout type de discours ? N'y a-<br />

t-il pas, dans certains types de discours figuratif - la nouvelle, par exemple, et, à un<br />

degré sans doute plus élevé encore, le roman - un certain développement autonome<br />

du figuratif, une prolifération du figuratif, de façon plus ou moins autonome par<br />

rapport au thématique ? Je ne fais que poser la question. Non toutefois sans<br />

remarquer que l'opposition tendance à la conformité / tendance à la non-conformité<br />

se double d'une opposition non-déceptivité (pour le conte) / déceptivité (pour la<br />

nouvelle). J'entends ici la notion de déceptivité de la façon suivante : c'est l'effet de<br />

sens de l'absence de hiérarchisation entre le niveau figuratif et le niveau thématique.<br />

Ce qui est déceptif en somme - et il va de soi que ce terme n'a rien de péjoratif - c'est<br />

le figuratif autonome, le figuratif baladeur, sans lien identifiable avec le thématique.<br />

On attend sans doute des exemples. Il n'est pas commode d'en donner, pour<br />

une raison qui apparaît à l'évidence. C'est que, tant pour la conformité que pour la<br />

déceptivité, il convient, comme je l'ai fait, de parler de tendance. Il n'y a pas<br />

d'opposition tranchée entre deux types de discours, l'un relevant du conte, l'autre de<br />

la nouvelle, mais un passage graduel de l'un à l'autre, selon que sont accentuées la<br />

conformité - qui va de pair avec la non-déceptivité - et la non-conformité - qui va de<br />

pair avec la déceptivité. C'est peut-être la gradualité de ce passage qui rend compte -<br />

avec d'autres facteurs, sans doute - d'un phénomène déjà signalé : l'hésitation<br />

fréquente qu'on observe devant les qualifications de certains textes. Dans les <strong>Conte</strong>s<br />

et nouvelles de Maupassant, est-il vraiment possible de faire un partage rigoureux<br />

entre les contes et les nouvelles quand les textes ne sont pas explicitement étiquetés<br />

par l'un des deux mots ? Maupassant, pour sa part, utilisait comme terme générique<br />

le mot historiette. Et il existe des textes qui sont, par leur auteur même,<br />

alternativement qualifiés de conte et de nouvelle : ainsi pour la Vénus d'Ille, que<br />

Mérimée, dans sa Correspondance, désigne tantôt comme conte, tantôt comme<br />

nouvelle. Est-ce dire que les deux notions se confondent ? Point du tout ; ce sont tout<br />

bonnement deux aspects du même texte qui sont alternativement désignés par les<br />

deux noms : les aspects de conformité par l'étiquette conte, ceux de non-conformité<br />

par l'étiquette nouvelle.<br />

On voit à quel point il est difficile de trouver des exemples réels. Pourquoi ne<br />

pas en forger un, en partant de la bécasse de Maupassant ? Elle est, on vient de le<br />

voir, figure, dans les deux contes examinés, d'un syncrétisme de la mort et de la<br />

folie. Et, si j'ai bien lu, figure de ce seul élément thématique : c'est ce qui assure la<br />

conformité des deux plans, et, du coup, la qualité de contes des textes affectés.<br />

Supposons maintenant un texte - après tout, peut-être y en a-t-il un ! - où la bécasse<br />

serait alternativement figure de la mort/folie et figure de n'importe quoi d'autre, par<br />

exemple de l'amour et/ou de la bonté. On dira dans ce cas qu'il y a non-conformité<br />

1 « <strong>Le</strong> problème du figuratif et l'impression référentielle », Actes sémiotiques, Bulletin, VI, 26, juin 1983,<br />

p. 14.<br />

236


CONTE ET NOUVELLE<br />

(et, du coup, déceptivité) : le texte passerait du côté de la nouvelle. Il en irait de<br />

même, à plus forte raison, s'il était possible de montrer, dans un texte, que la bécasse<br />

n'est sujette à aucun investissement thématique - reste, en somme, figure à l'état pur.<br />

Chimère, cette figure sans répondant thématique ? Oui, si, comme le fait parfois<br />

Greimas 1 , on pose l'homologie entre le couple figuratif/ thématique et le couple<br />

signifiant/signifié. Car, en linguistique comme en sémiotique, point, on le sait, de<br />

signifiant sans signifié, relisez Saussure, Hjelmslev et Greimas ! Mais on sait aussi<br />

qu'il est possible de penser l'autonomie du signifiant par rapport au signifié : c'est ici<br />

à Lacan qu'il faut se référer, et notamment à la théorie du point de capiton. Jetez<br />

donc un coup d'œil sur le Séminaire III 2 : vous aurez la surprise de constater que la<br />

théorie du point de capiton - elle-même garante de l'autonomie du signifiant par<br />

rapport au signifié - s'appuie sur une analyse linguistique, fondée sur la notion de<br />

mot-clé, empruntée par Lacan à Pierre Guiraud. Impossible, on s'en doute, d'entrer<br />

ici dans ce débat. <strong>Conte</strong>ntons-nous d'entrevoir la possibilité d'un signifiant détaché<br />

de ses attaches (mais pas de toutes ses attaches : reste précisément le point de<br />

capiton, le mot-clé de Guiraud) avec le signifié : dans la foulée vous posez une<br />

figure déliée - partiellement - de ses attaches au plan thématique.<br />

On l'a compris : la non-conformité, liée à la déceptivité, exige une certaine<br />

prolifération du signifiant. On comprend pourquoi la nouvelle, non-conforme et<br />

déceptive, a fréquemment besoin d'un signifiant spatialement plus étendu que le<br />

conte, conforme et non-déceptif.<br />

3. FICTIVITÉ DU CONTE VS VÉRIDICITÉ DE LA NOUVELLE<br />

On retrouve là les traits qu'a fait apercevoir l'histoire des deux léxèmes. Et<br />

l'accord se fait de façon à peu près unanime sur les qualifications, même si elles ne<br />

sont pas toujours d'une clarté absolue. Je cite un fragment tout à fait significatif,<br />

parmi plusieurs dizaines d'autres possibles, à peu près concordants depuis la seconde<br />

moitié du XIX° siècle : c'est de Marcel Arland :<br />

« Toutes mes nouvelles reposent sur des données véritables ou à tout le moins<br />

vraisemblables _ J'appellerai conte une fiction (assez courte) qui ne se pique pas<br />

d'une vraisemblance ou la refuse, qui se propose de surprendre, de déconcerter ».<br />

Un peu de naïveté, peut-être chez ce Marcel-là, à propos de la vérité et de son<br />

substitut, la vraisemblance ? Écoutez maintenant un autre Marcel, Marcel Aymé,<br />

dans le « Prière d'insérer » des <strong>Conte</strong>s du chat perché :<br />

« J'avertis donc mon lecteur que ces contes sont de pures fables, ne visant pas<br />

sérieusement (appréciez le sérieusement !) à donner l'illusion de la réalité (repérez<br />

au passage l'illusion référentielle, et la reconnaissance d'éléments persuasifs dans le<br />

discours). Pour toutes les fautes de logique et de grammaire animales que j'ai pu<br />

commettre, je me recommande à la bienveillance des critiques qui, à l'instar de leur<br />

confrère, se seraient spécialisés dans ces régions-là ».<br />

Depuis Saussure et l'expulsion du référent, il va sans dire que la prise en<br />

compte directe et immédiate du référent n'intervient pas dans l'évaluation de la<br />

1 « De la figurativité », Actes sémiotiques, Bulletin, VI, p. 26, 50.<br />

2 <strong>Le</strong> séminaire. Livre III. <strong>Le</strong>s psychoses, 1955-1956, <strong>Le</strong> seuil, 1981. La théorie du point de capiton,<br />

appuyée sur une analyse de la première scène d'Athalie, se trouve aux pages 298 et suivantes<br />

237


LE CONTE<br />

véridicité ou de la fictivité d'un discours. Véridicité et fictivité sont les effets de sens<br />

d'un discours persuasif : il s'agit dans un cas d'installer l'illusion référentielle, dans<br />

l'autre d'installer ce que je continue, pour l'instant, a appeler l'effet de sens fictionnel.<br />

On dira que le conte et la nouvelle se distinguent, sinon de façon tranchée, au moins<br />

de façon tendancielle, par les deux traits suivants :<br />

3.1. La nouvelle comporte une dimension persuasive qui consiste à tenter<br />

d'installer l'illusion référentielle. Naturellement les procédés discursifs utilisés pour<br />

obtenir cet effet sont variés. Je ne signalerai ici que celui dont le fonctionnement est<br />

le plus général et le plus clair : l'effacement général des marques de la duplicité des<br />

sujets d'énonciation. Tout se passe, généralement, comme si une seule voix parlait :<br />

la nouvelle est, à mes yeux, à l'opposé de la polyphonie. Rien de plus simple,<br />

naturellement, pour les nouvelles à la troisième personne : pour reprendre la belle<br />

formule de Benveniste, « les événements, ici, semblent se raconter d'eux-mêmes »,<br />

sans sujet d'énonciation. Comment pourraient-ils ne pas dire le vrai ? Mais il y a<br />

aussi des nouvelles à la première personne, même si, sans doute, elles sont, dans la<br />

production contemporaine, nettement moins nombreuses 1 . <strong>Le</strong>ur situation est moins<br />

simple, et exige une réflexion sur le statut de la 1ère personne : ne serait-elle pas, ici,<br />

la seule personne ? Ce qui renverrait le texte à l'unicité du sujet d'énonciation. Vaste<br />

problématique, que je ne me flatte certes pas d'avoir résolue par une suggestion<br />

certainement trop rapide, et, sans doute, un peu cavalière ! Quoi qu'il en soit<br />

cependant, l'opposition avec les procédures d'énonciation du conte semble assez<br />

claire.<br />

3.2. En effet le conte comporte une dimension persuasive exactement<br />

inversée. Elle consiste à installer ce que je n'hésite pas à appeler l'illusion<br />

fictionnelle. <strong>Le</strong>s procédés discursifs, opposés à ceux de la nouvelle, prennent des<br />

formes variées. <strong>Le</strong> plus transparent est la pratique du métatexte programmatique, qui<br />

installe le récit dans un temps et/ou un espace autres, sur le mode du « il était une<br />

fois ». Naturellement ces formules ne sont pas d'emploi constant. Quand elles sont<br />

absentes, elles sont suppléées par différents procédés énonciatifs qui ont pour<br />

fonction de souligner la pluralité hiérarchisée des sujets d'énonciation, et, par là, de<br />

faire dépendre leur véridicité de leur position dans la hiérarchie des instances<br />

d'énonciation : le conte, en somme, se situe du côté de la polyphonie.<br />

Comme je l'ai indiqué plus haut, les différents critères utilisés pour distinguer<br />

conte et nouvelle sont liés entre eux : l'étude de la véridicité et de la fictivité nous<br />

amène progressivement au quatrième et dernier critère : les modalités d'énonciation.<br />

4. LES MODALITÉS ÉNONCIATIVES<br />

On vient de l'apercevoir : la nouvelle est du côté de la monophonie, le conte<br />

du côté de la polyphonie. On peut sans doute préciser l'analyse, en lui donnant, à<br />

propos du conte, son fondement historique. <strong>Le</strong> conte littéraire est l'héritier du conte<br />

populaire, qui a une manifestation orale. <strong>Le</strong> conte littéraire conserve donc des traces<br />

de cette oralité originelle. Mais le conte littéraire, son nom l'indique, a une<br />

1 Un sondage cavalier, effectué dans le recueil des 40 nouvelles publiées par le Monde en 1985 et 1986,<br />

donne les résultats suivants : en 85, 7 nouvelles à la 1ère personne, 17 à la 3ème personne ; en 86, 11<br />

nouvelles à la 1ère personne, 15 à la 3ème (je n'ai pas tenu compte des nouvelles traduites d'autres<br />

langues).<br />

238


CONTE ET NOUVELLE<br />

manifestation écrite littérale. Il a donc à l'égard de son oralité originelle une<br />

spécificité paradoxale : il est contraint d'écrire son oralité. C'est à mes yeux un<br />

caractère à peu près constant du conte : il ne disparaît pas même quand il lui arrive<br />

de rester implicite. Inversement, on vient d'entrevoir que ce trait n'affecte pas la<br />

nouvelle. Au moins la nouvelle moderne. Car on sait qu'au XVI° siècle - pensez à<br />

L'Heptaméron - la nouvelle aussi pouvait prendre une manifestation orale, et l'écrire.<br />

C'est que, comme on l'a aperçu plus haut, le système des relations entre conte et<br />

nouvelle a évolué avec le temps : il faut se garder de confondre nouvelle du XVI°<br />

siècle et nouvelle contemporaine.<br />

L'oralité écrite du conte est attestée par d'innombrables faits. Parmi les plus<br />

spectaculaires, j'en citerai deux. D'abord le conte de Diderot qui porte, par<br />

dénégation, le titre paradoxal « Ceci n'est pas un conte ». Il s'ouvre de la façon<br />

suivante :<br />

« Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le<br />

conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son<br />

auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un<br />

conte ou qui est un mauvais conte, un personnage qui fasse à peu près le lecteur ; et<br />

je commence ».<br />

Mais en réalité, le je qui dit je ne « commence » pas vraiment, car il se fait<br />

précisément interrompre par le personnage qu'il vient de mettre en place, à moins<br />

que ce ne soit par son auditeur : les traces sont à ce point brouillées qu'on ne sait plus<br />

qui parle et qui écoute, ni qui est censé écrire et lire. Et il est évidemment capital de<br />

remarquer que la mise en cause du conte, comme conte - à savoir comme fictionnel -<br />

est liée à la mise en cause déniaisante des modes spécifiques de son énonciation.<br />

<strong>Le</strong> second exemple n'est autre que notre « Bécasse », sur laquelle je reviens<br />

encore, d'un point de vue différent. On se souvient que ce conte inaugural a pour<br />

fonction de mettre en place un contrat sous l'effet duquel, successivement, chaque<br />

bénéficiaire du plat de têtes de bécasses - bécasses sur le statut desquelles nous<br />

sommes désormais édifiés - doit raconter un conte. A l'origine de chacun des dix-sept<br />

contes qui constituent le recueil il faut donc restituer la présence - explicite, même si<br />

elle est lointaine - de ce je qui commence une histoire, et qui d'ailleurs la commence<br />

souvent au je, continuant à embrayer sur la situation d'énonciation mise en place par<br />

le conte initial et initiateur. Ce n'est que dans la suite que survient un récit à la 3ème<br />

personne, souvent dans des conditions formelles d'une extrême complexité. J'en<br />

donnerai pour exemple l'un des deux contes intitulés « la peur » 1 . Il joue lui aussi sur<br />

l'opposition de l'oral et de l'écrit, puisque l'un des récits qu'il comporte n'est autre<br />

qu'une histoire_ racontée par Tourgueneff, à propos de laquelle s'écrit le<br />

commentaire suivant, bien paradoxal : « L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais<br />

rien ». Ainsi, le jeu sur l'écrit et l'oral en vient à permettre de se demander si ce qui<br />

est écrit est bien écrit, et à présenter un authentique écrit pour un énoncé oral, en<br />

feignant de mettre en cause sa scripturalité pourtant patente !<br />

Je passe sur ces jeux, et je reviens à la structure canonique du conte. Elle<br />

consiste à faire apparaître deux instances d'énonciation : l'une consiste à dire qu'un<br />

1 Il n'est pas intégré aux <strong>Conte</strong>s de la bécasse, à la différence de son homonyme. Mais les procédés sont<br />

les mêmes.<br />

239


LE CONTE<br />

conte va être conté, l'autre consiste à conter le conte. Sans doute, toutes les variantes<br />

sont possibles sur ce schéma, comme viennent de le montrer Diderot et<br />

Maupassant_ mais, dans sa simplicité, le mécanisme est, à mes yeux, toujours<br />

présent. Il a fondamentalement la forme de l'enchâssement, qui nécessairement<br />

modifie l'énoncé enchâssé : le récit de « Ceci n'est pas un conte » est modifié par son<br />

enchâssement dans un discours qui énonce les spécificités de son énonciation.<br />

L'ensemble des dix-sept contes de la bécasse est modifié par son enchâssement dans<br />

le texte initial 1 .<br />

Avant d'en venir à la description de ces modifications, je reviens un instant<br />

sur les origines de ce type de fonctionnement. On voit que ce caractère du conte lui<br />

vient de son oralité originelle. Oralité, scripturalité : simple phénomène de<br />

manifestation matérielle. Oui, on peut être tenté de voir les choses ainsi. Mais quand<br />

on passe de l'oralité à la scripturalité, il faut bien écrire l'oralité. Et le faire, c'est<br />

poser une instance d'énonciation de plus, et du coup modifier de fond en comble le<br />

mécanisme énonciatif du récit. On voit que le simple phénomène du changement de<br />

manifestation matérielle a des implications fondamentales quant à la structure même<br />

du conte.<br />

Il ne me reste plus qu'à décrire les effets qu'a sur le sens le mécanisme formel<br />

qui vient d'être décrit. C'est à vrai dire assez simple quand on utilise l'appareil<br />

notionnel mis en place dans le Dictionnaire de Greimas et Courtés, et<br />

spécifiquement les deux opérations opposées de l'embrayage et du débrayage. A cet<br />

égard, deux précautions sont à prendre.<br />

La première a un caractère historique. L'introduction de la notion de<br />

débrayage est, sauf erreur, une innovation de la sémiotique greimassienne. Il est<br />

amusant de constater qu'elle a été facilitée par ce qui est, à proprement parler, une<br />

erreur de traduction de Ruwet au moment où il a fait passer en français la notion,<br />

empruntée par Jakobson à Jespersen, de shifter. <strong>Le</strong> shifter, chez Jespersen, et<br />

partiellement encore chez Jakobson, c'est le terme qui change de sens (comprendre,<br />

ici, de référent) selon les circonstances de son énonciation. To shift, en anglais, c'est<br />

« changer », éventuellement « changer de vitesse », mais pas « embrayer ». Pour des<br />

raisons qui, à mon sens, tiennent aux modifications apportées par Jakobson à la<br />

conception du shifter chez Jespersen, Ruwet a choisi la traduction par embrayeur.<br />

Mais l'embrayage, on le sait ne se conçoit que par opposition à l'opération inverse de<br />

débrayage : c'est le mérite de Greimas et Courtés d'avoir fait apparaître cette notion<br />

indispensable sans laquelle le fonctionnement de l'embrayage et des embrayeurs<br />

n'apparaît pas clairement.<br />

La seconde précaution vise les spécificités des opérations d'embrayage et de<br />

débrayage dans le cas qui nous occupe. Ici, elles jouent non entre l'instance<br />

d'énonciation et le discours, mais entre deux discours, dont l'un, à vrai dire,<br />

enchâssant l'autre, n'est rien d'autre que le simulacre, énoncé, de l'instance<br />

d'énonciation du second. C'est ce qui prend le nom, dans le Dictionnaire,<br />

1 Conséquence immédiate de cette constatation : il est impératif dans toute édition des <strong>Conte</strong>s et<br />

nouvelles, de respecter la composition des recueils tels qu'ils ont été originellement constitués. C'est ce<br />

que n'a pas fait Albert-Marie Schmidt_ - J'indique au passage que l’analyse des <strong>Conte</strong>s des Mille et une<br />

nuits donnerait sans dout lieu à des constatations du même genre, en dépit des différences de contexte<br />

culturel.<br />

240


CONTE ET NOUVELLE<br />

d'embrayage (ou débrayage) de second degré. De second degré, lorsque la procédure<br />

d'enchâssement n'affecte que deux textes. Quand elle se répète, les opérations se<br />

situent aux 3ème, 4ème, Nème degrés. Quoi qu'il en soit, il s'agit toujours<br />

d'opérations internes, en opposition avec l'embrayage et le débrayage externes, qui<br />

font directement intervenir l'instance d'énonciation, et non son simulacre discursif.<br />

Mais au fait, en quoi consistent-elles, ces opérations d'embrayage/débrayage<br />

internes ? Fort simplement en ceci :<br />

- <strong>Le</strong> débrayage interne consiste à installer un discours (le discours enchâssé)<br />

au sein d'un autre discours en disjoignant les instances d'énonciation des deux<br />

discours ;<br />

- inversement, l'embrayage interne consiste à conjoindre les instances<br />

énonciatives des deux discours.<br />

Conjonction et disjonction peuvent prendre des formes variées, selon qu'elles<br />

affectent les aspects actantiel, temporel ou spatial de la procédure d'énonciation.<br />

Maintenant, quelles sont les conséquences sémantiques de ces opérations ?<br />

On se doute qu'elles sont opposées :<br />

- l'embrayage déréférentialise l'énoncé enchâssé, supprime la possibilité<br />

d'accès à l'illusion référentielle. Il donne aux événements racontés une valeur<br />

symbolique, au sens que l'Ecole de Paris donne à ce terme.<br />

- inversement, le débrayage référentialise l'énoncé, selon des procédures très<br />

clairement décrites dans l'article débrayage du Dictionnaire.<br />

On commence sans doute à entrevoir mon hypothèse. Oui, ce n'est qu'une<br />

hypothèse. Elle consiste à poser que le conte privilégie les opérations,<br />

déférentialisantes, d'embrayage à l'inverse de la nouvelle, qui privilégie les<br />

opérations de débrayage référentialisantes 1 .<br />

Naturellement, pour vérifier cette hypothèse, il faudrait la tester sur un vaste<br />

corpus de textes dont le statut de conte ou de nouvelle soit préalablement garanti par<br />

une étiquette sans équivoque. Il est hors de question d'aborder ici ce travail de<br />

bénédictin. Je me contenterai, toujours à propos des <strong>Conte</strong>s de la bécasse, de ce qui<br />

risque peut-être de passer pour une simple impression de lecture. Et pourtant non, je<br />

ne crois pas : c'est bien l'embrayage qui gouverne la relation entre le discours<br />

enchâssant - le récit du déjeuner de têtes de bécasses - et le discours enchâssé :<br />

l'ensemble des dix-sept contes du recueil. Vous n'êtes pas convaincus ? Allez donc<br />

les relire !<br />

Une conclusion à ce trop long effort de débroussaillage ? Elle ne peut être<br />

que très modeste, et introduire les nécessaires relativisations qui d'ailleurs ont déjà<br />

été entrevues :<br />

- du point de vue historique, la typologie est évolutive. <strong>Le</strong>s critères que je<br />

viens d'énumérer n'ont d'éventuelle pertinence qu'à l'égard de la modernité (en gros<br />

depuis la seconde moitié du 19° siècle) ;<br />

1 On ne vise ici que les relations entre le discours enchâssant de premier niveau - celui qui énonce<br />

l'instance de l'énonciation - et le premier discours enchâssé. Au sein de celui-ci peuvent se reproduire des<br />

phénomènes d'enchâssement, qui se répartiront nécessairement entre l'embrayage et le débrayage. D'où<br />

des effets - complexes ! - de « référentialisation seconde du déréférentialisé » ou de « déférentialisation<br />

du référentialisé » (! ! !).<br />

241


LE CONTE<br />

- il en va de même du point de la variation dans l'espace culturel : peut-être<br />

valide pour l'espace culturel français (et francophone ? la question se pose), mon<br />

analyse s'infirme d'elle-même devant des structures du type de celles qu'on observe<br />

par exemple en finnois, où le champ partagé en français entre conte et nouvelle se<br />

trouve réparti entre trois types de discours !<br />

- enfin, même en tenant compte de ces deux réserves, les critères qu'on vient<br />

d'envisager ne permettent pas de répartir de façon tranchée les récits littéraires brefs<br />

entre contes d'un côté, nouvelles de l'autre : il existe évidemment des plages de<br />

recouvrement entre les deux sous-ensembles ainsi désignés. Un mathématicien, sans<br />

doute, parlerait de sous-ensembles flous. Est-ce à dire que la distinction entre les<br />

deux notions se dilue au point de perdre toute pertinence ? Il faudrait alors en dire<br />

autant de toute structure donnant lieu à une répartition du même type.<br />

ARRIVÉ Michel<br />

Université de Paris X<br />

242


SHAHRAYAR ET LE DÉSIR<br />

DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS<br />

<strong>Le</strong> récit-cadre a fait l'objet de multiples exégèses. Des auteurs comme E.<br />

Cosquin 1 , J. Przyluski 2 , C. Bejenaru 3 en démontrent les racines indiennes ; d'autres<br />

comme M.-I. Gerhardt 4 et G. May 5 s'intéressent moins à l'origine des contes mais<br />

préfèrent partir à la découverte d'un sens. Gerhardt en effet s'attache à la technique<br />

de Shéhérazade la conteuse qui, d'enchâssement en enchâssement, réussit à retarder<br />

la mort. <strong>Le</strong> récit liminaire des Mille et Une Nuits est donc essentiellement<br />

l'illustration d'un gagne-temps. G. May ajoute que la fonction essentielle des Mille et<br />

Une Nuits est avant tout de plaire. Dans une autre étude, J. Grosman 6 est séduite par<br />

la figure de Shéhérazade et en fait le prototype de la subjectivité féminine.<br />

Récemment, J. E. Bencheikh s'intéresse au rapport qui unit dans une triade<br />

conflictuelle le roi Shahrayar, l'esclave noir et la conteuse Shéhérazade 7 . <strong>Le</strong> récitcadre<br />

demeurera encore longtemps ouvert à toutes les formes d'analyses structurale,<br />

narrative, symbolique, psychanalytique _ dans la mesure où l'on voudra répondre à la<br />

question de la mort et de l'amour, de la trahison et de la fidélité, de la déception et de<br />

l'espérance. Avec la réponse à ces questions, nous touchons profondément au<br />

« mystère » si nous entendons par « mystère » une vérité dont nous n'épuisons pas le<br />

sens, mais qui nous invite, contrairement « au mystérieux », à un effort d'élucidation<br />

et de découverte. <strong>Le</strong> mystérieux par contre se présente précisément fermé au sens.<br />

On ne peut que constater son irrémédiable obscurité. Comment et pourquoi<br />

Shéhérazade arrive-t-elle à détourner Shahrayar de son obsession sanguinaire -<br />

rappelons qu'il tue sa femme puis, toutes les nuits, pendant trois ans, la vierge qu'il a<br />

épousée - nous entraine à une multiplicité de réponses. Comment et pourquoi les<br />

animaux se parlent entre eux ; comment et pourquoi fonctionnent les tapis volants,<br />

les djinns, les bagues et les lampes magiques_ ces questions jamais ne nous invitent à<br />

1 E. COSQIN, « <strong>Le</strong> Prologue-cadre des Mille et Une Nuits, les légendes perses et le livre d'Esther » in<br />

Revue Biblique internationale, VI, 1909.<br />

2 J. PRZYLUSKI, « <strong>Le</strong> Prologue-cadre des Mille et Une Nuits et le thème du Svayamvara, contribution à<br />

l'histoire des contes indiens », in Journal Asiatique, n° 25, 1924.<br />

3 C. BEJENARU, « Quelques remarques sur la technique de la narration dans le récit de Panarit Istrati et<br />

dans les Mille et Une Nuits », in An. Uni. Bucaresti, 1971.<br />

4 M.-I. GERHARDT, « La Technique du récit à cadre dans les Mille et Une Nuits », in Arabica t. VIII,<br />

1961.<br />

5 G. MAY, « Étude du récit-cadre : l'aventure exemplaire de Schéhérazade et de Chahriar » in <strong>Le</strong>s Mille<br />

et Une Nuits d'Antoine Galland, Paris, PUF, 1986.<br />

6 J. GROSMAN, « Infidelity and Fiction : the Discovery of Women's Subjectivity in Arabian Nights » in<br />

The Georgia Review, Athens, 1980.<br />

7 J.-E. BENCHEIKH, « <strong>Le</strong> Roi, la reine et l'esclave noir » in Peuples méditerranéens, n° 30, 1985.<br />

243


LE CONTE<br />

un réponse. C'est que l'obsession de Shahrayar et d'une manière plus générale sa<br />

relation aux femmes, à la femme, intéresse tout homme. Car aucun n'échappe à cette<br />

réponse à donner. Shahrayar et l'auditeur se retrouvent donc subitement face à la<br />

même énigme. Par contre le fonctionnement des lampes et des bagues magiques, on<br />

le sait, n'affectent pas l'âme humaine. <strong>Le</strong>ur mystérieuse composition et leur<br />

mystérieux pouvoir sont en dehors du mystère du désir de l'homme. On ne pourra<br />

donc rien dire du « mystérieux » propre aux tapis volants : mais on n'aura jamais fini<br />

de dire et redire quelque chose de « sensé » du désir de l'homme. La question une<br />

fois pour toutes restera ouverte.<br />

La solution que nous apporterons dans ces quelques lignes sera celle que<br />

donne le désir : cette force intérieure qui pousse au meilleur comme au pire et sans<br />

laquelle les hommes jamais ne se rencontreraient. Quel est donc le circuit de cette<br />

puissance intarissable qui inerve d'un bout à l'autre ce récit-cadre dont l'artifice est de<br />

présenter au lecteur pourquoi Shéhérazade, selon l'édition de Calcutta II 1 , raconte<br />

ses 160 contes durant mille et une nuits ?<br />

LE DÉSIR DE SHAHRAYAR<br />

Au commencement du monde, si nous croyons la Bible, le destin de l'homme<br />

bascule d'un état de bonheur paradisiaque dans un état de souffrance et de peine, à<br />

partir du moment où Eve désirant la pomme désire être comme Dieu. Et Eve ne<br />

mangeait pas du fruit de l'arbre défendu par peur de la mort. <strong>Le</strong> serpent-tentateur lui<br />

suggère alors que répondre au désir conduit à autre chose que la mort. <strong>Le</strong> désir ne<br />

conduit pas à la mort mais au savoir, au divin. Serait-ce déjà l'image de la jouissance<br />

absolue ? « <strong>Le</strong> serpent expliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas :<br />

Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez<br />

comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal ». Gen 3, 4-5. La suite du récit de<br />

la Genèse est bien connue. Eve céde au désir, entrainant dans sa chute Adam à qui<br />

elle fait également désirer « l'indésirable ». Eve et Adam sont chassés du Paradis et<br />

renvoyés au travail, à la sueur de leur front. <strong>Le</strong> désir, loin d'être lumineux, les<br />

enferme définitivement dans son obscurité.<br />

Au commencement, pourrions-nous dire, était donc le désir _ et bientôt Caïn<br />

assassinera Abel (Gen. 4, 8). Au commencement, pourrions-nous encore dire à<br />

propos du récit-cadre, était le désir de Shahrayar qui voulait voir son frère cadet _ et<br />

bientôt celui-ci tuera sa femme et plus tard Shahrayar tuera la sienne, puis chaque<br />

nuit durant trois ans, la vierge qu'il épousa. Pourquoi le désir s'accompagne-t-il,<br />

chaque fois, de tant de violence ? Pourquoi le désir a-t-il une telle complicité avec la<br />

mort ? Pourquoi celui qui cède au désir semble-t-il rater cette jouissance vers<br />

laquelle il a pourtant pointé son regard ? <strong>Le</strong> cas de Shahrayar guide notre réponse.<br />

Remarquons préalablement que Shahrayar gouverne « dans les îles de l'Inde<br />

et de la Chine » et Sharhraman, son frère, dans « Samarkand Al-Ajam » avec une<br />

justice exemplaire. « Ils furent tous deux à la limite de la dilatation et de<br />

l'épanouissement. Et ils ne cessèrent d'être ainsi jusqu'à ce que le roi le grand eût<br />

1 MACNAGHTEN, Book of the Thousand and one Nights commonly know as the « Arabian Nights<br />

Entertainments » now for the first time published complete in the original Arabic, from an Egyptian Ms.<br />

brought to India by the late Major Turner Macan _, Calcutta, 1839-1842.<br />

244


SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS<br />

l'ardent désir de voir son frère le petit », précise le texte. Soulignons pour l'instant<br />

cet ardent désir comme s'il s'agissait d'un feu intérieur, brûlant, insupportable dont<br />

on aimerait connaître la cause : Shah -rayar en voulant voir son frère Shah--raman se<br />

penche en quelque sorte sur la moitié de lui-même. La partie commune de leur nom<br />

est shah, le roi en persan. La partie qui les divise peut être interprétée dans le sens de<br />

l'ambivalence du psychisme humain. Tout se passe donc au plan symbolique comme<br />

si les deux rois, les deux frères ne faisaient qu'un ; comme s'ils symbolisaient le<br />

« moi » non réconcilié, en d'autres termes, le psychisme ambivalent de l'âme<br />

humaine en prise à ses contradictions, ses peurs et ses fantômes.<br />

Un autre argument milite en faveur de cette signification symbolique, à savoir<br />

la disparition dans le récit de Shahraman, à partir du retour de Shahrayar dans son<br />

palais. <strong>Le</strong> cadet laisse toute la place à l'aîné dramatiquement prisonnier de son<br />

obsession ; dramatiquement comdamné à se venger sur les femmes accusées<br />

d'infidélité. En somme Shahraman n'est que le révélateur de l'obsession à laquelle le<br />

conte va identifier tout Shahrayar. Il nous faut à présent déterminer davantage le mal<br />

de Shahrayar, à partir d'un premier détail : « Tous deux étaient d'héroïques<br />

cavaliers ; mais le grand était meilleur cavalier que le petit » 1 ; cet aveu prend dans<br />

ce contexte tout son sens, si l'on croit avec P. Diel que le cheval représente<br />

l'impétuosité du désir 2 . Shahrayar serait donc davantage que son frère aux prises<br />

avec ses chevaux intérieurs que sont les pulsions qui peuvent pousser l'homme à<br />

détruire et à se détruire. Shahrayar en tout cas voit que sa femme non seulement le<br />

trompe avec un Noir, comme Shahraman le constate pour la sienne, mais avec vingt<br />

autres couples fornicateurs 3 . L'ignominie de la femme de Shahrayar est donc plus<br />

éclatante et plus importante encore que celle de la femme de Shahraman. Elle a pris<br />

de l'ampleur.<br />

Or cette ignominie - mais faut-il l'appeler ainsi ? - arrive chaque fois que l'un<br />

ou l'autre des rois quitte le palais : Shahraman en se rendant chez son frère,<br />

Shahzaman en partant à la chasse. La valeur symbolique de la chasse doit être<br />

relevée ici pour éclairer le fond de l'âme de Shahrayar. La chasse, qui « à l'inverse de<br />

la chasse spirituelle - selon P. Diel - qui est une quête du divin, _ est le vice d'un<br />

Dionysos Zagreus, le grand chasseur, révèle son désir insatiable de jouissances<br />

sensibles. La chasse ne symbolise plus dès lors que la poursuite de satisfactions<br />

passagères et une sorte d'asservissement à la répétition indéfinie des même gestes et<br />

des mêmes plaisirs » 4 . Shahrayar illustre cette chasse sanguinaire par la prise et la<br />

mise à mort des vierges de son pays, jusqu'au jour où « il ne resta dans la ville<br />

aucune fille en état de servir à l'assaut du monteur » 5 .<br />

La lumière se fait donc peu à peu dans la nuit de Shahrayar. Ses exploits de<br />

cavalier et de chasseur ne sont peut-être que des exploits d’« un monteur » qui n'a de<br />

cesse que de voir. Mais voir quoi ?<br />

1 MARDRUS, <strong>Le</strong>s Mille et Une Nuits, Paris, R. Laffont, 1980, p. 7.<br />

2 Dictionnaire des Symboles de J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT, Paris, R. Laffont, 1985, art.<br />

cheval, p. 228.<br />

3 MARDRUS, p. 8 et 9.<br />

4 Dictionnaire des symboles, art. chasse, p. 214.<br />

5 MARDRUS, p. 10.<br />

245


LE CONTE<br />

C'est la présence obsédante du Noir qui nous fournit une clef interprétative.<br />

<strong>Le</strong> symbolisme du Noir dans les Mille et Une Nuits est significatif. Il est avec l'âne<br />

l'image même du sexe tout puissant, inégalable et indomptable. Il est en négatif ce<br />

que le Roi devrait être en positif. <strong>Le</strong> carré sémiotique suivant met en lumière<br />

l'antagonisme de ce double du Roi et du Noir :<br />

non-pouvoir (impuissance) social<br />

Noir<br />

Esclave<br />

puissance<br />

sexuelle<br />

impuissance<br />

sexuelle<br />

Maître<br />

Blanc<br />

pouvoir (puissance) social<br />

<strong>Le</strong> Noir apparaît donc comme l'anti-roi ; socialement il est moins que lui mais<br />

fantasmatiquement il occupe sa place du roi auprès de la reine. Il craint que le Noir<br />

soit par excellence l'objet de son désir. La peur qu'inspire le Noir est celle d'une<br />

performance sexuelle supérieure à celle du roi. Cette peur du « noir » se retrouve<br />

encore dans la séquence de l'apparition de l'immense fumée noire sortant de la mer et<br />

se transformant en génie que la jeune femme menace de réveiller si les deux rois ne<br />

répondent pas à son désir impudique. En exigeant d'eux de faire l'amour sur les<br />

cornes mêmes de ce génie endormi, la jeune femme réclame peut-être « ce »<br />

précisément qui fait tant peur. Peur de n'être jamais assez « puissants ». Or la femme,<br />

elle, est peut-être la seule à le savoir vraiment. Elle en est le témoin. Shahrayar en<br />

tuant sa femme, puis toutes celles qui après elle le connaîtront, agit comme s'il<br />

voulait supprimer ce seul et unique témoin qui soit réellement capable de révéler si<br />

le roi est puissant, aussi puissant sinon plus que le Noir. Shahraman et Shahzaman en<br />

somme ne veulent donc voir que ce que la femme seule peut voir parce qu'elle seule<br />

le sait.<br />

Mais le désir qui anime alors Shahrayar, selon l'expression de R. Girard, « est<br />

porteur de lumière, mais d'une lumière qu'il met au service de sa propre obscurité » 1 .<br />

A l'aube de l'humanité le désir d'Eve aussi a échoué. Comme si le désir se portant sur<br />

un interdit ne pouvait que sombrer dans sa propre obscurité. Y aurait-il alors des<br />

choses qu'il ne faut pas voir, parce qu'on ne peut pas les voir ? La rose que portait<br />

Liénor sur sa cuisse dans les romans de la Rose était interdite au regard et au désir<br />

du chevalier. La littérature de tous les peuples sait dire à sa manière cet interdit.<br />

Shahrayar et sa postérité littéraire<br />

Maintenant que l'on devine un peu mieux le vrai désir de Shahrayar, il faut<br />

revenir au texte pour mesurer à quel point cette peur fantasmatique de l'impuissance<br />

est symbolisée. On a déjà mentionné le Noir et le Roi ; il faut relever aussi la<br />

symbolique des quatre animaux, l'âne et le boeuf, le coq et le chien, mentionnés dans<br />

la fable insérée dans le récit-cadre, comme s'il s'agissait d'une symbolique à un<br />

second niveau par rapport au récit-cadre.<br />

1 R. GIRARD, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 328.<br />

246


SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS<br />

L'âne dans les Mille et Une Nuits est l'animal doté d'une sexualité exceptionnelle.<br />

<strong>Le</strong>s femmes inassouvissables s'unissent à lui 1 . « L'âne comme Satan, comme la<br />

Bête, signifie le sexe, la libido, l'élément instinctif de l'homme, une vie qui se<br />

déroule toute au plan terrestre et sensuel. L'esprit chevauche la matière qui doit lui<br />

être soumise, mais qui échappe parfois à sa direction » 2 . Par contre le boeuf qui n'est<br />

rien d'autre qu'un taureau dompté et châtré, est « le symbole de bonté, de calme, de<br />

force paisible » 3 . <strong>Le</strong> premier représente un ordre matériel, le second un ordre<br />

sipirituel, comme le chien et le coq.<br />

<strong>Le</strong> chien selon E. Westermarck 4 empêche les anges d'entrer dans la maison<br />

d'un musulman. <strong>Le</strong>s djinns prennent fréquemment l'aspect de cet animal impur ;<br />

tandis que le coq, selon T. Fahd, « jouit en Islam d'une vénération sans égale par<br />

rapport aux autres animaux_ Parmi les créatures de Dieu, aurait dit le prophète, il y a<br />

un coq dont la crête est sous le trône, les griffes sur la terre inférieure et les ailes<br />

dans l'air » 5 .<br />

<strong>Le</strong>s animaux dans cette fable symbolisent donc aussi l'opposition des<br />

aspirations de l'âme humaine sollicitée par les réalités spirituelles mais appesanties<br />

par les terrestres, dans lesquelles la sexualité occupe la place principale et princière.<br />

