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Ville

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C.A.L.S./C.P.S.T.<br />

2003<br />

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

23 e Colloque d’ALBI<br />

LANGAGES ET SIGNIFICATION<br />

Pierre Marillaud - Robert Gauthier


Ce document de recherche a été publié avec le concours<br />

du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail<br />

du Conseil Municipal d'Albi<br />

et du Conseil Général du Tarn<br />

Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et<br />

Signification, recevait cette année au mois de juillet 2002, les<br />

participants réunis autour du thème :<br />

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Équipe d'édition<br />

Responsable : Robert GAUTHIER<br />

Mise en Page : Abderrahim MEQQORI<br />

Couverture : Aquarelle originale de Pierre MARILLAUD<br />

Pour tout renseignement consulter la page Web :<br />

http://www.univ-tlse2.fr/gril<br />

ou contacter Robert GAUTHIER<br />

Sciences du Langage<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

31058 Toulouse Cedex 1<br />

Tel : bureau : 05 61 50 48 32 Domicile : 05 61 27 11 10<br />

Fax : 05 61 50 42 12<br />

Mél : gauthier@univ-tlse2.fr<br />

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C.A.L.S. COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION<br />

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AVANT – PROPOS<br />

Lieux de pouvoir et de savoir, de gestion et de recueillement, où pèlerins<br />

et soldats se succèdent parfois en des temps très courts, lieux de légendes et de<br />

mythes où naissent dieux et idoles, quand ils n’ont pas été importés, les villes disent<br />

« l’humain » dans un immense discours polyphonique. Il arrive que le pouvoir ait<br />

peur du lieu de sa naissance car les villes se rebiffent, se révoltent. Elles trahissent<br />

parfois, comme lorsque Charles VII fut contraint à promettre l’amnistie à tous les<br />

parisiens qui s’étaient compromis avec les Anglo-Bourguignons. Lieux où l’histoire<br />

prend souvent de la densité, où le temps pèse en transformant l’espace urbain en un<br />

véritable palimpseste où rêves et fantasmes, paradis et enfers se superposent en<br />

brouillant la frontière entre le réel et l’imaginaire, entre l’hier et le maintenant, les<br />

villes subsument l’opposition /immobilité/ vs /mouvement/ car elles génèrent<br />

constamment le mouvement en même temps qu’elles se définissent par un ancrage<br />

dans l’espace géographique qu’elles organisent ou dévorent.<br />

Les villes savent parler d’elles-mêmes et faire leurs éloges respectifs ;<br />

c’est ce que constate Marc BONHOMME quand il fait l’analyse sémiotique d’une<br />

plaquette touristique de la ville de Berne pour en dégager les procédés rhétoriques.<br />

Jouant subtilement entre les genres épidictiques et délibératifs, le discours de la<br />

ville concilie les trois grands préceptes formulés par Cicéron dans le De oratore :<br />

docere , delectare et movere.<br />

Humaines, les villes sont cependant des lieux de contradiction, et Robert<br />

REDEKER, philosophe, écrivain, chroniqueur, se pose la question : « Où est passé<br />

l’humain dans l’architecture contemporaine ? ». L’inhumain, autant que le sublime<br />

et l’humain, concerne l’architecture, or il ne signifie pas seulement la présence de ce<br />

qui n’est pas humain et peut vouloir dire qu’il est destructeur de l’humain.<br />

L’architecture se situerait aujourd’hui entre le lieu (sédentarisation) et le trajet<br />

(nouveau nomadisme), car dans un monde de la mobilité sa fonction serait de rendre<br />

cette mobilité habitable…seule voie, peut-être, d’une réhumanisation de l’homme,<br />

« l’homme-trajet » se substituant à « l’homme-lieu ».<br />

Malgré la synonymie qui s’établit parfois entre « agglomération » et «<br />

ville », la ville est aussi, parfois, un lieu division, comme Berlin et son « mur ».<br />

Florent GABAUDE analyse dans le roman de Günter Grass « Ein weites Feld »<br />

(« Toute une histoire ») la spatialité. Il construit une sémiotique visuelle en<br />

7


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

dégageant du texte du roman des isotopies, c’est-à-dire[des] espaces ayant des<br />

fonctions ou des structures analogues (ex : les monuments commémoratifs et<br />

funéraires), auxquels il oppose des hétérotopies, c’est-à-dire des espaces contrastants<br />

(ex : le Volkspark de Friedrichshain et le Tierpark). Mais la frontière entre l’espace<br />

physique et l’espace imaginaire est floue, et surgissent également des utopies, ces<br />

lieux de l’ailleurs occupés par le symbolique et l’imaginaire. La conclusion nous<br />

laisse espérer, avec Fonty, qu’une Allemagne vient à notre rencontre, non<br />

l’Allemagne où Weimar côtoie Buchenwald mais celle où la Spree se jette dans le<br />

Rhône, en d’autres termes une Allemagne qui rompt avec son passé nazi et affirme<br />

ses liens privilégiés avec la France.<br />

Universitaire et romancier, Peter DIENER articule ces deux fonctions en<br />

se livrant à la critique de son roman « Le journal d’une folle ». Analysant « le<br />

langages des victimes et des bourreaux de l’Holocauste des hongrois juifs de<br />

Budapest en 1944 », il voit dans les langues naturelles « des systèmes vivants<br />

évolutifs qui dépendent de l’homme en même temps qu’ils lui échappent ». Cette<br />

analyse du texte d’un roman émouvant à plus d’un titre, se termine par ce constat<br />

tragique : l’expression « chambre à gaz », qui résume la condamnation morale du<br />

régime nazi , et le Troisième Reich, exprime toujours dans la propagande des<br />

néonazis hongrois de l’an 2000 leur nostalgie des chambres à gaz, et leur<br />

mécontentement que l’Holocauste n’ait pas été total…<br />

C’est encore du langage des bourreaux dont il est question dans « La<br />

haine dans la cité nouvelle. La diffusion des thèses négationnistes sur Internet » de<br />

Michaël RINN, qui attire notre attention sur le fait que « ce qui a été conçu pour<br />

éradiquer l’inhumain s’est transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé<br />

par les sites négationnistes paraît une composante importante ». Aux yeux de<br />

l’auteur de la communication, le danger est grand car « la spécificité de l’Internet est<br />

qu’il tend à se substituer aux médiateurs traditionnels de la mémoire humaine<br />

(cercles familiaux, communautés religieuses et Etats-nations) tout en fragmentant<br />

infiniment le réel sociétal qui nous entoure et qui nous constitue en tant<br />

qu’individus ».<br />

Si Jean-François BONNOT travaille sur un thème moins tragique que les<br />

précédents, son point de vue n’engendre cependant pas l’optimisme. Il constate une<br />

« dilution », une perte d’importance des marqueurs d’urbanité : la ville<br />

contemporaine, « distendue », perdant à la fois son centre historique et son pouvoir<br />

organisateur, finit par devenir une sorte « d’immense loft » sans cloisonnement<br />

social apparent et sans repères linguistiques clairs. A cette désorganisation du tissu<br />

urbain correspond une certaine désorganisation de la langue. A l’opposition de plus<br />

en plus forte entre le centre de la ville et les cités dont les habitants ne sont même<br />

plus des « banlieusards », correspond un fractionnement des représentations<br />

linguistiques qui finissent par constituer des ensembles presque autonomes. « Le<br />

schéma classique dégagé par LABOV dans les années soixante est invalidé : ce<br />

modèle impliquait en effet une référence linguistique relativement unifiée pour<br />

l’ensemble d’une communauté ».<br />

Robert AMAT, poète, intervenant et fidèle ami du Colloque d’Albi devait<br />

participer à nos travaux mais il en fut empêché pour raison de santé. Il reviendra à<br />

Albi mais nous lui avons quand même donné la parole en insérant dans ces actes<br />

8


AVANT – PROPOS<br />

deux de ses poèmes tirés du recueil « L’été Indien », l’un évoque la ville, l’autre un<br />

espace qu’on lui oppose souvent, l’espace naturel.<br />

De l’émotion poétique à la sémiotique tensive, le lecteur pourra s’il le<br />

souhaite, établir un pont, un lien. Marion COLAS-BLAISE, faisant référence aux<br />

travaux de Jacques FONTANILLE, qui fut « observateur » de notre XXIIe colloque,<br />

et de Claude ZILBERBERG, utilise les outils de la sémiotique tensive pour étudier<br />

comment, au travers d’une mise en scène figurative dans « la modification » de<br />

Michel BUTOR, « le texte déploie une réflexion sur les modalités de l’articulation<br />

de l’énonciation singulière sur la praxis collective ». Nous notons, en restant<br />

d’accord avec la conclusion de Marion COLAS-BLAISE, que le modèle sémiotique<br />

utilisé permet de montrer que rien n’échappe au « temps de la sensibilité », qui<br />

semble absorber l’espace, cette absorption provoquant les « modifications » du sujet<br />

voyageur au fur et à mesure que le train se déplace entre Paris et Rome. A chaque<br />

instant du déplacement le voyageur devient le centre d’un nouveau réseau de<br />

perceptions, de sensations, d’interactions, et il apparaît finalement qu’aucune<br />

frontière ne se dresse entre l’homme et le reste du monde, entre l’espace du réel et<br />

celui de l’imaginaire, d’où la vanité des querelles entre réalistes et idéalistes…<br />

Si Italo CALVINO écrivit « les villes invisibles », c’est « la ville<br />

illisible » qui fait l’objet de la communication de Massimo LEONE, qui propose,<br />

non une théorie sémiotique du pèlerinage mais « quelques considérations à propos<br />

du rôle de la ville dans la structure du pèlerinage ». Après une étude des textes, des<br />

journaux de voyage de ceux qui, non-croyants, non-musulmans, tentèrent de visiter<br />

La Mecque ou Médine, Massimo LEONE compare le voyeurisme des Occidentaux à<br />

celui dont fait état FREUD dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle » : « Pour<br />

le monde occidental, dont les communications de masse ont brisé et réduit en<br />

marchandise tous les secrets de la connaissance et du regard, les villes cachées et<br />

interdites de l’Islam sont la ressource ultime du voyeurisme et de la curiosité ». La<br />

conclusion de la communication relativise certains de nos points de vue<br />

d’occidentaux, voire ironise sur certaines de nos prétentions…<br />

Nous retrouvons la littérature avec Sylvie FREYERMUTH qui étudie la<br />

« symbolique de la ville dans l’œuvre romanesque de Jean ROUAUD ». Est plus<br />

particulièrement analysé le rapport constant entre l’urbain et le rural qui « ne<br />

s’épanouissent jamais pour eux-mêmes à l’intérieur de l’écriture […] mais<br />

s’épanouissent pour eux-mêmes à travers la perception filtrée du narrateur qui vit<br />

cruellement ses origines rurales ». Là encore, les rapports complexes entre<br />

temporalité et spatialité, objectivité et subjectivité, sont démontés pour que soit mis<br />

en évidence le processus du narrateur qui, plongeant le lecteur dans le déroulement<br />

d’une histoire, donc dans le passé, « démasque avec causticité les acteurs de la<br />

mascarade sociale, comme s’y prête la scène de l’affrontement qui perdure<br />

aujourd’hui, sinon de manière atténuée, du moins déplacée entre l’espace urbain et<br />

l’espace social.<br />

Cette opposition entre l’urbain et le rural, nous la retrouvons avec<br />

Allachokr ASSADOLLAHI qui, en mettant en relief dans « Sémiotique de la ville et<br />

de ses composants morphologiques en Iran », le rôle fondamental des préfixes et<br />

suffixes du mot « CHAHR » (la ville), aboutit à une sémiotique d’où l’on peut<br />

dégager ce que BOURDIEU aurait défini comme étant des « champs d’opposition<br />

des forces symboliques ».<br />

9


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

C’est encore cette opposition urbain vs rural que Pierre MARILLAUD<br />

prend pour base d’une analyse qui, à partir d’outils sémiotiques, le conduit à<br />

infirmer le propos du narrateur dans les premières lignes de « Madame<br />

BOVARY » : « … le nouveau était un gars de la campagne… », et à confirmer<br />

l’acharnement de Flaubert contre Charles, qu’il « assassine » deux fois dans les<br />

dernières lignes du roman…<br />

Cristina BREUIL analyse « les empreintes de la ville » en étudiant<br />

« l’écriture de l’espace urbain dans les romans de l’écrivain argentin César AIRA »,<br />

qui sait lire la ville et en donner une version subvertie. Le « texte de la ville » et<br />

celui de César AIRA se superposent, interagissent même, l’écrivain devenant celui<br />

qui « défie, déconstruit, ou réordonne à l’infini l’enchevêtrement des langages<br />

culturels de la ville ».<br />

Natalia BELOZEROVA reprend « Ulysse » de Joyce pour montrer par<br />

une analyse linguistique et sémantique très fine l’interaction entre trois catégories :<br />

la structure du héros, le chronotope et l’intertextualité interne au roman. Entre autres<br />

constats, l’analyse démontre « un certain paradoxe dans la formation du chronotope<br />

du héros principal du roman : étant en harmonie avec l’espace actuel, Bloom s’y<br />

trouve partout, par contre il évite l’espace symbolique et mythologique ».<br />

Jean-Benoît TSOFACK et J. J. R. TANDIA MOUAFOU nous montrent<br />

comment les énoncés toponymiques au Cameroun « participent d’un projet de<br />

communication urbaine dont la réussite, au quotidien, dépend de la compétence<br />

et/ou de la performance des récepteurs éventuels ». Dépassant le cadre de<br />

l’arbitraire du signe, la réalité toponymique en contexte urbain au Cameroun pose le<br />

problème du rapport du signifiant linguistique à la réalité extralinguistique assertée.<br />

La lecture de cet article laisse penser que le problème qui se pose d’une façon aiguë<br />

au Cameroun, touche sans doute les autres pays, et pas seulement ceux de l’Afrique.<br />

Nous sommes toujours en Afrique avec Alassane DIA qui, en nous<br />

proposant une étude de l’évolution différentes composantes linguistiques de la ville<br />

mauritanienne de Nouakchott, ville surgie du désert , il y a un peu moins d’un demi<br />

– siècle ,nous permet de comprendre comment l’interaction des facteurs culturels<br />

,sociaux et politiques aboutit à l’émergence d’un code switching issu de langues<br />

aussi différentes que l’Arabe littéraire, le Français, le Hassania (version dialectale de<br />

l’Arabe), le Peul, le Soninké et le Wolof. Loin d’être désolé par ce constat, Alassane<br />

DIA voit dans cette évolution une chance pour la ville et le pays de dépasser les<br />

éternels conflits linguistiques, et de se consacrer enfin à la lutte pour le<br />

développement.<br />

Anna BONDARENCO travaille sur le texte de « La Peste » de CAMUS,<br />

et nous montre comment les stéréotypes du discours banal de la ville s’effacent au<br />

moment où surgit la peste, « événement » qui s’impose puis génère à son tour une<br />

stéréotypie spécifique. Cette analyse vérifie le point de vue qui considère<br />

« l’événement » comme une configuration discursive, « c’est-à-dire comme une<br />

sorte de micro-récit enchâssé dans une unité discursive plus large ».<br />

Georgi L. ARMIANOV se penche sur l’histoire des argots européens, les<br />

jargons professionnels et constate une grande diversité de la vie des sociolectes<br />

selon les régions de l’Europe, diversité en rapport avec les déterminants<br />

économiques, culturels, voire ethnographiques du monde contemporain. Ce travail<br />

peut orienter des recherches à venir en sociolinguistique européenne.<br />

10


AVANT – PROPOS<br />

Adrien N’TABONA constate avec tristesse que l’école de Bujumbura, en<br />

imposant le phénomène d’acculturation, est devenue « une école de la fuite vers un<br />

ailleurs, tout d’abord du point de vue axiologique et culturel et, ensuite, du point de<br />

vue géographique ». Contre cette conséquence directe de la colonisation, A.<br />

N’TABONA estime nécessaire, indispensable, un travail de réaxiologisation à<br />

l’école, ce qui suppose « un plan de reconstruction axiologique, c’est-à-dire de<br />

réflexion éthique, en soulignant les valeurs qui font qu’un homme est un homme ».<br />

Le travail de Katia SANCHEZ sur « l’expression linguistique de la<br />

représentation spatiale en Français », montre, à partir de l’analyse des trois<br />

principaux éléments de référence à l’espace, le prédicat, le site et la cible, qu’une<br />

hiérarchie psychologique « naturelle » régit le discours spatial, et que cette<br />

hiérarchie tend à être préservée par l’énonciateur.<br />

Catherine LE CUNFF a étudié « la parole du jeune […] dans sa relation à<br />

celle de l’adulte et dans ses rapports à la ville ». Lisant la ville à travers la parole des<br />

adolescents Catherine LE CUNFF montre toute l’aide efficace que peut apporter la<br />

linguistique dans la mise en place d’une politique de la ville.<br />

Avec Michel PLACE, nous restons dans le discours des jeunes, mais il<br />

s’agit d’élèves de l’école maternelle à qui sont proposés des textes de la littérature<br />

enfantine. L’analyse des conversations enregistrées de ces jeunes enfants du milieu<br />

rural parlant de la ville, montre tout ce que les outils de la sémiotique peuvent<br />

apporter à un enseignant de l’école maternelle ou de l’école élémentaire.<br />

Nicole EVERAERT, auteur connu d’ouvrages de sémiotique, et qui<br />

participa à plusieurs de nos colloques, nous montre, en analysant un récit en images<br />

d’un album pour enfants, « Scène de rue au Brésil », comment un livre de qualité<br />

peut provoquer « une émotion intense et juste , susciter chez les enfants une<br />

réflexion de type méta-narratif » ; « Il n’y a pas de misérabilisme, d’apitoiement<br />

inutile, d’excès de pathos. C’est la parfaite adéquation entre le contenu et<br />

l’expression qui provoque l’émotion ».<br />

Guy EVERAERT a réalisé un travail sur « Le champ lexical de la ville »<br />

qui, outre l’intérêt qu’il présente sur les plans linguistique et sémiotique, s’avère être<br />

un outil pédagogique et didactique très efficace.<br />

Les quatre communications qui précèdent ont en commun la mise en<br />

relation de la sémiotique avec la didactique et la pédagogie : elles sont en un sens<br />

fidèles à l’une des idées qui présidèrent à la création du colloque par Georges<br />

MAURAND.<br />

Marie-Christine MAGLOIRE s’intéresse à une pratique spécifique de<br />

l’espace urbain, les TAGS, qui « [relèvent] à la fois de la problématique linguistique<br />

de par leur relation au nom et à la signature, [et] de la problématique de l’image par<br />

l’attrait visuel et spatial.. » Reprenant la troisième partie de la thèse qu’elle soutint<br />

en novembre 2001, Marie Christine MAGLOIRE nous apprend à lire la ville<br />

autrement et nous fait découvrir que « Le tagueur est un marcheur qui propose des<br />

scénarios de migrations discrètes, sources d’organisations, d’échanges, de<br />

cheminements en développant des pratiques migratoires à durée variable ».<br />

Si, avec le TAG, on se trouve en présence d’un signifiant à la fois<br />

graphique et iconique, c’est sur un signifiant iconique qu’Hélène DESPRES a<br />

travaillé et nous a présenté « le fantasme de la tour de Babel dans l’adaptation<br />

filmique de ‘l’œuvre au noir’». L’étude de séquences du film montre comment, dans<br />

11


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

l’adaptation cinématographique par André BELVAUX (1988), du roman de<br />

marguerite YOURCENAR (1968) la ville de Bruges constitue un objet sémiotique à<br />

regarder et à concevoir comme la figuration fantastique d’un imaginaire clivé entre<br />

la « raison éclairante », et les forces obscures du « Chaos ». Apparaissant comme<br />

une « utopie audiovisuelle », la ville obscure convoque la lumière par un effet de<br />

manque que le lecteur et le spectateur prennent en charge grâce au processus de<br />

comblement imaginaire.<br />

C’est encore d’un fantasme dont il est question lorsque Elena PRUS nous<br />

présente « Le mythe de la parisienne dans la littérature de colportage et la presse du<br />

XIXe siècle ». S’appuyant sur les thèses de G. DUMEZIL et les travaux de Gilbert<br />

DURAND, Elena PRUS démonte les mécanismes qui firent de « la parisienne » un<br />

modèle construit et modelé par l’homme, modèle qui devint une sorte de « devanture<br />

de l’homme » du XIXe siècle, et fit que « la crise d’identité féminine [fut]<br />

compensée par l’auréole » que les almanachs, les essais, les mémoires, les romans<br />

populaires, les feuilletons, etc.… placèrent sur « La Parisienne ».<br />

Ainsi furent étudiées à Albi certaines des innombrables facettes de cet<br />

objet sémiotique fascinant qu’est la ville dont Italo CALVINO écrivit dans « <strong>Ville</strong>s<br />

invisibles » : « La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une<br />

autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas : une chose est la ville où l’on<br />

arrive pour la première fois, une autre celle que l’on quitte pour n’y pas retourner ;<br />

chacune mérite un nom différent ».<br />

Pierre MARILLAUD<br />

CPST<br />

12


L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE<br />

PLAQUETTE TOURISTIQUE SUR BERNE<br />

1. INTRODUCTION<br />

Quand on observe les langages sur la ville, ceux-ci se répartissent<br />

nettement en deux catégories. D’un côté, on relève les langages que l’on peut<br />

qualifier de réalistes et qui caractérisent les études sociolinguistiques,<br />

démographiques ou économiques sur le milieu urbain. Le numéro 3, "Lieux de<br />

ville", de la revue en ligne Marges Linguistiques (mai 2002) nous donne un bon<br />

aperçu sur ce registre réaliste avec notamment un article sur le bilinguisme à Bienne<br />

en Suisse (Conrad et Matthey) ou une contribution sur la migration des gays et des<br />

lesbiennes à Toronto (Labrie et Grimard). D’un autre côté, la ville suscite de<br />

nombreuses productions imaginaires, qu’elles soient romanesques (cf. l’Orsenna du<br />

Rivage des Syrtes de Gracq) ou mythiques. Pensons à la puissance symbolique<br />

toujours vivace de Babylone.<br />

Notre étude va se situer entre ces deux approches, dans la mesure où nous<br />

tenterons de montrer comment un type de discours, celui des plaquettes touristiques,<br />

transforme la factualité de la ville en une représentation plus ou moins imaginaire,<br />

cela pour accroître son attractivité. À cet effet, nous allons examiner une plaquette<br />

diffusée en 2002 par Bern Tourismus et promouvant la ville de Berne, capitale de la<br />

Suisse. À l’instar de tous les prospectus, cette plaquette de douze pages (mais<br />

organisée en cinq planches intérieures de format A 3) peut être classée dans la<br />

nébuleuse des textes publicitaires, lesquels s’articulent sur deux genres rhétoriques<br />

de discours. D’une part, le discours épidictique, fondé sur le macro-acte de l’éloge et<br />

axé sur le présent de la célébration du produit proposé. D’autre part, le discours<br />

délibératif, plus diffus dans la publicité, qui repose sur le macro-acte du conseil en<br />

vue d’une décision future du récepteur quant à l’achat/utilisation du produit en<br />

question 1 . De la sorte, dans le cas de la plaquette sur Berne qui a retenu notre<br />

attention, il s’agira de louer la ville pour inciter le public à venir la consommer.<br />

1 Pour ces deux genres de discours, voir Aristote (1991).<br />

13


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

2. MISE EN SCÈNE ÉPIDICTIQUE : LOUER BERNE<br />

Dans cette plaquette touristique, c’est le discours épidictique de l’éloge<br />

qui apparaît fondamental, avec son activité de figuration qui consiste à élaborer une<br />

mise en scène idéalisée de la ville, propre à stimuler l’intérêt du lecteur. Une telle<br />

idéalisation s’appuie sur deux procédures complémentaires : une démarche<br />

préliminaire de schématisation (au sens de Grize, 1982) et une démarche principale<br />

de positivation.<br />

2.1. Schématisation de la ville<br />

Schématiser la ville, c’est en retenir les aspects les plus typiques à travers<br />

trois actes énonciatifs.<br />

a) Sélectionner<br />

Foncièrement elliptique, cette plaquette se limite quasi exclusivement au<br />

cinquième de la ville de Berne, à savoir son centre historique circonscrit par la<br />

boucle de l’Aar. Ce processus synecdochique, qui fait de la partie centrale un<br />

condensé du tout, se rencontre aussi bien dans le texte que dans les grandes<br />

vignettes illustratives. Ces dernières présentent tantôt une configuration centripète,<br />

le reste de la ville (comme la colline du Gurten, pl. 4) irradiant vers le centre dans<br />

une perspective axiale, tantôt une composition centrifuge, le centre se diffusant sur<br />

la périphérie de la ville et sur son environnement. Ainsi, à la planche 5, la cathédrale<br />

au premier plan fournit le pivot iconique de l’illustration qui se prolonge à l’arrièreplan<br />

par les montagnes de l’Oberland bernois.<br />

b) Emblématiser<br />

Par cet acte énonciatif, le segment central de la ville ainsi sélectionné se<br />

voit concrétisé sur des scènes ou des lieux représentatifs à forte prégnance<br />

mémorielle. Si l’on prend la première planche de la plaquette, le "patrimoine<br />

mondial de l’UNESCO" qu'est la vieille ville (unité thématique formulée en<br />

accroche) s’y trouve fractionné en trois sous-ensembles emblématiques :<br />

– D’abord, une grande vignette qui occupe les deux tiers de la planche et qui<br />

exemplarise, en une sorte de carte postale atemporelle ou de tableau figé, le côté est<br />

du centre-ville.<br />

– Ensuite, sur la partie supérieure de la planche, une séquence horizontale de neuf<br />

vignettes moyennes qui narrativisent visuellement certains aspects saillants du<br />

centre-ville (esplanade animée de la Bärenplatz, piéton sous un passage voûté…).<br />

– Enfin, une séquence verbo-iconique verticale qui achève d’encadrer la grande<br />

vignette sur le côté droit de la planche et dont les trois micro-vignettes illustrent les<br />

îlots textuels qui les suivent par des représentations urbaines remarquables. Entre<br />

autres, l’image de la coupole du parlement ancre thématiquement et balise<br />

visuellement le second îlot textuel consacré aux activités politiques de la capitale<br />

suisse qu’est Berne.<br />

Cette disposition à la fois tabulaire et séquentielle de la première planche<br />

de la plaquette met en exergue autant de figures emblématiques ou de repères-signes<br />

dont chacun symbolise Berne. Parmi eux, on relève le blason de la ville (deuxième<br />

vignette de la séquence horizontale supérieure), telle scène typique comme le<br />

marché (septième vignette de cette même séquence), l’un ou l’autre de ses<br />

monuments célèbres, comme la fontaine de l’Ogre (troisième vignette de la<br />

14


L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE…<br />

séquence verticale) ou son animal fétiche : l’ours. Celui-ci est montré en gros plan<br />

(sixième vignette horizontale), puis décrit dans le texte qui fonctionne alors comme<br />

relais (Barthes, 1964) : "La ville avec sa fosse aux ours tant visitée – l’ours étant<br />

l’animal héraldique de la ville […]".<br />

c) Rationaliser<br />

Étayant la sélection d’emblèmes urbains que l’on vient de voir, ce<br />

troisième acte énonciatif vise à faire de Berne un espace rassurant où tout est<br />

étroitement ordonné. Cette rationalisation de la ville est évidente dans la<br />

planification thématique de la plaquette, laquelle lui confère une grande lisibilité :<br />

présentation globale du centre-ville [pl. 1], focalisation sur les arcades de la vieille<br />

ville et sur leurs commerces [pl. 2], extension aux parcs entourant la boucle de l’Aar<br />

[pl. 3], aux activités culturelles et artistiques rayonnant à partir du centre-ville [pl.<br />

4], à l’espace péri-urbain de celui-ci [pl. 5]. La rationalisation de la ville est<br />

également manifeste dans la composition formelle de la plaquette : structuration<br />

identique des cinq planches selon l’agencement précédemment observé pour la<br />

première, correspondances multiples entre les pages de la plaquette grâce à des<br />

leitmotive iconiques et langagiers… Soit les quatre illustrations de la couverture<br />

regroupées en bloc et montrant le palais fédéral, la cathédrale, les arcades, la tour de<br />

l’Horloge (cf. la reproduction jointe en annexe). Ces illustrations constituent une<br />

matrice paradigmatique qui se déplie syntagmatiquement, en de nombreuses<br />

occurrences, dans les pages consécutives. Ainsi, les arcades se voient disséminées<br />

soit iconiquement, soit textuellement, dans le dernier îlot rédactionnel de la planche<br />

1, sur la grande vignette et dans le rédactionnel de la planche 2 ou dans le<br />

récapitulatif de la planche 5. De la sorte, l’extrême régulation topographique de la<br />

plaquette construit, dans une démarche mimétique où la description et son objet<br />

tendent à se confondre, une image elle-même fortement régulée de Berne qui<br />

apparaît comme un espace totalement maîtrisé.<br />

2.2. Positivation de la ville<br />

L’activité de schématisation que nous venons d’analyser participe déjà à<br />

la rhétorique de l’éloge de Berne, dans la mesure où ses filtrages parfaitement<br />

organisés rehaussent le site urbain décrit. Cependant, si la dispositio de la plaquette<br />

contribue à la célébration de Berne, celle-ci trouve son aboutissement dans<br />

l’inventio (création de valeurs) et dans l’elocutio (ou l’énonciation) des auteurs<br />

anonymes de cette plaquette, à travers trois actes de discours positivants.<br />

a) Valoriser<br />

Valoriser la ville, c’est introduire en elle des hiérarchies préférentielles<br />

qui la convertissent en un espace axiologisé, en lui attribuant des valeurs d’usage et<br />

des valeurs symboliques. Dans la plaquette de Bern Tourismus, les valeurs d’usage<br />

– qui définissent l’évaluation pratique du produit-ville – sont secondaires. Celles-ci<br />

concernent notamment la grande accessibilité de Berne, exposée dans le premier îlot<br />

textuel de la planche 5 :<br />

Des liaisons directes avec les trains à grande vitesse TGV, ICE et Pendolino<br />

existent depuis les pays voisins. De plus, Berne se situe près des aéroports<br />

intercontinentaux de Zürich, Genève et Basel. Et l’aéroport international de<br />

Berne-Belp se trouve quasiment devant la porte de la ville. Avec des liaisons<br />

15


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

quotidiennes vers de nombreuses villes européennes d’importance. Le trafic<br />

privé arrive au cœur de la Suisse via un excellent réseau autoroutier.<br />

Autre valeur d’usage non négligeable en Suisse, la gratuité de plusieurs services<br />

offerts à Berne est mentionnée çà et là : "Des piscines et des pelouses gratuites sont<br />

ouvertes à chacun" [pl. 3]…<br />

Par contre, Berne est investie d’importantes valeurs symboliques, cellesci<br />

se greffant sur des lieux rhétoriques, c’est-à-dire sur des schèmes argumentatifs<br />

très généraux sous-tendant la thématique de la plaquette. Ces valeurs symboliques<br />

sont formulées par le biais de couplages antithétiques :<br />

• Singularité/Universalité. S’intégrant dans le lieu rhétorique "de l’unique" 1 , la<br />

singularité met en valeur quelques curiosités spécifiques à Berne : "Une attraction<br />

sans pareille est la foire aux Oignons" [pl. 2] – "Les pièces rares et exclusives de son<br />

musée des Beaux-Arts" [pl. 4]… De son côté, l’universalité crée une valorisation<br />

ouvrant Berne sur les flux internationaux. C’est le cas avec les mentions de<br />

l’inscription de la ville au "patrimoine mondial de l’UNESCO". Ou avec les<br />

allusions à ses célébrités incontournables, comme Klee ("La plus grande collection<br />

de travaux de Paul Klee", pl. 4) et Einstein : "De 1902 à 1909, une autre<br />

personnalité a aussi vécu à Berne : Albert Einstein. Il y a élaboré sa théorie de la<br />

relativité restreinte" [pl. 4]. Ce premier couplage antithétique est non seulement dit<br />

dans le texte, mais aussi montré sur les illustrations. Ainsi, représentée sur la grande<br />

vignette de la planche 1 avec ses jardins en terrasse, ses hautes maisons patriciennes<br />

aux volets verts, ses deux clochers de la cathédrale et de la Christ-Kirche, l’unicité<br />

du site de la vieille ville se voit transformée sur la couverture (cf. reproduction en<br />

annexe) – grâce à la technique du noircissement des détails – en un paysage urbain<br />

universel pouvant évoquer n’importe quelle ville.<br />

• Passé/Présent. Selon les rédacteurs de la plaquette, Berne condense également les<br />

valeurs temporelles de la tradition et du modernisme. Ces valeurs opposées sont<br />

clairement proclamées sur la planche 4 consacrée à la diversité du tissu urbain<br />

bernois : "On veille à conserver le paysage urbain de la vieille ville. […] Berne est<br />

aussi ouverte aux tendances modernes de l’architecture et du design". Elles<br />

apparaissent encore dans le récapitulatif de la dernière planche :<br />

Les boutiques de la vieille ville abondent en antiquaires.<br />

L’Université construit actuellement des instruments pour la sonde Rosetta en vue<br />

de son voyage vers la comète Wirtanen.<br />

• Culture/Nature. Enfin, Berne est décrite comme concentrant les valeurs davantage<br />

thématisées d’une vie culturelle intense : musées ("Berne vous propose 16 musées<br />

déclinant des thèmes allant de l’histoire à la communication", pl. 4), activités<br />

musicales et théâtrales : "Le théâtre municipal et le Kulturcasino se trouvent à<br />

quelques pas l’un de l’autre" [pl. 4]… Cette vie culturelle cohabite avec une nature<br />

restée intacte, comme en témoignent les nombreuses informations sur les espaces<br />

verts à haute valorisation écologique. Ceux-ci sont largement représentés sur les<br />

illustrations (grandes vignettes des planches 3 et 4…) et abondamment commentés<br />

dans les différents rédactionnels : "Le paysage créé par la nature est idéal pour les<br />

activités sportives de toutes sortes" [pl. 3]…<br />

1 Le lieu "de l’unique" sert de base à une argumentation prônant l’originalité et l’excellence d’une entité<br />

par rapport à celles qui l’entourent (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1988).<br />

16


L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE…<br />

Ces valeurs antithétiques 1 sont en outre amplifiées selon une énonciation<br />

"par-delà" qui les projette au sommet de leur échelle thématique. Cette amplification<br />

s’effectue à l’aide des procédés classiques du discours épidictique de l’éloge 2 :<br />

généralisations ("Un restaurant qui s’étend des faubourgs à la gare", pl. 2),<br />

superlatifs ("Berne est un des témoins les plus prestigieux de l’urbanisme médiéval<br />

en Europe", pl. 1), hyperboles ("Un parc sans fin", pl. 3)…<br />

La ville de Berne apparaît ainsi comme un espace de totalisation,<br />

fortement positivé et riche en polarités axiologiques. Celles-ci ne s’y côtoient pas<br />

seulement, mais elles y fusionnent en des échanges incessants. Berne se transforme<br />

alors en un espace de médiation assurant un syncrétisme entre des valeurs<br />

antithétiques, ce que laissent entendre plusieurs titres de la plaquette :<br />

Un patrimoine ancestral resté jeune. [pl. 1]<br />

[Conciliation de la tradition et du modernisme]<br />

Les oignons poussent sur les pavés. [pl. 2]<br />

[Médiation de la nature et de la culture]<br />

Citoyens du monde au détour de petites ruelles. [pl. 4]<br />

[Union de l’universalité et de la singularité]<br />

Ces titres font de Berne une synthèse de lieux rhétoriques ou un microcosme où<br />

interagissent les valeurs les plus diverses. Le leitmotiv de la rencontre, omniprésent<br />

dans la plaquette et notamment sur sa couverture ("Berne – ville de rencontres"),<br />

symbolise ce dynamisme fusionnel conféré à la ville.<br />

b) Esthétiser<br />

Conjointement à la valorisation, la positivation élogieuse de la ville de<br />

Berne mobilise un autre acte énonciatif : esthétiser. Moteur du genre épidictique<br />

selon Sullivan (1993), l’esthétisation présentée par la plaquette touristique est<br />

double.<br />

Elle concerne le référent urbain lui-même, dénoté à travers différentes<br />

propriétés appréciatives. Celles-ci sont formulées par des adjectifs descriptifs ("des<br />

façades fleuries", pl. 1) ou par des adjectifs évaluatifs orientés à la hausse et assertés<br />

comme allant de soi, bien que leur norme de référence soit relative à l’instance<br />

énonciative de la plaquette : "La charmante ville de Berne" [pl. 1]. Ces adjectifs<br />

évaluatifs sont parfois attribués au point de vue du visiteur, dans une focalisation<br />

enchâssée : "Depuis le jardin de roses, situé au-dessus de la boucle de l’Aar, vous<br />

aurez la plus belle vue sur la ville de Berne" [pl. 1]. À cela s’ajoutent des verbes<br />

subjectifs qui permettent une appréciation en acte sur la beauté du cadre urbain : "De<br />

nombreux galeristes embellissent les ruelles du centre" [pl. 5].<br />

L’esthétisme de la ville déteint sur le discours de la plaquette, magnifié à<br />

la hauteur du référent promu. Sans parler de l’aspect luxueux du support médiatique<br />

utilisé (papier glacé haut de gamme), les rédacteurs adoptent un style relevé, émaillé<br />

de figures visant à sublimer l’écriture. Parmi celles-ci, mentionnons le recours aux<br />

1 Pour un aperçu plus détaillé sur elles, se reporter à Guerrini et Majcherczak (1999) [valeurs<br />

singulières/universelles], Molinié (1992) [valeurs temporelles] et Levi-Strauss (1974) [valeurs<br />

culturelles/naturelles].<br />

2 La corrélation entre amplification et éloge a été relevée par un certain nombre de commentateurs :<br />

Aristote (1991), Dominicy et Franken (2001)…<br />

17


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

paradoxes ("Des parapluies construits en pierre" 1 , pl. 2…), ainsi qu’à diverses<br />

métaphores inventives, en particulier pour dépeindre la boucle de l’Aar : "Le vieux<br />

serpent fait croître une vie colorée" [pl. 3]. De même, les éléments iconiques de la<br />

plaquette révèlent une esthétisation marquée : jeu sur la perspective des grandes<br />

vignettes (voir par exemple le travail sur la profondeur dans la représentation des<br />

arcades [pl. 2]) ; diversification de leurs angles de vision (alternance de contreplongées<br />

[pl. 1] et de plongées [pl. 3 et 4] dans les panoramas du centre-ville…) ;<br />

composition chromatique contrastive et harmonieuse de ces mêmes grandes<br />

vignettes [cf. pl. 1, 4 ou 5], avec un équilibre entre les tonalités chaudes (rouge-ocre<br />

dominant des maisons de la vieille ville) et les tonalités froides (bleu constant du ciel<br />

ou vert de la végétation)… Comme le montre la reproduction de la couverture en<br />

annexe, à lui seul le logo de Berne est symptomatique d’un tel traitement artistique<br />

des éléments iconiques. Disposé en chiasme au bas gauche de la page avec les<br />

couleurs symboliques de la ville (jaune et rouge), il est reproduit en miroir dans la<br />

partie supérieure de la page, avec une incrustation en palimpseste des monuments<br />

représentatifs de la ville. Bref, qu’il s’agisse du signifiant de la plaquette ou de son<br />

contenu dénoté, tout est mis en œuvre au profit d’un beau-dire généralisé ou d’un<br />

"paradis-langage" (Spitzer, 1978) apte à éveiller le désir envers la destination<br />

touristique ainsi exaltée.<br />

c) Humaniser<br />

Dans la plaquette sur Berne, l’éloge de la ville se fait enfin par son<br />

humanisation, susceptible de la rendre plus attachante et plus proche des<br />

lecteurs/touristes potentiels. Celle-ci consiste pour l’essentiel à produire l’image<br />

d’une "cité à dimension humaine" [pl. 1] dans laquelle l’espace urbain prolonge<br />

celui de ses occupants selon une symbiose euphorique. Sur le plan actantiel, la<br />

plaquette met constamment en scène un topos prédominant : celui de la promenade,<br />

lequel témoigne d’une appropriation ambulatoire de la ville par les flâneurs. Le<br />

premier îlot rédactionnel de la planche 3 est typique à cet égard :<br />

À quelques minutes à pied de la gare déjà, on se promène au bord de la rivière,<br />

sous les arbres, entouré de nature. En suivant le cours d’eau, on longe bientôt le<br />

jardin botanique. En le remontant, on arrive au zoo Dählhölzli.<br />

Sur le plan thymique, ce leitmotiv de la flânerie se traduit par le plaisir du<br />

marcheur : "Se promener à l’ombre des grands arbres […] est tellement agréable"<br />

[pl. 3]… Plus largement, ce sont les activités les plus diverses qui paraissent baigner<br />

dans un hédonisme ambiant : "Apprécier les délices culinaires" [pl. 2] – "Vous<br />

pourrez déguster les nouvelles tendances de la vie culturelle" [pl. 4]…<br />

L’humanisation de Berne est ainsi entièrement axée sur le faire gratuit et gratifiant<br />

du loisir, d’où toute idée d’activité contraignante est absente.<br />

En fin de compte dans cette plaquette, l’éloge de la ville aboutit à<br />

l’élaboration du topos global du locus amoenus, avec ses traits stéréotypés : lieu<br />

microcosmique, idéalisé, esthétisé et euphorique. Mais alors que le locus amoenus<br />

classique se caractérise par sa fermeture (pensons au Forez de L’Astrée d’Honoré<br />

d’Urfé), le locus amoenus urbain construit par l’instance énonciatrice de la plaquette<br />

est ouvert sur l’extérieur, comme l’indique l’un des titres de la planche 5 : "Berne :<br />

la capitale au cœur de la Suisse, au cœur de l’Europe".<br />

1 Il est ici question des arcades du centre-ville.<br />

18


L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE…<br />

3. DE L’ÉPIDICTIQUE AU DÉLIBÉRATIF<br />

À travers sa scénographie laudative, une telle plaquette touristique a un<br />

but perlocutoire fondamental, à savoir : attirer les visiteurs à Berne. Comme l’ont<br />

montré plusieurs observateurs (dont Reboul, 1991), le discours épidictique comporte<br />

intrinsèquement une orientation persuasive, prédisposant ses récepteurs à l’action.<br />

Loin d’obéir à des procédures logico-déductives plus ou moins complexes (du genre<br />

Démontrer — > Convaincre), cette orientation persuasive est de nature empathique,<br />

faisant appel à la "séduction" (Grize, 1981) et à l’"évocation" 1 (Dominicy &<br />

Michaux, 2001).<br />

3.1. Faire adhérer<br />

La visée de cette plaquette est de susciter l’adhésion immédiate des<br />

lecteurs aux valeurs idéalisées et séduisantes de Berne que l’on a vues, de sorte<br />

qu’ils aient envie de venir les découvrir sur place. Cette adhésion est d’autant plus<br />

probable qu’il s’agit de valeurs consensuelles, communément admises et<br />

difficilement contestables 2 . Pour la stimuler, la plaquette s’appuie sur une stratégie<br />

centrale qui consiste à favoriser l’identification des lecteurs avec les flâneurs<br />

comblés dépeints à maintes reprises. Cette identification est amorcée par plusieurs<br />

procédés.<br />

D’une part, au niveau du rédactionnel, divers pronoms indéfinis<br />

précèdent les verbes encadrant la description de la ville : "On peut voir les membres<br />

du Gouvernement" [pl. 1] – "On est vite à Berne" [pl. 5]… De même, cette<br />

description s’effectue fréquemment par le biais d’une focalisation zéro, qu’elle<br />

recourt à des formulations impersonnelles ("Un réseau d’arcades où il fait bon se<br />

promener" [pl. 2]…) ou à l’effacement du pôle agent : "La marche à pied sur les<br />

promenades de l’Aar est appréciée" [pl. 3]. De tels procédés permettent une<br />

indexation référentielle ouverte dans laquelle n’importe qui peut se reconnaître : la<br />

population bernoise, mais aussi les touristes et les visiteurs éventuels, dont les<br />

lecteurs de la plaquette.<br />

D’autre part, certaines illustrations, comme la grande vignette de la<br />

planche 2, mettent en scène des promeneurs de dos, que ce soit sous les arcades ou<br />

sur la place du Marché. Outre son rôle d’hypotypose (forte actualisation sur<br />

l’ÊTRE-LÀ de l’image), cette représentation de promeneurs anonymes crée un effet<br />

de prolepse (ou d’anticipation dans le présent), à travers lequel ceux-ci pourraient<br />

bien être déjà les lecteurs eux-mêmes en train de consommer la ville.<br />

3.2. Conseiller<br />

L’incitation faite aux lecteurs à participer au locus amoenus urbain<br />

célébré donne également lieu à des marques énonciatives plus explicites qui<br />

appartiennent au genre délibératif du conseil. Au niveau du rédactionnel proprement<br />

dit, le conseil est encore diffus, prenant la forme d’actes de langage sollicitatifs, avec<br />

une présence claire du pôle allocutif : "Les fameuses arcades vous engagent à la<br />

1 Reposant sur une logique de participation, l’évocation fournit du prêt-à-persuader en donnant à voir des<br />

valeurs déjà partagées, dans le but d’accroître la communion affective de l’auditoire avec celles-ci.<br />

2 Ajoutons qu’à la différence des encarts publicitaires, une plaquette touristique comme celle de Berne est<br />

lue par des personnes déjà intéressées qui ont fait l’effort de se la procurer. Par conséquent, sa séduction<br />

aura d’autant plus de chance d’opérer.<br />

19


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

promenade" [pl. 1] – "La propreté des flots vous incite à la baignade" [pl. 3] 1 … Par<br />

contre, au niveau du sous-rédactionnel en italique qui apparaît à cinq reprises sous la<br />

rubrique "Notre tuyau", à la suite de certains îlots textuels, le conseil devient plus<br />

pressant, avec des actes de recommandation à l’impératif : "Laissez votre parapluie<br />

chez vous et prélassez-vous lors d’un lèche-vitrine le long des centaines de<br />

boutiques" [pl. 2] – "Visitez les bâtiments industriels réaffectés à de nouvelles<br />

tâches comme l’Unitobler" [pl. 4]… Enfin, sur la page de dos de la couverture, le<br />

conseil concerne plus particulièrement le contact avec l’Office de Tourisme bernois,<br />

dans une interaction dialogique mise en évidence : "Nous sommes là pour vous<br />

pendant les 365 jours de l’année. Demandez-nous d’autres tuyaux et idées".<br />

4. CONCLUSION<br />

Finalement, la plaquette touristique que nous venons d’analyser<br />

développe un discours ambigu sur la ville. Son ambiguïté est d’abord référentielle,<br />

en ce qu’il construit un artefact de ville mi-réelle, avec son architecture et son cadre<br />

de vie spécifique, mi-imaginaire, avec les valeurs génériques qu’elle peut évoquer,<br />

cet imaginaire étant cependant asserté comme réel. Le discours de cette plaquette est<br />

encore ambigu sur le plan énonciatif, puisqu’il oscille entre une description factuelle<br />

prédominante de la ville et une argumentation voilée incitant à venir visiter celle-ci.<br />

On retrouve ici la stratégie communicative du genre publicitaire auquel appartient<br />

cette plaquette : celle d’un macro-acte de langage indirect estompant sa visée<br />

pratique (faire consommer Berne) derrière un exercice contemplatif apparemment<br />

plus gratuit (faire admirer Berne).<br />

Mais dans l’ensemble, le discours de cette plaquette promotionnelle est<br />

foncièrement rhétorique, non seulement parce qu’il joue subtilement entre les genres<br />