Cette fable dont le contenu est riche en symboles est une incise du récit-cadre. Elle<br />

renvoie à une technique chère aux Mille et Une Nuits : l'enchâssement, qui lui-même<br />

prend une signification toute singulière à la lumière de la symbolique de G. Durand.<br />

Pour G. Durand, l'enchâssement est une des formes de gullivérisation. Or, expliquet-il,<br />

« la gullivérisation s'intègre donc dans des archétypes de l'inversion, sous-tendue<br />

qu'elle est par le schéma sexuel du digestif, de l'avalage, surdétermimnée par les<br />

symbolismes du redoublement, de l'emboîtement. Elle est inversion de la puissance<br />

virile, elle confirme le thème psychanalytique de la régression du sexuel au buccal et<br />

au digestif » 6 . Nous retenons particulièrement l'idée de « l'inversion de la puissance<br />

virile ». Shahrayar est pris dans un cadre et un ensemble de symboles qui tous<br />

convergent vers l'antagonisme du Noir et du Roi et qui révèle en dernier lieu la peur<br />

de l'impuissance.<br />

Cette peur fantasmatique pousse le Roi Shahrayar à voyager de par le monde.<br />

Mais sur le chemin de sa pérégrination, il ne voit que ce dont il a peur : une fille<br />

admirablement belle, libérée d'une double caisse dans laquelle un génie immense et<br />

donc encore sur-puissant la tient enchaînée toute l'année. Mais le désir d'une femme<br />

est indomptable. <strong>Le</strong> génie « ne savait point que lorsqu'une femme d'entre nous désire<br />

quelque chose, rien ne saurait la vaincre » 7 .<br />

1 G. BAGNERIS, <strong>Le</strong>s Noirs d'après les contes des Mille et Une Nuits, mémoire de maîtrise, Toulouse,<br />

1983. NEFZAOUI CHEIKH, <strong>Le</strong> Jardin parfumé, Paris, Tchou, 1981, chap. IX.<br />

2 Dictionnaire des symboles, art. âne, p. 41.<br />

3 Dictionnaire des symboles, art. boeuf, p 133.<br />

4 E. WESTERMARCK, Survivances païennes dans la civilisation mahométique, Paris, Payot, 1935, p.<br />

12 et 13.<br />

5 T. FAHD, la Divination arabe, <strong>Le</strong>iden, 1966, p. 505.<br />

6 G. DURAND, <strong>Le</strong>s Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 10° éd., 1984, p. 225.<br />

7 MARDRUS, p. 10<br />

247


LE CONTE<br />

L'aveu de cette belle femme qui déjà avait trompé le génie 570 fois n'est<br />

encore que l'illustration de ce que les rois craignent devoir prouver. Décidément<br />

partout où fuit Shahrayar, partout où il se réfugie il bute sur la même chose.<br />

Shahrayar à ce titre devance les proches parents que sont Barbe-Bleue, Don Juan et<br />

Raphaël de La peau de chagrin de Balzac.<br />

Barbe-Bleue, il l'est avant l'heure, en tuant ses compagnes qui toutes avaient<br />

la malchance de savoir, pour avoir pénétré son secret, les unes en ouvrant la chambre<br />

interdite, les autres en étant témoins de ce qui se passe dans l'interdit des chambres<br />

secrètes. Mais Barbe-Bleue a beau proscrire la chambre secrète, Shahrayar a beau<br />

défendre à la femme de révéler sa peur de l'impuissance, on n'efface pas si<br />

facilement une trace. Car en voulant trop interdire, il « inter-dit » définitivement ce<br />

qu'il cherche à cacher. Son drame est là : s'il ne dit rien, l'Autre le dira. S'il l'interdit,<br />

il le dira malgré lui. C'est cela l'obsession ; être coincé et acculé à l'aveu. Rien ne sert<br />

de fuir. Don Juan le prouve.<br />

Don Juan, il en est la figure première en ce sens qu'il ne peut se satisfaire<br />

d'aucune, avant Shéhérazade. Il lui faut, comme poussé par le désir incessant, partir<br />

vers d'autres conquêtes, d'autres chasses, d'autres proies. Aucune ne lui apporte la<br />

satisfaction qu'il recherche ; car comme tout « monteur », il ne prend dans la femme<br />

que le corps, or « la prise de corps n'est que méprise de la femme. La femme ne se<br />

donne qu'en livrant le secret qu'elle détient » 1 . Rey-Flaud explicite cette pensée en<br />

écrivant qu’« ainsi la femme est par nature le lieu et non pas comme on le croit,<br />

l'objet de la quête. La femme n'est que le lieu d'un secret impossible. C'est là que<br />

s'ancre pour l'homme l'éternité de son désir » 2 . C'est pour avoir commis cette<br />

méprise sur le corps des femmes, c'est pour avoir méprisé les femmes que Shahrayar,<br />

comme plus tard Raphaël, reste en dehors de la véritable jouissance.<br />

Raphaël est encore un fils de Shahrayar en ce sens qu'il n'a pas compris la<br />

recommandation du vendeur de la peau de chagrin : « Je vais vous révéler en peu de<br />

mots un grand mystère de la vie humaine. L'homme s'épuise par deux actes<br />

instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence _ VOULOIR et<br />

POUVOIR _ Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit » 3 . Or le bonheur est dans le<br />

SAVOIR comme le lui explique le sage centenaire à la page suivante : « J'ai tout<br />

obtenu parce que j'ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n'estce<br />

pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitivement ? N'est-ce<br />

pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement _ La pensée<br />

est la clef de tous les trésors. »<br />

<strong>Le</strong> bonheur de Shahrayar ne peut résider ni dans le vouloir, ni dans le pouvoir<br />

exercé sur le corps des femmes mais dans le savoir du secret qu'elles portent dans<br />

leur âme. <strong>Le</strong> corps ne peut être que l'espace du plaisir dans lequel s'abîment les sens,<br />

tandis que l'âme peut être l'espace ouvert à la jouissance dans laquelle s'épanouit<br />

l'esprit. Or ce secret que Shahrayar a régulièrement raté dans les mille et une vierges<br />

sacrifiées, il « l'entre-voit » enfin en Shéhérazade. Plus dramatiquement même, la<br />

1 REY-FLAUD, La névrose courtoise, Paris, Navarin, 1983, p. 91.<br />

2 REY-FLAUD, p. 93.<br />

3 H. BALZAC, La Peau de chagrin, in La Comédie Humaine, X, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1979, p.<br />

85.<br />

248


SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS<br />

chance d'atteindre la jouissance se rétrécit à la manière de la peau de chagrin chaque<br />

fois qu'une vierge est mise à mort. Mais avant que Shahrayar ne disparaisse lui aussi,<br />

semblable à Raphaël, il faut l'intervention de Shéhérazade.<br />

SHÉHÉRAZADE OU LE DÉSIR DÉSIRÉ<br />

Pour comprendre totalement Shahrayar, il est important de revenir à sa plus<br />

tendre enfance. Or le conte sur cette période est muet. Muet aussi sur sa mère. <strong>Le</strong>s<br />

rois ont un père, qui est « roi d'entre les rois de Sasan ». L'absence de l'élément<br />

féminin doit être interprêté symboliquement, car Freud a mis en lumière le rôle<br />

déterminant de la mère :<br />

« _ elle ne se contente pas de nourrir, elle soigne l'enfant et éveille ainsi en lui<br />

maintes sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins<br />

qu'elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice. Par ces deux sortes de<br />

relations, la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable<br />

et permanente, et devient pour les deux sexes l'objet du premier et du plus<br />

puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses<br />

ultérieures » 1 .<br />

L'absence de la mère peut donc altérer sensiblement la relation à la femme<br />

plus tard, celle qui devrait être la compagne. Or, il est à se demander à présent si les<br />

rois inconsciemment ne cherchent pas dans leur épouse l'image de leur mère<br />

impossible. Au lieu de trouver leur mère, ils découvrent le désir fait femme, le cri<br />

d'une attente : O Mas'ud, o Mas'ud, l'appel irréversible à l'amour.<br />

Shéhérazade se présente précisément à l'exact opposé des reines désireuses.<br />

Elle n'exprime rien en apparence ; elle ne s'adresse même pas à Shahrayar pour<br />

l'inciter à une quelconque performance ; elle ne désire rien mais se fait désirer. Grâce<br />

à son stratagème. En effet, Shahrayar mettait à mort la vierge qu'il venait d'épouser<br />

juste avant le lever du soleil ; il la mettait d'autant plus librement à mort qu'une fois<br />

consommée, elle ne représentait plus rien. <strong>Le</strong> plaisir qu'il venait d'en tirer s'abîmait<br />

aussitôt dans l'insatisfaction de l'âme momentanément endormie par l'exacerbation<br />

des sens. <strong>Le</strong> corps ou le sexe de l'autre est un leurre subtil sur lequel vient toujours<br />

mourir le désir. Cueillir la rose sur le corps de l'autre revient incontestablement à<br />

s'exposer à la plus cruelle des fenaisons ; car la rose fanée comme une herbe morte<br />

est vouée à la disparition. <strong>Le</strong>s vierges consommées étaient donc impuissantes à<br />

relancer le moindre désir. Or Shéhérazade choisit précisément cet instant-là, l'instant<br />

d'un amour parachevé au moment où éros rejoint thanatos ; or, pour Shéhérazade il<br />

importe d'échapper précisément à la mort ; il importe qu'un autre désir s'allume en<br />

Shahrayar. Elle fait donc surgir sa soeur Duniazade avec laquelle il était entendu que<br />

lorsque le Roi aurait terminé « sa chose » avec Shéhérazade, elle lui dirait : « O ma<br />

soeur, raconte-moi des contes merveilleux _ » 2 . Et c'est cette requête inattendue qui<br />

fut adressée au roi.<br />

Dunaziade seule pouvait réclamer à Shahrayar que sa soeur lui raconte une<br />

dernière histoire ; parce qu'elle était hors d'atteinte du « monteur », trop jeune pour<br />

être concrètement l'objet de son désir. Pour l'heure, il en voulait à Shéhérazade. La<br />

1 S. FREUD, Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1978, 9° éd., p. 59.<br />

2 MARDRUS, p. 13<br />

249


LE CONTE<br />

fonction médiatrice de Duniazade apparaît ici comme capitale dans la résolution de<br />

la crise de Shahrayar. Au moment où Shéhérazade cesse d'avoir une quelconque<br />

importance, après sa consommation, elle se fait désigner par une tierce personne<br />

comme une femme ayant une histoire à raconter, c'est-à-dire une femme possédant<br />

un secret susceptible d'être révélé. L'histoire et le suspense qu'elle portera<br />

représentent ce mystère dévoilé nuit après nuit. <strong>Le</strong> suspense n'a donc pas seulement<br />

comme fonction de retarder la fin du conte, et par conséquent la fin même de<br />

Shéhérazade, mais plus que cela, il est une dynamique pour en savoir toujours<br />

davantage… Si l'on pense au propos adressé à Raphaël : "n'est-ce pas jouir<br />

intuitivement ? " écouter Shéhérazade dépasse alors le plaisir du conte pour s'ouvrir<br />

sur la jouissance que possède le verbe. Par la force du verbe, Shéhérazade met<br />

définitivement en échec la brutalité du glaive, car la parole est plus pénétrante que<br />

toute lame. La première atteint l'âme, la seconde ne perce que le corps. En tenant le<br />

roi en éveil, la conteuse fait preuve d'un savoir auquel le roi se fait prendre, auquel il<br />

aimerait accéder. Il est le premier auditeur de ses contes et acquiert sur tous les<br />

auditeurs possibles l'honneur d'avoir été encore le premier. Cette place de premier lui<br />

confère un nouveau pouvoir. Grâce à Shéhérazade, il est donc aussi le premier à<br />

savoir. C'est dans la parole originale inédite et créatrice de Shéhérazade que se<br />

constitue alors Shahrayar. Cette parole une fois entendue ne doit plus jamais être<br />

muette. Shéhérazade doit désormais vivre.<br />

<strong>Le</strong> conte de Shéhérazade opère alors dans l'esprit de Shahrayar un<br />

divertissement. Non seulement l'histoire sera belle, non seulement le suspens sera<br />

intense, le roi a désormais l'esprit occupé à autre chose que sa peur obsédante.<br />

Shéhérazade opère en lui le plus grand des déplacements ; en l'entrainant dans<br />

l'histoire de ses contes elle lui offre l'occasion de s'identifier aux multiples héros qui<br />

comme lui sont en quête de la femme 1 . Durant trois ans Shéhérazade efface<br />

lentement dans la mémoire du roi les traces qu'avait laissé une autre période de trois<br />

ans durant laquelle il faisait couler le sang. Il a fallu le même temps à la conteuse<br />

pour lui présenter non seulement le charme d'histoires en elles-mêmes cathartiques<br />

mais surtout pour lui présenter son troisième enfant, témoin irréfutable de « sa<br />

puissance ». Il fallait un troisième enfant en vertu de la valeur symbolique du trois<br />

qui est la résolution des conflits symbolisés par le deux 2 . Avec le suspens d'histoires<br />

sans cesse renvoyées au lendemain, Shéhérazade réussit à captiver le roi et à lui<br />

prouver par la naissance de son troisième enfant que sa peur de l'impuissance n'était<br />

que fantasmatique. La conteuse peut désormais se taire pour faire place à d'autres<br />

conteuses qui, elles aussi, doivent s'adresser à leurs rois. Mais auparavant<br />

Shéhérazade est intrônisée reine. Shahrayar en fait son épouse officielle et afin que<br />

rien en lui n'échappe à la fête, il convoque Shahraman et lui offre Duniazade. Ce<br />

double mariage est la réconciliation même de tout son être.<br />

WEBER Edgard<br />

Université de Toulouse-<strong>Le</strong> Mirail<br />

1 C'est ce lien entre les contes et le récit-cadre que nous avons voulu illustrer dans l'étude de Qamar al-<br />

Zaman et Budur dans le livre : E. WEBER, <strong>Le</strong> secret des Mille et Une Nuits, Toulouse, Echel, 1987.<br />

2 Dictionnaire des symboles, art. trois, p. 972.<br />

250


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE<br />

DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

La culture occidentale, son histoire des idées et les modèles de comportement<br />

qu'elle propose, donnent des privilèges indubitables à homo faber et à homo<br />

oeconomicus subtilisant deux composantes de homo sapiens, sa capacité de parler et<br />

son implantation communale. Mais l'homme n'est-il pas en plus ou avant tout un<br />

« animal qui raconte », homo narrans ? Il serait pervers de le nier : l'anthro- pologie,<br />

celle de <strong>Le</strong>vi-Strauss entre autres, a démontré l'universalité des mythologies au coeur<br />

même des cultures, et l'acte de raconter reste générateur de communalité dans bien<br />

des civilisations partout dans le monde. Du reste, l'Europe n'a-t-elle pas sublimé ce<br />

geste narratif primaire et universel dans la littérature fictionnelle - celle de Proust, de<br />

Kafka et de Joyce - indissociable du besoin fondateur qui pousse l'homme à raconter<br />

des histoires ? En plus, phylo- génétiquement, le conte, dans et pour l'enfant, est<br />

antérieur à tout autre type de communication : en effet, c'est le conte qui est porteur<br />

d'argumentativité et d'historicité, c'est à travers les contes, dans toutes ses formes,<br />

que l'enfant se socialise. Mais il y a plus : même la culture occidentale, enracinée<br />

dans la pensée grecque, est construite selon le diapason de la rationalité narrative.<br />

L'hypostase du logos, du logique, selon quoi la pensée serait valorisée, fait oublier<br />

trop vite que le logos n'est pas essentiellement exclusif ni du pathos (voir Parret<br />

1986) ni du muthos. La tension du logos et du muthos dans l'histoire entière de la<br />

philosophie - de Platon à Heidegger et Derrida - est un thème de réflexion fructueux<br />

et son traitement pousse les philosophes à une méfiance bienfaisante du logicisme et<br />

du rationalisme stériles. Je ne reprendrai pas cette thématique suffisamment<br />

développée ailleurs par les philosophes eux-mêmes. Je me permettrai seulement de<br />

mettre en scène ou de « dramatiser » l'opposition entre deux types de rationalité<br />

traditionnellement caractérisés comme paradigmatiques : il s'agit donc de la<br />

rationalité narrative et de la rationalité argumentative. La rationalité narrative se<br />

manifeste dans le conte (populaire, stylisé, littéraire), le mythe, la fiction<br />

romanesque, même dans l'épopée et la tragédie, tandis que la rationalité<br />

argumentative s'exprime de manière privilégiée dans d'autres types de discours<br />

comme les discours philosophique, scientifique, et même didactique et politique.<br />

Toutefois, cette mise en scène devrait démontrer que les rationalités narrative<br />

et argumentative ne sont pas nécessairement exclusives mais bien plutôt<br />

réciproquement implicatives puisqu'elles dérivent d'une source indivisible et<br />

originaire. On fera remarquer que legein, parler, chez Platon, signifie en même<br />

temps et indistinctement raconter et raisonner : on raisonne en racontant et le<br />

251


252<br />

LE CONTE<br />

raisonnement se raconte. Même si l'on raisonne en argumentant, il faut que cette<br />

rationalité argumentative se raconte. Ce retour à Platon, conteur fascinant et<br />

intarissable, devrait illustrer cette origine paradisiaque où raconter et argumenter<br />

relèvent d'une même rationalité universalisante.<br />

I<br />

LA PARADIGMATISATION DE LA NARRATION ET DE L'ARGUMENTATION<br />

Toutefois, des failles paradigmatisantes sont malheureusement présentes dès<br />

Aristote : elles marquent la conscience de tous ceux qui produisent des discours en<br />

Occident. Même si l'on assiste à une réévaluation de la narrativité dans notre culture,<br />

la hiérarchisation des deux paradigmes n'est pas bouleversée : la narrativité ne peut<br />

affecter les types de discours responsables du progrès de la pensée et de<br />

l'organisation des sociétés (l'homme de sciences et l'homme politique ne peuvent<br />

« raconter des histoires ») ; la narrativité est « exilée » dans les discours marginaux,<br />

ceux de l'art et de la littérature, ceux des enfants et des inventeurs illuminés.<br />

Pourtant, il existe l'intuition chez tous que l'acte de raconter est plus<br />

authentique, plus « moral », plus proche de la véritable nature humaine que l'acte de<br />

raisonner d'emblée plus manipulatoire, plus « logique », il est vrai, mais plus<br />

répressif à l'égard de la sensibilité profonde également. Quelles sont les connotations<br />

suggérées par cette authenticité, cette moralité de la narrativité ? On pourrait évoquer<br />

ici Wittgenstein et dire que l'activité narrative est un jeu de langage essentiel,<br />

ludique dont la finalité n'est pas thématisable ; c'est une forme de vie (<strong>Le</strong>bensform) -<br />

pour employer une notion de Husserl - profondément enracinée et irréductible à des<br />

formes comportementales et discursives alternatives. Si raconter frappe par son<br />

universalité, à travers toutes les cultures et toutes les époques, et par sa naturalité, sa<br />

spontanéité, c'est que l'activité narrative touche ce qu'il y a d'essentiel dans l'homme.<br />

En tant que naturel et universel, le récit n'est pas affaire d'experts : la narrativité est<br />

profondément démocratique puisque ni la classe sociale ni l'expertise intellectuelle<br />

ne favorisent la compétence narrative. On ne peut oublier non plus que les racines de<br />

cette compétence sont également morales : le conte doit manifester la motivation<br />

éthique d'une condensation qualitative de la juste sensibilité du sujet-conteur, de cosujets<br />

et de la communauté entière. La moralité narrative consiste en fait dans cette<br />

force de socialisation : raconter des « histoires » à des enfants est évidemment un<br />

moyen privilégié de leur socialisation ; raconter, en récitant un conte, en citant le<br />

mythe approprié à une situation vécue, en produisant ou en lisant de la littérature<br />

fictionnelle, est « se poser en communauté », aussi bien sur l'axe du temps (la<br />

communauté marquée par son passé et par son avenir) que sur celui de l'espace (la<br />

communauté la plus proche mais lointaine, inobservable, transcendante également).<br />

Surtout la relation du récit à la temporalité a été étudiée exemplairement en<br />

philosophie contemporaine (voir surtout Ricoeur 1983-1985), une temporalité qui est<br />

avant tout présente en tant que mémoire : le conte nous met en rapport avec le<br />

« passé » de notre communauté. Mais le temps du récit n'est pas seulement celui qui<br />

est retenu dans notre mémoire ; c'est de droit égal celui de nos projets, de nos rêves,<br />

de notre avenir. Cette spatio-temporalisation est due à cette activité narrative qui<br />

relève d'un véritable paradoxe (Fisher 1984) : d'une part le récit est le produit de


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

l'imagination, et d'autre part il exprime ce qu'il y a de plus essentiel, de plus « vrai »,<br />

dans l'homme. C'est par le symbolique que l'on atteint l'universel. D'une part donc, le<br />

monde du récit est un « ensemble d'histoires », une ontologie fictionnelle auquel on<br />

demande aux sujets de s'identifier. D'autre part, l'activité narrative rend compte<br />

exemplairement des choix humains, des actions humaines, de la position historique<br />

tout aussi bien qu'éternelle de l'homme dans la nature surplombante et dans la culture<br />

des communautés transcendantes. C'est ce paradoxe-là qui marque la densité<br />

dramatique de la rationalité narrative.<br />

La rationalité argumentative semble d'une tout autre nature. Argumenter doit<br />

être appris et n'a rien de naturel : l'argumentation est une technique qui fait partie du<br />

curriculum éducatif. Employer des arguments présuppose la maîtrise de la logique, et<br />

la logique, en tant qu'ensemble de procédures inférentielles, s'apprend. La<br />

syllogistique n'est pas à la portée de tout le monde, et c'est ainsi que l'argumentation<br />

devient affaire d'élite : ce ne sont que les experts en argumentation qui savent<br />

dépasser le pseudo-raisonnement des discours de tous les jours. La rationalité<br />

argumentative ne concerne que des personnes qualifiées. <strong>Le</strong>s techniques qui nous<br />

permettent de faire des inférences correctes et appropriées sont en fait les moyens<br />

sophistiqués de la mise en communauté par délibération. Si l'on utilise des<br />

arguments, c'est bien pour être en état de prendre des décisions rationnelles,<br />

raisonnables, pour arriver à un accord communautaire pacifiant des conflits<br />

originaux. Ce n'est plus la faculté de symbolisation qui compte mais la connaissance<br />

des buts précis et des moyens appropriés : la délibération emploie des<br />

démonstrations, des preuves. En plus l'argumentation n'est pas seulement<br />

démonstrative, elle est surtout propositionnelle. La rationalité déployée par<br />

l'argumentation est déterminée par un critère extérieur : c'est l'objectivité d'un<br />

raisonnement qui fait sa valeur. On ne conçoit pas une argumentation qui n'a pas<br />

d'objet (un « référent », un « monde actuel » ou « possible »), indépendant et<br />

préexistant au discours argumentatif. C'est par référence à l'extériorité que l'on peut<br />

décider de la valeur de l'argument, et la controverse entre séquences argumentatives<br />

concerne nécessairement l'existence ou non-existence de l'objet extérieur, ses<br />

qualités et sa portée. La caractéristique fondamentale de ce monde extérieur qui met<br />

en mouvement la rationalité argumentative, consiste dans le fait que celui qui<br />

argumente n'est pas impliqué dans ce à propos duquel il argumente : ce monde-là se<br />

présente comme un ensemble de puzzles logiques qui trouvent leur solution dès que<br />

l'on a découvert la véritable ontologie sous-jacente. Il n'y a pas de concept cohérent<br />

de rationalité argumentative qui fait l'économie du propositionnalisme. La<br />

communauté argumentative se rassemble autour de la vérité des choses : en fait, c'est<br />

une communauté d'experts, et l'expertise dans la manipulation des arguments procure<br />

à cette élite les privilèges de la vérité.<br />

LA NARRATOLOGIE ET LA THÉORIE DE L'ARGUMENTATION<br />

J'ai évoqué la paradigmatisation des deux types de rationalité, la narrative et<br />

l'argumentative, en guise d'explication d'un phénomène frappant au niveau des<br />

disciplines responsables de la reconstruction de la narrativité d'une part, et de<br />

l'argumentativité de l'autre. Je pense au manque total d'osmose entre la narratologie,<br />

comme elle est développée, avec succès d'ailleurs, en sémiotique actuelle, et la<br />

253


LE CONTE<br />

théorie de l'argumentation renouvelée par C. Perelman et son école (voir Meyer<br />

1986). Échappant quelque peu à la paradigmatisation paralysante évoquée ci-dessus,<br />

on aurait pu constater qu'il y a plusieurs contextes dans lesquels il y a de<br />

l'argumentation dans les récits : les protagonistes formulent des arguments dans les<br />

dialogues et les conversations ; il y a des séquences narratives qui sont dominées par<br />

des motifs et des stratégies argumentatifs. Il y a également de la narrativité dans<br />

l'argumentation : la rhétorique de l'argumentation est intensifiée par la narration. Si<br />

l'on prend le discours philosophique ou scientifique comme un discours<br />

prototypiquement argumentatif, on pourrait se tourner sémiotiquement vers des<br />

fragments philosophiques, par exemple, pour constater que des éléments<br />

narratologiques ont le pouvoir de changer parfois radicalement la structure d'un<br />

argument philosophique. On trouvera maint exemple chez Platon (voir la seconde<br />

partie de cet article). Certains « genres » philosophiques exposent de manière plus<br />

évidente le philosophe à l'impact narratif que d'autres. Descartes écrit des Regulae,<br />

un Traité des Passions de l'Ame, un Discours de la Méthode, et des Méditations.<br />

Ceci constitue en fait un axe, et il est évident qu'une « méditation » s'expose plus à la<br />

narrativité qu'un « traité » et même qu'un « discours ». Si le Tractatus Theologico-<br />

Politicus chez Spinoza est « more geometrico », l'Éthique ne l'est pas : il est même<br />

possible d'analyser le raisonnement spinoziste dans l'Éthique comme un programme<br />

narratif : la dynamique de l'argumentation est réglée par des mouvements d'actants<br />

(en collaboration ou en opposition) à la recherche d'un objet de valeur commun. Estce<br />

trop téméraire de dire que certains « genres » philosophiques, pourtant marqués<br />

par de l'argumentativité explicite, sont particulièrement sensibles à une modification<br />

par la narrativité (voir Parret 1987) ?<br />

Ne procédons pas précipitamment. Il se pourrait même qu'il y a une<br />

incompatibilité certaine entre la narratologie et la théorie de l'argumentation vu leurs<br />

présuppositions épistémologiques respectives.<br />

La théorie de l'argumentation est aristotélicienne en ce qu'elle distingue les<br />

composantes dialectique et rhétorique de l'argumentation. La dialectique<br />

argumentative est le noyau, et la rhétorique la marge. Mais les deux composantes<br />

sont fondées sur une conception du raisonnement qui ne peut faire abstraction de la<br />

structure interne du raisonneur. Cette intuition se retrouve exemplairement dans le<br />

modèle triangulaire chez Peirce où le raisonnement est généré par l'interaction entre<br />

la structure de la séquence discursive porteuse du raisonnement, l'objet-référent du<br />

raisonnement et la structure interne (psycho-anthropologique) de celui qui raisonne,<br />

responsable d'interprétation. <strong>Le</strong> rationnel n'est pas défini par sa relation avec le réel<br />

ou avec l'objectivité du monde mais à travers les performances de l'être rationnel. Il<br />

y a donc un impact du pragmaticisme, et « pragmatisch », chez Kant entre autres,<br />

signifie la qualité d'une procédure ou d'une activité téléologiquement reliée à un<br />

ensemble de buts et d'intentions : ces buts ou intentions peuvent être idiosyncratiques<br />

(la motivation par la psychologie d'individus déterminés) mais ils sont<br />

nécessairement généraux en même temps (le but de tout raisonnement est ainsi la<br />

communicabilité ou l'homogénéisation des structures internes des raisonneurs). Si<br />

l'on accepte cette vue pragmaticiste du comportement rationnel et raisonnant, on<br />

évitera d'identifier la valeur d'un argument (son succès ou son échec) à sa valeur de<br />

vérité (sa vérité ou fausseté). En plus, les « raisons » qui motivent un argument ou<br />

254


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

un raisonnement ne produisent pas automatiquement des inférences puisque ces<br />

inférences doivent être assumées par les personnes qui raisonnent. Il y a une<br />

généralité dans l'activité raisonnante mais cette généralité n'est pas basée sur la<br />

généralité de la réalité objective ou d'un ensemble stable d'entités ontologiques : c'est<br />

bien plutôt la généralité des structures internes de ceux qui raisonnent et<br />

argumentent. <strong>Le</strong>s « raisons » sont des directives dont l'observation et la non-violation<br />

sont désirées par la communauté de ceux qui raisonnent. Avancer un argument se fait<br />

toujours au nom d'une valeur conçue et désirée. C'est ainsi que la validité des<br />

principes inférentiels est basée sur la reconnaissance de la qualité épistémique et<br />

érotétique du procès raisonnant en argumentation. On pourrait même affirmer que<br />

toute rationalité argumentative (même au niveau du discours scientifique) est en fait<br />

une pratique : l'argumentation elle-même est une action pratique - jamais purement<br />

théorique - puisqu'elle sert l'achèvement de buts humains dans une communauté<br />

argumentative. Ces quelques caractéristiques marquent l'épistémologie sous-jacente<br />

à toute théorie de l'argumentation depuis Aristote.<br />

Si l'on se tourne maintenant du côté des présuppositions épistémologiques de<br />

la narratologie (sémiotique), on entre dans une constellation toute différente. Propp,<br />

<strong>Le</strong>vi-Strauss, Greimas considèrent que tout processus signifiant, qu'il soit culturel ou<br />

naturel, théorique, pratique ou esthétique, est un programme narratif. L'objet<br />

musical, le texte journalistique, la forme urbanistique d'une cité sont tous des<br />

narrations ou des chaînes de fonctions narratives. Ceci n'est pas une position<br />

métaphorique mais bien plutôt conceptuelle. Bien sûr, la théorie narratologique<br />

commence comme étude de contes populaires ou folkloriques qui sont de véritables<br />

prototypes de la narrativité, et les résultats les plus convaincants ont été obtenus dans<br />

le domaine de la mythologie et de la fiction romanesque. Mais le point de vue<br />

narratologique exige que tout système de sens, paradigmatiquement et surtout<br />

syntagmatiquement soit soumis à des contraintes narratives. On sait que le<br />

programme narratif se présente comme la quête d'un sujet, en relation<br />

d'intentionnalité (ou de « tensivité ») avec un objet de valeur ; les actants sont en fait<br />

des rôles qui fonctionnent comme les éléments dynamiques du progrès narratif : ils<br />

sont définis uniquement par les actes qu'ils réalisent ou qu'ils provoquent. En<br />

sémiotique narratologique, on donne une caractérisation modale des actants : les<br />

actants sont des concaténations de modalités. <strong>Le</strong>s actions réalisées ou provoquées<br />

sont le résultat d'une faculté ou d'une compétence modalement spécifique de l'actant.<br />

On sait que les sujets actantiels instaurent quasi-automatiquement des « anti-sujets »<br />

et des « co-sujets », et il faut noter que, dans le schéma sémiotique, toute relation<br />

intersubjective est originairement et nécessairement conflictuelle. Ajoutons à cette<br />

esquisse de la narratologie sémiotique cette particularité qui consiste à faire<br />

fonctionner un modèle de profondeur : le programme narratif n'est pas<br />

nécessairement manifesté : la structure sémio-narrative est reconstruite, et c'est dans<br />

ce sens seulement qu'elle est universelle. Cette structuration en profondeur manipule<br />

des niveaux qui doivent être considérés comme en relation de conversion. La plupart<br />

des narratologues estiment ainsi que l'argumentation est un phénomène de surface :<br />

on peut le décrire, mais pour l'expliquer il faut projeter en profondeur des catégories<br />

qui sont d'une toute autre nature que ce que l'on « perçoit » à la surface.<br />

255


LE CONTE<br />

Cet effort de reconstruction en profondeur fera disparaître ainsi trois<br />

paramètres qui sont pourtant considérés comme extrêmement centraux en théorie de<br />

l'argumentation : il s'agit de la mise entre parenthèses de la subjectivité, de la<br />

rationalité inférentielle et de l'intentionalité évaluative. En premier lieu, les textes,<br />

les contes et les histoires sont des objets éternels et leur sens n'est d'aucune façon<br />

dépendant des conditions de production et de réception de ces objets. La<br />

narratologie sémiotique n'est en fait pas très loin de la sémantique formelle : il n'y a<br />

pas d'intermédiation subjective (personne, temps, espace) dans la structure<br />

significative des narrations. <strong>Le</strong>s récits sont des discours « idéaux », ils fonctionnent<br />

comme des « écritures blanches » (selon un mot de Roland Barthes) puisqu'on peut<br />

faire abstraction de tout engagement ou investissement subjectif quand on les<br />

analyse. <strong>Le</strong>s structuralistes - et les narratologues et sémioticiens sont en fait des<br />

structuralistes - considèrent le sujet plutôt comme un effet (en plus, illusoire) d'une<br />

structure et non pas comme le moteur responsable pour la dynamique narrative. En<br />

second lieu, c'est la rationalité inférentielle qui, en tant que phénomène « de<br />

surface », disparaît au cours de la reconstruction en profondeur. Il est vrai que<br />

l'actant narratologique en tant que fonction du programme narratif a à sa disposition<br />

une compétence : le développement canonique du programme se réalise de manière<br />

compétente. Une compétence, dans le modèle narratologique, est un savoir-faire non<br />

pas idéosyncratique ou unique (il n'y a pas, par conséquent, de véritable « créativité »<br />

dans la performance narrative) puisque ce savoir-faire reflète la trajectoire narrative,<br />

et inversement. <strong>Le</strong> « contenu » de la compétence actantielle n'est que le contenu de<br />

la trajectoire narrative, et c'est ainsi que la compétence actantielle n'est pas plus<br />

« riche » en virtualités ou en possibilités subjectives que le programme narratif luimême.<br />

Depuis Propp, les narratologues ont toujours admis implicitement que la<br />

narrativité est structurée comme une chaîne causale, que le déploiement du<br />

programme est nécessairement causal-linéaire. Ceci constitue la raison principale<br />

pour laquelle l'approche narratologique semble incapable d'interpréter le progrès et<br />

la dynamique d'un programme réalisé par des procédures de raisonnement et de<br />

rationalité inférentielle. On sait qu'il y a des états épistémiques (des connaissances et<br />

des croyances) caractérisant les actants mais ces états n'impliquent jamais le<br />

raisonnement. <strong>Le</strong> déploiement du programme narratif se réalise par causes (par<br />

définition indépendantes de la subjectivité) et non pas par raisons (produites par le<br />

sujet raisonneur). En dernier lieu, toute narratologie présuppose la mise entre<br />

parenthèses de l'intentionnalité évaluative. <strong>Le</strong> schéma narratif ne manifeste aucune<br />

motivation par des buts particuliers ou généraux :<br />

il n'y a pas d'origine anthropologique ou pragmaticiste des actes et actions<br />

dans les récits ; il y a seulement une « tensivité » intérieure au récit, celle qui pousse<br />

les actants à passer d'une étape à l'autre le long des programmes narratifs selon des<br />

procédures universelles. Ces étapes sont reliées entre elles de manière fonctionnelle<br />

et il n'y a aucune possibilité de faire dévier le cours du programme par délibération<br />

ou même par consensus à l'intérieur de la communauté dans laquelle fonctionnent les<br />

récits. <strong>Le</strong> progrès du programme narratif n'est pas motivé par des décisions<br />

intentionnelles : tout progrès est réalisation nécessaire et automatique d'une<br />

succession d'étapes prédéterminées. Et il n'y a pas de buts par lesquels des intentions<br />

quelconques puissent être évalués.<br />

256


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

VERS UNE HOMOLOGATION (PARTIELLE) DIFFICILE MAIS PAS IMPOSSIBLE<br />

J'ai volontairement dramatisé la paradigmatisation de la narrativité et de<br />

l'argumentativité en insistant sur la spécificité des présuppositions épistémologiques<br />

de la narratologie d'une part et de la théorie de l'argumentation de l'autre. La<br />

sémiotique narratologique explique tous les phénomènes de sens comme des objets<br />

immanents et formels qui sont autonomes à l'égard des contextes et des conditions de<br />

leur production, tandis que la théorie de l'argumentation met en œuvre les maximes<br />

pragmaticistes présupposant le fonctionnement du triple subjectivité-rationalitéintentionnalité.<br />

Mais ces disciplines sont-elles réellement incompatibles ? Ne faut-il<br />

pas penser à une homologation, au moins partielle, de ces deux approches en<br />

reformulant précisément l'objet et la portée de la sémiotique narratologique et de la<br />

théorie de l'argumentation ? Sans sombrer dans un optimisme naïf et sans forcer<br />

l'autonomie de deux types d'investigation qui ont d'ailleurs remporté d'énormes<br />

succès dans leurs domaines respectifs, on est obligé par la déontologie de la<br />

réflexion et de la recherche de lutter contre toutes les paradigmatisations. Une<br />

solution partielle consisterait dans ce qu'on pourrait appeler démagogiquement « la<br />

pragmatisation de la sémiotique » ou la « sémiotisation de la théorie de<br />

l'argumentation ». Voici des slogans, il est vrai, mais ils peuvent générer<br />

éventuellement des amendements adéquats qui rapprochent nos deux disciplines.<br />

La soi-disant pragmatisation de la sémiotique narratologique signifierait ainsi<br />

la réévaluation de la deixis et l'enrichissement de la modalisation. J'introduis<br />

quelques remarques à ce propos, étant conscient que l'on reste situé à un niveau de<br />

grande généralité. La deixis n'a jamais été prise au sérieux en sémiotique<br />

narratologique.<br />

<strong>Le</strong> triangle déictique (personne, temps, espace), en orthodoxie narratologique,<br />

est ajouté au niveau superficiel de la discursivisation comme si la structure sémionarrative<br />

elle-même ne comportait aucune marque déictique. Ceci est bien<br />

concordant avec la thèse centrale que les récits sont des objets éternels qui ne créent<br />

qu’accidentellement des effets actoriels, temporels et spatiaux. Prendre au sérieux la<br />

deixis signifierait que l'actorialisation, la temporalisation et la spatialisation sont<br />

considérées comme ayant une puissance de modification de la sémantique<br />

fondamentale elle-même, par conséquent de la structure sémio-narrative générée par<br />

cette sémantique. Certains sémioticiens sont enclins à effectuer ce déplacement à<br />

l'intérieur du parcours génératif (voir, entre autres, les notions de « temporalisation »<br />

et de « spatialisation » dans Greimas et Courtés, 1986). En outre, un grand débat<br />

concernant l'organisation interne du triangle déictique serait souhaitable :<br />

personnellement je défends une organisation « égocentrique » : ici (et les autres<br />

positions spatiales dérivables de ici) et maintenant (le passé et l'avenir étant euxmêmes<br />

dérivés du présent) sont des qualifications du Je (qui, par appropriation,<br />

selon la terminologie de Guillaume, s'identifie, le Tu et le Il étant le « résultat » d'un<br />

repérage). Toutefois, le Je lui-même est complètement déterminé comme membre<br />

d'une communauté de solidarité qui délègue au Je son autorité spéciale (voir, pour le<br />

détail de cette conception, Parret 1987). Quoi qu'il en soit, la pragmatisation du<br />

schéma narratif passe par une reconnaissance accrue, de la part des sémioticiens,<br />

pour la déictisation tout au long du parcours génératif. En ce qui concerne<br />

l'enrichissement du point de vue sémiotique dans le domaine des modalités,<br />

257


LE CONTE<br />

l'attention devrait plutôt se porter vers la dynamique de la modalisation. La<br />

modalisation d'un récit, comme de tout autre séquence discursive, est déterminée par<br />

des conditions de production chez le sujet producteur : ces conditions de production<br />

sont lourdement contraintes par des procédures et des états épistémiques (des<br />

croyances, des options, des présomptions, des convictions) et par des motifs<br />