épidictique et délibératif, mais surtout en ce qu’il concilie les trois grands préceptes<br />

formulés par Cicéron (1967) : docere (informer sur la ville), delectare (plaire à<br />

propos de la ville), movere (établir un rapport affectif avec la ville).<br />

Marc BONHOMME<br />

Université de Berne<br />

marc.bonhomme@rom.unibe.ch<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

ARISTOTE, Rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1991.<br />

BARTHES R., "Rhétorique de l’image", Communications, 4, 1964, 40-51.<br />

CICÉRON, De l’orateur, Paris, Les Belles Lettres, 1967.<br />

DOMINICY M. & FRANKEN N., "Épidictique et discours expressif", in Dominicy<br />

M. & Frédéric M. (Éds), La Mise en scène des valeurs, Lausanne, Delachaux et<br />

Niestlé, 2001, 79-106.<br />

DOMINICY M. & MICHAUX C., "Le jeu réciproque du cognitif et de l’émotif<br />

dans le genre épidictique", in Dominicy M. & Frédéric M. (Éds), La Mise en scène<br />

des valeurs, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001, 135-165.<br />

1 Comme le note Spitzer (1978) à propos de la publicité américaine, le pôle allocutif "vous" ("you" en<br />

anglais) est ambivalent, du fait qu’il peut désigner collectivement le public ["vous" pluriel], mais aussi<br />

personnellement chaque lecteur ["vous" de politesse]. Cette ambivalence lui donne une prégnance<br />

médiatique maximale.<br />

20


L’ÉLOGE DE LA VILLE : RHÉTORIQUE D’UNE PLAQUETTE TOURISTIQUE…<br />

GRIZE J.-B., "L’argumentation : explication ou séduction", in L’Argumentation,<br />

Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1981, 29-40.<br />

GRIZE J.-B., De la logique à l’argumentation, Genève, Droz, 1982.<br />

GUERRINI J.- Cl. & MAJCHERCZAK E., L’Argumentation au pluriel, Lyon,<br />

Presses Universitaires de Lyon, 1999.<br />

LEVI-STRAUSS Cl., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.<br />

MOLINIÉ G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992.<br />

PERELMAN C. & OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation,<br />

Bruxelles, Éd. de l’Université Libre de Bruxelles, 1988.<br />

REBOUL O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991.<br />

SPITZER L., "La publicité américaine comme art populaire", Poétique, 34, 1978,<br />

152-171.<br />

SULLIVAN D. L., "The Ethos of Epideictic Encounter", Philosophy and Rhetoric,<br />

26, 1993, 113-133.<br />

21


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Annexe :<br />

Couverture de la plaquette touristique analysée<br />

(Bern Tourismus 2002)<br />

22


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

Questionner la ville, c’est aussi s’interroger sur l’architecture et son sens.<br />

Quel est l’enjeu de l’architecture, cet art dont Hegel, dans son Esthétique affirmait<br />

qu’il était le plus vieux de tous les arts, la petite enfance des arts destinés, par le<br />

mouvement de l’Aufhebung, à le dépasser 1 ? Dans quels termes énoncer le défi que<br />

le XXIe siècle lui lance ? Certains des projets pharaoniques architecturaux mis en<br />

œuvre ces dernières années – le viaduc de Millau, la route construite spécialement<br />

pour acheminer à Blagnac les éléments de l’Airbus A3XX, les hangars destinés à<br />

abriter la construction de cet avion, l’édification en Allemagne des garages d’où<br />

sortiront (réalisations de la société CargoLifter) les Zeppelins destinés à transporter<br />

des charges que la route ne peut supporter – s’avèrent à la fois sublimes et<br />

inquiétants : ils débouchent sur la question de l’humain. Est humain le vivant qui, à<br />

l’opposé des autres animaux, habite ; le verbe habiter est essentiellement connecté à<br />

l’humain. L’habiter est l’humus qui permet l’humain. Si, chronologiquement,<br />

l’habiter est survenu dans l’histoire postérieurement à l’apparition de l’homme,<br />

ontologiquement au contraire, l’habiter précède l’humain parce qu’il en constitue<br />

une des conditions de possibilité. Ménager l’habiter, c’est justement l’affaire de<br />

l’architecture. Où est passé l’humain dans l’architecture contemporaine ?<br />

Architecture ? Parmi les arts, l’architecture est, nous enseigne Hegel, celui<br />

qui vient en premier — sinon chronologiquement, à tout le moins ontologiquement.<br />

Hegel dit en effet, dans son Esthétique : « La première place appartient, par la<br />

nature même des choses, à l’architecture. Elle représente le début de l’art » 2 . C’est<br />

l’art de bâtir des édifices destinés à abriter les morts (les tombeaux), les divinités,<br />

l’homme, les œuvres d’art (les musées) et les œuvres ou produits de la technique<br />

(les hangars). Dans ce dernier cas, l’architecture peut s’intégrer dans un dispositif<br />

technique – un hangar, où l’on stocke le foin, où l’on abrite le nouvel Airbus ou<br />

bien le Zeppelin porte-charge. Elle édifie des monuments religieux, des monuments<br />

commémoratifs et les habitations des hommes 3 . Parfois elle peut concevoir toute une<br />

ville : ainsi Le Corbusier à Brasilia, se hissant à la réalisation d’un rêve de Descartes<br />

(lorsque ce dernier vante les cités constituées par « ces places régulières, qu’un<br />

1 G.W.F.Hegel, Esthétique (1835), Paris, Flammarion, 1977, troisième volume, p. 16<br />

2 GWF Hegel, Leçons sur l’Esthétique (1835), Paris, Aubier-Montaigne, VI, 1964, p. 23.<br />

3 Félicien Challaye, L’Art et la beauté, Paris, Fernand Nathan, 1929, page 182.<br />

23


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine ») 1 . Ainsi, tantôt l’architecture se<br />

trouve en position d’absolue domination (comme dans l’utopie cartésienne de la cité<br />

régulièrement tracée), tantôt elle tombe dans une position auxiliaire (lorsqu’elle est<br />

un élément d’un dispositif technique, un Gestell dirait justement Heidegger, plus<br />

vaste). Dans tous les cas cependant, l’activité de l’architecture consiste à bâtir des<br />

édifices pour donner son abri à ce qui doit avoir son séjour sur la terre humaine.<br />

* * *<br />

Insistons sur l’ambiguïté de tout édifice architectural. Son déchirement<br />

conceptuel malgré sa solidité de pierre. Un édifice architectural est en effet presque<br />

toujours pour l’homme, répond toujours à la volonté humaine – pour l’homme,<br />

même quand, explicitement, il est dit de lui, comme dans le cas d’un temple, qu’il a<br />

été bâti pour un dieu, ou pour les dieux autrement dit quand il est leur abri – et<br />

toujours à la fois contre lui, l’homme. Qu’est-ce que ce « contre », que désigne-t-il ?<br />

Les édifices architecturaux inspirent l’admiration. Dans l’architecture l’homme<br />

admire toujours à la fois son œuvre et ce qui, dans son œuvre, lui échappe. Admirer,<br />

mirer, miroir : en ce miroir qu’est l’œuvre architecturale, l’homme se reflète<br />

(en vertu de la fonction de fidèle reproduction que possède tout miroir), trouve son<br />

reflet, mais en même temps il se révèle (tout miroir révélant ce qu’on ne peut voir<br />

sans lui) quelque chose qui n’est pas de l’ordre du reflet, qui excède la<br />

compréhension que l’homme développe de lui-même. Admiration : miroir reflétant<br />

et miroir révélant se superposent.<br />

Il y a donc ce qui se miroite et ce qui se révèle. Ce qui se miroite, c’est<br />

l’homme. Mais, qu’est-ce donc qui se révèle au-delà du simple reflet dans la<br />

contemplation d’une œuvre architecturale par l’homme ? Le sentiment esthétique<br />

que nous éprouvons devant une œuvre architecturale est rarement celui du beau, il<br />

est en général plutôt celui du sublime, qui laisse une part d’incompréhensible quant<br />

à ses véritables nature et origine. L’auteur est bien entendu l’homme, mais l’on est<br />

submergé par une impression inverse. Autant les pyramides d’Egypte que feu les<br />

Twin Towers de New-York suggèrent cette idée. C’est l’homme certes, on en<br />

demeure convaincu, qui est à l’origine de ces édifices et qui s’exprime à travers eux,<br />

qui peut trouver en eux son reflet ; mais au sein de cette conviction même, une<br />

béance ne se comble point, qui nous laisse entendre que c’est aussi plus que<br />

l’homme et autre que l’homme. Plus, autre chose : manifestement humaines, ces<br />

œuvres architecturales apparaissent en outre aussi bien inhumaines que plus<br />

qu’humaines. C’est de cette subsumation de l’humain sous l’inhumain et le plus<br />

qu’humain, réunis, que provient le sublime du sentiment esthétique architectural.<br />

Kant a eu le tort de ne développer son analyse du sublime (sa fameuse distinction<br />

entre le beau et le sublime) que par rapport à la nature ; pour lui, c’est le spectacle<br />

grandiose de la nature, en ce qu’il peut, comme à la faveur d’un orage, bouleverser<br />

l’âme tout entière, qui est sublime, tandis que les œuvres relevant de ce qu’on<br />

appelle en général les beaux-arts peuvent mériter la qualification de belles. Or, cette<br />

conception ne convient pas quand il s’agit de l’architecture, le concept de beau se<br />

révèle insuffisant pour rendre compte de la beauté d’une œuvre architecturale.<br />

Celle-ci est toujours également sublime, comme une tempête ou comme la nuit, ou<br />

comme un étonnant paysage naturel (un canyon ou un volcan). La sublimité<br />

exprime en quoi une œuvre de l’architecture est inhumaine et surhumaine – si on<br />

1 René Descartes, Discours de la Méthode (1636), Paris, GF-Flammarion, 1992, page 35.<br />

24


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

peut hasarder ici ce vocal nietzschéen. La visite, avant la Révolution française des<br />

tombeaux de Saint-Denis où, sous le gazon funèbre et le drap mortuaire reposaient<br />

les restes de la royale race de saint Louis, la race de ces rois de France dont<br />

Chateaubriand dit qu’ils étaient nonobstant leur lustre « les vassaux de la mort »,<br />

donnait naissance, lorsqu’on s’enfonçait dans le souterrain, à un sentiment sublime<br />

parfaitement décrit par la plume de l’auteur du Génie du Christianisme : « En<br />

présence des âges, dont les flots écoulés semblent gronder encore dans ces<br />

profondeurs, les esprits sont abattus par le poids des pensées qui les oppressent.<br />

L’âme entière frémit, en contemplant tant de néant et de grandeur » 1 . Ce<br />

frémissement est très exactement la signature du sublime – il trouve son origine<br />

dans l’alliance subjugante de la pierre (les tombeaux, le souterrain), de la nature (la<br />

mort, les morts), de l’imaginaire (la sacralité des rois) et du concept (le néant, la<br />

grandeur). Une conséquence importante suit de ces remarques quant au sublime :<br />

quoiqu’étant une œuvre d’art, une œuvre architecturale se comporte à notre égard<br />

comme si elle était un élément grandiose de la nature, d’où le sublime. C’est vrai<br />

des pyramides, par exemple – œuvres de l’art, elles bouleversent chacun comme le<br />

fait le spectacle de la nature quand il atteint le sublime. On le comprend : ce n’est<br />

pas sans raison qu’Alain, dans les Vingt Leçons sur les beaux-arts, dit de<br />

l’architecture qu’« elle est inhumaine » 2 .<br />

L’inhumain de l’architecture essaie de se dire dans la grandeur, dans la<br />

masse, dans la pierre, dans la durée. Il faut également comprendre à travers le mot<br />

« inhumain » autre chose. Inhumain peut-être aussi le type d’êtres que l’architecture,<br />

dans les cas où elle force le plus notre admiration, abrite ; les dieux ou bien Dieu,<br />

les rois et les empereurs, les œuvres d’art, les morts, la mort. Or, tous ces objets<br />

abrités par l’architecture excèdent l’humain, sont inhumains, diffusent un voile de<br />

magie qui les retire de l’humain. L’architecture n’est pas, contrairement à ce qu’en<br />

postule Hegel, le moment de l’art sans contenu, de l’art dans la pure extériorité à<br />

lui-même de l’esprit. Au contraire, l’architecture abrite un contenu, l’inhumain. Les<br />

pyramides d’ailleurs, en leur abri contre le temps, réunissaient tous ces éléments.<br />

Inhumain veut précisément dire ceci : l’architecture porte et abrite le divin. Il est<br />

arrivé à Hegel d’écrire de la religion quelle est réflexion sur l’art. Il semblerait que<br />

cette remarque soit encore plus appropriée quand la pensée porte sur l’architecture.<br />

La religion est la réflexion sur l’architecture. Ou mieux : toute religion est réflexion<br />

sur l’architecture en ce que cet art fixe le divin dans la pierre et dans le lieu.<br />

Certes, grâce à l’architecture, l’homme habite le monde – l’architecture<br />

ménage le monde pour que l’homme puisse l’habiter en homme. Cet habiter humain<br />

se produit en des guises différentes suivant les temps et les lieux, guises de<br />

ménagement du monde que l’on nomme les civilisations. Mais, avant de ménager le<br />

monde en vue de l’homme, l’architecture fixe les dieux, le divin, leur attribue un<br />

territoire et les enferme dans un lieu sacré. Un territoire est un lieu fermé sur la<br />

surface de la terre, une délimitation terrestre. Sur le territoire, tracé sur la terre, sont<br />

bâtis des lieux qui enferment les dieux, les édifices religieux ; les dieux sont alors<br />

un peu comme des grives prises à la glu d’un piège. Le sacré est ce lieu architectural<br />

1 François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme (1802), Paris, Garnier-Flammarion, 1966,<br />

tome II, page 100.<br />

2 Alain, Vingt Leçons sur les beaux-arts (1930), Les Arts et les dieux, Paris, Gallimard, « La Pléiade »,<br />

1968, p. 549.<br />

25


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

où l’homme piège les dieux/le divin dans un territoire qui leur sera réservé. Le<br />

dehors de ce piège est le profane, son dedans est le sacré.<br />

Que serait le divin sans l’architecture ? Le divin n’est point sans une<br />

inscription, sans qu’il soit inscrit quelque part. Les dieux de la nature, objets des<br />

cultes polythéistes, eux-mêmes ont besoin de temples. Une inscription fichée dans<br />

un sol, dans un lieu, dans un livre et appelée par le divin. Même si, avec la Bible, le<br />

divin devient ainsi que Régis Debray l’a signalé « portable » 1 . Dieu – le Dieu<br />

d’Abraham et le Dieu des Evangiles – est-il pensable sans les synagogues juives,<br />

sans les églises catholiques et orthodoxes, sans les temples réformés ? La question<br />

n’est pas ici celle de l’icône et de la représentation, mais celle de l’abri et de<br />

l’habitat terrestre (territorialisé) de Dieu, celle, non de sa représentation matérielle<br />

mais de son lieu matériel, du lieu de Dieu. Non la question traditionnelle de l’image,<br />

mais celle du lieu. Ce Dieu est-il pensable sans des lieux de culte bâtis tout exprès<br />

pour lui ? Sans le temple protestant où les fidèles se réunissent, en un lieu sur un sol<br />

et sous un toit, pour lire ensemble l’inscription de Dieu dans un livre, dans son<br />

habitat portable, la Bible ? Ce qui donne à penser que le livre – la Bible – est<br />

comme une église, ou un temple – mais portable, transportable. Et inversement,<br />

qu’une église ou un temple est ce même livre immobilisé, figé dans la pierre et dans<br />

la terre. Ainsi Victor Hugo se souvient-il qu’aux hommes du Moyen Age les<br />

cathédrales de pierre étaient les livres de lecture sainte. Fulcanelli, alchimiste du<br />

XIXe et XXe siècle, voyait aussi dans les cathédrales des livres, mais écrits en un<br />

langage ésotérique s’adressant aux seuls initiés 2 . Dans cette dernière perspective, les<br />

cathédrales sont les livres des alchimistes. Une réversibilité apparaît : si l’église est<br />

un livre à sa façon, le livre est une église également (une église de papier ou de<br />

parchemin, où Dieu est censé venir habiter aussi). Donc le livre/la Bible n’échappe<br />

pas tout à fait à la juridiction de l’architecture. Certes l’architecture – de la tour de<br />

Babel aux murailles de Jéricho et au temple de Salomon – est toujours présente dans<br />

la Bible. Mais surtout : la Bible est un temple rempli d’autres temples, un temple<br />

abritant Dieu, et par là elle relève complètement de l’architecture.<br />

L’architecture est à la fois pour et contre l’homme. Elle est dans ce cas une<br />

question politique. L’architecture est à la fois pour et contre le divin. Elle est dans<br />

ce cas une question théologique. Contre : elle piège le divin. Pour : ce piège figure<br />

au fond la condition de possibilité de l’existence du divin dans le monde humain.<br />

Architecture et poésie, ici, s’écartent et se rapprochent à la fois.<br />

L’architecture est un piège tendu au divin pour que celui-ci s’immobilise, persiste<br />

dans le temps. Le divin s’immobilise dans la pierre des édifices par l’œuvre de<br />

l’architecture. Ainsi les temples et les églises. La poésie, ni chez Homère, ni chez<br />

Hésiode, ni chez Pindare, ni non plus chez Hölderlin, ne parvient à retenir<br />

durablement le divin dans le séjour humain, comme l’architecture y parvient. Le<br />

divin, comme du sable, file entre les doigts – ou plutôt entre les mots, entre les<br />

pages des poètes. Pourtant, tous ces poètes — Homère, Hésiode, Pindare, Hölderlin<br />

– sont des poètes du divin. C’est que dans la poésie le divin ne dépasse pas la<br />

fluidité – il se manifeste par l’évanescence (l’évanescence étant sa paradoxale<br />

épiphanie), par l’aérienne mobilité, et défiant toute solidification, il reste nomade.<br />

La hiérophanie poétique est évanouissement – c’est à la fois sa beauté et sa faiblesse<br />

institutionnelle. Aucune œuvre poétique ne témoigne mieux de cette situation que<br />

1 Régis Debray, Dieu, un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001.<br />

2 Fulcanelli, Le Mystère des cathédrales (1922), Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1977.<br />

26


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

celle de Hölderlin. L’architecture se distingue de cette fluidité du divin dans la<br />

poésie, dans la mesure où elle parvient à retenir le divin dans la pierre. Si<br />

l’écoulement – d’où sans doute aucun sa proximité avec cette technique nommée du<br />

fluvial vocable de rhétorique – signe la poésie, la fixité pour sa part caractérise<br />

l’architecture : héraclitéenne par essence (tout coule) est la poésie, quand<br />

parménidéenne (l’être est, le mouvement n’est pas) s’avère l’architecture.<br />

La sculpture, toute de pierre qu’elle est, ne parvient pas à ce résultat parce<br />

que la sculpture ne taille pas une demeure, une habitation : si le divin rencontre la<br />

sculpture, et s’y laisse figurer, cette rencontre demeure extérieure car la sculpture<br />

n’offre aucun toit sous lequel s’abriter au divin. Les statues – exception faite des<br />

gisants, à la nature mixte : mi-tombeaux, mi-statues — ne sont pas même des<br />

tombeaux : elles n’abritent rien. Dans l’architecture, la rencontre entre le divin et la<br />

pierre dessine un lieu intérieur impossible à la sculpture. Architecture : présence<br />

durable, qui impose, qui en impose, de ce divin, opposée à la fois à sa présence<br />

évanouissante, en voie d’absence ou de désertion, furtive, dans la poésie, et à sa<br />

présence uniquement extérieure dans la sculpture. Avec l’architecture la pierre a un<br />

dedans qu’elle n’a pas avec la sculpture. En ce sens, plus que « l’art de la mort »,<br />

ainsi que la caractérise Hegel, et sans nier l’importance des tombeaux, sur lesquels<br />

(en suivant Paul Valéry pour qui d’ailleurs il importe que les dieux aient un toit) il y<br />

aurait beaucoup à méditer, l’architecture est avant tout un art relevant de la métis<br />

consacré à la permanence des dieux (au séjour durable des dieux dans l’humain).<br />

L’architecture ressort alors du genre de la ruse (la fameuse métis grecque).<br />

Architecture : ce premier des arts, cet art des commencements, cette<br />

enfance de tous les autres arts. Fixer, par le moyen d’un piège de pierre, les dieux et<br />

les hommes en un territoire, leur procurer un abri de pierre, pour que le reste, la<br />

politique, devienne possible. Ce reste qui vient après l’architecture, dont<br />

l’architecture est la condition de possibilité, et qui est presque tout l’humain –<br />

l’architecture bâtit le sol sur lequel l’humain sera possible. Arché, qui donne<br />

architecture et qu’on retrouve dans archaïque, dit bien en effet le commencement<br />

qui perdure, le commencement sur quoi le temps va s’appuyer.<br />

* * *<br />

L’histoire nous apprend à dater l’aurore de la civilisation occidentale du<br />

temps où la sédentarisation formatrice des villes se produisit en Mésopotamie, entre<br />

le Tigre et l’Euphrate. On peut dire que cette civilisation, apparue en Mésopotamie,<br />

devenue par la suite en se transformant la civilisation gréco-occidentale, 1 s’est<br />

acharnée à définir l’homme sous les espèces d’une essence fixe, à fixer l’homme sur<br />

une essence invariable. La Bible et les Grecs, l’Evangile et la philosophie ont forgé<br />

alliance dans cette tentative. Il s’agissait d’arrimer l’homme à une essence stable,<br />

centrée sur elle-même, autocentrée : une fois sédentarisé anthropologiquement,<br />

l’homme avait besoin d’une fixation philosophique, d’un point fixe de nature<br />

métaphysique. Il faut, compte tenu de ces remarques, regarder l’homme comme<br />

étant le produit d’un double processus de stabilisation : une stabilisation<br />

géographique (qui est, bien entendu, de nature historique et politique) renforcée,<br />

dans la suite des temps, par une stabilisation philosophique. L’accomplissement de<br />

1 Jean Bottéro, « Au commencement les Sumériens », in Initiation à l’Orient ancien, ouvrage collectif,<br />

Paris, Seuil, collection « Points », 1992, pages 25-35. On retiendra, de ce texte, l’observation suivante :<br />

« Il n’empêche que la Grèce, aussi, a une histoire. Et qu’il faut, pour la comprendre, se pencher sur<br />

l’Asie Mineure, l’Ionie, les Hittites puis, de fil en aiguille, s’avancer vers la Mésopotamie ».<br />

27


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

ce long processus stabilisateur trouve sa plus parfaite réalisation dans le cogito de<br />

Descartes : « je pense donc je suis ». A la question « que suis-je », Descartes<br />

répond : « une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une<br />

raison » 1 . L’auteur du Discours de la Méthode énonce par ces termes l’essence<br />

métaphysique enfin stabilisée de l’homme : son identité philosophique.<br />

La sédentarisation de l’homme sur un espace géographique, historique et<br />

politique déterminé accompagne logiquement le centrage de l’homme sur une<br />

essence métaphysique dont, bien avant Descartes, Aristote avait été le premier à<br />

proposer une synthèse de grande ampleur. Le mouvement commencé<br />

géographiquement et politiquement en Mésopotamie trouve chez Aristote sa réussite<br />

dans la philosophie. Descartes cependant pousse ce mouvement à son point-limite :<br />

l’homme « animal raisonnable » d’Aristote devient chez le « père de la philosophie<br />

moderne » (selon la formule de Hegel), le « je » assimilé à la raison. Descartes<br />

prétendait quêter un point d’Archimède avant d’affirmer l’avoir trouvé avec le<br />

Cogito : « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un<br />

autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût ferme et immobile ; ainsi j’aurais<br />

droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver<br />

seulement une chose qui soit certaine et indubitable » 2 écrit-il dans les Méditations<br />

métaphysiques. On ne saurait proposer métaphore plus parlante pour signaler la<br />

parenté entre les deux versants du double mouvement, géographique (politique et<br />

historique également) et métaphysique, de fixation de l’homme. Descartes cherche à<br />

accomplir définitivement dans la philosophie un mouvement qui a été accompli dans<br />

l’histoire-géographie-politique bien avant lui. Souvent trop superficiels, les<br />

historiens de la philosophie ont coutume de voir dans Descartes une rupture<br />

métaphysique et épistémologique radicale. La réalité profonde s’avère bien plus<br />

complexe que les gadgets disruptifs de certains philosophes : Descartes s’inscrit<br />

dans une coulée fixatrice et essentialisante bien antérieure à Aristote lui-même, qui<br />

débuta avec les prémices de la civilisation occidentale en Mésopotamie et dont<br />

l’architecture marqua l’ébranlement. La fixation aristotélico-cartésienne de<br />

l’essence de l’homme n’est rien d’autre que sa sédentarisation métaphysique. La<br />

clôture de la définition métaphysique de l’homme sur son essence et sa fixation sur<br />

le socle qu’elle constitue – autrement dit, cette direction philosophique qui porte le<br />

nom d’humanisme – désigne le même mouvement que celui de la territorialisation<br />

géographique, historique et politique, qui, dès l’aube de la sédentarisation<br />

occidentale, donna naissance à l’Etat. L’essence, voilà le nom philosophique du<br />

territoire : sur la lancée de la fondation cartésienne, le sujet humain finit, au moment<br />

de l’Aufklärung, par obtenir une souveraineté métaphysique sur lui-même analogue<br />

à celle, territoriale, des Etats. C’est ce double mouvement de territorialisation<br />

politique et philosophique de l’homme qui, architecture aidant, a permis à l’homme<br />

de s’habiter lui-même (Aristote, Descartes) tout en habitant l’espace (les territoires,<br />

les Etats). La théologie (fixer les dieux dans des temples) et la politique (fixer les<br />

peuples dans des territoires) se continuent dans la philosophie (fixer l’homme à une<br />

essence). L’essence métaphysique est alors la métaphore du temple théologique et<br />

de l’habitation anthropologique/politique quand la philosophie est la métaphore de<br />

l’architecture.<br />

1 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 49.<br />

2 René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Paris, Hatier, 1983, page 47.<br />

28


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

Prenons inhumain dans un autre sens que celui de l’inhumain présent dans<br />

l’architecture (présence de ce qui n’est pas humain, des dieux, de ce qui ne peut être<br />

assigné avec évidence à l’humain) utilisé plus haut. Inhumain signifiait alors :<br />

disproportionné à l’humain. Mais il existe un autre sens : destructeur de l’humain<br />

(ainsi sont inhumains les crimes contre l’humanité). Il est faux par imprécision<br />

d’affirmer que le type occidental de société (visé dans l’attentat contre les Twin<br />

Towers du 11 septembre 2001, qui est inhumain) dans lequel nous vivons, mérite le<br />

qualificatif d’inhumain. Inhumaine fut – le film éponyme de Claude Lanzmann en<br />

forme l’absolue attestation — la Shoah. L’inhumanité est purement et simplement la<br />

destruction de l’humanité et de ses conditions. C’est par manque de nuances dans la<br />

conceptualisation qu’une certaine extrême-gauche – autour des philosophes Giorgio<br />

Agamben et Toni Négri entre autres – se rallie à la vision confusionniste selon<br />

laquelle l’Occident contemporain serait inhumain 1 . La pensée campiste de Giorgio<br />

Agamben attise cette confusion : selon ce philosophe, la société contemporaine<br />

serait celle de l’extension planétaire du modèle du camp de concentration 2 . Or,<br />

comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre Le Sport contre les peuples 3 , plutôt<br />

qu’inhumaines (destructrices de l’humanité), ces sociétés contemporaines<br />

apparaissent déshumaines (défaire : elles défont l’humain) et néghumaines (elles<br />

empêchent l’humain de se développer, elles en stérilisent les racines). Les structures<br />

(toujours en voie, selon la dynamique du capitalisme, de déstructuration et de<br />

restructuration, jamais stables 4 ) de la vie contemporaine altèrent les cadres<br />

fondamentalement humanisants (le temps et l’espace sont ravagés) de l’existence.<br />

Le capitalisme contemporain, tendant vers la configuration de capitalisme<br />

absolu, est non inhumain mais déshumain. Il défait l’humain (par exemple par les<br />

processus de désinstitutionalisation et d’individualisation) plutôt qu’il ne le détruit.<br />

Ceci dit, inversement, qu’est-ce qu’on peut appeler humain ? Si on prend appui sur<br />

Martin Heidegger – spécialement sur sa conférence titrée « Bâtir, habiter, penser 5 »<br />

— on se trouvera rapidement limité par une expérience de l’humain fondée sur la<br />

sédentarité. Exprimant la tendance la plus profonde du monde occidental, le<br />

philosophe de Messkirch suggère que n’est vraiment homme que le sédentaire (ce<br />

qui dessine un antisémitisme muet, le juif figurant l’antithèse du sédentaire, l’absent<br />

de toute l’œuvre philosophique de Heidegger 6 ). Cette restriction, réduction de<br />

l’homme à la sédentarité, permet à Heidegger d’ignorer la dimension nomade de<br />

l’homme, sa dimension d’arrachement ; lorsque Heidegger en vient à évoquer le<br />

déracinement, c’est toujours en le nimbant d’un discours apocalyptique. Tout<br />

déracinement, dans la rhétorique heideggérienne, s’écrit dans le registre de la<br />

détresse et des « temps de détresse ». A l’instar de l’histoire, la philosophie a<br />

commencé postérieurement à la fin du nomadisme – il suit de là qu’elle porte, à<br />

travers ses préjugés essentialistes, les stigmates de ce crépuscule qui est aussi une<br />

aurore. L’origine lointaine de la philosophie : la conjonction du crépuscule du<br />

nomadisme et de l’aurore de la sédentarité. Toutes les philosophies, dans leur<br />

1 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot & Rivages, 1999.<br />

2 Giorgio Agamben, « Qu’est-ce qu’un camp ? », Libération, 22 octobre 1994.<br />

3 Robert Redeker, Le Sport contre les peuples, Paris, Berg International, 2002.<br />

4 Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.<br />

5 Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et Conférences (1954), Paris, Gallimard, 1976,<br />

pages 170-193.<br />

6 Dans l’œuvre, d’une vastitude éditoriale impressionnante, de Martin Heidegger, le nom même de<br />

Spinoza n’apparaît que de façon rarissime – et encore, toujours de manière latérale.<br />

29


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

fanatisme essentialiste, sont affectées par la marque de cette obligation de<br />

sédentarité sous laquelle elles sont nées. De même, en liaison avec le cours pris dans<br />

l’histoire par la civilisation occidentale, l’architecture (cette stabilisation de<br />

l’humain et du divin par la construction d’édifices et de monuments) a longtemps<br />

été un art de la sédentarité : ménager l’habitation sédentaire de l’homme et des<br />

dieux et ménager le monde comme espace de la sédentarité.<br />

L’homme contemporain vit, par rapport à cette sédentarité, une rupture.<br />

L’expérience contemporaine de l’humain s’éprouve comme celle d’un nouveau<br />

nomadisme, si bien que l’architecture est aujourd’hui mise au défi de s’axer sur<br />

cette renomadisation de l’humain. Pour employer dans un contexte quelque peu<br />

différent un concept forgé naguère par Gilles Deleuze, baptisons déterritorialisation<br />

cette renomadisation de l’existence humaine. L’histoire joue au boomerang : alors<br />

que les grandes civilisations occidentales, depuis la Mésopotamie antique, se sont<br />

fondées et développées à partir d’un processus de sédentarisation, voici que le cours<br />

civilisationnel de la modernité s’arrache (non sans les douleurs symptomatisées par<br />

les régressions ethnicisantes ou ethnoreligieuses ainsi que par la fortune montante<br />

des idées ethnocratiques) à cette sédentarité en laissant revenir en son centre, après<br />

une transfiguration complète, le nomadisme. Alors que, depuis le surgissement entre<br />

le Tigre et l’Euphrate, de l’Etat, l’homme se définissait par l’enracinement<br />

géographique, le lieu, voici qu’il peut maintenant, de plus en plus, se laisser définir<br />

par le trajet. La question « d’où êtes-vous ? » s’efface de plus en plus derrière la<br />

question « quel est votre trajet ? » ou « quel est votre parcours ? ». Le lieu et<br />

l’enracinement d’un homme disparaissent désormais derrière son trajet et son<br />

parcours. Mouvement des temps, virage de l’histoire : nous nous arrachons à notre<br />

identité historique d’homme-lieu pour nous acheminer vers celle, inédite, d’hommetrajet.<br />

Habiter est de moins en moins habiter un lieu, et devrait de plus en plus se<br />

dire par cette locution : habiter un trajet.<br />

Alors que les civilisations antérieures ont su, pour la plupart, organiser<br />

harmonieusement sous la forme d’un cosmos l’habiter de l’homme dans un lieu,<br />

l’organisation de cet habiter dans un trajet qui met en cause la forme même de<br />

l’humain, demeure problématique. Ainsi, la déstructuration de l’habiter dans un lieu<br />

ne s’est point encore ouverte sur la structuration de l’habiter dans un trajet. Rémi<br />

Brague bat le rappel de ce que contient l’idée grecque de cosmos : ordre, beauté,<br />

parure 1 . Un cosmos est un ordre harmonisé, structuré par des relations symboliques<br />

qui procurent un sens pour l’existence de chacun. L’habitat ancré dans un lieu<br />

correspondait, depuis des millénaires, à cette organisation cosmique de la vie<br />

humaine. Cosmos : le lieu habité par l’homme avait planté son site sous les étoiles.<br />

Un célèbre mot de Kant, destiné à la sempiternité de la gravure tombale, indique<br />

bien cette unité cosmique dans laquelle l’habitation prenait une place centrale (Kant,<br />

on s’en souvient, n’ayant jamais voulu quitter Königsberg) : « le ciel étoilé audessus<br />

de moi, la loi morale en moi » 2 . Comprenons : dedans et dehors, intérieur et<br />

extérieur, forment le même cosmos. Ou encore : habiter le « je pense » (l’essence du<br />

sujet), habiter le lieu (la ville de Königsberg, puis son cimetière) et habiter l’univers<br />

reviennent au « tout en un », être dans le cosmos. Le passage de l’habiter un lieu<br />

enraciné à l’habiter un trajet détruit un cosmos (en particulier le cosmos indiqué par<br />

Kant) ; plus précisément ce passage détruit les anciennes conditions de possibilité de<br />

1 Rémi Brague, La Sagesse du monde (1999), Paris, Le livre de poche, 2002, page 34.<br />

2 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pratique (1788), Paris, PUF, 1971, page 172.<br />

30


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

l’humain sans, pour l’instant, se révéler apte à en fonder d’autres, sans restructurer<br />

un nouveau cosmos. Cet arrachement plonge l’homme dans la décosmie du trajet.<br />

En attente d’un nouvel habiter, néocosmique, l’homme contemporain souffre d’être<br />

l’homme décosmique.<br />

Depuis Aristote, la plupart des philosophes ont pris l’habitude de tenir pour<br />

assurée l’opinion suivante : l’homme est l’animal doué de raison. Cette définition,<br />

tombée dans l’ordre du proverbial, est bien plus intéressante qu’il n’y paraît de<br />

prime abord ; voilà en effet un animal qui n’est pas nécessairement fait pour être<br />

enraciné dans un lieu. Ce que la philosophie nommera raison et ce qu’elle nommera<br />

pensée peuvent s’opposer, nonobstant leurs fréquentes alliances. La raison (à<br />

l’opposé de l’heideggérienne pensée) est une faculté de désancrage : elle change<br />

l’homme en un être de voyage, de transport, et aujourd’hui de trajet. La raison est la<br />

puissance qui propulse l’homme dans le trajet : dans cette perspective, elle s’oppose<br />

sans conteste à ce que Heidegger nomme la pensée. La raison est scientificotechnique,<br />

créatrice, libératrice, tandis que la pensée est plutôt mystico-religieuse,<br />

empaysante, campaniliste, et, dans le cas de Heidegger, ressassante jusqu’à<br />

l’écœurement. La raison nous jette sur les routes, nous propulse dans l’espace<br />

interplanétaire, quand la pensée nous enferme au village.<br />

On ne rencontre dans toute l’œuvre de Heidegger aucune réflexion sur le<br />

quartier, qui n’est pas la reproduction dans la mégapole du village, alors que les<br />

écrits de ce philosophe fourmillent de références à la vie villageoise. Quartiers et<br />

villages constituent deux groupements humains d’essence différentes : le village<br />

renvoie à la stabilité d’une essence à travers le temps, et à l’enracinement des<br />

hommes, à l’unité de l’essentialisme et du sédentarisme géophilosophiques, il se<br />

révèle un lieu ancré, si ce n’est hanté par un passé paralysant, tandis que le quartier<br />

renvoie aux transformations incessantes, à l’instabilité essentielle, il rassemble des<br />

hommes venus de toutes parts, des quatre vents du monde, souvent déracinés,<br />

souvent errants, souvent cosmopolites, sa structure s’avère plus proche du trajet que<br />

de l’ancré dans le lieu. Le quartier est certes, à la semblance du village, encore un<br />

lieu ; mais c’est un lieu beaucoup moins stable, un tissu instable tramé d’éphémère,<br />

de provisoire, de violent et de mutant où l’humain en trajectoire imprime sa marque,<br />

c’est un lieu aspiré par un futur demeurant indéterminé (par la forme vide du futur).<br />

Pour dire le monde contemporain la métaphore du quartier s’avère plus pertinente<br />

que celle du village. L’image, polyvéhiculée par les thuriféraires de la société de<br />

l’information, du village global apparaît dans toute sa fausseté : loin, sous l’effet de<br />

la mondialisation économique, techno-marchande, de prendre les contours d’un<br />

village planétaire aux ancrages humains stables, la terre entière devient peu à peu un<br />

quartier, aux hommes en trajet et à l’organisation instable.<br />

Habiter un lieu stable : l’Etat, une identité, un territoire, des frontières, un<br />

extérieur et un intérieur, une nationalité. Et, philosophiquement : être collé à une<br />

essence (ce qui se nomme authenticité), ajointé à elle, ainsi que Descartes et<br />

Rousseau (paraître ce qu’on est résumait l’idéal moral et anthropologique de<br />

l’auteur de l’Emile) en ont écrit le rêve éveillé. Ce sont ces déterminations<br />

humanisantes là qui volent en éclats du fait du passage de l’homme au statut d’être<br />

de trajet. L’essence philosophique de l’homme (d’Aristote à Descartes et à Kant,<br />

c’est-à-dire tout ce temps long que perdura la grande tradition métaphysique)<br />

correspond dans la philosophie à cette territorialisation historique de l’homme. Dans<br />

la sphère de l’idéal, la philosophie répète l’histoire. Elle y sublime la géographie. Le<br />

31


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

sujet constitué par la philosophie est le territoire métaphysique habité par le « je » :<br />

« je pense donc je suis » 1 , écrit Descartes, le « je pense » doit accompagner toutes<br />

mes représentations, renchérit Kant 2 . Autrement dit : je ne puis être moi qu’enfermé<br />

dans les bornes durables d’un territoire métaphysique baptisé le « je pense ». Le<br />

territoire géographique de l’identité et le territoire métaphysique de l’identité (sous<br />

le nom d’essence) sont entrés en fusion dans le projet définir une identité humaine<br />

stable. Cette fusion entre le territoire et l’essence de l’homme constituait la politique<br />

de la métaphysique cartésienne — tout spécialement, donc, de cette métaphysique<br />

qui se fait passer frauduleusement pour la plus apolitique de toutes, celle de<br />

Descartes. Voici résumée la vraie politique de la métaphysique : « J »’habite un<br />

territoire géographique (un pays, un Etat) et « j »’habite mon essence (le cogito),<br />

l’articulation des deux formant mon « être » réel. Il apparaît que la philosophie,<br />

comme philosophie de l’identité du sujet, et l’habiter, la manière d’habiter, entrent<br />

en confluence sur le modèle de la territorialisation. Jusqu’à notre époque, celle de<br />

la fin de la métaphysique, existaient des territoires sûrs, assurés, métaphysiques<br />

aussi bien que géographiques, où l’on demeurait soi en y habitant. Des millénaires<br />

durant, l’essence de l’homme a été identifiée avec le lieu : la conception du sujet<br />

comme lieu (l’identité métaphysique et personnelle tout autant qu’universelle de<br />

chacun) s’entretressait avec la conception du territoire comme lieu géographique<br />

sédentarisant déterminant l’identité du sujet. Paul Vidal de La Blache — le père de<br />

la géographie française — le présuppose : ce que sont les hommes est inséparable<br />

des contrées qu’ils habitent, de la géométrie, de la terre, des terroirs. 3 Si d’Aristote à<br />

Descartes s’est constituée la fusion de l’homme avec une essence fixe, avec Jules<br />

Michelet arriva la fusion de cette essence avec un territoire historique, puis, dans la<br />

coulée de Michelet, survint sous l’action de Vidal de La Blache la fusion avec un<br />

territoire géographique. L’histoire à la Michelet et la géographie à la Vidal de La<br />

Blache (qui reprend explicitement la posture de Michelet selon laquelle « la France<br />

est une personne » 4 ) accomplissent jusqu’à l’absolu l’ancrage de l’homme et le<br />

verrouillage de son essence métaphysique à un territoire géographique et historique.<br />

Dans les respectifs tableaux de la France composés par Michelet et La Blache<br />

l’architecture occupe une place de choix. La fin, pointée par Nietzsche puis<br />

Heidegger, de la métaphysique (la pensée de l’homme comme étant une essence) et<br />

la fin de la sédentarité (la fin de l’enracinement doublée par le devenir-quartier du<br />

monde) expriment simultanément de la transformation de l’homme en un être de<br />

trajet.<br />

Les projets architecturaux pharaoniques (le Zeppelin porte-charge et son<br />

hangar, le viaduc de Millau, l’usine destinée à construire l’Airbus A3XX et<br />

l’autoroute y conduisant…), magnifiques, risquent, à tort, l’accusation d’être<br />

inhumains. Il convient de nommer inhumaine la seule situation qui rend l’habitation<br />

impossible. Est réduit à l’inhumain l’homme chez qui la possibilité d’habiter le<br />

monde a été définitivement détruite. L’inhumain est à la fois l’inhabitation (ne pas<br />

habiter le monde) et l’inhabitable (ne plus pouvoir habiter le monde). Etre humain :<br />

habiter la vie, habiter le monde, habiter l’espace, habiter le temps – à chaque fois<br />

1 René Descartes, Discours de la Méthode (1637), Paris, Hatier, 1999, page 37.<br />

2 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure (1781), Paris, PUF, « Quadrige », 1993, page 110.<br />

3 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979.<br />

4 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979,<br />

page 7.Voir aussi : Jules Michelet, Tableau de la France (1830), Bruxelles, Editions Complexe, 1997.<br />

32


L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />

habiter en homme. Longtemps l’humain s’est identifié avec l’habitation d’un lieu<br />

stable. Or, ces grands projets, dits pharaoniques, sont marqués par le trajet. Le mot<br />

de « pharaonique », souvent répété pour qualifier ces initiatives, véhicule une<br />

certaine ambiguïté : l’architecture pharaonique était une architecture d’immobilité,<br />

d’enracinement, de stabilisation, alors que les gigantesques projets contemporains<br />

sont ceux d’une architecture du trajet. Ces grands projets contemporains sont liés à<br />

un changement anthropologique : du lieu au trajet, quand le défi lancé à<br />

l’architecture est celui de rendre le trajet habitable. De ce fait, ces projets ne sont<br />

pas inhumains, ils entrent dans l’analyse du déshumain 1 .<br />

Déshumain n’est pas pour autant (au contraire de l’inhumain) sans avenir<br />

humain. L’homme-trajet, arraché au lieu : sans cesse se déterritorialisant. La penséetrajet,<br />

arrachée à la métaphysique : sans cesse elle aussi se déterritorialisant. L’enjeu<br />

de l’architecture : profiter de la défaite (au sens de dé-faire) de l’humain impliquée<br />

par ce passage du lieu au trajet, de l’essence de l’homme territorialisé à son essence<br />

déterritorialisée, pour créer au-delà du déshumain les conditions d’une possible réhumanisation.<br />

L’architecture en effet n’est aucunement neutre, ou indifférente, par<br />

rapport à ce qu’est l’homme : l’architecture fait partie des dispositifs qui modifient<br />

l’homme (selon un rapport réciproque dynamique entre l’homme et la technique<br />

indiqué naguère par André Leroi-Gourhan). Des genres différents d’architectures<br />

produisent des types anthropologiques différents. Passer du déshumanisé au<br />

réhumanisé se fiche sur la question de l’habiter, impliquant ipso facto l’avenir de<br />

l’architecture. L’homme à la fois déterritorialisé et réhumanisé par l’architecture<br />

sera très différent de l’homme territorialisé (par la métaphysique et l’architecture,<br />

continuées au XIXe siècle par l’histoire et la géographie) que le passé a produit. La<br />

réhumanisation de l’homme, par-delà la crise contemporaine de sa déshumanisation,<br />

est le mouvement culturel appelé à rendre habitable le trajet.<br />

Comme question du bâtir, la question de l’architecture recouvre celle de<br />

l’humain : rendre la vie humaine possible en tant que vie humaine (et non pas en<br />

tant que simple survie, que vie animale, que vie robotisée, que vie<br />

unidimensionnalisée). Bien souvent (songeons aux banlieues des contemporaines<br />

mégapoles) cette vie est rendue impossible. Ou plutôt, pour reprendre une formule<br />

sartrienne : elle est un possible impossible. Autrement dit – dans la mesure où l’on<br />

accorde crédit à la conception d’Aristote selon laquelle l’homme est avant tout<br />

« l’animal politique » — la question de l’architecture se présente comme l’une des<br />

guises de la question politique. L’architecture figure l’une des conditions qui,<br />

rendant possible, sous la forme de l’habiter, la vie humaine, possibilise par ce<br />

truchement l’existence politique (la réalisation de l’homme comme « animal<br />

politique »). Sans architecture, pas de politique, à cause de l’absence de vie humaine<br />

développée sur le mode de l’habiter. Au point où nous en sommes arrivés, l’histoire<br />

nous impose d’inventer un habiter inédit, correspondant à l’homme-trajet, un habiter<br />

déterritorialisé. Formulons le défi : dans la mesure où le mouvement de<br />

dépolitisation observé actuellement est une des suites du passage de l’homme<br />

comme être territorialisé, ce qui fondait depuis les Grecs la politique et donnait son<br />

socle à l’exercice de la politicité, à l’homme comme être déterritorialisé, qui a<br />

dévissé de la prise politique, il s’agit d’instituer les formes culturelles qui<br />

permettront à l’homme-trajet d’exprimer sa politicité au même titre que l’homme-<br />

1 Robert Redeker, Le Déshumain, Itinéraires, Saint-Orens de Gameville, 2001.<br />

33


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

lieu en a eu la capacité. L’humain sera retrouvé, un cosmos reconstitué, dès lors que<br />

cette politicité sera redevenue effective. L’architecture contient une réponse à la<br />

dépolitisation actuelle à partir du moment où elle comprend que son enjeu est de<br />

créer les conditions du pouvoir habiter pour l’homme devenu trajet.<br />

* * *<br />

L’architecture rencontre des enjeux inédits pour elle, qui prennent<br />

l’apparence de l’inverse de ce qu’elle fut jusqu’ici. Elle est appelée à être un art du<br />

nomadisme et de la déterritorialisation, alors que depuis ses origines elle était l’art<br />

de la sédentarité et de l’enracinement. Comment habiter le trajet, la trajectoire, la<br />

forme nouvelle prise par l’homme ? Quelle jeunesse à venir pour le plus ancien de<br />

tous les arts ? La situation anthropologique contemporaine est celle, puisqu’aucun<br />

cosmos n’a encore été maçonné autour de l’homme-trajet qu’elle a fait surgir, non<br />

de l’inhumain, mais d’une oscillation entre le déshumain, l’humain défait, détressé,<br />

l’humain en charpie, et le néghumain, l’humain nié, producteur d’une atrophisation<br />

de la vie quotidienne. La pensée elle-même, les préoccupations de chacun sont<br />

devenues mondiales, sont devenues de la pensée en trajet, même quand le sujet qui<br />

pense ainsi habite un lieu, un endroit géographique déterminé, et qu’aucunement il<br />

ne quitte. Les grands projets, « pharaoniques », comme le viaduc de Millau,<br />

témoignent certes que l’architecture accompagne cette déterritorialisation – mais,<br />

tant que l’architecture n’entre pas en connection avec un mouvement culturel,<br />

philosophique et politique capable de libérer les possibilités réhumanisantes<br />

germinalement enfermées en elle, elle demeure condamnée à construire ou à édifier<br />

sans pouvoir bâtir. Construire se situe encore du côté de l’homme décosmique,<br />

tandis que bâtir, la véritable affaire de l’architecture, se situera du côté de l’homme<br />

néocosmique, habitant avec le plus de bonheur dont il est capable, la<br />

déterritorialisation.<br />

Robert REDEKER<br />

Philosophe<br />

34


BERLIN, LA VILLE RÉELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE,<br />