érotétiques (essentiellement des désirs). Des valeurs et des évaluations axiologiques<br />

colorent la production elle-même des modalités. Aucune structure ou concaténation<br />

modale n'est indépendante à l'égard de cet ensemble complexe d'états épistémiques et<br />

de motifs psychologiques qui module la compétence elle-même d'accomplir des<br />

actions et de déployer ainsi le programme narratif. Un autre amendement, de<br />

généralité égale, concerne la prise en charge de la rationalité. La « rationalité<br />

syntagmatique » (Greimas, 1983, 128), c'est-à-dire la rationalité qui se manifeste<br />

dans les unités textuelles, n'est pas une « pensée causale », comme on l'a toujours<br />

admis depuis Prop. Au contraire, cette « rationalité syntagmatique » ne peut être que<br />

le produit du raisonnement inférentiel, et ces inférences sont non-naturelles et<br />

prescriptives, pour utiliser le jargon philosophique. Cette prise en charge de la<br />

rationalité pourrait mener la sémiotique narratologique sur les chemins de la<br />

pragmatisation.<br />

Mais la sémiotisation de la théorie de l'argumentation serait une autre<br />

stratégie d'homologation. La sémiotique d'obédience saussuro-hjelmslevienne aurait<br />

au moins deux amendements épistémologiques de base à offrir. Je les mentionne<br />

comme suggestions et sans entrer dans le détail. En premier lieu, il faudrait retenir de<br />

la sémiotique sa force fondamentale critique à l'égard de certaines attitudes<br />

théoriques qui sont sous-jacents aux instances du discours argumentatif en sciences<br />

et en philosophie. La sémiotique nous a heureusement su inculquer une méfiance<br />

déconstructrice pour la croyance quasi idéologique dans le progrès et la croissance<br />

de la connaissance, et pour l'illusion d'objectivité et la postulation de l’« objet »<br />

précédant l'appréhension philosophico-scientifique et structuré indépendamment de<br />

toute interprétation. L'analyse narratologique du discours argumentatif ne sera jamais<br />

fondée sur l'obsession d'un fondement ontologique de la signifiance : la référentialité<br />

du sens (la conception de la théorie du sens « comme théorie de la vérité ») et la<br />

transparence sémantique des expressions et des séquences sémiotiques sont les<br />

premières victimes de la déconstruction narratologique. La sémiotique<br />

narratologique, au contraire, indiquera en quoi tous les types de discours (les<br />

discours philosophique et scientifique compris) sont déterminés par la modalisation<br />

du protagoniste qui prétend produire de la science et de la philosophie neutre de<br />

subjectivité. On ne contournera jamais l'investissement et l'engagement (dialectique<br />

et rhétorique) du protagoniste producteur de discours. C'est en fait quasi-idéologique<br />

que de croire que l'argumentation ne concerne que des « faits » dans le monde<br />

comme si les expressions discursives avaient une relation transparente et nonmédiatisée<br />

avec les objets, les états de fait et les événements du monde. La<br />

sémiotique narratologique nous a bénéfiquement su guérir de cette naïveté en<br />

introduisant précisément la notion d'illusion référentielle. En second lieu la<br />

sémiotique narratologique nous a présenté de manière très convaincante une<br />

conception polémologique de l'intersubjectivité. Et cette approche aussi pourrait être<br />

d'une importance primordiale pour la théorie de l'argumentation. Trop de<br />

258


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

philosophies du langage et de linguistiques présupposent que la communication est<br />

basée sur la coopération, la charité et l'humanité (pour reprendre les termes en vogue<br />

introduits respectivement par Grice, Davidson et Quine). La charité, par exemple,<br />

exige que l'intention finale et globale de l'argumentation soit la vérité et sa<br />

communication, et<br />

Davidson se fait fort que cette exigence même est indésirée par les membres<br />

de la communauté communicative. <strong>Le</strong>s narratologistes, au contraire, attaquent cette<br />

conception de l'intersubjectivité en insistant sur le fait que toute relation entre sujets<br />

interagissants est nécessairement et essentiellement conflictuelle. Cette (hypo)thèse<br />

correspond évidemment à des intuitions multiples en anthropologie, en psychanalyse<br />

et en philosophie (voir Meyer 1986 a). A l'origine, il y a le conflit, et le programme<br />

narratif est en fait un programme de pacification aboutissant au contrat. Nul ne<br />

doute que des séquences argumentatives pourraient facilement être analysées sur<br />

l'axe du conflit au contrat. Tout comme les récits, les arguments sont des quêtes de<br />

victoire. <strong>Le</strong>s stratégies de persuasion et de délibération sont au cœur même de<br />

l'argumentation : con-vaincre est vaincre, gagner une victoire, en pacifiant.<br />

Ces quelques indications concernant la pragmatisation de la narratologie et la<br />

sémiotisation de la théorie de l'argumentation sont évidemment d'une grande<br />

généralité et peu opérationalisées. J'introduis en ce lieu quelques spécifications<br />

concernant l'apport éventuel de la méthodologie narratologique dans le domaine des<br />

structures argumentatives. J'admets volontiers que le modèle narratologique (<strong>Le</strong>vi-<br />

Strauss, Greimas et son école) aura des limitations intrinsèques à l'égard du<br />

phénomène argumentatif aussi longtemps que ce modèle ne sera pas « pragmatisé »,<br />

mais l'apport pourrait être (provisoirement) local et partiel. <strong>Le</strong> premiers objets<br />

d'analyse narratologique sont ces types de discours où l'argumentation est<br />

essentielle : le discours scientifique et philosophique. Il est clair que l'argumentation<br />

dans un dialogue quotidien ou dans une conversation ordinaire est plus subtile et<br />

plus difficile à reconstruire. Il est intéressant, pourtant, de constater que des éléments<br />

narratifs dans ces types de discours ont fréquemment une valeur argumentative.<br />

J'entrevois trois constellations. D'abord, le cas où des récits fonctionnent en tant<br />

qu'illustration d'un argument. Ensuite, le cas plus subtil où un récit remplace un<br />

argument ou une séquence de l'argument (une prémisse de syllogisme, par exemple).<br />

Enfin, le cas le plus intéressant où une séquence argumentative, dans un<br />

discours scientifique ou philosophique, fonctionne comme un récit. Une séquence<br />

argumentative peut être structurée comme une séquence narrative. Je me permets de<br />

signaler maintenant cinq aspects empiriques qui justifient une telle supposition. En<br />

premier lieu, l'analyse narratologique démontre que les discours philosophique et<br />

scientifique sont argumentatifs. Ceci semble à première vue trivial et simple.<br />

Pourtant, on ne saurait oublier que bien des philosophes et d'hommes de<br />

science sont toujours portés par l'idée traditionnelle et « métaphysique » que leur<br />

discours est purement descriptif, qu'il reflète la réalité comme un miroir, qu'il<br />

disparaît en fin de compte devant l'objectivité transcendante. L'analyse<br />

narratologique de textes philosophiques et scientifiques devrait mettre en lumière<br />

l'énorme poids de la persuasion, de la manipulation et de la séduction dans ces<br />

textes, en somme le poids déterminant de la rhétorique (qui ne peut être avoué) sur le<br />

texte soi-disant « transparent ». J'ai déjà fait allusion à la méfiance narratologique<br />

259


LE CONTE<br />

pour les mythes du progrès, de la « découverte » et même de la recherche<br />

scientifique, pourtant omniprésents en science et en philosophie. C'est comme si<br />

toute passion, toute émotion était de fait absente du discours scientifique ou<br />

philosophique. On peut aisément montrer pourtant qu'un argument scientifique ne<br />

repose pas nécessairement et même pas principalement sur des procès inductifs ou<br />

déductifs mais bien plutôt sur des procès d'abduction, pour introduire une notion de<br />

l'épistémologie de Peirce.<br />

L'abduction, responsable de bien des « découvertes » en science et en<br />

philosophie, est basée sur le sentiment et l'intuition, et c'est à travers sa<br />

méthodologie essentiellement abductive que la rationalité scientifique n'est pas<br />

isolable des passions (théoriques, par exemple, comme la curiosité) et les émotions<br />

(voir Parret 1986). Par conséquent, que le texte philosophique ou scientifique<br />

fonctionne en tant que séquence narratologiquement analysable, veut dire tout<br />

simplement que l'on assume le statut argumentatif de ce type de textes. En second<br />

lieu, je voudrais mentionner une donnée sans doute plus précise : les textes<br />

scientifiques contiennent des stratégies explicites de persuasion et de manipulation.<br />

L'homme de science emploie des techniques canoniques manifestant un savoir-faire.<br />

Ces stratégies et techniques trahissent une structure de pouvoir (par exemple,<br />

l'asymétrie académique entre le professeur et l'étudiant, l'establishement scientifique)<br />

et une appropriation par l'homme de science d’une déontologie qui le force à agir<br />

selon les obligations que la Science (avec majuscule) et la Société lui imposent. En<br />

troisième lieu, je pense à un thème plus local mais analysable en termes<br />

narratologiques : la temporalité spécifiquement organisée du discours argumentatif.<br />

On constate une téléologie prototypique du texte scientifique : on va du problème à<br />

la solution, de l'échec à la victoire. Ici encore, il faudra combattre le mythe artificiel<br />

de l'homme de science, c'est-à-dire l'idée que le discours scientifique est anhistorique<br />

(en fait, « éternel ») et qu'il ne comporte aucune temporalité interne. Dans ce<br />

domaine également, la narratologie dispose de concepts qui déconstruisent ce mythe<br />

scientiste, indiquant, entre autres, l'importance des embrayages et des débrayages<br />

temporels dans les textes philosophiques et scientifiques (pour les notions<br />

d’« embrayage » et de « débrayage », voir Greimas et Courtés 1979). En quatrième<br />

lieu, il se révélerait extrêmement fructueux d'appliquer le schéma actantiel au<br />

discours argumentatif. La « voix » de l'homme de science ou du philosophe dans son<br />

texte fonctionne comme un actant auquel s'opposent des anti-sujets (projetés par<br />

l'actant lui-même) et des co-sujets (par exemple, certains courants ou traditions<br />

scientifiques, généralement souvent cités par l'actant). L'anti-actant est un opposant<br />

imaginaire et sa présence dans le texte ouvre la possibilité d'une discussion interne<br />

ou d'un dialogue implicite ou caché. On n'admet pas facilement que le texte<br />

argumentatif est nécessairement polémique : pourtant, l'homme de science et le<br />

philosophe projettent des solidarités et des oppositions dans leur texte, ils se créent<br />

des opposants et des adjuvants. Ces caractéristiques du texte argumentatif ne sont<br />

pas psycho-sociologiques : elles sont structurales en ce qu'elles sont immanentes au<br />

discours argumentatif de la science et de la philosophie elles-mêmes. J'introduis, en<br />

cinquième lieu, une dernière remarque concernant ce que l'on pourrait appeler la<br />

relativité épistémique du discours argumentatif. Je pense au fait que la connaissance,<br />

qu'elle soit scientifique ou philosophique, n'est jamais indépendante d'autres états et<br />

260


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

de systèmes épistémiques (surtout des croyances, des convictions et des<br />

présomptions). Il n'y a pas de frontière claire et précise entre la connaissance et la<br />

croyance, et toutes les propositions doivent être évaluées sur l'axe de la certitude<br />

vers la probabilité et enfin vers l'incertitude. La détermination cognitive du discours<br />

argumentatif est énormément complexe, et c'est un mythe bien dangereux de poser<br />

que les systèmes de croyances n'affectent en rien la connaissance propositionnelle.<br />

En plus, les systèmes de croyances eux-mêmes sont radicalement dépendants de<br />

positions axiologiques non-objectivables, ces positions étant enracinées dans des<br />

facultés humaines confuses tout comme l'inconscient. Dans ce domaine également,<br />

l'analyse narratologique combat la naïveté épistémologique.<br />

Il paraît donc possible et nécessaire d'homologuer narrativité et<br />

argumentativité, narratologie et théorie de l'argumentation. Il n'y a pas de solution<br />

radicale et finale, mais la confrontation des deux disciplines pourrait nous mener à<br />

l'inspiration réciproque et à la modification des corps de doctrine par amendement.<br />

L'avenir des deux approches dépend (partiellement du moins) de leur intégration.<br />

II<br />

Changeons de ton à présent. Que narrativité et argumentativité se soient<br />

paradigmatisées, est inscrit dans l'histoire intellectuelle en Occident. Il semble bien<br />

qu'il y a une scission radicale entre la rationalité narrative et la rationalité<br />

argumentative, et une hiérarchisation entre ces deux types de rationalité se dessine<br />

évidemment en faveur de la dernière. C'est, paraît-il, un polemos entre logos et<br />

muthos, et les Grecs en portent la responsabilité. <strong>Le</strong>s grands penseurs grecs ne<br />

dénient pas toute rationalité à la narrativité, mais ils qualifient la « rationalité » du<br />

récit, du conte, du mythe, comme radicalement spécifique à l'égard de la rationalité<br />

de l'argumentation, en philosophie et en science par exemple. Ceci n'est sans doute<br />

pas totalement vrai : Platon et Aristote n'ont pas la même conception concernant la<br />

relation du mythique et du logique, du narratif et de l'argumentatif, et c'est ce que je<br />

voudrais « mettre en scène » pour votre et mon divertissement dans les pages qui<br />

suivent. Je fabulerai un petit drame où Platon, merveilleux conteur, incarne le héros<br />

du paradis où récit et philosophie s'interpénètrent, où muthos et logos ne sont que<br />

deux facettes d'une même médaille. Aristote, faux mythophile, par contre, instaure le<br />

mal en condamnant le mythe et le récit comme porteurs d'une rationalité dangereuse.<br />

C'est donc bien Aristote qui est à l'origine de la paradigmatisation dont on souffre<br />

toujours. Un retour à Platon transcende ainsi la scission que l'épistemè<br />

aristotélicienne a inaugurée. En tant que metteur en scène de la saynète, je décline<br />

toute responsabilité quant à l'authenticité de mes deux personnages : ni la philologie,<br />

ni l'exégèse (exhaustive ou même fidèle) de l’œuvre de nos deux géants ne<br />

m'intéressent vraiment. Soyons sincère : ce n'est que pour le plaisir, le vôtre, le mien,<br />

mais un plaisir qui touche le cœur, le fond de l'être raisonnable en nous, que j'ouvre<br />

le rideau sur nos deux protagonistes et que j'écoute avec vous quelques contes de<br />

Platon.<br />

D'UNE PHILOMYTHIE BIEN SUSPECTE<br />

Introduisons Aristote, et c'est Michel de Certeau qui nous tient la main :’<strong>Le</strong><br />

261


LE CONTE<br />

vieil Aristote, qui ne passe pas précisément pour un danseur de corde, aimait<br />

se perdre dans le plus labyrinthique et le plus subtil des discours. Il avait alors l'âge<br />

de la métis : « Plus je deviens solitaire et isolé, plus j'en viens à aimer les histoires ».<br />

Il en avait admirablement donné la raison ; comme chez le vieux Freud, c'était une<br />

admiration de connaisseur pour le tact compositeur d'harmonie et pour son art de la<br />

faire par surprise : « L'amoureux du mythe est en un sens amoureux de la sagesse,<br />

car le mythe est composé d'étonnements » (de Certeau 1975, 167). Et que l'on ne<br />

l'oublie pas : l'étonnement est à l'origine de la philosophie. On cite souvent ce<br />

Fragment d'Aristote (voir également Verbeke 1986, 239, et Detienne 1981, 13), et<br />

on peut se demander s'il s'agit vraiment d’« un aveu d'un soir » de la part d'un<br />

Aristote, « enfin vieux poupon s'abandonnant au bavardage » (Detienne 1981, 13). Il<br />

serait sans doute injuste d'expliquer la philomythie d'Aristote par l'âge et la sénilité :<br />

Aristote est un amoureux des mythes, mais « mythe » chez lui a un sens bien<br />

idéosyncratique, « intellectualisé », comme je voudrais le rappeler. S'il y a sagesse,<br />

étonnement et philosophie dans les mythes, c'est que le sémantisme de « mythe »,<br />

dans les cas où le terme est utilisé en toute euphorie et appréciation, est déviant de<br />

bien d'emplois franchement dysphorisants. Detienne (1981, 237) distingue, entre<br />

autres, les significations suivantes : muthos comme l'incroyable, le faux, dans<br />

Histoire des animaux ; comme histoires, nouvelles que racontent ceux qui perdent<br />

leur journée à parler de n'importe quoi (le philomuthos comme un bavard), dans<br />

l'Éthique à Nicomaque ; comme récit merveilleux et enchantement, dans la<br />

Métaphysique ; enfin, comme une forme prêtée à une ancienne tradition divine et<br />

ayant une grand force de persuasion chez les gens communs, également dans la<br />

Métaphysique. En tout cas, dans les écrits de l'Aristote mûr, le mythique ne<br />

fonctionne qu'au niveau préphilosophique en tant qu'heuristique et dirigeant notre<br />

attention (éventuellement et non pas nécessairement) vers la solution adéquate.<br />

Aristote pense à une intégration critique de la « pensée mythique » dans<br />

l'investigation philosophique (c'est l'idée de Verbeke 1986, 253 ss.). C'est que les<br />

« histoires », les récits, les contes, ne peuvent devenir de vrais « mythes » (qu'une<br />

fois faits tragédies, par exemple, comme le nous montre la Poétique). Par<br />

conséquent, la philomythie d'Aristote doit être bien comprise : le mythe n'est pas<br />

l'histoire contée, le mythe n'st pas substantiellemnt discursif, et il y a donc du<br />

mythique qui échappe aux critiques féroces qu'Aristote adresse à ceux qui racontent<br />

des « histoires » se référant à des mondes archaïques peuplés de dieux et de monstres<br />

pour persuader des gens « communs ». La mythophilie d'Aristote, toute suspecte<br />

qu'elle est, concerne bien évidemment le mythe dont il élabore une notion bien<br />

« intellectualisée » dans la Poétique.<br />

Plusieurs passages de la Poétique mentionnent le mythe et le mythique. Sans<br />

vouloir faire l'exégèse, je le répète, et sans vouloir ajouter une pièce vraiment<br />

originale à ce dossier déjà ample (voir, entre autres, Kyrkos 1972), il est facile de<br />

constater que, pour l'Aristote de la Poétique, le mythe est un objet théorique inventé<br />

lors d'une réflexion concernant la nature de la tragédie et non pas « le module d'un<br />

système de pensée autonome » (Detienne 1981, 238). <strong>Le</strong> mythe est « le produit d'une<br />

construction réglée », c'est l'intrigue ou l'agencement systématique des faits en<br />

histoire (voir Aristote, Poétique 1450a15, 145a1-2 et 36-8, 1453b3-6 et 1453a17-<br />

22). Je cite Detienne qui analyse la spécificité du concept aristotélicien de mythe<br />

262


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

mieux que quiconque : « Un mythe se façonne ; les faits doivent être appareillés ; les<br />

actions agencées selon le vraisemblable ou le nécessaire ; l'histoire doit avoir une<br />

certaine longueur que la mémoire puisse retenir aisément. L'intrigue doit être<br />

composée de telle sorte que, indépendamment du spectacle, même sans les voir, en<br />

apprenant les faits qui se produisent, on frissonne et on soit pris de pitié devant ce<br />

qui se passe ». L'effet tragique naît du mythe-intrigue. _<strong>Le</strong> mythe est donc objet<br />

d'invention (heuriskein, 1453b25), mais sur un fond d'histoires donnée par la<br />

tradition_ histoires qui ne deviennent de vrais "mythes", ainsi que l'entend la<br />

Poétique, qu'une fois faites tragédies » (1981, 237). En fait, le mythe n'appartient<br />

plus au domaine de la fable, de l'histoire et du conte : le mythe est un terme de la<br />

technique poéticienne. C'est la technique de la synthèse des actions (lego gar muthon<br />

touton, tèn sunthesin ton pragmaton, 1450a3), du "rassemblement" ou de la mise en<br />

ordre des données. <strong>Le</strong> caractère mythique d'une œuvre d'art, spécialement de la<br />

tragédie, concerne donc le caractère formel de l'objet artistique : cet objet est<br />

« mythifié » quand il apparaît comme un tout, comme une synthèse. C'est dans ce<br />

sens-là qu'Aristote qualifie le mythe comme « l'âme » et le telos de la tragédie (voir<br />

Kyrkos 1972, 113-120).<br />

L'appréciation positive du mythe chez Aristote concerne bien le mythe en tant<br />

que formalisé ou, pour ainsi dire, « intellectualisé ». C'est le mythe comme étant<br />

dissocié de tout contenu narratif qui émeut le Stagirite et qui flatte sa grande<br />

sensibilité pour les formes. Il est évident que, dans cette conception, le « mythique »<br />

ne s'oppose pas au rationnel déployé dans les sciences et dans la philosophie. Pour le<br />

reste, c'est tout juste si l'on peut admettre qu'il y aurait « une intégration critique de<br />

la pensée mythique dans l'investigation philosophique » (Verbeke 1986, 253). Il y a<br />

quelques exemples, mais très peu (en opposition avec Platon, comme on va le voir),<br />

où Aristote met en scène une « histoire », une allégorie (par exemple, l'introduction<br />

du mythe pythagoréen dans De anima quand il s'agit de l'union du corps et de l'âme).<br />

Mais il s'agit en tout cas toujours d'une heuristique : l'histoire racontée illustre la<br />

démonstration philosophique et rien de plus. La narrativité n'a aucune force<br />

argumentative en elle-même. <strong>Le</strong> mythique et le logique s'identifient seulement si l'on<br />

a une conception formelle (intellectualisée) du mythe (voir, pour cette identification,<br />

la Poétique 1449b8). Par contre, si on a une conception narrative du mythe, le<br />

mythique et le logique seront immédiatement dissociés. <strong>Le</strong> logos se déploie, dans<br />

cette perspective, aussi bien dans la dialectique (syllogis- tique, topique) que dans la<br />

rhétorique : il est responsable de l'argumentation scientifique et philosophique. <strong>Le</strong><br />

muthos, par contre, sera un tout autre domaine : il comportera sa grammaire, sa<br />

« syntaxe » (au sens greimassien) et sa pragmatique puisqu'il est nécessairement<br />

soumis à l'interprétation contextualisée. Cette expulsion du mythique narratif en<br />

dehors de la dialectique et la rhétorique combinées est précisément à l'origine de la<br />

paradigmatisation (évoquée plus haut) entre narrativité et argumentativité. Aristote<br />

est responsable de la perte d'un paradis originel.<br />

LA RONDE DES CONTES<br />

Que les dialogues platoniciens fourmillent de muthoi ou de contes (Platon ne<br />

distingue pas deux genres dans ce domaine) a été constaté et analysé dans une très<br />

abondante littérature. Il y a eu des taxinomies souvent contradictoires et contestée (à<br />

263


264<br />

LE CONTE<br />

commencer par celle de l'excellent Frutiger 1930). Je ne prétends évidemment à<br />

aucune exhaustivité quand j'évoque quelques contes de Platon. <strong>Le</strong> mythe de la<br />

création dans le Timée, d'Éros dans le Symposion, d'Atlantis dans le Criton, de la<br />

terre et du souterrain dans le Phédon, autant d'exemples de cet univers narratif. Je<br />

n'évoquerai que quelques contes et précisément ceux-là qui sont (au moins<br />

partiellement) « autoréflexifs » : des contes où Platon nous parle de la nature et de la<br />

fonction des contes. Si Vérité, Beauté/Amour et Bonté/Justice sont les trois<br />

philosophèmes logiquement fondamentaux du discours platonicien, il va s'en suivre<br />

que trois mythes fondamentaux dominent le paysage narratif : le mythe de la caverne<br />

dans la République VII, le mythe du cocher dans Phèdre, et le mythe d'Er dans la<br />

République X. L'allégorie de la caverne dont le caractère mythique est contesté par<br />

Frutiger (1930, 101 ss.) est trop connue pour s'y attarder, et je passe aux mythes du<br />

cocher et d'Er pour indiquer seulement deux aspects de la conception platonicienne<br />

de la narrativité : d'abord, le narratif peut être supérieur à l'abstrait, et ensuite le<br />

narratif peut être conclusif en tant qu'argument pour une position spéculative. <strong>Le</strong><br />

mythe du cocher, dans Phèdre, fait partie d'un second discours de Socrate : pour<br />

parler de la nature de l'âme, « voici comment il en faut parler : dire quelle est cette<br />

nature est l'objet d'un exposé en tout point absolument divin et bien long, mais dire à<br />

quoi elle ressemble, l'objet d'un exposé humain et moins étendu » (246a). Cet exposé<br />

humain et moins étendu est en fait un conte qui par sa beauté et sa vérité est<br />

supérieur au discours abstrait. Par sa beauté, comme on peut en juger dès que<br />

l'allégorie est introduite :<br />

Conformons-nous à la division_ de chaque âme en trois parties, dont deux<br />

ont forme de cheval et la troisième forme de cocher ; ces déterminants, à<br />

présent encore, nous devrons les garder. Des deux chevaux, donc, l'un<br />

disons-nous, est bon, mais l'autre ne l'est pas. Or en quoi consiste le mérite<br />

de celui qui est bon, le vice de celui qui est vicieux : c'est un point sur lequel<br />

nous ne nous sommes point expliqués et dont il y a lieu de parler à présent.<br />

L'un des deux, disons-le donc, qui est en plus belle condition, qui est de<br />

proportions correctes et bien découpé, qui a l'encolure haute, un chanfrein<br />

d'une courbe légère, blanc de robe et les yeux noirs, amoureux d'une gloire<br />

dont ne se séparent pas sagesse et réserve, compagnon de l'opinion vraie, se<br />

laisse mener sans que le cocher le frappe, rien que par les encouragements de<br />

celui-ci et à la voix. L'autre, inversement, qui est mal tourné, massif,<br />

charpenté on ne sait comme : l'encolure lourde, la nuque courte ; un masque<br />

camard ; noir de robe et les yeux clairs pas mal injectés de sang ; compagnon<br />

de la démesure et de la vantardise ; une toison dans les oreilles, sourd, à<br />

peine docile au fouet et aux pointes. Or donc, quand le cocher, à la vue de<br />

l'amoureuse apparition, ayant, du fait de cette sensation, échauffé la totalité<br />

de l'âme, est déjà presque tout plein de chatouillements et de piqûres sous<br />

l'action du désir, à ce moment, celui des chevaux qui est parfaitement docile<br />

au cocher, qui, alors, comme toujours, est sous l'impérieuse contrainte de sa<br />

réserve, se retient spontanément de bondir sur l'aimé ; tandis que l'autre ne<br />

se laisse plus émouvoir, ni par les pointes du cocher, ni par son fouet, mais,<br />

d'un saut, il s'y porte, violemment, et, causant à son compagnon d'attelage,<br />

comme à son cocher, toutes les difficultés possibles, il les force à avancer<br />

dans la direction du mignon et à lui vanter le charme des plaisirs d'amour !<br />

Tous deux, pour commencer, résistent avec force, indignés qu'on les oblige à<br />

des choses horribles et que condamne la loi ; mais ils finissent, quand rien ne


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

limite le mal, par se laisse mener sur cette route ; ils ont cédé et consenti à<br />

faire ce à quoi on les invite ! (253c-254b).<br />

Ce texte, cité pour sa beauté, est donc extrait de ce second discours de<br />

Socrate, cet « exposé humain » qui s'oppose au premier étant plutôt marqué par de la<br />

spéculation abstraite. Phèdre dit bien, une fois le conte achevé, à Socrate : « Quant à<br />

ton discours, depuis longtemps je m'émerveille que tu aies à ce point réussi à la faire<br />

plus beau que le précédent » (257c). Pourtant, Socrate le conteur n'est pas un<br />

logographe, un « fabriquant de discours » (257e) : le conte socratique, de par sa<br />

beauté, ayant en même temps la beauté/amour comme son objet, met en scène la<br />

vérité elle aussi. <strong>Le</strong> conte a valeur d'argument, et sa force argumentative est<br />

supérieure à celle d'un raisonnement abstrait.<br />

La « fabulation platonicienne » (Schuhl 1947) a force conclusive : le mythe<br />

d'Er couronne toute l'argumentation de cet immense monument qu'est la République.<br />

Une fois l'histoire d'Er et son passage par le fleuve de la plaine Lèthè racontée, plus<br />

rien ne doit être ajouté : aucune conclusion, aucune « traduction » en langage abstrait<br />

et spéculatif, aucune morale, ne doivent être ajoutées : le conte a le dernier mot. En<br />

plus, comme le dit l'Épilogue, c'est le récit même d'Er, fort heureusement sauvé, qui<br />

nous fait savoir, comme unique source possible, ce qu'il en est de la justice et de la<br />

bonté. La possibilité même d'une politique de justice dans la cité est en fait<br />

dépendante de ce que le récit d'Er met en scène comme Idée de justice. La<br />

République, en effet, s'achève ainsi :<br />

C'est comme cela, Glaucon, qu'a été sauvé le récit et que, n'ayant point péri,<br />

il pourra nous sauver nous aussi, si nous y ajoutons foi ; nous passerons<br />

alors dans de bonnes conditions le fleuve de la plaine du Lèthè et nous ne<br />

souillerons pas notre âme. Voyez-vous ! si en ma parole nous avez foi, tenant<br />

alors pour certaine l'immortalité de notre âme et la réceptivité dont elle est<br />

capable à l'égard de tous les maux et, d'un autre côté, à l'égard de tous les<br />

biens, nous tiendrons constamment la route d'en haut et nous ferons tout ce<br />

qui dépendra de nous pour pratiquer la justice avec un concours de la<br />

pensée : afin d'être chers à nous-mêmes comme aux dieux, aussi bien, tant<br />

que nous demeurerons ici-bas, qu'en obtenant pour nous les prix que mérite<br />

la justice ; afin que, pareils aux vainqueurs qui font autour du stade leur<br />

collecte, nous ayons aussi bon succès ici-bas que dans ce voyage de mille<br />

années dont nous avons dit l'histoire. (X, 621b-d).<br />

Dans ce royaume de la fabulation qu'est l'œuvre de Platon, il y a nombre de<br />

micro-récits qui sont par leur auto-réflexivité également des meta-récits. C'est plutôt<br />

par hasard que je choisis ainsi le mythe des Phéniciens dans la République III, le<br />

mythe de Teuth et le mythe des cigales dans Phèdre. <strong>Le</strong> premier nous parle du<br />

danger du mensonge et des croyances pour les récits aussi bien que pour l'argument<br />

philosophique ; le second introduit la nécessité du lien avec la mémoire pour tout<br />

discours qui tend vers la vérité ; et le troisième évoque l'origine divine, et donc, la<br />

pertinence métaphysique, du chant et du récit.<br />

On peut mentir en racontant des histoires, et les Phéniciens savent comment<br />

le faire. C'est une fable qui met « du faux dans le langage » (La République III,<br />

414e), et à la question « Or, cette histoire, possèdes-tu quelque moyen de faire qu'on<br />

y croie ? », on répond : « Pas le moindre moyen, du moins à l'égard de ceux auxquels<br />

justement tu supposes qu'on la raconte. Je le posséderais cependant, s'il s'agissait de<br />

leurs fils, de la postérité de ceux-ci, enfin de toute l'humanité future ! » (415c-d). Il<br />

265


266<br />

LE CONTE<br />

s'agit, comme on se le rappelle, des trois classes de l'État, mais je transcris la fable<br />

pour le pur plaisir de la lecture :<br />

Vous tous qui faites partie de la Cité (voilà ce que nous déclarerons, en leur<br />

contant cette histoire), c'est entendu désormais, vous être frères ! Mais le<br />

Dieu qui vous façonne, en produisant ceux d'entre vous qui sont faits pour<br />

commander, a mêlé de l'or à leur substance, ce qui explique qu'ils soient au<br />

rang le plus honorable ; de l'argent, chez ceux qui sont faits pour servir<br />

d'auxiliaires ; du fer et du bronze, dans les cultivateurs et chez les hommes de<br />

métier en général. En conséquence, puisque entre vous tous il y a<br />

communauté d'origine, il est probable que généralement vous engendrerez<br />

des enfants à votre propre ressemblance ; mais possible aussi que parfois<br />

d'un rejeton d'or il en naisse un qui soit d'argent et que d'un qui est en<br />

argent, en naisse un autre qui soit d'or, avec une pareille réciprocité dans<br />

tous les autres cas. (III, 415a-b).<br />

Si on peut mentir en racontant, c'est que non seulement le discours<br />

argumentatif doit être au service de la vérité, mais le muthos, la fabulation elle aussi.<br />

Pour utiliser une terminologie contemporaine, le récit n'est pas de la fiction en ce que<br />

la fiction se réfère seulement à des mondes possibles : en effet, il est assez paradoxal<br />

d'affirmer que l'on peut « mentir », qu'il y a « du faux dans le langage » par un<br />

discours fictionnel. L'histoire des Phéniciens est donc hautement auto-réflexive : il y<br />

a des histoires vraies et fausses, et à l'égard de la Vérité il n'y a pas de véritable<br />

distinction entre la mythologie et la philosophie, entre le récit et l'argument.<br />

Retournons à Phèdre où le mythe de Teuth nous réserve d'autres<br />

considérations meta-narratives. Socrate raconte l'histoire suivante :<br />

Ce qu'on m'a donc conté, c'est que, dans la région de Naucratis en Égypte, a<br />

vécu un des antiques Dieux de ce pays-là, celui dont l'emblème consacré est<br />

cet oiseau qu'ils nomment l'ibis, et que Teuth est le nom de ce Dieu ; c'est lui,<br />

me disait-on, qui le premier inventa le nombre et le calcul, la géométrie et<br />

l'astronomie, sans parler du tric-trac et des dés, enfin précisément les lettres<br />

de l'écriture. Or, d'autre part, l'Égypte entière avait pour roi en ce même<br />

temps Thamous, qui résidait dans la région de cette grande ville du haut pays<br />

que les Grecs appellent Thèbes d'Égypte, comme Thamous est pour eux le<br />

Dieu Ammon. Theuth, s'étant rendu près du roi, lui présenta ses inventions,<br />

en lui disant que le reste des Égyptiens devrait en bénéficier. Quant au roi, il<br />

l'interrogea sur l'utilité que chacune d'elles pouvait bien avoir, et, selon que<br />

les explications de l'autre lui paraissaient satisfaisantes ou non, il blâmait<br />

ceci ou louait cela. Nombreuses furent assurément, à ce qu'on rapporte, les<br />

observations que fit Thamous à Theuth, dans l'un ou l'autre sens, au sujet de<br />

chaque art, et dont une relation détaillée serait bien longue. Mais, quand on<br />

en fut aux lettres de l'écriture : « Voilà, dit Theuth, la connaissance, ô Roi,<br />

qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le<br />

défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède ! » A quoi<br />

le roi répondit : « O Theuth, découvreur d'arts sans rival, autre est celui qui<br />

est capable de mettre au jour les procédés d'un art, autre celui qui l'est,<br />

d'apprécier quel en est le lot de dommage ou d'utilité pour les hommes<br />

appelés à s'en servir ! Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des<br />

lettres de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant d'un pouvoir contraire de<br />

celui qu'il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer<br />

leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la<br />

connaissance ; en tant que confiants dans l'écriture, ils chercheront au-


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à euxmêmes,<br />

le moyen de se ressouvenir ; en conséquence, ce n'est pas pour la<br />

mémoire c'est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un<br />

remède. Quant à la science, c'en est l'illusion, non la réalité, que tu procures<br />

à tes élèves : lorsqu'en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à<br />

se pourvoir d'une information abondante, ils se croiront compétents en une<br />

quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents ;<br />

insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d'être<br />

savants, c'est savants d'illusion qu'ils seront devenus ! » (274c-275b).<br />

Theuth, inventeur de l'écriture, éliminateur du conte et de sa sagesse. <strong>Le</strong><br />

conte, en effet, est implanté dans la mémoire, non seulement individuelle mais<br />

surtout collective. <strong>Le</strong> conte se souvient d'un passé irrécupérable et non-objectifiable.<br />

La logographie, le « discours par écrit », constamment attaquée par Socrate-Platon,<br />

trahit non seulement l'authentique élévation vers la vérité mais également la<br />

spontanéité d'une activité qui par essence est orale, notamment la narrativité. <strong>Le</strong>s<br />

considérations que Thamous formule contre l'écriture et sa défense de l'oralité, en<br />

relation privilégiée avec la mémoire et la sagesse, peuvent être lues comme l'éloge de<br />

la narrativité.<br />

<strong>Le</strong> chant-récit est un don des Dieux. C'est ce que Socrate et Phèdre constatent<br />

lors de la pause de midi.<br />

Ce n'est assurément pas, à ce qu'il semble, le loisir qui nous manque ! Et c'est<br />

en même temps mon opinion que les cigales, qui, comme il se doit au fort de<br />

la chaleur, au-dessus de nos têtes chantent et devisent entre elles, nous<br />

observent aussi ! Si donc elles nous voyaient, nous deux justement, à l'heure<br />

du midi, pareils au commun des hommes, laisser tomber en avant notre tête,<br />

au lieu de nous entretenir, et subir, par fainéantise de pensée, leur charme<br />

magique, elles se riraient à bon droit de nous, se croyant en présence<br />

d'esclaves qui sont venus dans cette retraite chercher à dormir, comme des<br />

bestiaux, leur méridienne contre la source ! Si au contraire elles nous voient<br />

en train de nous entretenir et de voguer le long d'elles, comme au long de<br />

Sirènes, sans subir leur charme, alors, ce privilège que les Dieux leur ont<br />

donné d'accorder aux hommes, peut-être, contentes de nous, nous<br />

l'accorderaient-elles !<br />

- Quel est donc ce privilège qui leur a été donné ? Il me semble bien en effet<br />

que jamais je ne me suis trouvé à en entendre parler !<br />

- Voilà qui, assurément, ne convient pas à un homme ami des Muses, de<br />

n'avoir point entendu parler de telles choses ! Jadis les cigales étaient, dit-on,<br />

certains hommes de l'humanité antérieure à la naissance des Muses. Puis,<br />

quand furent nées les Muses, et que l'on connut le chant, dans cette humanité<br />

d'alors il y eut, à ce qu'on raconte en effet, des individus que la jouissance<br />

éprouvée mit à ce point hors d'eux-mêmes que, se mettant à chanter, ils ne<br />

songèrent plus à manger ni à boire, et qu'ils cessèrent de vivre sans s'en être<br />

eux-mêmes aperçus ! c'est de ces individus, une fois morts, qu'est né le peuple<br />

des cigales doté par les Muses de ce privilège de n'avoir, après avoir vu le<br />

jour, nul besoin de nourriture, mais tout de suite, sans manger ni boire, de se<br />

mettre cependant à chanter jusqu'au terme de la vie ; puis, ce terme venu, de<br />

se rendre auprès des Muses pour leur faire connaître quelle est celle d'entre<br />

elles qui est honorée ici-bas par tel ou tel. A Tepsichore donc, faisant<br />

connaître ceux qui l'ont honorée par des chœurs de danse, elle rendent plus<br />

particulièrement chers ces gens-là ; à Erato, ceux qui l'ont honorée dans les<br />

267


268<br />

LE CONTE<br />

choses de l'amour ; et de même pour les autres Muses, selon la nature du<br />

culte dont chacune est honorée : à l'aînée, Calliope, et à sa cadette, Uranie,<br />

elles font la musique propre aux Muses en question ; elles qui, ayant, plus<br />

que toutes les autres, rapport aux choses du Ciel et aux propos qui<br />

concernent aussi bien les Dieux que les hommes, font entendre des accents<br />

d'une supérieure beauté. Multiples sont donc, tu le vois, nos raisons de parler<br />

et de ne point, à l'heure de midi, nous abandonner au sommeil (258-259d).<br />

Puisque le récit a cette relation privilégiée avec la voix pleine et vivante, on<br />

présume que « les accents d'une supérieure beauté » sont ceux du conteur tout<br />

comme du chanteur ; le philosophe, bien sûr, n'est pas exclu, et il est mentionné tout<br />

naturellement comme compagnon de celui qui cultive la musique. <strong>Le</strong> mythe des<br />

cigales nous parle de l'origine divine du chant-récit, de sa valeur métaphysique : le<br />

conte nous raconte comment le royaume de la fabulation participe aux Idées. Fort<br />

heureusement, Socrate et Phèdre ne se sont pas abandonnés à la sieste, ils ne se sont<br />

pas ridiculisés auprès des cigales. <strong>Le</strong>s Muses, encore, reconnaîtront leurs hommes<br />

amis.<br />

L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

Pourquoi épiloguer après la ronde des contes ? Je suis bien conscient d'avoir<br />

« inventé » un Platon en hypostasiant sa puissance narrative. Platon, est-il un<br />

philosophe-conteur ou un conteur-philosophe ? N'importe pour mon propos. Une<br />

énorme littérature et une excellente exégèse ont été consacrées à la relation de logos<br />

et muthos chez Platon (voir, entre autres, la présentation de Moors 1982 et de<br />

Zaslavsky 1981), et on assiste depuis le début de ce siècle à une véritable<br />

réévaluation des récits platoniciens. Non pas seulement en eux-mêmes, comme des<br />

produits littéraires ou poétiques, mais plus particulièrement en tant que porteurs de la<br />

pensée philosophique de Platon. A. Stewart introduit en 1905 (dans son livre The<br />

Myths of Plato, London) l'idée kantienne que le mythe comporte le « sentiment<br />

transcendantal » qui est la condition de possibilité de la pensée philosophique. Cette<br />

réévaluation culmine dans le livre remarquable de Frutiger (1930), qui partant de la<br />

haute considération pour le mythique platonicien, classifie et organise ce royaume de<br />

la fabulation selon des critères de la plus sérieuse philologie. Toutefois, il faut<br />

admettre qu'il n'y a de consensus parmi les « mythologues », et on peut distinguer au<br />

moins trois positions cohérentes concernant cette relation du logos et du muthos, du<br />

philosophique et du mythologique, de l'argumentatif et du narratif. La position<br />

minimalisante consiste dans la conception du mythique comme le préphilosophique<br />

: Platon raconte des histoires quand il ne dispose pas d'une meilleure<br />

procédure, dialectique cette fois. <strong>Le</strong> mythique est ainsi provisoire et jugé à cause<br />

d'une finalité qui privilégie la rationalité argumentative. <strong>Le</strong>s tenants de cette position<br />

admettent volontiers que les conceptions de Platon et d'Aristote ne sont pas tellement<br />

différentes (au sens aristotélicien du mythique comme une heuristique<br />

philosophique ; voir Verbeke 1986). Une position intermédiaire (celle de Brisson<br />

1982) est plus complexe et par conséquent plus intéressante. Il y a un usage central<br />

du vocable muthos dans le corpus platonicien, et un usage dérivé. L'usage central<br />

voit le mythe comme fait de communication collective : muthos est assimilé à logos<br />

comme « pensée qui s'exprime, avis » (Brisson 1982, 113). Mais même selon cet<br />

usage central, muthos s'oppose à logos « comme le discours invérifiable au discours


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE<br />

vérifiable et comme le récit au discours argumentatif, _(ce qui permet de<br />

réorganiser) de façon originale et décisive le vocabulaire de la parole en grec ancien<br />

en fonction de son objectif principal : faire du discours du philosophe l'étalon<br />

permettant de déterminer la validité de tous les autres types de discours, y compris et<br />

surtout celui du poète ». <strong>Le</strong>s occurrences de muthos selon l'usage dérivé ou<br />

métaphorique concernent le mythe en tant qu'exercice rhétorique ou comme fausse<br />

doctrine philosophique.<br />

Toutefois, même si l'on s'en tient à l'usage central, on pourrait dire que<br />

mythique et logique participent tous les deux à la métaphysique et à la vérité : le<br />

mythique, à l'encontre du logique seulement, ne serait pas vérifiable. Dans ce cas-là,<br />

il n'y aurait aucune hiérarchie et aucun privilège, comme semble le suggérer Brisson,<br />

bien que la vérifiabilité ne fût que du domaine de l'argumentation. <strong>Le</strong> point de vue de<br />

Detienne (1981) pour lequel j'ai la plus grande sympathie repose sur la mise en<br />

question des « frontières équivoques » entre le logique et le mythique, sur l'extension<br />

la plus complète du mythique (et, corrolairement, sur la condamnation de la<br />

« mythologie » qui, selon Detienne, est une « invention »), sur la réévaluation la plus<br />

radicale de la « pensée mythique ». Detienne ne ferme pas les yeux sur les<br />

occurrences où Platon condamne les faiseurs de fables et les conteurs d'histoires,<br />

mais, si j'ai bien compris la teneur de sa position, le récit, au plus profond de la<br />

pensée grecque, ne participe pas seulement à la Vérité ; il fonctionne dans la<br />

communauté raisonnante comme marque de la rationalité. Cette rationalité, toutefois,<br />

n'est pas contrainte par la vérifiabilité. Pourtant, la narrativité consolide la société<br />

des êtres raisonnables, et dans ce sens-là, elle fonctionne « comme un argument ». La<br />

fabulation platonicienne elle-même nous « démontre » comment (et pourquoi) le<br />

conteur a ses droits : son droit vient de la qualité de son « argument », et ce n'est pas<br />

rien que d'entrouvrir une lucarne sur ce paradis où homo narrans préside le<br />

symposium.<br />

PARRET Herman<br />

Universités de Louvain et d'Anvers<br />

Bibliographie<br />

ARISTOTE, La poétique (le texte grec avec une traduction et des notes par R. Dupont-Roc, et<br />

J. Lallot), Paris, Ed. du Seuil, 1980.<br />

BRISSON, L., Platon. <strong>Le</strong>s mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982.<br />

DETIENNE, M., L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981.<br />

DE CERTEAU, M., L'invention du quotidien. Arts de faire, Paris, 10/18, 1975.<br />

FISCHER, W.R., « Narration as a Human Communication Paradigm : The Case of Public<br />

Moral Argument », in Communication Monographs, 51, 1, 1-22, 1984.<br />

FRUTIGER, P. <strong>Le</strong>s mythes de Platon. Étude philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930.<br />

GREIMAS, A. J. Du sens II, Paris, Ed. du Seuil, 1983.<br />

GREIMAS, A. J. et J. COURTÉS, Dictionnaire raisonné des sciences du langage, Volume II,<br />

Paris, Hachette, 1986.<br />

KYRKOS, B., Die Dichtung als Wissensproblem bei Aristoteles, Athènes, Karavias Verlag,<br />

1972.<br />

MEYER, M. De la métaphysique à la rhétorique, Bruxelles, Presses Universitaires de<br />

l'Université Libre de Bruxelles, 1986.<br />

De la problématologie, Bruxelles, Mardaga, 1986.<br />

269


LE CONTE<br />

PARRET, H. <strong>Le</strong>s passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles,<br />

Mardaga, 1986.<br />

« Argumentation and Narrativity », in F. van Eemeren and R. Grootendorst (eds.),<br />

Proceedings of the First International Conference on Argumentation (Amsterdam, 1986),<br />

Dordrecht, Foris Publications, 1987.<br />

Prolégomènes à la théorie de l'énonciation. De Husserl à la pragmatique, Berne, Peter Lang,<br />

1987.<br />

PLATON, Œuvres complètes (traduction et notes par L. Robin), Paris, Gallimard (Pléiade),<br />

1950.<br />

MOORS, K., Platonic Myth. An Introductory Study, Washington, University Press of<br />

America, 1982.<br />

RICOEUR, P. Temps et récit, 3 volumes, Paris, Ed. du Seuil, 1983-1985.<br />

SCHUHL, P. M., La fabulation platonicienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1947.<br />

VERBEKE, G. « Ist die Verwendung von Mythen irrational ? Philomythie und Philosophie<br />

bei Aristoteles », in H. <strong>Le</strong>nk (ed.), Zur Kritik der wissenschaftlichen Rationalität, Freiburg-<br />

München, Verlag Darl Alber, 239-263, 1986.<br />

ZASLAVSKY, R., Platonik Myth an Platonic Writing, Washington, University Press of<br />

America, 1981.<br />

270


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

INTRODUCTION<br />

Depuis quelques années, une préoccupation nouvelle est apparue parmi les<br />

philologues et les historiens : comprendre le statut du mythe en Grèce ancienne, sa<br />

place et sa fonction dans la culture antique, les modes de rationalité qui le régissent,<br />

les modalités de sa création, de sa diffusion, de sa réception. De très nombreuses<br />

études monographiques, l'apport des diverses méthodologies offertes par les sciences<br />

humaines (psychanalyse, sémiotique, anthropologie structurale), tout ceci a certes<br />

contribué à nous faire comprendre des modes particuliers de fonctionnement et<br />

d'organisation du récit mythique. Mais l'ensemble de ces micro-analyses et de ces<br />

premiers résultats permet à présent de se poser des questions d'ordre théorique sur<br />

l'identité même du mythe 1 .<br />

<strong>Le</strong> point de départ de cette réflexion fondamentale, dont nous voudrions<br />

présenter ici le degré d'avancement et certains développements possibles, sera la<br />

redoutable difficulté de donner une définition satisfaisante du mythe. Certes, le sens<br />

commun nous fait reconnaître intuitivement un mythe, même si l'usage moderne du<br />

terme, par exemple sous la plume de Roland Barthes, est beaucoup plus extensif que<br />

l'usage du mot grec muthos. Mais il s'avère difficile de dépasser le stade d'une<br />

définition purement négative du mythe, comme l'envers de la raison, l'autre du<br />

logos : nous sommes ainsi les héritiers de Platon, qui critique le mythe comme<br />

discours irrationnel 2 . Définir le mythe comme ce qui n'est pas la raison entraîne un<br />

mode particulier de lecture, qui s'efforcera précisément de conférer un sens rationnel<br />

à un récit absurde où la logique est déformée par le merveilleux. <strong>Le</strong> mythe est ainsi<br />

lu comme une allégorie, il signifie autre chose que ce qu'il dit. Cette lecture<br />

interprétative, obsédée par la quête du sens et sans doute secrètement inquiète d'un<br />

discours apparemment insensé, ne permet pas de comprendre la raison d'être du<br />

mythe, sa finalité à l'intérieur de la culture qui se plaît à le conter et à l'écouter.<br />

1 Sur les grandes tendances méthodologiques de l'analyse des mythes, voir Il mito greco. Atti del<br />

convegno internazionale (Urbino 7-12 maggio 1973) a cura di Bruno GENTILI e Giuseppe PAIONE,<br />

Roma, Ed. dell'Ateneo & Bizzarri, 1977. La réflexion théorique sur le mythe grec a connu un regain<br />

d'intensité notamment avec le livre de Marcel DETIENNE, L'invention de la mythologie, Paris,<br />

Gallimard, 1981.<br />

2 Sur la conception platonicienne du mythe, voir Luc BRISSON, Platon, les mots et les mythes, Paris,<br />

Maspero, 1982.<br />

271


LE CONTE<br />

A défaut de donner d'emblée une définition satisfaisante du mythe, peut-on au<br />

moins en identifier le lieu spécifique ? Où rechercher le mythe dans le vaste corpus<br />

de textes hérité de l'antiquité ? L'intuition nous permet certes de reconnaître les<br />

mythes, mais force est de constater que le mythe ne correspond pas à une catégorie<br />

homogène de discours ou de récits. <strong>Le</strong> mythe n'est pas un genre littéraire. On le<br />

trouve dans les textes poétiques (cette catégorie, d'ailleurs, est elle-même hétérogène,<br />

et entre la lyrique archaïque et la poésie savante d'Alexandrie, il y a de grandes<br />

différences de nature, de public, de conventions littéraires), dans l'épopée 1 , dans la<br />

tragédie 2 , dans les textes historiques (notamment toutes les histoires locales, les<br />

traités des Atthidographes et des « érudits locaux », les « périégètes » 3 ), dans les<br />

manuels mythographiques (par exemple la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, les<br />

Métamorphoses d'Ovide, les Fables d'Hygin, la tradition hésiodique 4 , etc.) et enfin<br />

dans ces notes érudites et fragmentées qui commentent, vers par vers et souvent mot<br />

à mot les grandes œuvres de la littérature antique, les scholies 5 . On le voit, le mythe<br />

est partout : bien rares sont les textes grecs qui n'en renferment pas quelque trace.<br />

Tout le problème est dès lors de comprendre ce qu'il peut y avoir de commun entre<br />

l'Antigone de Sophocle, un Hymne de Callimaque, les renseignements elliptiques<br />

apportés par la glose d'un vers d'Homère, tel récit dans la Périégèse de la Grèce de<br />

Pausanias ou dans les fragments des Généalogies d'Hécatée de Milet.<br />

La réponse à cette question résidait certainement dans l'aptitude du public de<br />

ces différentes œuvres à percevoir l'identité de ces récits, leur appartenance à un<br />

ensemble de traditions héritées d'un passé immémorial, relevant d'un même domaine<br />

de savoir. Mais il nous faut aussi tirer une autre conséquence de la dissémination des<br />

récits mythiques dans l'ensemble de la littérature grecque : il est plus pertinent de<br />

parler de « mythographie » que de « mythologie ». Nous n'avons conservé que la<br />

fixation écrite des mythes, des variantes figées une fois pour toutes, parmi tant<br />

d'autres virtuellement possibles. <strong>Le</strong> grand absent serait ainsi le mythe comme parole<br />

vivante, orale et diffuse, surgissant au hasard d'une conversation, raconté entre<br />

parents ou amis, autour du foyer, sur l'agora, dans la campagne, à l'ombre des<br />

temples ou des cyprès. Nous avons ainsi perdu tout le cadre d'énonciation du mythe,<br />

l'ensemble des gestes et des commentaires qui en accompagnaient la narration, le<br />

1 Voir par exemple Gregory NAGY, The best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek<br />

Poetry, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1979.<br />

2 Voir Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris,<br />

Maspero, 197 ; Mythe et tragédie II, Paris, La Découverte, 1986. Sur l'utilisation tragique et comique du<br />

mythe, on se référera aussi à Nicole LORAUX, <strong>Le</strong>s enfants d'Athéna. Idées athéniennes sur la<br />

citoyenneté et la division des sexes, Paris, Maspero, 1981.<br />

3 Voir par exemple Lionel PEARSON, The local historians of Attica, Chico, Scholars Press, 1981<br />

(reprint de l'édition de 1942) ; Felix JACOBY, Atthis. The local Chronicles of ancient Athens, Oxford,<br />

1949.<br />

4 Voir M. VAN DER VALK, « On Apollodori Bibliotheca », REG, LXXI, 1958, p. 100-168 ; J.<br />

SCHWARTZ, Pseudo-Hesiodeia. Recherches sur la composition, la diffusion et la disparition ancienne<br />

d'oeuvres attribuées à Hésiode, <strong>Le</strong>iden, Brill, 1960 (ce dernier ouvrage nous apparaît comme l'une des<br />

meilleures introductions à la mythographie antique).<br />

5 Sur l'activité des grammairiens et des philologues grecs, le livre de référence reste celui de R.<br />

PFEIFFER, History of classical scholarship. From the beginning to the end of the hellenistic age,<br />

Oxford, 1968.<br />

272


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

contexte spécifique qui motivait la référence à ce corpus de récits, les réactions des<br />

auditeurs et leur degré d'adhésion intellectuelle. Nous devons donc nous demander si<br />

la mythographie est identique à la mythologie, si la fixation par l'écriture de ces<br />

récits fugaces est un enregistrement objectif et sans conséquences, permettant de<br />

retrouver cette parole vivante, ou si, au contraire, elle modifie la nature, la finalité et<br />

la logique intrinsèque de ces traditions, artificiellement figées dans un moment de<br />

leur devenir. Et toute étude monographique, consacrée à un personnage ou un cycle<br />

particulier, ne peut éviter cette question déterminante pour sa pertinence : le corpus<br />

mythographique est-il représentatif de la mythologie perdue ? N'a-t-il pas<br />

accidentellement négligé une variante qui aurait invalidé ou infléchi les conclusions<br />

de l'analyse ?<br />

Si le mythe n'a pas de lieu caractéristique dans la littérature grecque, peut-on<br />

au moins en définir la forme ? <strong>Le</strong> mythe correspond-t-il à un type particulier de<br />

récit ? Il s'avère qu'un mythe se réduit souvent à un simple nom propre, à une<br />

allusion elliptique, voire à une expression proverbiale. Très rares sont les récits<br />

complets : nous ne trouvons généralement que des épisodes isolés de leur contexte,<br />

une péripétie ponctuelle. C'est grâce aux mythographes et poètes de l'époque<br />

hellénistique et romaine que nous pouvons lire dans leur intégralité la geste des<br />

différents héros. On serait presque tenté de considérer que la structure narrative n'est<br />

pas un des constituants primordiaux du mythe : un mythe peut ne pas se présenter<br />

sous la forme d'un récit. La mythologie vivante des cités grecques n'avait sans doute<br />

rien à voir avec la mythographie des érudits, ou encore avec nos dictionnaires<br />

modernes, où la biographie des différents héros est artificiellement reconstituée<br />

grâce à la synthèse des variantes et des traditions. Il nous faut donc en conclure que<br />

les récits fragmentés et allusifs de la mythographie présupposent de leurs lecteurs un<br />

savoir partagé, la connaissance plus ou moins approfondie des grandes traditions<br />

mythiques : l'objet de notre réflexion est précisément la nature de cette compétence<br />

implicite.<br />

<strong>Le</strong> mythe n'a pas de lieu. <strong>Le</strong> mythe n'a pas d'auteur ni d'origine. On pourrait le<br />

définir comme une parole que l'on répète inlassablement, sans avoir gardé le<br />

souvenir de son énonciateur originel. Une seule certitude, on ne peut être l'auteur du<br />

mythe que l'on raconte 1 . Poètes, tragédiens et historiens ne font que reprendre les<br />

mythes hérités de la tradition. Et lorsque l'on recherche l'origine de la tradition, les<br />

Grecs désignent la Muse, savoir, voix et mémoire à l'origine de tout chant humain.<br />

L'enquêteur et l'antiquaire, collectant les mythes de villages en villages, ne se<br />

prononcent pas sur leurs origines : les mythes sont aussi anciens que la collectivité<br />

qui les perpétue et la tradition permet seulement de relier le récit à l'événement<br />

originel dont elle fixe le souvenir, un exploit d'Héraklès ou l'étape d'un voyageur<br />

divin 2 . Mythologues et mythographes ne sont que les porte-parole du mythe, les<br />

relais de sa transmission. Il est naturellement crucial de déterminer leur marge de<br />

liberté, d'innovation et d'improvisation par rapport à la tradition dont ils sont les<br />

1 Comme le note très justement Paul VEYNE, <strong>Le</strong>s Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983,<br />

p. 34.<br />

2 Sur la collecte des mythes par Pausanias, voir C. JACOB, « Paysages hantés et jardins merveilleux. La<br />

Grèce imaginaire de Pausanias », L'Ethnographie, LXXVI, 81-82, 1980-1, p.35-67.<br />

273


LE CONTE<br />

dépositaires. <strong>Le</strong>s motifs, les significations intrinsèques, l'organisation narrative<br />

même du mythe se prêtent-ils à des jeux de variations ou exigent-ils une fidélité<br />

absolue ? <strong>Le</strong> premier élément de réponse serait que la mythologie, en ne se référant<br />

pas à un prototype écrit, n'exige pas une fidélité littérale des conteurs : la situation<br />

serait identique pour le mythe et pour les formes d'épopée orale qui ont sans doute<br />

précédé l'Iliade et l'Odyssée. <strong>Le</strong> conteur a une certaine latitude d'improvisation à<br />

l'intérieur d'une combinatoire prédéterminée de variantes, de formules et de motifs.<br />

Pour le mythe, ces contraintes préalables ne concernent pas seulement l'agencement<br />

des épisodes narratifs, mais aussi les significations mêmes du récit. Nous reviendrons<br />

sur l'importance particulière de l'univers symbolique qui, pour une culture donnée,<br />

offre une gamme inépuisable de significations et de valeurs pouvant être projetées<br />

sur tous les éléments constitutifs de la réalité, humaine ou naturelle. Nous voudrions<br />

simplement souligner dès à présent le fait que la grille qui, dans une société donnée,<br />

permet de penser la réalité et le monde s'impose au conteur de mythes : le critère de<br />

la pertinence culturelle apparaît ici essentiel.<br />

La mythologie est à la fois une tradition figée où se répètent toujours les<br />

mêmes récits et une tradition évolutive et créatrice, qui, à partir des catégories de<br />

l'univers symbolique, peut composer de nouveaux mythes. Ces catégories se révèlent<br />

particulièrement contraignantes, car elles structurent la vision du monde de<br />

l'individu, sa perception de la réalité, elles assurent aussi le lien social entre tous les<br />

individus qui les partagent. Paradoxalement, même lorsque l'on veut parodier les<br />

mythes, tourner en dérision la crédulité de ceux qui les racontent, les prendre en<br />

flagrant délit de mensonges, on reste néanmoins assujetti à leur logique implicite :<br />

l'exemple de Lucien est de ce point de vue très suggestif 1 . Comment se manifeste la<br />

vitalité des mythes ? Par la perpétuation des récits canoniques ou par la liberté<br />

créatrice, les écarts signifiants du conteur par rapport au modèle ? Ces questions, on<br />

le sait, sont au cœur de l'analyse structurale des mythes, telle qu'elle a été pratiquée<br />

par C. <strong>Le</strong>vi-Strauss et appliquée au monde grec par M. Detienne ou J.-P. Vernant :<br />

car l'enjeu est d'apprécier la valeur des variantes. Doit-on privilégier l'analyse d'une<br />

version canonique du mythe ? Ou faut-il au contraire tenir compte de toutes les<br />

variantes, de leur complémentarité, de leurs contradictions ? L'une des différences<br />

existant entre les sociétés étudiées par <strong>Le</strong>vi-Strauss et le monde grec serait que, dans<br />

les premières, les diverses variantes sont produites dans la synchronie, tandis que,<br />

dans le second, elles apparaissent progressivement dans une histoire qui s'étend sur<br />

plus d'un millénaire. Il nous faudra revenir sur ce problème, mais on peut<br />

provisoirement conclure que les modalités particulières de la production mythique et<br />

de la perpétuation dynamique des récits interdisent de hiérarchiser en termes<br />

d'importance ou de pertinence les différentes variantes d'un même mythe, même si<br />

on peut apprécier leur degré respectif de diffusion ou d'ésotérisme.<br />

1 Sur l'oeuvre de Lucien, on se référera à J. BOMPAIRE, Lucien écrivain : imitation et création, Paris,<br />

De Boccard, 1958 ; G. ANDERSON, Lucian. Theme and variation in the Second Sophistic, Mnemosyne,<br />

Suppl.XLI, <strong>Le</strong>iden, Brill, 1976.<br />

274


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

PROBLÈMES DE LA RÉCEPTION DES MYTHES EN GRÈCE<br />

Il est de la plus haute importance de comprendre les modalités de la réception<br />

des mythes dans l'antiquité grecque. Ce sont en effet les lecteurs et les auditeurs qui<br />

déterminent le sens du mythe, sa valeur, son intérêt, sa place dans l'éventail des types<br />

de récits et de discours. En d'autres termes, les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?<br />

Telle est la question fondamentale que s'est posée dernièrement Paul Veyne 1 .<br />

L'auteur part du fait que le mythe se présente comme un récit, comme un énoncé :<br />

quelle va être la réaction du destinataire, quel comportement intellectuel adoptera-til<br />

? <strong>Le</strong> projet de P. Veyne est d'étudier la mythologie comme un champ d'expérience.<br />

De quelle oreille écoutait-on ces récits de métamorphoses, de dieux et de héros,<br />

d'exploits fantastiques et d'êtres monstrueux ? Comment pouvait-on admettre la<br />

réalité de l'univers mythique, alors que le monde quotidien ne montrait nulle trace de<br />

pareilles merveilles ? Où passe la frontière entre le réel et le mythique, quelle est la<br />

différence entre la connaissance historique et la connaissance mythique du passé ?<br />

<strong>Le</strong> mythe, en effet, renvoie au passé, au temps des origines : il livre donc des<br />

informations invérifiables, que l'on ne peut confronter à une expérience vécue.<br />

Comment les Grecs ont-ils pu développer les sciences et la philosophie tout<br />

en croyant à des histoires de loups garous ? Quelle est la place de la croyance en de<br />

telles histoires dans l'organisation mentale de l'homme grec ? Veyne, pour répondre à<br />

ces questions, veut avant tout situer le mythe au-delà de l'alternative vrai/faux. La<br />

croyance, en effet, obéit à une logique plus complexe que ce partage binaire : elle<br />

n'est pas assujettie au principe de non-contradiction. On peut croire simultanément à<br />

des choses différentes, voire contradictoires, tout en étant de bonne foi. On passe<br />

ainsi d'un programme de vérité à l'autre. Car telle est l'hypothèse de Veyne : il n'y a<br />

pas une vérité intemporelle, mais chaque société, chaque culture procède à ses<br />

propres partages entre le vrai et le faux, et peut admettre plusieurs programmes de<br />

vérité. Un monde n'est donc pas réel ou fictif en lui-même, mais selon que l'on y<br />

croit ou pas. Veyne prend l'exemple de la lecture : la lecture nous propose un contrat<br />

spécifique. Elle délimite dans le temps une expérience autonome et nous offre un<br />

programme de vérité singulier, différent de celui du monde réel : nous pouvons, le<br />

temps d'une lecture, croire à l'univers absurde et délirant d'Alice au pays des<br />

merveilles. Mais il y a certaines sociétés où, le livre refermé, on continue à croire au<br />

monde qu'il présente.<br />

<strong>Le</strong> concept de programme de vérité permet ainsi d'expliquer la croyance en<br />

des objets contradictoires, la coexistence, chez le même individu, de strates de<br />

rationalité différentes. Au hasard de la vie quotidienne, selon les circonstances, cet<br />

individu pourra se référer à l'un ou à l'autre de ces programmes de vérité et déplacer<br />

ainsi la frontière entre le réel et le fictif. L'expérience religieuse, la magie, l'action<br />

politique ou militaire, les gestes de la vie quotidienne, autant de contextes<br />

générateurs de réalités spécifiques. Certes, la croyance aux mythes peut prendre une<br />

dimension différente selon le milieu social, l'âge, la culture du sujet. Dans une même<br />

société, on trouvera une gamme diversifiée de comportements, de l'incrédulité<br />

sceptique et rationaliste à l'adhésion émerveillée. Veyne montre bien que même<br />

l'épuration du mythe demeure une forme de croyance. La « doctrine des choses<br />

1 Paul VEYNE, <strong>Le</strong>s Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.<br />

275


LE CONTE<br />

actuelles » conduit à évacuer du mythe les éléments merveilleux, les monstres, les<br />

interventions divines : l'expérience du monde vécu, la norme de la réalité empirique<br />

tiennent lieu de référence pour déterminer le vrai et le faux. Ainsi, lorsque la critique<br />

rationaliste refuse d'admettre l'existence du Minotaure, mi-homme, mi-taureau, elle<br />

n'en continue pas moins à croire à Thésée.<br />

Dans le livre stimulant de Paul Veyne, on relève deux interrogations<br />

fondamentales. En premier lieu, quels sont les critères culturels et sociaux qui<br />

fabriquent le vraisemblable et induisent la croyance ? Et en second lieu, le mythe,<br />

épuré de ses atours merveilleux, n'est-il pas à concevoir comme une quasi-histoire ?<br />

Un mythe est crédible parce que l'on fait confiance à celui qui le raconte ou le<br />

rapporte : c'est un argument d'autorité qui en fonde la vérité. On fait confiance à<br />

Homère, au poète, à la collectivité des villageois qui racontent leurs mythes locaux à<br />

l'enquêteur. <strong>Le</strong> mythe est crédible car il apparaît comme un savoir, un<br />

renseignement, une information sur le passé, sur ce monde des héros dont on admet<br />

qu'il a précédé le monde des hommes d'aujourd'hui. Il faut donc distinguer deux<br />

aspects de la croyance aux mythes, selon que l'on considère les composantes<br />

« historiques » ou l'enveloppe merveilleuse de ces récits. Dans le premier cas, on ne<br />

trouve pratiquement pas d'exemples de scepticisme radical dans l'antiquité : on a pu<br />

mettre en doute l'existence des dieux, mais tout le monde a cru à celle de Thésée.<br />

Dans le second, le plaisir de la fiction et du merveilleux conduisait à accepter le<br />

programme de vérité spécifique des récits de métamorphoses, de monstres, de<br />

filiations divines. On pouvait rétablir la continuité entre le monde mythique et le<br />

monde actuel en évacuant les composantes merveilleuses ou encore en en proposant<br />

une interprétation allégorique.<br />

Nous n'avons fait que résumer rapidement l'un des axes essentiels de la<br />

problématique de Paul Veyne 1 Certains points, cependant, nous paraissent mériter<br />

réflexion. On peut s'interroger tout d'abord sur la pertinence de la catégorie de la<br />

croyance : s'agit-il d'une catégorie universelle et transculturelle ou au contraire peutelle<br />

recouvrir des opérations intellectuelles différentes, selon les époques, les<br />

sociétés et les cultures ? <strong>Le</strong> second point de discussion possible serait de déterminer<br />

si la réception du mythe ne peut s'effectuer qu'en termes de croyance : le mythe<br />

n'appelle-t-il pas d'autres réactions intellectuelles ? Est-on obligé de croire ou de ne<br />

pas croire au mythe ? <strong>Le</strong> propre de toute tradition n'est-il pas de véhiculer des récits<br />

sur la validité desquels il n'est pas pertinent de s'interroger, précisément parce qu'ils<br />

sont traditionnels ? <strong>Le</strong> travail de Veyne suppose en outre une conception implicite<br />

du mythe comme récit sur le passé, parallèle au récit historique. <strong>Le</strong> mythe a-t-il pour<br />

seule fonction d'apporter un savoir sur le passé ? Se réduit-il à ce rôle informatif ?<br />

LE MYTHE ET LES CATÉGORIES SYMBOLIQUES DE LA CULTURE<br />

<strong>Le</strong> livre de Paul Veyne nous conduit ainsi à retrouver la question que nous<br />

nous posions dans notre introduction : le mythe est-il réductible à son contenu<br />

narratif ? Se limite-t-il à offrir à ses destinataires un récit sur des événements ou des<br />

personnages du passé humain ? Veyne considère le mythe comme une fiction qui<br />

1 Nous nous permettons de renvoyer à notre compte-rendu de cet ouvrage dans RHR, CCII-2/1985,<br />

p.161-166.<br />

276


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

doit rendre compte de sa compétence à dire la vérité historique : il lui faut pour cela<br />

être épuré de ses ornements merveilleux, de ses composantes incroyables. <strong>Le</strong> mythe,<br />

paradoxalement, perd sa spécificité : il appelle le même type de réception que tout<br />

récit, il exige de son destinataire l'attention à son déroulement narratif, à<br />

l'enchaînement des épisodes et des péripéties. Il relève de la mimésis au sens large,<br />

représentant des personnages et des actions, devant produire des effets pathétiques<br />

comme la terreur et la pitié. Si la problématique de Paul Veyne conduit à perdre de<br />

vue la spécificité intrinsèque du mythe, c'est peut-être parce qu'elle le considère<br />

comme un objet autonome, qu'elle l'isole, pour les besoins de la démonstration, de<br />

son contexte culturel.<br />

Nous retrouvons ici un problème précédemment posé : le mythe a-t-il un lieu<br />

assignable ? Est-il un objet isolable ou, au contraire, est-il avant tout un faisceau de<br />

relations ? L'enjeu de ces questions est de savoir si un mythe peut faire sens à lui tout<br />

seul, indépendamment de son contexte. Ce dernier comprend deux aspects. Il n'y a<br />

pas de mythe isolé. Tout récit mythique se rattache à d'autres mythes de type<br />

similaire, construits sur le même modèle. Il s'intègre le plus souvent dans un cycle et<br />

présuppose connus de son destinataire les épisodes qui le précèdent ou lui succèdent<br />

dans la saga du héros. <strong>Le</strong> récit d'un exploit d'Héraclès, par exemple, n'est signifiant<br />

qu'éclairé par un savoir préalable sur la personnalité du héros, sur le sens général de<br />

sa destinée, sur sa spécificité par rapport à des héros civilisateurs comme Thésée. <strong>Le</strong><br />

destinataire du mythe doit donc maîtriser l'articulation des épisodes et des cycles,<br />

posséder les grandes lignes des biographies et des généalogies héroïques. Nous<br />

reviendrons sous peu à cette problématique. Outre ce contexte narratif, le mythe a<br />

aussi un contexte culturel : toute la difficulté de l'analyse des mythes est de<br />

déterminer si l'on peut délimiter, à l'intérieur d'une culture donnée, un domaine<br />

autonome qui serait celui de la mythologie. En d'autres termes, le sens d'un mythe se<br />

réduit-il à la grammaire narrative profonde, celle-ci se présentant sous la forme de la<br />

syntaxe des combinaisons de motifs et d'épisodes virtuellement disponibles ? La<br />

richesse sémantique du mythe ne réside-t-elle pas plutôt à la surface même du texte,<br />

dans le réseau des métaphores, dans la modalisation des actions, dans le découpage<br />

spécifique de la réalité dont témoignent les taxinomies lexicales, dans<br />

l'investissement symbolique qui génère nombre de détails absurdes, résistant à<br />

l'interprétation du lecteur moderne ? On voit l'alternative qui se dessine ici : le sens<br />

du mythe se situe-t-il dans les structures du récit ou, au contraire, dans tous les<br />

éléments relevant du figuratif et du thématique ? Dans le premier cas, l'analyse<br />

mythique se prête à dresser une typologie des scénarios, à écrire une morphologie<br />

des contes, dans une perspective comparatiste. Dans le second, elle doit explorer<br />

l'ensemble des ramifications qui fixent le mythe dans un univers symbolique<br />

particulier. Ce dernier se manifeste dans les détails incongrus et non-motivés du<br />

récit, dans des rapports de causalité non-explicités. Par exemple, Adonis est tué par<br />

un sanglier dans un carré de laitues : est-ce un détail insignifiant ? Adonis pourrait-il<br />

mourir au milieu de tomates, de vignes ou d'asphodèles ? <strong>Le</strong> sens du mythe serait-il<br />

alors le même ?<br />

Ce genre de détails est généralement évacué par le comparatisme<br />

interculturel, engagé dans la quête des universaux et des identités. <strong>Le</strong>s prendre en<br />

compte implique au contraire que l'on s'interroge sur les différences, sur la<br />

277


LE CONTE<br />

perception et l'organisation de la réalité, dans une société donnée, au moyen du<br />

découpage lexical, des champs de savoir constitués, comme la botanique, la<br />

zoologie, la minéralogie, l'hydrologie, par le biais également de toutes les activités<br />

socialement ritualisées, la guerre, la chasse, l'agriculture, le jardinage. <strong>Le</strong> mythe<br />

s'éclaire donc de cette compétence sémantique particulière qui est celle de la culture<br />

où il est produit et reçu. Quelle est la nature des liens entre le mythe et les catégories<br />

symboliques ? <strong>Le</strong> mythe nous apparaît moins comme le lieu de fixation des<br />

catégories symboliques que comme le moyen d'en contrôler l'assimilation<br />

individuelle et collective, au même titre que les rituels religieux et tous les usages<br />

sociaux. <strong>Le</strong> mythe revêtirait ainsi une fonction sociale essentielle. <strong>Le</strong> symbolique<br />

évoque, par son étymologie, le « signe de reconnaissance », ce sur quoi on ne se pose<br />

pas de questions, qui cimente une identité, une connivence. <strong>Le</strong> symbolique fonde le<br />

lien social, il permet la communication, l'interaction, les échanges entre les individus<br />

qui partagent ses catégories. <strong>Le</strong> mythe serait donc un moyen, pour les membres d'une<br />

société déterminée, de mettre à l'épreuve leur maîtrise des catégories symboliques<br />

communes, de réactiver ce savoir partagé sur le monde. <strong>Le</strong>s destinataires du mythe<br />

pourraient vérifier leur propre compétence culturelle, mais aussi la congruence du<br />

récit et de ses catégories symboliques avec ce vaste savoir sur le monde, sur la nature<br />

(flore, bestiaire...) et sur les usages de la nature. Même le discours scientifique (les<br />

traités de sciences naturelles dans le corpus aristotélicien, par exemple) n'échappe<br />

pas à l'emprise des catégories a priori, qui informent et prédéterminent l'observation<br />

ou la description de la réalité. L'une des clés du mythe réside ainsi dans le contexte<br />

ethnographique, et C. <strong>Le</strong>vi-Strauss, après avoir tenté de dégager une grammaire<br />

formelle du récit mythique, a reconnu l'importance prépondérante de tout le savoir<br />

véhiculé par la société 1 . <strong>Le</strong> mythe est le moyen social de réactiver, de mettre en jeu<br />

les valeurs sémantiques du code culturel.<br />

Il nous faut dégager les conséquences méthodologiques de ce modèle où le<br />

mythe condense, sur un mode presque mnémotechnique, les catégories symboliques<br />

de la culture qui le produit. Comme l'a formulé naguère M. Detienne 2 , le principe de<br />

l'interprétation anthropologique des mythes est de se déployer à l'intérieur même de<br />

la culture étudiée, c'est-à-dire de n'utiliser comme « pièces justificatives » que les<br />

données, les traditions et les croyances attestée dans cette société. On renonce de ce<br />

fait à l'application de modèles théoriques extérieurs ou encore à une démarche<br />

comparatiste entre des mythes d'aires culturelles différentes. <strong>Le</strong> travail de l'interprète<br />

consiste à établir des relations entre ce que le mythe formule explicitement et les<br />

différents degrés du savoir implicite qui se trouvent convoqués. Detienne énumère<br />

les composantes de ce savoir implicite : il comprend tous les registres de la vie<br />

sociale, spirituelle et matérielle, les savoirs botanique, médical, rituel, zoologique,<br />

astronomique, etc., bref l'ensemble de l'expérience que l'on peut avoir de la réalité et<br />

qui se trouve médiatisée par la culture. L'interprétation consiste alors à reconstituer<br />

le système des relations existant entre le mythe et ce savoir englobant, à retrouver les<br />

1 Claude LEVI-STRAUSS, « La geste d'Adiswald », dans : Anthropologie Structurale deux, Paris, 1973,<br />

p.175-233.<br />

2 Marcel DETIENNE, <strong>Le</strong>s jardins d'Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard,<br />

1972, en particulier p. 9-15 et Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977, en particulier p.18-47.<br />

278


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

associations possibles d'idées, de motifs et de concepts. <strong>Le</strong> mythologue apparaît ainsi<br />

comme un cartographe : il actualise des corrélations virtuellement présentes. Il fait la<br />

carte des parcours analogiques possibles à l'intérieur d'un même cadre culturel : ce<br />

travail cartographique se veut systématique et exhaustif, là où la réception du mythe<br />

par un individu particulier, était sans doute partielle, n'actualisant qu'un nombre<br />

limité d'associations. <strong>Le</strong> sens ne semble pouvoir se dégager que par le biais de cette<br />

activité intellectuelle, qui dégage à l'intérieur même du mythe et entre le mythe et le<br />

contexte culturel, des relations d'identité, de complémentarité, de variation et<br />

d'opposition. Un mythe est incompréhensible si on ne le situe pas dans une série ou<br />

dans un contexte.<br />

On n'a pas manqué de critiquer souvent sévèrement le projet de l'analyse<br />

structurale des mythes et l'application des méthodes de l'anthropologie culturelle au<br />

monde grec. Deux objections principales sont formulées. On dénonce d'abord<br />

l'hétérogénéité des témoignages utilisés par le mythologue moderne (Aristote, une<br />

scholie, une description d'Hérodote, Théophraste..) puis son mépris apparent pour<br />

l'histoire puisqu'il traverse allégrement la totalité de l'hellénisme, d'Homère aux<br />

lexicographes byzantins. Ces critiques, loin d'invalider les résultats de l'analyse des<br />

mythes, doivent au contraire la conduire à affronter les implications théoriques de sa<br />

démarche. <strong>Le</strong> débat qui s'esquisse ici oppose en fait des historiens soucieux de la<br />

chronologie, de la spécificité des genres littéraires et des niveaux de discours (un<br />

texte scientifique de l'école aristotélicienne a-t-il quelque chose à voir avec la pensée<br />

mythique ?) et des anthropologues convaincus que les représentations mentales et les<br />

catégories symboliques ne sont pas régies par le même rythme chronologique que les<br />

faits militaires ou politiques, qu'elles peuvent se maintenir sur la longue durée,<br />

indépendamment des changements conjoncturels, et s'imposer par la permanence de<br />

la langue et du lexique, par la fréquentation des mêmes textes de référence, par<br />

l'inertie d'images et de motifs profondément ancrés dans la mentalité collective.<br />