DANS LE ROMAN DE GÜNTER GRASS, Toute une histoire<br />

(1995)<br />

Lorsqu’il écrit Ein weites Feld/Toute une histoire 1 , dans les années qui<br />

suivirent la chute du mur, c’est-à-dire dans les années 1993-95, Günter Grass ne<br />

vise pas précisément à produire une œuvre de circonstance. Son ambition avouée,<br />

c’est d’une part d’écrire un roman sur Theodor Fontane, le grand auteur réaliste du<br />

XIX e siècle d’origine huguenote, et d’autre part un roman sur Berlin 2 , un roman de<br />

la grande ville (Großstadtroman), dans le sillage en quelque sorte de son<br />

« maître » 3 , comme il l’appelle, Alfred Döblin, auteur de Berlin Alexanderplatz,<br />

roman qui figure en bonne place sur les rayonnages de la bibliothèque de Fonty, le<br />

héros grassien. Cependant c’est la polémique acerbe que Grass distille tout au long<br />

des 781 pages du roman contre l’annexion, l’« Anschluss » de l’ex-RDA, qui a<br />

polarisé tous les feux de la critique institutionnelle ouest-allemande, dépitée que son<br />

romancier populaire et reconnu, futur prix Nobel, n’ait pas livré « le » grand roman<br />

sur la réunification, du moins celui qu’elle attendait ; car Toute une histoire est bien<br />

entendu aussi un roman sur la réunification de l’Allemagne, à partir du lieu<br />

emblématique de la division, Berlin et son mur, mais un roman qui prend le contrepied<br />

de l’historiographie dominante, qui épouse non le point de vue des<br />

« vainqueurs » comme dit Grass, mais celui des vaincus, des gens de l’Est, la<br />

volonté de l’auteur étant de prendre l’histoire « à rebrousse-poil » selon l’expression<br />

de Walter Benjamin 4 .<br />

Le roman est construit à la façon de Bouvard et Pécuchet autour des<br />

déambulations pour l’essentiel berlinoises d’un couple gémellaire qui, par sa<br />

disproportion, rappelle aussi Don Quichotte et Sancho Pança : le grand maigre,<br />

employé dans la Maison des ministères de Berlin-Est, et le petit rondelet, officier de<br />

1 Günter Grass, Ein weites Feld, Göttingen, Steidl, 1995 ; Toute une histoire, trad. Claude Porcell et<br />

Bernard Lortholary, Paris, Seuil, 1997.<br />

2 Cf. Oskar Negt, Der Fall Fonty : ‘Ein weites Feld’von Günter Grass im Spiegel der Kritik, Göttingen,<br />

Steidl, 1996, p. 450.<br />

3<br />

Cf. son essai Über meinen Lehrer Döblin (1967), in Günter Grass, Aufsätze zur Literatur,<br />

Darmstadt/Neuwied, Luchterhand, 1980, pp. 67-91.<br />

4 « [...] die Geschichte gegen den Strich bürsten » : Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, in<br />

Gesammelte Schriften, I. 2, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1974, p. 697.<br />

35


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

la Stasi, la police politique est-allemande ; les deux septuagénaires sont des<br />

répliques littéraires, l’un de Theodor Fontane, l’autre du personnage fictif de<br />

l’éternel espion imaginé par un auteur de l’ex-RDA, Hans Joachim Schädlich 1 . La<br />

réunification est appréhendée par les deux hommes sur le mode marxien de la<br />

répétition comique, le processus de réunification de 1989-90 reproduisant celui de<br />

l’unification allemande de 1870 avec des acteurs semblables, Bismarck alias Kohl,<br />

les bourgeois profiteurs et le peuple des perdants. De la même façon les deux héros<br />

n’existent qu’au second degré, comme les répliques caricaturales d’un personnage<br />

réel, Fontane, qui se voit fictionnalisé, et d’un personnage de fiction, Tallhover,<br />

présenté comme un personnage réel dont le créateur, Schädlich, devient le<br />

biographe. Günter Grass brouille à l’envi les pistes de la fiction. L’auteur inscrit<br />

d’emblée, de manière programmatique, grâce à son titre palimpseste – ‘ein weites<br />

Feld’ est une formule toute faite employée comme leitmotiv par un héros de<br />

Fontane –, l’espace berlinois dans le « champ » littéraire – ‘ein weites Feld’<br />

signifiant littéralement ‘un vaste champ’. La ville géographique est surdéterminée,<br />

investie par la mémoire historique et littéraire. Les espaces urbains deviennent en<br />

partie imaginaires et se métaphorisent.<br />

L’auteur crée un espace romanesque hautement symbolique en jouant sur<br />

les propriétés topologiques de l’espace urbain, structuré autour d’oppositions telles<br />

que public et privé, centre et périphérie, haut et bas, vertical et horizontal, ouvert et<br />

clos, fixe et mobile. Pour analyser le traitement de la ville dans ce roman de Grass et<br />

sa portée symbolique, je recourrai aux grilles de lecture que propose Henri<br />

Lefebvre, pour lequel, en quelque sorte, – pour paraphraser Lacan – la ville est<br />

structurée comme un langage. « L’espace est conçu comme un discours, composé<br />

d’unités de signification, comme une écriture déterminée par un usage social » 2 . La<br />

ville est comme un texte matérialisé, une « texture » d’espaces signifiants, parfois<br />

« sur-signifiants » 3 . Les espaces sont connotés, forment une sémiotique visuelle.<br />

Lefebvre emprunte et détourne la définition greimassienne de l’isotopie comme<br />

« ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture<br />

uniforme du récit » 4 . Je dirai donc que la topographie romanesque de Toute une<br />

histoire se constitue d’isotopies, c’est-à-dire d’espaces ayant des fonctions ou des<br />

structures analogues, tels les monuments commémoratifs et funéraires (la colonne<br />

de la victoire, la porte de Brandebourg, les cimetières, les statues), et les bâtiments<br />

officiels (la Maison des ministères et l’immeuble de la Stasi) ; puis d’hétérotopies,<br />

1 Hans-Joachim Schädlich, Tallhover. Roman, Reinbek, Rowohlt, 1986.<br />

2 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, p. 183.<br />

3 Ibid., p. 186. Youri Lotman propose également un modèle éclairant de sémiotique de la ville à partir de<br />

l’exemple de la structure topologique de St Petersbourg, ville de contrastes culturels et sémiotiques : « La<br />

ville est un mécanisme sémiotique complexe, un générateur de culture, mais elle ne remplit cette fonction<br />

que dans la mesure où elle est un creuset de textes et de codes divers et hétérogènes, appartenant à toutes<br />

sortes de langages et de niveaux. Le polyglottisme sémiotique essentiel de chaque ville est ce qui rend<br />

cette dernière si productive du point de vue des collisions sémiotiques. La ville, lieu où différents codes et<br />

textes nationaux, sociaux et stylistiques sont confrontés les uns aux autres, est un lieu d’hybridation, de<br />

recodages, de traductions sémiotiques, tout ce qui en fait un générateur puissant de nouvelle information.<br />

Ces confrontations se produisent de façon diachronique aussi bien que synchronique : les ensembles<br />

architecturaux, les rituels et cérémonies, le plan même de la ville, les noms de ses rues et les milliers de<br />

reliques des époques révolues y agissent en temps que programmes codés qui renouvellent constamment<br />

les textes du passé. » (Youri Lotman, La sémiosphère, 1966, trad. Anka Ledenko, Limoges, PULIM,<br />

1999, pp. 131 sq.)<br />

4 Henri Lefebvre, Espace et politique, Paris, Anthropos, 2000, p. 79.<br />

36


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

c’est-à-dire d’espaces contrastants : les parcs et jardins de l’Est et de l’Ouest (le<br />

Volkspark de Friedrichshain et le Tierpark) ; et enfin de lieux excentrés qui sont<br />

aussi des « utopies » (lieux de l’ailleurs, espaces occupés par le symbolique et<br />

l’imaginaire), le parc d’attraction de Treptow avec sa grande roue importée, le pont<br />

de Glienicke qui renvoient l’un et l’autre à des lieux « réels », mais aussi et surtout à<br />

des lieux imaginaires recréés ou transformés par le cinéma. Les autres non-lieux de<br />

l’ailleurs ou du temps suspendu sont inscrits dans la verticalité ascendante et dans la<br />

verticalité inverse, souterraine, de la cave et du grenier de la Treuhand, de la<br />

colonne de la victoire et de la tour de télévision.<br />

Dans mon analyse, je croiserai cette opposition ternaire avec d’autres<br />

triplicités conceptuelles telles que les affectionne Lefebvre : l’opposition entre le<br />

privé, le public et les médiations (les lieux de passages) ; l’opposition entre le soussol,<br />

le sol horizontal et le sur-sol ; enfin et surtout les catégories de l’anaphore, de la<br />

métonymie et de la métaphore qui recoupent les oppositions syntagmatique vs<br />

paradigmatique, diachronie vs synchronie. La topographie urbaine du roman est<br />

largement référentielle, mais hétérogène. Elle obéit à une triple logique. Relève de la<br />

logique d’anaphorisation ce qui dans la ville présente renvoie au passé, les lieux de<br />

mémoire qui portent la trace vivante de l’histoire, la juxtaposition du passé et du<br />

présent 1 . Relèvent de la métonymie les lieux majeurs de l’espace et de l’intrigue<br />

romanesque, lieux publics, privés et de passage, lieux hautement signifiants, qui<br />

structurent le récit et lui confèrent une portée symbolique. Enfin la coexistence de<br />

lieux contemporains, mais éloignés dans l’espace réel relèvent de la<br />

métaphorisation. Plusieurs lieux sont représentés simultanément en un même<br />

espace, rapprochés ou superposés. L’auteur fait surgir en un lieu un autre lieu<br />

secondaire 2 .<br />

Rappelant la méthode antique des loci, l’errance du héros à travers la ville<br />

sous-tend le processus d’anamnèse historique et biographique. L’auteur convoque<br />

quelques-uns des lieux-phares de Berlin, comme autant de topoï qu’il détourne et<br />

resémantise conformément à sa propre lecture de l’histoire allemande et à la<br />

géographie mentale du héros. Le roman livre ainsi une « historiotopographie » 3<br />

centrée sur les lieux privilégiés de la mémoire collective et sur les lieux symboliques<br />

de tout paysage urbain que le contexte berlinois a chargés de connotations<br />

singulières : murs et tours, matérialisation colossale des fantasmes d’immunité et de<br />

puissance, et les symboles d’ouverture et de passage que sont les portes, les ponts,<br />

les places ou encore les gares. A la surimpression diachronique de ces lieux<br />

symboliques le récit adjoint une coprésence synchronique des lieux de la mémoire<br />

1 Cf. Youri Lotman, op. cit., p. 132 : « La ville est un mécanisme qui recrée son passé en permanence ;<br />

celui-ci peut alors être synchroniquement juxtaposé au présent. »<br />

2 Je renvoie en outre, du point de vue méthodologique, au projet d’étude géocritique des textes littéraires,<br />

dont Bertrand Westphal, Professeur à l’Université de Limoges, est l’initiateur, et qui s’intéresse<br />

notamment aux implications de la géographie dans l’espace littéraire et à l’interaction entre temporalité et<br />

spatialité : « La ville, qui, au XX e siècle est indéniablement l’espace humain par antonomase, est un<br />

compossible de mondes que définit leur continuité. La ville, comme tout espace humain, qu’elle subsume,<br />

est virtuellement cet archipel ensemble un et pluriel. La géocritique devra sonder les strates qui la fondent<br />

et l’arriment à l’Histoire, lui confèrent son histoire ; il lui faudra aussi, en coupe synchronique, l’aborder<br />

dans sa non-simultanéité » : « Pour une approche géocritique des textes », in Bertrand Westphal (dir.), La<br />

géocritique. Mode d’emploi, Limoges, PULIM, 2000, pp. 27 sq.<br />

3 Cf. Michael Ewert, « Spaziergänge durch die deutsche Geschichte. Ein weites Feld von Günter Grass »,<br />

in Sprache im technischen Zeitalter, 37, 1999, pp. 402-417.<br />

37


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

personnelle du héros en interpolant dans la métropole de la Spree d’autres lieux, tels<br />

que Vienne ou les paysages lacustres du Sud-Est de la France. Cette transposition<br />

fantasmatique qui concerne les loci amoeni de l’enfance et de l’âge adulte, parcs<br />

paysagers ou de loisirs, n’a pas moins de valeur heuristique (i.e. politique) que la<br />

cristallisation historique des lieux de la mémoire collective.<br />

LES LIEUX DE LA MEMOIRE<br />

L’errance du héros dans le Berlin sinon entièrement réunifié, du moins<br />

qui n’est plus divisé 1 déclenche le processus d’anamnèse historique et littéraire. La<br />

descente en soi, la catabase du héros, l’entraîne du centre géographique du roman,<br />

« Berlin Mitte », vers la périphérie de la ville (les cimetières, le pont de Glienicke, le<br />

château de Potsdam) et de l’Allemagne (Francfort sur l’Oder, les îles de la mer<br />

baltique) et vers les marges de sa propre histoire et de celle de son inspirateur<br />

Fontane : la France cévenole et la marche de Brandebourg. C’est un retour en arrière<br />

et un retour au pays. La relation à l’espace est non monochrone, les promenades<br />

dans Berlin donnent lieu à des excursions diachroniques de Fonty, qui évolue<br />

simultanément dans deux ou plusieurs strates temporelles. Fonty, lui-même un<br />

personnage anachronique, entreprend des voyages mentaux à travers le temps.<br />

L’espace urbain résulte d’une sédimentation. Dans Berlin, comme dans<br />

toutes les grandes capitales européennes, les espaces sont surchargés, surconnotés,<br />

singulièrement l’espace monumental. La Porte de Brandebourg en est un exemple<br />

en raison de la superposition d’événements historiques. L’espace historique est<br />

élevé au carré, voire au cube ou au quadruple. Le roman s’ouvre sur la chute du mur<br />

de Berlin, réduplication du mur de démarcation de six mètres que fit élever le Roisergent<br />

pour servir de barrière douanière et empêcher ses soldats de fuir, percé de<br />

quatorze portes dont celle de Brandebourg – la seule restante. Le libéralisme<br />

triomphant de 1866 et de 1989 abat les espaces clos, emmurés, les barrières<br />

douanières et les murs de démarcation (ceux de 1735 et de 1961), ces épiphanies de<br />

l’Etat prussien ou socialiste 2 .<br />

Le philosophe allemand Peter Sloterdijk consacre un chapitre du<br />

deuxième volume de sa somme philosophique Sphères à l’image ambivalente de la<br />

ville dont l’architecture monumentale est autant symbole de protection qu’une<br />

épiphanie de la puissance et de l’oppression 3 . Grass dit du mur : « Il était massif,<br />

construit comme pour l’éternité » 4 . Les différentes appellations dans le langage des<br />

Allemands de l’Est – « la frontière pacifique », « le rempart protecteur<br />

antifasciste » 5 – de ce qui aux yeux de l’Occident était le mur de la honte témoigne<br />

de ce « fantasme d’immunité murale » 6 et de la mentalité obsidionale du régime.<br />

La porte de Brandebourg condamnée pendant trente ans est devenue en<br />

1989 le centre de la réunification allemande. Mais avant d’être le symbole de la<br />

division, puis de la réunification de l’Allemagne, cette porte de ville construite en<br />

1 « […] über der nunmehr ungeteilten Stadt » : Günter Grass, Ein weites Feld, München, Deutscher<br />

Taschenbuch Verlag, 1997, p. 12.<br />

2 Le mur de démarcation douanière de 1735 sera démoli en 1867/68, comme suite à la fondation, en 1866,<br />

de la Fédération de l’Allemagne du Nord avec Berlin comme capitale.<br />

3 Peter Sloterdijk, Sphären II. Globen, Frankfurt, Suhrkamp, 1999, chap. 3 : « Archen, Stadtmauern,<br />

Weltgrenzen, Immunsysteme. Zur Ontologie des ummauerten Raums ».<br />

4 Toute une histoire, op. cit., p. 19.<br />

5 Toute une histoire, op. cit., p. 28.<br />

6 «… murale Immunitätsphantasmen » : Peter Sloterdijk, op. cit., p. 276.<br />

38


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

1788-91, qui deviendra arc de triomphe en 1814 à l’issue des guerres de libération,<br />

fut celui du militarisme prussien. Après la triple victoire de la Prusse sur le<br />

Danemark, l’Autriche et la France, prélude à l’unité allemande, les troupes<br />

prussiennes franchirent la grande porte ; en 1933, les nazis y défilent martialement<br />

aux flambeaux. L’édifice fut surmonté dès 1793 d’un quadrige dont Grass dit dans<br />

un raccourci énigmatique qu’il fut « en route tantôt vers l’Est, tantôt vers l’Ouest » 1 .<br />

A l’entrée de la ville, dans le prolongement de l’allée Unter den Linden, le quadrige<br />

se dirige logiquement vers l’Est. Mais la temporalité multiple prend le pas sur la<br />

spatialité. Le 27 octobre 1806, après la victoire d’Iéna, Napoléon défile<br />

triomphalement sous la porte de Brandebourg. Le quadrige est démonté et transporté<br />

à Paris par la voie maritime. Après la défaite de Napoléon à la bataille des Nations<br />

de Leipzig, la roue de l’Histoire tourne et la « lady » est ramenée à Berlin cette foisci<br />

par voie terrestre, tirée par 52 chevaux. Après la seconde guerre mondiale, le<br />

quadrige endommagé par les bombardements fait à nouveau le chemin de Berlin-Est<br />

vers Berlin-Ouest pour y être restauré, avant d’être réinstallé en 1958.<br />

Les souvenirs historiques affleurent à la conscience du héros au gré des<br />

promenades dans l’espace urbain et sont souvent couplés à un mouvement haut-bas.<br />

Le couple de héros remonte ensuite la Paradestraße jusqu’à la colonne de la<br />

victoire, cet autre emblème de Berlin édifié en 1873 afin de célébrer les guerres<br />

pour l’unité allemande, et dont l’ange triomphal culmine à soixante-six mètres –<br />

« cette curiosité berlinoise qui a surmonté de toute sa hauteur deux guerres<br />

mondiales », comme la décrit l’auteur 2 . La verticalité inverse est souvent le<br />

déclencheur topologique du souvenir, le passage souterrain sous la Grande Etoile<br />

active la mémoire comme la descente dans les caves de la Maison des ministères :<br />

« après avoir emprunté un tunnel construit exprès pour les piétons », Fonty puise<br />

« dans ses souvenirs remontant jusqu’à la victoire de Sedan, voire encore plus loin<br />

dans l’escalier de l’Histoire » 3 .<br />

Ces allées martiales que parcourent les deux vieillards sont flanquées du<br />

célèbre jardin du Tiergarten qui fonctionne comme leur hétérotopie et qui n’en est<br />

pas moins sous le regard du narrateur un espace historique, un lieu-témoin autant du<br />

passé de Berlin, de sa création par le paysagiste Peter Josef Lenné jusqu’à la<br />

seconde guerre mondiale 4 , que de l’histoire vivante de la jeune Allemagne réunifiée<br />

avec ses problèmes majeurs, l’intégration des Turcs et la violence xénophobe.<br />

Aux lieux verticaux commémoratifs de victoires militaires auxquels<br />

s’ajoute la monumentale statue équestre de Frédéric II dans l’avenue Unter den<br />

Linden, Grass oppose le havre de paix qu’est le parc du Tiergarten, rappel mémoriel<br />

de l’espace absolu, naturel, mais aussi espace intentionnel, composé et cultivé dans<br />

tous les sens du terme parce que ses allées sont aussi bordées des effigies de grands<br />

hommes, et notamment des poètes de Lessing à Goethe, et que sur l’un de ses plans<br />

d’eau se trouve une île qui porte le nom de Rousseau. Fonty est un habitué de ce<br />

parc qui garde la mémoire de la littérature et de la philosophie des Lumières de<br />

même qu’il fréquente assidûment ces autres lieux horizontaux du souvenir que sont<br />

1 « Noch stand auf dem beliebten Briefmarkenmotiv als Krönung die mal nach Osten, mal nach Westen<br />

reitende Quadriga. » : Ein weites Feld, op. cit., p. 62.<br />

2 Toute une histoire, op. cit., p. 21.<br />

3 Ibid.<br />

4 Les bombes ont totalement déboisé le Tiergarten qui, réduit à un « champ de bataille », « n’était plus<br />

qu’une réserve de bois de chauffage » que les femmes rapportaient dans des carrioles (ibid., pp. 102 et<br />

176).<br />

39


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

les cimetières pour se recueillir sur la tombe d’auteurs illustres tels que Fontane,<br />

Hauptmann ou Kleist.<br />

Ces espaces contrastants sont en même temps des lieux symboliques<br />

représentatifs des deux visages de la Prusse et de Berlin, de la culture de la<br />

tolérance 1 et de celle de l’exclusion : la capitale fridéricienne conquérante et<br />

nationaliste, hantée par de jeunes néo-nazis nostalgiques et la capitale du<br />

Brandebourg, terre d’asile qui jadis a accueilli et intégré les « colons » huguenots –<br />

dont Lenné est un descendant – et qui aujourd’hui abrite une importante minorité<br />

turque ; au cours de ses fréquentes promenades solitaires dans le parc, Fonty croise<br />

régulièrement des familles ou des enfants turcs et s’exclame : « Les nouveaux<br />

huguenots sont les Turcs ! Ils vont mettre de l’ordre ici, appliquer leur système » 2 .<br />

LES ESPACES PRIVES-PUBLICS<br />

Le roman confronte d’autres espaces urbains à charge symbolique qui<br />

touchent plus directement à la biographie du héros car il s’agit de ses lieux de travail<br />

et de vie : lieux privés, lieu public, lieu de médiation. Outre son logement dans le<br />

quartier de Prenzlauer Berg, les véritables épicentres de l’intrigue romanesque sont<br />

d’une part l’immeuble de la Treuhand au centre de la partie orientale de la ville,<br />

anciennement Ministère de l’aviation de Goering et Maison des ministères du<br />

gouvernement est-allemand – Grass avait d’abord intitulé son roman Treuhand –,<br />

qui a comme lieu de pouvoir isotopique un autre bâtiment politico-administratif,<br />

l’immeuble qui abritait le police politique, la Stasi, dans la Normannenstraße ;<br />

d’autre part l’espace antagoniste, hétérotopique que constitue à nouveau le parc du<br />

Tiergarten au cœur de Berlin-Ouest à côté d’un autre lieu homologue également<br />

fréquenté par Fonty, le parc de Friedrichshain à Berlin-Est, situé à proximité de son<br />

lieu d’habitation. Ces deux centres névralgiques de l’action romanesque sont autant<br />

les témoins de l’histoire allemande que ceux de l’histoire personnelle de Theo<br />

Wuttke, alias Fonty, puisque c’est là qu’il a fait la connaissance et fréquenté sa<br />

future épouse, Emilie.<br />

D’origine est-allemande comme le héros, le narrateur – il s’agit en vérité<br />

d’un narrateur collectif –, privilégie la partie orientale de la ville, hormis le<br />

Tiergarten, lieu refuge dans sa partie occidentale. Il dépeint avec une nostalgie ou<br />

« ostalgie » non dissimulée, selon le mot-valise désormais courant en allemand, le<br />

quartier des artistes du Prenzlauer Berg, niche culturelle des intellectuels de RDA, à<br />

l’architecture typiquement berlinoise avec ses casernes locatives, ses grands<br />

porches, ses successions d’arrière-cours et ses murs pare-feu qu’ont immortalisé les<br />

dessins de Käthe Kollwitz (qui a donné son nom à la rue où demeure Fonty) et de<br />

Heinrich Zille. C’est aussi le quartier qui abrite le restaurant dans lequel a lieu le<br />

repas de mariage de la fille du héros, établissement fréquenté par Grass et les<br />

écrivains est-allemands après la réunification.<br />

Le lieu d’exercice de Fonty tranche avec ces espaces de convivialité par<br />

son architecture massive et inhumaine :<br />

« Les voici de nouveau, plantés devant le portail qui fait d’eux des<br />

Lillliputiens. Il n’est pas le produit du hasard : l’architecte n’a fait que se<br />

plier à la volonté d’un maître d’ouvrage à qui l’enflure pompeuse servait<br />

1 La célèbre sentence de Frédéric II sur la tolérance religieuse est rappelée dans le roman : « Jeder muss<br />

nach seiner Fasson… [selig werden] » (Ein weites Feld, op. cit., p. 268).<br />

2 Toute une histoire, op. cit., p. 107.<br />

40


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

d’uniforme. […] Dès lors, quiconque prenait son courage à deux mains,<br />

puis son élan, pour gravir résolument ou timidement les marches, se<br />

trouvait raccourci par une architecture ratatinant, avant même qu’ils<br />

entrent, tous les gens auxquels elle concédait bureaux et salles de réunion à<br />

l’abri de ses façades de meulière aux joints étroits. On ne pouvait<br />

approcher sans se sentir écrasé, qu’on travaillât dans l’un de ces ministères,<br />

avec n’importe quel rang, ou que l’on arrivât en visiteur. Même les<br />

secrétaires d’Etat descendant d’une voiture de fonction […] ne pouvaient<br />

échapper à cette miniaturisation instantanée et à un sentiment<br />

d’oppression. » 1<br />

Le Ministère de l’Aviation de Hermann Goering au cœur de Berlin, devenue la<br />

Maison des ministères du régime est-allemand puis transformé en siège de la<br />

Treuhand, est une représentation allégorique du pouvoir et de l’arrogance politique<br />

dans l’histoire contemporaine. Cet édifice à l’architecture monumentale<br />

(« colossale » 2 ) ainsi que l’immeuble de la Stasi sont de véritables « forteresses »<br />

urbaines 3 , des machines bureaucratiques à broyer les êtres, et singulièrement cette<br />

société fiduciaire qui cinq années durant a conduit à marche forcée la privatisation<br />

et la liquidation de l’économie est-allemande. L’auteur compare cet immeuble de<br />

dix étages à une montagne : « Depuis que la Maison des ministères était conçue<br />

comme un massif d’escalade en haute montagne, on parlait souvent de cordées [le<br />

terme de Seilschaften désigne également au sens figuré des ‘cliques’, F.G.]<br />

anciennes et nouvelles » 4 .<br />

Henri Lefebvre oppose « la transcendance du divin, du savoir et du<br />

pouvoir » qu’exprime les hauteurs à la vie privée qui « s’installe dans l’horizontal,<br />

au ras du sol » 5 et je dirais aussi, dans le cas de Fonty, au fil de l’eau sur le lac du<br />

Tiergarten. Le parc du Tiergarten est tour à tour lieu de passage et de repos, voire<br />

de liesse collective à l’occasion de la fête de l’unité allemande, et lieu privé de<br />

retraite familiale ou de solitude pour Fonty, où il va trouver refuge et s’évade par la<br />

pensée. Le jardin est déjà un lieu commun, un topique de la littérature sentimentale,<br />

celui du locus amoenus ; le jardin d’acclimatation de Berlin est lui-même un lieu<br />

déjà littérarisé par Fontane qui le fréquentait et le décrit dans ses poèmes 6 , il sert en<br />

outre de cadre à plusieurs de ses romans 7 . Le lac du Tiergarten est aussi un motif au<br />

second degré qui joue un rôle prépondérant chez le grand romancier, modèle de<br />

Fonty. Lieu de mystère pour Fontane, le lac est le lieu-miroir par excellence,<br />

métaphore de l’âme chez les piétistes, miroir des tourments amoureux chez Goethe,<br />

il devient le berceau de l’idylle sentimentale de Fonty dans le Sud-Est de la France.<br />

Il existe un parallèle, voire une symétrie entre les trois lieux de vie de<br />

Fonty à Berlin, dont on peut décrypter, outre le symbolisme, le jeu de<br />

correspondances et de redondances. Comme l’exprime Lefebvre :<br />

« Descriptivement, le ‘privé’ comprend, bien distincts, une entrée, un seuil, un lieu<br />

1 Ibid., p. 58.<br />

2 Ibid., p. 59.<br />

3 Ein weites Feld, op. cit., pp. 77 et 137.<br />

4 Toute une histoire, op. cit., p. 72.<br />

5 Henri Lefebvre, La production de l’espace, op. cit., p. 180.<br />

6 Cf. « Meine Reiselust » et « Lebenswege », in Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser,<br />

1964, t. 6, pp. 330 et 342-43.<br />

7 Irrungen Wirrungen (1887), Die Poggenpuhls (1896).<br />

41


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

d’accueil et un lieu de vie familiale, puis des lieux retirés, des chambres » 1 . Lors de<br />

sa crise d’hypocondrie, Fonty vit comme « un ermite » prostré dans son lit 2 . Le lieu<br />

de médiation qu’est le Tiergarten comporte de la même manière les allées (lieux de<br />

passage), le lac, les jardins et les pelouses investis par le public (lieux de vie) et les<br />

lieux retirés, « privatisés » que sont pour Fonty « son » banc face à l’île Rousseau et<br />

la barque où il s’isole et médite. Cela est vrai aussi de la Maison des ministères qui<br />

comprend un hall d’entrée, un centre névralgique et hautement signifiant qu’est le<br />

paternoster, sorte de noria qui tourne inlassablement sur elle-même et symbolise la<br />

roue de la Fortune et la palingénésie de l’histoire, puis les lieux de retrait : ce sont<br />

tour à tour la cave ou le grenier, et surtout le divan qui s’y trouve, transféré ensuite<br />

dans le bureau toujours fleuri de Fonty qui est à la froideur de cet immeuble ce que<br />

le « poumon vert » du Tiergarten est à la ville de Berlin. Le divan de Fonty, lieu du<br />

souvenir refoulé, de la mémoire personnelle 3 , remplit une fonction analogue à celle<br />

du banc, de la barque et du tapis turc de sa chambre.<br />

LES LIEUX DE L’AILLEURS ET LA « FILLE DE L’AIR »<br />

Ces espaces privés-publics berlinois – le tapis, la barque, le lac – entrent<br />

en résonance avec des lieux tiers, des lieux de l’ailleurs, de l’utopie. Comme l’écrit<br />

Henri Lefebvre, la verticalité, c’est-à-dire la hauteur « dressée en n’importe quel<br />

point dans le plan horizontal, peut devenir la dimension de l’ailleurs, le lieu de<br />

l’absence-présence : du divin, de la puissance, du mi-fictif mi-réel, de la pensée<br />

sublime. De même, la profondeur souterraine, la verticalité inverse » 4 . Fonty est<br />

entraîné vers ces espaces utopiques par un personnage lui-même surgi de l’ailleurs,<br />

Madeleine, dont Jean Mondot évoque avec juste raison « l’émergence tardive et<br />

improbable » 5 . Madeleine, qui se prénomme en réalité Nathalie, vient à Berlin à la<br />

recherche de son grand-père Fonty, qui a eu sous l’occupation une liaison avec une<br />

certaine Madeleine Blondin 6 . Si Nathalie Aubron se fait appeler Madeleine, c’est en<br />

mémoire de sa grand-mère, dont elle est en quelque sorte le double et la survivante,<br />

acquérant par là une même forme d’immortalité que Fonty et Hoftaller ; c’est aussi<br />

en souvenir de Magdelene (Lene) Nimptsch, l’une des héroïnes préférées de<br />

Fontane. Les nombreux hétéronymes de Nathalie/Madeleine : Lene, Marlen,<br />

Marlene, Lili Marlen, Marianne, « la petite », « Mademoiselle Aubron », font d’elle<br />

plus une projection fantasmatique qu’un être réel. Elle incarne à la fois l’Europe<br />

combattante (Lili Marlen) et la France vigilante (Marianne) qui sauve une naufragée<br />

(l’Allemagne) de la noyade à l’heure de la réunification 7 . Madeleine, c’est aussi la<br />

1 Henri Lefebvre, op. cit., p. 181.<br />

2 Ein weites Feld, op. cit., p. 237.<br />

3 Il bourre son divan de lettres d’amour adultérines déchiquetées pour les faire disparaître. A la dimension<br />

psychanalytique s’ajoute dans ce passage la référence intertextuelle implicite au Divan orientaloccidental<br />

de Goethe dont Grass plagie le titre ainsi que celui d’un écrit sur Shakespeare : « westöstliche<br />

Korrespondenz », « Dresden und kein Ende », ibid., p. 104.<br />

4 Henri Lefebvre, Espace et politique : le droit à la ville II, Paris, Anthropos 20002, p. 55.<br />

5 Jean Mondot, « L’unification allemande au miroir de Günter Grass dans Ein weites Feld », in Allemagne<br />

d’aujourd’hui, Paris, ACAA, 1999, p. 133.<br />

6 Au chapitre 21 de Irrungen Wirrungen, Fontane mentionne le nom de Charles Blondin, célèbre<br />

funambule français qui traversa les chutes du Niagara sur un fil en 1855 : peut-être est-ce là l’origine du<br />

nom fictif de la « fille de l’air » Madeleine Blondin : « Blondin, nur in Trikot und Medaillen gekleidet,<br />

stand balancierend auf dem Seil […] » (Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser, 1962, t. 2,<br />

p. 450).<br />

7 Ein weites Feld, op. cit., p. 452.<br />

42


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

bonne fée qui guérit Fonty avec des plantes médicinales – elle est comparée dans le<br />

roman à l’héroïne de Fontane, la comtesse Mélusine 1 –, un ange gardien, avec<br />

quelque chose d’irréel, comme une projection positive de Fonty de même que<br />

Hoftaller est sa projection négative et diabolique. Madeleine c’est encore Maria<br />

Magdalena, une « sainte femme », repentie de sa vie immorale – sa liaison avec son<br />

professeur d’université et directeur de mémoire –, témoin ou actrice de la<br />

« résurrection » de Fonty, « comme si la petite avait dit ‘Prends ton grabat et<br />

marche’» 2 . Madeleine, c’est celle encore qui accélère chez Fonty le processus<br />

d’anamnèse biographique sur le mode proustien de la Recherche et du Temps<br />

retrouvé. Mais Madeleine est surtout pour mon propos une « fille des airs » 3 par<br />

analogie avec Effi Briest, héroïne éponyme d’un roman de Fontane, qui aime faire<br />

de la balançoire dans le jardin paternel. C’est elle qui fait vivre à Fonty le<br />

septuagénaire une nouvelle jeunesse, l’amène sur la tour de télévision de<br />

l’Alexanderplatz, haute de 365 mètres, avec une plate-forme panoramique tournant<br />

en soixante minutes sur elle-même. C’est elle encore qui l’entraîne dans le parc<br />

d’attraction de Treptow rescapé du naufrage du régime est-allemand. La tour de<br />

télévision, symbole de puissance du pouvoir communiste érigé dans le ciel de<br />

Berlin, et le grand huit sont des survivances non liquidées de la RDA que visitent<br />

dans le dernier chapitre du roman Fonty et Madeleine ; ces curiosités touristiques<br />

apparaissent dans le ciel berlinois comme un sursaut identitaire du pouvoir déchu.<br />

Le parc d’attraction de Berlin-Est est en outre le lieu d’une transposition<br />

romanesque et se voit assimilé au Prater des Polichinelles, la foire du Trône<br />

viennoise, dont le narrateur transplante au bord de la Spree, face à l’« île de<br />

l’amour », la célèbre grande roue centenaire. Cet artifice narratif relève de la<br />

métafiction : Grass parodie le film de Carol Reed avec Orson Welles, Le Troisième<br />

homme, de 1949, d’après une nouvelle de Graham Greene. Un couple de frères<br />

ennemis comme Fonty et Tallhover se fixe un rendez-vous secret dans la scène<br />

d’anthologie de la grande roue 4 . Dans le pastiche grassien, Hoftaller, qui endosse le<br />

rôle de Harry Lime, remet à Fonty le dossier personnel compromettant qu’ils<br />

déchirent en mille morceaux dans la gondole de la grande roue 5 . Cet u-topos dans la<br />

verticalité se substitue à la barque mélancolique des amours passées de Fonty sur<br />

l’horizontalité des eaux du lac. La nacelle aérienne est liée par métaphore au<br />

leitmotiv fontanien de la promenade en barque, repris par Grass dans son roman,<br />

mais aussi au motif de la balançoire dans le jardin des parents d’Effi, symbole de<br />

liberté. La nacelle est donc à double titre ce non-lieu de l’utopie, par sa suspension<br />

dans l’espace et par son appartenance au pays de l’enfance, « ce pays/qui longtemps<br />

1 Ibid., p. 458.<br />

2 Toute une histoire, op. cit., p. 594.<br />

3 « En tout cas, ici, pas la moindre ‘fille des airs’, parmi tous ces gens qui rencontrent mon regard de<br />

promeneur en éveil ou qui croisent mon chemin comme des dératés », se lamente Fonty avant sa rencontre<br />

salutaire avec Madeleine (Toute une histoire, op. cit., p. 303). Fontane emprunte lui-même le terme de<br />

« fille de l’air » (« Tochter der Luft ») qui apparaît dans le chapitre un de Effi Briest à une pièce de Ernst<br />

von Wildenbruch, arrière-petit-fils du prince Louis Ferdinand de Prusse ; il s’agit comme pour le titre du<br />

roman d’une citation au carré : « Effi, eigentlich hättest du doch wohl Kunstreiterin werden müssen.<br />

Immer am Trapez, immer Tochter der Luft. » (in Theodor Fontane, Sämtliche Werke, München, Hanser,<br />

1963, t. 4, p. 8).<br />

4 Dans le film, l’écrivain Holy Martins finira par tuer son ex-ami Harry Lime. Fonty, en revanche, ne<br />

passe pas à l’acte.<br />

5 Ein weites Feld, op. cit., p. 776.<br />

43


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

hésite avant de sombrer », comme l’écrit Rilke dans son poème « Le carrousel » 1 .<br />

Les propriétés topologiques de ces non-lieux de la verticalité transcendante 2 , de<br />

l’enfance et de la métafiction sont la suspension, la flottaison aérienne ou aquatique,<br />

la mobilité et plus particulièrement la rotation : celle, verticale, de la grande roue<br />

imaginaire ou transplantée rappelant cette autre noria qu’est le paternoster au centre<br />

de l’immeuble de la Treuhand ; et aussi la rotation horizontale de la tour de<br />

télévision de Berlin Est sur l’Alexanderplatz.<br />

Les images de destruction du mur au début du roman anticipent et<br />

représentent sur le mode métonymique le démantèlement du tissu industriel de la<br />

RDA par la Treuhand. Les outils symboliques de cette destruction, le marteau et le<br />

burin 3 , font écho ironiquement à l’emblème du communisme tel qu’il figurait sur le<br />

drapeau de la RDA. Néanmoins ce premier chapitre présente un indice à valeur<br />

proleptique qui contient en germe l’affirmation identitaire dans le dernier chapitre<br />

d’une culture est-allemande bafouée par la réunification à marche forcée : le roman<br />

débute le 17 novembre 1989, le jour précisément de la création du P.D.S., héritier<br />

du parti communiste est-allemand, symbole de résistance contre « l’annexion »<br />

décriée par Grass, tout aussi prémonitoire quand on sait qu’aujourd’hui la ville de<br />

Berlin est administrée par un gouvernement de coalition « rouge vif », dans lequel<br />

les anciens communistes sont largement représentés. Le motif initial de la<br />

fragmentation (celle du mur) et la vue parcellaire font place in fine à une<br />

retotalisation qu’autorise le « panorama génial » depuis la tour de télévision 4 et la<br />

nacelle de la grande roue 5 . A l’image négative du chapitre liminaire, celle d’un mur<br />

pillé « illégalement » mais avec la bienveillance de la police par les gagne-petit de la<br />

réunification – qui annoncent les gros profiteurs d’un système lui aussi mis en<br />

pièces avec la bénédiction du pouvoir politique –, se substitue à la fin du roman la<br />

vision positive, utopique, d’une ville réunifiée par en haut, c’est-à-dire par la pensée<br />

totalisante, l’intelligence spéculative. Fonty « joue les voyants », « tombe dans le<br />

spéculatif » 6 et fait « l’éloge de l’air des hauteurs » 7 . Le jeune couple envoie au<br />

narrateur une carte postale depuis la tour de télévision sur l’Alexanderplatz :<br />

« Nous lûmes que le grand-père et la petite-fille avaient, au restaurant qui<br />

tourne en permanence à 207 mètres de hauteur, ‘mangé des roulades au<br />

chou très bon marché devant un panorama génial.’ Et que ne voyait-on pas<br />

de là-haut : ‘le Schauspielhaus sur le marché aux Gendarmes, la cathédrale<br />

française, l’Opéra national, le palais de Friedrichsstadt, la Charité, le musée<br />

Bode au bord de l’eau et puis encore, en direction de Prenzlauer Berg, la<br />

Volksbühne sur la place Rosa-Luxemburg. Vers l’ouest, le temps était<br />

plutôt brumeux, mais on devinait le Reichstag, la porte de Brandebourg, le<br />

Tiergarten, et en minuscule, la colonne de la Victoire. » 8<br />

1 Rainer Maria Rilke, « Le carrousel », Nouveaux poèmes, in Œuvres II. Poésies, éd. Paul de Man, Paris,<br />

Seuil, 1972, p. 203.<br />

2 Aux lieux cités s’ajoutent aussi dans le roman l’avion dans lequel Fonty prend place à côté d’une fillette<br />

pour s’évader vers l’Angleterre, le bateau qui le conduit dans le paradis insulaire de Hiddensee et le tapis<br />

volant de la fête foraine.<br />

3 Toute une histoire, op. cit., p.13.<br />

4 Ibid., p. 646.<br />

5 « Il était encore sous le coup du panorama offert par la grande roue » : ibid., p. 643.<br />

6 Ibid., pp. 633 et 627.<br />

7 Ibid., p. 643.<br />

8 Ibid., p. 646.<br />

44


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

Berlin Est et ses symboles prennent une revanche – la colonne de la victoire paraît<br />

toute petite du haut de la tour de télévision –, la vision d’en haut remplace le regard<br />

par le petit bout de la lorgnette du premier chapitre, à travers les fentes du mur.<br />

C’est le triomphe du Ciel, la fin du « vaste champ » dans la « réunion d’Israël »<br />

qu’évoque la Bible vétérotestamentaire – le titre-palimpseste du roman qui compte<br />

trente-sept chapitres étant une citation au cube du verset 37 d’Ezéchiel, selon lequel<br />

« le vaste champ » (« ein weites Feld » dans la traduction de Luther) devient celui<br />

de la division et de la mort mais doit cependant retrouver une unité sous la main du<br />

Seigneur 1 .<br />

L’espace urbain et les personnages sont métaphorisés, allégorisés dans la<br />

tradition baroque et expressionniste qui joue sur la verticalité du ciel et de l’enfer ;<br />

Fonty est taxé d’« Immortel », il est aussi Faust en quête d’éternelle jouvence avec<br />

la complicité du diabolique Hoftaller qui fait office d’entremetteur et lui permet de<br />

rencontrer sa Marguerite ou son ange Marie-Madeleine. Le roman offre une autre<br />

image de translocalisation utopique obéissant à la même logique de<br />

métaphorisation : selon la géographie mentale de Fonty, « la Spree se jette dans le<br />

Rhône » et le Tiergarten est la réplique en miniature des Cévennes de ses ancêtres<br />

huguenots. C’est aussi là, dans les gorges de l’Ardèche, le locus amoenus de son<br />

propre passé, qu’il trouvera refuge et revivra avec Madeleine ses anciennes amours.<br />

Les Cévennes sont triplement associées au Tiergarten par le personnage de<br />

Madeleine : dans l’anamnèse proustienne – madeleine oblige ! – de Fonty qui revit à<br />

Berlin les souvenirs de plaisirs lacustres plus méridionaux, par la Madeleine<br />

redivivus, en chair et en os, qui vient elle-même à Berlin prendre en main le destin<br />

de son grand-père et conduire sa barque, enfin par le nom même de la Cévenole qui<br />

rappelle celui du paysagiste Lenné, le créateur du Tiergarten. Fonty, le conférencier<br />

professionnel, se transforme en prédicateur – dans la terminologie huguenote on<br />

dirait « prédicant » – sur l’Alexanderplatz et dans la « Brasserie de la culture » de<br />

Berlin-Est. Tandis que l’éternel espion, le caméléon Hoftaller, épouse la cause du<br />

capitalisme et poursuit sa carrière dans les services secrets occidentaux, Fonty et<br />

Madeleine entrent en résistance dans le maquis cévenol, à l’imitation de leurs<br />

ancêtres, les insurgés calvinistes camisards et les maquisards en lutte contre<br />

l’oppression allemande. Grass se réfère à plusieurs reprises dans ses écrits à cette<br />

culture de résistance, à la croisade des Albigeois notamment 2 …<br />

LES AILES DE L’UTOPIE ET LE CIEL AU-DESSUS DE BERLIN<br />

Les deux anges tutélaires de Fonty, Hoftaller et Madeleine, incarnent l’un<br />

la mélancolie, l’autre l’utopie, Fonty naviguant entre ces deux faces inséparables de<br />

la même médaille. Utopie et mélancolie sont indissolublement liées pour Grass.<br />

Dans un essai sur la gravure de Dürer, Melancholia I, inspiré d’une étude de<br />

Panofsky, il évoque « les projets utopiques » de l’urbanisme moderne et la<br />

« mélancolie haute de plusieurs étages » qui caractérise ce dernier 3 . La grande roue<br />

est aussi le symbole architectural de la fusion de la mélancolie et de l’utopie et de la<br />

1 Ezéchiel, 37, 1-3 et 22-24.<br />

2 Cf. Günter Grass, Deutscher Lastenausgleich, Frankfurt/Main, Luchterhand, 1990, pp. 81-87.<br />

3<br />

« Solch moderne Einsicht, die den heutigen Städtebau, seine utopischen Entwürfe und seine<br />

stockwerkhohe Melancholie vorwegnahm, wurde zu Beginn der Neuzeit gewonnen » : Günter Grass,<br />

« Vom Stillstand im Fortschritt. Variationen zu Albrecht Dürers Kupferstich ‘Melencolia I’, in Tagebuch<br />

einer Schnecke, Neuwied, Luchterhand, 1972, p. 360.<br />

45


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

réconciliation utopique des espaces phalliques (la verticalité, l’arrogance politique<br />

des tours) et du principe féminin : les nids d’amour que sont la nacelle, la barque,<br />

les rêves et souvenirs d’enfance.<br />

La figure de l’ange féminin et la métaphore céleste récurrente dans le<br />

roman renvoient à un autre intertexte : à la fin de la troisième partie, celle qui<br />

consacre l’irruption de Madeleine dans la vie de Fonty, ce dernier « montre d’un<br />

index épais le ciel qui surmontait la ville » 1 et le chapitre se clôt sur une<br />

sentence qui fait écho à la phrase-clé du grand roman de la division de Berlin, écrit<br />

en 1961, Le Ciel partagé, de l’écrivain est-allemand Christa Wolf : « Le ciel, au<br />

moins, il ne peuvent pas le diviser. » 2 Ce ciel non partagé au dessus de Berlin, celui<br />

de l’utopie mélancolique, c’est aussi celui des Ailes du désir (1987), une<br />

coproduction cinématographique franco-allemande de Wim Wenders et Peter<br />

Handke dont le titre allemand est Himmel über Berlin (« le ciel au-dessus de<br />

Berlin »). Les similitudes entre le film et le roman de Grass ne sont pas que<br />

fortuites, à commencer par le motif commun de l’immortalité et de la réincarnation :<br />

un couple d’immortels – anges ou revenants – se promène dans Berlin, dont le<br />

symbole-phare récurrent est l’ange ailé au sommet de la colonne de la victoire. Le<br />