<strong>Le</strong> mythe met en jeu des catégories symboliques qui font système à l'intérieur<br />

de la culture. <strong>Le</strong> propre d'un système est l'interconnexion de ses différentes<br />

composantes, leur interdépendance qui fait qu'il est souvent impossible de soustraire<br />

ou de modifier un élément sans affecter l'ensemble qui l'englobe. <strong>Le</strong> système<br />

symbolique se définit par sa stabilité et sa permanence, tant qu'il offre à la société<br />

une référence suffisante et efficace, une grille opérationnelle pour penser la réalité et<br />

le monde, la nature et la surnature, pour se penser elle-même. <strong>Le</strong> propre d'un système<br />

symbolique est de fonctionner sans que l'on y prête attention, sans que l'on prenne<br />

conscience de son existence : le système symbolique est ce qui va de soi, ce qui ne<br />

pose pas problème pour ceux qui le partagent. Il est ce savoir implicite et préalable<br />

qui détermine « naturellement » nos actions et nos discours, qui nous permet aussi de<br />

communiquer et de nous comprendre en fonction d'une référence commune. Tant<br />

que ce système s'avère pertinent, tant que l'on ne prend pas conscience de son<br />

incongruité, de sa nature artificielle ou anachronique, il se transmet de manière<br />

statique.<br />

<strong>Le</strong> système symbolique est sous-jacent dans tous les secteurs de l'activité<br />

pratique, quotidienne, intellectuelle ou imaginaire de la société considérée. Certes,<br />

chacun de ces secteurs a sa spécificité et sa logique propre, mais la communication<br />

reste possible entre les différents champs de la culture. Cela revient donc à admettre<br />

279


LE CONTE<br />

que le mythe ne constitue pas un domaine entièrement isolé dans la culture grecque,<br />

relevant d'une rationalité et d'une pensée à ce point spécifiques qu'elles exigeraient<br />

un effort d'adaptation pour passer de la pensée ordinaire ou scientifique à la pensée<br />

mythique. <strong>Le</strong> mythe et les autres secteurs de la culture peuvent être vécus sans<br />

solution de continuité. Il peut y avoir sens et pensée précisément du fait de<br />

l'existence d'une certaine redondance entre les différents champs de savoir. Si l'on<br />

admet que les catégories symboliques influent sur l'ensemble des productions<br />

culturelles, il faut remettre en question la dichotomie traditionnelle entre le muthos et<br />

le logos, c'est-à-dire entre une pensée rationnelle et les errances de l'imaginaire. <strong>Le</strong><br />

mythe véhicule un savoir sur le monde, et le texte scientifique n'est pas à l'abri des<br />

représentations mythiques. <strong>Le</strong> géographe, le naturaliste, l'ethnographe ne décrivent<br />

pas objectivement le réel : ils construisent un objet intellectuel où l'empirique et<br />

l'observable s'opacifient de valeurs, de conceptions a priori, d'images mythiques.<br />

<strong>Le</strong> travail de l'interprète consiste ainsi à expliciter et à classer tous ces savoirs<br />

implicites, réactivés dans l'esprit d'un individu par un nom propre, un nom de plante,<br />

d'animal, d'étoile ou de pierre. Il faut reconstituer les codes implicites, les taxinomies<br />

symboliques du monde naturel, retrouver la logique que l'on comprenait<br />

intuitivement, réarticuler la compétence culturelle propre aux membres d'une même<br />

société, immédiate et instinctive. La recherche moderne reconstruit cette<br />

compétence, et lui donne un aspect artificiel et systématique qu'elle n'avait<br />

évidemment pas dans la réalité vécue.<br />

Mais comment un individu pouvait-il acquérir une telle compétence, maîtriser<br />

ce réseau de relations, cet ensemble de significations et de valeurs que l'analyse<br />

structurale des mythes se plaît à figurer sous la forme de schémas complexes,<br />

d'équations et de tableaux ? Un tel apprentissage était en fait indissociable de la<br />

socialisation 1 . Il se déroulait à travers une série d'étapes : l'acquisition du langage,<br />

structurant la manière de penser le monde et la réalité ; l'éducation familiale et<br />

scolaire, la découverte des grands textes canoniques de la culture grecque, les<br />

méthodes de l'exégèse grammaticale, qui commence à tisser le réseau des références<br />

culturelles et des analogies ; l'initiation imposée aux futurs citoyens, dans ses<br />

dimensions militaire, politique et religieuse ; le rôle suggestif et didactique des<br />

images, des textes, du cadre de la vie quotidienne et de l'espace même qui, à travers<br />

lieux-dits et monuments, induit la remémoration des mythes et des épisodes<br />

fondateurs. L'éducation, mais aussi l'ensemble des situations de la communication<br />

sociale se prêtent à la lente acquisition du stock des catégories symboliques.<br />

Marcel Detienne, dans son analyse du mythe d'Adonis, nous semble avoir<br />

bien montré les modes et les niveaux de fonctionnement de cette pensée symbolique.<br />

Adonis, on le sait, est le fils de Myrrha, l'arbre à myrrhe, et l'amant de Perséphone et<br />

d'Aphrodite. <strong>Le</strong>s dieux sont jaloux de ce séducteur irrésistible, Adonis va être tué par<br />

un sanglier dans un carré de laitues. L'interprétation traditionnelle, dans la lignée de<br />

Frazer, voit dans ce récit un mythe de la végétation et des céréales. Detienne, lui, a<br />

démontré que le mythe d'Adonis avait pour objet essentiel les aromates et la<br />

1 Voir à ce sujet le livre très suggestif de Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction<br />

sociale de la réalité, traduit de l'américain par P. Taminiaux, Paris, Méridiens- Klincksieck, 1986. Pour<br />

l'approche anthropologique des catégories symboliques, nous nous référons à Dan SPERBER, <strong>Le</strong><br />

symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.<br />

280


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

séduction. Pour en comprendre les significations profondes, il va s'attacher à<br />

explorer les ramifications analogiques du mythe, à remonter la chaîne de ses<br />

présupposés, à reconstituer le savoir partagé et implicite qui le sous-tend.<br />

Il est impossible de rendre compte de la présence des aromates dans le mythe,<br />

si l'on ne s'attache pas à retrouver la manière grecque de concevoir ce secteur du<br />

monde végétal. L'important est moins le savoir botanique moderne que le savoir<br />

antique lui-même, l'ensemble des informations, des récits véhiculés par la tradition<br />

littéraire, mais aussi les pratiques, les rituels, les usages quotidiens. Il faut donc<br />

explorer la géographie spécifique des aromates (en quelle région de la terre<br />

apparaissent-ils ?), suivre les méandres des spéculations antiques expliquant leurs<br />

senteurs particulières. Il faut également appréhender leur rôle dans le sacrifice<br />

civique, leur fonction de condiment culinaire, mais aussi leur pouvoir de conjoindre<br />

le haut et le bas, les hommes et les dieux. <strong>Le</strong>s aromates sont également du côté de la<br />

séduction, avec l'usage érotique des onguents et des parfums. Un partage<br />

fondamental se dessine ainsi entre le monde d'Adonis, des aromates, de la séduction<br />

érotique, et le monde de Déméter, de la culture des céréales, du mariage légitime.<br />

L'incompatibilité de ces deux mondes apparaît bien lors de la fête des Adonies, au<br />

cœur de l'été, au moment de la canicule : les femmes font pousser en quelques jours,<br />

dans de petits pots exposés en plein air, des céréales et des plantes potagères. Mais<br />

c'est là une culture sans fruits, desséchée à peine germée. <strong>Le</strong> blé ne peut être traité<br />

comme un aromate et se développer sous le feu excessif du soleil. <strong>Le</strong> mythe d'Adonis<br />

permet ainsi de penser le mariage et son envers, l'agriculture et cet autre qu'est la<br />

culture des aromates. Il met en jeu les catégories symboliques organisant la<br />

taxinomie végétale, les grands principes fondamentaux permettant de classifier le<br />

monde naturel (froid/chaud, sec/humide). Pour être compris, il implique de ses<br />

destinataires la maîtrise préalable de tous ces codes.<br />

Il n'est pas dans notre propos d'entrer plus avant dans l'analyse de Marcel<br />

Detienne. Mais il nous semble que l'analyse structurale de type anthropologique<br />

conduit à formuler différemment les problèmes de la réception du mythe, tels que<br />

Paul Veyne a tenté de les théoriser. La réception du mythe, à présent, ne se pose plus<br />

en termes de croyance ou d'incrédulité, de vraisemblable ou d'invraisemblable. En<br />

privilégiant les modalités de rationalisation du mythe par épuration du merveilleux,<br />

Veyne était conduit à assimiler le mythe à l'histoire, à le considérer comme un savoir<br />

sur le passé, devant affirmer sa vraisemblance, sinon sa vérité. Or c'est précisément<br />

dans le merveilleux et l'irrationnel, dans le détail absurde et incongru que se loge la<br />

pensée symbolique. L'anthropologie culturelle nous conduirait ainsi à définir le<br />

mythe comme un moyen (parmi d'autres) d'affirmer et de maintenir la cohésion d'une<br />

communauté partageant le même univers symbolique. Cette communauté peut être<br />

celle d'une cité, d'une région ou d'une aire géographique, comme elle peut être une<br />

communauté de culture : la propagation de l'hellénisme, après les conquêtes<br />

d'Alexandre le Grand, entraînait aussi la diffusion d'une pensée, d'une langue, des<br />

catégories symboliques. L'acculturation des élites indigènes supposait l'acquisition et<br />

la maîtrise de l'ensemble de cette compétence. <strong>Le</strong> mythe serait ainsi à ranger parmi<br />

les proverbes, les manières de tables, la politesse, tous les rites religieux et sociaux,<br />

bref, tout ce qui crée une connivence entre les membres d'une même communauté.<br />

La spécificité du mythe résiderait dans son pouvoir de réactiver un savoir implicite<br />

281


LE CONTE<br />

sur le monde. <strong>Le</strong> mythe serait ainsi comme un aide-mémoire, permettant de prendre<br />

conscience de ce qui rattache les pratiques quotidiennes, les rituels, les normes et les<br />

usages sociaux à l'univers symbolique, grâce à la médiation du récit.<br />

<strong>Le</strong>s Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? Certes, la vraisemblance ou<br />

l'invraisemblance du récit pouvaient conduire le destinataire à une réaction<br />

d'incrédulité, à se laisser séduire par le plaisir spécifique de la fiction, à épurer le<br />

mythe de son enveloppe merveilleuse ou à s'engager sur la voie de l'interprétation<br />

allégorique. Mais la réception du mythe nous paraît aussi mettre en œuvre une<br />

compétence particulière, une sensibilité intuitive permettant d'évaluer le degré de<br />

congruence du mythe avec les catégories symboliques de la culture : le destinataire<br />

était ainsi sensible au jeu d'échos, d'analogies, d'écarts entre l'univers du mythe et<br />

l'expérience religieuse, quotidienne, politique, sociale, familiale. <strong>Le</strong> propre de la<br />

réception du mythe, dans un contexte culturel déterminé, est peut-être que l'on ne se<br />

pose pas de questions sur les catégories symboliques mises en œuvre, car elles sont<br />

celles qui organisent la perception de la réalité. La réaction au mythe serait ainsi<br />

moins de l'ordre de la croyance que du sentiment d'une certaine familiarité devant un<br />

ordre qui va de soi, devant des rapports de causalité, une logique, des valeurs qui<br />

paraissent « naturels » précisément parce qu'ils sont culturellement validés et<br />

transmis.<br />

LE MYTHE COMME OBJET ET INSTRUMENT DE SAVOIR<br />

Paul Veyne, par son livre si stimulant, nous invite à compléter cette réflexion<br />

sur le mythe en abordant une modalité particulière de son énonciation : Veyne a en<br />

effet bien noté que souvent le mythe se présentait sous la forme d'un<br />

« renseignement », d'une information ponctuelle et factuelle livrant un nom propre,<br />

donnant l'origine d'un lieu-dit, d'un monument ou d'un élément du paysage 1 . <strong>Le</strong><br />

mythe relève alors d'un mode spécifique d'illocution où le destinataire du<br />

« renseignement » reconnaît préalablement au locuteur compétence et honnêteté. <strong>Le</strong><br />

mythe échappe ainsi à l'alternative du vrai et du faux, puisqu'il sera reçu ou rejeté sur<br />

la base d'un argument d'autorité. La mythologie et la mythographie supposent alors le<br />

personnage du spécialiste, maîtrisant ce savoir technique. Ce spécialiste est<br />

susceptible de diverses incarnations. Il peut être un indigène, un villageois<br />

perpétuant avec les siens les traditions des origines : l'ancrage dans le territoire est un<br />

gage d'authenticité et de mémoire bien transmise de génération en génération. <strong>Le</strong><br />

mythe, ici, est pure oralité. Il y aussi l'historien ou le périégète, qui recueillent ces<br />

traditions auprès des indigènes au fil de leurs voyages, puis les fixent par l'écriture :<br />

cette dernière, les méthodes critiques propres à l'historia, l'enquête par excellence,<br />

les sources locales et orales de l'information, tout cela contribue à donner au mythe<br />

écrit une présomption de vérité et d'authenticité. Autre mythographe, le poète, dont<br />

l'autorité peut s'appuyer sur la révélation des Muses ou encore sur un travail de<br />

documentation et de collecte des variantes mythiques qui l'apparente à l'historien<br />

(pensons à Callimaque et Apollonios de Rhodes). Ces différents personnages prêtent<br />

leur voix ou leur plume à un mythe qui leur préexiste.<br />

1 Paul VEYNE, op.cit., p.35.<br />

282


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

Finalement, à quoi sert la perpétuation des mythes grecs, quelle est la<br />

fonction intellectuelle et sociale de ces mythologies et mythographies ? Pourquoi<br />

faut-il toujours reprendre les mêmes récits, les collecter en de nouveaux recueils, les<br />

recenser et les recopier, les récrire tout en les transformant ? Qu'est-ce que le mythe<br />

donne à penser et comment le donne-t-il à penser ? Certes, nous avons vu les liens du<br />

mythe avec les catégories symboliques qi structurent la perception du monde dans<br />

une société déterminée. Mais notre interrogation présente porte sur la rationalité<br />

spécifique qui est à l’œuvre dans la reproduction même du récit mythique, sur les<br />

logiques intellectuelles présidant à la gestion, à la classification et à la<br />

remémorisation des mythes. Comment une société, par la médiation d'experts,<br />

procède-t-elle à l'archivage de ses traditions ? Comment peut-on écrire la mythologie<br />

et donner une cohérence à cette dissémination infinie de récits et de variantes,<br />

comment peut-on s'assurer que l'on n'oublie aucun mythe ou que l'on ne le raconte<br />

pas deux fois ?<br />

<strong>Le</strong> mythe nous semble être l'un des instruments privilégiés de la pensée<br />

étiologique. Nous définissons cette dernière comme la science de la motivation. Elle<br />

relève également de la métaphore, en ce sens qu'elle établit des jonctions, des<br />

correspondances entre la réalité objective et le corpus mythique. La pensée<br />

étiologique utilise les mythes pour donner au réel une mémoire, des racines dans le<br />

temps, une origine assignable. Elle transforme en outre le perceptible en lisible et en<br />

dicible. Deux cas sont à envisager : l'herméneutique de l'environnement naturel et<br />

l'étymologie.<br />

L'herméneutique de l'environnement projette le sens sur les éléments du<br />

paysage : sources, pierres, arbres, plantes, accidents du relief. La culture se<br />

superpose ainsi à la nature, en transforme la perception. <strong>Le</strong> passé du mythe<br />

transparaît dans l'actualité d'un regard ou d'un parcours. La présence objective, la<br />

permanence du paysage déterminent la vérité du récit mythique, puisqu'elles le<br />

projettent dans la réalité sensible. <strong>Le</strong> mythe est vrai, car j'en vois les traces inscrites<br />

dans le paysage. Encore faudrait-il bien saisir le sens de cette procédure véridictoire.<br />

Lorsque l'on dit que ce rocher est le siège improvisé sur lequel la déesse Déméter<br />

s'est reposée lorsqu'elle recherchait sa fille enlevée, lorsque l'on rappelle que sur cet<br />

autre rocher Orphée posa jadis sa lyre, on ne veut pas prouver la réalité de Déméter<br />

ou d'Orphée. <strong>Le</strong>urs existences n'ont jamais été réellement contestées. Ce qu'il s'agit<br />

en revanche de prouver, c'est qu'Orphée ou Déméter, à un moment de leur histoire,<br />

se sont réellement trouvés dans ce lieu, dans ce point du territoire de la cité, et que<br />

cette dernière peut, par conséquent, s'enorgueillir de ces vestiges glorieux. Ce qui<br />

apparaît ici est donc une certaine forme de sémiologie : les indigènes ou le<br />

mythographe doivent identifier les signes cachés dans le paysage, et déterminer en<br />

même temps leur signification. Cette herméneutique du paysage conduit à suspecter<br />

des pierres, des plantes à l'apparence anodine : les éléments naturels du paysage ne<br />

sont pas ce qu'ils paraissent être. Un arbre peut être l'antique victime de quelque<br />

métamorphose, une fleur ou une source de même, un rocher, lui, peut être un siège<br />

divin.<br />

Dans la parole des informateurs locaux comme dans le texte du mythographe,<br />

la narration mythique est ponctuée de gestes déictiques, parfois simples opérateurs<br />

rhétoriques qui viennent garantir l'inscription du mythe dans la réalité. <strong>Le</strong> postulat de<br />

283


LE CONTE<br />

la pensée étiologique est celui d'une homogénéité et d'une permanence de l'espace à<br />

travers le temps, mais aussi d'une homogénéité et d'une continuité du temps mythique<br />

et du temps historique, l'un comme l'autre laissant des traces qui s'échelonnent dans<br />

la chronologie.<br />

La conscience de l'inscription du mythe dans le paysage n'a pas les mêmes<br />

implications pour l'indigène, fixé sur son territoire, et l'enquêteur qui va de village en<br />

village récolter les traditions locales. L'indigène a conscience de vivre dans un<br />

espace constellé de signes, véritable mémoire de la collectivité civique matérialisée<br />

dans l'environnement quotidien, dans le cadre des occupations et des travaux de tous<br />

les jours. La communauté prend conscience de sa cohésion et de son identité par<br />

rapport aux cités voisines grâce à ces quelques épisodes mythiques, de l'ordre de<br />

l'événement, du singulier, de l'accident, qui la valorisent en l'associant à un<br />

personnage divin ou héroïque dont la présence demeurera à jamais visible de tous.<br />

On entrevoit également le double processus d'intégration et de différenciation propre<br />

à cette mythologie locale : la cité marque son appartenance à l'hellénisme,<br />

revendique sa part des grands mythes panhelléniques, geste des Olympiens,<br />

d'Héraclès ou de Thésée. Mais elle se distingue aussi de toute autre cité grecque en<br />

s'appropriant un événement mythique qui n'a pu se produire qu'une seule fois et en<br />

un seul lieu. L'enquêteur étranger, lui, parcourt la Grèce entière : il va reconstituer<br />

les grands cycles panhelléniques en détaillant leurs variantes locales. <strong>Le</strong> meilleur<br />

exemple nous est offert par la Périégèse de la Grèce écrite au IIe siècle de notre ère<br />

par Pausanias 1 : les campagnes et les cités grecques deviennent un vaste livre où se<br />

trouve écrite la mythologie. Voyager, c'est relire ces récits. De l'espace de la cité à<br />

l'Hellade, des traditions locales aux cycles panhelléniques : le livre du mythographe<br />

instaure un espace de confrontation critique, qui raccorde les épisodes, réorganise les<br />

exploits héroïques selon la logique de la chronologie ou du voyage, qui doit aplanir<br />

les divergences, supprimer les redondances.<br />

Avec l'étymologie, le matériau de base de l'opération étiologique est le<br />

langage, onomastique et toponymie. Il s'agit de motiver les noms de cités, de régions,<br />

de continents ou de simples lieux-dits. La dérivation étymologique permet de<br />

corréler un nom de lieu et un nom de personnage mythique, d'établir un lien entre<br />

l'historicité d'un destin individuel et la permanence d'un lieu. L'éponyme est une<br />

figure importante dans la vie politique des cités : il peut être l'ancêtre fondateur, le<br />

protecteur, le premier homme surgi de la terre dans cette région. <strong>Le</strong> nom qu'il a légué<br />

à la cité peut aussi s'accompagner de vestiges matériels, soit sous la forme de signes<br />

inscrits dans le paysage, soit sous celle d'un monument, d'une maison ou d'un<br />

tombeau. <strong>Le</strong> mythe marque son efficacité sous la forme d'un simple nom propre, qui<br />

suffit à penser l'origine. Cette mythologie politique peut devenir un jeu de<br />

grammairiens, un réflexe de lexicographes : c'est une simple manipulation graphique<br />

qui conduit du suffixe toponymique au suffixe anthroponymique. On est alors en<br />

droit de s'interroger sur le sens d'une telle exégèse. Son apport informatif est<br />

pratiquement nul, et frise la tautologie : que nous apprend en effet la corrélation pure<br />

1 Voir C. JACOB, « Voyages dans le Musée. Un itinéraire archéologique dans la culture grecque »,<br />

dans : Claquemurer, pour ainsi dire, tout l'univers. La mise en exposition, sous la direction de Jean<br />

DAVALLON, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p.23-38.<br />

284


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

et simple d'un lieu et de son éponyme, Asie dérive d'Asieus, Libye de Libys, etc. ?<br />

En fait l'énigme de la motivation du toponyme se trouve déplacée sur l'épisode<br />

originel où l'éponyme transmet son nom à un lieu, voire à un continent. <strong>Le</strong> lien entre<br />

le toponyme et l'éponyme doit lui-même être motivé, donner lieu à un récit. La<br />

démarche étiologique, par le biais de l'archéologie du paysage ou de l'étymologie,<br />

génère ainsi la création mythographique : celle-ci a ses professionnels,<br />

grammairiens, lexicographes, antiquaires. Tous ont horreur du vide et suppléent par<br />

leur ingéniosité les lacunes des traditions locales.<br />

Comment gérer cette profusion de récits ? Comment transformer la<br />

mythologie en mythographie ? <strong>Le</strong> recueil mythographique est en fait une<br />

mnémotechnique : il doit permettre au mythographe de vérifier qu'il n'oublie rien. Il<br />

doit offrir au lecteur le moyen de se repérer dans un dédale de traditions et de<br />

variantes. Il délimite également un espace critique, se prêtant à la confrontation des<br />

traditions, au choix des meilleures variantes, invitant à porter des jugements sur la<br />

vraisemblance de tel récit ou encore suggérant l'interprétation. <strong>Le</strong> mythe, cette parole<br />

diffuse et insaisissable, est donc fixé par l'écriture. La mythographie n'est pas un<br />

phénomène tardif où la mémoire artificielle de l'écriture viendrait se substituer à la<br />

mémoire vivante et défaillante des cités grecques, mais une activité qui apparaît avec<br />

les premiers textes historiques utilisant l'écriture alphabétique, telles les Généalogies<br />

d'Hécatée de Milet 1 .<br />

Quels sont les enjeux de cette utilisation de l'écriture ? Elle permet de<br />

nouvelles opérations intellectuelles : maîtriser et manipuler les récits mythiques, les<br />

classer, les recenser, en fixer les versions canoniques ou littéraires. L'écriture permet<br />

d'englober la profusion des mythes, la dissémination qui les rend insaisissables, dans<br />

l'espace clos d'un recueil, d'un catalogue. La possibilité de la complétude et de<br />

l'exhaustivité s'accompagne de celle d'éviter les redondances, les lacunes et les<br />

ellipses. L'écriture construit aussi un espace critique où l'on peut comparer, résoudre<br />

les contradictions, rationaliser. Il est possible de mettre en présence deux récits<br />

contradictoires, et de rétablir par une intervention directe la cohérence. L'écriture<br />

invite à des choix, à des décisions.<br />

Mais la mythographie ne se limite pas à ce pouvoir d'archivage des traditions<br />

orales. Elle est aussi une opération technique de réélaboration et de mise en ordre, et<br />

de nouveaux éléments peuvent dès lors interférer avec la logique symbolique du<br />

mythe. L'écriture des mythes, tout en continuant à respecter les significations<br />

profondes du mythe et la pertinence des catégories qu'il met en œuvre, obéit à<br />

d'autres critères : par exemple le critère esthétique (la beauté d'un récit ou d'une<br />

description, le choix d'un langage littéraire orné de métaphores), le critère hédonique<br />

(provoquer le plaisir du lecteur par un récit bien construit, aménageant des surprises,<br />

suscitant des émotions). Car si la mythographie est lourde d'implications sur le plan<br />

de l'écriture, de la mise en forme des mythes, elle n'est pas moins déterminante pour<br />

la réception même de ces récits. Aux situations de la communication orale, à<br />

l'interaction du récit et du paysage, à l'autorité des énonciateurs du mythe, dans la<br />

campagne ou la cité, elle substitue cet objet nouveau qu'est le livre (le rouleau de<br />

papyrus, puis le codex en parchemin), cette opération intellectuelle qu'est la lecture,<br />

1 Voir Marcel DETIENNE, L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 123- 154.<br />

285


LE CONTE<br />

à haute voix ou silencieuse. La lecture d'un texte écrit implique une perception<br />

différente des significations, des accents sémantiques, une plus grande liberté aussi<br />

de l'association d'idées, du jeu analogiques, qui ne se trouvent plus astreints au<br />

déroulement linéaire et non réversible de l'oralité.<br />

Ces liens nouveaux entre le mythe et l'écriture contribuent à assurer sa<br />

fonction d'exercice scolaire. La mémorisation des récits mythiques, les exercices de<br />

composition écrite sur des arguments mythiques, les exercices de récitation, le<br />

commentaire « grammatical » des textes littéraires, autant d'aspects de cette<br />

« acculturation » qui assure l'acquisition progressive des catégories symboliques par<br />

les enfants. Mais dans le cadre de ces exercices scolaires, il nous semble que la<br />

problématique de Paul Veyne sur la crédibilité du mythe n'est pas pertinente.<br />

L'écolier grec récitant un mythe de métamorphose ou d'exploit héroïque se trouve<br />

dans la même situation que l'écolier français récitant La cigale et la fourmi : il doit<br />

mener à bien une performance technique, sans se poser de questions sur la<br />

vraisemblance d'un univers où les dieux côtoient les hommes, où les cigales parlent<br />

aux fourmis. Il est tacitement admis que les mythes grecs ou les Fables de La<br />

Fontaine constituent un univers de référence culturelle dont la maîtrise fait partie de<br />

l'éducation.<br />

La mythographie, dans les dimensions encyclopédiques qu'elle prend parfois<br />

à l'époque hellénistique ou gréco-romaine, pose encore d'autres problèmes<br />

proprement techniques : comment écrire les mythes ? Quel fil conducteur permettra<br />

de les recenser tous ? Quel ordre adopter, quel plan suivre ? Ce problème est autant<br />

celui du mythographe que du lecteur. <strong>Le</strong> premier doit disposer d'un cadre général<br />

préalable, permettant de mettre chaque mythe à sa place et donnant l'assurance<br />

qu'une seule place convient à tel récit. Il doit se donner les moyens de l'exhaustivité<br />

et de la systématicité dans son projet de collecter tous les mythes de la tradition. <strong>Le</strong><br />

lecteur, lui, a besoin d'emblée d'un principe d'ordre qui soit aussi un principe de<br />

progression, un fil d'Ariane permettant de se repérer dans le texte mythographique.<br />

<strong>Le</strong> mythographe grec dispose de trois grands modèles pour mettre en ordre<br />

l'infinité des mythes qu'il doit rassembler. Il y a tout d'abord la généalogie. De la<br />

succession des générations mythiques, depuis les entités primordiales des origines<br />

jusqu'aux rois des débuts de l'histoire, on peut déduire un ordre permettant d'égrener<br />

les récits et traditions relatifs aux personnages successivement énumérés. <strong>Le</strong><br />

classement par familles permet de raconter l'ensemble des mythes relatifs à une<br />

même génération. De bons exemples de cette mythographie qui se conforme aux<br />

arborescences de l'arbre généalogique nous sont offerts par la Théogonie d'Hésiode<br />

et la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore. Il n'est pas à exclure que des schémas<br />

graphiques aient pu figurer la succession des générations 1 . <strong>Le</strong> second modèle pour<br />

mettre en ordre les mythes de la tradition est celui du commentaire de texte. <strong>Le</strong> cadre<br />

de cette pratique se situe dans les écoles et les bibliothèques du monde hellénistique,<br />

où l'on édite, commente et explique les textes classiques de la littérature grecque.<br />

L'explication mot à mot de l'Iliade ou de l'Odyssée, en effet, se prête à mobiliser tout<br />

un patrimoine culturel. <strong>Le</strong>s mots du texte, les noms propres qu'il renferme<br />

1 Nous avons une allusion à un arbre généalogique dessiné sur une tablette dans DEMOS- THENE,<br />

Contre Macartatos, 18 (ce texte m'a été signalé par M. Detienne).<br />

286


PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC<br />

(personnages, lieux...), les péripéties mêmes du récit, autant d'indices permettant de<br />

convoquer, dans les scholies marginales, des bribes d'autres récits, des citations<br />

d'autres textes, des étymologies, des esquisses d'exégèses allégoriques. L'analogie et<br />

l'association d'idées, le souci érudit de trouver des parallèles, d'accumuler les<br />

exemples, tout cela contribue à faire du travail des grammairiens alexandrins et<br />

byzantins l'une des nos meilleures sources pour la connaissance des variantes<br />

mythiques rares ou des particularités rituelles peu connues. <strong>Le</strong>s mythes sont évoqués<br />

allusivement, de manière elliptique : seule l'information pertinente pour éclairer le<br />

texte commenté est mobilisée. <strong>Le</strong> texte offre au scholiaste un ordre préexistant et<br />

arbitraire lui permettant de fixer par l'écriture certaines des références qui<br />

encombrent sa mémoire de lettré.<br />

<strong>Le</strong> dernier principe d'ordre est offert par l'espace géographique. La carte<br />

fournit une infinité de lieux de mémoire où il est possible de stocker les épisodes du<br />

mythe. <strong>Le</strong>s toponymes mêmes suggèrent au grammairien une vaste gamme<br />

d'étymologies potentielles, qu'il faudra éventuellement motiver par des récits<br />

étiologiques : par exemple, la Médie dérive de Médée, Tarse rappelle l'os perdu par<br />

le cheval Pégase, l'Ausonie porte le nom d'Auson, etc. Peu importe l'ordre : parcourir<br />

la carte ou les toponymes d'un texte géographique, voire d'un lexique alphabétique,<br />

permet de remobiliser un répertoire étendu de figures mythiques. Plus spécifique de<br />

la carte est le pouvoir particulier de remémorer des voyages entiers, les périples des<br />

héros voyageurs comme Ulysse, Jason, Héraclès ou Dionysos. La carte permet de<br />

retracer l'itinéraire, de reconstituer la continuité narrative, voire de contrôler la<br />

mémorisation d'un texte entier. Nous avons montré ailleurs les liens existant entre<br />

une certaine géographie scolaire, à Alexandrie, et la mémorisation de l'Odyssée ou<br />

des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes 1 .<br />

La mythographie implique une forme spécifique de gestion et de mise en<br />

ordre, par l'écriture, de la constellation des récits mythiques. Par gestion, nous<br />

entendons la fixation de l'oral par l'écrit, l'inventaire des variantes, l'élimination des<br />

redondances et des contradictions, le souci de faciliter l'accès à toutes ces traditions,<br />

de rendre facile leur mobilisation dans la mémoire du lecteur. La mémoire artificielle<br />

de l'écriture, immuable et statique, mais se prêtant aussi à de nouvelles opérations<br />

intellectuelles, remplace les aléas de la mémoire vivante. <strong>Le</strong> recueil mythographique<br />

conjoint paradoxalement le projet de la condensation, sous une forme humainement<br />

maîtrisable, des traditions légendaires, mais aussi celui d'une expansion à l'infini,<br />

englobant chaque variante, chaque détail. La mythographie est donc le lieu où<br />

s'exerce une pensée rationnelle, où prennent place des opérations formelles visant la<br />

classification et la lisibilité optimales des mythes. <strong>Le</strong> mythe est devenu un objet de<br />

savoir, la mythographie est le savoir technique et spécialisé sur les mythes. L'accent<br />

se déplace du contenu des mythes à leur forme : mais les catégories symboliques<br />

sont toujours présentes, à la surface du mythe.<br />

1 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « L'œil et la mémoire : sur la Périégèse de la Terre<br />

habitée de Denys », dans :Arts et Légendes d'Espaces. Figures du voyage et rhétoriques du monde,<br />

communications réunies et présentées par C. JACOB et F. LESTRINGANT, Paris, PENS, 1981, p.21-<br />

97 : cet article est le premier état d'une recherche que nous avons développée dans notre thèse.<br />

287


LE CONTE<br />

CONCLUSION<br />

Que peut-on conclure de ce trop rapide et superficiel survol des problèmes<br />

théoriques posés par la lecture des mythes ? <strong>Le</strong> mythe est au cœur de la culture<br />

grecque. Il est cet objet paradoxal, dont les illogismes et les détails<br />

incompréhensibles marquent la présence des catégories symboliques. <strong>Le</strong> mythe est<br />

ainsi avant tout un moyen de transmettre, de vérifier, de théoriser l'organisation<br />

symbolique du réel, du monde naturel comme de la société humaine. <strong>Le</strong>s frontières<br />

entre la pensée mythique et la pensée rationnelle ne permettent pas de masquer la<br />

prégnance générale de ces catégories et de ces modèles qui cimentent la perception<br />

sociale de la réalité. <strong>Le</strong> mythe apparaît aussi comme un point sensible de la culture,<br />

les érudits s'acharnent à l'interpréter, à le fixer par l'écriture, à le recopier, comme s'il<br />

était, du fait de son oralité originelle, menacé d'évanescence, de brouillage,<br />

d'amputations. L'archivage par l'écriture constitue la dernière étape de la vie<br />

protéiforme et évolutive du mythe, il met fin à ses métamorphoses, mais il devient<br />

aussi l'objet d'un travail technique, qui le rend plus beau, plus lisible, plus frappant<br />

pour l'imagination des lecteurs. La mythographie, finalement, nous éclaire sur la<br />

conception que la culture grecque se fait de sa propre mémoire. Là se trouve ce qu'il<br />

faudrait transmettre à tout prix, si tout était condamné au naufrage...<br />

JACOB Christian<br />

C.N.R.S.<br />

288


ASPECT DE LA GESTION DU SENS<br />

DANS UNE PERSPECTIVE<br />

DE GÉNÉRATION AUTOMATIQUE DE TEXTES<br />

1. INTRODUCTION<br />

<strong>Le</strong>s réflexions et analyses qui constituent le contenu de cet article s'inscrivent<br />

dans un cadre strictement défini ; celui du logiciel ROMAN diffusé par le C.N.D.P.<br />

et de la famille de logiciels de production de textes élaborés, ou pouvant l'être, selon<br />

les mêmes modalités. Ces modalités sont les suivantes :<br />

1. <strong>Le</strong> programme travaille à partir d'une base de données constituée de<br />

phrases pré-écrites. Il ne génère donc lui-même aucune phrase et ne contient aucune<br />

fonction syntaxique.<br />

2. Ces phrases peuvent, dans la base de données, être saisies sous deux<br />

formes distinctes :<br />

- phrases « normales » : « Des hommes au teint basané déambulaient parmi le<br />

flot incessant des voyageurs qui sortaient de l'aérogare. » 1<br />

- phrases « moules », c'est-à-dire contenant un nombre x de variables 2 : « (A)<br />

eut un instant de panique quand (A) vit un inconnu s'emparer soudain de ses<br />

valises. »<br />

3. <strong>Le</strong> programme est interactif : il ne réalise qu'une partie du travail, l'autre<br />

partie étant laissée à la responsabilité des utilisateurs.<br />

4. Sa fonction essentielle est de produire de courts paragraphes textuels prérédigés,<br />

c'est-à-dire présentant une certaine « cohérence » sémantique. Ces<br />

« paragraphes » sont des unités de discours arbitraires ne référant nullement à une<br />

théorie précise du texte. Ils se présentent, dans leur version automatique, sous la<br />

forme suivante :<br />

a. Marcel Proust avait fait halte dans la forêt. Soudain l'homme surgit sans<br />

qu'il puisse comprendre d'où il sortait. Une grosse larme coulait sur une de ses joues.<br />

1 La plupart des citations sont empruntées à divers ouvrages de la collection Harlequin et sont extraites<br />

d'un ensemble destiné à produire du « roman rose » pour le dixième anniversaire de la B.P.I. (Centre<br />

Georges Pompidou, octobre 1987). L'ouvrage particulier est ici : <strong>Le</strong> médecin des sables de Violet<br />

Winspear.<br />

2 pour un approfondissement de la notion de moules, voir : Paul Braffort, La littérature assistée par<br />

ordinateur (Action poétique 95), J.P. Balpe-P. Braffort, La production littéraire assistée (T. E. M. 3/4),<br />

J.P. Balpe, I nitiation à la génération de textes en langues naturelles (E. Eyrolles) et Laurence Danlos,<br />

La génération automatique de textes en langue naturelle (Encrages 16), 1986.<br />

289


LE CONTE<br />

Il lit une longue phrase composée. Marcel Proust en reçut un tel choc qu'il se mit à<br />

trembler. Il s'empara du papier et l'agita d'un geste fébrile. Il ne s'endormit pas tout<br />

de suite.<br />

b. Il se réveilla à une heure fort avancée de la matinée entendant un bruit<br />

curieux : comme un claquement de draps à l'étendoir. Il prit une feuille de papier<br />

dans une de ses poches et commença à écrire. Une sueur froide l'inonda : « Vous<br />

m'avez fait peur, dit-il. Ils étaient tous là ».<br />

c. Plus la soirée avançait, plus il avait la certitude d'avoir bien employé son<br />

temps. <strong>Le</strong> froid lui crispait les petits poils qu'il avait dans le nez. Il hâta le pas 1 .<br />

Ces textes présentent un certain nombre de maladresses d'écriture et<br />

demandent à être retravaillés.<br />

5. Il n'est fait appel à aucune fonction permettant, automatiquement, de<br />

procéder à la concaténation d'un nombre x de paragraphes produits : cet article<br />

n'abordera aucun des problèmes que peut se poser la sémiolinguistique textuelle. Un<br />

texte sera, volontairement, considéré comme une simple juxtaposition de phrases 2 .<br />

La problématique esquissée ici est celle de la gestion du sens dans un corpus<br />

fini d'unités sémantiques élémentaires. (Ces USE, pour des raisons opératoires,<br />

seront définies à des niveaux non-élémentaires de la langue, proches des phrases et<br />

des moules. On se propose de les traiter comme des unités qui auraient pu être<br />

appelées « phraxèmes ») pour la production d'unités sémantiques d'un niveau<br />

immédiatement supérieur (USS, proches des paragraphes), dans une perspective de<br />

textes de fictions 3 . Elle suppose que soient, provisoirement, retenues comme<br />

hypothèses de travail les postulats suivants :<br />

- l'unité sémantique élémentaire est proche de la phrase,<br />

- il existe plusieurs niveaux d'unités sémantiques,<br />

- ces niveaux sont hiérarchisés,<br />

- ces niveaux sont interdépendants,<br />

- l'unité sémantique de niveau supérieur constitue un texte.<br />

Ces postulats ne seront pas examinés ici, pas plus dans leurs conséquences<br />

linguistiques que dans leurs conséquences informatiques.<br />

2. SITUATION DU PROBLÈME<br />

Soit un ensemble x de phrases. On désigne comme USE, dans cet ensemble,<br />

une chaîne de caractères d'une longueur quelconque, débutant par une majuscule, se<br />

1 Ces textes n'ont pas été produits par le programme « roman rose » qui est en cours de réali- sation, mais<br />

par le didacticiel ROMAN.<br />

2 Pour une esquisse des modes de prise en compte, dans la génération automatique,des apports de la<br />

sémiolinguistique textuelle, cf. mes articles : « Micro-univers et macro-structures dans la production<br />

automatique de textes à orientation littéraire » (Colloque de Cerisy « Ordinateur, communication et<br />

production de textes littéraires », Ed. Cedic/Nathan, 1987) et « Cinq fables électroniques dont une non »<br />

(Action Poétique n°106, décembre 1986).<br />

3 Cette visée n'est en effet pas la seule possible même si elle est apparemment plus facile. Il est fort<br />

possible d'envisager le même type de travail en vue de la production de textes fonc- tionnels. D'une autre<br />

manière, moins lointaine qu'il n'y peut paraître à première vue, Laurence Danlos s'occupe de la<br />

génération de textes journalistiques (Génération automatique de textes en langue naturelle. Ed. Masson,<br />

1985).<br />

290


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

terminant par un point, et considérée, par les locuteurs de la langue dans laquelle elle<br />

est écrite (ici le français standard), comme :<br />

1. syntaxiquement valide (c'est-à-dire dont le degré de conformité à la grammaire de<br />

la langue utilisée entraîne l'adhésion d'une majorité de locuteurs de cette langue),<br />

2. formant un sens admis sans réserve majeur par ces mêmes locuteurs 1 .<br />

N'est donc reçue, dans cet ensemble, comme phrase ni :<br />

1. * Lorsque les chiens traversent l'air dans un diamant comme les idées et<br />

l'appendice de la méninge montre l'heure du réveil programme (le titre est de moi) 2 .<br />

ni :<br />

2. * Tailla cintres ahuri la réalié un enchantement.<br />

<strong>Le</strong>s problèmes de complétude ou d'incomplétude du sens n'étant pas<br />

envisagés, sont reçues comme USE aussi bien :<br />

3. Elle ne vit pas l'inconnu qui s'approchait en sens inverse et fonça droit sur lui.<br />

que :<br />

4. Dépêchez-vous, enfin ! s'exclama-t-il 3 .<br />

On appelle « opération de concaténation », l'opération consistant, à partir d'un<br />

nombre y de ces USE de l'ensemble x, d'obtenir une USS. Cette opération de<br />

concaténation ne pouvant se produire que dans une perspective de cohérence<br />

sémantique est soumise à un certain nombre de contraintes d'ordre linguistique<br />

(sémantique et/ou pragmatique et/ou syntaxique) qui doivent pouvoir être traitées de<br />

façon algorithmique, donc énoncées et hiérarchisées. Il s'agit d'essayer d'examiner<br />

pourquoi une telle opération donne un résultat acceptable avec les USE suivantes :<br />

5. <strong>Le</strong> visage de (A) était étonnamment sérieux.<br />

6. La main toujours posée sur sa nuque, il l'embrassa et soupira 4 .<br />

et ne donne pas un résultat semblable avec :<br />

7. Ils s'arrêtèrent net, la fixant à travers leur écran d'herbes.<br />

8. Et une pieuvre qui fait l'importante, en plus ! releva-t-elle en souriant.<br />

Cet examen devant s'effectuer dans trois perspectives complémentaires et<br />

parfois difficiles à bien distinguer :<br />

1. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant l'opération de<br />

concaténation réduite à deux USE ? (opération de concaténation restreinte : OCR),<br />

2. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant une même<br />

opération de concaténation étendue à un nombre variable d'USE ? (opération de<br />

concaténation étendue : OCE).<br />

3. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant une opération<br />

de concaténation construite permettant la concaténation de deux USE directement<br />

non concaténables ? (opération de création de concaténation : OCC) comme dans les<br />

exemples suivants :<br />

a. (A) se contraignit à garder le sourire mais, en son for intérieur, (1) se traitait<br />

d'imbécile.<br />

1 Nous admettrons sans autre discussion cette « définition » de Bertrand Russel (Signification et vérité) :<br />

« Une phrase parlée est pourvue de sens lorsqu'il existe une croyance possible qu'elle exprime ».<br />

2 Tristan Tzara, Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer.<br />

3 F. Ridd, De passion et de haine (Ed. Harlequin).<br />

4 Victoria Woolf, Rue du paradis (Ed. Harlequin).<br />

291


LE CONTE<br />

b. (A) essaierait de venir plus tard.<br />

<strong>Le</strong>s deux USE a et b sont directement non concaténables, que ce soit par<br />

l'OCR -- a, b ou par l'OCR -- b, a. Pour qu'elles puissent former une USS valide, il y<br />

faut supposer au moins une, peut-être davantage, USE supplémentaire et diverses<br />

opérations de traitement de la vairiable (A). Par exemple, remplacer (A) par (B) en b<br />

et ajouter l'USE suivante :<br />

c. (A) avait reçu un coup de fil de la secrétaire de (B) : (B) ne pouvait venir 1 .<br />

ou, si l'on conserve (A) en a et b, ajouter l'USE suivante :<br />

d. Il y avait longtemps que (A) aurait dû rompre cette liaison, pourtant (A) n'en avait<br />

pas le courage 2 .<br />

L'ordre d'effectuation des opérations (par exemple a - b vs b - a), bien qu'il<br />

représente d'évidence une part non négligeable des problèmes qui se posent, ne sera<br />

pas examiné ici où il ne sera question que de l'analyse des contraintes des possibilités<br />

de concaténation, problématique que l'on peut résumer ainsi : quelles sont, dans<br />

l'ensemble x, les sous-ensembles d'USE susceptibles de former des USS et quelles<br />

sont les conditions devant être respectées pour ces regroupements ? Soit, par<br />

exemple, l'ensemble A d'USE constitué des phrases suivantes :<br />

9 (_) ferma les yeux de souffrance, puis battit des paupières pour tenter de voir (_)<br />

10. A son grand soulagement, la pièce était vide.<br />

11. (_) avait les yeux très bleus, et l'attendrissante manie de se mordiller la lèvre<br />

inférieure face à un problème.<br />

12. <strong>Le</strong> fermier se tourna vers (_) avec sa lenteur caractéristique, la dévisageant avec<br />

dans les yeux une étincelle rageuse.<br />

13. (_) fixa sur (_) ses yeux gris.<br />

14. Son esprit tourbillonnait de questions rebelles.<br />

15. Ayant dit cela, (_) la regarda de son œil perspicace 3 .<br />

16. Comme c'est beau, par ici !<br />

17. (_) sentit que (_) avait besoin de réconfort et (_) posa la tête sur son épaule.<br />

18. (_) tourna vers (_) ses yeux bleus emplis de tendresse.<br />

19. Ils roulèrent sur le gazon en s'embrassant, serrés dans les bras l'un de l'autre.<br />

20. (_) leva la tête et déposa un baiser léger sur sa joue.<br />

21. (_) le regarda comme dans un rêve, tout étourdie par ses émotions 4 .<br />

Il s'agit de déterminer pourquoi peuvent être obtenues les USS : (9.13),<br />

(10.13), (9.10.14), (11.12), (15.16), (13.14.17), (21.22), (1O.16), (18.22),<br />

(20.21.22), etc_ quelles sont les USS impossibles et/ou à quelles conditions des USS<br />

apparemment impossibles peuvent devenir possibles par une OCC.<br />

Cette analyse qui peut être menée de façon concrète dans un corpus de 14<br />

USE comme ci-dessus (il est possible ici de dire précisément pourquoi les USE 13 et<br />

15 ne peuvent être concaténés : dans l'USE 15, la séquence « ayant dit cela » exige la<br />

présence de « paroles », quel que soit leur contenu, auxquelles elles puissent référer),<br />

1 Sally Wentworth. Une fleur va s'épanouir (Ed. Harlequin).<br />

2 Phrase produite pour la circonstance. Notons au passage, que c'est là, sur le plan pédagogique, un des<br />

intérêts d'un didacticiel comme ROMAN.<br />

3 Victoria Woolf, Rue du Paradis (Ed. Harlequin).<br />

4 Sally Wentworth, Une fleur va s'épanouir (Ed. Harlequin).<br />

292


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

ne peut l'être dans un corpus beaucoup plus vaste comme celui utilisé pour<br />

l'obtention d'USS « roman rose » 1 où les comparaisons systématiques par couples<br />

sont trop nombreuses : le changement d'échelle exige une analyse relativement<br />

abstraite exploitable par un outil informatique.<br />

3. PRINCIPES FONDAMENTAUX<br />

Trois principes qui rendent possible les sélections du générateur de textes. Ils<br />

empruntent à divers aspects, soit de la linguistique, soit de l'approche informatique.<br />

Ces principes sont interdépendants : l'un ne peut se comprendre sans prise en compte<br />

de l'affirmation des deux autres. Ce sont :<br />

- le principe de « rationalité limitée » emprunté à Herbert Simon qui est à<br />

l'origine de la réflexion sur les systèmes experts : dans la mesure où il n'est pas<br />

possible de produire une représentation totalement algorithmique et rationnelle d'un<br />

phénomène quelconque, l'on peut se contenter d'une représentation minimale, à<br />

condition toutefois que cette représentation soit fonctionnelle. Ce principe domine la<br />

distinction entre règles et heuristiques dont quelques exemples seront exposés plus<br />

loin.<br />

- <strong>Le</strong> principe de « coopération » de Grice 2 qui présuppose comme une<br />

déontologie de l'acte de parole : les participants à un acte de parole, quel qu'il soit,<br />

s'attendent à voir respectées un certain nombre de règles implicites assurant le<br />

fonctionnement même de cet acte de parole tant dans ses opérations d'encodage que<br />

de décodage 3 , un des implicites les plus généraux étant que le langage remplit une<br />

fonction d'information (« On ne parle pas pour ne rien dire_ ») et que, dans la plupart<br />

des cas, une production langagière (orale ou écrite) est porteuse de sens. Il sera ainsi<br />

postulé, par le récepteur, un « crédit de sens » à toute production linguistique à<br />

moins que cette production linguistique ne manifeste de façon évidente son refus de<br />

respecter cette fonction 4 . Si l'on envisage les USE de l'ensemble A, ce principe<br />

conduit à considérer que chacune d'entre elle est porteuse de sens et, devant leur<br />

incomplétude manifeste à chercher, par leur unification, une complétude acceptable.<br />

L'ensemble étant affirmé comme non ordonné, la tendance de lecture consistera à<br />

1 La base de données « Rr » doit contenir environ 4000 USE.<br />

2 H. P. Grice, « Logic and conversation », Syntax and Semantics, vol. 3, Speech Acts (P. Cole et J. L.<br />

Morgan, Ed. Academic Press, 1975).<br />

3 Pour une discussion sur ces différents points, voir les articles de François Flahaut, « le fonctionnement<br />

de la parole » et de Deirdre Wilson et Dan Sperber, « Remarques sur l'interprétation des énoncés selon<br />

Paul Grice » dans Communication n° 3 (1979) sur « La conversation ».<br />

4 C'est certainement là que se situe la provocation des non-sens, fatrasies, devinailles, etc_ ou de<br />

l'attitude dadaïste rom pant manifestement le pacte de signifiance et affichant cette vo- lonté de rupture.<br />

La position surréaliste est plus ambigüe qui réintroduit la signification par le biais d'une recherche de<br />

« sens supérieur » sous un non-sens seulement apparent. Il serait certainement intéressant d'essayer de<br />

voir, tout au long de l'histoire d'une idéologie de la littérature, au travers des attitudes diverses<br />

qu'adoptent les mouvements littéraires face à cet implicite, comment il domine partiellement des modes<br />

d'écriture dans la mesure notamment où le producteur n'est qu'un des acteurs de l'échange : il est<br />

certainement très difficile, pour ne pas dire impossible, de produire publiquement du texte en interdisant<br />

que l'on y lise un sens. Tout acte dans le langage court le risque d'être lu, donc d'être perçu comme<br />

producteur de sens.<br />

293


LE CONTE<br />

introduire un ordre unificateur, même si cet ordre génère des lacunes, plutôt que<br />

d'accepter l'éparpillement insignifiant que, de fait, elles représentent 1 .<br />

- le principe d'isotopie macrotextuelle 2 qui postule l'existence d'unités<br />

sémantiques supérieures ayant leurs propres systèmes de codes et des usages<br />

spécifiques du langage permettant de les reconnaître comme telles et d'orienter ses<br />

attentes de lecture, ses modes d'interprétations, dans le système reconnu des<br />

conventions de ces unités linguistiques.<br />

<strong>Le</strong> fait que les USE de l'ensemble A soient toutes empruntées à une même<br />

isotopie textuelle facilite grandement les opérations de lecture décrites ci-dessus. Si<br />

l'on parle d'isotopies macrotextuelle, c'est que ces unités excèdent le cadre d'une<br />

définition plus classique du texte. Ainsi, on peut prétendre qu'il n'y a pas rupture<br />

entre des textes appartenant à l'univers du roman et des textes appartenant à celui du<br />

fait-divers journalistique même si des clivages se manifestent entre ces deux types de<br />

textes 3 . Par contre, on peut postuler qu'il y a généralement rupture (non-continuité)<br />

entre des textes appartenant à l'univers du récit romanesque et des textes appartenant<br />

à celui du compte-rendu scientifique : il est assez difficile d'imaginer une lecture<br />

unificatrice de deux USE telles :<br />

23. Je ne savais pas que tu attachais tant d'importance à ta situation sociale, fit (_)<br />

d'un ton railleur 4 ,<br />

et :<br />

24. L'étymologie au sens strict (dite étymologie savante) consiste à revenir à l'origine<br />

(ou étymon) d'un mot pour en commenter ou en modifier le sens 5 .<br />

non qu'une OCC soit ici impossible (on peut toujours mettre une citation dans<br />

la bouche d'un personnage ou illustrer une définition linguistique par un exemple :<br />

texte scientifique si l'exemple est pertinent, texte humoristique s'il est aberrant ;<br />

l'écriture est plus libre que la lecture dans ces contraintes. C'est en cela qu'elle est<br />

stimlulante _) mais parce que cette OCC, beauoup plus coûteuse, suppose des<br />

stratégies relativement sophistiquées. Plutôt que de séparations, il semble préférable<br />

de parler d'ensembles flous 6 et d'introduire des concepts informatiquement<br />

manipulables comme celui de distance. Dans le cas précis de l'ensemble Rr,<br />

l'isotopie est restreinte puisque toutes les USE appartiennent au même univers strict,<br />

celui du roman sentimental, bien plus, du roman sentimental d'un éditeur donné à une<br />

1 C'est la prise en compte de l'existence d'un processus signifiant de ce type qui fonde la justification<br />

pédagogique du didacticiel ROMAN qui ne se veut rien d'autre qu'un provocateur à l'écriture.<br />

2 La formule est empruntée à François Rastier dans un compte-rendu de lecture paru dans<br />

« Méthodologie, informatique, philosophie », bulletin du LISH paru en 1986. Voir aussi du même :<br />

« Systématique des isotopies » in Essais de sémiotique poétique, Larousse 1972 et « Sur le<br />

développement du concept d'isotopie », documents du G.R.S.L. III, 29, 1981.<br />

3 Pour son dixième anniversaire, la B.P.I. a également commandé un logiciel qui produira du texte à<br />

partir d'USE extraits de romans et d'USE constiuées de faits divers réels.<br />

4 Flora Kidd, <strong>Le</strong> pays des légendes (Ed. Harlequin).<br />

5 Bernard Dupriez, Gradus (Ed. 10/18).<br />

6 Voir A. Kaufmann, Introduction à la théorie des sous-ensembles flous, t. 2, Applications à la<br />

linguistique, à la logique et à la sémantique, Masson, 1975 et D. Dubois et H. Prade, Théorie des<br />

possiblilités, Masson, 1985.<br />

294


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

époque historique donnée, la fin du XX° siècle ; ce choix fermé 1 facilite grandement<br />

la gestion sémantique des USE.<br />

4. DESCRIPTION DU SENS<br />

Ces principes « facilitateurs » admis, reste à essayer de percevoir quels sont,<br />

dans le détail de la génération, les problèmes linguistiques qui se posent. Il s'agit ici<br />

de traiter d'une part, du sens ou du non-sens, et, d'autre part, de la détermination ou<br />

de l'indétermination, c'est-à-dire de la possibilité ou de l'impossibilité dans laquelle<br />

le lecteur se trouve d'attribuer à ces énoncés une valeur de vérité 2 .<br />

4.1. Sens/Non sens<br />

La définition des USE admise, le problème du sens/non-sens ne peut se poser<br />

de façon interne puisqu'il est entendu a priori, que les USE présentent une<br />

potentialité de sens pouvant se déterminer, notamment, dans le contexte. Il ne peut y<br />

avoir risque de non-sens, dans l'opération de concaténation, que par mise en<br />

contradiction des informations apportées par les USE successivement sélectionnées.<br />

4.2. Mises en contradiction<br />

Soit les USE suivantes :<br />

25. <strong>Le</strong> paysage était sombre et mélancolique à la lumière blafarde de cette soirée<br />

d'été pluvieuse 3 .<br />

et :<br />

26. A l'ouest, le soleil enflammé déclinait à l'horizon, nimbant le paysage d'un voile<br />

rose et lavande 4 .<br />

Elles seront dites non -concaténables s'il y a contradiction entre les<br />

informations qu'elles apportent. On considère chacune d'elles comme un classème<br />

constitué d'un ensemble hétérogène de sèmes 5 que l'on pourrait, sur les phrases 25 et<br />

26 exposer ainsi :<br />

25. virtuème : négatif (-)<br />

sème générique : description,<br />

sèmes spécifiques : paysage, pluie, soirée, été, lumière sombre,<br />

26. virtuème : positif (+)<br />

sème générique : description,<br />

sèmes spécifiques : paysage, soleil, soirée, couleurs, lumière claire 6 .<br />

On les examine alors sous le double aspect de leurs isotopies/allotopies 1 : il<br />

s'agit d'analyser les recoupements de classes. Dans cet exemple, il y a allotopies<br />

1 Pour ce concept de « fermeture vs ouverture », voir plus loin.<br />

2 François Rastier, « La cohésion des énoncés étranges », Sémantikos, VII, 2, 1984.<br />

3 Flora Kidd, <strong>Le</strong> pays des légendes, (Ed. Harlequin).<br />

4 Violet Winspear, <strong>Le</strong> médecin des sables, (Ed. Harlequin).<br />

5 Voir B. Pottier, Linguistique générale. Théorie et description. Klincksieck, 1974. L'utilisation faite ici<br />

des classèmes n'est pas vraiment conforme à Pottier, mais il nous a semblé que le concept restait<br />

opératoire.<br />

6 On traite ainsi des sémèmes comme des sèmes ce qui peut, dans certaines occasions, permettre de<br />

travailler à divers niveaux de profondeur.<br />

295


LE CONTE<br />

entre les sèmes spécifiques : soleil/pluie, lumière sombre/lumière claire ; isotopies<br />

entre les sèmes génériques : description et les sèmes spécifiques : paysage, soirée.<br />

D'autres sèmes ne fournissent pas de termes de comparaison : été/, couleurs/.<br />

Plusieurs cas d'allotopies se présentent alors :<br />

a. tous les sèmes des USE sont en position d’isotopie (adéquation forte),<br />

b. tous les sèmes des USE sont en position d'allotopie (contradiction forte),<br />

C. une partie des sèmes des USE sont en position d'allotopie.<br />

Dans l'hypothèse a (exceptionnelle), l'OCR est systématique. Dans<br />

l'hypothèse b (exceptionnelle), l'OCR ne peut avoir lieu. Dans l'hypothèse c (la plus<br />

fréquente), il y a évaluation 2 de l'importance respective des sèmes présents. Cette<br />

évaluation se fait en tenant compte d'une hiérarchie des sèmes : les sèmes spécifiques<br />

dominants ; à l'intérieur des sèmes spécifiques, certains d'entre eux, par leur<br />

appartenance au sein de Rr à des axes sémiques ayant, dans le domaine envisagé, une<br />

valeur particulière ont un poids plus fort (« la couleur des yeux » plutôt que « la<br />

forme du visage ») ; ces hiérarchies déterminent un focus, parfois une hiérarchie de<br />

focus ; certains axes sémiques permettent une organisation où des distances sont<br />

évaluables, etc. Cette évaluation affecte à l'USE un « coefficient d'ouverture » 3 en<br />

fonction duquel l'OCR pourra s'effectuer ou non. Ainsi « pluie et soleil » peuvent<br />

être, ou n'être pas, suivant les co-textes, considérés comme des allotopies suffisantes<br />

à la non-concaténation des USE.<br />

L'allotopie ou l'isotopie n'étant posée que par référence à l'univers naturel<br />

connu (dans une isotopie macro-textuelle de roman fantastique ou de roman de<br />

science-fiction, on pourrait peut-être estimer ces deux informations comme noncontradictoires)<br />

et Rr ne travaillant que dans le sémantisme de l'univers naturel, il est<br />

nécessaire que, d'une façon ou d'une autre, le logiciel générant les USS contienne des<br />

informations sur l'univers dans lequel il travaille et que, corrélativement, il soit<br />

capable de les traiter.<br />

Ces informations nécessaires mettent en relation le contenu des USE et<br />

l'univers naturel, elles sont essentiellement extra-énoncives et, entres autres, pour<br />

cette raison, il n'est pas envisageable de les faire extraire par une analyse<br />

automatique des USE : c'est une information externe à l'USE qui dit qu'il y a<br />

contradiction entre pluie et soleil, non une information interne puisqu'il est possible<br />

d'envisager des univers dans lesquels ces mêmes contenus ne seraient pas<br />

contradictoires. C'est d'une compétence encyclopédique - au sens où cette expression<br />

s'est généralisée ces dernières années dans les ouvrages de pragmatique - dont il va<br />

falloir, d'une certaine façon, doter le système informatique. Non seulement il est<br />

nécessaire qu'il puisse savoir ce que contient comme information une USE donnée<br />

(le soleil vs la pluie), mais encore, il doit savoir, quelles sont, dans l'univers naturel,<br />

les relations qu'entretiennent ces informations (« soleil »V« pluie ») ainsi que celles,<br />

1 Voir F. Rastier, o.c., 1984.<br />

2 En fonction de règles diverses (exclusion, acceptation, dépendances, etc_) qu'il serait trop long<br />

d'expliquer ici.<br />

3 Qui peut être calculé par le système. Disons pour simplifier que moins une USE contient de sèmes<br />

spécifiques, plus elle sera dite ouverte, et que l'OCR ou l'OCC s'effectuent en fonction des coefficients<br />

d'ouverture respectifs des USE mobilisées.<br />

296


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

dans la mesure où une langue n'est qu'une des modélisations possibles de l'univers,<br />

qu'elles entretiennent dans une langue donnée (ici le français standard) 1 .<br />

Il s'agit alors d'une représentation complète des connaissances sur l'univers<br />

dans la langue.<br />

Une telle compétence ne peut que lui être fournie : chaque USE doit,<br />

nécessairement, être accompagnée d'une description des informations qu'elle porte.<br />

Ce sera là le rôle du descripteur défini comme le codage structuré des connaissances<br />

sur l'univers naturel contenues dans une isotopie macro-textuelle donnée.<br />

Or les conséquences d'une telle décision sont redoutables dans la mesure où<br />

les informations à donner, si l'on envisage l'ensemble des besoins, sont<br />

innombrables. En effet, soit l'USE suivante :<br />

27. (_) était un homme du monde, (_) n'était qu'une timide écolière, sans<br />

expérience 2 .<br />

que signifie coder les informations utiles ? Sur le seul plan des rapports au<br />

monde naturel, sont indispensables des renseignements sur les types d'actants :<br />

homme vs femme, mais aussi homme mûr vs jeune fille, mais aussi homme du<br />

monde vs écolière, et homme du monde vs écolière timide _ Se retrouvent déjà là<br />

des axes descriptifs très hétérogènes que l'on peut rapidement désigner :<br />

- axe de la physiologie (leur « nature humaine » est différente),<br />

- axe de la biologie (l'homme et la femme sont, sur ce plan, dans une relation<br />

de complétude),<br />

- axe de la choronologie (homme/écolière),<br />

- axe de la sociologie selon deux sous-axes complémentaires :<br />

° position respective de l'homme et de la femme dans la société,<br />

° notion de « monde » vs « non monde »,<br />

- axe de la psychologie selon trois axes secondaires :<br />

° expérience de la vie sociale vs inexpérience (« du monde » vs « écolière »),<br />

° non timidité vs timidité,<br />

° expérience de la vie amoureuse vs inexpérience.<br />

Chacun de ces axes devant être lui-même plus ou moins complexifié. Par<br />

exemple, comment rendre compte, pour éviter toute ambigüité, de l'ensemble des<br />

relations sociales homme/femme et situer la (ou les) relations spécifiques de cette<br />

USE par rapport à d'autres, ou encore comment situer la timidité/non-timidité par<br />

rapport à l'ensemble des sentiments humains ? De plus, ces axes ne concernent que<br />

les rapports entre personnages et ne prennent nullement en compte des éléments<br />

comme la météorologie, la topographie, la géographie, la chronologie, etc. Or pour<br />

qu'il n'y ait jamais risque de mise en contradiction, il peut sembler nécessaire de<br />

maîtriser l'ensemble de ces champs sémiques : si l'on envisage de coder ainsi<br />

l'ensemble des connaissances nécessaires sur le monde, l'on s'aperçoit très vite de<br />

l'impossibilité pratique d'un tel codage (il est inflationniste et demande des capacités<br />

énormes d'enregistrement puis de calcul pour le moindre travail) et de son<br />

1 Witgenstein (<strong>Le</strong> cahier bleu, Ed. Gallimard, 1965) dit « la description se présente sans limites définies<br />

et introduit du même coup un axiome de complétude pour tout domaine décrit par un concept. »<br />

2 Lynsey Stevens. Et le feu renaîtra., (Ed. Harlequin)<br />

297


LE CONTE<br />

impossibilité théorique dans la mesure où les « connaissances » ne sont pas un<br />

ensemble clos et définitif, mais un système ouvert et évolutif de relations.<br />

De plus, il faut noter dès maintenant que ces axes n'ont, sur le plan<br />

linguistique, pas tous le même statut : certains sont de l'ordre de l'explicite (mâle vs<br />

femelle), d'autres de l'ordre de l'implicite (expérience amoureuse vs inexpérience<br />

amoureuse), d'autres encore relèvent de mécanismes plus complexes partiellement<br />

explicites et partiellement implicites (le « sans expérience » renforce et la jeunesse<br />

de l'écolière et l'expérience de l'homme du monde). Or, s'il est envisageable - bien<br />

que complexe et coûteux - de décrire l'ensemble des relations explicites d'un univers<br />

que l'on supposerait statique, il est tout à fait impossible d'envisager de le faire pour<br />

les possibles relationnels qu'entraîne la réalité linguistique de l'implicitation 1 .<br />

L'interdiction des contradictions potentielles par une description exhaustive<br />

de l'univers semble complètement utopique.<br />

4.3. Principe de non-contradiction<br />

Aussi, n'est-il peut être pas tant nécessaire de gérer l'ensemble des<br />

connaissances sur l'univers portées par les USE successivement convoquées que de<br />

se demander quelles sont les conditions suffisantes pour qu'il n'y ait pas apparition<br />

d'incohérences. Pour cela, on peut émettre l'hypothèse que toutes les informations<br />

contenues dans une USE quelconque ne sont pas des informations actives mais des<br />

informations virtuelles dont certaines seront activées par le co-texte - ou parfois par<br />

le contexte - alors que d'autres resteront virtuelles. Il s'agit alors de renverser la<br />

perspective initiale et de se demander non plus quelles sont les informations<br />

apportées par les USE, mais plutôt quelles sont les informations qui, dans leur<br />

activation, vont se révéler déterminantes et risqueraient, lors d'une OCR de créer de<br />

l'incohérence si elles n'étaient pas maîtrisées par le système, quels co-textes<br />

pourraient être en situation de production, d'incohérence avec l'USE à décrire. Par<br />

exemple :<br />

28. (_) serra ses lèvres l'une contre l'autre et resta un long moment<br />

silencieux 2 .<br />

29. Tandis que (_) gravissait lentement l'allée, son regard fut attiré par la<br />

colline et (_) sentit un frisson d'excitation la parcourir.<br />

ou :<br />

30. <strong>Le</strong>s jours suivants se passèrent de la même façon 3 .<br />

<strong>Le</strong> logiciel ne disposant pas de réelle fonction syntaxique, on remarque<br />

évidemment d'abord des blocages d'ordre syntaxique qui agissent à deux niveaux :<br />

- concaténation avec une autre USE : par exemple 28 suppose un acteur<br />

masculin (silencieux) alors que 29 suppose un acteur féminin (la parcourir) ;<br />

- farcissure des moules. Mais nous ne traiterons pas de ce point qui sera, pour<br />

l'instant, supposé ne poser aucun problème sémantique.<br />

Ces blocages impliquent un marqueur de genre de l'acteur concerné par la<br />

phrase lorsqu'il y a présence de cet acteur, ce qui n'est pas le cas en 30. Ce marqueur<br />

1 Sur l'implicite, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'implicite, Ed. A. Colin, 1986.<br />

2 Violet Winspear, <strong>Le</strong> chemin du diable, (Ed. Harlequin).<br />

3 Flora Kidd, <strong>Le</strong> pays de légendes, (Ed. Harlequin).<br />

298


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

de genre définit partiellement ce que nous appellerons une « prise de parole »<br />

puisque, dans les USE telles qu'elles sont, la position des acteurs reste ouverte. Soit<br />

en effet le pentagone suivant qui caractérise la plupart des situations du Rr 1 .<br />

héroïne<br />

héros<br />

chien<br />

rival<br />

rivale<br />

rien, sinon le genre, n'indique si les USE 28, 29 et 30 doivent être affectées à<br />

tel acteur plutôt qu'à tel autre (mis à part le chien) qui pour diverses raisons, n'est pas<br />

à égalité avec les autres). La phrase 28, par exemple, peut fort bien décrire une<br />

attitude du héros ou une attitude du rival : elle est, sur ce plan, neutre. L'USE reste<br />

disponible pour des prises de paroles diverses et, en ce sens, l'USE 30 est plus<br />

ouverte que 28 et 29 puisqu'elle peut concerner une réflexion interne de n'importe<br />

lequel des quatre acteurs principaux. Elle peut même être considérée comme externe<br />

au pentagone actoriel et attribuée à l'auteur. Dans cette perspective, l'attribution de<br />

l'acteur aux phrases étudiées peut être considérée comme superfétatoire et inutile, si<br />

cela se confirme, dans le système de description. On évite ainsi la nécessité d'un axe<br />

descriptif qui, autrement, aurait pu paraître indispensable.<br />

<strong>Le</strong> raisonnement consiste à tendre vers la description la plus lacunaire<br />

possible. Faute de pouvoir gérer l'exhaustivité, il s'agit de se contenter du minimum<br />

indispensable à la maîtrise relative de l'univers considéré, minimum suffisamment<br />

pertinent pour éviter la production d'incohérences fortes et, sur le plan de la<br />

description, facilement maîtrisable. Ce mode d'approche appliqué à l'USE 29 conduit<br />

à décrire non l'information complète - et ici complexe- de cette USE, mais à essayer<br />

de voir ce qui dans l'ensemble de l'univers Rr pourrait y entrer en contradiction avec<br />

les informations qu'elle porte. On considèrera que :<br />

- le nombre d'acteurs est 1 ou 2,<br />

- les positions d'acteurs sont neutralisées, mais la variable 2 du moule (« et (_)<br />

sentit _ ») doit être féminine,<br />

- la situation est ouverte,<br />

- la scène se passe vraisemblablement à la campagne, dans un lieu de type<br />

jardin, parc, forêt aménagée.<br />

Ces analyses conduisent à un système descriptif « pauvre » étroitement<br />

adéquat à l'isotopie macro-textuelle et non transportable tel quel dans une autre<br />

isotopie. Il y a, par exemple, dans Rr, un traitement particulier des positions<br />

actorielles : le pentagone relationnel est dominé par la structure bipolaire héroshéroïne<br />

dominée elle-même par le personnage de l'héroïne qui occupe la position de<br />

lieu d'énonciation. Ceci conditionne l'ensemble des relations des autres positions.<br />

Ainsi, le chien ne peut être le chien que du héros ou de l'héroïne, et le couple rivalrivale,<br />

dont la présence est facultative, ne fonctionne que par rapport à l'héroïne<br />

centrale (la rivale est en position de rivale ; le rival dans celle de héros possible).<br />

Dans la description du contenu des USE, cela permet de définir une stratégie<br />

1 Il faudrait détailler les relations internes à ce pentagone mais ce n'est pas ici le lieu.<br />

299


LE CONTE<br />

d'affectation des marqueurs d'acteurs. Dans l'USE 29, la distribution des acteurs n'est<br />

ainsi pas aussi libre que ce qu'il a été dit plus haut : dans Rr, la position 1 (« Tandis<br />

que (_) ») peut être occupée par n'importe lequel des quatre acteurs humains<br />

possibles 1 mais la position 2 (« et (_) sentit ») ne peut l'être que par l'héroïne, le<br />

point de vue n'étant jamais celui de la rivale. D'autres cas sont encore plus<br />

déterminés par les lois internes à l'univers Rr, dans la phrase :<br />

31. (_) l'examina un moment, la distribution des acteurs est complètement<br />

contrainte alors que le pronom « l' » pourrait concerner aussi bien un des acteurs<br />

homme qu'un des acteurs femme, la mention de « l'examen » (notion de<br />

« dominant ») implique dans Rr, sans aucune hésitation possible, un sujet homme ;<br />

de même « l'examiné » (notion de « dominé ») ne peut être qu'une femme et cette<br />

femme (contrainte de point de vue) sera, dans la presque totalité des cas, l'héroïne.<br />

Dans :<br />

32. Quelque chose dans la voix et le sourire de (.1.) fit passer dans tout le<br />

corps<br />

de (.2.) une onde de chaleur 2 , seul le héros peut occuper la position 1 et<br />

l'héroïne la pos. 2 dans la mesure où :<br />

- il ne peut y avoir dans Rr de relations homosexuelles quelles qu'elles soient,<br />

- la femme est toujours en position de fascination passive devant l'homme,<br />

- le point de vue est celui de l'héroïne,<br />

la pauvreté du système descriptif est atténuée par les lois internes à l'isotopie<br />

macro-textuelle permettant l'application de « lois » de description sémantique qui lui<br />

sont propres.<br />

Cette facilitation est d'autant plus grande que l'on peut postuler qu'à l'intérieur<br />

d'une isotopie macro-textuelle donnée, existent ce que l'on pourrait appeler des<br />

systèmes d'isotopies micro-textuelles. De ce type pourraient être considérées des<br />

sous-descriptions textuelles comme la description de lieu, la description de<br />

personnages 3 , ou les situations types quasi-ritualisées comme le premier flirt, la<br />

rencontre, etc_ dont on sait qu'elles figurent nécessairement avec leur système de lois<br />

propres dans tout texte appartenant à l'ensemble Rr. <strong>Le</strong>s considérer comme des<br />

structures textuelles à fonctionnements sémantiques codés permet en effet de faire<br />

prendre en compte par le système un certain nombre de relations qu'il est difficile de<br />

maîtriser autrement. Par exemple, dans Rr, des USE comme :<br />

33. (_) le regardait, inquiète, en battant des cils.<br />

34. (_) lui embrassa tout doucement les joues avec une infinie tendresse. (_)<br />

se détendit.<br />

35. La caresse de sa bouche était sensuelle et la main posée sur son dos,<br />

merveilleusement apaisante 4 .<br />

36. (_) poussa un long soupir de bonheur, tandis que les doigts de (_)<br />

1 Il y a d'autres personnages dans Rr, mais seuls ceux du pentagone sont massivement présents et<br />

structurent ce type de récit. <strong>Le</strong>s autres n'ont guère qu'une fonction de décor réaliste.<br />

2 Anne Weale. Quadrille aux Bahamas, (Ed. Harlequin).<br />

3 Philippe Hamon, Qu'est-ce qu'une description ? Poétique 12, 1972 et Introduction àl'analyse du<br />

descriptif, Hachette, 1981.<br />

4 Victoria Woolf, Rue du Paradis, (Ed. Harlequin).<br />

300


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

caressaient le contour de sa joue.<br />

37. (_) lui embrassa les paupières, tendrement 1 .<br />

38. <strong>Le</strong>s lèvres de (_) se posèrent sur la joue de (_), s'attardèrent un moment<br />

sur sa bouche 2 .<br />

39. (_) sentit du feu lui courir dans les veines 3 .<br />

etc_ peuvent pratiquement constituer une combinatoire aléatoire tant les<br />

significations de leurs sèmes spécifiques disparaissent sous celle du sème générique<br />

« flirt ». Dans un cas de ce genre, la gestion précise des informations apportées par<br />

les USE est quasiment inutile. Elle laisse la priorité à d'autres considérations d'ordre<br />

sémiotiques : lieu d'insertion dans la structure romanesque, par exemple.<br />

Ces isotopies micro-textuelles définissent des usages particuliers, internes à<br />

une isotopie macro-textuelle, de certaines constantes du récit. Jouant le rôle de<br />

« filtres de sélection », elles permettent une simplification considérable des besoins<br />

en descriptions sémantiques dans un univers donné et leur traitement par les<br />

méthodes de l'inférence logique pourtant fort éloignées de celles de l'inférence<br />

humaine 4 .<br />

5. LECTURE PRODUCTRICE DU SENS<br />

L'ensemble de ce dispositif descriptif permet au logiciel de produire des USS<br />

qui, dans la plupart des cas, sont lisibles sans aucun changement. Cependant, son but<br />

n'est pas là. Il est de servir de base de travail à des utilisateurs intéressés par le<br />

domaine qu'il explore et désireux d'en produire, par eux-mêmes, des textes. <strong>Le</strong>s<br />

utilisateurs naturels en sont des élèves, pourtant rien n'interdit d'imaginer un<br />

dispositif suffisamment riche pour qu'il puisse être utilisé dans des perspectives de<br />

production littéraire originale ou de production de textes d'autres domaines 5 .<br />

Dans cette perspective, il est admis, au départ, qu'une part du travail de<br />

constitution du sens est faite par le lecteur intervenant sur les propositions du<br />

logiciel. Cette part peut être plus ou moins importante suivant l'investissement<br />

effectif du lecteur dans le processus de production et il n'est pas question d'aborder<br />

ici cet aspect psycho-pédagogique 6 . Ce qui importe davantage, c'est essayer de<br />

percevoir, pour enrichir l'approche analytique, quels sont les mécanismes que cette<br />

lecture met en jeu lorsqu'elle lit du sens, éventuellement en produit, à partir des<br />

propositions du logiciel. La postulation initiale - qui n'a rien de novateur - est que le<br />

sens d'un énoncé ne dépend pas de l'énoncé seul : sans lecture, un texte n'est qu'un<br />

ensemble de signifiants disponibles ; il prend forme à travers la compétence d'un<br />

1 Anne Weale. Quadrille aux Bahamas, (Ed. Harlequin).<br />

2 Violet Winspear, <strong>Le</strong> médecin des sables, (Ed. Harlequin).<br />

3 Carol Lamb, L'homme de l'aube, (Ed. Harlequin).<br />

4 Cette méthode est très loin de l'encyclopédisme qu'exige une approche comme celle de Schank et<br />

Abelson (Scripts, plans, goals, and understanding, Lawrence Eribaum, 1977) ou celle de L. Danlos.<br />

5 Une production de correspondances est à l'étude.<br />

6 Rappelons quand même que les logiciels de la famille ROMAN n'ont été réalisés qu'à partir de<br />

considérations de cet ordre.<br />

301


LE CONTE<br />

lecteur. La lecture est, stricto-sensu, fondatrice du sens qu'elle extrait 1 . Cette<br />

extraction est dépendante de la compétence du lecteur, mais aussi de sa position de<br />

lecteur : il est en attente de sens, a priori ouvert à la compréhension et capable de lire<br />

les traces d'un sens cohérent dans un ensemble à cohérence sémantique faible, de<br />

déterminer la lecture d'un sens dans un ensemble, pourvu que le non-sens n'y soit pas<br />

revendiqué. <strong>Le</strong> travail de lecture auquel il se livre va alors, très généralement, vers la<br />

détermination et la désambigüisation 2 . A partir des éléments de sens perçus, il peut<br />

alors construire un sens complet et, parfois, l'écrire par modifications locales de l'une<br />

ou l'autre des directions offertes à sa lecture : l'écriture devient le prolongement<br />

naturel de la lecture. Cette désambigüisation se construit à partir des signifiants<br />

disponibles du texte à partir du comportement linguistique du lecteur. Or, il dépend<br />

de trois facteurs :<br />

1. L'attitude du lecteur devant le texte : une attitude passive conduisant à une<br />

neutralisation du texte, une attitude active pouvant soit mettre en œuvre une<br />

coopération négative (détournement du texte, démarches d'ironie, de parodie, etc.)<br />

soit - et c'est le plus fréquent - une coopération active.<br />

2. La connaissance que le lecteur a du domaine auquel appartient le texte qu'il<br />

lit et les attentes qu'il a par rapport à ce domaine.<br />

3. <strong>Le</strong>s hypothèses que le lecteur construit à partir des signifiants du texte.<br />