« film muet » qui suit la pérégrination des deux héros du roman fait penser aux<br />

premières séquences du film où l’on voit un vieil érudit appuyé sur sa canne<br />

chercher la Potsdamer Platz de sa jeunesse et ne trouver qu’un no man’s land 3 . La<br />

trapéziste française – une autre « fille de l’air » – dont l’un des deux Immortels<br />

tombe amoureux n’est pas sans rappeler Madeleine avec qui Fonty va renaître à ses<br />

premières amours en « allant aux champignons », ce qui en langage grassien signifie<br />

« aller aux fraises » ou aller aux bois en galante compagnie 4 .<br />

Fonty se révèle à lui-même en accomplissant un voyage à rebours qui le<br />

mène en quelque sorte au point de départ, à ses lointaines origines familiales et à<br />

son propre vécu biographique, dans une quête à la fois généalogique et ontologique.<br />

L’attitude de Fonty n’est pas celle d’un rejet pur et simple de Berlin et de<br />

l’Allemagne. Dans sa vision de l’histoire et sa géographie mentale, il se réfère à une<br />

autre Prusse et aspire à une autre Allemagne que celle qui triomphe à Berlin. Ce<br />

n’est pas l’Allemagne « où Weimar côtoie Buchenwald » 5 , mais celle où « la Spree<br />

se jette dans le Rhône », en d’autres termes une Allemagne qui rompt avec son<br />

passé nazi et affirme ses liens privilégiés avec la France. Il s’agit là d’une utopie<br />

généreuse qui tempère la mélancolie d’un héros qui a mal à l’Allemagne et rejoint<br />

cette autre utopie qui est aussi au cœur même du roman et de la résurrection de<br />

Fontane et de maints autres auteurs, celle de cette République des lettres et de la<br />

pensée, l’Allemagne comme nation culturelle, das Land der Dichter und Denker :<br />

1 Toute une histoire, op. cit., p. 391.<br />

2 « Den Himmel wenigstens können sie nicht zerteilen. » : Christa Wolf, Der geteilte Himmel. Erzählung,<br />

Hamburg, Luchterhand, 1994, p. 274. Cf. Ein weites Feld, op. cit., p. 475 : « Aber den da, da oben, den<br />

kann uns keiner nehmen ». Günter Grass évoque d’ailleurs à diverses reprises dans le roman son amie<br />

Christa Wolf, avec qui il aurait souhaité partager le Nobel.<br />

3 « Ce film muet se déplaçait en direction de la Potsdamer Platz […]. Ils traversèrent un no man’s land qui<br />

avait été désertique des dizaines d’année durant et dont à présent la vaste superficie n’attendait goulûment<br />

que des propriétaires » : Toute une histoire, op. cit., p. 14.<br />

4 On trouve également dans le même film le motif de l’immortel incarné qui renoue le lacet d’un enfant.<br />

5 Ein weites Feld, op. cit., p. 671.<br />

46


BERLIN, LA VILLE REELLE ET LA VILLE IMAGINAIRE…<br />

« Notre république est morte. Mais celle-là, là-haut, personne ne peut nous la<br />

prendre » 1 .<br />

Florent GABAUDE<br />

Université de Limoges<br />

florent.gabaude@wanadoo.fr<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

Günter Grass, Werkausgabe, éd. V. Neuhaus et D. Hermes, Göttingen, 1997.<br />

Marie-Hélène Quéval (dir.), Lecture d’une œuvre. Ein weites Feld, Günter Grass,<br />

Paris, Editions du temps, 2001.<br />

Philippe Wellnitz (dir.), Günter Grass. Ein weites Feld/Toute une histoire,<br />

Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001.<br />

Henri Lefebvre, La production de l’espace (1974), Paris, Anthropos, 2000.<br />

Henri Lefebvre, Espace et politique (1972), Paris, Anthropos, 2000.<br />

Youri Lotman, La sémiosphère (1966), trad. Anka Ledenko, Limoges, PULIM,<br />

1999.<br />

Bertrand Westphal (dir.), La géocritique. Mode d’emploi, Limoges, PULIM, 2000.<br />

1 Toute une histoire, op. cit., p. 392.<br />

47


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE<br />

L’HOLOCAUSTE DES HONGROIS JUIFS A BUDAPEST EN<br />

1944 (À partir de mon roman LE JOURNAL D’UNE FOLLE)<br />

Dois-je présenter mes excuses pour ma démarche inhabituelle ? Je vais<br />

analyser mon propre roman, Le Journal d’une folle 1 . Attitude narcissique, mais<br />

peut-être péché pardonnable, car d’une part, en tant qu’universitaire, spécialiste de<br />

littérature comparée, j’étudie depuis fort longtemps la problématique du langage<br />

romanesque et, d’autre part, en tant que romancier, d’origine hongroise,<br />

francophone, dans Le Journal d’une folle, mon intérêt pour la structure narrative du<br />

roman se porte également sur la question du langage, notamment celui des victimes<br />

de l’Holocauste des juifs hongrois en 1944 et même plus tard pour les rescapés (les<br />

rescapés sont également victimes), et celui de leurs bourreaux, les nazis hongrois.<br />

En plus l’étude de mon propre roman m’intéresse en tant qu’expérience : une fois<br />

posé le point de la dernière phrase, l’œuvre ne m’appartient pas tout à fait et je peux<br />

m’approcher à nouveau d’elle, en chercheur, en critique littéraire, si je suis capable<br />

– c’est ce que j’espère – de respecter la ligne de démarcation tracée par mon esprit<br />

critique entre les intentions de l’écriture et le résultat de sa réalisation.<br />

Le Journal d’une folle étant un roman sous forme du journal, écrit – selon<br />

la fiction romanesque – par le personnage principal, la narratrice, une adolescente<br />

devenue la « Vieille dame ». Elle décrit ses propres souvenirs, ainsi que la tragédie<br />

de ses proches : il s’agit donc de son langage à elle. C’est par l’intermédiaire de<br />

celui-ci que la narration présente le langage des bourreaux et celui des victimes.<br />

Donc, la narratrice est une victime rescapée, ce qui est très différent du point de vue<br />

du langage des victimes martyres qui n’ont pas survécu : le langage de celles-ci ne<br />

peut être reproduit qu’indirectement, soit dans la mémoire des survivants, soit par la<br />

création littéraire, poétique, car personne n’est sorti vivant d’une chambre à gaz, et<br />

donc le langage des dernières minutes des martyrs ne peut constituer l’objet<br />

d’aucune reproduction documentaire. En revanche, la poésie, l’art du roman, la<br />

musique peuvent « dire » même l’indicible (Richard Wagner exprime cette idée<br />

dans Zukunftsmusik, c’est le « soustexte » dont parle Tchekhov dans ses écrits sur le<br />

théâtre, etc.). C’est, entre autres, pour cette raison que je refuse de considérer mon<br />

1 Peter Diener : Le Journal d’une folle (Ed. de l’Aube, 2001).<br />

47


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

roman comme « documentaire », même s’il fut précédé par plusieurs décennies<br />

d’études historiques, même si maints passages y sont fondés sur la recherche. De<br />

toute façon, tout est « documentaire », même les écrits les plus subjectifs. De toute<br />

façon, « tout est langage » comme dit une autre vieille dame, la psychanalyste<br />

Françoise Dolto. Quant à moi, amateur de pensée critique, méfiant à l’égard des<br />

formules lapidaires de ce genre, je pourrais accepter, à la rigueur, une définition<br />

plus prudente, par exemple la suivante : Tout peut jouer le rôle du langage dans<br />

certaines circonstances. Une branche d’arbre n’est pas de « langage » en soi, mais<br />

placée d’une certaine manière sur un sentier pour indiquer une direction, elle<br />

devient langage, et encore à condition d’une entente pour le déchiffrer de la sorte.<br />

Or, le roman presque tout entier présente le langage ininterrompu des victimes et<br />

des bourreaux. Le langage des bourreaux est celui de la torture, de la cruauté, de la<br />

mort, de « la solution finale ». Qui sont les victimes ? Les femmes, les hommes, les<br />

enfants de Budapest, considérés à l’époque officiellement de « race » juive,<br />

désignés pour être exterminés. Le langage de ces victimes, malgré la souffrance et la<br />

mort imposées, est celui de la vie, de la lutte pour la survie presque toujours<br />

dérisoire, de la révolte, de la sauvegarde de la dignité humaine, même dans une<br />

situation de désespoir. Le fascisme, dans la période sinistre de la deuxième Guerre<br />

mondiale et plus précisément, pendant l’hiver 1944-1945 à Budapest, puis en<br />

Transdanubie vers la frontière autrichienne, en tant que système de dictature au<br />

stade de son accomplissement total (la terreur nazie totale a commencé à Budapest<br />

relativement tard, à partir du 15 octobre 1944), ne laissait aucun espace en dehors de<br />

ces deux types de langages, celui des bourreaux et celui des victimes. Cette situation<br />

constitue le fondement historique de la structure bipolaire de mon roman. Je n’ai pas<br />

du tout l’intention de m’inscrire à une certaine vision simpliste divisant le monde en<br />

« bons » et « méchants », mais l’histoire, tout comme la grammaire, connaît des<br />

exceptions à la règle ou, plus précisément, il faudrait dire : des exceptions sont<br />

également de règle. Je ne suis, non plus, partisan d’une vision déterministe de<br />

l’histoire, mais sur ce plan, la période de la terreur nazie constitue également une<br />

exception. Le déterminisme était de cent pour cent pour les victimes, puisque le<br />

racisme, en tant que discrimination collective ne leur laissait aucun choix. Quant<br />

aux « bourreaux », ils s’enfermaient dans un certain déterminisme gradué : pendant<br />

les années trente et même au début des années quarante, ils ont choisi leur idéologie,<br />

mais à partir du 19 mars 1944 ils étaient déterminés ou, plus exactement ils se sont<br />

déterminés de devenir bourreaux. Dans l’histoire collective et également<br />

individuelle, existent des points de non retour : c’est ce que j’appelle<br />

« déterminisme gradué ».<br />

Est-ce qu’on pourrait parler, dans le contexte donné, du langage commun<br />

des bourreaux et des victimes ? Car, après tout, ils parlaient les uns et les autres la<br />

même langue, le hongrois, ou bien s’agirait-il de deux langages bien distincts, celui<br />

des victimes puis celui des bourreaux ?<br />

Si l’on considère que la langue ou le langage est un instrument, comme un<br />

fusil est un instrument de chasse ou de meurtre, alors, il me semble qu’on est dans<br />

l’erreur. Lors du Salon des littératures francophones de Toulouse-Balma, au<br />

printemps 2002, j’ai assisté à des dialogues où plusieurs participants, des écrivains<br />

africains ou autres, parlaient de la langue française comme « de ce merveilleux<br />

instrument », « de ce magnifique outil ». Or, je conteste cette formule, elle va, à la<br />

rigueur, comme comparaison, mais elle est erronée en tant que définition. Oui, les<br />

48


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

langues artificielles sont des outils, des instruments, fabriqués, inventés par<br />

l’homme, comme par exemple la signalisation routière, mais les langues dites<br />

naturelles, le français, le russe, le chinois ou le hongrois, etc., ne sont pas des outils,<br />

c’est-à-dire ne doivent pas être considérées comme des objets fabriqués, inertes.<br />

« Langue-outil », cette vision vient des survivances médiévales ou antiques, où les<br />

gens disaient : la main est un outil dirigé par l’intelligence, pour exécuter ses ordres,<br />

etc. Non, les langues et les langages naturels sont des systèmes vivants, évolutifs, et<br />

leur évolution à la fois dépend de l’homme et échappe à l’homme, tout comme<br />

l’histoire, comme les phénomènes culturels. L’homme fait l’histoire, mais l’histoire<br />

le dépasse – dit Hegel, et c’est valable également pour les langues et les langages.<br />

Les langages sont là. Le langage des nazis hongrois en 1944 était là, ils ne l’ont pas<br />

créé, inventé par une volonté consciente et en même temps, oui, ils l’ont façonné<br />

selon leur idéologie tout en dégradant, détruisant la langue hongroise. Deux<br />

langages, combinés avec une même langue, le hongrois ? Ou, peut-être, il serait plus<br />

juste de considérer qu’il s’agirait de deux rapports différents entre le signifiant et le<br />

signifié ? Si je travaille avec l’hypothèse de deux langages, cela correspond<br />

davantage à la structure narrative de mon roman qu’à des considérations de la<br />

linguistique contrastive. Ne confondons pas la totalité du monde romanesque ayant<br />

sa propre « logique » autonome (v. : La théorie du roman de G. Lukacs), avec la<br />

totalité historique du réel. En tout état de cause, le langage de la cruauté, du<br />

génocide, celui des bourreaux, faisait partie d’un système, d’une mentalité, d’une<br />

idéologie, complètement différents de celui des victimes. Du côté des victimes, leur<br />

langage n’était pas issu, bien sûr, d’une idéologie commune. Les persécutés<br />

appartenaient à des courants de pensée, des convictions, très variés. On trouvait<br />

parmi eux des juifs orthodoxes, très attachés à la religion, des néologues (ce terme<br />

est utilisé en hongrois pour désigner les Hongrois de religion judaïque, partisans de<br />

la laïcité et attachés à des valeurs culturelles hongroises), nombre de ces gens issus<br />

de familles juives, certains ni pratiquants, ni même croyants, n’étaient donc pas<br />

« juifs » selon une définition normale, démocratique et laïque, mais l’ambiance<br />

antisémite, raciste, les lois raciales, les nombreuses discriminations humiliantes ont<br />

fait qu’ils étaient « juifs » malgré eux. Enfin, parmi les persécutés se trouvaient des<br />

gens d’appartenances ou de convictions politiques très diverses ; des conservateurs,<br />

des sociaux-démocrates, des communistes et même exceptionnellement quelques<br />

populistes, comme György Sarközi (peut-être de la même famille que le politicien<br />

français : la variante orthographique de la terminaison en i ou en y est courante en<br />

hongrois), poète, homme des lettres de grande culture, traducteur (de Petrarque,<br />

Goethe, Thomas Mann, Barbusse, Mauriac, etc.). Le populisme en Hongrie des<br />

années trente avait une aile gauche et une aile droite, cette dernière flirtant avec le<br />

racisme. Sàrközi, victime de la barbarie raciste en 1943, avait côtoyé ses bourreaux<br />

dans les années trente : une leçon de l’histoire ? Parmi les écrivains, poètes, artistes,<br />

musiciens, savants, hommes de théâtre, médecins hongrois, on trouve un grand<br />

nombre de personnes issues de familles de religion judaïque. Nombre d’entre eux<br />

étaient des anciens officiers de la Première Guerre Mondiale, décorés pour leur<br />

courage patriotique, ce qui n’a pas empêché qu’ils aient été également déportés à<br />

Auschwitz. Enfin, il y avait des Hongrois de religion catholique ou protestante<br />

persécutés, car selon les lois raciales, une personne de religion catholique ou<br />

protestante ayant un de ses parents ou grands-parents juif est considérée comme<br />

juive. Un fait historique accablant pour l’Eglise : les lois raciales rétroactives ont été<br />

49


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

votées dans la « Maison Haute » du Parlement par les plus hauts représentants de la<br />

hiérarchie catholique et protestante. Dans cette période, la distinction nuancée entre<br />

l’antijudaïsme médiéval et l’antisémitisme moderne n’avait pas de sens : c’était à la<br />

fois les deux ; dans les milliers d’églises de la campagne et des villes, à la messe<br />

c’était le langage de l’exclusion raciale. Il y a eu très peu d’exceptions : quelques<br />

prêtres, quelques religieux de l’Ordre Mariste, quelques religieuses qui sauvaient<br />

moins d’un pour cent des persécutés à Budapest déjà encerclée par l’Armée<br />

soviétique, à la campagne personne n’a été sauvée.<br />

Mais revenons au langage des victimes. Il se fonda sur le destin commun<br />

de la persécution, du danger de la mort, de la conscience de se défendre et, pour<br />

certaines parmi elles de lutter activement contre les nazis, ou au moins d’essayer de<br />

sauver les proches, les amis, les voisins de palier. A l’intérieur du langage des<br />

victimes on peut distinguer trois « strates » temporelles et émotionnelles : la<br />

situation de la persécution, de la discrimination vécue avant la « solution finale »<br />

correspondait à une mentalité, à une identité certaine : les restrictions législatives de<br />

1938 au printemps 1944 furent angoissantes, même catastrophiques : les Juifs<br />

progressivement virent la suppression de leurs droits : prendre un tramway, faire des<br />

courses au marché, acheter des cigarettes, exercer leur métier, tout fut réduit d’une<br />

façon absurde. Mais, exceptée une minorité d’intellectuels lucides, les futurs<br />

condamnés ne croyaient pas que leur vie même était menacée. La conscience du<br />

danger de mort (apparue de manière très diversifiée selon les individus) a provoqué<br />

une modification des comportements et du langage à partir du 19 mars 1944, date de<br />

l’administration effective de la Hongrie par les Allemands, qui signifiait le début<br />

des déportations massives, des cruautés physiques en vue de la solution finale.<br />

Troisièmement, il existe une « strate » du langage (individuellement également très<br />

variée), qu’on peut nommer « après Auschwitz ». Le langage du roman reflète les<br />

interférences de ces trois niveaux.<br />

Le même signe, ayant une signification différente dans les deux systèmes<br />

de langage, apparaît dès le début du roman :<br />

« Tous ces souvenirs sont bien loin dans un passé nébuleux, mais il me<br />

semble que déjà à l’âge de l’adolescence, l’usage par les Croix-fléchées (c’est-àdire<br />

par les nazis hongrois) du mot « frère » m’avait intriguée par ses ambiguïtés<br />

bizarres. Car ce mot, en hongrois testvér, est composé de test signifiant « corps » et<br />

de vér qui veut dire « sang ». J’ajoute à cela que, dans l’argot budapestois<br />

emprunté de l’hébreu yiddish, le mot frère (havère) est utilisé dans le sens « mon<br />

copain ». Un monde fou de paradoxe. J’imagine un fasciste hongrois parlant d’un<br />

de ses proches : « c’est mon havère, c’est un brave nazi, un pur corps-sang ».<br />

(p. 13) 1 .<br />

L’appellation « testvér » (=frère) par les nazis hongrois, désignant une<br />

« fraternité », est une complicité de criminels (elle renvoie à la tradition germanique<br />

de « Bruderschaft », des confréries d’étudiants, souvent contestataires et<br />

enthousiasmés par la Révolution française au début du XIX e siècle, réactionnaires et<br />

racistes un siècle plus tard). Mais le même mot « testvér » (dans le contexte du<br />

roman « sœur », mais sachez qu’en hongrois frère et sœur peuvent être désignés par<br />

le même mot), lorsque la narratrice du Journal s’identifie avec sa sœur Eva torturée<br />

à mort par les nazis : « Eva c’est moi, sa souffrance est la mienne », cette fraternité<br />

1 les numéros de pages renvoient au texte du roman Le Journal d’une folle, Editions de l’Aube, 2001.<br />

50


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

signifie amour et solidarité avec toutes les victimes de toutes les dictatures, de toutes<br />

les oppressions. Historiquement, « fraternité » renvoie aux traditions des jacobins<br />

hongrois et à la Révolution hongroise de 1848, à son aile radicale : Petöfi, Tàncsics,<br />

ainsi qu’au mouvement ouvrier naissant.<br />

Souvent, le même objet signe doit être déchiffré différemment dans les<br />

deux langages, comme par exemple dans mon poème : Mémoire de la deuxième<br />

étoile (du cycle Poèmes du Ghetto de Budapest) :<br />

Le ghetto<br />

une rue sombre<br />

jonchée de décombres<br />

fin décembre quarante-quatre<br />

sur le trottoir<br />

la neige est sale et humide<br />

une femme passe<br />

dans sa main un panier vide<br />

sa tête est couverte<br />

d’un fichu de laine<br />

laissant voir<br />

une frange de cheveux<br />

prématurément blanche<br />

sa démarche est fière<br />

je m’étonne de voir<br />

deux étoiles jaunes<br />

cousues sur son manteau<br />

noir<br />

je m’approche d’elle<br />

-- Excusez-moi, Madame, pourquoi portez-vous<br />

DEUX étoiles ?<br />

-- L’une est imposée « par eux »<br />

(elle a prononcé « par eux » d’une voix méprisante<br />

accompagnée d’un geste digne d’une reine)<br />

mais cette autre ici<br />

je la porte de mon propre gré de mon libre choix<br />

je la mettrais même<br />

s’ils l’interdisaient<br />

Les deux étoiles matériellement identiques, en tant qu’objets symboliques<br />

font partie ici de deux systèmes langagiers. L’étoile jaune obligatoire fait partie du<br />

langage de l’humiliation, de l’exclusion, du marquage pour la mort. La deuxième,<br />

celle qui est revendiquée de « libre choix » par le personnage du poème, est symbole<br />

de résistance morale, de dignité. Dans les poèmes du cycle La Mémoire du Ghetto<br />

de Budapest, bien antérieurs à la rédaction du roman Le Journal d’une folle, je me<br />

suis intéressé déjà au problème des deux langages.<br />

Selon l’esthétique de Belinski (1811-1848), qui influença des écrivains<br />

comme Dostoïevski et Tourguenev, l’art est (une) pensée en images. Ce n’est pas un<br />

hasard si cette théorie de l’art est née dans la Russie du XIX e siècle, à l’âge d’or de<br />

la littérature russe, où le roman fut un espace pour la pensée philosophique. Le mot<br />

« image » est employé ici dans un sens large, non seulement en un sens optique.<br />

Cette pensée concrète, cette idée non conceptuelle, donc différente de la pensée<br />

philosophique et scientifique, constitue, selon Belinski, le noyau de toute création<br />

artistique, y compris le roman. Selon cette esthétique, pour décrypter les divers axes<br />

51


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

langagiers dans le cadre d’une œuvre d’art, par exemple dans le roman Le Journal<br />

d’une folle, on doit tenir compte de l’idée-en-image (« idéïnost », en russe) de<br />

l’œuvre. C’est ce que j’ai fait en distinguant deux grands groupes de langages dans<br />

le roman. Voici un extrait où l’on peut observer certaines particularités de ces deux<br />

langages :<br />

Nous devons former des rangs de dix, marcher en rangs serrés vers le champ, et par<br />

intervalles réguliers les soldats de l’encadrement hurlent : « Couchez-vous ! », « Levez-vous ! »,<br />

« Avancez ! » Les gens se couchent, se lèvent, avancent. Au bout de cinq minutes de cette<br />

gymnastique de pur sadisme, nos vêtements deviennent lourds de boue et d’eau. D’abord une<br />

dizaine, puis une vingtaine d’hommes et de femmes exténués ne peuvent plus se remettre debout.<br />

Parmi eux certains ne se relevaient pas à cause de la fatigue morale, de l’humiliation<br />

subie, renonçant à la vie, pensant qu’être achevé par un coup de baïonnette ou par une balle<br />

valait mieux que de continuer. D’autres ne pouvaient plus bouger tout simplement à cause de la<br />

fatigue physique. Ou alors, à la fois de la fatigue physique et morale…<br />

En revanche, une fillette, elle pouvait avoir douze ou treize ans, se couchait et se<br />

relevait avec vivacité comme si elle prenait plaisir à défier la situation, comme si c’était un<br />

entraînement d’athlétisme. Ses nattes auburn alourdies par l’eau voltigeaient comme deux petits<br />

fouets. L’un des hommes de l’encadrement, instructeur du LEVENTE en civil (si l’on peut<br />

appeler cet emploi « civil »), alla tout près de la fillette, et lorsqu’elle fut en position couchée, se<br />

pencha sur elle et eut un geste comme s’il voulait l’enfoncer dans la terre boueuse, ou peut-être<br />

avait-il des intentions indécentes. En tout cas, il toucha sa tête. Quelque chose d’inattendu se<br />

produisit alors. Une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants, au visage<br />

raide, se leva brusquement et administra à cet homme penché sur la fillette un coup de pied<br />

vigoureux dans le derrière, en le faisant tomber à genoux. Il se releva, et pendant une fraction<br />

de seconde, son visage exprima un étonnement ébahi, on eût dit que même une ombre de honte<br />

clignotait dans ses paupières, pour se transformer aussitôt, les yeux plissés et les lèvres serrées,<br />

en un tic de fauve enragé. Ce qui se passa la minute suivante, l’on aurait pu s’y attendre.<br />

Humilié par la femme âgée, il l’acheva avec son revolver, puis, ramassant son fusil qui était<br />

tombé de son épaule au moment de ce coup de pied fatal, il asséna des coups de crosse sur le<br />

dos, la nuque et le crâne de la fillette. La femme et la fillette gisaient dans leur sang, la fillette<br />

eut quelques secousses d’agonie, la femme ne bougeait plus. L’homme avait la tête cramoisie et<br />

la respiration saccadée. Une scène de cruauté « ordinaire ». L’incident était clos. (p. 14-15)<br />

Dans cette courte « scène » au début du roman, qui décrit « une cruauté<br />

ordinaire », quasi quotidienne à Budapest ou ses environs en 1944, d’emblée se<br />

dessine le contraste entre les deux langages constituant l’axe du roman et sa tension<br />

tragique. Le terme « une cruauté ordinaire » est important : il souligne le fait que le<br />

langage dépend ici d’une situation historique qui banalise la cruauté, le crime, le<br />

meurtre. La fillette en faisant les mouvements de se coucher et se relever avec zèle,<br />

« dit » par cette expression corporelle improvisée, son mépris face à l’humiliation<br />

nazie, la dame âgée, avec son coup de pied au cul du fasciste, donne une autre<br />

variante du même langage exprimant la supériorité morale des victimes par rapport<br />

aux bourreaux, défiant les rapports de force inégaux. La « réponse » du chef<br />

« Levente » 1 ne va pas tarder : il assassine la fillette et la dame.<br />

Ce meurtre est le langage du fascisme. Entre les deux langages il y a la<br />

« traduction » qui suppose que le premier a déchiffré le sens du « message » du côté<br />

des victimes et leur « répond » en son langage. Le coup de pied de la femme âgée<br />

est le seul « niveau » de langage que ces brutes peuvent déchiffrer, on imagine mal<br />

dans cette situation que la femme âgée se serait adressée au « Levente » par un<br />

discours politique et moral, pour le dissuader de quoi que ce soit. Le langage de la<br />

1 A prononcer : lèvèntè, ce mot désigne ici l’organisation paramilitaire des années 1930-1940 pour la<br />

jeunesse, une variante hongroise des Ballila italienne ou des Hitlerjugend allemande. Les instructeurs de<br />

Levente, au début, furent des professeurs d’éducation physique ou des chefs de scouts volontaires ou<br />

retraités, mais à l’approche de la guerre, la tendance nationaliste et fascisante va prédominer.<br />

52


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

fillette et de la femme âgée n’est pas un message ordinaire : à qui s’adressent-elles ?<br />

Cherchent-elles à être déchiffrées ?<br />

Ici, ces langages fonctionnent par des signes qui ne sont pas des codes<br />

strictement stabilisés par la tradition, ils sont plus ou moins improvisés selon les<br />

circonstances. Ce sont des langages signes + actes, comme probablement dans la<br />

préhistoire de la naissance des langues.<br />

Le roman présente, dans un autre chapitre, un curieux « transfert »<br />

historique du langage du bourreau :<br />

Quelques individus de la première génération, mais vraiment très peu de personnes,<br />

connurent plus tard des troubles sexuels. Lorsqu’ils voulaient faire l’amour avec leur femme, ils<br />

avaient des hallucinations visuelles ou sonores. Ils voyaient des images floues de cadavres<br />

raidis, maigres, avec des bras et des jambes jaunes et des taches bleuâtres, ou leur<br />

apparaissaient des yeux suppliants de jeunes filles juives. Ils voyaient leur bouche tremblante et<br />

ils entendaient leur voix : « Non ! Non ! S’il vous plaît, ne faites pas ça ! » Ces hallucinations<br />

rendaient les uns plus ou moins impuissants. D’autres devenaient, ou plutôt redevenaient,<br />

sadiques (autre forme de l’impuissance). Ils ne pouvaient jouir autrement qu’en faisant<br />

physiquement mal à leur femme, ou à leur partenaire, avant ou pendant les rapports. Mais ce<br />

n’était plus la même cruauté illimitée, entraînant le plus souvent la mort de leurs victimes,<br />

comme cela se manifestait pendant la guerre. La vie civile les avaient contraints à un sadisme<br />

« maîtrisé ». Ils savaient jusqu’où l’on peut aller dans le cadre de la société donnée. D’ailleurs,<br />

ils pouvaient aller assez loin, en faisant attention à ne pas scandaliser les voisins et la parenté.<br />

Joschka N.N., ex instructeur du LEVENTE, resta également dans un petit village aux maisons<br />

blanches, aux toits rouges, aux volets verts, quelque part en Autriche. Il épousa une jolie veuve<br />

brunette dont le mari n’était jamais revenu du front. Au début de leur mariage tout allait<br />

normalement. Mais avec les années, pour avoir un orgasme, il devait asséner des coups à sa<br />

femme en la traitant de « Sale juive ! ». Sa femme, une paysanne tyrolienne docile, supportait les<br />

coups, seulement de temps en temps elle disait : « Chut ! Ne réveillons pas les enfants ! » (p. 24-<br />

25)<br />

Dans ce passage un bref commentaire historique et psychologique de la<br />

narratrice précède la scène décrite par son Journal. La particularité de cette scène<br />

est qu’elle n’est pas un témoignage direct, disons autobiographique de la narratrice,<br />

mais une histoire « exemplaire », dans le sens cervantésien du terme, que la<br />

narratrice note comme une sorte d’ébauche d’un épisode romanesque à l’intérieur<br />

du Journal. Voilà, quelques années après la guerre, l’ex bourreau parle. Il dit « sale<br />

juive », paroles accompagnées de coups de poings. Paroles et gestes avilissants, le<br />

passé « travaille » les bourreaux. Pendant la guerre c’était un programme de la<br />

« solution finale », après la guerre le langage composé de paroles et de gestes<br />

continue, mais il n’y a plus de juives à torturer, à violer, à abattre. Sa propre femme<br />

est une victime de « substitution », maltraitée, humiliée, certes, mais à un degré qui<br />

ne serait pas comparable à la souffrance des victimes juives. Son cas renvoie la<br />

narration au fait historique que le fascisme continue sa destruction au-delà même de<br />

ses objectifs initiaux, tel un cancer une fois opéré qui surgit à un autre endroit du<br />

corps. Le langage du nazi de l’après-guerre est réduit au minimum, il reste dans son<br />

vocabulaire l’epitetum ornans « sale juif » et les coups de poing appliqués dans des<br />

circonstances modifiées ; son « action » se déplace à la sphère privée. C’est encore<br />

un raccourci important comme leçon de l’histoire : un rappel du fait qu’après 1945<br />

au minimum 200.000 « petits » criminels de guerre restaient impunis dans<br />

l’Allemagne d’Adenauer, ou en Autriche, en Hongrie et dans d’autres pays de l’Est.<br />

« Petits » signifie ici qu’ils n’ont torturé à mort ou fusillé que seulement quelquesuns,<br />

deux, trois, dix ? déportés, ou prisonniers de guerre, femmes violées ou<br />

otages… En ce qui concerne les petits nazis hongrois, leur langage raciste est<br />

présent jusqu’à nos jours dans les nombreux journaux et brochures publiés en<br />

53


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Hongrie, ainsi que par des centaines de leurs organisations en Amérique Latine, au<br />

Canada et aux Etats Unis. Une de leurs préoccupations favorites est la falsification<br />

de l’histoire par le biais du révisionnisme et du négationnisme, deux courants qui se<br />

complètent mutuellement, devenus leur langage idéologique. Ce langage des<br />

faussaires de l’histoire est représenté dans un style satirique dans plusieurs chapitres<br />

du roman, constituant un thème, à ma connaissance, insuffisamment exploré dans la<br />

littérature contemporaine, où des auteurs très connus, comme par exemple Elie<br />

Wiesel et Primo Lévi se penchent sur l’histoire de l’Holocauste comme si elle<br />

appartenait uniquement à un passé achevé, sans aucun lien avec le présent. Claude<br />

Lanzmann, en interrogeant les anciens bourreaux dans le Shoah représente une<br />

nouvelle approche de ce point de vue. La réalité de la société hongroise des années<br />

2000 prouve l’existence de liens directs et actifs entre le passé (l’Holocauste) et le<br />

présent (négationnisme) : le langage de la haine des années du Troisième Reich<br />

connaît sa lugubre renaissance.<br />

Modification du sens. Aussi le langage des victimes peut rétrospectivement<br />

modifier la sémantique des mots, des phrases, sous l’influence des circonstances<br />

historiques. La narratrice du Journal évoque ses souvenirs d’adolescence heureuse :<br />

elle et sa sœur Eva (qui sera plus tard violée, torturée à mort par les nazis) sont en<br />

train de lire Baudelaire dans une édition 1900 de Meunier, illustrée par Schwabe<br />

dans un style « art nouveau » ; ce livre rare appartenait à leur père, bibliophile et<br />

collectionneur :<br />

Le cœur serré, nous lisions dans Delphine et Hippolite : «… L’Holocauste sacré de<br />

tes premières roses. » Le mot holocauste, nous l’avons rencontré pour la première fois ; moi,<br />

plus tard encore des milliers de fois, mais Eva… (p. 120)<br />

Ainsi, le mot « Holocauste » faisant partie du langage poétique, érotique de<br />

Baudelaire a subi un changement de sens pour nous tous et plus particulièrement<br />

pour les survivants comme la « Vieille dame » qui écrit son Journal, mais pas pour<br />

sa sœur Eva, tuée en hiver 1944.<br />

Voici un autre exemple :<br />

J’ai lu également son Idiot. Au début de ce roman, le prince Mychkine, en descendant<br />

du wagon, est allé directement se présenter à la maison du général Yepantchine dont la femme<br />

est sa parente éloignée. Là, je me souviens, j’ai arrêté la lecture. Association d’images<br />

immédiate : « en descendant du wagon » avait pour moi une signification que Dostoïevski ne<br />

pouvait pas envisager, ni même imaginer. Plus loin dans le roman, Mychkine raconte ses<br />

souvenirs et ses pensées à propos des condamnés à mort qui attendent leur exécution. Ce thème<br />

sinistre préoccupe l’écrivain, car lui-même a vécu de telles épreuves avant d’être déporté en<br />

Sibérie. Ils ne subissent aucune torture physique — nous explique le prince Mychkine dans le<br />

déguisement de Dostoïevski, ou plutôt l’inverse — c’est l’attente de la mort certaine qui leur<br />

cause une terrible souffrance. Oh les beaux vieux temps où la mort certaine était attendue sans<br />

la souffrance physique ! (p. 79-80)<br />

Plus loin dans son Journal, elle décrit ses souvenirs lointains à propos de sa<br />

grand-mère et l’image du prince Mychkine revient encore :<br />

A présent, je m’approche de l’âge de ma grand-mère d’alors. Cet après-midi, en<br />

descendant du lit, dans un mouvement maladroit, je me suis cognée le pied douloureusement.<br />

J’ai poussé un cri : « chemà Yisroèl ! », et le visage de ma grand-mère est apparu aussitôt, ainsi<br />

que tout le souvenir que je viens de décrire. Sous l’effet des médicaments je me suis assoupie un<br />

peu, et alors c’est l’image du prince Mychkine qui m’est apparue, ou plutôt l’image du roman :<br />

le prince Mychkine EN DESCENDANT DU WAGON va directement… -Pauvre prince ! Sale juif<br />

— ils lui ont dit… Vous savez — j’explique alors au prince Mychkine avant qu’il ne soit gazé —<br />

en hongrois on dit plutôt « juif puant », et c’est à cause des vieilles robes de ma grand-mère, car<br />

ça sent la naphtaline. (p. 114)<br />

Dans ces passages, la raison du changement de sens de « en descendant du<br />

wagon, est allé directement », pour la « vieille dame » qui écrit son Journal, c’est<br />

54


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

évidemment qu’elle pense aux victimes juives qui, en descendant des wagons, sont<br />

allées directement dans les chambres à gaz, poussées par les gardiens SS.<br />

Le viol comme réalité et comme langage constitue un des principaux<br />

thèmes du roman.<br />

Ils l’ont violée. — « Alors, petite juive puante, mets-toi à poil, plus vite que ça ! » Elle<br />

a reçu des coups de fouet sur le dos, en haut, près de la nuque. A la naissance des cheveux<br />

duvetés, des traces de rouge sanglant sont apparues. Tremblante, elle a d’abord obéi, elle s’est<br />

dévêtue. — « Plus vite que ça ! » — Ils lui ont tordu les bras derrière le dos, ils ont ligoté les<br />

deux poignets à l’aide d’une cordelette en chanvre qui pénétrait la chair, causant une douleur<br />

constante différente de celle, plus aiguë, causée par les coups. — « Allez, couche-toi là et écarte<br />

les cuisses ! Elle n’obéissait pas. L’un des CROIX FLECHEES a cassé le goulot d’une bouteille<br />

vide en la frappant contre le bord de la table. — « Si tu ne te mets pas là, sur le dos, si tu<br />

n’écartes pas les jambes, on va enfoncer cette bouteille cassée dans ton vagin ». Sans attendre<br />

qu’elle obéisse, deux autres l’ont saisie par les épaules et l’ont poussée sur la table glissante de<br />

saleté. Au début, elle était comme paralysée. Lorsque le deuxième de ces barbares lui passa<br />

dessus, tout d’un coup elle s’est reprise. Elle a redressé la tête et de toute la force qui lui restait,<br />

elle a mordu le visage de son violeur sans le relâcher, comme certains chiens mordent d’instinct.<br />

L’homme s’est débattu en hurlant de douleur et, dès qu’il a pu se dégager, il s’est acharné<br />

contre elle. Une terrible séance de torture suivit alors le viol collectif. (p. 25)<br />

Le langage des bourreaux dans cette terrible scène que le roman doit<br />

(devoir moral) représenter en vertu de la vérité historique, quitte à heurter la<br />

sensibilité des nerfs du lecteur, comprend de nouveaux éléments de langage : des<br />

paroles et des actes à la fois symboliques et réels. Les mots injurieux, cette fois-ci<br />

« juive puante », est la traduction la plus proche du terme utilisé constamment par<br />

les nazis hongrois, ainsi que souvent par les gens du peuple. Le hongrois parlé est<br />

« riche » en expressions injurieuses. Le langage de la jeune fille terrorisée est sans<br />

paroles : comment voulez-vous qu’elle puisse s’exprimer lorsqu’elle est martyrisée<br />

à ce point ? Elle a probablement un langage intérieur que le roman reproduit à un<br />

autre moment, lorsqu’on apprend son identité par rapport au personnage qui tient<br />

son journal et qui la décrit. Ce sont deux sœurs : l’aînée, Eva, est celle qui est<br />

suppliciée par les « Nyilas » (c’est-à-dire les nazis hongrois), la cadette celle qui est<br />

la narratrice du Journal, dont le nom Juci (diminutif de Julia en hongrois), ne figure<br />

qu’une seule fois dans le texte. La plus jeune revit mille fois les supplices de sa<br />

sœur, dont la mémoire la rend malade : ses réflexions sur la mémoire et l’oubli<br />

constituent le thème philosophique (dans le sens belinskien de l’« idéïnost ») du<br />

roman.<br />

Mais revenons au langage injurieux des nazis. La narratrice du Journal<br />

médite sur le terme hongrois « felkoncolni » (traduction approximative : massacrer à<br />

l’arme blanche, égorger, sauvagement assassiner, etc.), verbe qui n’a pas<br />

d’équivalent exact en français. Ce verbe figurait en 1944, sur les milliers d’affiches<br />

placardées à Budapest, en annonçant telle ou telle restriction, dans le genre : les<br />

juifs doivent porter une étoile jaune sous peine d’être égorgés sur place, les juifs qui<br />

se trouvent en dehors du ghetto seront massacrés sur place, etc. Les « Nyilas », on<br />

dirait, se délectaient de plaisir en utilisant très souvent ce verbe (ainsi que de l’acte<br />

correspondant), c’était dans leur vocabulaire un mot privilégié, emblématique.<br />

Inutile de dire que ce même mot a provoqué la terreur, le dégoût dans l’esprit des<br />

persécutés. Il est intéressant que ce mot est évoqué chez trois auteurs presque<br />

simultanément : dans l’autobiographie Andrew S. Grove Swimming Across — a<br />

memoir (en anglais) 1 , chez György Konràd, dans son roman autobiographique Le<br />

1 Warner books 2001.<br />

55


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Départ et le Retour 1 , paru en hongrois, à Budapest, en 2002, ainsi que dans mon<br />

roman. Or, aucun de ces trois auteurs ne connaissaient pas les deux autres ouvrages<br />

au moment de la rédaction du sien.<br />

La composition par le double, constitue un relais entre les deux<br />

personnages : la narratrice et sa sœur Eva. Il s’agit d’un double constituant un appel<br />

à la solidarité fraternelle avec les victimes :<br />

« Je m’identifie à ELLE. Je suis ELLE. Quand je parle à la première personne, c’est<br />

ELLE qui parle. Je sais que je suis perdue dès le moment où ils m’ont poussée par la porte de ce<br />

lugubre sous-sol. Les gens du quartier chuchotaient depuis quelques semaines sur les horreurs<br />

qui se passaient dans cette « Maison de NYILAS » du quatorzième. Après le viol, les viols, j’étais<br />

presque folle, ils m’ont ligoté les poignets et m’ont attachée à une poutre. Dans cette position,<br />

j’ai eu envie de vomir et je sentais à tout moment que j’allais m’évanouir. A ce moment, c’est la<br />

douleur aux poignets causée par le cordon écorchant ma peau qui me maintient debout, en état<br />

de semi-conscience. Après tout ce que je viens de subir, viols, dos tailladé, mais également les<br />

cris épouvantables des autres victimes, je suppose le pire : ils vont encore et encore s’acharner<br />

sur mon pauvre corps. Mon seul « espoir » : ils vont me tuer le plus vite possible. Sinon, ce<br />

seraient des tortures encore et encore, jusqu’à la fin. Peut-être me laisseront-ils quand même en<br />

vie, mais à jamais mutilée, défigurée. Maintenant c’est le tapage de leur va-et-vient dont je ne<br />

déchiffre pas le sens. J’ai la gorge sèche et serrée de peur : mais qu’est-ce qu’ils préparent ? Le<br />

temps passe à la fois très lentement et très vite. Celui au visage presque serein, pas vraiment un<br />

faciès de criminel, me fait le plus peur. Il pourrait être un sadique méthodique. Ils se chamaillent<br />

entre eux, ils ont le rire gras, vulgaire. Sans doute des alcooliques. Ma respiration est presque<br />

complètement bloquée et mon cœur veut sauter de ma poitrine en voyant qu’ils s’apprêtent à<br />

passer à l’action. En voilà un qui s’approche de moi, je sens son haleine de cave moisie. Il tient<br />

un canif à lame ouverte dressé contre mon ventre. Comment pourrais-je mourir pour ne pas<br />

souffrir ? (p. 57-58)<br />

« Mais qu’est-ce qu’ils préparent ? » Ce questionnement, cette<br />

interrogation intérieur, est un des motifs du langage (et de la pensée) des persécutés.<br />

Chercher à comprendre les intentions de l’ennemi, c’est, primo, un élément<br />

préalable à la résistance, ici une résistance morale, avant la mort certaine, un dernier<br />

cri de la liberté. Cet acte est hautement intellectuel : la force brutale, inhumaine, est<br />

en train de nous écraser, mais au moins on essaye de la comprendre. Essayer de<br />

comprendre la menace de mort et la mort est aussi ancien que la civilisation, que<br />

l’homme. Cette interrogation, cette pensée, ce langage situent les victimes au cœur<br />

même de la civilisation universelle. Le langage des bourreaux, celui du meurtre,<br />

celui de donner la mort, est également aussi ancien que l’histoire de l’humanité ou,<br />

devrions-nous dire, de l’inhumanité (par exemple dans la légende biblique de Caïn<br />

et Abel). Il constitue une régression de la civilisation, fait partie de la lignée de<br />

« l’anti-civilisation » dans l’histoire comme, par exemple les incursions des<br />

nomades qui détruisaient des villes, des monastères en Europe de l’ouest, et à l’Est<br />

où elles ont anéanti la première grande civilisation slave de la Kiev médiévale. Dans<br />

les temps modernes, le langage et la réalité du fascisme constituent une destruction à<br />

la fois extérieure et intérieure. Par exemple les nazis hongrois, pendant les premières<br />

années de la guerre ont commis des génocides en Roumanie, en Ukraine, en<br />

Yougoslavie et, à partir de 1944 à l’intérieur de la Hongrie contre les Hongrois<br />

assimilés à la « race » juive et les Tsiganes. C’est un des paradoxes de l’histoire<br />

contemporaine : les nationalismes de coloration nazie sont en fait anti-nationalistes,<br />

c’est-à-dire à la fois destructifs et auto-destructifs.<br />

Les images du passé heureux dans des circonstances horribles. « S’il vous<br />

plaît, achevez-moi ! » C’est une des dernières phrases d’Eva, pendant son agonie,<br />

1 Sa traduction française paraîtra bientôt aux éditions de Mille et une nuits<br />

56


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

elle n’est pas dite, mais pensée. Elle ne peut pas la prononcer physiquement, car à<br />

cause de la torture, sa bouche, sa langue, ses lèvres tuméfiées, pleines de sang,<br />

l’empêchent de parler. Elle ne dirait, sans doute, cette phrase, même si elle le<br />

pouvait, par dignité, par mépris envers ses tortionnaires : on ne demande rien à<br />

l’ennemi. Les bourreaux veulent prolonger la souffrance d’Eva, et elle est privée de<br />

la dernière parcelle de liberté : la possibilité de raccourcir sa propre souffrance par<br />

la mort. Sa souffrance physique est prolongée par ses tortionnaires et dans un délire<br />

d’agonie elle repense et revoit des images du passé, qui est si loin maintenant :<br />

La douleur imaginaire de l’attente n’est rien par rapport à la douleur réelle<br />

emplissant tout mon corps. Un cri, une sorte de hurlement continu et inarticulé sort de ma<br />

bouche semi ouverte. Pendant que le temps s’arrête, je me vois, je sens, j’entends, je touche ma<br />

propre vie qui s’en va. Je vois, à travers les larmes et le sang, face à moi, le visage tuméfié de<br />

mon ami. Ne pouvant supporter cette vision, je baisse la tête et, comme les condamnés à mort<br />

avant l’exécution, je vois pendant une fraction de seconde le passé, notre passé heureux. Il se<br />

penche maladroitement sur moi et caresse mes cheveux. J’entends la coulée d’un ruisseau que<br />

nous avions découvert ensemble pendant une excursion dans les montagnes de Börzsöny. Je sens<br />

la chaleur de ma propre peau au contact infiniment doux de ses mains. Je vois le dessin bizarre<br />

formé par le bois du bureau du Docteur Pickler, notre médecin de famille. Le dessin représente<br />

un drôle d’animal qui ressemble à une locomotive à deux têtes ou, selon un autre angle, une<br />

grosse vache au chapeau haut de forme. J’entends la voix de Julia, celle qui est au<br />

Conservatoire. Je viens de lire — me dit-elle — l’analyse de la « Symphonie Fantastique » dans<br />

un écrit de Robert Schumann. Les yeux rieurs de Julia se décomposent comme si des gouttes<br />

d’eau tombaient sur une aquarelle. Toutes ces images, ces sensations se déroulent en moi en une<br />

fraction de seconde. C’est la cave. C’est mon ami, mon fiancé. Ce sont mes bourreaux. Ils sont<br />

en train de me torturer devant lui, et personne ne pourra plus jamais savoir ce que je vis<br />

maintenant. Si, ma petite sœur, Juci*, elle sentira tout, elle souffrira ma souffrance. La douleur<br />

arrache tout de moi, dans moi. Par moments je crois que c’est fini, que ça ne peut plus grandir,<br />

mais ça grandit encore et encore. Mon corps est secoué par des spasmes et j’espère que l’agonie<br />

ne sera pas longue. (p. 59)<br />

Les images, les pensées du passé qui reviennent avant la mort : il s’agit<br />

d’un motif élaboré par les classiques (p.e. dans le chapitre sur la bataille de<br />