<strong>Le</strong> point 1 ne sera pas abordé ici car il nous entraînerait trop loin. <strong>Le</strong> point 2<br />

ne sera pas non plus examiné : il sera simplement supposé que le lecteur théorique<br />

postulé est un lecteur averti du domaine.<br />

<strong>Le</strong> logiciel propose donc au lecteur des USS dont les caractéristiques sont :<br />

- Elles sont constituées de phrases bien formées (et non plus d'USE puisque le<br />

logiciel transforme en phrases les USE et les moules : farcissure syntaxique correcte,<br />

accords élémentaires, ponctuation correcte, etc.).<br />

- Ces phrases sont non-ordonnées ce qui ne signifie pas que l'ordre dans<br />

lequel elles sont proposées ne soit pas souvent satisfaisant, mais que cet ordre est<br />

donné comme indicatif et que, parfois, il peut être non naturel.<br />

- <strong>Le</strong>ur réunion présente une cohérence de sens.<br />

- Cette cohérence est indépendante de la complétude : par définition, les USS<br />

se présentent comme des « morceaux » de textes et demandent à être complétées 3 .<br />

<strong>Le</strong> travail du lecteur consiste à exploiter, dans l'ensemble proposé, les<br />

relations sémantiques disponibles et pré-structurées pour mieux déterminer le texte<br />

et, éventuellement, désambigüiser certains de ses aspects marginaux 4 .<br />

5.1. La détermination<br />

Soit l'USS suivante 1 :<br />

1 Pour un exemple d'application de ces concepts à l'analyse d'un domaine littéraire, voir mon livre : Lire<br />

la poésie, A. Colin, 1980.<br />

2 Deirdre Wilson, Dan Sperber, o.c., 1979.<br />

3 C'est une autre des attentes pédagogiques, mais les effets peuvent en excéder la pédagogie dans la<br />

mesure où ils sont provocateurs d'écritures.<br />

4 Nous n'entrerons pas dans le détail des outils dont il dispose : traitement de texte, appel d'autres textes,<br />

etc_, cf. la « documentation pédagogique » de ROMAN, C.N.D.P., 1986.<br />

302


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

40. L'appartement de Pierre se trouvait situé au huitième étage d'un immeuble<br />

somptueux, bâti en bordure de mer 2 .<br />

41. Il lui prit soudain la main et en observa la pâleur auprès de la sienne 3 .<br />

42. Pierre s'approcha d'elle et lui prit le menton, l'obligeant à relever la tête 4 .<br />

43. - Je suis complètement folle ! s'exclama Sandy 5 .<br />

44 - Sandy cligna des paupières 6 .<br />

45. Pierre enfouit profondément ses mains dans les poches de son pantalon<br />

dans un visible et louable effort pour se contrôler 7 .<br />

<strong>Le</strong> logiciel a généré un ensemble de phrases ne comportant aucune<br />

incohérence majeure. Il n'a pas, pour autant, produit un texte.<br />

Ces phrases proviennent de lieux et de cotextes disparates. <strong>Le</strong>s phrases 43 et<br />

44 pourraient, par exemple, sans difficultés apparaître dans des co-textes variés.<br />

Pourtant l'ensemble des phrases produit ce qui peut être appelé un pré-texte. <strong>Le</strong>ur cotextualisation<br />

les détermine autour d'un - ou plusieurs - thèmes, dont l'un domine (le<br />

focus sémantique de l'USS), orientant de façon relativement contraignante les<br />

démarches de lecture. Dans l'exemple ci-dessus, le focus sémantique s'organise<br />

autour du « premier flirt ». Ce focus n'est pas créé par la description et la gestion<br />

sémantique des USE, mais par la lecture qui se projette sur le pré-texte proposé.<br />

Cette lecture, est partiellement conditionnée par la connaissance qu'elle a de Rr, mais<br />

aussi par les signifiants présents dans l'USS. <strong>Le</strong> focus « premier flirt » vient ainsi de :<br />

la présence de deux acteurs de sexe opposé (Pierre, Sandy, confirmée par il/elle ; la<br />

lecture serait certainement différente sans pronom sexualisant et si l'on ignore que<br />

Sandy est féminin), l'accumulation de relations physiques anodines entre ces deux<br />

personnages (phrases 41, 42). Ce focus principal est le seul suffisamment fort dans<br />

l'ensemble des phrases et dans sa relation à l'univers naturel) pour s'imposer et<br />

contaminer l'ensemble des phrases qui sont alors lues à travers sa grille<br />

interprétative. S'il est le seul à pouvoir s'imposer, c'est que les autres apports<br />

sémantiques de phrases restent trop ouverts à de multiples possibles. Par exemple, la<br />

phrase 44 est totalement ouverte, donc indéterminée, et le nombre de co-textes dans<br />

lequel elle peut s'insérer très grand : elle échoue à définir une grille de lecture. 43 et<br />

45 sont moins ouvertes et proposent chacune un focus secondaire - la fausse<br />

inquiétude en 43 et la maîtrise de soi en 45 - or, ces deux focus secondaires ne sont<br />

pas en contradiction avec ceux des autres phrases, bien mieux, ils les rejoignent pour<br />

déterminer le focus principal. Chacun des focus secondaire est un focus principal<br />

potentiel : seule la co-textualisation peut leur conférer le statut à partir de leurs<br />

isotopies génériques et du lieu de rencontre qu'elles définissent par leurs<br />

1 Pour des raisons d'exploitation pédagogique le nombre d'USE constituant une USS est limité à huit par<br />

le logiciel.<br />

2 Linsey Stevens, Et le feu renaîtra, (Ed. Harlequin).<br />

3 Lilian Peak, Après tant d'épreuves, (Ed. Harlequin).<br />

4 Id.<br />

5 Mary Wibberley, <strong>Le</strong>s oiseau de Skeila, (Ed. Harlequin).<br />

6 Mary Wibberley, Ce n'était pas un roman, (Ed. Harlequin).<br />

7 Flora Kidd. De passion et de haine, (Ed. Harlequin).<br />

303


LE CONTE<br />

recoupements divers. Ce renforcement tend à créer ce que l'on peut appeler une<br />

« forme » signifiante : une grille interprétative.<br />

Il n'en est évidemment pas de même avec 40 : phrase insuffisamment ouverte<br />

pour se fondre dans le co-texte et dont le focus « description d'appartement » ne<br />

rejoint pas, directement, le focus principal tout en ne produisant pas avec celui-ci<br />

une situation d'incohérence. Elle détermine un focus secondaire d'USS qui introduit<br />

dans celui-ci une part d'indétermination. Cependant, cette part d'indétermination<br />

reste interprétable (premier flirt et description d'appartement ne sont pas<br />

contradictoires bien que dans l'USS proposée, la description de l'appartement ne soit<br />

pas « justifiée »). C'est cette interprétabilité qui autorise une lecture constructrice du<br />

sens 1 .<br />

5.2. L'inférence phraxéologique 2<br />

L'hypothèse est ici que le lecteur peut procéder à une lecture des implicites de<br />

cet ensemble de phrases à partir des connaissances qu'il a du domaine, de ses attentes<br />

par rapport au domaine, de ses connaissances du monde naturel, de son idéologie, et<br />

de son « degré de liberté » par rapport à cette idéologie 3 . L'USS proposée - bien que<br />

disparate par certains de ses aspects (évocation de l'appartement) - est suffisamment<br />

cohérente pour que le lecteur puisse projeter sur elle ses grilles de lecture et rétablir<br />

un co-texte pourtant déficient. <strong>Le</strong>s habitudes linguistiques sont telles que le lecteur<br />

tendra, à partir des signifiants que lui donne l'USS, à mener une démarche de<br />

pertinentisation maximale du texte 4 . Analyser ce mode de construction du sens à<br />

partir des signifiants présents dans l'USS, des focus principaux et secondaires, des<br />

présuppositions nécessaire à la compréhension des signifiants du texte dans l'univers<br />

étudié et de la sphère des implicitations potentielles entraînerait cet article trop loin 5 ,<br />

aussi ce point ne sera-t-il pas abordé. L'aspect plus spécifique à ROMAN est<br />

l'utilisation créative qui peut être faite de ces mécanismes. En effet, dans l'usage<br />

« naturel » du langage, les connaissances encyclopédiques des participants à<br />

l'échange et le contexte tracent un cadre relativement contraignant aux possibilités de<br />

compréhension (« L'effectuation d'un acte quelconque étant _ plus ou moins solidaire<br />

d'un certain nombre de conditions et conséquences, de la consignation verbale de cet<br />

acte on peut au décodage déduire certaines informations concernant lesdites<br />

conditions et conséquences » 6 ) la conséquence en est que le « décodeur » n'a que peu<br />

de lectures réelles possibles. La situation qui est celle de ROMAN est tout à fait<br />

différente dans la mesure où il n'y a pas de contexte réel mais un contexte<br />

1 On pourrait certainement appliquer ce type d'analyse aux centons, collages et autres cut-up pour voir<br />

comment le montage de textes peut être une contrainte créatrice.<br />

2 L'expression est empruntée à Catherine Kerbrat-Orecchioni, o.c., 1986.<br />

3 <strong>Le</strong> terme « idéologie » est pris dans le sens large d'ensemble des comportements perçus, sans<br />

évaluation, comme naturels. On peut donc envisager des degrés de liberté devant la prégnance de ces<br />

comportements, Voir C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation ou la subjectivité dans le langage, Colin,<br />

1980.<br />

4 Sperber, Wilson, o.c., 1979.<br />

5 L'ouvrage cité de C. Kerbrat-Orecchioni (1986) et, sur tous ces points, très riche.<br />

6 C. Kerbrat-Orecchioni, o.c., p. 189, 1986.<br />

304


ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION…<br />

imaginaire : les possibles contextuels sont ouverts et, par suite, les co-textes<br />

possibles beaucoup plus nombreux. <strong>Le</strong> lecteur se trouve devant plusieurs lectures<br />

possibles. Il les détermine par un raisonnement appuyé sur un des contextes qu'il<br />

imagine 1 .<br />

Dans l'exemple des phrases 40 à 45, le lecteur peut ainsi imaginer à partir<br />

d'une lecture correcte des signifiants présents, plusieurs co-textes tous aussi<br />

acceptables les uns que les autres en s'appuyant sur des raisonnements supposant des<br />

contextes différents. Par exemple, le « clignement » de paupières de la phrase 44,<br />

disponible par l'ouverture de la phrase peut être attribué aussi bien à :<br />

1. une coquetterie de Sandy,<br />

2. une gêne de Sandy.<br />

La lecture 1 suppose l'acceptation initiale des hommages de Pierre. La lecture<br />

2 suppose une réticence de Sandy devant les mêmes hommages. La lecture 1<br />

accepterait l'ordre 44. 42. 41. 43 _, la lecture 2 plutôt 42. 44. 41. 43 _ La<br />

construction du sens se fait à partir des applications que fait un lecteur, sur l'USS,<br />

des grilles de lecture qu'il a du réel, mais aussi des différents scénarios qu'il peut<br />

imaginer à partir de ce qu'il considère comme des éléments d'un réel possible. Il<br />

s'agit là, au sens propre, d'une démarche inductive dont les inférences sont extraites<br />

de la lecture des signifiants de l'USS.<br />

Ces inférences sont d'autant plus aisées que l'USS est proche de la cohérence,<br />

la distance entre les propositions de l'USS et les possibles réels étant faibles. Lorsque<br />

cette distance est plus grande (phrase 40), l'induction est plus difficile car elle doit<br />

restituer des étapes intermédiaires seules capables de réintroduire une cohérence<br />

forte. L'utilisation de 40 2 suppose en effet que le lecteur restitue un scénario<br />

complet, par exemple :<br />

- Pierre propose à Sandy qu'elle vienne chez lui 3 .<br />

- Elle accepte et l'accompagne.<br />

- Ils sont chez Pierre.<br />

- Ils accomplissent des actes anodins (apéritif, conversation amicale, etc _)<br />

impliqués par « soudain » qui oblige à supposer un avant et un après.<br />

L'analyse des phrases à travers le concept d'isotopies permet d'estimer quelles<br />

sont les phrases « proches » (elles ont des sèmes génériques ou spécifiques<br />

communs) et quelles sont les phrases « éloignées » (celles pour lesquelles le lecteur<br />

devra introduire des sèmes intermédiaires installant, par proximités successives, un<br />

rapprochement possible). <strong>Le</strong> travail essentiel du lecteur n'est plus que de parfaire ce<br />

chaînage sémique.<br />

1 C'est là un autre des intérêts pédagogiques du logiciel qui joue à la fois sur l'inventivité et les<br />

contraintes opposées à cette inventivité.<br />

2 Dans le logiciel ROMAN, le lecteur peut rejeter une ou plusieurs propositions de<br />

phrases : il serait intéressant de voir dans quelle mesure l'incapacité à accepter des propositions du type<br />

de 40 dans l'USS ci-dessus traduit un manque de fluidité linguistique.<br />

3 C'est là une des possiblilités parmi toutes celles qui peuvent amener Sandy chez Pierre : on atteint à<br />

l'infini combinatoire de situations du monde réel. L'essentiel est qu'ils vont chez Pierre, seule raison<br />

linguistique de parler de et décrire son appartement.<br />

305


LE CONTE<br />

6. S'IL FAUT CONCLURE<br />

<strong>Le</strong> travail de description et le travail d'inférence lectorielle se font tous deux<br />

en fonction de l'inépuisable variété des situations du monde naturel. Cette maîtrise de<br />

la représentation exhaustive des connaissances humaines sur le monde, des possibles<br />

du réel, de l'inventivité permanente des scénarios imaginables est une des limites<br />

qu'une description aussi complète soit-elle semble bien ne jamais pouvoir atteindre.<br />

Aussi paraît-il nécessaire de se fixer des buts plus modestes et d'essayer, dans une<br />

conscience aigüe des insuffisances, de voir comment peuvent être modélisées, pour<br />

une description algorithmisable de la langue, quelques-uns des aspects strictement<br />

délimités de ses fonctionnements. <strong>Le</strong>s simulations de productions, à partir d'une<br />

informatisation de ces modèles, outre qu'elles peuvent permettre la réalisation<br />

d'outils de manipulation linguistiques relativement nouveaux et plus ou moins<br />

sophistiqués, en révèlent les carences et laissent parfois entrevoir quelques débuts de<br />

solutions. Des tentatives comme celle de ROMAN bien que n'autorisant que des<br />

générations faibles de textes modestes et ne proposant pas de théorie générale du<br />

fonctionnement sémantique, peuvent peut-être aider à mieux comprendre comment<br />

tenter de maîtriser les infinies complexités des fonctionnements sémantiques.<br />

BALPE Jean-Pierre<br />

Revue Texte en main<br />

306


ANNEXES<br />

307


LES TROIS FRÈRES<br />

FINLANDE<br />

Il était un village dans lequel vivaient trois frères. L'aîné prit son arc et ses<br />

flèches, et s'en alla chasser. Il s'installa près d'un fleuve dans lequel vivaient des<br />

poissons. Il banda son arc, et une flèche toucha un poisson que le frère plaça sous<br />

une pierre. <strong>Le</strong> poisson était vivant, mais il ne pouvait plus bouger, car la pierre le<br />

retenait. <strong>Le</strong> frère avançait toujours, et à chaque fois la même scène se répétait : il<br />

attrapait des poissons et les mettait sous une pierre. Mais une fois, la flèche atterrit<br />

dans une racine d'arbre. De la racine s'écoula un liquide blanc. <strong>Le</strong> frère se dit :<br />

« C'est ainsi que pleure l'arbre à pain. » Il vit que celui-ci portait plus de fruits<br />

que de feuilles. <strong>Le</strong> frère déposa son arc et ses flèches et grimpa à l'arbre. Il prit une<br />

branche recourbée pour faire tomber les fruits. L'un d'eux tomba sur le toit d'une<br />

cabane qu'il n'avait pas vue et qui se dissimulait sous l'arbre. Une femme, Bouma,<br />

sortit de la cahute. Elle avait de vilains yeux, et tout le monde avait peur d'elle. Elle<br />

volait les enfants des gens du village. Elle cria au frère : « Qui touche à mon arbre à<br />

pain ? »<br />

<strong>Le</strong> frère tremblait tout comme la branche qu'il tenait, mais il répondit :<br />

« C'est moi et mes frères.<br />

- Appelle-les, dit Bouma.<br />

- Frères ! » appela-t-il.<br />

Et tous les poissons, qui étaient retenus par des pierres pour ne pas se sauver,<br />

répondirent. Bien que Bouma fût en colère, elle dit :<br />

« Bon. Cueillez donc ! <strong>Le</strong>s fruits sont à moi et à vous. »<br />

<strong>Le</strong> frère descendit de l'arbre, enveloppa ses fruits, prit son arc et ses flèches,<br />

et retourna au fleuve. Il continua à attraper des poissons, puis il les enleva de dessous<br />

les pierres et les enveloppa dans une grande feuille. Alors, il rentra chez lui. Il fit<br />

cuire sur le feu les fruits de l'arbre à pain et les poissons, et il mangea. Ses frères,<br />

attirés par l'odeur, salivèrent en voyant les poissons et les fruits de l'arbre à pain.<br />

« Nous avons faim. Donne-nous au moins les peaux, demandèrent-ils.<br />

- Ce qui est à moi est à moi » dit le frère aîné, et il mangea tout, tout seul.<br />

Quand le soleil monta à l'horizon, le frère cadet prit son arc et ses flèches, et<br />

s'en alla. Il alla vers le fleuve, et avec son arc et une flèche, il prit un poisson. Il le<br />

mit dans le fleuve, sous une pierre. Alors qu'il avait déjà attrapé beaucoup de<br />

poissons, une des flèches se ficha dans une racine, et la racine pleura. <strong>Le</strong> frère vit<br />

alors beaucoup de fruits sur l'arbre à pain. Il se réjouit et se dit : « C'est à cet arbre<br />

que s'est nourri mon frère ! » Il déposa à terre son arc et ses flèches, brisa une<br />

309


LE CONTE<br />

branche recourbée, et fit tomber des fruits. <strong>Le</strong>s fruits s'abattirent sur la cabane de<br />

Bouma, qui sortit et dit :<br />

« Qui donc maraude encore dans mon arbre à pain ?<br />

- C'est moi et mes frères.<br />

- Appelle-les, dit Bouma. <strong>Le</strong> frère appela, les poissons répondirent, et Bouma<br />

dit aussitôt :<br />

- Fort bien. Cueillez donc ! <strong>Le</strong>s fruits sont à moi et à vous. »<br />

<strong>Le</strong> frère cadet descendit de l'arbre, ramassa les fruits et les enveloppa dans un<br />

grand baluchon. Il chercha les poissons, les emballa dans une grande feuille et s'en<br />

alla. À la maison, il fit un grand feu et mangea. Ses frères humaient le parfum et<br />

mouraient d'envie de manger. Ils dirent :<br />

« Donne-nous au moins ces petits poissons, nous avons faim.<br />

- Ce qui est à moi est à moi » dit le frère cadet, et il mangea tout, tout seul.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, le benjamin prit son arc et ses flèches, et se mit en route. Il<br />

trouva les traces de la veille, qui le conduisirent près du fleuve. <strong>Le</strong> frère prit son arc<br />

et une flèche et attrapa un poisson. <strong>Le</strong> frère le tua, coupa une liane et y attacha le<br />

poisson. Déjà, il avait une longue ligne de poissons. Il s'enfonça profondément dans<br />

la forêt. Malencontreusement, une flèche se ficha dans une racine. La racine pleura.<br />

À l'instar de ses frères, il regarda les branches et se dit : « C'est à cet arbre que se<br />

sont nourris mes frères ! Il y a énormément de fruits, et ils ne m'en ont même pas<br />

donné un ! »<br />

Il déposa à terre son arc et ses flèches, brisa une branche recourbée, grimpa à<br />

l'arbre et fit tomber des fruits. <strong>Le</strong>s fruits s'abattirent sur le toit de la cabane. Bouma<br />

sortit, très en colère, et elle cria :<br />

« Qui est-ce qui maraude encore les fruits de mon arbre à pain ? » <strong>Le</strong> plus<br />

jeune des trois frères, mort de peur, répondit :<br />

- Moi et mes frères.<br />

- Appelle-les, dit Bouma.<br />

- Frères ! » appela-t-il. Mais les poissons étaient morts, et pas une seule voix<br />

ne se fit entendre.<br />

Bouma dit : « Appelle encore ! »<br />

Il appela, si bien qu'un fruit de plus tomba, mais aucune voix ne se fit<br />

entendre.<br />

Bouma dit :<br />

« Tu mens, tu es tout seul ici. Quand tu descendras, je te mangerai. Par où<br />

vas-tu descendre ?<br />

- Par ta cabane. »<br />

Vite, Bouma arracha le toit et le rejeta au loin.<br />

Elle dit : « Je te tiens. Par où descends-tu ?<br />

- Par les poutres de ta cabane. » dit le frère.<br />

Vite, Bouma arracha les poutres, les brisa et éparpilla les morceaux loin de<br />

l'arbre à pain. Puis elle déterra les pieux qui soutenaient la charpente, et la cabane<br />

s'écroula.<br />

<strong>Le</strong> frère dit : « Je vais descendre par ce cocotier. »<br />

Bouma abattit le palmier et tous les arbres qui, autour de l'arbre à pain, lui<br />

fournissaient sa nourriture. Elle dit : « Par où vas-tu descendre, maintenant ? »<br />

310


ANNEXE<br />

<strong>Le</strong> frère répondit : « Par ce porc, qui passe par là. »<br />

Bouma saisit sa hache et tua le cochon.<br />

<strong>Le</strong> frère dit, intentionnellement : « Par ton chien qui accourt par ici. »<br />

Bouma tua le chien.<br />

Elle dit : « Maintenant je te tiens. Comment descendras-tu désormais ? »<br />

<strong>Le</strong> frère dit : « Par ta jambe gauche. »<br />

Bouma se la coupa et tomba à terre.<br />

<strong>Le</strong> frère dit : « Par ta main droite. »<br />

Bouma se coupa la main droite. <strong>Le</strong> frère descendit de l'arbre, prit son arc et<br />

une flèche, et tua Bouma. Il ramassa les fruits de l'arbre à pain, les emballa dans un<br />

gros baluchon qu'il jeta sur son épaule. Il prit aussi la liane avec les poissons attachés<br />

et rentra chez lui.<br />

Ses frères l'attendaient, car déjà le soir tombait. <strong>Le</strong> benjamin raconta ses<br />

aventures. Tous étaient bien contents, ils chantèrent et mangèrent sa nourriture<br />

autour du feu.<br />

Depuis ce jour, Bouma n'a plus jamais emporté d'enfants du village.<br />

311


LA BÉCASSE<br />

GUY DE MAUPASSANT<br />

<strong>Le</strong> vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des chasseurs<br />

de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie des jambes le clouait à<br />

son fauteuil ; il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du<br />

haut de son grand perron.<br />

<strong>Le</strong> reste du temps il lisait.<br />

C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de<br />

l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et<br />

aussi les histoires vraies arrivées dans son entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui,<br />

il demandait :<br />

- Eh bien, rien de nouveau ?<br />

Et il savait interroger à la façon du juge d'instruction.<br />

Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large fauteuil pareil<br />

à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les fusils, les chargeait et les passait<br />

à son maître ; un autre valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en<br />

temps, à intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en<br />

éveil.<br />

Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand il s'était<br />

laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait d'aplomb ou faisait<br />

quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait alors vers le garçon qui chargeait<br />

les armes, et il demandait, en suffoquant de gaieté :<br />

- Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ?<br />

Et Joseph répondait invariablement :<br />

- Oh ! Monsieur le baron ne les manque pas.<br />

A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, ses<br />

amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand<br />

elles se précipitaient.<br />

Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.<br />

Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.<br />

C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur<br />

hâbleuse des chasseurs. Quelques-uns avaient fait date et revenaient régulièrement.<br />

L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule<br />

les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un<br />

nouvel orateur prononçait :<br />

313


LE CONTE<br />

- J'entends : "Birr ! Birr !" et une compagnie magnifique me part à dix pas.<br />

J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept !<br />

Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient. Mais il existait<br />

dans la maison une vieille coutume, appelée le "conte de la Bécasse".<br />

Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie<br />

recommençait à chaque dîner.<br />

Comme il adorait l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par<br />

convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.<br />

Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette<br />

un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la<br />

mince aiguille qui leur sert de bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et<br />

tout le monde se taisait, dans l'anxiété de l'attente.<br />

Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait<br />

l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petit bâtons<br />

croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de<br />

bouteille en manière de tourniquet.<br />

Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte :<br />

- Une, - deux, - trois.<br />

Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.<br />

Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu devenait<br />

maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.<br />

Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse<br />

crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait le crâne suiffé en le<br />

tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.<br />

Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.<br />

Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, conter<br />

une histoire pour indemniser les déshérités.<br />

Voici quelques-uns de ces récits...<br />

314


LA CALEBASSE DÉVORANTE<br />

RWANDA<br />

Un jour, les hommes ont quitté leur premier village pour aller en créer un<br />

nouveau. Une jeune fille avait oublié son mortier et son pilon dans l'autre village,<br />

elle en parla un jour à sa mère et lui dit qu'elle voulait s'y rendre pour reprendre son<br />

mortier et son pilon. Sa mère lui répondit que l'herbe avait poussé très drue à cet<br />

endroit et qu'elle devrait attendre un jour où son père serait moins occupé et qu'il<br />

l'accompagnerait. La jeune fille ne répliqua point.<br />

Un jour que sa mère avait préparé de la bière, elle lui dit :<br />

"Toi, tu vas rester là à tourner le bouillon pendant que moi je vais aller<br />

couper du karkangi pour faire le filtre à bière."<br />

Quand la jeune fille estima que sa mère s'était suffisamment éloignée, elle<br />

quitta la maison toute seule et se dirigea vers le village abandonné. Elle eut l'audace<br />

d'aller jusqu'à l'emplacement de son mortier et de son pilon. Elle s'accroupit devant<br />

son mortier, le souleva et l'amena sur ses cuisses pour le hisser sur sa tête.<br />

Elle entendit alors une voix humaine qui entreprit de la morigéner : "Pose le à<br />

terre, pose le à terre ! " Elle le posa, se releva, se mit sur la pointe des pieds et scruta<br />

le ciel ; elle ne vit rien ni personne. Elle se rassit dans la position initiale et roula<br />

cette fois le mortier jusqu'à sa poitrine avant de l'installer sur sa tête.<br />

De nouveau elle entendit la voix tonner :<br />

"Pose le à terre, pose le à terre ! "<br />

Elle laissa choir le mortier.<br />

La pauvre se releva et jeta un regard circulaire autour d'elle ; alors elle vit la<br />

Mort. Cette Mort énorme dont le derrière et la bouche sont tout en feu se tenait sur<br />

un arbre gigantesque. La Mort descendit et se mit à avancer vers la jeune fille. <strong>Le</strong><br />

bruit qu'elle faisait en marchant était en tout semblable au bruit du tonnerre. Figée au<br />

sol la jeune fille baignait dans son urine.<br />

Venue tout près de la jeune fille la Mort lui dit :<br />

"Prends mes testicules, mignonne, et mets-les dans le mortier." Après bien<br />

des efforts la jeune fille réussit à accommoder les testicules de la mort dans son<br />

mortier, qui en était plein... Ensuite, la Mort lui dit :<br />

"Prends ton pilon et pile-moi les testicules ! "<br />

La pauvrette obéit.<br />

Elle prit son pilon et fit de son mieux pour piler, avec toute l'énergie dont elle<br />

était capable, les testicules de la Mort. La Mort lui demanda encore de chanter pour<br />

mieux rythmer ses coups de pilon. Elle s'exécuta :<br />

315


LE CONTE<br />

Ma mère m'a dit de n'y point aller, de n'y point aller, de n'y point aller<br />

Mon père ma dit de n'en rien faire, de n'en rien faire, de n'en rien faire<br />

Pour mon pilon, mon pilon, mon pilon.<br />

La mort dit :<br />

"Ta chanson est bien agréable, laisse-moi aussi le temps d'en chanter une ! "<br />

La fille m'écrabouille, les testicules, les testicules, les testicules.<br />

La fille m'écrabouille, les testicules, les testicules, les testicules.<br />

Elle en fait de la bouillie.<br />

Un homme qui était sorti couper des feuilles pour la sauce, entendit chanter<br />

un air mélancolique, il s'approcha à pas de loup et se cacha non loin de l'endroit d'où<br />

venait la mélodie. Il découvrit la scène et en porta la nouvelle au village. Tous les<br />

hommes se mirent alors sur le pied de guerre et après avoir aiguisé couteaux de jet et<br />

lances ils se mirent en route. Quand ils furent arrivés, à quelque distance du lieu du<br />

crime, ils se séparèrent et allèrent se cacher en divers points.<br />

<strong>Le</strong>vant les yeux de sa besogne la fille découvrit son père alors que la Mort<br />

cessait de chanter. Il demanda à la fille de chanter avec lui, mais elle fit la sourde<br />

oreille. La Mort répéta sa demande sur un ton courroucé : "Ne t'ai-je point demandé<br />

de chanter ?" La fille reprit sur un ton goguenard les paroles de la Mort qui entra<br />

dans une très grande colère ; il voulut retirer ses testicules du mortier et faire payer à<br />

la folle le prix de son effronterie. C'est alors que le premier coup de sagaie lui fut<br />

porté au flanc par le père de la fille. En un rien de temps, les autres sortirent de leur<br />

cachette et mirent la Mort en pièces. On regagna le village, chacun lourdement<br />

chargé d'un morceau de viande de la Mort.<br />

Lorsqu'ils eurent atteint le village la jeune fille dit en s'adressant à sa mère :<br />

- Maman, maman, je voudrais couper un morceau de la viande de la Mort<br />

pour le préparer dans ma petite marmite et le manger.<br />

- Fais-le, je t'en demanderai un peu pour manger, moi aussi j'ai faim.<br />

La fille lava sa petite marmite et y mit un peu de chair de la Mort sur laquelle<br />

elle versa un peu d'eau. Elle mit le tout au feu... Alors la viande de la mort se mit à<br />

bouillonner : "puk, puk… mikikiki", elle gonfla et fit éclater la petite marmite.<br />

- Maman, maman la viande en gonflant a fait éclater ma petite marmite.<br />

- Si ta petite marmite est cassée, alors prends ma marmite à sauce et utilise-la.<br />

La viande gonfle, gonfle, gonfle et casse la marmite à sauce. La fille essaie<br />

d'autres marmites mais la viande augmente sans cesse de volume et fend en deux<br />

toutes les marmites. Personne dans le village ne réussit à porter à sa bouche la viande<br />

de la Mort et à en goûter. <strong>Le</strong>s hommes réunirent tous les morceaux en un énorme tas<br />

et par le feu réduisirent en cendre la viande de la Mort. Puis ils portèrent ces cendres<br />

dans des feuilles et jetèrent le tout loin dans la brousse.<br />

Quand les termites eurent rongé l'emballage, les cendres de la Mort<br />

s'éparpillèrent sauf un petit tas qui resta sur le sol. Un jour la vieille femme et sa<br />

petite fille partirent chercher du kaolin et la fille découvrit les cendres.<br />

- Grand-mère nous avons des cendres à sel.<br />

- Ne fais pas tant de bruit, d'autres pourraient venir nous les disputer !<br />

Elles prirent les cendres, les rapportèrent au village, et s'empressèrent de les<br />

mettre dans le filtre à sel. Pendant le filtrage une mélodie s'éleva :<br />

316


ANNEXE<br />

"Une vieille femme et sa petite fille ont vu les cendres de la mort et les ont<br />

prises pour des cendres à sel."<br />

La fille alla rapporter à sa grand-mère ce que le sel chantait, mais celle-ci la<br />

renvoya en disant : "Va-t-en, avec tes sottises, depuis quand le sel peut-il chanter ! "<br />

Mais plus tard, elles durent constater que le filtrat était mêlé de sang et de pus.<br />

Dépitées, elles jetèrent le tout et un calebassier se mit à pousser sur le sel. La fille dit<br />

à sa grand-mère :<br />

- Grand-mère, grand-mère, notre sel a fait pousser un calebassier.<br />

- Prends-en bien soin, il nous donnera une calebasse pour puiser l'eau à boire.<br />

Effectivement le calebassier donna un petit fruit qui se mit à grandir et à<br />

l'approche de sa maturité la petite fille constata :<br />

- Grand-mère, grand-mère, la calebasse est bien trop grande pour puiser de<br />

l'eau...<br />

A peine avait-elle achevé sa phrase que la calebasse l'avala.<br />

Alors elle se mit à rouler à travers le village avalant au passage hommes et<br />

bêtes. Elle dévora tout sauf une femme enceinte qui s'était isolée en brousse dans une<br />

caverne. Lorsqu'elle découvrit la femme enceinte et qu'elle voulut l'avaler la femme<br />

lui dit :<br />

"Laisse-moi d'abord accoucher ! "<br />

Elle donna naissance à deux jumeaux, deux garçons ; l'un s'appela Ngakol et<br />

l'autre Ngagel. Quand la calebasse voulut à nouveau l'avaler elle implora :<br />

"Ayez pitié de moi, donnez-moi le temps de les aider à marcher à quatre<br />

pattes."<br />

Cela lui fut accordé et les enfants surent marcher. Alors la calebasse lui dit :<br />

- Je t'avale maintenant?<br />

- De grâce, permettez-moi de leur offrir des couteaux de jet.<br />

Elle obtint ce répit.<br />

- Je t'avale cette fois-ci ?<br />

- Une dernière grâce, je voudrais leur acheter un cheval à chacun d'eux. Elle<br />

eut encore l'accord de la calebasse.<br />

- Je peux enfin t'avaler ?<br />

- Oui, avale-moi maintenant.<br />

Sitôt dit, sitôt fait, elle fut avalée.<br />

<strong>Le</strong>s enfants de la femme montèrent sur leurs chevaux et attaquèrent la<br />

calebasse. Ils firent pleuvoir quantités de couteaux de jets sur la calebasse mais<br />

chaque fois qu'ils la coupaient en deux celle-ci se refermait. Ils épuisèrent ainsi tous<br />

leurs couteaux de jet sauf un que chacun garda. Un oiseau se mit à chanter pour leur<br />

indiquer d'utiliser le jus de la liane yanre. Ils coururent enduire leur arme du jus<br />

visqueux de cette liane et cette fois-ci ils réussirent à couper la calebasse en deux<br />

demi-sphères qui restèrent définitivement séparées et d'où purent sortir tous ceux qui<br />

avaient été dévorés.<br />

<strong>Le</strong> coq qui est le premier à sortir dit :<br />

C'est Ngakol qui nous a sauvés.<br />

C'est Ngagel qui nous a sauvés.<br />

317


LE FRÈRE, LA SŒUR ET L’OGRE<br />

RWANDA<br />

Il était un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille ; puis l'homme<br />

vint à mourir et leur mère aussi mourut. Dès lors la fille qui restait là fut orpheline ;<br />

elle s'appelait Nyansha et le garçon s'appelait Baba. <strong>Le</strong>s villageois, alors, chassèrent<br />

les enfants du village pour ne pas avoir à les nourrir.<br />

Ils trouvèrent abri dans un rocher où ils vécurent. <strong>Le</strong> garçon allait chasser de<br />

petits oiseaux, la fille restait là. <strong>Le</strong> garçon revenait la nuit et lorsqu'il rentrait, il<br />

disait !<br />

Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi!<br />

J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi.<br />

J'ai tué un petit chat sauvage, il est pour toi.<br />

J'ai tué un petit rouge-gorge, il est pour toi.<br />

<strong>Le</strong> plus gros d'entre eux nous le partagerons.<br />

Alors sa sœur répondait : "Rocher, ouvre toi pour que Baba entre!" <strong>Le</strong> rocher<br />

s'ouvrait et Baba entrait ; et alors ils mangeaient les oiseaux et la pâte que la fille<br />

avait préparés.<br />

Ainsi ils vivaient et le garçon allait tous les jours à la chasse et tuait de petits<br />

animaux. <strong>Le</strong> soir quand il rentrait il chantait :<br />

Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi!<br />

J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi.<br />

J'ai tué un petit lièvre, il est pour toi.<br />

J'ai tué une petite perdrix, elle est pour toi.<br />

<strong>Le</strong> plus gros d'entre eux nous le partagerons.<br />

Alors sa sœur répondait : "Rocher, ouvre toi pour que Baba entre!" <strong>Le</strong> rocher<br />

s'ouvrait et Baba entrait. Elle faisait la cuisine, ils mangeaient et le lendemain Baba<br />

retournait à la chasse.<br />

Puis un jour, une grosse hyène appelée Kizimu entendit la chanson de Baba et<br />

se présenta chez la fille pendant l'absence de Baba :<br />

Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi!<br />

J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi.<br />

J'ai tué un petit chat sauvage, il est pour toi.<br />

J'ai tué un petit rouge-gorge, il est pour toi.<br />

<strong>Le</strong> plus gros d'entre eux nous le partagerons.<br />

La fille se demanda si c'était bien la voix de son frère et la bête recommença<br />

sa chanson. La fille fit ouvrir le rocher et elle vit une grosse hyène.<br />

319


LE CONTE<br />

- Aie, aie, que vais-je faire?<br />

- Hé qu'y a-t-il donc?<br />

- Grand père, et si je te faisais griller des petits pépins de courge?<br />

- Qu'ils te courgent dans le ventre!<br />

- Grand-père, si je te faisais griller des pépins de courge, de grosse courge ?<br />

- D'accord ma petite!<br />

La fille prit un plat et fit griller les pépins de courge<br />

- Grand-père, celui qui sautera vers l'extérieur sera pour toi, celui qui sautera<br />

vers l'intérieur pour moi et celui qui ira sous le lit sera pour mon frère.<br />

Elle fit griller les pépins ; un pépin sauta vers l'extérieur et lorsqu'il fut dehors<br />

elle dit :<br />

"Voila le tien qui s'en va !"<br />

La grosse hyène se précipita pour manger le pépin mais lorsqu'elle fut dehors<br />

la fille dit "Rocher, ferme-toi !" <strong>Le</strong> rocher se referma et la fille resta là tandis que la<br />

grosse hyène s'en fut.<br />

<strong>Le</strong> soir quand son frère revint il chanta sa chanson, mais la fille avait peur,<br />

elle n'ouvrit pas. Il chanta à nouveau et finalement elle reconnut la voix de son frère<br />

et lui ouvrit.<br />

Il vit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose qui avait effrayé sa sœur. Elle<br />

lui dit :"Tu sais, il est venu ici une grosse bête qui m'a parlé et qui m'a appelée<br />

comme tu m'appelles ; elle est entrée dans la maison et je lui ai fait griller des pépins<br />

de courge."<br />

Lorsqu'un pépin a sauté dehors je lui ai dit : "Attrape !" et lorsqu'elle est<br />

sortie, j'ai refermé le rocher. Elle m'a dit que lorsqu'elle reviendrait elle me<br />

dévorerait.<br />

Baba passa la journée à la maison, avec son arc et sa lance, attendant que la<br />

bête revienne ; elle ne vint pas car en écoutant elle sut que Baba était là. Après trois<br />

jours ils avaient très faim et le frère alla chasser. Il dit : "C'était seulement la peur qui<br />

t'avait saisie." Il alla chasser de petits animaux et la grosse hyène revint. Elle chanta<br />

la chanson et la fille qui crut que c'était Baba lui ouvrit. Quand elle vit que c'était<br />

l'hyène elle se souilla d'urine et toute la maison avec, elle voulut fuir mais la grosse<br />

hyène lui demanda :<br />

- Alors tu ne me dis plus rien?<br />

- Si je te faisais griller des pépins de courge ?<br />

- Je n'en veux pas.<br />

La grosse hyène se jeta sur elle et la dévora. Lorsqu'elle eut fini, il y avait du<br />

sang partout... elle quitta l'endroit.<br />

Quand le frère revint et qu'il eut chanté sa chanson par trois fois, sa sœur ne<br />

répondait pas et le rocher ne s'ouvrit pas . Alors il s'écria :"Ouvre-toi pour que moi,<br />