Borodino dans Guerre et Paix) qui ne pouvait pas être absent dans Le Journal d’une<br />

folle, lorsque dans la mémoire de la « Vieille dame » surgissent les chambres à gaz.<br />

…la crampe mortelle dans le cœur et dans les poumons des martyrs des quatorze<br />

chambres à gaz d’Auschwitz. Les enfants de moins de quatorze ans jetés vivants dans les<br />

flammes pour économiser le gaz. Cent fois, mille fois, apparaissaient dans ma mémoire visuelle<br />

les chambres à gaz. Je voyais d’immenses portes coulissantes comme pour les hangars d’avion.<br />

Et voici, elles se referment avec un fracas métallique sur des hommes, femmes, vieillards<br />

dénudés, squelettiques. Ils attendent que l’eau de la douche se mette à couler. Même humiliés<br />

déjà par tout ce qu’ils ont vu et subi précédemment, même si depuis la descente du wagon<br />

quelques autres malheureux ont réussi à leur communiquer que ce ne sont pas de vraies<br />

douches, qu’ils seront tous gazés, même malgré cela, même déjà enfermés, ils espèrent toujours :<br />

peut-être ne s’agit-il que de rumeurs ? Peut-être se trouvent-ils maintenant dans cette immense<br />

salle, conformément à l’esprit méthodique de propreté et d’organisation germaniques, afin de se<br />

doucher pour être préparés à un travail, certes dur, par exemple dans une usine militaire, mais<br />

un travail tout de même ?… Cet espoir va durer deux ou trois minutes à peine. Ils lèvent leur<br />

regard au plafond, les têtes de « douches » crachent des nuages jaunâtres, ils sentent déjà la<br />

puanteur piquante du gaz, ils suffoquent, la respiration devient douloureuse, les mamans se<br />

penchent sur le petit corps de leur bébé ; dans un dernier sursaut de l’instinct maternel elles<br />

veulent les protéger. Des gestes qui s’arrêtent à mi-temps, car elles-mêmes tombent sur le corps<br />

de leur enfant. Des milliers d’hommes et de femmes, pendant les quelques minutes de l’agonie,<br />

dans les convulsions causées par la douleur physique, revoient une dernière fois quelques scènes<br />

de leur propre vie. Les uns voient le visage de leur mère, ou de leur père, d’un mari ou d’une<br />

femme. Les autres se revoient au temps du premier amour, un autre voit un sentier forestier avec<br />

des fleurs sauvages, un autre entend distinctement les airs d’une sonate de Beethoven ou d’une<br />

symphonie de Mahler. Mais la plupart de ces gens étaient très pauvres, de petites gens humbles,<br />

et maintenant le petit tailleur de la Grande Plaine Hongroise pense à la commande d’un<br />

57


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

manteau par le notaire qu’il n’a pas pu finir à cause de la déportation. Pourtant c’était presque<br />

terminé ! Il restait à enlever les fils blancs, ajuster le col de vison, puis un bon repassage… Le<br />

petit tailleur était peut-être mon oncle Abraham. (p. 81-82)<br />

Ce qui est important ici, entre autres, du point de vue de la question du<br />

langage, c’est une intelligence plus profonde de la tragédie de l’Holocauste, et plus<br />

généralement des grands événements, dans une vision de l’histoire qui ne peut pas<br />

être fondée uniquement sur des approches documentaires, quantitatives, statistiques.<br />

Car il y a le langage commun : « six millions de victimes », mais au-delà de ce<br />

nombre il y a six millions de romans individuels. Un roman sur une tragédie peut<br />

être plus fort que les grands chiffres statistiques. La Ballade du soldat, ce chefd’œuvre<br />

de Grigori Tchoukhraï, nous montre en quelques images les quelques jours<br />

d’un soldat russe en permission, et on quitte la salle de cinéma en larmes ; on<br />

comprend mieux avec ce film la tragédie du peuple russe, la signification de ses<br />

25 millions de morts de la Grande Guerre patriotique. La nouvelle de Soljenitsine<br />

Une journée d’Ivan Denissovitch, comme œuvre d’art, comme pensée en images, est<br />

plus forte que son Histoire des Goulags. En partant de l’esthétique de Belinski que<br />

j’ai mentionnée plus haut, nous pouvons considérer un roman, ou un film, un<br />

tableau, une œuvre musicale, comme une longue phrase qui sous-tend l’infini,<br />

l’inachevé. Cette idée est déjà dans un dialogue de Platon où il fait parler Socrate<br />

sur la notion de l’un, de l’infini et sur ce qui se trouve entre ces deux notions. La<br />

statistique des grands chiffres nous camoufle les vérités historiques concrètes, elle<br />

les plonge dans la grisaille uniformisante en escamotant leur profondeur, leur<br />

dimension humaine. Donc, un langage commun des victimes, mais conjugué par six<br />

millions de langages individuels, vingt-cinq millions de langages individuels,<br />

l’infini et l’inachevé des langages individuels et des romans, des « pensées en<br />

images » : c’est bien ça le sens du passage cité.<br />

Le langage du délire, déjà présent pendant l’agonie des victimes, l’est<br />

également dans les souvenirs tragiques de la vieille dame qui la poussent vers la<br />

folie et la mort. Le mécanisme du langage délirant ressemble à l’écriture<br />

automatique préconisée par certains surréalistes : paradoxalement, il peut être<br />

conditionné par une grande lucidité et une maîtrise de la forme. C’est le cas, par<br />

exemple, du délire psychanalytique de Tristan Tzara dans Le Petit Tailleur. La<br />

vieille dame, dans ses cauchemars tourmentés, crie : « Auschwitz ? De telles<br />

horreurs n’ont jamais pu exister ! Je suis guérie, je suis de nouveau normale. Je<br />

suis une vieille femme juive, une rescapée niant l’existence des déportations, des<br />

tortures, de la cruauté, des exécutions sommaires, des chambres à gaz et des fours<br />

crématoires. » (p. 133) Ce langage de la « négation » contient automatiquement la<br />

négation de la négation : il nomme tout ce qu’il prétend nier. En plus, dans<br />

l’exclamation : « De telles horreurs n’ont jamais pu exister ! », on entend une<br />

condamnation morale, comme si elle disait : «… n’ont jamais dû exister ! ». A<br />

l’opposé, dans le chapitre onirique du « Bal des négationnistes » qui se déroule dans<br />

une chambre à gaz, transformée à l’occasion en une salle des fêtes avec musique,<br />

danses et attractions, Herr Obergruppenführer Reinhardt Tristan Heidrich, le<br />

bourreau de Prague, tient un discours autrement délirant : il se vante d’avoir donner<br />

des ordres à ses braves SS pour sauver des flammes des enfants, des femmes, des<br />

vieillards juifs dans l’incendie du ghetto de Varsovie. Ce langage du délire<br />

négationniste détourné satiriquement par l’absurde est ambigu : comme si la vieille<br />

dame (car toute cette scène fait partie de son cauchemar à elle), souhaitait<br />

inconsciemment que les remords de conscience des bourreaux se réveillent… mais,<br />

58


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

au lieu de la conscience de culpabilité, c’est le langage cynique du mensonge<br />

éhonté.<br />

Le respect de la mémoire des morts est un des thèmes importants du roman<br />

et il s’exprime, le plus souvent, par un langage symbolique. Ce thème apparaît à<br />

plusieurs reprises, chaque fois sous un angle différent :<br />

Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit soldat<br />

de l’encadrement, pas une ride sur son front, et les visages sales, pleins de rides et de boue des<br />

deux sœurs. Tante Bella : son corps affaissé près du fossé, puanteur d’urine, puanteur de<br />

souffrance, et alors tante Stefi qui voulait l’enterrer, quoi l’enterrer, juste gratter à la main<br />

quelques mottes de terre mélangées à la neige sale, la neige jaune brune de vomissures et de<br />

merde… Stefi, Stefike, accroupie, le petit soldat derrière elle, debout, la frappant avec la crosse<br />

de son fusil, pour achever ensuite par une balle ce sale et maigre quelque chose, ce quelque<br />

chose de squelettique, en épouvantail. Car tout vêtement propre et décent devient épouvantail<br />

après trois jours de marche forcée dans la boue et dans la neige. […] cet amas de tissu sale<br />

mélangé avec de la chair encore vivante qui bougeait si drôlement, après les deux coups de<br />

crosse dans le dos, qu’il fallait quand même lâcher une balle dans le dos (il visait la nuque),<br />

« car nous, guerriers preux et valeureux, c’est comme ça que nous ont enseigné nos supérieurs<br />

aux exercices du LEVENTE ou dans l’Armée, nous ne devons laisser agoniser personne, même<br />

pas une sale juive. Pour sûr que le premier que j’ai fusillé tout au début, à la sortie d’une<br />

banlieue de Budapest, eh ben alors j’ai dégueulé un peu, mais mon cap’taine, un volontaire,<br />

étudiant en médecine, m’a expliqué que ce n’est rien, que ses camarades en passent par là, lors<br />

du premier cours de dissection presque tout le monde dégueule, mais après ce n’est rien :<br />

« C’est comme si l’on découpait un poulet rôti sur le plateau d’argent posé sur la table par la<br />

bonne au tablier blanc et au fichu blanc, ha-ha-ha, nous autres on aime pincer les cuisses de la<br />

petite bonne à tout faire. » (p. 97)<br />

Ainsi surgit dans la mémoire de la vieille dame la mort de ses deux tantes.<br />

Tante Bella est morte d’épuisement pendant la déportation à pied vers la frontière<br />

autrichienne et tante Stefi, sa sœur, voulait l’enterrer près du fossé. Enterrer les<br />

morts fait partie des civilisations qui remontent à la préhistoire. Dans toutes les<br />

civilisations, dans toutes les croyances ou, dans les temps modernes mêmes chez les<br />

gens détachés de la religion, existent des langages symboliques, des gestes, des<br />

manières d’enterrer les morts, ou de les incinérer, en signe d’un dernier hommage.<br />

Ce geste, ce langage symbolique était celui de tante Stefi. C’était le langage de la<br />

dignité, du respect des morts qui fait partie du respect de la vie. Cependant, le soldat<br />

de l’encadrement assassine tante Stefi et les cadavres sans sépulture restent au bord<br />

de la route. Le meurtre et le « geste » symbolique de ne pas enterrer les morts existe<br />

également depuis des millénaires, mais ce langage est celui des courants historiques<br />

rétrogrades, c’est souvent l’expression du mépris, la volonté de considérer l’autre<br />

comme un objet, comme un numéro, qui ne mérite pas un traitement humain. Dans<br />

l’Antiquité c’était le traitement des esclaves révoltés, ou, sous les régimes féodaux,<br />

celui des serfs désobéissants ou alors des criminels exécutés dont les cadavres<br />

restaient sous les gibets en proie aux oiseaux rapaces. Les génocides modernes<br />

constituent le langage absolu de blasphème à propos de la mort.<br />

Les antonymies inversées. Revenons à la scène de la mort de tante Bella et<br />

tante Stefi. Le meurtrier est un jeune soldat de l’encadrement nazi dont le texte dit :<br />

« Le contraste était frappant, surtout entre le visage presque angélique du petit<br />

soldat de l’encadrement – pas une ride sur le front – et les visages sales, pleins de<br />

rides et de boue des deux sœurs. » Ce contraste est très important dans le roman et il<br />

revient à plusieurs reprises. Ce sont les images concrètes d’une réalité historique qui<br />

caractérisent la barbarie fasciste. Ce n’est pas seulement l’uniforme impeccable,<br />

propre des SS, ce n’est pas seulement le visage presque angélique des bourreaux, ce<br />

n’est pas seulement le bouquet de fleur tendu par une charmante fillette au dictateur<br />

59


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

souriant. C’est le langage des apparences. Je quitte le roman pour citer une phrase<br />

tirée d’un discours de mars 1936 de Goebbels, le chef de la propagande nazie. Il<br />

s’adresse à la nation allemande et lui demande « de soutenir le Führer et sa politique<br />

de paix et d’égalité des droits » (sic !). Le langage des bourreaux est souvent celui<br />

du délire mensonger tantôt cynique (le menteur sait qu’il ment), tantôt crédule (le<br />

menteur croit en son propre mensonge). Le chef « historique » des nazis hongrois,<br />

Szàlasi, en fin avril 1945, lorsque l’Armée Soviétique était déjà aux portes de<br />

Berlin, quelques jours avant la capitulation de l’Allemagne, parlait encore de « la<br />

victoire finale », langage tenu également par plusieurs chefs nazis allemands encore<br />

en vie.<br />

Dans le roman, œuvre de « pensée en images », on voit le contraste entre<br />

les victimes poussées dans la saleté, pour que leur visage humain soit souillé et le<br />

visage presque angélique des bourreaux. Derrière ces images se cache la vérité<br />

profonde, inverse des apparences : d’une part la beauté morale des victimes, leur<br />

pureté couverte par la souillure, d’autre part l’inhumanité des bourreaux qui se<br />

cache derrière un masque de « pureté ».<br />

Dans un autre chapitre du roman, présentant la tragédie de la famille<br />

Holics, assassinée par les nazis, on a la même inversion : les bourreaux aimant la<br />

propreté, les victimes qui sont sales et leur cadavres qui sont rendus dégoûtants. Je<br />

ne citerai pas un autre passage où le Journal décrit les horreurs des latrines derrière<br />

les baraquements d’Auschwitz.<br />

Le livre est un des thèmes importants du roman. Il est l’une des plus<br />

grandes découvertes de l’humanité, l’invention géniale de la mémoire artificielle, du<br />

premier « ordinateur » pour fixer les langages. Le livre est l’essence même de notre<br />

civilisation, inséparable de la mémoire et du langage. Depuis les tablettes en terre<br />

cuite ou les feuilles en papyrus de l’Antiquité jusqu’à nos jours, le livre, et bien sûr<br />

l’écriture, sont nos plus précieuses inventions. Dans Le journal d’une folle le<br />

langage des victimes et celui des bourreaux apparaissent souvent dans les relations<br />

qu’ils entretiennent respectivement avec le livre. La narratrice lisait des ouvrages de<br />

la bibliothèque de ses parents (le Journal mentionne, entre autres, Baudelaire, Roger<br />

Martin du Gard, Gorki et Kassàk, dans la Préface du roman on apprend que la<br />

vieille dame était une admiratrice de Gogol, etc.). Nombre de passages du roman<br />

contiennent des allusions implicites, des références cachées, que le lecteur peut<br />

décrypter ; il faut donc comprendre à quel point la littérature, le livre, étaient<br />

honorés dans l’univers familial et amical de la narratrice du Journal.<br />

De l’autre côté, le Journal évoque le fait historique : les nazis hongrois, le<br />

16 juin 1944, en la présence solennelle (!) d’un représentant de l’Ambassade<br />

d’Allemagne en Hongrie, ont détruit près d’un demi million de livres d’auteurs<br />

classés « juifs », par exemple Proust en traduction hongroise (p. 66). Ils avaient<br />

également une liste des artistes « dégénérés » destinés à la destruction, selon le<br />

modèle de leurs maîtres allemands 1 . Par ailleurs, on sait que les nazis allemands,<br />

quelques années plus tôt, ont brûlé sur la place de l’Opéra de Berlin des centaines de<br />

milliers de livres. Le bûcher y fut allumé par le chef de la propagande nazi<br />

Goebbels, et cette cérémonie exécrable que les nazis voulaient hautement<br />

symbolique, devint effectivement le symbole historique de leur barbarie. Le roman<br />

1 Rudolf Diener-Dénes, peintre de l’école dite « franciàs » (francisante), mon père, figurait également sur<br />

cette liste.<br />

60


LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

montre ce paradoxe : le langage des nazis est celui de la destruction du langage ! En<br />

détruisant des livres non « aryens » (selon leur idéologie), comme par exemple ceux<br />

de Heine, Zweig ou Freud, ils ont anéanti en effet des chefs-d’œuvre des cultures<br />

littéraires allemande et autrichienne dont l’élément de mentalité, de sensibilité, juive<br />

faisait partie intégrante. Leur propagande rejetait même Thomas Mann, qui se<br />

trouvait pourtant en dehors de leur définition fantaisiste : « non aryen ». Du point de<br />

vue historique, philosophique, moral, leur vandalisme était en même temps une<br />

autodestruction. Je résume donc : amour et respect du livre c’est le langage des<br />

victimes dans le roman, mépris et destruction du livre est celui des bourreaux nazis.<br />

Le gaz. Dans un contexte de la vie quotidienne c’est un mot qui signifie<br />

quelque chose de banal : facture de gaz, j’achète une bouteille de gaz pour ma<br />

maison de campagne, etc. Cependant, les mots « gaz », « gazé », « chambres à<br />

gaz », reviennent très souvent dans le langage intérieur de la vieille dame, dans un<br />

contexte chargé d’une toute autre signification. Les fragments de son Journal, sans<br />

respecter d’ailleurs un ordre chronologique, commencent par l’association<br />

obsessionnelle de deux mots qui n’est pas motivée par les règles phonétiques du<br />

hongrois :<br />

Le gradé a le sommeil perturbé. Ces maudites roues sans ressorts donnent des<br />

secousses à se casser les côtes. Et des soucis en plus. D’une part, il a reçu l’ordre de se<br />

présenter à mi-chemin entre Budapest et la frontière autrichienne, à Györ, pour des<br />

instructions. » Instruction », en langage militaire hongrois, se dit : ELIGAZITAS et ce mot me<br />

fait penser à un autre : ELGAZOSITAS, action de gazer, gazage. D’autre part, son « frère »<br />

supérieur a insisté pour que la colonne des déportés ne traverse pas de grandes agglomérations<br />

car, disait-il, ces « sales juifs » pourraient être tentés de s’évader en s’y cachant. (p. 13)<br />

Les chambres à gaz, en tant que fait historique et également en tant que<br />

langage, constituent l’un des terribles symboles, opposés l’un à l’autre des<br />

bourreaux et des victimes. Si nous disons « chambres à gaz », cela résume déjà la<br />

condamnation morale du régime nazi, le Troisième Reich. En revanche, les néonazis<br />

hongrois des années 2000, dans leur propagande expriment leur nostalgie des<br />

chambres à gaz, et leur mécontentement que l’Holocauste n’ait pas été total. Bien<br />

sûr, c’est aussi une question de langage, mais pas uniquement… Face à ces<br />

immondices, du côté des victimes et de tout honnête homme, ce même substantif<br />

(car nous devrions le considérer comme tel : chambre-à-gaz) désigne, symbolise la<br />

souffrance absolue, causée par l’inhumanité absolue.<br />

Le roman se termine par la description du délire, probablement de l’agonie,<br />

de la vieille dame ; sa chambre de malade à la clinique se confond, dans ses<br />

hallucinations tragiques, avec une chambre à gaz, où apparaissent également les<br />

souvenirs très lointains du docteur Pickler, le médecin de famille. Trois niveaux<br />

temporels, trois strates de langage se confondent ici dans un ultime chuchotement de<br />

désespoir :<br />

L’infirmière sort sans que ses pieds touchent le sol. Une tache de blancheur, un<br />

nuage qui vole. Un médecin entre sans bruit, c’est le Docteur Pickler de l’escalier « A »,<br />

numéro 11/bis avenue Aréna, Budapest quatorzième. Donc ce ne serait pas ou plus la maison de<br />

repos psychiatrique près de Boston ? Où suis-je ? Je ne suis nulle part, je n’existe pas. Je pense<br />

à moi-même à la troisième personne : elle est nulle part, elle n’existe pas. Pourquoi le visage du<br />

Docteur Pickler est-il si angoissé ? Il y a maintenant plusieurs médecins, ils ont tous le visage<br />

angoissé, pourquoi, pourquoi, pourquoi angoissé, angoissé, angoissé ? La chambre est ma<br />

chambre (sa chambre ?)… ce n’est pas une chambre à gaz, à gaz, à gaz. Les chambres à gaz<br />

n’ont jamais existé, sa chambre est pleine de roses et de visages angoissés de toutes sortes de<br />

visages. Non, ce ne sont pas des visages, ce sont des tuyaux compliqués et angoissés, c’est pour<br />

respirer, respirer, respi… — soudain tout devient blanc et paisible je dois elle doit nous devons<br />

faire un effort pour prononcer pour articuler papa maman ma sœur mon fiancé mon voisin ma<br />

61


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

tante mon oncle mon ami ma camarade de classe… ma langue est lourde ma bouche est raide<br />

lourde raide lourde raide bouche fin fin fin… (p. 135)<br />

Peter DIENER<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

Textes<br />

Peter Diener : Le Journal d’une folle (Ed. de l’Aube, 2001)<br />

Peter Diener : Choix de Poèmes (Ed. Cercle Culturel Franco-Hongrois, Brdx. 2001)<br />

Principaux documents et études sur l’Holocauste en Hongrie<br />

R.L. Braham : The Politics of Genocide. The Holocaust in Hungary. I-II. (Columbia<br />

University Press, New York, 1981)<br />

The Destruction of Hungarian Jewry : A Documentary Account. (red. : R.L.<br />

Braham. New York : World Federation of Hungarian Jews, 1963, I-II, 960 p.)<br />

Jenö Lévai : Zsidòsors Magyarorszàgon. (Budapest, Magyar Téka, 1948, 479 p.)<br />

C. A. Macartney : October Fifteenth. A History of Modern Hungary, 1929-1945.<br />

(Red. : F.A. Paeger, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1957, I-II.)<br />

Ernö Munkàcsi : Hogyan történt ? Adatok és okmànyok a magyar zsidòsàg<br />

tragédiàjàhoz. (Budapest, Renaissance, 1947. 252 p.)<br />

Vàdirat a nàcizmus ellen. (Red. : Ilona Benoschofsky et Elek Karsai. Budapest, A<br />

Magyar Izraelitàk Orszàgos Képviselete, 1958-1967, I-III.)<br />

Géza Komoròczy : Holocaust, A pernye beleég a börünkbe. (Ed. Osiris, Budapest<br />

2000)<br />

Publications récentes sur l’Holocauste, le révisionnisme, le négationnisme et les<br />

néonazis hongrois :<br />

J’ai utilisé les bibliographies thématiques de la revue culturelle hongroise juive<br />

« Mùlt és Jövö » (Budapest, fondée en 1911, interdite par les nazis en mars 1944,<br />

nouvelle rédaction depuis 1988, réd. : Jànos Köbànyai et d’autres). Numéros<br />

consultés : de 1990 à 2001, plusieurs milliers de titres d’articles de presse<br />

répertoriés. En français : R.L. Braham : Offensive contre l’histoire. Les nationalistes<br />

hongrois et le Shoah. (Les Temps Modernes, N° 606/1999)<br />

Pour la sociologie du langage (stéréotypes), j’ai étudié plus particulièrement les<br />

ouvrages de J. Gabel, B. Bettelheim, T. W. Adorno, C. Lévi-Strauss, W. Lippmann,<br />

R. Amossy, mais aussi de plus récent : H. Lefebvre : Langage et société.<br />

62


LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE. LA DIFFUSION DES<br />

THÈSES NÉGATIONNISTES SUR INTERNET<br />

Aujourd’hui, les concepts traditionnels régulant la vie en société sont<br />

tiraillés entre revendications identitaires et quête de liberté individuelle, entre<br />

globalisation des rapports humains et sentiment de déracinement culturel.<br />

L’exemple des propagateurs de la haine sur Internet montrera que dorénavant<br />

chacun paraît libre de se forger sa propre Weltbild sans devoir s’encombrer de<br />

processus de rationalisation objective. Cette constatation rappellera que la Cité<br />

nouvelle du Net favorise la fragmentation de l’opinion publique, menaçant la paix<br />

sociale.<br />

Notre contribution portera sur le constat suivant : l’idéologie sous-jacente à<br />

nos sociétés de communication d’aujourd’hui et de demain puise ses racines dans la<br />

Shoah. Les cybernéticiens du Massachusetts Institute of Technology rassemblés<br />

autour de Harald Wiener, émigré autrichien, avaient multiplié leurs recherches en<br />

apprenant la nouvelle des déportations massives vers la Pologne occupée en 1942.<br />

Leur idée était de mettre en rapport le plus grand nombre d’acteurs sociaux afin de<br />

combattre la politique du secret et de la stratification sociale caractéristiques des<br />

régimes totalitaires. Cependant, force est de constater que la mise en œuvre des<br />

réseaux d’information n’a pas su éviter le pire : la transmission en directe de la fin<br />

de l’"enclave humanitaire" de Srebrenica — cité meurtrie — restera dans notre<br />

mémoire coupable et la diffusion du déni de la Shoah est une preuve supplémentaire<br />

d’un phénomène paradoxal : ce qui a été conçu pour éradiquer l’inhumain s’est<br />

transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé par les sites négationnistes<br />

paraît une composante importante.<br />

Ainsi, la diffusion des discours sociaux imprégnés des thèses<br />

négationnistes rappellera que nos pratiques de lecture, nos modes d’acquisition et de<br />

validation du savoir et nos concepts de la vie sociale devront tenir compte des<br />

enjeux posés par les nouveaux médias de communication. Alors que des méthodes<br />

d’analyse appropriées font encore largement défaut, notamment dans les sciences<br />

humaines, l’opinion – terrain de tous les affrontements idéologiques – est exposée à<br />

un flux d’informations qu’elle ne peut canaliser, faute d’une pratique culturelle<br />

suffisante. Les discours haineux des négationnistes ont pu s’emparer d’un espace<br />

public en devenir, profitant de la fragmentation de nos sociétés et de la percée de<br />

61


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

l’idéologie libérale qui prône le "tout peut être dit", favorisant un "tout est permis"<br />

dans la Cité nouvelle.<br />

Le combat contre les « propagateurs de la haine » (Knobel et Peillon 2000)<br />

requiert certes la détermination des législateurs de tous les pays, la définition d’une<br />

déontologie professionnelle reconnue par les fournisseurs, mais d’abord une<br />

véritable prise de conscience des citoyens concernant les enjeux posés par les<br />

racistes et les néonazis sur lnternet. Si nombre de mesures légales favorisent<br />

aujourd’hui ce combat et si certains fournisseurs se voient obligés d’adopter de<br />

nouvelles règles de conduite (Bremer 2001), la question de la conscience citoyenne<br />

et de l’orientation que celle-ci prendra à l’égard de l’action négationniste n’est en<br />

rien résolue. Notre exposé portera sur ce facteur décisif du combat pour le<br />

fonctionnement démocratique de nos sociétés, exposé qui s’inscrira dans un champ<br />

de réflexion millénaire : celui de la rhétorique 1 . En effet, depuis l’antiquité, les<br />

théoriciens des discours de persuasion et de conviction ont construit leurs modèles<br />

de la raison démocratique sur une donnée qui n’a rien perdu de sa problématique :<br />

l’opinion commune. Ainsi, au début des Topiques, Aristote définit l’objet de son<br />

étude de la manière suivante :<br />

Le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en<br />

mesure d’argumenter sur tout problème, en partant de prémisses probables, et<br />

d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire de nous-mêmes qui<br />

y soit contraire. […] Sont probables les opinions qui sont reçues par tous les<br />

hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et, parmi ces<br />

derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin, par les plus notables et<br />

les plus illustres. (Topiques, I, 1, 100a18 et 100b18)<br />

Que l’on aborde l’opinion commune par l’effet qu’elle produit –<br />

l’acceptabilité pour une société donnée (Perelmann et Olbrechts-Tyteca, 1992:9) –,<br />

ou par la cause – la domination d’une société donnée (Eggs, 1992:925) –, la<br />

conception aristotélicienne montre que l’opinion commune se caractérise d’abord<br />

par sa mise en place graduelle. Elle crée ce que nous appelons des "espaces<br />

publics", lieux de rencontre d’une communauté culturelle et politique, lieux<br />

privilégiés de la sémiosis sociale, pour tout dire, lieux des sens partagés et des<br />

valeurs communément partagées (Rinn 2002:49-91). Soumis aux variables de<br />

l’histoire, de la pensée et de la société elle-même, ces espaces publics tirent leur<br />

légitimité à la fois des normes qu’ils parviennent à imposer à la société et des<br />

croyances que cette même société leur confère.<br />

L’analyse rhétorique paraît particulièrement apte à démontrer le<br />

fonctionnement profondément agonique, conflictuel, destructeur, voire terroriste des<br />

discours de haine. Elle permet de relever les structures de sens (ou de non-sens)<br />

élaborées par leurs auteurs, les principes argumentatifs dont ils se servent, leurs<br />

contradictions internes et la circularité de leur travail de persuasion, limitant, de ce<br />

fait, le nombre de leurs adhérents. Or, l’étude de la structure conflictuelle des<br />

discours de haine conduit également à redéfinir la conception irénique sous-jacente<br />

au langage, ce dernier étant le foyer de ce qui rend possible une vie en société,<br />

essence même de l’humain. L’idéologie du "tout dire" prônée par une vaste<br />

1 Comme le montre l’ouvrage intitulé Internet, communication et langue française (1999) de J. Anis, peu<br />

de recherches ont été menées pour l’instant dans le domaine des discours persuasifs sur Internet. Dans le<br />

contexte plus large, lire également le livre d’A. Finkielkraut et de P. Soriano intitulé Internet,<br />

l’inquiétante extase (2001).<br />

62


LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE…<br />

communauté d’internautes réfère précisément à la fonction apaisante et rédemptrice<br />

de la communication qui unifierait l’ensemble des acteurs sociaux dans un espace<br />

dialogique sans frontières ni contrainte temporelle 1 .<br />

Le parcours analytique esquissé s’offre de manière exemplaire au cursus<br />

scolaire et universitaire, par le fait qu’une éducation compétente des jeunes<br />

générations en matière de critique de l’Internet, a fortiori de la cyberpropagande de<br />

la haine est tout aussi importante qu’une législation efficace ou que l’utilisation de<br />

logiciels de filtrage performants. Par ailleurs, cette approche permettrait de<br />

confirmer la pérennité de la rhétorique, outil civilisateur aujourd’hui abandonné par<br />

la plupart des institutions scolaires.<br />

Pourtant, l’analyse rhétorique des discours négationnistes sur le Web<br />

soulève une question fondamentale. Malgré les apparences, s’agit-il vraiment d’une<br />

praxis sociale destinée à emporter l’opinion publique par la pertinence des<br />

arguments soutenus ? Compte tenu du fait que ces discours cherchent à nier des<br />

réalités humaines, historiques, culturelles non vraisemblables mais vraies – hier,<br />

aujourd’hui comme demain nous sommes avec Auschwitz – il faudrait conclure par<br />

la négative et suivre Aristote dans un passage tiré des Topiques :<br />

Il ne faut pas, du reste, examiner toute thèse, ni tout problème : c’est<br />

seulement au cas où la difficulté est proposée par des gens en quête<br />

d’arguments, et non pas quand c’est un châtiment qu’elle requiert, ou quand<br />

il suffit d’ouvrir les yeux. Ceux qui, par exemple, se posent la question de<br />

savoir s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents, n’ont besoin<br />

que d’une bonne correction, et ceux qui se demandent si la neige est blanche<br />

ou non, n’ont qu’à regarder. (Topiques 105a5)<br />

Mais la spécificité de l’Internet est qu’il tend à se substituer aux médiateurs<br />

traditionnels de la mémoire humaine (cercles familiaux, communautés religieuses et<br />

Etats nations), tout en fragmentant infiniment le réel sociétal qui nous entoure et qui<br />

nous constitue en tant qu’individus. Le tout communicationnel que nous promettent<br />

les promoteurs du Web risque d’atrophier nos capacités mêmes d’entrer en contact<br />

avec autrui et d’établir ce que l’on appelle… la réalité.<br />

Cela nous permet d’avancer les constats suivants : la catastrophe humaine,<br />

sociale et culturelle qu’est la Shoah montre qu’il faut se mettre à l’écoute des poètes<br />

– Paul Celan, Edmond Jabès, Primo Levi, et de celles et ceux qui sont revenus de làbas,<br />

afin de partager cette impossibilité humaine que fut Auschwitz : tel restera<br />

notre principal devoir de mémoire, d’enseignant, de chercheur, de politique –<br />

d’homme – si nous voulons maintenir des formes humaines dans la vie sociale 2 .<br />

Nourrir ce dialogue-là, qui est fragile, exigeant, périlleux est un impératif moral à<br />

l’égard du passé et du présent, mais également un impératif de sens : il nous faut<br />

penser avec toutes les formes de l’inhumain pour donner sa chance à un avenir<br />

viable.<br />

Nos investigations consacrées au discours négationniste sur le Web nous<br />

conduisent à un autre constat dont il faudra sans doute évaluer la portée. Parmi les<br />

nombreux sites qui se sont spécialisés dans la lutte contre les négationnistes, nous<br />

avons lu sur le site http ://www.hatewatch.org un message intitulé « HateWatch<br />

1 Lire à ce sujet le livre de P. Breton et S. Proulx intitulé L’explosion de la communication (1996),<br />

notamment le chapitre 14 consacré à la dimension utopique de la communication.<br />

2 Sur les conditions de cet échange dialogique, voir M. Rinn, Les récits du génocide (1998), notamment le<br />

chapitre 1 intitulé « Dire ou taire : un dilemme », pp. 19-60.<br />

63


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Says Goodby » diffusé par David Goldman, responsable du site. Cet adieu adressé<br />

aux visiteurs fidèles prend la forme d’une bonne nouvelle : « Nous croyons que<br />

nous avons réussi la mission que nous nous sommes proposée : éduquer la<br />

communauté des internautes en matière de fanatisme (bigotry) et leur donner les<br />

moyens de le combattre » (traduction personnelle). Selon David Goldman, les<br />

groupes racistes se seraient lourdement trompés de médium. En forçant les portes<br />

des gens ordinaires via le Web, ils auraient transformé ces derniers en activistes<br />

anti-haine. De toute évidence, ce message optimiste prouve à quel point le<br />

maniement de ce nouvel instrument d’information peut nous éloigner de la réalité<br />

des faits : le nombre des sites racistes et néonazis ne cesse d’augmenter.<br />

Cela nous amène à formuler un dernier constat : l’idéologie sous-jacente à<br />

nos sociétés de communication d’aujourd’hui et de demain puise ses racines dans la<br />

Shoah. Les cybernéticiens du Massachusetts Institute of Technology rassemblés<br />

autour de Harald Wiener, émigré autrichien, avaient multiplié leurs recherches en<br />

apprenant la nouvelle des déportations massives vers la Pologne occupée en 1942.<br />

Leur idée était de mettre en rapport le plus grand nombre d’acteurs sociaux afin de<br />

combattre la politique du secret et de la stratification sociale caractéristiques des<br />

régimes totalitaires 1 . Cependant, force est de constater qu’aujourd’hui la mise en<br />

œuvre des réseaux d’information n’a pas su éviter le pire : Srebrenica restera dans<br />

notre mémoire coupable et la diffusion du déni de la Shoah est une preuve<br />

supplémentaire d’un phénomène paradoxal : ce qui a été conçu pour éradiquer<br />

l’inhumain s’est transformé en vecteur d’inhumain, dont l’oubli propagé par les<br />

sites négationnistes paraît une composante importante 2 .<br />

Ainsi, la diffusion des discours sociaux imprégnés des thèses<br />

négationnistes rappelle que nos pratiques de lecture, nos modes d’acquisition et de<br />

validation du savoir et nos concepts de la vie sociale doivent tenir compte des<br />

enjeux posés par les nouveaux médias de communication. Alors que des méthodes<br />

d’analyse appropriées font encore largement défaut, notamment dans les sciences<br />

humaines, l’opinion – terrain de tous les affrontements idéologiques – est exposée à<br />

un flux d’informations qu’elle ne peut canaliser, faute d’une pratique culturelle<br />

suffisante. Les discours haineux des négationnistes ont pu s’emparer d’un espace<br />

public en devenir, profitant de la fragmentation de nos sociétés et de la percée de<br />

l’idéologie libérale qui prône le "tout peut être dit", favorisant un "tout est permis".<br />

En jetant un regard de rhétoricien sur les sites Internet des négationnistes<br />

tels qu’ils se présentent aujourd’hui, nous voudrions proposer un tour d’horizon<br />

d’un activisme idéologique dont nous avons pu croire qu’il était en train de<br />

s’essouffler, faute de nouveaux adhérents. Cependant, cette impression demandera à<br />

être nuancée pour deux raisons : d’une part, le Web est en constante évolution. Le<br />

succès d’un site, mesuré par le nombre de visiteurs (mesure non fiable), dépend<br />

largement de sa capacité à s’adapter aux exigences inconstantes d’un public qui<br />

réclame de plus en plus une participation active. D’autre part, l’internationale<br />

négationniste opérant sur le Web s’est spécialisée dans différents domaines du<br />

1 Nous nous référons à l’ouvrage de P. Breton intitulé L’utopie de la communication (1997).<br />

2 V. Igounet, dans son livre de référence intitulé Histoire du négationnisme en France (2000), dresse le<br />

bilan historique de l’idéologie négationniste en France, rappelant qu’au-delà des clivages politiques, le<br />

déni de la Shoah fait écho à l’histoire séculaire de l’antisémitisme. Voir également P.-A. Tagieff, La<br />

couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (1998) et D. E. Lipstadt, Denying the Holocaust<br />

(1993).<br />

64


LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE…<br />

discours convaincant : certains sites revêtent le rôle de stations relais dirigées par un<br />

leader qui se veut charismatique. D’autres s’affichent comme des institutions<br />

académiques, recherchant une caution scientifique pour mieux diffuser le déni de la<br />

Shoah. La forme la plus récente et la plus performante d’un point de vue<br />

communicatif est sans doute le journal Internet intitulé Action Report de l’historien<br />

anglais David Irving, zélateur d’un négationnisme primaire, journal qui se présente<br />

comme un quotidien en ligne, de type presse à scandale. Comme nous le verrons, le<br />

journal d’Irving, centré sur le côté divertissant de l’information – "l’infotainment" –<br />

cherche à exceller dans l’art de persuader.<br />

Nous avons commencé notre enquête en tapant des mots comme<br />

Révisionnisme ou Holocauste dans les moteurs de recherche d’Altavista et de<br />

Yahoo ! pour constater qu’il faut faire preuve d’un peu de patience pour découvrir<br />

des sites négationnistes. Les domaines concernés sont également occupés par des<br />

sites anti-négationnistes comme ceux de la LICRA, du centre Simon Wiesenthal,<br />

d’Amnistia ou de Ras l’front, témoignant du combat rhétorique engagé dans l’arène<br />

du cyberspace. Au gré du hasard, nous avons rendu visite au site dont nous nous<br />

proposons d’analyser la page d’accueil : il s’agit de celui de Russ Granata<br />

(http ://www.russgranata.com/index4.html). Du point de vue rhétorique qui est<br />

censé régir ce type de site destiné à gagner de nouveaux adhérents, la première prise<br />

de contact entre l’hôte et ses visiteurs virtuels est déplaisante : la page d’accueil<br />

requiert trop de temps pour se mettre en place. L’internaute, impatient par<br />

définition, tire un constat immédiat : il s’agit là d’un matériel suranné et de<br />

mauvaise qualité.<br />

Cette impression est confirmée par la mise en page confuse du site :<br />

différents graphismes juxtaposant des types d’écritures antiquisants et modernes ;<br />

colonnes verticales et horizontales qui empêchent une hiérarchisation claire des<br />

rubriques, pour ne rien dire du mélange des voix locutrices 1 . Le visiteur assiste<br />

certes au grand jeu d’images en couleurs qui cherchent à capter son regard pour<br />

calmer son impatience. Mais le tout est teinté d’amateurisme : le ciel bleu clair du<br />

début fait subitement place à un rouge vif qui envahit l’écran. Enfin, le spectateur<br />

assiste au dévoilement des Granata, lignée pseudo-aristocratique connue des seuls<br />

admirateurs d’un monsieur au sourire de grand-père qui s’affiche au milieu de la<br />

page.<br />

Si l’on a quelque peine à mettre en relation les signes distinctifs du blason<br />

avec ce visage bénin, l’ethos de l’orateur, c’est-à-dire l’image qu’il cherche à<br />

donner de lui-même, est définitivement brouillée lorsque le visiteur s’intéresse à sa<br />

notice biographique (www.russgranata.com ; voir la rubrique intitulée<br />

« Biographical Sketch »). Il y apprendra que Russ Granata est effectivement un<br />

grand-père et que, matelot sur le porte-avions Houston durant la Seconde Guerre<br />

mondiale, il a vu décoller et atterrir George Bush père, pilote de guerre et futur<br />

1 Les modèles théoriques proposés par les sciences du langage afin d’analyser l’image publicitaire<br />

permettent de mener une première approche critique. On peut donc se référer aux travaux du Groupe µ,<br />

Traité du signe visuel (1992), de P. Fresnault-Deruelle, L’éloquence de l’image (1993) et de J.-M. Adam<br />

et M. Bonhomme, L’argumentation publicitaire (1998). Mais compte tenu de l’influence grandissante de<br />

l’Internet, il paraît urgent d’élaborer de nouveaux concepts méthodologiques adaptés à ce médium qui se<br />

caractérise par le renouvellement incessant des moyens technologiques et des stratégies communicatives<br />

qu’il met en œuvre. Comment donc analyser la mise en page électronique instable, interférant<br />

simultanément images, sons et textes, alors que les modes de lecture critique sont toujours ancrés dans un<br />

univers de sens stable ?<br />

65


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

président des Etats-Unis. Cette rencontre fortuite semble avoir été un des grands<br />

moments de la vie de Russ Granata.<br />

Selon la tradition rhétorique, ses exploits guerriers peuvent témoigner de<br />

son caractère vertueux, de même que son regard de grand-père devrait susciter la<br />

bienveillance des internautes. Mais si l’on se réfère à la théorie aristotélicienne, on<br />

reconnaît aisément l’absence de la troisième condition nécessaire pour gagner<br />

l’adhésion des visiteurs : le bon sens 1 . En effet, comment mettre en relation le<br />

patriotisme de naguère dont se prévaut Russ Granata avec son engagement aux<br />

côtés des pires ennemis de la démocratie américaine d’aujourd’hui 2 ?<br />

Compte tenu du brouillage sémiologique qui paraît définir le site de Russ<br />

Granata (mélange des codes iconiques, typographiques et géométriques), nous<br />

avons été surpris de découvrir un univers fort différent en activant les entrées<br />

rangées dans la colonne gauche de la page d’accueil. Prenons l’exemple du site<br />

réservé à Jürgen Graf, négationniste suisse, actuellement en cavale en Iran (http :<br />

www.russgranata.com ; voir Jürgen Graf). À part le portrait photographique figurant<br />

un Jürgen Graf au sourire quelque peu crispé et le drapeau suisse flottant dans le<br />

vent virtuel, rien ne laisse présager que ce site est abrité par celui de Russ Granata.<br />

Nous constatons que nous sommes en présence d’une liste de publications<br />

électroniques soigneusement établie.<br />

Comment expliquer cette différence qui altère considérablement la visée<br />

rhétorique du site hôte ? Si ce dernier semble s’adresser en premier lieu aux<br />

nostalgiques américains de la Seconde Guerre mondiale, celui de Jürgen Graf<br />

s’inscrit davantage dans la perspective des nouveaux médias. Le site hôte sert donc<br />

de station relais au discours de Jürgen Graf dont le but consiste à propager le déni<br />

de la Shoah au niveau planétaire. Cette stratégie communicative est réaffirmée par<br />

l’emploi de plusieurs idiomes (anglais, allemand, français, italien, danois), mais<br />

également par le renvoi à d’autres sites Internet qui semblent diffuser les messages<br />

du locuteur.<br />

Toutefois, le réseau de diffusion emprunté cache mal le double<br />

renfermement sur soi du discours de Jürgen Graf. D’une part, on constate un<br />

cloisonnement thématique de ses exposés. Que ceux-ci soient ou aient été propagés<br />

par le Committee for Open Debate on the Holocauste (CODOH), par l’Association<br />

des Anciens Amateurs de Récits de Guerre et l’Holocauste (sic !) (AARGH) de<br />

Serge Thion ou par d’autres, leur seule originalité consiste à mettre en scène un<br />

locuteur qui proclame avoir été arbitrairement condamné par la justice suisse.<br />

D’autre part, ce figement discursif qui oscille de manière obsessionnelle<br />

entre les thèmes de la falsification de l’historiographie, le mythe du complot juif et<br />

l’utopie d’une liberté d’expression totale, bloque tout mouvement argumentatif<br />

nécessaire au déploiement de l’empire rhétorique. La plupart des titres donnés aux<br />

articles proposés aux visiteurs trahissent le programme discursif adopté : Jürgen<br />

Graf ne cherche pas à emporter l’opinion du public par une argumentation<br />

1 Nous nous référons au passage suivant de la Rhétorique d’Aristote : « Il y a trois choses qui donnent de<br />

la confiance dans l’orateur ; car il y en a trois qui nous en inspirent, indépendamment des démonstrations<br />

produites. Ce sont le bon sens, la vertu et la bienveillance. […] Par suite du manque de bon sens, on<br />

n’exprime pas une opinion saine » (Rhétorique II, 1378a).<br />

2 Plusieurs recherches récentes ont contribué à renouveler l’approche de l’ethos oratoire. Voir le livre<br />

intitulé Images de soi dans le discours (1999) édité par R. Amossy.<br />

66


LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE…<br />

convaincante, mais vise avant tout à fidéliser des adeptes qui lui sont acquis<br />

d’office. Ainsi, son discours est proprement anti-rhétorique.<br />

Sans les sites hôtes qui lui permettent de marquer une présence dans<br />

l’espace public de la Toile, l’édifice idéologique de Jürgen Graf serait voué à<br />

l’implosion par manque de mouvement argumentatif, d’ouverture communicative et<br />

de rapports sociaux. Enfin, ignorant le fonctionnement élémentaire de l’art de<br />

persuader, son discours ne pourra survivre que dans un cloisonnement toujours plus<br />

étanche. À l’encontre de ce type de discours, des mesures juridiques seraient sans<br />

doute efficaces.<br />

On peut conclure que le site de Russ Granata n’a pas encore été conçu dans<br />

la logique des nouveaux médias. L’Internet étant gouverné par l’obsession du<br />

manque de temps, il répond d’abord à des exigences ultra-pragmatiques. Rien n’est<br />

plus contraignant pour l’internaute qu’une mise en place confuse d’une page<br />

d’accueil, un concept communicatif contradictoire et un hôte que s’avère être un<br />

homme du passé.<br />

En ce qui concerne le « Zundelsite » géré par Ernst Zündel, un Allemand<br />

résidant au Canada, il cherche à s’affirmer résolument dans les nouveaux paysages<br />

médiatiques qui se sont dessinés durant les années 1990<br />

(http ://www.zundelsite.org). Sur une page d’accueil dépouillée, le visiteur aura le<br />

loisir de s’orienter en fonction d’enseignes iconiques clairement hiérarchisées selon<br />

un ordre chronologique et des parties textuelles qui font appel, par zones<br />

interactives, au contenu des images. Contrairement au site de Russ Granata, celui<br />

d’Ernst Zündel traduit la volonté de capter l’attention du visiteur par le biais d’une<br />

organisation et d’un fonctionnement impeccables.<br />

Pourtant, sur le plan rhétorique, la page d’accueil emprunte deux stratégies<br />

argumentatives contradictoires, contribuant à réduire sensiblement la portée<br />

persuasive du Zundelsite : l’extrémisme du locuteur, entièrement tourné vers le<br />

passé nazi, sied mal à l’image de l’homme des médias qu’il cherche à se donner,<br />

comme en témoigne la photographie placée en haut de la page. Cette contradiction<br />

se manifeste au niveau de ce que l’on pourrait appeler l’accroche de la page<br />

d’accueil, juxtaposant le logo et le slogan du site. Le signifiant iconique du logo,<br />

figurant – dans une position désaxée – la lettre Z contenue dans le nom de l’hôte,<br />

s’inscrit sur un fond rouge et blanc. La référence au drapeau nazi est clairement<br />

affirmée. Ainsi, les étapes destinées à initier les visiteurs au révisionnisme selon le<br />

modèle du cursus universitaire américain (101 cours d’introduction ; 202 deuxième<br />

année ; etc.) sont focalisées sur la vision passéiste d’Ernst Zündel. Son<br />

argumentation est consacrée à la promotion du déni de la Shoah afin de revaloriser<br />

le régime nazi.<br />

Or, selon le slogan « S’il vous plaît, soutenez le site le plus assiégé du<br />

Web » placé à côté du logo, l’hôte cherche à inscrire son acte oratoire dans le temps<br />

réel de l’Internet, ce qui le conduit à une contradiction inextricable avec son<br />

idéologie nazie. Cet appel insistant lancé à la communauté des internautes ne pourra<br />

trouver que peu d’écho, compte tenu du but déclaré d’Ernst Zündel qui consiste à<br />