Baba, j'entre !" <strong>Le</strong> rocher s'ouvrit et Baba pénétra dans la maison. Au moment où il<br />

allait allumer le feu, il se rendit compte qu'une petite jambe était suspendue au<br />

dessus du foyer, il sentit du sang lui tomber sur la tête : "Eh, ma sœur est-ce la peur<br />

qui t'a saisie? N'urine pas sur moi de là-haut !" Il croyait que c'était sa sœur qui s'était<br />

cachée là-haut et qu'elle avait très peur. Il alluma le feu et quand il fut pris , il vit le<br />

sang par terre et comprit que la grosse hyène avait dévoré sa sœur. Il passa la nuit<br />

dans le rocher sans dormir.<br />

320


ANNEXE<br />

Tôt le matin, il prit sa lance son arc et son bouclier et se mit en route pour se<br />

rendre chez le Kizimu. Il arriva devant l'enclos et dit :<br />

Hé, vous, les gens de chez Kizimu de Rwicamakombe, où est allé Kizimu ?<br />

- Kizimu est allé cultiver ses champs.<br />

- Appelez-le !<br />

De l'enclos on l'appela :<br />

O Kizimu, Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée,<br />

le frère de Nyansha est venu ; je lui ai offert un siège et il l'a refusé<br />

je lui en ai offert un autre, il l'a repoussé<br />

disant qu'il cherchait Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée.<br />

- Que se passe-t-il à la maison ?<br />

Il envoya deux de ses serviteurs et lorsqu'ils arrivèrent celui dont on avait tué<br />

la sœur les tua et dit à la servante de l'enclos d'appeler encore. La servante appela<br />

encore :<br />

O Kizimu, Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée,<br />

le frère de Nyansha est venu ; je lui ai offert un siège et il l'a refusé<br />

je lui en ai offert un autre, il l'a repoussé<br />

disant qu'il cherchait Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée.<br />

- Allez voir, dit le Kizimu, ce qui s'est passé à la maison!<br />

Il envoya, de nouveau, d'autres serviteurs et Baba les tua. Il les entassait là.<br />

Lorsque d'autres arrivaient, ils buvaient le sang qui coulait en croyant que c'était de<br />

la sauce.<br />

Lorsque pour la quatrième fois il eut envoyé des gens, il ne restait plus que le<br />

Kizimu et il se mit en route.<br />

"Appelle plus fort !" dit Baba à la servante qui le fit aussitôt. Alors Kizimu<br />

s'en vint très vite. En arrivant à la maison, il trouva Baba qui l'attendait :<br />

- Eh bien qu'y-a-t-il, que se passe-t-il ?<br />

- Que tu brises l'arc et que tu montes vite !<br />

Il se hâta en ayant très peur : "O toi ne me tue pas encore, coupe ce petit doigt<br />

et tu en retireras ta tante paternelle que j'ai dévorée." Baba trancha le petit doigt et en<br />

retira sa tante paternelle.<br />

"Coupe celui de ma main droite et tu en retireras ton oncle paternel que j'ai<br />

dévoré."<br />

Quand il arriva au pouce, Kizimu dit : "Tu en retireras ta sœur que j'ai<br />

dévorée avant-hier." Il l'en sortit.<br />

Puis lorsqu'il vit que tous les autres étaient sortis, il tua cette grosse bête qui<br />

s'appelait Kizimu de Rwicamacombe. Il la transperça de sa lance et l'étendit morte. Il<br />

se mit en route avec tous les gens que la bête avaient dévorés et il les emmena ; le<br />

frère de Nyansha sauva donc ainsi sa famille, il s'empara des biens du Kizimu qu'il<br />

pilla, puis lui et sa sœur trouvèrent des conjoints.<br />

321


LE MAÎTRE CHAT<br />

OU<br />

LE CHAT BOTTÉ<br />

CHARLES PERRAULT<br />

Un Meunier ne laissa pour tous biens à trois enfants qu'il avait, que son<br />

Moulin, son âne, et son chat. <strong>Le</strong>s partages furent bientôt faits, ni le Notaire, ni le<br />

Procureur n'y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre<br />

patrimoine. L'aîné eut le Moulin, le second eut l'âne, et le plus jeune n'eut que le<br />

Chat. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot :<br />

Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant<br />

ensemble ; pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un<br />

manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim.<br />

<strong>Le</strong> Chat qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, lui dit d'un<br />

air posé et sérieux : Ne vous affligez point, mon maître, vous n'avez qu'à me donner<br />

un Sac, et me faire faire une paire de Bottes pour aller dans les broussailles, et vous<br />

verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez. Quoique le Maître du chat<br />

ne fît pas grand fond là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour<br />

prendre des Rats et des Souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu'il se<br />

cachait dans la farine pour faire le mort, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans<br />

sa misère.<br />

Lorsque le chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement, et mettant<br />

son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s'en alla<br />

dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lasserons<br />

dans son sac, et s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune<br />

lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac pour<br />

manger ce qu'il y avait mis. À peine fut-il couché, qu'il eut contentement ; un jeune<br />

étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître chat tirant aussitôt les cordons le prit<br />

et le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le Roi et<br />

demanda à lui parler. On le fit monter à l'Appartement de sa Majesté, où étant entré<br />

il fit une grande révérence au Roi, et lui dit : Voilà, Sire, un Lapin de garenne que<br />

Monsieur le Marquis de Carabas (c'était le nom qu'il lui prit en gré de donner à son<br />

Maître), m'a chargé de vous présenter de sa part. Dis à ton Maître, répondit le Roi,<br />

que je le remercie, et qu'il me fait plaisir.<br />

Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert ; et<br />

lorsque deux Perdrix y furent entrées, il tira les cordons, et les prit toutes deux. Il alla<br />

ensuite les présenter au Roi, comme il avait fait le Lapin de garenne. <strong>Le</strong> Roi reçut<br />

323


LE CONTE<br />

encore avec plaisir les deux Perdrix, et lui fit donner pour boire. <strong>Le</strong> chat continua<br />

ainsi pendant deux où trois mois à porter de temps en temps au Roi du Gibier de la<br />

chasse de son Maître. Un jour qu'il sut que le Roi devait aller à la promenade sur le<br />

bord de la rivière avec sa fille, la plus belle Princesse du monde, il dit à son Maître :<br />

Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n'avez qu'à vous<br />

baigner dans la rivière à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.<br />

<strong>Le</strong> Marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela<br />

serait bon.<br />

Dans le temps qu'il se baignait, le Roi vint à passer et le Chat se mit à crier de<br />

toute sa force : Au secours, au secours, voilà Monsieur le Marquis de Carabas qui se<br />

noie ! À ce cri le Roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le Chat qui lui avait<br />

apporté tant de fois du Gibier, il ordonna à ses Gardes qu'on allât vite au secours de<br />

Monsieur le Marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre Marquis de la<br />

rivière, le Chat s'approcha du Carrosse, et dit au Roi que dans le temps que son<br />

Maître se baignait, il était venu des Voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il<br />

eût crié au voleur de toute sa force ; le drôle les avait cachés sous une grosse pierre.<br />

<strong>Le</strong> Roi ordonna aussitôt aux Officiers de sa Garde-robe d'aller quérir un de<br />

ses plus beaux habits pour Monsieur le Marquis de Carabas. <strong>Le</strong> Roi lui fit mille<br />

caresses, et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne<br />

mine (car il était beau, et bien fait de sa personne), la fille du Roi le trouva fort à son<br />

gré et le Comte de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux,<br />

et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. <strong>Le</strong> Roi voulut qu'il montât<br />

dans son Carrosse, et qu'il fût de la promenade.<br />

<strong>Le</strong> Chat ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants, et<br />

ayant rencontré des Paysans qui fauchaient un Pré, il leur dit : Bonnes gens qui<br />

fauchez, si vous ne dites au Roi que le pré que vous fauchez appartient à Monsieur le<br />

Marquis de carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. <strong>Le</strong> Roi ne<br />

manqua pas à demander aux Faucheux à qui était ce Pré qu'ils fauchaient. C'est à<br />

Monsieur le Marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble car la menace du Chat leur<br />

avait fait peur. Vous avez là un bel héritage, dit le Roi au Marquis de Carabas. Vous<br />

voyez, Sire, répondit le Marquis, c'est un pré qui ne manque point de rapporter<br />

abondamment toutes les années. <strong>Le</strong> maître Chat, qui allait toujours devant, rencontra<br />

des Moissonneurs, et leur dit : Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous<br />

ces blés appartiennent à Monsieur le Marquis de carabas, vous serez tous hachés<br />

menu comme chair à pâté. <strong>Le</strong> Roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui<br />

appartenaient tous les blés qu'il voyait. C'est à Monsieur le Marquis de Carabas,<br />

répondirent les Moissonneurs, et le Roi s'en réjouit encore avec le Marquis. <strong>Le</strong> Chat,<br />

qui allait devant le Carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu'il<br />

rencontrait ; et le Roi était étonné des grands biens de Monsieur le Marquis de<br />

Carabas.<br />

<strong>Le</strong> maître Chat arriva enfin dans un beau Château dont le Maître était un<br />

Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu, car toutes les terres par où le Roi avait passé<br />

étaient de la dépendance de ce Château. <strong>Le</strong> Chat, qui eut soin de s'informer qui était<br />

cet Ogre, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler disant qu'il n'avait pas voulu<br />

passer si près de son Château, sans avoir l'honneur de lui faire la révérence.<br />

324


ANNEXE<br />

L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut un Ogre, et le fit reposer. On m'a<br />

assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'Animaux,<br />

que vous pouviez par exemple, vous transformer en Lion, en Éléphant ? Cela est<br />

vrai, répondit l'Ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir<br />

Lion. <strong>Le</strong> Chat fut si effrayé de voir un Lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les<br />

gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour<br />

marcher sur les tuiles. Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l'Ogre avait quitté<br />

sa première forme, descendit, et avoua qu'il avait eu bien peur. On m'a assuré encore,<br />

dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la<br />

forme des plus petits Animaux, par exemple, de vous changer en un Rat, en une<br />

Souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.<br />

Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir, et en même temps il se changea en<br />

une Souris, qui se mit à courir sur le plancher. <strong>Le</strong> Chat ne l'eut pas plus tôt aperçue<br />

qu'il se jeta dessus, et la mangea. Cependant le Roi, qui vit en passant le beau<br />

Château de l'Ogre, voulut entrer dedans.<br />

<strong>Le</strong> Chat, qui entendit le bruit du Carrosse qui passait sur le pont-levis, courut<br />

au devant, et dit au Roi : Votre Majesté soit la bienvenue dans ce Château de<br />

Monsieur le Marquis de Carabas. Comment, Monsieur le Marquis, s'écria le Roi, ce<br />

Château est encore à vous ! Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous<br />

ces Bâtiments qui l'environnent ; voyons les dedans, s'il vous plaît. <strong>Le</strong> Marquis<br />

donna la main à la jeune Princesse, et suivant le Roi qui montait le premier, ils<br />

entrèrent dans une grande Salle où ils trouvèrent une magnifique collation que l'Ogre<br />

avait fait préparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui<br />

n'avaient pas osé entrer sachant que le Roi y était. <strong>Le</strong> Roi charmé des bonnes qualités<br />

de Monsieur le Marquis de Carabas, de même que sa fille qui en était folle, et voyant<br />

les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups : Il ne<br />

tiendra qu'à vous, Monsieur le Marquis, que vous ne soyez mon gendre. <strong>Le</strong> Marquis,<br />

faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le Roi ; et dès le<br />

même jour épousa la Princesse. <strong>Le</strong> Chat devint grand Seigneur et ne courut plus<br />

après les souris que pour se divertir.<br />

325


LES TROIS VOLEURS<br />

LÉON TOLSTOÏ<br />

Un paysan conduisait à la ville un âne et une chèvre pour les vendre. La<br />

chèvre avait un grelot attaché à son cou. Trois voleurs virent passer le paysan. <strong>Le</strong><br />

premier dit :"je volerai la chèvre, et cela, sans que le paysan s'en aperçoive".<br />

<strong>Le</strong> second dit : "Et moi, je lui enlèverai son âne". <strong>Le</strong> troisième dit alors :<br />

"Cela non plus n'est pas difficile ; moi, je le dépouillerai de tous ses vêtements". <strong>Le</strong><br />

premier des voleurs s'approcha doucement de la bique, lui ôta son grelot, l'attacha à<br />

la queue de l'âne et emmena la chèvre dans un champ.<br />

A un tournant du chemin, le paysan jeta un coup d'œil derrière lui et s'aperçut<br />

que la chèvre avait disparu ; il partit à sa recherche.<br />

<strong>Le</strong> second des voleurs alla vers lui et lui demanda ce qu'il cherchait. <strong>Le</strong><br />

paysan répondit qu'on lui avait volé sa chèvre."Ta chèvre, fit l'autre, je l'ai vue il y a<br />

un instant, là, dans ce bois,<br />

J'ai vu un homme passer en courant avec une chèvre. On peut très bien le<br />

rattraper". <strong>Le</strong> paysan courut à la poursuite de sa chèvre après avoir demandé au<br />

voleur de tenir son âne. <strong>Le</strong> second des voleurs emmena l'âne.<br />

Quand le paysan revint du bois vers son baudet, il vit que 1'âne aussi avait<br />

disparu. Il fondit en larmes et continua sa route. Il remarqua sur son chemin, au bord<br />

d'un étang, un homme assis qui pleurait.<br />

Il lui demanda ce qu'il avait.<br />

L'homme répondit qu'on l'avait chargé de porter à la ville un sac rempli d'or,<br />

qu'il s'était assis au bord de l'étang pour se reposer, qu'il s'était endormi et avait, en<br />

dormant, heurté son sac qui était tombé dans l'eau.<br />

<strong>Le</strong> pays lui demanda pourquoi il ne descendait pas le chercher. J'ai peur de<br />

l'eau, répondit 1'homme, et je ne sais pas nager. Mais je donnerai vingt pièces d'or à<br />

qui me repêchera mon sac.<br />

<strong>Le</strong> paysan tout joyeux, se dit : "Je vais ainsi me dédommager du vol de ma<br />

chèvre et de mon âne". Il se déshabilla, entra dans l'eau mais il ne trouva pas de sac<br />

rempli d'or ; et quand il ressortit, ses vêtements n'étaient plus là :<br />

C'était l'œuvre du troisième voleur qui, lui, avait su voler même les vêtements.<br />

327


L'OISEAU CONTEUR<br />

MAROC<br />

Il était une fois un Sultan qui, bien que marié, n'avait pas d'enfant. Une tribu<br />

lui fait don d'une jeune fille qu'il épouse. Elle se trouve enceinte.<br />

<strong>Le</strong> Sultan doit partir en guerre, alors que la grossesse approche de son terme.<br />

Il demande qu'on prenne soin de la jeune mariée. Mais les co-épouses se préparent à<br />

lui jouer un tour pendable. Elles apportent un petit chien, soudoient l'accoucheuse, et<br />

le jour de l'accouchement elles ravissent l'enfant et le remplacent par le petit chien.<br />

Lorsque la malheureuse s'est assise, elle s'est vue entourée, et l'on a dit : "La femme<br />

du Sultan a mis au monde un petit chien !"<br />

Quant au bébé, elles le cachent, avec un peu d'argent, dans un coffre. Elles<br />

l'emmaillotent et le donnent à une femme en lui disant : "Prends-le et tue-le". "Non,<br />

répondit-elle, je le jetterai à la mer." Elle le jette à la mer et revient chez elle.<br />

Voilà qu'un homme qui pêche dans un autre pays trouve le coffre et l'emporte.<br />

Il l'ouvre et voit le bébé. <strong>Le</strong> pêcheur, non plus n'a pas d'enfants. Il dit : "Allah me<br />

comble en me faisant ce don." Il élève l'enfant et plante un figuier en son honneur.<br />

Voilà que le Sultan revient de la guerre. On lui dit : "Bon retour au Sultan ! Il<br />

est né dans ton foyer... ta femme a mis au monde un petit chien." Il répond : "Je<br />

rends grâce à Allah d'avoir exaucé mon vœu, même en ne m'accordant qu'un petit<br />

chien. Allah soit loué !" <strong>Le</strong>s choses sont restées dans cet état. La jeune mariée aussi<br />

est restée dans cet état, la malheureuse. Elle écarte d'elle le petit chien et ne s'occupe<br />

point de lui. Elle est restée ainsi jusqu'à ce qu'elle se trouve enceinte de nouveau,<br />

grâce à Allah. De nouveau, elle accouche d'un garçon. De nouveau, les co-épouses se<br />

livrent à la même manigance ; elles mettent un petit chien à la place de l'enfant. La<br />

pauvre femme est de nouveau victime de la même traîtrise au cours de trois<br />

accouchements : deux garçons et une fille qui sont pris de la même manière par le<br />

même pêcheur. À chacun, le pêcheur consacre un figuier.<br />

Voilà que les enfants grandissent. <strong>Le</strong> pêcheur en prend bien soin. <strong>Le</strong> Sultan<br />

renvoie la pauvre femme. "Assez, lui dit-il, je ne suis pas un chien pour mettre<br />

chaque fois au monde un chien. Je dois avoir... Je suis un Sultan, moi ! Un être<br />

humain ! Je ne vais pas continuer à être félicité par les gens pour des chiens ! Cela<br />

suffit ! Qu'Allah me pardonne !"<br />

Elle reste dans cet état, la pauvre ! Reléguée parmi les servantes et les<br />

esclaves, sans que personne ne se soucie d'elle.<br />

Voilà que les enfants du pêcheur grandissent. Ils deviennent braves, braves.<br />

Ils montent à merveille à cheval. Braves sont ces enfants, d'une bravoure à nulle<br />

329


LE CONTE<br />

autre pareille. Ils sont inégalables par leur savoir, et ils sont inégalables en toutes<br />

choses.<br />

<strong>Le</strong> pêcheur les a bien instruits. La jeune fille aussi est brave et bien instruite.<br />

Ils sont braves en tout.<br />

<strong>Le</strong>s garçons participent aux "fantasias" et aux fêtes organisées par le Sultan.<br />

<strong>Le</strong> Sultan commence à avoir une prédilection pour eux.<br />

<strong>Le</strong> Vizir –et les Vizirs sont ennemis d'Allah– s'aperçoit de ce sentiment et il<br />

se dit : "Il me faudra agir... <strong>Le</strong> Sultan un jour ou l'autre les attirera à lui et leur<br />

confiera des fonctions, et il ne me restera rien. Il vaut mieux leur creuser une fosse<br />

où ils disparaîtront à jamais."<br />

<strong>Le</strong> Vizir dit au Sultan :<br />

- Écoute, Sidi ! Tant que tu n'auras pas contemplé l'Oiseau conteur, tant que<br />

tu ne l'auras pas vu et contemplé, ton règne et ta vie auront été diminués.<br />

- Comment cela ? répondit le Sultan. Et qui me l'apportera ? Et où se trouve<br />

cet Oiseau conteur ?<br />

- Dans un pays lointain, répond le Vizir.<br />

- Et qui nous l'apportera ? demande le Sultan.<br />

- Si les enfants du pêcheur ne l'apportent pas, personne d'autre ne le pourra.<br />

- D'accord, dit le Sultan.<br />

Et il fait venir le pêcheur. <strong>Le</strong> pêcheur se présente, tout apeuré, le pauvre ! Il<br />

se prosterne et dit :<br />

- Que me veux-tu Sultan ?<br />

- Rien de grave, répondit le Sultan. Je veux que tes enfants m'apportent<br />

l'Oiseau conteur. Et s'ils ne l'apportent pas, je te ferai couper la tête et je leur ferai<br />

couper la tête.<br />

<strong>Le</strong> pêcheur retourne chez lui. Et il pleure, "Qu'as-tu, père ?" <strong>Le</strong> père répète à<br />

son fils les paroles du Sultan. <strong>Le</strong> fils dit : "J'irai chercher cet Oiseau conteur,<br />

n'importe où, n'aie pas peur !".<br />

Voici que le fils prépare ses provisions et voici qu'il prend tout ce dont il a<br />

besoin. Il monte à cheval et part. Un seul enfant –l'aîné– part.<br />

Il marche, marche, marche, allant de contrée en contrée Allah seul –que sa<br />

toute-puissance soit sanctifiée– peut rendre désert un pays ou l'animer de vie. Il<br />

marche, marche, marche. Il atteint maintenant la forêt et s'approche du pays de<br />

l'Oiseau conteur. II rencontre un homme qui lui demande :<br />

- Ou vas-tu ainsi, ô toi qui ne mérites pas le malheur ?<br />

- Sidi, répond l'enfant, je suis justement à la recherche du malheur.<br />

- Et où vas-tu, mon fils ?<br />

- Je suis à la recherche de l'Oiseau conteur.<br />

- Dieu ! Dieu ! Ô mon fils, s'écrie l'homme. Que d'hommes avant toi ont<br />

essayé vainement de l'attraper !<br />

- Comment cela ? demande l'enfant.<br />

- Tu vas partir, ô mon fils, et au moment où tu l'approcheras, l'Oiseau conteur<br />

se mettra à te conter ta propre histoire. Il saura ton nom et te contera ta vie jusqu'à ce<br />

que tu te fatigues et que tu dises : "Oui !" Au moment où tu diras "oui", tu seras<br />

englouti, la terre t'engloutira et elle se fermera sur toi, sur ta monture, tes provisions,<br />

et sur toutes tes affaires.<br />

330


ANNEXE<br />

- C'est tout ? demande le fils du pêcheur.<br />

- Oui, répond l'homme.<br />

- Moi, je ne dirai pas "oui », s'écrie l'enfant.<br />

- Ô mon fils, si Allah t'assiste, tu ne diras pas "oui" et tu seras sauvé. Tu<br />

attraperas l'Oiseau conteur.<br />

- Comment faire ? demande l'enfant.<br />

- Tu partiras, ô mon fils ! Tu trouveras une roche sur ton chemin. Tu<br />

sacrifieras un mouton sur ce rocher. Tu laisseras là le mouton, et tu t'assoiras plus<br />

loin, et surtout ne dis pas "oui". Si tu agis ainsi, tu l'attraperas. Mais si tu dis "oui",<br />

c'en sera fait de toi.<br />

L'enfant part.<br />

<strong>Le</strong>s oiseaux arrivent. Ils arrivent, arrivent, arrivent, et il en vient tant et tant<br />

que tout ce qui est oiseau et qui s'abrite la nuit sous les ailes de l'Oiseau conteur se<br />

trouve là. L'Oiseau conteur arrive, il les enveloppe de ses ailes, telle une tente<br />

immense. Et tous ces oiseaux glissent sous son ombre. L'Oiseau commence à conter.<br />

Il leur dit : "Écoutez, oiseaux, l'histoire de cette nuit. Il était une fois un Sultan...<br />

Telle tribu lui fit don d'une jeune fille. Elle se trouva enceinte. <strong>Le</strong>s co-épouses lui<br />

voulaient du mal : elle soudoyèrent l'accoucheuse, ravirent le bébé, et le<br />

remplacèrent par un petit chien. Elles le firent jeter à la mer. <strong>Le</strong> pêcheur le trouva. Il<br />

éleva les enfants, qui grandirent et restèrent avec lui. Ils participaient maintenant aux<br />

"fantasias" et plaisaient au Sultan, qui les prit en affection. <strong>Le</strong> Vizir devint jaloux et<br />

fit venir le pêcheur. Il lui ordonna d'envoyer ses enfants chercher l'Oiseau conteur,<br />

pour que le Sultan s'amuse. On l'appelle l'Oiseau des oiseaux."<br />

L'Oiseau reste ainsi à conter. <strong>Le</strong> fils du pêcheur lui dit alors : "Oui !" Que<br />

notre prophète soit béni ! À ce moment, il disparaît. La terre l'a englouti avec son<br />

cheval et toutes ses provisions. La terre l'a englouti. <strong>Le</strong> lendemain, l'enfant n'est pas<br />

revenu chez lui. Se promenant ce jour-là dans le jardin, le pêcheur voit se dessécher<br />

le figuier de son fils absent. Il va vers sa femme en pleurant :<br />

- Malheur ! s'écrie-t-il, mon fils est mort.<br />

- Que dis-tu, demande sa femme ?<br />

- C'en est fait de lui, répond-il, le figuier s'est desséché.<br />

Alors le frère dit :<br />

- Je vais rejoindre mon frère.<br />

- Reste tranquille, lui dit le père.<br />

- Non. La rivière qui a emporté mon frère m'emportera aussi. Je le rejoindrai<br />

quoi qu'il advienne.<br />

Voici qu'il fait aussi ses préparatifs et qu'il prend ses provisions et son fusil. Il<br />

part. Il rencontre l'homme que son frère a déjà rencontré. L'homme lui dit :<br />

- Salut à toi !<br />

- Salut à toi, répond-il.<br />

- Où vas-tu ainsi, toi qui ne mérites pas le malheur ?<br />

- Sidi, je vais justement à la recherche du malheur.<br />

- Où vas-tu, mon fils ?<br />

- Sidi, je suis à la recherche de l'Oiseau conteur.<br />

- Dieu ! Ô mon fils ! Tant d'hommes honorables sont partis à sa recherche<br />

sans jamais le saisir. Ils sont partis à tout jamais.<br />

331


LE CONTE<br />

- Et pourquoi donc ? demande l'enfant. Qu'a-t-il (de particulier), cet Oiseau ?<br />

- Mon fils, ils n'ont pas résisté. L'Oiseau ne parlera que de toi, il ne contera<br />

rien d'autre que ton histoire. Tu auras beau résister, tu finiras par dire "oui". La terre,<br />

alors, t'engloutira.<br />

- Je ne dirai pas "oui", dit l'enfant, si Dieu m'assiste.<br />

- Va, lui répond l'homme, et ne dis pas "oui".<br />

Il part.<br />

Il résiste longtemps, mais il finit par parler, comme son frère. L'Oiseau lui<br />

conte son histoire, l'histoire de sa vie. L'enfant parle, comme son frère, et l'Oiseau<br />

l'avale.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, le pêcheur voit le deuxième figuier se dessécher. Il dit en<br />

pleurant : "Que vais-je faire, maintenant que mes deux garçons sont morts ?"<br />

La fille lui dit : "Je rejoindrai mes frères et j'apporterai l'Oiseau conteur."<br />

Voici qu'elle fait ses préparatifs, tout comme un homme. Elle le fait avec fermeté, et<br />

prend son fusil et ses provisions. Elle part.<br />

Elle s'en va, quittant un pays pour un autre. Elle rencontre l'homme qui a déjà<br />

rencontré ses frères. Elle lui dit :<br />

- Salut à toi !<br />

- Salut à toi ! Qu'Allah te bénisse ! Et où vas-tu, ma fille ?<br />

- Sidi, je vais capturer l'Oiseau conteur. Est-ce ici son pays ?<br />

- Ma fille, lui dit-il, des hommes barbus et valeureux ont essayé vainement<br />

avant toi. Et toi, pauvre fille, tu veux le capturer !<br />

- Il suffit que tu me renseignes, lui dit-elle, et Allah bénira tes parents. Dismoi<br />

comment procéder et par où aller, comment... Il ne m'arrivera aucun malheur. Et<br />

c'est moi qui saisirais l'Oiseau avec l'aide d'Allah.<br />

L'homme lui donne toutes les indications et dit :<br />

- Tu trouveras un rocher sur lequel tu feras un sacrifice. Tu iras vers l'oiseau<br />

et tu écouteras. Il ne parlera que de toi. Mais surtout, ne dis aucun mot.<br />

- Deux garçons –mes frères– sont déjà venus pour le capturer.<br />

- C'étaient donc tes frères ? demande l'homme.<br />

- Oui.<br />

- Attention, ma fille, attention ! Quand tu le captureras, tu lui diras : "Je ne te<br />

libérerai que lorsque tu m'auras rendu mes frères." S'il te propose de te les rendre<br />

sous la forme d'esclaves, tu répondras non, ou sous la forme d'hommes noirs, tu<br />

répondras non, ou sous la forme d'ogres, tu répondras non. Tu lui diras de te les<br />

rendre tels qu'il les a avalés. Tels qu'il les a avalés, avec leurs montures, leurs habits<br />

et leurs physionomies. Tu lui diras qu'à cette condition, tu lui rendras la liberté.<br />

L'Oiseau te demandera de faire un sacrifice sur la pierre. Après le sacrifice, tes frères<br />

émergeront de la terre, avec leurs chevaux, leurs armes, et tout le reste. À ce<br />

moment, tu l'enfermeras à double tour dans le coffre et tu l'emporteras. Et n'accepte<br />

pas que tes frères te soient rendus difformes, Tes frères devront être rendus tels qu'ils<br />

étaient.<br />

- D'accord, répond la fille. Qu'Allah bénisse tes parents !<br />

Elle part. (Vous savez, nous, les femmes, nous sommes patientes.) L'Oiseau a<br />

beau parler, conter, bavarder, jusqu'à être exténué : la fille reste muette. "Rien à<br />

faire, lui dit-elle, tu peux passer tout la nuit à conter, je ne parlerai pas". Elle se tait<br />

332


ANNEXE<br />

et regarde. Elle donne de la pâture à son cheval et se tait. Fatigué, l'Oiseau conteur<br />

tombe dans le sommeil. Voyant que l'Oiseau dort profondément, elle ouvre un grand<br />

coffre et le jette sur lui.<br />

L'homme de la forêt lui a dit : "Attention, ne le lâche pas ! Si tu le lâches, c'en<br />

sera fait de toi. Tiens-le bien." Elle tient bien l'Oiseau, comme la main de l'aveugle<br />

qui se cramponne. Elle le saisit, l'emporte.<br />

- Lâche-moi, fille du Sultan, lui dit l'Oiseau. Lâche-moi !<br />

- Je ne te lâcherai que lorsque tu m'auras rendu mes frères.<br />

- Lâche-moi, s'écrie-t-il.<br />

- Par Allah, je ne te lâcherai que lorsque tu m'auras rendu mes frères. Je ne<br />

suis venue que pour retrouver mes frères, que tu as avalés.<br />

- Et si je te les rendais ?<br />

- Rends-les-moi et je te libérerai.<br />

- Et sous quelle forme les veux-tu ? Esclaves ?<br />

- Non, mes frères sont mes frères.<br />

- Ogres, avec des dents qui sortent comme ça ?<br />

- Mes frères sont mes frères. Ils doivent être rendus tels que tu les as avalés.<br />

- Et tu me libéreras ?<br />

- Je te libérerai.<br />

- Alors, va faire un sacrifice sur cette pierre, dit l'Oiseau conteur. Elle le tient<br />

bien, serre fort, et fait le sacrifice. Ses frères surgissent de la terre. Ils lui disent :<br />

- Ô notre sœur, d'où viens-tu ? Et comment nous as-tu retrouvés ?<br />

- Est-ce là votre courage et votre virilité ? s'écrie-t-elle. Vous n'avez pu<br />

résister. Vous vous êtes bien préparés et bien armés, vous avez traversé maints pays<br />

pour atteindre l'Oiseau conteur. Et l'Oiseau conteur vous a trompés.<br />

- Ô notre sœur, cela est écrit. Depuis que nous sommes ici, il ne cesse de<br />

conter notre histoire. Nous avons résisté tant que nous avons pu, jusqu'à la fatigue.<br />

- Eh bien ! dit-elle, maintenant le voici. Nous l'emporterons, de gré ou de<br />

force. La fille et les frères emportent l'Oiseau et le donnent au Sultan, qui le garde.<br />

<strong>Le</strong><br />

Sultan dit à l'Oiseau :<br />

- Parle.<br />

- Que me veux-tu ? Lui demande l'Oiseau. Pourquoi tes enfants m'ont-ils<br />

capturé et m'ont-ils apporté ici ?<br />

- Ce sont les enfants du pêcheur, rectifie le Sultan.<br />

- Ce sont tes propres enfants et non ceux du pêcheur. <strong>Le</strong> pêcheur les a pêchés<br />

dans la mer et les a élevés. Ce sont tes propres enfants.<br />

- Alors, raconte-moi l'histoire de mes enfants, lui demande le Sultan.<br />

- Ce sont les enfants que tu as eus avec la fille que telle tribu t'a offerte. Elle<br />

se trouva enceinte. <strong>Le</strong>s co-épouses devinrent jalouses, soudoyèrent l'accoucheuse, et<br />

quand naquit le bébé, elles le remplacèrent par un petit chien avec des yeux fermés<br />

tout comme un bébé.<br />

- Et après ? demande le Sultan.<br />

- Quand on vint te féliciter, tu dis : "Je rends grâce à Allah, même s'il ne m'a<br />

donné qu'un petit chien. Allah soit loué !" La première fois, tu remercias Allah, la<br />

333


LE CONTE<br />

deuxième aussi ; la troisième fois, tu te fâchas. Et maintenant, pourquoi fais-tu<br />

souffrir cette pauvre fille ? Tes enfants sont les siens et ses enfants sont les tiens.<br />

<strong>Le</strong> Vizir reste stupéfait. <strong>Le</strong> Sultan se dirige vers les co-épouses et<br />

l'accoucheuse. Il les fait tirer d'un côté par un chameau assoiffé, et de l'autre par un<br />

chameau affamé. Il les fait brûler ensuite dans un feu gigantesque.<br />

<strong>Le</strong>s enfants reviennent chez le Sultan, qui cède le pouvoir au pêcheur. Ils sont<br />

là, tout le monde est là, heureux. "Eh bien, Vizir ! dit le Sultan, tes ruses se sont<br />

retournées contre toi, mais elles sont profitables pour le pêcheur et les enfants."<br />

334


SIDI ABD EL-HACQ<br />

MAROC<br />

Il arriva à Tiâzit sans que personne ne sût d'où il venait. C'était alors un petit<br />

garçon. Un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa génisse à garder. <strong>Le</strong>s<br />

gens du village, le voyant occupé à faire paître cette bête, lui dirent : "Tu garderas<br />

aussi les nôtres et nous te donnerons ton salaire !" II devint le gardien du troupeau du<br />

village et remettait l'argent qu'il gagnait ainsi à l'homme qui l'avait recueilli. <strong>Le</strong>s<br />

choses suivaient leur cours, lorsqu'un jour son patron fit le pari avec un homme du<br />

village de convier tous les gens du pays à un grand festin. Il s'en revient conter<br />

l'affaire à sa femme. "Je t'ai joué un bon tour aujourd'hui, lui dit-il. - Qu'as tu fait ? -<br />

J'ai parié avec un tel d'inviter toute la tribu à venir manger chez nous. - Que pensestu<br />

leur servir, les gens savent bien que tu ne possèdes rien. - Bien sûr et maintenant<br />

que faire ?".<br />

Sidi Abd El-Haqq, leur berger, les écoutait. Personne ne se doutait alors qu'il<br />

était agourram. Il dit à la femme : "As-tu du blé ? - J'en ai bien un peu, en réserve,<br />

dans une cruche, pour le cas où il nous viendrait quelqu'un. - Porte-le au moulin et<br />

mouds !" Elle s'installa devant le moulin, plaça le van à ses côtés, y versa le blé de la<br />

cruche et se mit à moudre. Et il se trouva que la cruche était encore aussi pleine.<br />

Après avoir moulu ce blé, elle en versa encore de la cruche et se remit à moudre.<br />

Bref, elle moulut de cette cruche de quoi remplir deux chouaris de farine sans<br />

épuiser la cruche qui resta pleine comme si l'on n'en avait prélevé aucun grain. La<br />

mouture faite, le berger dit : "Appelle les voisines demande-leur de venir t'aider à<br />

cribler !" Elle alla trouver ses voisines ; elle dit à chacune d'elles : "Viens avec ton<br />

van et ton tamis !" Et toutes pensaient tout bas : "Que nous veut-elle celle-là avec<br />

nos tamis ? Que peut-elle bien avoir à tamiser ?" Aussi furent-elles fort étonnées de<br />

trouver chez elle deux chouans pleins de farine, et, en s'interrogeant sur la<br />

provenance d'une pareille richesse, elles prirent place et se mirent au travail.<br />

Sidi Abd El-Haqq, assis dans un coin, les regardait faire. Lorsqu'elles eurent<br />

achevé le criblage, il dit à la maîtresse : "Demande aux unes de rouler le couscous et<br />

aux autres de pétrir la pâte : il nous faut beaucoup de couscous et de pain ! - Et la<br />

viande, où la trouverons-nous ? - Nous égorgerons la génisse." Elle se mit à pleurer,<br />

car elle n'avait que cette bête. Sidi Abd El-Haqq l'égorgea lui-même, la dépouilla en<br />

laissant, attenant à la peau, la tête, les pieds et la queue, puis la découpa, mit la<br />

moitié des morceaux dans les marmites et l'autre dans les ragoûts. Quand tout fut<br />

cuit, pain, couscous et viande, il dit à son maître : "Va appeler les gens !" Il s'en fut<br />

faire ses invitations : "Venez, ô vous qui désirez manger !" À son appel, les gens<br />

335


LE CONTE<br />

répondaient par des rires : "Qu'irons-nous manger chez ce gueux ? Par Dieu, allons-y<br />

avec nos enfants et voyons ce qu'il peut bien nous offrir !" Celui qui arrivait était fort<br />

surpris de trouver apprêtés tant de plats de couscous, de ragoûts dans leur jus, et tant<br />

de pain. Quand les gens accourus avec leurs femmes et leurs enfants furent présents,<br />

on les groupa par petites tables et on leur servit un plat de couscous, un ragoût et du<br />

pain. <strong>Le</strong>s gens se régalèrent tant et plus et il resta dans les plats plus de nourriture<br />

qu'ils en avaient consommée. Puis les gens se séparèrent faisant chacun à part soi ses<br />

réflexions. "C'est avec de l'argent prêté qu'il a pu faire ce festin. Maintenant, il n'a<br />

plus qu'à fuir s'il veut éviter ses créanciers !"<br />

<strong>Le</strong>s invités partis, la femme se mit à pleurer la perte de sa génisse. Sidi Abd<br />

El-Haqq s'en fut alors dans les jardins arracher une poignée d’herbe fraîche, la jeta<br />

sur la peau de la bête et la frappa avec son chapelet. La bête aussitôt se releva,<br />

changée en une belle vache. <strong>Le</strong>s gens surent à ce signe qu'il était agourram.<br />

Il s'écoula du temps, puis Sidi Abd El-Haqq créa son foyer. Sept hommes, diton,<br />

se marièrent le même jour. Ils s'en furent, la nuit de leur mariage, au "Col des<br />

Fiancés" en compagnie de sept autres homme qui devaient leur couper les cheveux,<br />

mais qui les égorgèrent tous les sept. À ce moment, la foudre tomba, le torrent<br />

déborda d'une eau rouge du sang des victimes. Sidi Abd El-Haqq, à ces signes, se<br />

leva et s'écria : "On a tué les fiancés !" Il alla à la source, la frappa de son bâton et en<br />

tarit l'eau. Cet endroit porte aujourd'hui le nom de Talat n Zebil. Il y avait beaucoup<br />

de jardins à Tiâzit à l'époque : voilà la raison pour laquelle il n'y en a plus<br />

aujourd'hui. <strong>Le</strong>s jeunes filles moururent le lendemain et on les enterra près de leurs<br />

fiancés.<br />

C'est alors que le jeune agourram descendit vers un lieu couvert de rochers et<br />

de bois pour en chasser les bêtes sauvages qui s'y trouvaient. "Emporte tes petits,<br />

lion ! dit-il ; emmène tes petits, sanglier ! emporte les tiens, perdrix, et les vôtres,<br />

serpents, que j'y amène les miens !" <strong>Le</strong>s animaux abandonnèrent la forêt. Il la<br />

parcourut le lendemain afin de s'assurer qu'aucune bête n'y était demeurée. Il trouva<br />

un serpent. "Pourquoi es-tu encore ici ? lui demanda-t-il. Toutes les autres bêtes ont<br />

fui, toi seul es resté ! - Seigneur, lui dit-il, il est préférable que je sois consumé sur<br />

place plutôt que de m'en aller. – Pourquoi ? - Mes petits sont si jeunes que je ne sais<br />

comment les emmener. Si tu consens à me laisser ici, je te promets devant Dieu –qui<br />

a donné le Prophète à ses Compagnons– de ne jamais tuer qui que ce soit de ta<br />

descendance !" Et le serpent continua à habiter là.<br />

C'est dans cet endroit qu'Abd E1-Haqq bâtit sa zaouia. On y voit encore la<br />

chambre où il priait. À sa mort, il y laissa un puits, une de ses sandales et une<br />

négresse du nom de Lalla Jorra. Aujourd'hui, on mène en ce lieu l'individu atteint<br />

d’aliénation mentale. La négresse le frappe de la sandale de l'agourram, lui tire du<br />

puits un vase d'eau, il se lave et boit. Et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi<br />

Abd El-Haqq, il trouve remède à son mal.<br />

336

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