« combattre le Nouveau Monde » (sic !) On peut supposer que E. Zündel pense au<br />

nouvel ordre mondial proclamé par la pax americana après la guerre du Golfe dans<br />

les années 1990. Mais cet ordre a précisément fait naître le public auquel il<br />

s’adresse. Il a également replacé l’Allemagne parmi les grandes puissances<br />

mondiales. Privé de ses principaux arguments et fermé au public auquel il s’adresse,<br />

67


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

le discours d’Ernst Zündel restera donc figé dans sa nostalgie obsessionnelle d’un<br />

régime criminel qui a entraîné tout un peuple à la plus lourde défaite de l’histoire<br />

moderne.<br />

Un des sites Internet les plus performants est sans doute celui de David<br />

Irving, historien anglais réputé qui sombre depuis de nombreuses années dans un<br />

antisémitisme primaire. Jouant habilement plusieurs rôles à la fois, celui du<br />

chercheur reconnu, du pamphlétaire teigneux, de l’éditorialiste acerbe et du guide<br />

charismatique illuminé, David Irving gère son site comme une tribune oratoire<br />

(http ://www.fpp.co.uk).<br />

La page d’accueil du journal électronique intitulé Action Report qui prétend<br />

satisfaire un lectorat étendu en proposant des contenus fort variés tient toutes ses<br />

promesses. S’il est vrai que le premier exemple que nous en avons tiré était centré<br />

sur le cliché du Juif avide d’argent, l’ensemble de la page actuelle emprunte<br />

davantage à la presse à scandale. Ainsi, l’antisémitisme notoire de l’hôte est<br />

habilement caché. Au premier abord, ce dernier semble même vouloir contribuer à<br />

la recherche sur l’origine du mal auquel il participe en donnant généreusement des<br />

conseils à un étudiant qui fait des enquêtes sur l’antisémitisme (voir la rubrique<br />

placée en haut de la page d’accueil intitulée « Mr Irving, take me to… »).<br />

Se coulant dans le moule du registre discursif emprunté, l’Action Report<br />

cherche à répondre aux aspirations d’une jeune génération d’internautes avides de<br />

chroniques scandaleuses (en l’occurrence, il s’agit de la question de savoir qui est<br />

l’instigateur des actes terroristes perpétrés le 11 septembre aux Etats-Unis) ; de<br />

"divertissements" (l’édition du 11 octobre 2001 présente un pseudo-sketch,<br />

rapportant la vente de hot dogs devant le musée de l’Holocauste à Washington) et<br />

de sexe (la section intitulée « flag girl » montre l’image que l’on peut agrandir d’une<br />

femme à demi nue). Ce mélange de genres discursifs et iconographiques rappelle<br />

l’esthétisme fasciste adopté par David Irving.<br />

Mais contrairement aux personnages troubles que nous avons rencontrés<br />

sur les sites précédents, David Irving s’affirme comme un orateur doué, mélangeant<br />

savamment les grands genres des discours de conviction : le judiciaire, le délibératif<br />

et l’épidictique 1 . D’une part, en tant qu’historien, il prétend faire appel à la Seconde<br />

Guerre mondiale dans une finalité éthique, afin de distinguer clairement le juste de<br />

l’injuste. D’autre part, David Irving revêt le rôle traditionnel de conseiller auprès<br />

d’un public de non-spécialistes, cela dans le but déclaré de proposer à son auditoire<br />

une prise de position favorable à l’égard des opinions défendues par le journal.<br />

S’appuyant sur sa réputation d’historien, il oriente son discours sur la promesse<br />

d’un avenir radieux où seul l’esprit des Lumières gouvernerait l’Internet.<br />

Enfin, l’hôte semble cultiver un goût particulier pour le genre épidictique<br />

en faisant l’éloge de sa propre personne. Emportée qu’elle est par la perversion de<br />

son orgueil, cette démarche le conduit à dresser son autoportrait dans la tradition de<br />

la caricature du Juif odieux (consulter la section intitulée « what really happened in<br />

the skies… » pour découvrir en bas de page la rubrique intitulée « Mr Irving<br />

says… »). Cette dérive d’un antisémite cynique trahit pourtant les limites de l’art de<br />

la persuasion dont dispose David Irving, malgré sa maîtrise indéniable de la pratique<br />

rhétorique. Prisonnier de sa passion pour un racisme primaire, son discours<br />

1 Pour une définition courante de ces termes empruntés à la rhétorique antique, voir M. Rinn, Les discours<br />

sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, op. cit., pp. 171-194.<br />

68


LA HAINE DANS LA CITÉ NOUVELLE…<br />

autotélique ne pourra faire adhérer à ses thèses qu’une infime partie des internautes<br />

attirés par l’allure résolument moderniste de sa mise en scène médiatique.<br />

***<br />

Au terme de ce parcours succinct de la rhétorique des propagateurs de la<br />

haine sur la Toile, il faut relever un processus paradoxal. Le déni de la Shoah a<br />

gagné en importance grâce aux nouveaux systèmes de communication, alors qu’il ne<br />

peut se maintenir, d’un point de vue argumentatif, que dans un cloisonnement de<br />

plus en plus radical. Telle paraît être la principale faiblesse communicative des sites<br />

négationnistes.<br />

Même un orateur aussi habile que David Irving ne pourra pas toucher de<br />

larges pans de la société avec son discours haineux entièrement tourné vers le passé<br />

historique, tout en faisant mine de vouloir révéler les vérités dont nous priveraient<br />

les éternels comploteurs (essentiellement juifs) d’aujourd’hui. Certes, ce<br />

renfermement sur soi favorise la formation de groupes sectaires qui s’y identifient.<br />

L’heure est sans doute au combat juridique, technologique et pédagogique contre<br />

une criminalité qui revendique, non sans certains succès médiatiques, l’héritage<br />

nazi.<br />

Michael RINN<br />

Université de Bretagne Occidentale<br />

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Nathan.<br />

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69


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TAGUIEFF P.-A. 1998 : La couleur et le sang. Doctrines racistes à la française,<br />

Paris, Editions Mille et une nuits.<br />

70


LA GRANDE VILLE S’ÉVAPORE/ET PLEUT À VERSE SUR LA<br />

PLAINE/QU’ELLE SATURE : À PROPOS DE LA DILUTION<br />

DE QUELQUES MARQUEURS SOCIAUX ET<br />

LINGUISTIQUES DE L’URBANITÉ<br />

UNE UNANIMITÉ SI PROVISOIRE<br />

Dans la préface de 1925 de La vie unanime, dont est tirée une partie du<br />

titre de ma communication, Jules Romains écrit : « Comment n’a-t-on pas senti non<br />

plus que La vie unanime était d’abord le livre d’un enfant parisien, qui s’était baigné<br />

dans Paris, enivré de Paris pendant des heures et des jours innombrables, qui<br />

connaissait tous les quartiers, tous les faubourgs, avait marché dans toutes les rues,<br />

savait distinguer, les yeux clos, le bruit d’un carrefour du bruit d’un autre, recevait<br />

du sol, des murs, du ciel de la grande ville mille communications secrètes qu’il<br />

enfermait dans son cœur, qui étaient nuit et jour sa richesse et son ravissement, et<br />

que tel cri perdu qu’il était seul à entendre, tel frôlement, tel souffle faisaient<br />

frissonner jusqu’aux larmes et mettaient dans une espèce de lucidité<br />

médiumnique ? » (1983, p.31). L’enfant parisien de ce début du 20 e siècle est<br />

traversé et comme envoûté par les échos de la ville, dont il perçoit jusqu’aux ultimes<br />

frémissements ; la cité est toute de sensualité, et plutôt un cocon qu’une structure de<br />

béton, de fer, de pavés et de bitume ; les quartiers sont identifiés avec leurs<br />

singularités et leurs attributs visuels, auditifs, tactiles et très certainement olfactifs.<br />

Mais ce jeu de tous les sens ne concourt pas à établir des bornes, ne fonde nullement<br />

un univers provincial au sein de la métropole ; ici, point de quartier coupé de<br />

l’ensemble, de rue d’où l’on ne sort pas, point de ségrégation entre le bourgeois et le<br />

populaire, mais au contraire une grande fluidité des mouvements. Le passant<br />

n’existerait pas sans la ville, qui le protège et le régénère ; en retour, il porte dans<br />

d’autres passages, dans d’autres voies et places, les messages qui lui ont été confiés.<br />

La ville-réseau, la ville-toile, la « ville tentaculaire » (Verhaeren) a souvent<br />

été décrite par les écrivains, les poètes et, à partir de la seconde moitié du<br />

XIX e siècle, étudiée par les sociologues, à commencer par Durkheim. L’essor du<br />

structuralisme a conduit à concevoir la ville à la fois comme un lieu cloisonné et<br />

comme un lieu d’échanges économiques et sociaux. Je tenterai de retracer, en<br />

adoptant une perspective socio-historique, mais en fondant également mon analyse<br />

69


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

sur des exemples linguistiques, tirés de préfaces de grammaires et de traités sur le<br />

langage des 17 e et XVIII e siècles, et sur des échantillons de discours littéraires,<br />

quelques aspects de l’évolution, de la modification et, finalement, de la disparition<br />

de certains indices sociaux et sociolectaux, pouvant être considérés comme<br />

marqueurs de l’urbanité. J’entends par-là des marqueurs codant d’une part<br />

l’appartenance à tel ou tel quartier de la ville, central ou périphérique, à la campagne<br />

environnante et, d’autre part, définissant les règles, plutôt que les stratégies, de<br />

l’interactivité entre groupes et entre individus. Je m’attacherai à montrer comment<br />

ces marqueurs ont peu à peu perdu de leur pertinence, et corrélativement, comment<br />

le maillage de la ville s’est distendu, cette dernière perdant à la fois son centre<br />

historique et son pouvoir organisateur. A tout le moins, cette perception hiérarchisée<br />

des rapports inter-personnels, qui était bien loin de n’être constituée que de relations<br />

« dominant vs. dominé », n’est plus le fait que de la frange la plus intellectuelle de<br />

la population (qui est aussi la seule à construire des modèles théoriques). De cette<br />

relation asymétrique des conduites sociales et linguistiques, naissent des<br />

représentations inconciliables, faisant des métropoles d’immenses « lofts » — que<br />

l’on me permette cette métaphore, souvent utilisée lors de notre colloque de<br />

juillet 2001 — sans cloisonnement social apparent, sans repères linguistiques clairs.<br />

On est bien loin de « la pensée voluptueuse de la ville » évoquée par Jules<br />

Romains ; la perte des repères n’a pas créé de solidarité urbaine, aucun lien<br />

fédérateur ne relie désormais les divers lieux de la cité, qui s’apparente plus à un<br />

labyrinthe qu’à un espace fonctionnel. Aussi, si l’on se perd dans la ville, ce n’est<br />

pas pour s’y blottir et y trouver le réconfort que procure parfois l’anonymat, mais<br />

pour s’y égarer et errer jusqu’à l’épuisement dans des cantons inhospitaliers. Çà et<br />

là subsistent cependant les conservatoires d’une vision théorique et abstraite de<br />

l’urbanité, d’une certaine façon héritiers des spéculations des architectes et penseurs<br />

utopistes, comme par exemple Nicolas Ledoux. Le XVII e siècle et le 18 e peuvent en<br />

effet être considérés, avant les grands travaux de l’ère industrielle, comme ceux<br />

d’Hausmann par exemple, comme une période charnière du point de vue de la<br />

pensée architecturale. Jamais mieux que durant ces deux siècles, il n’y a eu<br />

adéquation aussi parfaite entre d’une part une vision du monde très hiérarchisée,<br />

plaçant le pouvoir royal (ou princier) au centre de toute chose — préalablement à la<br />

raison — et d’autre part, les attributs du régime, qu’ils soient faits de pierres ou de<br />

mots.<br />

GRAMMAIRE DES VILLES, CENTRE ET PÉRIPHÉRIE<br />

OÙ L’ON APPREND QU’ARC-ET-SENANS EST LE CENTRE DU MONDE<br />

Claude-Nicolas Ledoux, dans sa préface de L’architecture considérée sous<br />

le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804) dresse le plan de sa ville<br />

idéale. Il y place « tous les édifices que réclame l’ordre social » 1 . En premier lieu, au<br />

centre de son projet, il érige les « usines importantes, filles et mères de l’industrie »,<br />

servies par les masses populaires. Autour de ce noyau du labeur, la ville vient<br />

s’agréger. Loin d’être une cité laide et ouvrière, la ville doit offrir un « luxe<br />

vivifiant » et « tous les monuments que l’opulence aura fait éclore ». A quelque<br />

distance du centre, les faubourgs ne sont pas faits de constructions hideuses et<br />

1 Dans les citations, j’ai pris le parti de toujours respecter l’orthographe originale.<br />

70


LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

insalubres, mais « d’habitations consacrées au repos, aux plaisirs, et plantés de<br />

jardins rivaux du fameux Eden ». Quant aux villages, ils ne doivent pas être une<br />

réduction, nécessairement viciée, de la cité ; ils ont leur propre finalité et doivent<br />

être « les asyles du laborieux artisan ». Il n’est jusqu’à la campagne qui ne<br />

s’organise en fonction de la circulation des biens et des personnes, ouvrant<br />

d’immenses perspectives sur les univers les plus lointains, selon une ligne de fuite<br />

allant d’Arc-et-Senans, centre du monde, jusqu’aux confins de l’univers. Selon<br />

Ledoux, « la ligne intersécante du grand diamètre traverse la Louë, des plaines<br />

immenses, la ville, la forêt, le Doubs, les pâturages helvétiques ; à gauche, la<br />

Meuze, la Mozelle, le Rhin, le port d’Anvers apportent jusque dans les déserts de la<br />

Sybérie les fruits précoces et tant désirés de notre commerce et de nos arts » (p. 22).<br />

De même, le « petit diamètre », instaure une symétrie locale, organisant l’espace,<br />

selon un strict alignement, des rues, des forges, des papeteries, de tout ce que<br />

l’économie prospère d’une ville modèle requiert. On le comprend, cette stricte<br />

géométrie est conçue pour favoriser « l’unité de la pensée », qui n’exclut nullement<br />

« la variété des formes » : « L’unité, type du beau, omnis porro pulchritudinis unitas<br />

est, consiste dans le rapport des masses avec les détails ou les ornements, dans la<br />

non interruption des lignes qui ne permettent pas que l’œil soit distrait par des<br />

accessoires nuisibles » (p. 10). Dans ce monde d’où tout superflu est banni, où les<br />

formes pyramidales, cubiques et sphériques découpent l’espace, où est assignée une<br />

place à chaque individu, considéré comme un type, et non comme une personne (le<br />

savant, le charbonnier, l’artiste, le mécanicien, le directeur, le négociant, et même le<br />

pauvre) l’habitat devra être rigoureusement fonctionnel. C’est l’œuvre architecturale<br />

qui structure l’environnement et lui donne sens. Ainsi, « la demeure du savant qui<br />

consacre ses veilles au bonheur de la société » ne comportera que des pièces de<br />

taille modeste, dont la principale sera le cabinet de travail, « loin du bruit,<br />

inséparable des soins domestiques, à l’abri d’un caprice amoureux qui pourrait<br />

retarder, je dis plus, anéantir l’inspiration du moment » (p. 85). Le bureau du savant<br />

sera éclairé par le haut, « afin que la pensée ne soit pas distraite par des objets<br />

extérieurs » (ibid.). Le charbonnier aura sur son lieu de vie l’outil de travail, c’est-àdire<br />

qu’il disposera d’un four permettant de fabriquer du charbon de bois. L’utopie<br />

architecturale n’est en rien fraternelle, elle s’attache à l’efficacité technique et inscrit<br />

le rang social au fronton des demeures du plus démuni comme du plus riche avec<br />

cette préoccupation constante d’éviter les pièges « de l’habitude et du faux goût ;<br />

tyrans barbares dont l’homme du monde connaît le pouvoir et les effets » (p. 71).<br />

Ainsi, rien ne doit être oiseux ; si, faute de moyens, on ne peut construire qu’avec de<br />

l’argile durcie, ce matériau incombustible garantira le bâtiment des ravages de la<br />

foudre. Si l’art crée « des châteaux dominateurs, des communs populeux, des<br />

écuries fastueuses », il s’agira de « vanités utiles » (p. 5). Quant au pauvre, auquel il<br />

ne manque que le superflu, il aura toujours un arbre et la voûte des cieux pour<br />

s’abriter ; peut-on rêver d’un logis plus harmonieux et plus ouvert sur le monde ?<br />

De cet enfer, on ne s’échappe pas ; c’est au cimetière, conçu par l’architecte<br />

démiurge, maître sur le papier du langage des formes, que l’on se retrouve, pour une<br />

fois réunis dans un simulacre de vie sociale : « vous voyez le même linceul<br />

envelopper la bienfaisance et le crime ; vous voyez l’ignorance honorablement<br />

étendue dans des cazes de marbre […]. Elle est à côté des grands talents ; à côté des<br />

grands talents ? Oui, c’est là où l’on retrouve l’égalité » (p. 195). Dans cet au-delà<br />

de la vie, où pourtant ne pointe nulle espérance, ce sont moins les dépouilles<br />

71


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

mortelles qui sont étendues, que les « qualités », comme si l’être humain n’avait<br />

jamais existé, et n’avait eu comme unique destinée, lors de son passage sur terre,<br />

que d’être une marionnette animée. Seul peut-être, le Souverain accède-t-il à cette<br />

dignité, comme le laisse entendre la dédicace de l’ouvrage au Tsar de toutes les<br />

Russies : « vous êtes un homme, puisque vous voulez bien accueillir un système<br />

social, qui contribuera au bonheur du genre humain ». L’individu reste soumis à<br />

l’ordre, dont il est un rouage. Certes, le peuple forme une « unité, si respectable par<br />

l’importance de chaque partie qui le compose » (p. 6), mais cela entraîne qu’hors de<br />

la colonie il n’est point de salut. Aujourd’hui, les pierres d’Arc-et-Senans sont<br />

apaisées ; leur demi-cercle fermé, au sein de la campagne franc-comtoise, constitue<br />

le point focal d’une ville demeurée imaginaire.<br />

COMMENT LES PROVINCES FONT FLEURIR LES CAPITALES<br />

En 1682, une centaine d’années avant que Ledoux n’entreprenne la<br />

construction de sa ville, un autre utopiste, Lemaître, ancien ingénieur général du<br />

prince de Brandebourg, avait publié un ouvrage dédié au Roi du Suède. Il s’y<br />

employait à démontrer l’importance et les fonctions des « villes capitales » : « Ce<br />

que la tête est au corps, le Prince envers les sujets, le Ciel envers la Terre, une ville<br />

Métropolitaine l’est envers les bourgs, les bourgades, les villages et les hameaux. La<br />

tête opère pour conserver toutes [sic] les autres membres et toutes les parties du<br />

corps concourent et agissent de concert pour entretenir le Chef » (p. 5). C’est de la<br />

tête que proviennent les bienfaits économiques, les produits manufacturés de<br />

l’industrie, le savoir, l’autorité, en un mot tout ce qui est indispensable à la survie et<br />

au développement du corps physique et social. De la province, la ville capitale<br />

reçoit les denrées indispensables à la production des biens ; elle est « ce que le<br />

Centre est à la circonférence du Cercle […]. En un mot, la <strong>Ville</strong> Capitale protège le<br />

pays et le peuple, expose leurs biens & les fait valoir, & ceux-ci y font fleurir la<br />

Capitale » (p. 6-7). A l’échelle d’un royaume ou d’une principauté, ces principes<br />

préfigurent une situation quasi coloniale, où la périphérie n’a nulle autonomie et<br />

n’existe qu’en fonction de la métropole et où, de plus, les populations sont classées<br />

par ordre d’indignité au fur et à mesure que l’on s’éloigne du lieu géométrique du<br />

pouvoir. Toutefois, loin de présenter les choses comme un fait politique inéluctable,<br />

conséquence de l’omnipotence du prince, Lemaître observe que c’est dans la nature<br />

qu’il convient de chercher le modèle princeps : « Comme les ruisseaux forment les<br />

rivières & cellescy les grands fleuves, que les fleuves se jettent dans la Mer […], la<br />

Nature ayant donné aux eaux un flux & reflux continuel, les villes Capitales<br />

reçoivent leur vie et leur gloire de toutes les parties de l’Etat » (p. 5). Comme chez<br />

Ledoux, la ville est le principe fondateur de la civilisation, permettant d’instituer<br />

une cohérence à la fois spatiale et économique. Dans ce modèle, s’il n’y a pas de<br />

capitale, il n’y a pas d’Etat ; non seulement les campagnes et les petites<br />

agglomérations ne constituent que des entités parcellaires dépourvues de sens<br />

(« elles sont des petites sources d’utilité trop faibles » (p. 8)), mais surtout elles ne<br />

peuvent entretenir entre elles aucune relation fondatrice d’unité. Sans doute s’agit-il<br />

là d’un modèle bien français, et il n’est pas inutile d’observer que Lemaître critique<br />

sévèrement les villes libres allemandes, dont il remarque qu’elles constituent une<br />

tête séparée du corps, « qui n’est alors qu’un Cadavre incapable de mouvement,<br />

sans vigueur & sans force. Nous en voyons les exemples illustres des <strong>Ville</strong>s<br />

Impériales Franches, qui sont la pierre d’achoppement de leurs voisins & qui font<br />

72


LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

crever d’envie les païs, dont elles sont les Capitales […] » (p. 16). On est tenté de<br />

prendre « cadavre » dans le sens de corps putride, dont les parties se délitent<br />

lentement, n’étant plus articulées par aucun principe unificateur. La corruption<br />

ronge les organes, désorganise les tissus et livre à une vie protéiforme des cellules<br />

retournant peu à peu à l’état de composant premier. La matière revient à la nature,<br />

mais à une nature perçue comme informe, à un état sans clôture et sans principes,<br />

dépourvu de repères topographiques, dangereusement ouvert sur la terra incognita,<br />

le chaos et l’anarchie. Dans une intéressante réflexion sur « site » et « paysage »,<br />

Anne Cauquelin observe, qu’entre autres définitions possibles, le site est ce qui peut<br />

être appréhendé d’un regard circulaire, à partir d’une position dominante : « Roc.<br />

Phare. <strong>Ville</strong> au sommet d’une colline chez les peintres florentins. Le site donne à<br />

voir quelque chose qui n’est pas lui, quelque chose de son environnement, ses<br />

alentours » (2002, p. 27). Redescendu dans la plaine, l’observateur n’a plus qu’une<br />

vision immédiatement bornée par les obstacles les plus anodins, rideaux d’arbres,<br />

constructions ou talus. Sa perception, tout à l’heure à l’échelle d’une contrée, est<br />

brusquement restreinte à l’immédiate proximité visuelle et physique, à ce qui ne<br />

mérite plus le nom de site, mais seulement celui d’emplacement, voire de point. Dès<br />

lors, l’étendue n’existe plus, le regard devient autistique et le lieu où l’on se trouve,<br />

perdu au milieu de mille autres, ne se distingue de ce qui l’entoure immédiatement<br />

que par quelques traits modestes. En ce sens (dans le sens de Ledoux ou de<br />

Lemaître), la campagne n’existe pas sans la ville, le village n’est rien s’il ne se<br />

rattache à une entité plus vaste et plus centrale. Philippe Jaccottet l’a très bien senti,<br />

qui note dans Paysages avec figures absentes : « Qu’est-ce qui fait qu’en un lieu<br />

[…] on ait dressé un temple, transformé en chapelle plus tard : sinon la présence<br />

d’une source et le sentiment obscur d’y avoir trouvé un centre ? […] Une figure se<br />

crée dans ces lieux, expression d’une ordonnance. On cesse, enfin, d’être désorienté.<br />

[…] On éprouve une impression semblable à celle que donnent les grandes<br />

architectures ; il y a de nouveau communication, équilibre entre la gauche et la<br />

droite, la périphérie et le centre, le haut et le bas » (1976, p. 128). La<br />

« désorientation » est ce qui caractérise d’abord l’homme dépourvu d’instrument de<br />

mesure ; là où le mètre-étalon fait défaut, il ne peut y avoir d’ordre, car la société<br />

locale, celle du village ou du petit bourg, n’est plus en mesure de générer une<br />

norme, sociale ou linguistique, tous les regards et toutes les aspirations étant tournés<br />

vers le chef-lieu qui, lui-même, ne fournit plus de référence stable. La copie des<br />

habitus urbains les plus divulgués (cf. Bonnot & Petey-Hache, 1995) gangrène petit<br />

à petit l’ancienne solidarité entre villageois, qui cherchent à reproduire, souvent de<br />

façon cocasse et burlesque, le luxe des demeures patriciennes et bourgeoises ; ainsi<br />

des cours et des façades où prolifèrent, avec le printemps, nains de jardin, cygnes,<br />

cigognes en plastique et colonnettes en ciment imitation marbre surmontées de petits<br />

Amours.<br />

DE L’ANTHROPOPHAGIE URBAINE ET DE LA CIVILITÉ<br />

LA TÊTE ET LE VENTRE DE LA CITÉ<br />

Dès lors que l’on interroge les statistiques, on comprend mieux le rôle<br />

quasi fantasmatique que la « ville » a pu jouer, au moins jusqu’à la fin du<br />

XVIII e siècle. Roncayolo (1997, p. 40) souligne que, jusqu’au début de l’ère<br />

industrielle, l’urbanisation reste très faible, ne dépassant qu’exceptionnellement les<br />

73


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

10 %. La ville constitue un miroir aux alouettes, mais la réalité est très sombre :<br />

c’est surtout le lieu où se cristallisent toutes les misères. « La ville pré-industrielle<br />

est un mouroir », écrit Roncayolo, poursuivant : « elle a besoin de réserves dans<br />

lesquelles puiser pour colmater la surmortalité, d’origine écologique ou sociale. La<br />

ville est la première, en général, à subir les effets des crises alimentaires et des<br />

épidémies […]. Il faut donc deux conditions pour que la population urbaine décolle<br />

vraiment : des réserves de migrants fournis par une démographie globale plus<br />

favorable, la possibilité de cumuler les effectifs » (ibid. p. 42). La ville réelle est un<br />

pôle magnétique qui étend sa toile à toute la province environnante. On est bien loin<br />

de l’univers utopique esquissé par Lemaître et mis en images par Ledoux,<br />

caractérisé par la fluidité des mouvements, des échanges et par des relations<br />

commerciales et culturelles harmonieuses ; la cité est anthropophage, elle ne se<br />

maintient que grâce aux ponctions qu’elle effectue périodiquement dans les<br />

provinces. Chez Ledoux, il est vrai, derrière la rigueur des esquisses et du style au<br />

contraire bizarrement affecté, le processus de déshumanisation est annoncé, puisque<br />

les individualités sont sacrifiées au grand plan social imaginé par l’architecte.<br />

Vue de loin, la cité impressionne ; ses monuments y contribuent, telle la<br />

massive cathédrale d’Albi, qui entérine un ordre un moment compromis, ou celle de<br />

Strasbourg, dont la flèche unique est visible à des lieues à la ronde autour de la<br />

capitale alsacienne. Cette saillance dans le paysage n’est pas qu’une métaphore du<br />

pouvoir et de la puissance ; elle est, littéralement, le pouvoir et la puissance. La<br />

majesté même de ces édifices d’exception rend quasi invisible tout ce qui ne peut<br />

leur être associé de très près, palais, châteaux et grandes demeures. En revanche,<br />

l’observation rapprochée révèle le grouillement de la populace, et l’image du ventre<br />

(de Paris, par exemple) vient volontiers à l’esprit. Les quartiers mal famés se<br />

multiplient ; le bourgeois veut les ignorer, il ne s’y rend que pour donner libre cours<br />

à ses pulsions (cf. par exemple les légendes qui ont entouré l’affaire de Jack<br />

l’éventreur) ; c’est dans ces rues surpeuplées que naissent les grandes épidémies et<br />

c’est là que les incendies sont les plus meurtriers. Roncayolo fait encore remarquer<br />

que la répartition de la population diffère largement selon les régions. Ainsi, en<br />

Angleterre, vers la fin du XVIII e siècle, on compte environ 30 % de citadins, contre<br />

seulement 16 à 18 % en France. Dans ces grandes agglomérations insalubres du<br />

XIX e siècle — qui, comme Leeds ou Manchester par exemple, ont conservé jusqu’à<br />

aujourd’hui les stigmates de leur passé industriel — riches et miséreux se côtoient,<br />

les premiers tout à leur opulence ignorant les seconds, confondus avec la boue des<br />

ruelles.<br />

SCROOGE ET LES PLATEAUX DE LA BALANCE<br />

Peu d’auteurs sont parvenus, mieux que Dickens, à rendre ces contrastes.<br />

Lorsque l’infâme Scrooge d’Un chant de Noël est entraîné par les Esprits, il se voit<br />

transporté en divers endroits de la ville, passant de visions d’opulence à des scènes<br />

de total dénuement : « il y avait de grands paniers de châtaignes, ronds et ventrus<br />

comme de vieux messieurs bons vivants à la panse rebondie […]. Il y avait des<br />

oignons d’Espagne, aux larges flancs, rougeâtres et basanés, luisants et obèses<br />

comme les moines de ce pays […]. Il y avait des grappes de raisin que le boutiquier<br />

avait suspendues par bonté à des crochets bien visibles, pour que les passants en<br />

eussent gratis l’eau à la bouche […] » [je souligne] (p. 990). Un peu plus tard,<br />

Scrooge — adepte de la « loi des Pauvres », votée par le Parlement britannique en<br />

74


LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

1834 et supprimant notamment les secours à domicile, séparant les couples dans les<br />

hospices — pénètre « dans un quartier obscur où [il] n’était jamais allé » : « Les<br />

impasses et les voûtes, comme autant d’égouts, dégorgeaient leurs immondices,<br />

leurs odeurs, leurs créatures répugnantes dans les rues tortueuses […]. Au fond de<br />

ce repaire d’infamie, se trouvait une boutique basse […]. Des secrets que peu de<br />

gens auraient aimé pénétrer naissaient et se cachaient sous ces montagnes de<br />

guenilles affreuses, ces masses de graisse corrompue, ces sépulcres d’ossements »<br />

(ibid. p. 1014). L’espace est innommable, l’horreur sourd des profondeurs. Terrible<br />

contraste avec le monde des boutiquiers prospères, où les denrées ont la jovialité<br />

d’une « apoplectique prospérité » et où l’on entend « le son joyeux des plateaux de<br />

balance descendant sur le comptoir » (p. 991). Dans ce lieu atroce, on retrouve les<br />

mêmes plateaux, sous un tas de ferraille : « A l’intérieur s’entassaient sur le sol<br />

clefs, clous, chaînes, gonds, limes, plateaux de balance, poids et débris de métaux<br />

de toutes sortes, couverts de rouille » (ibid. p. 1014) ; ici, non seulement il n’y a<br />

plus rien à peser (sauf les marchandises dont « un individu aux cheveux gris […]<br />

trafiquait » comme s’il ne pouvait y avoir là de commerce que louche), mais en<br />

outre, l’objet, n’ayant plus la moindre pertinence, se fond dans une masse chaotique.<br />

Il en est ainsi du peuple, ouvriers de manufactures, paysans ruinés par les<br />

mauvaises récoltes, soldats des armées, petites ou grandes : il s’use et on le jette.<br />

Finalement, deux forces s’opposent, la masse du commun et l’omnipotence<br />

princière. Autour du Prince, qu’il soit incarné par un duc, un doge, un président ou<br />

un aréopage de conseillers, quelques cercles privilégiés — la Cour et la <strong>Ville</strong>, c’està-dire<br />

hier les courtisans, les grands bourgeois, comme aujourd’hui les technocrates,<br />

qui décident et jugent de tout, imposent une pensée unique présentée comme<br />

inéluctable. Comme l’écrivent Elias et Scotson, « Au faîte de leur puissance, les<br />

groupes dirigeants de nations, de classes sociales et d’autres ensembles d’êtres<br />

humains cultivent des idées de grandeur. Un meilleur rapport de force a un caractère<br />

réconfortant qui flatte l’amour propre collectif, lequel est aussi la récompense d’une<br />

soumission aux normes propres au groupe, aux modèles de retenue des affects<br />

caractéristiques de ce groupe et dont les groupes moins puissants, ‘inférieurs’,<br />

exclus et parias, sont censément dépourvus » (1997, p. 77). Si l’Etat est d’abord<br />

incarné par le souverain, notamment en régime absolutiste, la ville, et<br />

particulièrement celle où réside le prince, est le siège des institutions culturelles les<br />

plus prestigieuses. L’un des traits essentiels de cette grammaire des civilisations,<br />

pour reprendre le titre d’un ouvrage de Fernand Braudel, est sans doute le fait que la<br />

vie urbaine est marquée par la permanence des catégories culturelles. C’est encore<br />

Roncayolo qui observe que « c’est bien dans cette relation culture-institutions qu’un<br />

aspect de continuité peut être reconnu, même si d’un temps à l’autre, d’une société à<br />

l’autre, le contenu idéologique ou la réalité sociale sont fortement modifiés » (op.cit<br />

p. 76). Cet unanimisme de façade — mais une façade très solide — dont la fonction<br />

essentielle, sinon unique, est de maintenir au pouvoir les mêmes intérêts, par-delà<br />

révolutions, coups d’état et changements de régime, a pour effet de pérenniser les<br />

normes d’équilibre au plan social comme à celui du langage.<br />

75


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

ARCHITECTURE DU DISCOURS ET GRAMMAIRES DE L’USAGE<br />

DE L’ÉLOQUENCE DU VERBE ET DE LA PIERRE<br />

Le XVII e siècle finissant et les débuts du XVIII e fournissent un excellent<br />

observatoire des règles architectoniques du discours classique. Le Père Lamy, l’un<br />

des rhétoriciens les plus en vue, notait que l’agrément du propos est intrinsèquement<br />

lié à la mesure exacte des syllabes qui le composent : « les mesures exactes sont<br />

celles qui s’expriment par des nombres, dans la Geometrie toutes les raisons exactes<br />

sont nommées, raisons de nombre à nombre […] » (1675, p. 159-160). De même,<br />

l’Abbé Bouhours (1671, p. 42), dans Les entretiens d’Ariste et d’Eugène,<br />

considérait qu’en français, les mots sont « d’une grandeur raisonnable, comme ceux<br />

de la langue Latine » ; noblesse et modestie caractérisent l’expression, et il n’est<br />

jamais fait usage de termes bas, même dans les échanges les moins formels. Pour<br />

d’Olivet, quelque cent ans après Lamy, la cadence de la phrase est également<br />

directement dépendante de l’agencement et de la forme des syllabes ; cette rigueur<br />

n’exclut pas une certaine sensualité, ce que bien plus tard Spire nommera « la danse<br />

buccale » et le « plaisir musculaire » (1949). Il convient en effet, écrit Lamy, que<br />

« les organes, soit de celui qui parle, soit de celui qui écoute, [soient] agréablement<br />

flattés par une sorte de modulation, qui fait que le discours n’a rien de dur, ni de<br />

lâche, rien de trop long, ni de trop court ; rien de pesant, ni de sautillant ». On<br />

retrouve la même idée de nombre oratoire : la progression du discours doit se<br />

conformer à la « marche de l’esprit » (1760, p. 115). Il s’ensuit que le bon usage<br />

n’est pas invariant, loin s’en faut ; il comporte de nombreux registres, ou styles.<br />

Dans la préface de son ouvrage (ibid. n.p.), Lamy indiquait déjà que « l’Auteur<br />

enseigne comment l’on doit s’élever, ou s’abaisser à proportion que la matière qui<br />

se traite est petite ou grande : comment la qualité du discours doit exprimer la<br />

qualité du sujet ; étant doux ou fort, austère ou fleuri selon que la nature de ce sujet<br />

le demande ».<br />

Chez Ledoux, les mêmes préceptes sont presque exactement transposés du<br />

dessein rhétorique au projet architectural. Equilibre, retenue, symétrie et économie<br />

sont les maîtres mots de la construction du discours et de la ville classiques : « La<br />

variété donne à chaque édifice la physionomie qui lui est propre […]. La<br />

convenance qui fait valoir la richesse et travestit l’infortune, subordonnera les idées<br />

aux localités, rassemblera les besoins divers […]. La bienséance nous offrira<br />

l’analogie des proportions et des ornements ; elle désignera au premier aspect le<br />

motif des constructions et leur destination. L’économie des matières en imposera<br />

aux yeux sur la dépense réelle, grâce au prestige enchanteur qui trompe l’œil par les<br />

sages combinaisons de l’art. On n’oubliera pas la symétrie […] » (op. cit. p. 10).<br />

Cette convergence ne peut être fortuite. On notera d’abord que les bornes de l’usage<br />

ne sont posées qu’en termes de cohérence interne à la variété prestigieuse. Il ne<br />

saurait être question d’admettre un continuum avec la parlure du peuple, ou avec<br />

son habitat (ce qui convient le mieux au pauvre, c’est l’abri des arbres et des nuées),<br />

ni de faire entrer — ce qui viendra plus tard — le grossier ou même le prosaïque<br />

dans l’expression. C’est qu’à cette époque, et au moins jusqu’à la fin du<br />

XVIII e siècle, tout honnête homme est formé à l’école de l’antiquité. Steiner, dans<br />

Exterritorialité (2002, p. 20), considère que, du début de la Renaissance italienne<br />

jusqu’à la fin de la première moitié du XIX e siècle, auteurs et poètes (et j’ajouterai :<br />

architectes), ont été nourris de cette culture ; il y voit une forme de « traduction<br />

76


LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

intérieure ». C’est ainsi qu’un Milton, un Racine ou un Ledoux auraient été<br />

pénétrés, de même que leurs lecteurs et commanditaires, des échos des textes grecs<br />

et latins. Steiner va jusqu’à soutenir que l’activité littéraire, au XVIII e siècle, est<br />

essentiellement paraphrastique, dans la mesure où l’idéal aurait été « une élévation,<br />

l’embellissement d’un contenu qu’il était alors possible d’extraire du poème et<br />

d’exposer dans la prose de tous les jours » (ibid. p. 180). Cette paraphrase qui,<br />

évidemment, ne permet pas d’appréhender le génie propre de l’œuvre, autorise<br />

néanmoins la mise en perspective de ses origines organisationnelles.<br />

L’invisibilité du peuple, de son langage et de son corps est presque totale ;<br />

le sujet s’efface devant la majesté, garantissant ainsi, provisoirement, le bon<br />

fonctionnement des institutions autocratiques. Même lorsqu’il est fait allusion à des<br />

variantes régionales, qui s’expriment par exemple dans les nuances de quantité<br />

vocalique préconisées par le Jurassien d’Olivet, et dont la validité est contestée par<br />

d’autres grammairiens (cf. Bonnot, à paraître), la critique s’inscrit toujours au sein<br />

de ce français qui, comme l’écrit Marguerite Buffet (1668, p. 4), est proche du<br />

pouvoir : « Il n’y a point de véritable Courtisan dans les Cours voisines, qui ne<br />

l’entende, & qui ne le parle, puis que cela suffit pour se faire aimer du Prince, &<br />

pour se maintenir auprès de luy ». Les provinciaux eux-mêmes, lorsqu’ils s’essaient<br />

à définir les pratiques des locuteurs du cru, adoptent généralement une démarche<br />

prescriptive, voire répressive. Ainsi, en 1753, Madame Brun, née Maisonforte, qui<br />

publia à Besançon un Essay d’un dictionnaire comtois-français, relève que<br />

« l’usage décide de la prononciation autant que des mots. Il y a longtemps qu’on a<br />

comparé le langage à l’eau que l’on boit, ils sont bons l’un & l’autre, lorsqu’ils<br />

n’ont aucun goût » (p. 36). Autrement dit, la prononciation « vicieuse » est l’haleine<br />

du peuple et l’absence d’odeur ne fait sens qu’en regard de la fétidité des bas<br />

quartiers. Lorsque L’Hérault de Lionnière, dans un ouvrage apologétique publié en<br />

1703, observe que langue et monarchie ont partie liée, et que l’une comme l’autre<br />

sont « montée [s] par degrez au sommet de la perfection » (p. 77), c’est d’une<br />

langue désincarnée qu’il est question, entièrement au service du bien dire et du bien<br />

penser social. La machine est lancée et la réglementation de la langue atteindra<br />

bientôt des raffinements qui conduiront peu à peu à une séparation partielle du<br />

français oral et du français écrit (Bonnot, 2001).<br />

DE LA DÉLITESCENCE DE L’URBANITÉ ET DE L’URBANISME<br />

Il est probable que c’est dans cette situation d’enfermement linguistique et<br />

social, conduisant malgré les apparences et les clichés démocratiques — école pour<br />

tous, apparition progressive des logements sociaux, de la liberté de parole, droit de<br />

vote, etc. — à une séparation toujours plus marquée des « élites » et des fractions<br />

dominées, qu’il convient de chercher au moins quelques-uns des déterminants de<br />

l’éclatement ultérieur du tissu urbain et de la perte de repères linguistiques clairs.<br />

Dans les années révolutionnaires, le processus de fragmentation est déjà à l’œuvre<br />

(insurrections des campagnes, hantise de l’anarchie) et les tentatives de maintien de<br />

l’ordre compromis sont lisibles jusque dans les textes les plus inattendus. Ainsi,<br />

dans un pamphlet publié en 1790, faussement signé par Dillon, Sartines, Lenoir, La<br />

Trolière et compagnie (sic) 1 , on préconise de construire dans les faubourgs parisiens<br />

1 Sartines et Lenoir furent lieutenants de police sous l’ancien régime, Dillon général girondin massacré<br />

par ses troupes à Lille, à moins qu’il ne s’agisse de son homonyme, l’archevêque de Narbonne. Germaine<br />

de Staël écrit à propos de Sartines : « M. de Sartines était un exemple du genre de choix qu’on fait dans<br />

77


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

quatre vastes et belles demeures, dont chacune renfermerait (au sens propre) « 300<br />

jeunes personnes, qui auront toutes une cellule richement et voluptueusement<br />

décorée » (p. 7). Tout y serait parfaitement organisé, tant du point de vue sanitaire<br />

que commercial. Les « conventuées » n’auraient que peu de temps libre, et ne<br />

pourraient s’absenter indûment, sous peine de perdre leurs droits à pension. A aucun<br />

moment, le projet exposé ne se donne pour sérieux (on trouve d’ailleurs à la fin de<br />

l’opuscule un guide commenté des bordels de la capitale, avec spécialités et prix) ;<br />

néanmoins, il paraît constituer une première attestation, sur un mode plaisant, de<br />

l’ordre moral puritain qui s’épanouira au XIX e siècle. L’enfermement des<br />

prostituées, qui ne doivent pas hanter les rues, est résolu de manière à la fois<br />

radicale et fonctionnelle : des murs avenants isolent d’une réalité triviale tout en<br />

permettant de satisfaire le bourgeois (la devise des maisons aurait été : Du plaisir<br />

pour de l’or, & santé garantie). En voulant séparer le bon grain — si l’on peut dire<br />

— de l’ivraie et la vertu du vice, en réifiant les idées, on en vient à instituer des<br />

ghettos et des réservoirs de main d’œuvre bon marché (cf. ci-dessus), qui minent<br />

rapidement l’équilibre social. Les lézardes dans la forteresse urbaine se propagent<br />

avec une vélocité d’autant plus grande que le XIX e siècle est marqué par une vaste<br />

émigration des campagnes vers la ville (les statistiques de nombreux travaux de<br />

l’époque, quoique sans doute interprétées de façon très biaisée et très partisane,<br />

témoignent de ce mouvement massif [cf. par exemple la thèse « bien pensante » de<br />

Guillou, 1905]).<br />

La langue suit le même principe de désorganisation ; je n’entends<br />

nullement soutenir ici la thèse absurde de l’inefficacité, voire de l’agrammaticalité<br />

des vernaculaires. On ne saurait toutefois nier que, dans le même temps où les<br />

représentations sociales et conceptuelles des habitants du centre et de la périphérie<br />

sont de plus en plus antithétiques — on ne peut plus parler de « banlieusards »,<br />

terme impliquant une continuité, mais « d’habitants des cités », tant les<br />

antagonismes sont devenus importants — les représentations linguistiques se<br />

fractionnent jusqu’à constituer finalement deux ensembles presque autonomes. De<br />

ce fait, le schéma classique dégagé par Labov dans les années soixante est invalidé ;<br />

ce modèle impliquait en effet une référence linguistique relativement unifiée pour<br />

l’ensemble d’une communauté : l’usage prestigieux de la fraction sociale dominante<br />

était admis par la quasi totalité de la population, même si de nombreux locuteurs<br />

n’étaient pas en mesure de le reproduire. Petit à petit, les régiolectes sont ruinés et<br />

pénétrés d’argotismes (cf. Armianov, 2002) ; les anciens parlers locaux sont très<br />

rapidement remplacés par de nouveaux sociolectes, qui tirent des emplois citadins<br />

les plus populaires un lexique à connotation fréquemment grossière, et empruntent à<br />

la langue standard — notamment aux adverbes et aux expressions lexicalisées —<br />

quantité de termes qui se voient dotés d’un sens nouveau. Il n’est jusqu’à<br />

l’intonation qui ne suive ce schéma ; ainsi, dans les faubourgs de Strasbourg, et<br />

jusque loin dans la campagne, on peut entendre des jeunes (généralement entre 14 et<br />

22 ans) échanger des répliques bien senties du genre « Hho !! tu m’as niqué mon T-<br />

shirt, hhé bâââtard !! » avec un mélange d’accent beur et alsacien. Il serait injuste de<br />

faire porter la responsabilité exclusive de ces phénomènes sur la population, dans la<br />

mesure où les gouvernants et l’administration centrale, depuis la fin des années 50,<br />

les monarchies où la liberté de la presse et l’assemblée des députés n’obligent pas à recourir aux hommes<br />

de talent » (1862, p. 79).<br />

78


LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

ont largement mis à mal le tissu urbain traditionnel. Bachmann et Le Guennec<br />

(2002, p. 134) soulignent qu’à partir de 1960, les mots de l’urbanité classique les<br />

plus habituels ne sont plus utilisés ou changent radicalement de sens ; ainsi il n’y a<br />

plus de pont, de champ, de ruisseau, d’impasse ou de boulevard, mais des dalles,<br />

des coursives et des espaces verts. Cet espace de la zup ou de la zac est devenu une<br />

caricature de la ville hors de la cité ; les barres définissent des lieux géométriques<br />

sans véritable centre, où les églises elles-mêmes, souvent privées de clocher, veulent<br />

ressembler aux usines.<br />

79<br />

Jean-François P. BONNOT<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

ARMIANOV, G.L., Les dialectes sociaux européens et les relations est-ouest dans la<br />

linguistique, doctorat de sciences du langage, Strasbourg, 2002.<br />

BACHMANN, C., & LE GUENNEC, N., Violences urbaines, Paris, Hachette<br />

Littératures ‘Pluriel’, 2002.<br />

BONNOT, J-F.P., « ‘Leur patois était rempli de grâces mais leur français fait peine à<br />

entendre’: la logique floue de la conscience linguistique entre normalisation et<br />

hétérogénéité de l’oral », XXIIe Colloque d’Albi — Langage et signification :<br />

l’oralité dans l’écrit… et réciproquement, 181-191, 2002.<br />

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variabilité en français parlé de la région de Montbéliard », in Bonnot, J-F.P., (éd.)<br />

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Rochet & Vieille, 1753.<br />

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Bourbon, 1668.<br />

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dissertation de M. Durand, sur le même sujet, Genève, chez les frères Cramer et Cl.<br />

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française, éd. par le Duc de Broglie et le Baron de Staël, Paris, Charpentier, 1862.<br />

DICKENS, Nicolas Nickleby & Livres de Noël, vol. publié sous la dir. de P. Leyris,<br />

Paris, Gallimard, Pléiade, 1966.<br />

DILLON, SARTINES, LENOIR, LA TROLIÈRE & COMPAGNIE Les bordels de Paris,<br />

avec les noms, demeures et prix, plan salubre et patriotique soumis aux illustres des<br />

états généraux pour en faire un article de la Constitution, 1790, Paris, BNF Micro<br />

Graphix, 1992.<br />

ELIAS, N., & SCOTSON, J.L., Logiques de l’exclusion, Paris, Agora Pocket, 1997.<br />

GUILLOU, J., L’émigration vers les villes, Paris, A. Rousseau, 1905.<br />

JACCOTTET, P., Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard « poésie », 1976.<br />

LAMY, B., abbé, De l’art de parler, Paris, chez André Pralard, 1675.


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

LEDOUX, C.N. L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de<br />

la législation, Paris, Imp. H.L. Perronneau, chez l’auteur, rue Neuve d’Orléans,<br />

1804.<br />

LEMAÎTRE, A., La Métropolitée, ou de l’établissement des villes capitales,<br />

Amsterdam, chez Balthes Boekholt, pour Jan de Gorp, 1682.<br />

L’HÉRAULT DE LIONNIÈRE, TH.A., abbé, Le sort de la langue française, Paris,<br />

vve de C. Barbin, 1703.<br />

ROMAINS, J., La vie unanime (1926), Paris, Gallimard Poésie, 1983.<br />

RONCAYOLO, M., La ville et ses territoires, Paris, Folio « essais », 1997.<br />

SPIRE, A., Plaisir poétique et plaisir musculaire, Paris, Corti, 1949.<br />

STEINER, G., Extraterritorialité, Paris, Calmann-Lévy, 2002.<br />

VERHAEREN, E., Les villes tentaculaires [1 re édition 1895], Paris, Le Livre de<br />

Poche.<br />

80


UN REGARD URBAIN<br />

Del coro al cano, del cano al coro<br />

José Angel Valente<br />

A la base du mur un regard s’ouvre, à même<br />

le trottoir. Une tête se montre, posée là,<br />

décapitée par le bitume puis roule et disparaît,<br />

aspirée d’un seul coup dans le nauséabond.<br />

La ville par-dessus jouit, aligne devantures<br />

et néons, défèque. Monsieur promène le chien<br />

chien, madame emplette. Que si le microcosme<br />

est la figure du divin l’effarement de la pensée<br />

trouble la vue. Par tel envol l’immensité de l’urbs<br />

devient limite du pour-soi et retombe en son sein,<br />

mime de l’absolu et métastase de la vie. Comment<br />

danser parmi les épluchures, quel amour peut sourire<br />

à l’imminence du néant ? Errez avantageux sous<br />

la menace, et poussant vos caddies détournez<br />

le regard, le vent passe là-bas très loin derrière<br />

l’horizon. Ce qui se lève devant vous est votre vérité<br />

avec sa face d’œuf trop cuit, grimace épouvantable et<br />

coagulation de tout désir. Baissez la tête et ânonnez :<br />

prières ni décrets n’atteignent le hasard, éclat de<br />

rire du destin qui d’un seul coup révèle et ôte l’avenir.<br />

Robert AMAT<br />

79


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

AGILITE DANS L’AIR<br />

Là-bas dans les fourrés la lumière feuillole.<br />

L’innocence perdue fait signe : attrapez-moi !<br />

Jeune matin, comme tu ris entre les branches,<br />

comme tu sais que tu nous as déjà quittés !<br />

Un grand élan dans toute chose, un plain<br />

choral pour saluer la liberté, tout l’étincellement<br />

qui fuit parmi les hautes herbes ! Les os craquent<br />

à la jointure, le sang fuse dans l’incendie qui le recrée<br />

sans cesse. Dans un envol de sauvagine, un lourd<br />

remous d’odeurs soulève le désir : vivre ! tout<br />

resplendit entre le rut et la dévoration. Une danse<br />

dorée saisit dans l’air l’immatériel vouloir et<br />

regardez : le monde est tout entier le jeu que le miroir<br />

poursuit dans ses reflets mais cependant s’échappe<br />

et rit de n’être ruse ni fumée – insaisissable vérité,<br />

folle liberté d’être qui ne demeure qu’en fuyant.<br />

Robert AMAT<br />

80


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE : ENTRE<br />

ÉNONCIATIONS COLLECTIVES ET INDIVIDUELLES<br />

"[…] toutes les grandes œuvres, écrit Michel Butor dans "Recherches sur<br />

la technique du roman", […] transforment la façon dont nous voyons et racontons<br />

le monde, et par conséquent transforment le monde" 1 .<br />

Appuyée sur un de ses romans, La Modification, 2 le présent essai se<br />

propose d’explorer les rapports à géométrie variable que le protagoniste, Léon<br />

Delmont, noue avec les deux villes phares que sont Rome et Paris. Retraçant ainsi<br />

les tentatives de recatégorisation de l’objet "ville", on s’emploiera à montrer, plus<br />

fondamentalement, qu’à travers une mise en scène figurative qui, dans un même<br />

emportement, affecte jusqu’au détail de la phrase, le texte déploie une réflexion sur<br />

les modalités de l’articulation de l’énonciation singulière sur la praxis collective.<br />

Monnayé en figures et thématiques, le parcours de Delmont est sous-tendu<br />

par des transformations structurales : l’éloignement ou le rapprochement<br />

d’Henriette, l’épouse légitime, et de Cécile, la maîtresse romaine ; l’abandon du<br />

projet de vie commune avec Cécile et la décision finale d’écrire un livre, geste<br />

salvateur. On renverra moins, ici, à une forme structurellement constituée, où prend<br />

place et s’intègre un ensemble de renversements et de fonctions couplées, qu’à ces<br />

modulations continues et ces évolutions graduelles qui sous-tendent les efforts d’un<br />

sujet sensible et percevant qui cherche à prendre position et à acquérir ainsi, sur<br />

fond d’un savoir culturel stabilisé, la compétence pour singulariser son énonciation.<br />

Pour en serrer au plus près les manifestations, la perspective adoptée sera<br />

celle de la sémiotique tensive développée, surtout, par J. Fontanille et Cl.<br />

Zilberberg 3 . On se propose, en même temps, de mettre les tentatives de<br />

réarticulation des organisations signifiantes de type sociolectal en rapport avec des<br />

aspects de la manifestation linguistique, qui apparaissent comme des traces<br />

tangibles. Partant de l’idée que l’emploi du nom propre (Npr) atteste la<br />

convocation, en discours, d’un savoir collectif considéré comme stabilisé et qui<br />

porte sur un individu envisagé dans sa continuité, c’est sur la "modification" du<br />

1 M. Butor, Essais sur le roman, Paris, Gallimard, 1995 [1964], p. 112.<br />

2 M. Butor, La Modification, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970 [1957].<br />

3 J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, Sprimont-Belgique, Pierre Mardaga, 1998.<br />

81


LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET<br />

DÉGUISEMENT DANS LE PÈLERINAGE DE VOYAGEURS<br />

NON-MUSULMANS À LA MECQUE<br />

Il y a une relation étroite entre un pèlerinage religieux et un colloque<br />

universitaire. Cette relation a été efficacement décrite par l’écrivain humoristique<br />

anglais David Lodge, qui, dans plusieurs de ses nombreux romans, a raconté avec<br />

ironie le monde universitaire contemporain. Dans le prologue d’un de ces romans,<br />

qui en anglais porte le titre de Small World, ‘Un tout petit monde’, 1 l’auteur<br />

compare le temps des pèlerinages évoqué dans la poésie de Geoffrey Chaucer avec<br />

le temps des colloques, qui constituent le cadre narratif de Small World. Le colloque<br />

moderne, dit David Lodge, ressemble au pèlerinage médiéval en ce qu’il permet aux<br />

participants de s’adonner à tous les plaisirs et à tous les dérivatifs du voyage<br />

pendant qu’ils apparaissent austèrement penchés sur l’amélioration d’eux-mêmes.<br />

Naturellement, il y aura quelques exercices pénitentiaux à exécuter, tels que la<br />

présentation d’une intervention, peut-être, et certainement le fait d’écouter les<br />

interventions des autres. Mais, continue l’écrivain anglais, par cette excuse l’on<br />

voyage dans des endroits nouveaux et intéressants, l’on rencontre des gens<br />

nouveaux et intéressants, et l’on établit avec eux des relations nouvelles et<br />

intéressantes ; on échange du gossip et des confidences ; on mange, on boit et on fait<br />

la fête chaque soir ; et, pourtant, à la fin de tout, on retourne à la maison avec une<br />

meilleure considération de soi-même et de son sérieux.<br />

Les colloques qui, chaque année, ont lieu au même endroit et à la même<br />

époque, tels que le Colloque d’Albi, ressemblent encore plus à des pèlerinages, car<br />

leur structure temporelle est caractérisée par la répétition. Il y a une autre relation,<br />

moins étroite, entre le colloque d’Albi et les pèlerinages. A quelques kilomètres de<br />

la ville de Lapérouse et de Toulouse-Lautrec, sur le flanc de la falaise qui borde le<br />

canyon de l’Alzou, un sanctuaire médiéval dédié à la Vierge attire depuis plusieurs<br />

siècles le flux incessant des pèlerins. Je me réfère, naturellement, à la cité sacrée de<br />

Rocamadour.<br />

Le pèlerinage est un phénomène qui se manifeste dans presque toutes les<br />

religions, dans l’ancienne Egypte, chez les Persans, en Inde, au Tibet, en Indonésie,<br />

au Japon, dans les hauts-plateaux malgaches et à travers les montagnes et les pistes<br />

1 LODGE, D., Small World, Londres, M. Secker & Warburg, 1984, trad. fr. par M. et Y. Couturier,<br />

préface d’U. Eco, Marseille, Rivages, 1991.<br />

91


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

de la Chine. 1 Le christianisme compte de nombreux pèlerinages, dont les plus<br />

importants sont, à bien des égards, le pèlerinage à Rome et celui à St-Jacques-de-<br />

Compostelle, en Espagne. Au sujet des pèlerinages existe une littérature copieuse,<br />

issue des recherches des sciences religieuses, de l’histoire, de la sociologie, de<br />

l’anthropologie, des études folkloriques, de l’histoire de l’art. Depuis quelque<br />

temps, j’essaie d’interpréter cette vaste tradition d’études du point de vue de la<br />

sémiotique. Cependant, dans le présent article, je ne proposerai pas une théorie<br />

sémiotique générale du pèlerinage, car je ne serai pas encore en mesure de le faire,<br />

mais quelques considérations à propos du rôle de la ville dans la structure du<br />

pèlerinage.<br />

La ville n’est pas toujours un élément indispensable des pèlerinages, et n’y<br />

joue pas forcement un rôle prédominant. Il existe des pèlerinages dans lesquels la<br />

ville n’apparaît pas, ou bien alors elle joue un rôle secondaire. Toutefois, les<br />

pèlerinages les plus importants des principales religions monothéistes seraient<br />

inconcevables sans la présence d’une ou de plusieurs villes. On pourrait même<br />

avancer l’hypothèse qu’il y ait une relation entre la structure théologique du<br />

monothéisme et le développement de pèlerinages avec pour but ultime une ville.<br />

Parmi les religions monothéistes, aucune ne donne plus d’importance au<br />

pèlerinage et à son lien avec la ville que l’Islam. Al-hajj, comme on appelle en<br />

Arabe le pèlerinage islamique, est un des piliers de l’Islam et fait l’objet d’un devoir<br />

individuel impérieux, au point que ceux qui meurent sans s’en être acquittés,<br />

doivent s’y plier par procuration. De nombreuses études ont été dédiées au<br />

pèlerinage islamique, qui a été analysé dans plusieurs de ses aspects, et selon des<br />

perspectives fort variées. En général, un contraste assez net a pu être remarqué entre<br />

les interprétations philologiques, ou d’autre nature, des chercheurs non musulmans<br />

et les interprétations théologiques des chercheurs croyants. L’orientaliste hollandais<br />

non musulman Christiaan Snouck Hurgronje écrivit une des premières études<br />

historiques et philologiques concernant le pèlerinage en Islam. Cet essai, qui porte le<br />

titre hollandais de Het Mekkaansche feest 2 est intéressant à plusieurs égards. Né à<br />

Oosterhout, en Hollande, en 1857, Snouck Hurgronje étudia la philologie orientale<br />

et présenta Het Mekkaansche feest comme thèse doctorale en 1880. Cette étude sur<br />

le pèlerinage à la Mecque demeure, même à présent, un ouvrage fondamental sur ce<br />

sujet. Toutefois, lorsque l’auteur rédigea cette thèse, il ne connaissait pas<br />

personnellement le pèlerinage à la Mecque. Il utilisa comme sources de son étude le<br />

Coran, les recueils de traditions musulmanes sur le prophète (qui à l’époque<br />

n’étaient disponibles que sous la forme de manuscrits) et les traités de droit<br />

islamique. L’essai d’Hurgronje est l’exemple le plus célèbre du paradoxe<br />

épistémologique qui concerne les études philologiques sur le pèlerinage en Islam :<br />

aucun chercheur qui ne soit pas musulman ne peut avoir accès aux villes sacrées de<br />

la Mecque et de Médine. Après plus de cent ans, la situation n’a pas changé. Je me<br />

suis renseigné auprès de l’Ambassade d’Italie à Riyad : pendant toute l’année, et<br />

non pas seulement pendant la période du pèlerinage, les non musulmans doivent<br />

1 Voir YOYOTTE, J., et al., Lès pèlerinages, Paris, Seuil, 1960 et CHÉLINI, H. et BRANTHOMME, H.,<br />

Histoire des pèlerinages non chrétiens – Entre magique et sacré : le chemin des dieux, Paris, Hachette,<br />

1987.<br />

2 C.S. HURGRONJE, C. S., Het Mekkaansche feest, Brill, Leiden, 1880, trad. fr. partielle dans Oeuvres<br />

choisies de C. S. Hurgronje, présentées en français et en anglais par G. H. Bousquet et J. Schacht, Leiden,<br />

E.J. Brill, 1957.<br />

92


LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />

s’arrêter à la périphérie des villes sacrées et ne peuvent y accéder que pour de<br />

graves raisons de santé ou lorsqu’il y va de l’intérêt national. Hurgronje n’était pas<br />

musulman, mais il désirait ardemment visiter les lieux auxquels il avait dédié ses<br />

études de jeunesse. En 1884, il se déguisa en musulman indonésien et entre<br />

août 1884 et février 1885 il séjourna à Djedda sous le nom d’‘Abd-al-Ghaffar, afin<br />

de se préparer à l’étude de la Mecque et du pèlerinage. L’aventure du chercheur<br />

hollandais se termina brusquement et de façon énigmatique : après six mois passés à<br />

la Mecque, et quelques jours avant le commencement des rites du pèlerinage, il fut<br />

expulsé de la ville à la demande du consul français de Djedda, qui le soupçonnait<br />

d’être impliqué dans le meurtre du voyageur et chercheur français Charles Huber.<br />

Entre 1888 et 1889, les résultats des recherches d’Hurgronje à la Mecque furent<br />

publiés en trois volumes, dont un d’illustrations. 1<br />

L’histoire de cet échec n’est que l’exemple, peut-être le plus célèbre, d’une<br />

série de textes qui ont été écrits par des voyageurs qui, sans être musulmans, ont<br />

essayé de pénétrer les villes sacrées de l’Islam ou qui, même sans le vouloir, y ont<br />

eu accès. Dans mon article, je n’analyserai pas les villes du pèlerinage islamique du<br />

point de vue d’un croyant musulman (je n’en serais pas capable, ne serait-ce qu’à<br />

cause de mon incompétence linguistique), mais du point de vue des voyageurs qui,<br />

sans être musulmans, ont tout essayé pour participer au grand pèlerinage islamique.<br />

Quoiqu’aucun ouvrage spécifique n’ait été dédié à cette tradition de textes,<br />

elle peut être incluse dans le corpus de textes littéraires et scientifiques, écrits et<br />

visuels, qui sont regroupés sous le terme de ‘Orientalisme’. En 1978, le chercheur et<br />

critique littéraire Edward W. Said publia un livre qui portait ce titre, 2 et qui ouvrit<br />

une nouvelle voie de recherches. Le but principal de cet ouvrage était d’analyser les<br />

lignes maîtresses selon lesquelles l’Occident avait construit, pendant plusieurs<br />

siècles, un imaginaire de l’Orient et un Orient imaginaire, allant du niveau matériel<br />

de la géographie jusqu’au niveau spirituel des arts et des lettres. Le livre de Said,<br />

qui a fait école, contient un chapitre dédié aux ‘Pèlerins et pèlerinages, anglais et<br />

français’. Toutefois, ce chapitre utilise les termes ‘pèlerins’et ‘pèlerinages’de façon<br />

ambiguë et métaphorique, en les référant non pas au phénomène religieux au sens<br />

strict, mais plutôt aux voyages des savants, érudits et écrivains anglais et français<br />

pour qui le tour du Moyen-Orient était une étape fondamentale de la vie scientifique<br />

ou artistique. La majorité des auteurs que Said analyse dans cette partie de son<br />

étude, tels que Chateaubriand, Lamartine et Flaubert, ne se rendirent nullement dans<br />

les lieux du pèlerinage islamique, ni n’essayèrent d’y pénétrer. Ce n’est que le<br />

dernier des écrivains étudiés par Said, à savoir le voyageur anglais Richard Burton,<br />

qui fut le protagoniste d’un mémorable pèlerinage à la Mecque, sur lequel nous<br />

reviendrons.<br />

Bien que Said ne s’occupe pas spécifiquement de récits européens<br />

concernant le pèlerinage islamique, la référence à son ouvrage permet d’affirmer<br />

que, d’abord, cette tradition textuelle fait partie d’un genre littéraire plus vaste, qui<br />

aujourd’hui est reconnu et étudié, même au niveau universitaire, sous le nom de<br />

‘littérature de voyage’, ou, en anglais, ‘travel literature’. Cet énorme courant<br />

littéraire attire actuellement un intérêt de plus en plus vaste, non pas seulement d’un<br />

point de vue de l’histoire culturelle, mais aussi d’un point de vue commercial<br />

1 HURGRONJE, C. S., Mekka, 2 vols, Haag, Nijoff, 1888-9.<br />

2 SAID, E. W., Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978, trad. fr. par C. Malamoud L’Orientalisme,<br />

Paris, Seuil, 1980.<br />

93


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

(plusieurs librairies et maisons d’éditions proposent déjà des sections dédiées à ce<br />

genre). L’importance de la littérature de voyage vis-à-vis de la théorie et de<br />

l’analyse sémiotiques est évidente : le voyage reproduit et résume sur le plan du<br />

déplacement géographique l’aventure de l’esprit humain dans un monde de signes.<br />

Dans le présent article, je ne pourrai m’occuper que d’un des nombreux aspects du<br />

voyage et des ses représentations qui intéressent la sémiotique et, surtout, la<br />

sémiotique de la ville, à savoir, la structure des modalités du voyage.<br />

Dans la théorie sémiotique de Greimas, la modalité est entendue comme ce<br />

qui modifie le prédicat d’un énoncé. 1<br />

Un contraste très net existe entre les modalités qui caractérisent le voyageur<br />

européen non musulman qui essaie de pénétrer les lieux sacrés de l’Islam et celles<br />

qui caractérisent le voyage du véritable pèlerin. Je voudrais introduire l’analyse de<br />

cette différence par un texte du seizième siècle, qui, à ma connaissance, est le tout<br />

premier récit non-musulman de voyage à la Mecque : Navigations et voyages dans<br />

les régions d’Arabie, Egypte, Perse, Syrie, Ethiopie et Inde Orientale, à la fois à<br />

l’intérieur et à l’extérieur du Gange, contenant plusieurs choses remarquables et<br />

étranges du point de vue de l’histoire et de la nature, écrit par le voyageur italien<br />

Ludovico de Varthema et publié pour la première fois en italien à Rome en 1510. 2<br />

En 1503, l’auteur, originaire de Rome, partit de Venise poussé par des vents<br />

favorables, comme il écrit dans son ouvrage, débarqua à Alexandrie et visita<br />

Babylone, Tripoli, Antioche et Damas. Dans la ville syriaque il se lia d’amitié avec<br />

un capitaine mameluk, (terme par lequel l’on désignait les Chrétiens convertis à<br />

l’Islam qui étaient au service des Musulmans et des Turcs) et il décida<br />

d’accompagner son ami dans le pèlerinage à la Mecque et à Médine, déguisé en<br />

chrétien renégat. Entouré d’une caravane de 40,000 hommes et 35,000 chameaux, il<br />

se rendit à la Mecque, où il prit part à toutes les cérémonies du pèlerinage. Après<br />

avoir déserté la milice des mameluks, qu’il ne voulait pas suivre dans une périlleuse<br />

mission en Syrie, il s’enfuit à Djedda, puis se réfugia à Aden. Dans cette ville, son<br />

identité fut découverte. Accusé d’être un chrétien et un espion des Portugais, il fut<br />

condamné à mort. Par bonheur, une de trois filles du sultan d’Aden tomba<br />

amoureuse de lui et fit de sorte que la vie du bel italien fût épargnée. Dans les mois<br />

qui suivirent, Ludovico feignit d’être fou et parvint à s’enfuir d’Aden. Il continua<br />

son voyage en Inde et au Mozambique, puis à Lisbonne, d’où il retourna, sain et<br />

sauf, dans sa ville natale.<br />

Varthema raconte ses aventures de la façon typique des voyageurs de son<br />

époque : une narration assez précise et scrupuleuse est entremêlée de détails<br />

fantastiques, tels que la description de licornes et d’anthropophages. Les études<br />

concernant cet aspect de la littérature de voyage médiévale et moderne sont assez<br />

nombreuses. Pour ma part, je voudrais attirer l’attention sur la préface de l’ouvrage<br />

de Varthema, où il expose les raisons de son voyage :<br />

1 GREIMAS A. J. et COURTÉS, J., Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,<br />

Hachette, 1979, sub voce ‘modalité’.<br />

2 VARTHEMA, L. de, Itinerario de Ludovico de Varthema bolognese nello Egypto : nella Suria nella<br />

Arabia deserta & felice : nella Persia : nella India & nella Ethyopia. La fede : el uiuere & costumi de<br />

tutte le pfate prouincie, Rome, per maestro S. Guillireti de Lorenzo & maestro H. de Nanni bolognese,<br />

1510. Le livre fut publié en latin à Milan en 1511 et traduit en français d’une version espagnole en 1556<br />

(Les Voyages de Loys de Bartheme, publié à Lyon).<br />

94


LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />

Si quelqu’un me demande la cause de ce voyage, je ne pourrais certainement pas<br />

donner meilleure raison que le désir ardent de la connaissance, qui a poussé beaucoup d’autres à<br />

voir le monde et les miracles que Dieu y a accompli. 1<br />

Fin de la citation. Quelle est la structure modale affichée par ce passage ?<br />

Du point de vue des modalités qui déclenchent l’action et sa représentation dans le<br />

récit, à savoir le vouloir et le devoir, le prologue de Varthema exprime une volonté<br />

de voyager, regarder et savoir. En même temps, le fait qu’il ne soit pas musulman le<br />

situe dans la position de devoir ne pas voyager dans les lieux sacrés de l’Islam, et de<br />

devoir ne pas regarder ni savoir ce qui s’y passe. Quelle est la structure modale qui,<br />

au contraire, caractérise le voyage du croyant et son récit ? Il est indifférent que le<br />

pèlerin veuille ou ne veuille pas voyager, regarder et savoir. Il doit se rendre à<br />

la Mecque, et il doit connaître les principaux rudiments de la religion islamique.<br />

Bref, le croyant musulman doit entreprendre le pèlerinage même s’il ne le veut pas,<br />

tandis que le voyageur incroyant veux l’entreprendre même s’il lui est défendu. Le<br />

contraste entre le désir de regarder (ou scopophilie) et de savoir (ou gnoséophilie)<br />

du voyageur incroyant et l’interdiction qui lui est opposée par l’Islam est à la source<br />

d’une tension narrative qui déclenche deux types de régimes passionnels : du point<br />

de vue de la gnoséophilie, le voyageur incroyant peut être caractérisé selon le<br />

concept de curiosité ; du point de vue de la scopophilie, il peut être caractérisé selon<br />

le concept de voyeurisme. Ces deux régimes passionnels sont, à la fois, frustrés et<br />

magnifiés par l’impénétrabilité des villes sacrées islamiques, de sorte qu’une tension<br />

érotique se développe entre le voyageur et sa cible.<br />

Avant de proposer quelques considérations sur la curiosité et le voyeurisme<br />

vis-à-vis de la ville, je voudrais souligner que plusieurs voyageurs européens<br />

arrivèrent à la Mecque sans le vouloir. Ils enfreignirent l’interdiction de la ville,<br />

mais de façon involontaire ou même contre leur volonté. L’histoire de Joseph Pitts<br />

est, à cet égard, très significative. Il naquit à Exon, en Angleterre, en 1662. A l’âge<br />

de seize ans, il fut saisi du désir de voir le monde, quitta ses parents et devint marin.<br />

Un pirate algérien le captura pendant un abordage, le réduisit en esclavage et le<br />

força à se convertir à l’Islam. Brisé par la violence de son patron, Pitts abjura la<br />

religion chrétienne, mais de façon purement extérieure. Quand, en 1680, son maître<br />

l’obligea à le suivre en pèlerinage à la Mecque, il dut le faire, mais sans le vouloir,<br />

de sorte que, dans la description qu’il a laissée de ses péripéties, le récit du voyage à<br />

la Mecque est pétri de haine et de dédain envers l’Islam. A la Mecque, il parvint à<br />

embarquer sur un bateau turc qui l’emmena à Smyrne, d’où un autre bateau, celui-là<br />

français, le ramena en Angleterre. Toutefois, dès qu’il fut débarqué, il regretta sa vie<br />

de renégat, car il fut obligé de s’enrôler dans l’armée, et, à cause de ses<br />

protestations, il fut même emprisonné. Joseph Pitts raconta ses mésaventures dans<br />

un récit, qui s’intitule Un reportage fidèle sur la religion et les mœurs des<br />

Mahométans, dans lequel in y a une description particulière de leur pèlerinage à<br />

la Mecque, le lieu de la naissance de Mahomet, et de Médine, et du tombeau du<br />

prophète. 2 Ce récit se termine par la description émouvante de la façon dont, après<br />

quinze ans de mésaventures, il retrouva son père.<br />

1 Ibid., prologue. Ma traduction.<br />

2 PITTS J., A Faithful Account of the Religion and Manners of the Mahometans, in which is a particular<br />

Relation to their Pilgrimage to Mecca, the Place of Mahomet’s Birth, and Description of Medina, and of<br />

his Tomb there, as likewise of Algier… and of Alexandria, Grand Cairo, etc., with an Account of the<br />

Author’s being taken Captive… 4 th ed., Londres, T. Longman and R. Hett, 1738.<br />

95


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Dans l’histoire de Pitts, la description du pèlerinage à la Mecque est<br />

dépourvue de toute tension narrative : ce qui manque n’est pas seulement le<br />

contraste entre le vouloir faire et le devoir ne pas faire, mais aussi le concept de<br />

déguisement. Les voyageurs non croyants qui veulent se rendre à la Mecque doivent<br />

se déguiser en musulmans. Cette opération relève encore de la notion sémiotique de<br />

modalité. Cependant, cette fois ce ne sont pas les modalités du devoir et du vouloir<br />

qui entrent en ligne de compte, mais plutôt les modalités qui définissent la<br />

compétence de l’action et sa narration, c’est-à-dire le pouvoir et le savoir. Le<br />

voyageur orientaliste peut arriver à maîtriser parfaitement la langue, la religion et la<br />

culture de l’Islam. Il peut donc savoir être un musulman, mais il ne parvient pas à<br />

pouvoir l’être, car ce qui lui manque est une foi véritable. Du rapport entre cette<br />

impossibilité d’être un véritable musulman et la nécessité de l’être afin de pénétrer<br />

dans la ville sacrée surgit l’exigence d’un déguisement, à savoir d’un dédoublement<br />

de l’identité. Quand on se déguise, l’identité sociale qu’on manifeste aux autres est<br />

détachée de l’identité psychique qui constitue le centre du soi. Naturellement, tout le<br />

monde se déguise en quelque sorte, et dans toutes les occasions, mais dans le cas du<br />

déguisement religieux, la différence entre la croyance et l’incroyance est si radicale<br />

que le déguisement entraîne un problème éthique : dans quelles circonstances est-il<br />

légitime de feindre des croyances religieuses ?<br />

Avant de répondre à cette question, je voudrais souligner que si Pitts<br />

simula son adhésion à l’Islam il ne le fit pas afin de visiter la Mecque, mais afin de<br />

se soustraire aux violences de son maître. D’autres voyageurs ont choisi des<br />

stratégies de vie différentes. L’histoire de Giovanni Finati est, à ce propos,<br />

extraordinaire. Il naquit à Ferrare, en Italie. Son nom apparaît pour la première fois<br />

dans la liste des conscrits italiens en 1805. Il fut d’abord envoyé à Milan, puis au<br />

Tyrol, pour participer à une bataille. Ici, Finati déserta et commença ses aventures.<br />

Découvert dans sa ville natale, il fut capturé et emprisonné à Venise. D’ici on<br />

l’envoya se battre contre les Monténégrins, en Albanie, où il déserta une deuxième<br />

fois avec quinze compagnons d’armes. Accueilli par la milice musulmane, il fut<br />

réduit en esclavage et lourdement battu parce qu’il refusa d’abjurer. Dans ces<br />

circonstances, notre héros découvrit que les musulmans aussi, comme les chrétiens,<br />

croient en un dieu unique, et que les différences entre les deux religions sont moins<br />

importantes que ce qu’il imaginait. Il prit donc le nom de Mahomet et devint joueur<br />

de fifre dans l’armée turque. Dans le cas de Finati, on ne peut pas parler d’une<br />

conversion simulée, comme dans l’histoire de Pitts, ni d’un véritable déguisement.<br />

Disons que Finati avait la capacité remarquable de changer ses propres convictions<br />

selon l’opportunité. De toute façon, après des années de voyages dans toute la<br />

Méditerranée et une troisième désertion, il participa, sans le vouloir, au pèlerinage à<br />

la Mecque. Après d’innombrables péripéties, il termina ses jours à Londres. Pendant<br />

ses vicissitudes dans le monde arabe, il avait complètement perdu la capacité<br />

d’écrire, mais, par bonheur, il rencontra un autre Italien auquel il put dicter son<br />

histoire. 1 Le cas de Giovanni Finati est ambigu, car on ne connaît pas la véritable<br />

nature de sa foi religieuse. Encore plus ambiguë est l’histoire d’un autre voyageur<br />

qui pénétra dans la ville de la Mecque, à savoir le mystérieux personnage connu<br />

1 FINATI, G. Narrative of the life and adventures of G. F., who under the assumed name of Mahomet,<br />

made the campaigns against the Wahabees for the recovery of Mecca and Medina… translated from the<br />

Italian, as dictated by himself, and edited by W. J. Bankes, 2 vols, Londres, J. Murray, 1830.<br />

96


LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />

sous le nom d’Ali Bey. Grâce aux sources dont on dispose, on sait que le véritable<br />

nom d’Ali Bey était Domingo Badia y Leblich. Il naquit à Barcelone en 1766 et fut<br />

un homme très érudit. Il étudia l’Arabe et toutes les sciences naturelles à<br />

l’Université de Valence, en Espagne. Il obtint la protection de la famille royale<br />

espagnole et il se rendit à Londres pour parfaire ses études. En 1803, parfaitement<br />

déguisé en Arabe originaire d’Alep, et pourvu d’une immense richesse, il arriva au<br />

Maroc. Ses dépenses étaient si énormes qu’un de ses biographes soupçonne qu’il fût<br />

financé par Napoléon, afin de manipuler les peuples arabes en sa faveur. Partout,<br />

Ali Bey était reçu en grande pompe. Il se rendit à Chypre, où il impressionna<br />

l’archevêque local par son savoir, puis en Egypte, où il fit la connaissance de<br />

Chateaubriand. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, l’écrivain français décrit<br />

cette rencontre :<br />

J’eus encore à Alexandrie une de ces petites jouissances d’amour propre dont les<br />

auteurs sont si jaloux, et qui m’avaient déjà rendu si fier à Sparte. Un riche Turc, voyageur et<br />

astronome, nommé Ali Bei el Abbassi, ayant entendu prononcer mon nom, prétendit connaître<br />

mes ouvrages. J’allais lui faire une visite avec le Consul. Aussitôt qu’il m’aperçut il s’écria : Ah,<br />

mon cher Atala, et ma chère René ! Ali Bei me parut digne, dans ce moment, de descendre du<br />

grand Saladin. Je suis même encore un peu persuadé que c’est le Turc le plus savant et le plus<br />

poli qui soit au monde, quoiqu’il ne connoisse pas bien le genre des noms en français, mais non<br />

ego paucis offendar maculis. 1<br />

En décembre 1806, Ali Bey partit du Caire et se rendit à La Mecque, où il<br />

fut accueilli avec des honneurs royaux. Ils l’invitèrent à participer aux cérémonies<br />

les plus sacrées du pèlerinage et même au lavage rituel de la Ka‘ba, au centre de la<br />

mosquée de la Mecque. Aucun voyageur européen ne nous a laissé une description<br />

plus détaillée du pèlerinage islamique et de ses rites, et surtout des villes où le<br />

pèlerinage a lieu. Le statut par lequel Ali Bey fut admis aux cérémonies du<br />

pèlerinage lui permit de regarder tout et de prendre note de tout. En outre, Ali Bey<br />

eut la chance de visiter la Mecque et Médine quand ses villes étaient sous la<br />

domination des Wahhabites et avaient gardé encore leurs traditions les plus<br />

anciennes. Quand, six ans plus tard, un autre voyageur européen déguisé en<br />

musulman, l’explorateur suisse J.L. Burckhardt, visita la Mecque, la ville était<br />

contrôlée par une milice turc-égyptienne, et avait beaucoup changé d’aspect. 2 Après<br />

la fin du pèlerinage, Ali Bey retourna en Europe, s’installa à Paris et publia le récit<br />

de ses voyages en trois volumes, en langue française. 3 Deux ans plus tard, il repartit<br />

pour le Moyen-Orient, d’où il projetait d’entreprendre un voyage vers Tombouctou.<br />

Il n’accomplit jamais ce voyage. Il mourut à Damas en août 1818, de dysenterie,<br />

selon les Anglais, empoisonné par les Anglais, selon les Français. Après sa mort, on<br />

raconta qu’un crucifix avait été trouvé sous son cafetan. Il est impossible de vérifier<br />

cette histoire ou de savoir si Ali Bey était un véritable musulman ou un chrétien<br />

déguisé. Après tout, il me semble que son regard sur la ville était le regard d’un<br />

1 CHATEAUBRIAND, Œuvres romanesques et voyages, 2 vols, dans Œuvres complètes, éd. par<br />

M. Regard, Paris, Gallimard, 1969, p. 1153. Chateaubriand ajouta à ce passage la note suivante :<br />

‘Voilà ce que c’est la gloire ! on m’a dit que cet Aly-Bey était Espagnol de naissance, et qu’il occupait<br />

aujourd’hui une place en Espagne. Belle leçon pour ma vanité !’<br />

2 BURCKHARDT, J.-L., Travels in Arabia, comprehending an account of those territories in Hedjaz<br />

which the Mohammedans regard as sacred, 2 vols., London, H. Colburn, 1829 ; trad. fr. par J.-B. Eyriès<br />

Voyages en Arabie, contenant la description des parties du Hedjaz regardées comme sacrées par les<br />

Musulmans, 3 vols, Paris, A. Bertrand, 1835.<br />

3 BEY, A., Voyages d’Ali Bey el Abbassi en Afrique et en Asie pendant les années 1803, 1804, 1805,<br />

1806 et 1807, 4 vols, Paris, impr. de P. Didot l’aîné, 1814.<br />

97


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

savant cosmopolite et désireux de savoir, pour qui la religion n’était qu’un fragment<br />

de culture. Au début de son récit, Ali Bey écrit :<br />

Après avoir passé plusieurs années dans les états chrétiens, en y étudiant les sciences<br />

de la nature et les arts les plus utiles à l’homme dans la société, quelle que soient sa foi ou la<br />

religion de son cœur, je me suis décidé enfin de visiter les pays mahométans ; et, pendant un<br />

pèlerinage à la Mecque, d’observer les mœurs, les coutumes et la nature des pays à travers<br />

lesquelles je passerai, afin que je puisse faire de sorte que le laborieux voyage soit quelque peu<br />

utile au pays que je choisirai à la fin comme ma demeure. 1<br />

Ali Bey affiche une conception moderne, presque laïque, de la religion.<br />

Toutefois, sa position demeure ambiguë. La structure de l’énonciation qui<br />

caractérise le récit de sa visite à la Mecque, par exemple, oscille confusément entre<br />

un point de vue interne au rite, à savoir la perspective d’un croyant, et un point de<br />

vue externe, à savoir la perspective d’un observateur curieux.<br />

Toutefois, la curiosité joue un rôle beaucoup plus important dans les récits<br />

de voyage de l’explorateur anglais Richard Burton, qui visita la Mecque à la moitié<br />

du dix-neuvième siècle. Aucune ambiguïté ne caractérise sa visite aux villes sacrées<br />

de l’Islam : il n’est certainement pas musulman, mais son envie de savoir le pousse<br />

à préparer minutieusement un déguisement parfait. Il vit plusieurs années avec les<br />

Derviches du Sind, en Inde, et il arrive à maîtriser de façon impeccable la langue<br />

arabe et beaucoup de ses dialectes, les traditions de l’Islam et les mœurs des<br />

musulmans indiens. A la fin de cet apprentissage scrupuleux, il connaît l’Islam<br />

mieux qu’un musulman, mais avec une différence : il n’y croit pas. Plusieurs<br />

commentateurs des récits de voyage de Burton, publiés pour la première fois en<br />

1855-6 sous le titre de Personal Narrative of a Pilgrimage to El Medinah and<br />

Meccah, 2 ‘Récit personnel d’un pèlerinage à Médine et à la Mecque’, attaquèrent<br />

durement l’auteur à cause de sa stratégie de déguisement religieux, qu’ils<br />

considéraient immorale. Dans les éditions suivantes, Burton essaya de rétorquer à<br />

ces critiques, en soulignant les analogies entre l’Islam et le Christianisme mais<br />

surtout en justifiant son déguisement par la nécessité de connaître et de faire<br />

connaître. Au fond, Burton était l’archétype de l’explorateur moderne, dont la<br />

relation avec les villes sacrées de l’Islam se caractérisait par la combinaison de la<br />

curiosité et du voyeurisme.<br />

Ces deux régimes de modalité de l’action et du récit sont si dominants dans<br />

la mentalité de l’Occident, que la façon dont les autorités saoudites empêchent les<br />

voyageurs non croyants de visiter la Mecque et Médine semble inconcevable,<br />

d’autant plus que la religion chrétienne a ouvert la majorité de ses lieux sacrés au<br />

tourisme laïque et n’hésite pas à en tirer un avantage économique. Certainement, la<br />

géographie religieuse de l’Islam est différente de la géographie religieuse<br />

chrétienne, mais la différence principale est autre, et concerne la valorisation de la<br />

curiosité et des désirs du regard par rapport à la ville.<br />

Le philosophe allemand Hans Blumenberg, dans un ouvrage dédié aux<br />

traits principaux de la modernité philosophique, intitulé Die Legitimität der<br />

1 Dans l’introduction. J’ai consulté la traduction anglaise des récits d’Ali Bey, Travels of Ali Bey in<br />

Morocco, Tripoli, Cyprus, Egypt, Arabia, Syria, and Turkey between the years 1803 and 1807, 2 vols,<br />

Reading, Garnett, 1993. Ma traduction de l’anglais au français.<br />

2 BURTON, R., Personal Narrative of a Pilgrimage to El Medinah and Meccah, 3 vols, Londres,<br />

Longmans & Co., 1855-56, trad. fr. abrégée dans Voyages à La Mecque et chez les Mormons : augm.<br />

d’une lettre de l’auteur sur son voyage à la cité sainte et interdite d’Harar, Paris, Pygmalion, 1991.<br />

98


LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />

Neuzeit, 1 a décrit les étapes principales du développement de la curiosité théorique<br />

dans la philosophie occidentale, de Socrate jusqu’à Feuerbach. A travers un<br />

processus lent et compliqué, la curiosité s’est de plus en plus dégagée du catalogue<br />

chrétien des vices au point d’être valorisée en tant que vertu. La différence entre<br />

envie de savoir et curiosité devient de plus en plus subtile. En ce qui concerne le<br />

voyeurisme ou scopophilie, ce terme a été utilisé d’abord dans le domaine de la<br />

psychanalyse. Freud a défini le voyeurisme dans l’ouvrage Drei Abhandlungen zur<br />

Sexualtheorie, ‘Trois essais sur la théorie sexuelle’, publié pour la première fois en<br />

1905. 2 A l’origine, le mot ‘voyeurisme’ était employé afin de désigner une<br />

perversion purement sexuelle, à savoir une pulsion dans laquelle l’activité préférée<br />

d’un individu consiste à regarder les organes ou les activités sexuelles des autres.<br />

Toutefois, le pouvoir métaphorique de ce terme s’est de plus en plus accru, à mesure<br />

qu’il est employé afin de désigner toutes les situations dans lesquelles l’envie de<br />

regarder essaie d’enfreindre l’interdiction par laquelle elle est à la fois frustrée et<br />

stimulée. Le voyeurisme a besoin de secrets, et plus il en dévoile, plus il doit en<br />

retrouver, ou même en créer. Pour le monde occidental, dont les communications de<br />

masse ont brisé et réduit en marchandise tous les secrets de la connaissance et du<br />

regard, les villes cachées et interdites de l’Islam sont la ressource ultime du<br />

voyeurisme et de la curiosité.<br />

Certes, la culture occidentale, qui considère Prométhée et Ulysse comme<br />

des héros, plutôt que comme des voyous ou des curieux, est scandalisée par les<br />

interdictions musulmanes qui limitent l’envie et la liberté de savoir et de connaître.<br />

Par exemple, le maqam Ibrahim (le lieu de prière d’Abraham), un petit pavillon<br />

situé devant la façade nord-orientale de la Ka‘ba, contient une pierre où se<br />

trouverait l’empreinte du pied d’Abraham. La tradition musulmane affirme<br />

qu’Abraham, quand il fonda le culte de la Ka‘ba, et aussi en l’occasion d’autres<br />

rituels, posait ses pieds sur cette pierre. Elle contient aussi une inscription dont<br />

l’analyse serait probablement utile à reconstruire l’histoire du pèlerinage et de<br />

certains de ses rites. Cependant, la dernière copie de cette inscription remonte à l’an<br />

870, quand l’historien arabe de la Mecque, al-Fakihi, eut la possibilité de voir et de<br />

copier l’inscription pendant une restauration du pavillon. Puisque les orientalistes ne<br />

peuvent lire la copie d’al-Fakihi que dans des manuscrits postérieurs, très abîmés, ils<br />

tireraient beaucoup d’avantage s’ils pouvaient lire l’inscription directement sur la<br />

pierre, là où se trouve l’empreinte du pied d’Abraham. Toutefois, cette nécessité<br />

scientifique se heurte à la sacralité inviolable du lieu de culte : la Mecque demeure<br />

une ville illisible.<br />

Je voudrais terminer cet article par l’histoire d’une autre empreinte. Au<br />

mois de mai 2002, le parlement italien a promulgué une loi qui impose la<br />

registration des empreintes digitales des extra-communautaires, qui outrepassent les<br />

frontières du territoire italien. L’Occident est scandalisé par l’impénétrabilité rituelle<br />

des lieux sacrés de l’Islam, mais n’ouvre ses villes qu’à ceux qui peuvent acheter<br />

leurs droits de citoyens. Devant cette ville occidentale qui pousse son regard<br />

1 BLUMEMBERG, H. Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1966, trad. fr.<br />

de la 2e éd. allemande par M. Sagnol, J.-L. Schlegel et D. Trierweiler, avec la collab. de M. Dautrey La<br />

légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999.<br />

2 Leipzig, F. Deuticke, 1922 (5ème éd.), trad. fr. par P. Koeppel Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris,<br />

Gallimard, 1995.<br />

99


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

jusqu’aux empreintes des plies de la chair, l’illisibilité de l’empreinte d’Abraham<br />

me paraît beaucoup moins scandaleuse.<br />

Massimo LEONE<br />

Université de Sienne, Italie<br />

leone2@unisi.it<br />

100


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Npr 1 qu’on choisira de s’attarder : on verra dans l’insertion du Npr dans des<br />

constructions avec déterminant — la combinaison des Npr "Rome" et "Paris" avec<br />

l’article défini et une expansion, avec les déterminants possessif ou démonstratif —<br />

des marques linguistiques des orientations discursives qui commandent les<br />

positions d’observation du sujet, les modalisations de l’acte de perception et de<br />

gestion cognitive et affective des relations avec l’objet.<br />

La réflexion sera développée en trois temps. Tout d’abord, à partir des SN<br />

définis et possessifs avec le Npr "Rome", on croisera les points de vue de la<br />

linguistique avec ceux de la sémiotique pour dégager les opérations sémantiques à<br />

la base des tentatives de fragmentation et de réorganisation de l’objet "ville",<br />

esquissant une syntagmatique. Ensuite, focalisant la détermination démonstrative,<br />

on s’emploiera à montrer que l’articulation de l’espace et du temps autour de la<br />

deixis de l’observateur implique la prise en compte de l’épaisseur du discours. Làdessus,<br />

une troisième partie visera à ériger ce principe d’appréhension de la ville en<br />

modèle plus général.<br />

1. LES AVATARS DE LA DENOMINATION PROPRE : DE LA<br />

PARTITION DE L’OBJET "VILLE" A SA RECOMPOSITION<br />

S’inscrivant dans le sillage de Kripke 2 , l’on peut considérer le Npr comme<br />

un "désignateur rigide" vide de sens, confirmant l’identité d’un individu en vertu<br />

d’une chaîne causale qui a son origine dans le particulier lui-même, à la suite d’un<br />

acte de baptême. Dire que la réussite de la référence propriale est fonction, en<br />

contexte, des capacités de repérage "déictique" 3 du référent, par réactivation, pour<br />

chaque énoncé, du "référent initial" 4 du nom propre, c’est alors en souligner la<br />

stabilité et l’unicité. L’on peut aussi mettre en avant le "mécanisme social" 5 de<br />

transmission du nom propre et retenir avec W. De Mulder que "ce qui compte, ce<br />

n’est pas le référent initial, mais la représentation qu’on a du référent du nom<br />

propre au moment où l’on emploie celui-ci" 6 . L’on mise, dans tous les cas, sur la<br />

singularité d’un référent, projetant l’idée d’une certaine continuité, bien loin,<br />

semble-t-il, de ces Npr dépourvus de "rigueur référentielle" que P. Cadiot et Y.-M.<br />

Visetti diraient "mythiques" 7 . En vertu de son caractère historiquement contraint,<br />

chaque emploi du Npr paraît drainer le feuilleté des discours qui, au fil du temps, se<br />

sont croisés, alimentés et relayés, des informations encyclopédiques ou des<br />

1 Cf. notamment G. Kleiber, Nominales. Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand Colin, 1994.<br />

2 S. Kripke, Naming and Necessity, Oxford, Basil Blackwell, 1980 ; trad. fr., La logique des noms<br />

propres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982.<br />

3 M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, Paris, P.U.F., 1994, p. 104. Voir aussi les commentaires<br />

de P. de Carvalho qui, en réaction à une communication de K. Jonasson, insiste sur la "compétence<br />

particulière" du locuteur, la "connaissance de "sujet parlant de chair et de sang"" (K. Jonasson, "La<br />

référence des noms propres relève-t-elle de la deixis ?", dans M.-A. Morel & L. Danon-Boileau (éds.), La<br />

deixis, Paris, P.U.F., 1992, p. 466).<br />

4 Pour M.-N. Gary-Prieur, "le référent initial d’un nom propre dans un énoncé est l’individu associé par<br />

une présupposition à cette occurrence du nom propre en vertu d’un acte de baptême dont le locuteur et<br />

l’interlocuteur ont connaissance", Grammaire du nom propre, op. cit., p. 29.<br />

5 G. Kleiber, Problèmes de référence : descriptions définies et noms propres, Paris, Klincksieck, 1981,<br />

p. 379. Pour les positions adoptées traditionnellement, cf. notamment Nominales, op. cit., p. 66-67.<br />

6 W. De Mulder, "Nom propre et essence psychologique. Vers une analyse cognitive des noms propres ?",<br />

Lexique, 15, 2000, p. 51.<br />

7 P. Cadiot & Y.-M. Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques. Motifs, profils, thèmes, Paris,<br />

P.U.F., 2001, p. 176.<br />

82


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE…<br />

connotations, tout ce "contenu descriptif" attaché, spécialement, aux noms de lieux<br />

historiques, fût-il diversement donné en partage et éprouvé, inégalement exigé et<br />

sollicité en contexte.<br />

Dépositaire par excellence d’une "mémoire discursive", le Npr paraît alors<br />

peu apte à soutenir des efforts de recatégorisation de l’objet sémiotique. Tout en<br />

disant la délimitation de portions de l’espace et/ou du temps sur le fond d’une<br />

pluralisation, les syntagmes définis — tels que "la Rome antique", "la Rome<br />

moderne" — confirment des lignes de frayage convenues. Du coup, la mise en<br />

discours individuelle ne trouve à s’exercer qu’à travers le "réglage" du rapport entre<br />

le sujet et l’"espace-lieu" ou l’"espace-temps" 1 sélectionnés et, à un niveau<br />

supérieur d’intégration, le reversement des parties dans une totalité recomposée.<br />

D’un point de vue sémiotique, il faut, en somme, s’interroger sur la conformité des<br />

"stratégies" qui président à l’appréhension de l’objet sémiotique "ville", au gré des<br />

corrélations, converses ou inverses, entre les valences de type intensif et affectif et<br />

les valences de type extensif (distance spatio-temporelle par rapport au centre<br />

déictique, modulations quantitatives, déploiement cognitif) 2 avec celles héritées de<br />

ces formes d’organisation intersubjective de la signification dont les guides<br />

touristiques sont, aux yeux de Butor, des supports privilégiés.<br />

Dans la mesure où l’article défini véhicule l’exigence, pour le SN, de<br />

"distinguer" un individu des autres 3 , c’est la "stratégie englobante", susceptible de<br />

transformer l’unité partitive en unité intégrale, dotée d’autonomie 4 , qui, au plan de<br />

l’orientation discursive, semble s’imposer, pour ainsi dire naturellement 5 . Ce type<br />

de réglage entre une intensité et une étendue fortes apparaît, cependant, fortement<br />

compromis.<br />

D’une part, des velléités d’englobement entrent régulièrement en conflit<br />

avec d’autres points de vue qui les combattent. En raison même de sa morphologie,<br />

l’espace cible impose largement la stratégie cumulative (intensité faible et étendue<br />

forte) qui, écrit J. Fontanille, "ayant disposé les "aspects" d’une situation ou d’une<br />

question en séries, ne sait que les parcourir les uns après les autres […]" 6 . D’où<br />

l’impression d’une tensivité imprégnant l’espace discursif et d’un déploiement<br />

1 Au sujet des différents types d’espaces à l’intérieur desquels se définissent les propriétés qui permettent<br />

de construire les "images" du référent initial du Npr, cf. M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre,<br />

op. cit., p. 109-110.<br />

2 Nous renvoyons ici à la typologie des stratégies du réglage modal interactif élaborée par J. Fontanille<br />

dans Sémiotique et littérature. Essais de méthode, Paris, P.U.F., 1999, p. 39-65.<br />

3 Cf. notamment F. Corblin, Indéfini, défini et démonstratif. Constructions linguistiques de la référence,<br />

Genève-Paris, Libraire Droz, 1987, p. 108.<br />

4<br />

Voir M. Charolles au sujet de la notion d’"homogénéisation", La référence et les expressions<br />

référentielles en français, Paris, Ophrys, 2002, p. 82-83.<br />

5 Il paraît intéressant de croiser les points de vue de M.-N. Gary-Prieur et de G. Kleiber, qui ne s’excluent<br />

pas. Si le syntagme nominal de la forme le Npr Exp fait "éclater […] en une infinité d’images" l’"unité<br />

globale" attestée par le Npr "nu" (M.-N. Gary-Prieur, Grammaire du nom propre, op. cit., p. 106),<br />

l’adjectif de relation en corrélation avec l’article permet de "délimiter" une image du référent et de la<br />

"localiser […] dans un espace défini par le substantif associé à l’adjectif" (p. 115). Alors que selon<br />

G. Kleiber, "le référent du SN avec nom propre modifié représente […] seulement une "partie" du porteur<br />

du nom" (Nominales, op. cit., p. 87), M.-N. Gary-Prieur envisage la construction d’un "nouveau référent"<br />

(p. 109), d’une "représentation" dans un univers de croyance déterminé. Elle ajoutera à propos du<br />

"pluriel-image" que "la multiplication des images s’effectue dans le monde du discours, pour permettre<br />

l’expression de multiples points de vue sur l’individu […]", L’individu pluriel. Les noms propres et le<br />

nombre, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 135.<br />

6 J. Fontanille, Sémiotique et littérature, op. cit., p. 51.<br />

83


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

gouverné par la déclinaison des éléments juxtaposés et un risque certain de dérive<br />

segmentative, elle-même contrée, cependant, par d’insistantes tentatives de<br />

ressaisie :<br />

"Il y avait eu un week-end consacré à Borromini, un autre sous le signe du<br />

Bernin, un pour Caravage, Guido Reni, les fresques du haut Moyen Âge, les mosaïques<br />

paléochrétiennes ; il y en avait eu surtout pendant lesquels vous vous efforciez d’explorer<br />

diverses phases de l’Empire, celui de Constantin (son arc de triomphe, la basilique de<br />

Maxence, les fragments de son colosse au musée du Capitole), celui des Antonins, celui des<br />

Flaviens, celui des Césars (leurs temples, leurs palais sur le Palatin, la maison dorée de<br />

Néron), pendant lesquels vous tentiez de reconstituer à partir des immenses ruines<br />

dispersées les monuments tels qu’ils pouvaient être dans leur jeunesse, l’image de la ville<br />

telle qu’elle avait été dans sa pleine audace ; […]" (p. 167).<br />

À travers la reprise répétée par le pronom relatif et, surtout, le passage du<br />

pluriel ("les monuments") au singulier ("l’image de la ville"), la structure morphosyntaxique<br />

vise, ici, à convertir l’empilement de segments parallèles paratactiques<br />

en globalisation. Là, "la galerie de vues de la Rome antique" peinte par Pannini<br />

donne lieu à une description qui, dans le cadre d’une armature syntaxique rigide,<br />

usant du verbe de la perception comme élément déclencheur, détaille et démultiplie<br />

le poste fonctionnel du complément du verbe, jusqu’au "et" de clôture, projeté pour<br />

ainsi dire hors de son cadre habituel et souligné fortement, qui tente de mettre un<br />

terme au défilé des syntagmes nominaux, tout comme le pronom "on" qui,<br />

symptomatiquement, combine le débrayage objectivant avec un embrayage<br />

sensible :<br />

"[…] vous vous amusiez à reconnaître le Colisée, la basilique de Maxence, le<br />

Panthéon, […], l’arc de triomphe de Constantin et celui de Titus alors tout encastré dans les<br />

maisons, les thermes de Caracalla en plein milieu de la campagne, et le mystérieux temple<br />

rond, dit de Minerva Medica, que l’on croise en train lorsqu’on arrive à la gare" (p. 67).<br />

C’est dire les difficultés rencontrées par un sujet tour à tour dominé et<br />

dominant : face à une réalité qui devient envahissante ou finit par se dérober,<br />

faisant planer la menace de la non-saturation, renforcée elle-même par un risque<br />

ultime de dispersion, il s’efforce d’imprimer à ses "pérégrinations" (p. 167) une<br />

orientation et une signification. Dès lors qu’un bagage modal défaillant — de<br />

l’ordre du ne pas pouvoir (tout) voir/savoir — rend incertaine la réussite du<br />

programme narratif, une solution consiste, semble-t-il, à procéder à un<br />

aménagement modal, à la faveur d’une prise de distance instaurant un ne pas<br />

vouloir (tout) voir/savoir :<br />

"[…] vous saviez bien que pour continuer cette exploration systématique des<br />

thèmes romains, il vous aurait fallu aussi aller, une fois, d’église Saint-Paul en église Saint-<br />

Paul, de San Giovanni en San Giovanni, de Sainte-Agnès en Sainte-Agnès, de Lorenzo en<br />

Lorenzo, pour essayer d’approfondir ou de cerner, de capter et d’utiliser les images liées à<br />

ces noms, portes de bien étranges découvertes à n’en pas douter sur le monde chrétien luimême<br />

si fallacieusement connu […]" (p. 167).<br />

et aussi :<br />

"Le mois précédent, la clé de vos déplacements avait été Pietro Cavallini, et<br />

vendredi dernier vous disiez [..] qu’il était étrange de ne jamais vous être mis, Isis et Horus<br />

remembrant leur Osiris, à la poursuite des fragments de Michel-Ange, à rassembler ainsi les<br />

signes de son activité dans cette ville" (p. 168).<br />

C’est du même coup tracer la voie d’une recatégorisation de l’objet<br />

sémiotique en contrepoint des parcours strictement vectorisés, qui actualiseraient<br />

des programmes figuratifs stéréotypés, projetés par une énonciation<br />

transpersonnelle. Obéissant à une logique de la suppression et de la raréfaction,<br />

l’appropriation subjective de l’espace réclame une accélération du tempo,<br />

84


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE…<br />

occasionnant, au point de vue de l’étendue, la concentration 1 . L’observateur, dans<br />

le même temps, paraît opter pour un régime spatial placé sous le signe de la<br />

fermeture : si les syntagmes nominaux art. défini + Npr + expansion emportent<br />

avec eux l’idée du fractionnement — théoriquement "à l’infini" 2 -, ensuite de la<br />

délimitation, un pas semble franchi ici, puisque désormais l’isolement de la<br />

singularité annule toute possibilité de "mise en contraste", en impliquant la<br />

potentialisation, voire la virtualisation d’autres éléments avec lesquels elle pourrait<br />

entrer en concurrence :<br />

"L’après-midi, c’est décidé, vous vous promènerez dans toute cette partie de la<br />

ville où l’on rencontre à chaque pas les ruines des anciens monuments de l’Empire, où l’on<br />

ne voit pour ainsi dire plus qu’eux, la ville moderne et la ville baroque se reculant en<br />

quelque sorte pour les laisser dans leur solitude immense" (p. 87).<br />

La présentification par le rêve ou l’imagination correspond dans ce cas à la<br />

reconstruction d’un espace pathémisé, désormais abstrait de la réalité sociohistorique<br />

et doté d’une cohérence propre :<br />

"aussi, quand vous vous promeniez sur le Forum, n’était-ce pas seulement parmi<br />

les quelques pauvres pierres, les chapiteaux brisés, et les impressionnants murs ou<br />

soubassements de briques, mais au milieu d’un énorme rêve qui vous était commun, de plus<br />

en plus solide, précis et justifié à chaque passage" (p. 167).<br />

De ce point de vue, le SN possessif "votre Rome l’un pour l’autre"<br />

(p. 123) traduit l’aboutissement du mouvement d’accaparement, de la ville de<br />

Rome cette fois, par reversement des grandeurs, redevenues partitives, dans une<br />

totalité de niveau supérieur. La construction dét. poss. + Npr exhibe ainsi les<br />

tentatives de "privatisation", sous le contrôle d’un sujet resensibilisé et sous l’effet<br />

de la coloration affective appliquée à toute chose, qui procèdent par reprise et<br />

intégration dans un ensemble signifiant de certains éléments du discours officiel<br />

associé au Npr "Rome" et par exclusion de ce qui, à l’instar de la Rome chrétienne,<br />

est maintenu à distance.<br />

Enfin, la stratégie "élective" (intensité forte et étendue faible) s’enchaîne<br />

sur le point de vue "particularisant" (intensité faible et étendue faible) 3 , permettant<br />

de passer du prélèvement de détails dans l’oubli des cohérences d’ensemble et des<br />

associations ponctuelles avec des fragments du corps de la femme aimée à la<br />

sélection des éléments jugés pertinents : "[…] ces détails romains de Paris qui<br />

faisaient ressurgir auprès de vous, lorsque vous les considériez, les yeux, la voix, le<br />

rire de Cécile, sa jeunesse et sa liberté préservée […]" (p. 78).<br />

Une totalité est enfin reconstruite, à la faveur de déplacements<br />

métonymiques et de transferts métaphoriques, par concentration en une figure<br />

unique, celle de Cécile "incarnant" la ville de Rome : "[…] il est maintenant certain<br />

que vous n’aimez véritablement Cécile que dans la mesure où elle est pour vous le<br />

visage de Rome, sa voix et son invitation […]" (p. 237-238).<br />

Figure insuffisante, cependant, puisque fondée sur le tri et la fermeture 4 :<br />

1 À ce sujet, voir Cl. Zilberberg, "Présence de Wölfflin", Nouveaux Actes Sémiotiques, 23-24, Limoges,<br />

PULIM, 1992.<br />

2 Selon M.-N. Gary-Prieur, l’opération de pluralisation liée à la construction le Npr Exp pourrait donner<br />

lieu à un fractionnement "à l’infini, aucune énumération n’épuisant la variété des représentations<br />

possibles", Grammaire du nom propre, op. cit., p. 106.<br />

3 Cf. J. Fontanille, Sémiotique et littérature, op. cit., p. 50-53.<br />

4 À propos de "l’exclusion-concentration, régie par le tri, et la participation-expansion, régie par le<br />

mélange", identifiées "comme les deux directions majeures susceptibles d’ordonner les systèmes de<br />

valeurs", cf. J. Fontanille & Cl. Zilberberg, Tension et signification, op. cit. p. 36.<br />

85


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

"Or ce n’est point la faute de Cécile si la lumière romaine qu’elle réfléchit et<br />

concentre s’éteint dès qu’elle se trouve à Paris ; c’est la faute du mythe romain lui-même<br />

qui, dès que vous vous efforcez de l’incarner d’une façon décisive, si timide qu’elle<br />

demeure malgré tout, révèle ses ambiguïtés et vous condamne" (p. 276).<br />

L’idéal serait une mise en discours de la ville qui confère à la signification<br />

un ancrage sensible, mais qui soit en même temps étroitement liée aux modèles<br />

historiques et culturels. L’énonciation individuelle devrait s’articuler sur la praxis<br />

collective qui lui procure son assise et en rehausse les spécificités. Le voyage de<br />

Delmont à bord du train express qui relie Paris à Rome se solde par une prise de<br />

conscience :<br />

"[…] ce qu’il vous faudrait maintenant examiner à loisir et de sang-froid, c’est<br />

l’assise et le volume réel de ce mythe que Rome est pour vous, ce sont […] les voisinages<br />

de cette face sous laquelle cet immense objet se présente à vous, essayant de le faire tourner<br />

sous votre regard à l’intérieur de l’espace historique, afin d’améliorer votre connaissance<br />

des liaisons qu’il a avec les conduites et décisions de vous-même […]" (p. 238).<br />

On sait que le déterminant démonstratif renvoie au contexte d’énonciation<br />

tout en invitant, selon les cas, à se tourner vers l’amont du discours 1 . Focalisant<br />

l’attention sur la construction dét. démonstratif + Npr 2 — par exemple, dans "[…]<br />

cette Rome à laquelle vous vous sentiez si terriblement attaché […], cette Rome<br />

que vous désiriez maintenant tellement connaître et approfondir […]" (p. 180) -, on<br />

s’interrogera maintenant sur les ajustements de l’orientation discursive ainsi<br />

attestés.<br />

2. DE LA SAISIE DEMONSTRATIVE AU "MODELE DE LA VILLE"<br />

D’une part, la détermination démonstrative correspond, ici, à la saisie de<br />

l’objet "Rome" référé directement à la deixis du sujet. Saisie singulative de l’espace<br />

appréhendé comme une entité circonscrite dans l’instant. Arrachée à ses entours 3 , la<br />

grandeur est mise en relief, bénéficiant d’un engagement cognitif et affectif<br />

particulier de la part de l’instance d’énonciation, qui la situe dans le champ de<br />

présence en la traitant comme réalisée 4 et en se l’appropriant.<br />

D’autre part, si la saisie manifestée par le démonstratif relève de la rupture,<br />

du rebond et de la relance, elle s’enlève également sur l’arrière-plan qu’elle<br />

implique : grâce à un creusement du champ, en un même point du discours, le<br />

contenu de la saisie démonstrative entre en tension, semble-t-il, avec le contenu<br />

discursif du Npr "Rome", tel qu’il s’est constitué au fil des énonciations<br />

1 Cf. M.-N. Gary-Prieur au sujet de la différence entre anaphore et deixis : le démonstratif contitue "une<br />

forme à deux faces [qui] superpose toujours le renvoi à quelque chose de connu et la présentation de<br />

quelque chose de nouveau. Ce qui change d’un emploi à l’autre, c’est le poids respectif de chacune des<br />

deux faces", M.-N. Gary-Prieur & M. Léonard, "Le démonstratif dans les textes et dans la langue",<br />

Langue française, 120, 1998, p. 15.<br />

2 Pour une approche pragma-sémantique de la construction dét. démonstratif + Npr, voir G. Kleiber,<br />

Nominales, op. cit., p. 66-91.<br />

3 Sur l’isolement du référent détaché du contexte précédent, cf. notamment W. de Mulder, "Du sens des<br />

démonstratifs à la construction d’univers", Langue française, 120, 1998, p. 24. Voir K. Jonasson au sujet<br />

de ce + Npr : "Le démonstratif implique […] un changement thématique ou de perspective souvent<br />

observé et relevé par les linguistes. On sort le référent du cadre du récit où il est campé pour parler de lui<br />

plus particulièrement", "Ce Marc nous fait bien bosser ! Sur le rôle du démonstratif devant le nom<br />

propre", dans A. Englebert, M. Pierrard, L. Rosier & D. Van Raemdonck (éds.), La ligne claire. De la<br />

linguistique à la grammaire. Mélanges offerts à Marc Wilmet à l’occasion de son 60e anniversaire, Paris,<br />

Bruxelles, Duculot, 1998, p. 83.<br />

4 Au sujet des "modes d’existence" des contenus, de leurs "degrés de présence", cf. J. Fontanille,<br />

Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998.<br />

86


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE…<br />

antérieures ; relégué maintenant à l’arrière-plan, celui-ci est potentialisé, c’est-àdire<br />

mis en attente et en mémoire, voire virtualisé ou "oublié", avant que<br />

l’interprétation ne le reconstitue (du moins en partie). Enfin, le SN démonstratif<br />

avec Npr instaure une orientation vers l’aval 1 .<br />

Empruntant certaines propriétés à la dimension rhétorique, qui est en<br />

charge de la stratification en profondeur des "couches" du discours 2 , la saisie<br />

démonstrative semble ainsi obéir à une séquence où se nouent et se résolvent des<br />

tensions entre des contenus co-existants concurrents, dont la présence est plus ou<br />

moins assumée par l’instance d’énonciation. Ainsi s’esquisse comme un "schéma<br />

énonciatif canonique", dont il est possible de décliner les étapes : celle de<br />

l’appréhension démonstrative singulative ; celle de l’assomption, qui correspond à<br />

l’implication forte de l’instance d’énonciation dans l’acte de prédication ; enfin,<br />

celle du déploiement, par reconstitution de contenus potentialisés, voire virtualisés,<br />

et actualisation de développements futurs.<br />

L’intérêt de la saisie démonstrative réside alors dans sa capacité à faire<br />

entrer en "résonance" des grandeurs discursives dotées de modes d’existence ou de<br />

degrés de présence différents. La construction dét. démonstratif + Npr apparaît<br />

comme une manifestation linguistique d’un régime de participation privilégiant<br />

l’ouverture et le contact, qui doit relayer avantageusement celui de la concentration<br />

et du recentrage :<br />

"Une des grandes vagues de l’histoire s’achève ainsi dans vos consciences, celle<br />

où le monde avait un centre, qui n’était pas seulement la terre au milieu des sphères de<br />

Ptolémée, mais Rome au centre de la terre, un centre qui s’est déplacé, qui a cherché à se<br />

fixer après l’écroulement de Rome à Byzance, puis beaucoup plus tard dans le Paris<br />

impérial […]" (p. 277).<br />

C’est de ce régime de participation que, "[…] le souvenir de l’Empire<br />

[étant] maintenant une figure insuffisante pour désigner l’avenir de ce monde […]"<br />

(p. 277), le "modèle de la ville" défini à la fin du roman propose une mise en<br />

œuvre.<br />

Delmont envisage, tout d’abord, une stratification de l’espace qui lui<br />

permet de loger Paris et Rome à des paliers de profondeur différents. Entrant en<br />

tension avec le contenu "Paris", le contenu "Rome" peut agir comme en sous-main,<br />

exerçant une pression "déformante" :<br />

"Vous dites : il faudrait montrer dans ce livre le rôle que peut jouer Rome dans<br />

la vie d’un homme à Paris ; on pourrait imaginer ces deux villes superposées l’une à l’autre,<br />

l’une souterraine par rapport à l’autre, avec des trappes de communication que certains<br />

seulement connaîtraient sans qu’aucun sans doute parvînt à les connaître toutes, de telle<br />

sorte que […] toute localisation serait double, l’espace romain déformant plus ou moins<br />

pour chacun l’espace parisien, autorisant rencontres ou induisant en pièges" (p. 277-278).<br />

Plus loin, le modèle prend forme à travers le déploiement des différentes<br />

phases : tout d’abord, la déictisation de l’espace se fait à travers la sélection des<br />

alentours du Panthéon parisien ; ensuite, leur connexion, dans l’instant, avec ceux<br />

du Panthéon romain entraîne une neutralisation de l’éloignement dans le temps et<br />

dans l’espace ; l’on assiste à l’avancée en profondeur de la ville de Rome qui, ainsi<br />

mise sous l’accent à la suite d’un glissement métonymique, se profile sur l’arrièrefond<br />

constitué par l’espace de Paris, désormais potentiellement disponible ; enfin,<br />

le développement anticipé pourra procurer un relâchement provisoire de la tension :<br />

1 À propos de la "dimension cataphorique du démonstratif", cf. M.-N. Gary-Prieur, "La dimension<br />

cataphorique du démonstratif. Étude de constructions à relative", Langue française, 120, 1998, p. 44-50.<br />

2 Cf. J. Fontanille, Sémiotique du discours, op. cit., not. p. 125.<br />

87


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

"Ne vaudrait-il pas mieux conserver entre ces deux villes leur distance, toutes<br />

ces gares, tous ces paysages qui les séparent ? Mais en plus des communications normales<br />

par lesquelles chacun pourrait se rendre de l’une à l’autre quand il voudrait, il y aurait un<br />

certain nombre de points de contact, de passages instantanés qui s’ouvriraient à certains<br />

moments déterminés par des lois que l’on ne parviendrait à connaître que peu à peu.<br />

Ainsi le personnage principal se promenant aux alentours du Panthéon<br />

parisien pourrait un jour, tournant à l’angle d’une maison bien connue, se trouver soudain<br />

dans une rue toute différente de celle à laquelle il s’attendait, dans une lumière tout autre,<br />

avec des inscriptions dans une autre langue qu’il reconnaîtrait comme de l’italien, lui<br />

rappelant une rue qu’il a traversée déjà, s’identifiant bientôt comme une de ces rues aux<br />

alentours du Panthéon romain, et la femme qu’il rencontrerait là, il comprendrait que pour<br />

la retrouver il lui suffirait d’aller à Rome comme n’importe qui peut y aller […] ;" (p. 280).<br />

3. VERS UNE "FORME DE VIE"<br />

Ainsi, l’intéressant au niveau du roman, c’est l’entrée en "résonance" des<br />

villes de Rome et de Paris, sous le contrôle d’un sujet énonçant resensibilisé, dont<br />

les parcours singularisants, conçus dans un cadre d’interactions et en relation avec<br />

l’histoire sociale et culturelle, gardent ouvert l’éventail des possibles discursifs et<br />

maintiennent la capacité de modulation, contre le figement et la stéréotypisation.<br />

Plus largement, il semblerait qu’en vertu d’une activité de modélisation<br />

immanente au texte 1 , le "modèle de la ville" soit subsumé par un schéma plus<br />

général, dont La Modification recèle d’autres variantes. Il en va ainsi de l’échange<br />

que l’homme doit engager avec les objets présents dans son champ de perception,<br />

les arrachant à leur fausse évidence et les restituant "à leur incertitude originelle,<br />

non point vus crûment mais reconstitués à partir d’indices, de telle sorte qu’ils vous<br />

regardent autant que vous les regardez […]" (p. 239). À l’épaisse lumière bleue<br />

éclairant le compartiment de Delmont de proposer une alternative au voir<br />

individuant, qui reste accroché à la "surface dure" (p. 238) des objets, fournissant<br />

d’illusoires repères, et d’inscrire la chose individuée dans une constellation,<br />

réveillant "de doux échos sur toutes les mains et sur tous les fronts des dormeurs<br />

[…]" (p. 239).<br />

Le schéma de la "mise en résonance" éclaire jusqu’à des phénomènes de<br />

textualisation, tels que la division des phrases en paragraphes ou alinéas "ouverts",<br />

dont la récursivité est signalée par des "virgules à la ligne" : mis en équivalence et<br />

permutables dans l’espace de la page, ils sont proposés, semble-t-il, à une saisie<br />

stratifiée qui, leur attribuant divers degrés de présence, rend sensible leur coprésence<br />

conflictuelle dans l’épaisseur du discours, sur fond de ruptures et de<br />

permanence, de surprises et de régularités 2 .<br />

Butor note dans "La critique et l’invention" 3 que chaque œuvre doit se<br />

désigner par des "réfractions multiples", comme par un repli sur elle-même. Dans<br />

La Modification, ce repli de l’œuvre sur elle-même peut être mis en rapport avec ce<br />

qui, au niveau narratif, en crée les conditions de possibilité : la plus ou moins<br />

grande solidarisation de l’expérience vécue avec sa recréation à travers l’écriture —<br />

le "livre futur" qu’au terme de son parcours, Delmont estime "nécessaire" (p. 283).<br />

1 Au sujet de l’activité de modélisation sur laquelle reposent à la fois les sémiotiques connotatives et les<br />

méta-sémiotiques, cf. J. Fontanille, Séma & soma. Les figures du corps, Chapitre "Le modèle de l’horloge<br />

et le corps-machine (À propos de Claudel)", Paris, Maisonneuve et Larose, coll. "Matières du sens", 2003.<br />

2 Cf. M. Colas-Blaise, "Ponctuation et dynamique discursive", dans J.-M. Defays, L. Rosier & F. Tilkin<br />

(éds.), À qui appartient la ponctuation ?, Paris, Bruxelles, Duculot, 1998, p. 69-85.<br />

3 M. Butor, "La critique et l’invention", dans Répertoire III, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 7-20.<br />

88


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE…<br />

Par ailleurs, la limite de l’œuvre tendant à être illimitante, les "jeux de<br />

miroirs et de perspectives" 1 concernent l’œuvre dans son rapport à d’autres<br />

œuvres 2 , mais aussi le texte et le méta-discours critique, qui se répercutent et se<br />

déterminent réciproquement, le premier pouvant servir d’illustration au second ou<br />

en infléchir la teneur durablement, celui-ci mettant celui-là en perspective ou en<br />

garantissant la lisibilité 3 . Il peut être question des "nouvelles formes mobiles et<br />

ouvertes" 4 de la ville moderne ou de l’espace en général : "L’espace vécu, écrit<br />

Butor 5 , n’est nullement l’espace euclidien dont les parties sont exclusives les unes<br />

des autres. Tout lieu est le foyer d’un horizon d’autres lieux, le point d’origine<br />

d’une série de parcours possibles passant par d’autres régions plus ou moins<br />

déterminées" ; ce qu’il s’agit d’organiser dans ce cas, c’est "[..] la façon dont les<br />

lieux vont se "commander", se représenter les uns à l’intérieur des autres" 6 . La<br />

théorisation concerne l’acte de lecture lui-même, qui fait tenir ensemble différents<br />

lieux "complémentaires", celui du lecteur et ceux qu’habitent les personnages :<br />

"Quand je lis dans un roman la description d’une chambre, les meubles qui sont<br />

devant mes yeux, mais que je ne regarde pas, s’éloignent devant ceux qui jaillissent<br />

ou transpirent des signes inscrits sur la page" 7 . Il occasionne à son tour un va-etvient<br />

entre actualisation et réalisation, entre réalisation et potentialisation de<br />

contenus noués dans un même présent, un mouvement de recul en profondeur et<br />

d’avancée concomitante par rapport au centre déictique du champ de présence.<br />

À confronter ainsi les romans et les textes critiques, on constate un même<br />

soubassement axiologique et une cohérence d’ensemble ; là-dessus, sans doute<br />

peut-on — passage ultime — esquisser un modèle plus général, en rapport avec une<br />

"forme de vie" 8 : celle qui maintient vive la différenciation et, arrachant les<br />

grandeurs à leur isolement, instaure la possibilité de contacts improbables,<br />

inattendus ou inédits.<br />

CONCLUSION<br />

Parmi les modes de sémiotisation de la ville proposés, se trouvent ainsi<br />

discréditées toutes les tentatives visant à délier l’appréhension sensible du sujet de<br />

l’épaisseur historique. Toute réduction de la plurivocité thématique paraît<br />

condamnée d’emblée, et avec elle toute tentative pour promouvoir les valeurs du tri<br />

et de la fermeture, à travers la constitution déceptive de singularités intégrales,<br />

1 M. Butor, Improvisations sur Michel Butor. L’écriture en transformation, Paris, La Différence, 1993,<br />

p. 99.<br />

2 Cf. L’Emploi du temps (1956), où l’on retrouve sensiblement le même modèle de la "mise en<br />

résonance" : "[…] chaque événement faisant en résonner d’autres antérieurs qui en sont l’origine,<br />

l’explication ou l’homologue, chaque monument, chaque objet, chaque image nous renvoyant à d’autres<br />

périodes qu’il est nécessaire de ranimer pour y retrouver le secret perdu de leur puissance bonne ou<br />

mauvaise" (chap. V).<br />

3 Cf. J. Fontanille au sujet de l’externalisation d’une méta-sémiotique, Séma & soma. Les figures du<br />

corps, op. cit.<br />

4 "La ville comme texte", dans Répertoire V, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 42. À propos du<br />

modèle de la "mise en résonance", cf. également : "Le roman moderne depuis le XVIIIe siècle au moins<br />

est fondamentalement roman de la ville, description de la ville qui se diffuse et agit dans une autre ville,<br />

ou en relation avec elle", ibid., p. 38.<br />

5 "L’espace du roman", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 57.<br />

6 "Philosophie de l’ameublement", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 71.<br />

7 "L’espace du roman", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 49.<br />

8 Cf. J. Fontanille, Séma & soma. Les figures du corps, op. cit.<br />

89


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

comme à l’inverse, la tentation de favoriser une expansion excessive qui se<br />

solderait par la dispersion de l’objet originel.<br />

Le modèle proposé à la fin de La Modification autorise, quant à lui, une<br />

"mobilité supérieure" : il crée la possibilité d’une saisie qui, indépendamment<br />

même de la ville, préserve les capacités de différenciation mais aussi de<br />

modulation, d’une saisie non point "objectivante", qui serait accordée avec la<br />

présomption d’individuation véhiculée par le Npr, mais "mythique", qui favorise la<br />

labilité référentielle et le dédoublement. Détachant tout élément sur l’"horizon"<br />

qu’il implique, l’envisageant sur un fond de relations spatialisantes mais aussi<br />

temporalisatrices 1 , cette saisie met en branle une logique participative. Grâce à un<br />

creusement "en profondeur", elle ouvre sur le "par-delà" de la limite qui, comme<br />

pour l’esthétique baroque, devient illimitante 2 , projetant les unes sur les autres<br />

diverses régions spatiales et temporelles ainsi mises en tension, sans les mélanger ni<br />

les assimiler les unes aux autres, liant l’ici à l’ailleurs et nouant au présent de<br />

l’expérience perceptive le "déjà" et le "pas encore".<br />

Enfin, on peut sans doute dégager comme une "forme de vie" et envisager<br />

un modèle plus général. Entrant en relation avec des essais critiques, voire des<br />

textes à visée philosophique, le roman "laboratoire du récit" joue alors un rôle<br />

décisif : espace esthétique qui prétend se suffire à lui-même, il constitue en même<br />

temps "le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou<br />

peut nous apparaître" 3 .<br />

Marion COLAS-BLAISE<br />

Centre Universitaire de Luxembourg<br />

marion.colas@ci.educ.lu<br />

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1 Cf. M. Butor : "Les lieux ayant toujours une historicité, soit par rapport à l’histoire universelle, soit par<br />

rapport à la biographie de l’individu, tout déplacement dans l’espace impliquera une réorganisation de la<br />

structure temporelle […]", "Recherches sur la technique du roman", dans Essais sur le roman, op. cit.,<br />

p. 121.<br />

2 Cl. Zilberberg note à propos de l’art baroque qu’il "installe pour le regard une limite, mais cette limite<br />

est illimitante". L’espace baroque apparaît "comme un espace de la ruse : c’est en interrompant la course<br />

du regard, en obstruant l’espace qu’on l’accroît ! L’espace vu demeure en deçà de l’espace possible ; la<br />

préposition directrice serait donc dans ce cas "par-delà" que le dictionnaire définit laconiquement par le<br />

syntagme "plus loin"", "Présence de Wölfflin", art. cit., p. 8-9.<br />

3 Cf. M. Butor, "Le roman comme recherche", dans Essais sur le roman, op. cit., p. 9.<br />

90


LA SÉMIOTISATION DE LA VILLE…<br />

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Limoges, PULIM, 1992.<br />

91


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE<br />

ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD : LES RAPPORTS DE<br />

FORCE DU RURAL ET DE L’URBAIN<br />

Tel qu’il est libellé, le thème de ce XXIII e colloque donne la parole aux<br />

langages de la ville. Que peut-on entendre par cette formule si ce n’est une diversité<br />

de possibilités : les langages de la ville à travers l’architecture, expression<br />

intrinsèque à la ville elle-même qui fait d’elle une entité signifiante par ses<br />

structures et ses volumes, ou encore l’analyse sociolinguistique des discours<br />

énoncés pas les citadins et/ou ceux qui sont repoussés en marge, ou bien encore les<br />

textes qui disent une esthétique de la ville ; la liste est ouverte au cœur d’une<br />

sémiotique urbaine…<br />

Mon domaine actuel de recherche – études stylistiques de l’œuvre<br />

romanesque de Jean Rouaud – me conduit à traiter ici de la représentation de la ville<br />

dans trois romans de cet auteur : Des hommes illustres (roman du père), Le monde à<br />

peu près (roman du narrateur) et enfin Pour vos cadeaux (roman de la mère) 1 , soit<br />

les trois recueils qui font suite aux Champs d’Honneur, première œuvre et Prix<br />

Goncourt en 1990, roman des origines retraçant la destinée des lignées maternelle et<br />

paternelle, réunies dans une souffrance identique, celle du deuil d’êtres proches.<br />

Les trois titres choisis, développements de la germination matricielle du<br />

roman initial, proposent une vision particulière de la ville et de ses variations : cheflieu,<br />

capitale, bourgades rurales, les uns s’opposant aux autres dans une espèce de<br />

dialectique de l’urbain et du rural. Il apparaissait dès lors impossible de supprimer<br />

celui-ci au profit de celui-là, même dans le but honorable de « coller » le plus<br />

étroitement au sujet : les langages de la ville. Cette étude intégrera donc en<br />

permanence l’autre versant de la ville, à savoir la ruralité, alternativement image en<br />

négatif (dé) classante ou lieu de résistance. Cette dernière propriété (la rébellion)<br />

n’est pas la moins originale et met le lecteur sur la piste d’une autre caractéristique<br />

de l’œuvre de Rouaud : l’urbain et le rural ne servent jamais une description spatiale<br />

strictement nécessaire au développement réaliste d’une intrigue, ils ne<br />

s’épanouissent jamais pour eux-mêmes à l’intérieur de l’écriture, mais ils sont<br />

1 Désormais notés DHI, Monde, Cadeaux. En outre, les impératifs de la publication m’ont contrainte à<br />

réduire sévèrement les citations.<br />

99


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

envisagés à travers la perception filtrée du narrateur qui vit souvent cruellement ses<br />

origines rurales. De ce fait, ces deux entités, qui se lisent mutuellement en creux, ne<br />

trouvent leur signification et leur justification que relativement aux personnages<br />

qu’ils caractérisent.<br />

« DIS-MOI OÙ TU ES NÉ, JE TE DIRAI QUI TU ES… »<br />

Le narrateur, instance présente dans chacun des romans traités, retrace<br />

l’histoire des membres de sa famille en s’incluant dans cette entreprise<br />

généalogique. Le lieu de naissance lui paraît primordial, car il prédétermine en<br />

quelque sorte le devenir individuel de chacun. L’environnement familial représente<br />

un moyen d’échapper à cette forme de déterminisme, ou au contraire un instrument<br />

de confirmation. Le narrateur commente ainsi les circonstances de sa naissance :<br />

« Mais, de fait, à chaque anniversaire on ne manquait pas de me rappeler<br />

cette venue au monde dans le clair-obscur de la flamme orangée des lampes à<br />

pétrole au milieu des hurlements de la tempête. Ce qui, par la suite, en dépit d’un<br />

aspect insolite, se révélait gênant, cette naissance au domicile familial, au moment<br />

de remplir les fiches d’identité. En face de la mention né à, il semblait plus<br />

valorisant pour l’ego d’inscrire Nantes, Paris ou New-York, plutôt que cette<br />

apparition en rase campagne, ce soupçon d’arriération. » (p. 102, Cadeaux).<br />

Outre le caractère très romantique de l’atmosphère qui a nimbé la naissance<br />

du narrateur (on se rappelle le passage des Mémoires d’Outre-tombe, intitulé « Je<br />

viens au monde »), se décode ici indubitablement le sentiment de devoir porter ad<br />

vitam aeternam les stigmates d’un lieu de naissance infamant. Le récit que fait le<br />

narrateur de ses origines, de son enfance, des trajectoires empruntées par les<br />

personnages dont il reconstitue la vie à la manière d’un puzzle, s’accommode<br />

parfaitement d’une lecture sociologique bourdieusienne, qui met en exergue les<br />

rapports de force maintenant l’urbain et le rural en tension. En témoigne ce passage<br />

introductif à la narration du dernier voyage fait en compagnie du père :<br />

« Nous étions très bien à passer l’été entre les hauts murs du jardin. C’est<br />

partir au contraire qui était dérangeant. Moins de quitter nos repères familiers que<br />

d’être exposés soudain aux regards – on ne voyait qu’eux : qui vous faisaient<br />

remarquer au restaurant que vous teniez mal votre fourchette, […] au cirque de<br />

Gavarnie que vous grimpiez à pied quand de plus riches, ou de plus téméraires,<br />

montaient à dos de mulet, […]. C’était bien entendu les mêmes qui depuis toujours<br />

nous interdisaient l’accès de la plage : trop blancs. Paris était plus intimidant<br />

encore. » (p. 92-93, DHI).<br />

Ce regard sans aménité porté sur chaque trait d’un habitus rural marqué, au<br />

cœur des années 60, permet de décoder par un système oppositif les attributs<br />

valorisants des citadins : eux seuls détiennent, dans les règles du jeu social, l’art de<br />

manger, de se mouvoir, de discourir avec pertinence sur tel point culturel, etc. Cette<br />

hiérarchie ville/campagne se retrouve à un autre niveau, celui qui oppose Paris à la<br />

province. Dans l’œuvre de Rouaud se décrypte une organisation qui hiérarchise non<br />

seulement la ville et le bourg de campagne, mais aussi les bourgs entre eux. Ainsi,<br />

par ordre décroissant peut-on classer Nantes (modèle urbain), puis Riancé/Riaillé 1<br />

(lieu de naissance de la mère) et Random/Campbon (lieu de naissance du père),<br />

toutes deux bourgades rurales.<br />

1 Les noms propres se modifient d’un roman à l’autre.<br />

100


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

P. Bourdieu (2002, nouv. éd.) met clairement en évidence cette double<br />

hiérarchie en montrant que les paysans s’inféodent aux villageois, qu’ils envient<br />

tout en les critiquant, parce qu’ils sont souvent engagés dans une carrière qu’ils<br />

jugent plus intéressante et valorisante que le travail de la terre, et que les villageois<br />

s’inféodent eux-mêmes aux « véritables » citadins. Ainsi, appliqué au microcosme<br />

du narrateur, le système de domination décrit subordonne Random à Riancé qui<br />

passe pour citadine, mais qui reste un bourg au regard de Nantes.<br />

« NANTES NOTRE CAPITALE, NANTES L’ULTIME RECOURS »<br />

L’archétype de la ville topographiquement la plus proche est Nantes. La<br />

vraie capitale, en qualité de première ville de France, intervient certes à un endroit<br />

du roman Des hommes illustres, mais elle apparaît comme une exception : Parisville<br />

mythique, ville lumière de tous les fantasmes, ne peut en aucun cas s’abaisser à<br />

entrer en concurrence avec celle qui représente déjà, pour le narrateur, le pôle de la<br />

modernité : elle est hors-concours.<br />

Au sommet de la hiérarchie, donc, Nantes est cette espèce de phare local,<br />

qui jette parfois ses éclats en direction de l’obscurantisme rural environnant. S’y<br />

trouvent concentrés tous les pouvoirs locaux 1 : culturels, économiques, sociaux,<br />

religieux, tous aptes à maintenir et à reproduire le système de valeurs de l’idéologie<br />

dominante. Comme le souligne B. Lamizet (2002, p. 179), « La ville est ainsi,<br />

véritablement, l’espace où les formes et les signes de la puissance et du politique<br />

sont mis en scène, exprimant, par-là même, les logiques des acteurs et des<br />

pouvoirs. »<br />

L’autorité religieuse est évoquée de manière très circonscrite à travers<br />

l’anecdote des représentations théâtrales montées par l’abbé de Random, du temps<br />

de la jeunesse du grand Joseph, père du narrateur. Le curé de la paroisse avait dû<br />

plaider auprès de l’évêque de Nantes pour obtenir de lui le droit de faire jouer, dans<br />

une représentation de la Passion, des femmes et non des travestis :<br />

« (…) Mais le jeune abbé ne s’était pas embarqué dans sa requête à la<br />

légère : « Sans doute, Monseigneur, mais avez-vous songé à l’effet désastreux sur<br />

nos fidèles, habitués aux belles madones des églises, d’une Vierge imparfaitement<br />

rasée, avec du poil sur les mains et chaussant du quarante-trois ? » (DHI, p. 127)<br />

Et de fait, l’abbé obtient gain de cause et arrache trois actrices dont deux<br />

ayant atteint l’âge canonique (soit 40 ans en ce début de XX° siècle). Hormis cela,<br />

les pratiques religieuses décrites sont bien celles de la campagne : ce sont les<br />

femmes qui fréquentent avec assiduité les églises, et les hommes les cafés. Cela<br />

correspond à l’importance du rôle éducatif prioritairement dévolu à la mère, qui<br />

reste au foyer pour élever ses enfants en étant le vecteur privilégié des valeurs<br />

morales et religieuses. Le narrateur rapporte ainsi le calvaire dominical d’une<br />

villageoise attendant son mari après la messe :<br />

« A Random, dont le bourg pourtant modeste compta jusqu’à dix-sept<br />

cafés, on pouvait déterminer le moment de la journée en fonction de l’état d’ébriété<br />

des plus assidus. Le dimanche, par exemple, on savait qu’il était deux heures de<br />

l’après-midi, […] [quand] nous venions d’en terminer avec nos éclairs au chocolat<br />

1 Il faut noter que le narrateur ne développe pas l’aspect de la supériorité linguistique de la ville sur la<br />

campagne. Il l’évoque de manière anecdotique dans Des hommes illustres, p. 128, au sujet d’une<br />

représentation de la Passion du Christ : « […] Il est vrai qu’il n’y avait pas là de quoi choquer<br />

l’assistance habituée à parler et entendre le patois vernaculaire. » (c’est moi qui souligne).<br />

101


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

et que Madame Untel, son épouse, attendait stoïque depuis la fin de la grand-messe,<br />

son sac à main sur les genoux, dans l’unique voiture encore garée sur la place. »<br />

(DHI, pp. 35-36)<br />

Quant au pouvoir économique de Nantes, il se lit à divers endroits,<br />

davantage implicitement que de manière directe. En effet, ce sont les insuffisances<br />

de la campagne qui confortent les villes, dont Nantes, dans leur supériorité. Ainsi la<br />

pâtissière de Random, qui essaie en vain de changer les habitudes gustatives des<br />

Rouaud et se désespère :<br />

« […] d’où son lamento : à quoi sert d’innover, immobilisme des gens de la<br />

campagne, ah si elle était en ville […] » (Monde, p. 113).<br />

Ou encore le narrateur évoquant le magasin familial et sa mère :<br />

« […] elle est d’abord là pour ceux-là qui n’osent s’aventurer dans les<br />

beaux quartiers, intimidés par les beaux magasins et leurs mentors. Et les beaux<br />

quartiers commencent tôt pour eux, c’est-à-dire au-delà des deux mille habitants de<br />

notre cité, catégorie qui englobe les deux villes voisines lesquelles, doublant ce<br />

score, en profitent pour se donner des airs de capitales ». (Cadeaux, p. 159).<br />

D’un point de vue stylistique, le commentaire critique du narrateur qui<br />

émerge de cette description mime, par le niveau langagier restitué, la simplicité de la<br />

clientèle : l’adjectif beau, assez peu recherché, apparaît trois fois en deux lignes, et<br />

l’expression « les beaux quartiers », à la tonalité fortement populaire, est reprise<br />

telle quelle d’une phrase à l’autre. Transparaît ici une espèce de timidité, de<br />

gaucherie dans la démarche de l’acheteur rural, qui possède pourtant autant de<br />

légitimité que le citadin à acquérir un bien, à partir du moment où il dispose des<br />

moyens économiques pour le faire.<br />

De la même manière, la supériorité urbaine se manifeste dans le<br />

comportement d’acheteuses de passage « qui prennent des airs de citadines, feignent<br />

de s’extasier qu’on puisse trouver une telle ‘boutique’ dans un endroit pareil, ce qui<br />

agace prodigieusement notre mère […] ». (Cadeaux, p. 159) Le compliment qui<br />

aurait dû flatter la commerçante ne fait que mettre grossièrement l’accent sur<br />

l’incapacité supposée de la campagne à faire preuve de bon goût et de diversité.<br />

La nature des échanges économiques diffère également selon que ceux-ci<br />

se produisent à la ville ou à la campagne. Ainsi, parlant du mode de travail de son<br />

grand-père, le narrateur précise :<br />

« […] et nous devrions comprendre qu’elle [la mère du narrateur] se<br />

souvient, que tout lui revient, les livraisons dans les fermes en sa compagnie d’où ils<br />

repartaient avec quelques provisions de bouche en échange d’une pièce de drap,<br />

voire avec une chèvre pour un troc plus important, les voyages à Nantes chez les<br />

grossistes et les particuliers, […] » (Cadeaux, p. 30)<br />

A Nantes, il est évidemment impensable de traiter une affaire par le troc,<br />

mais le tailleur, originaire d’un bourg rural, n’ignore pas la persistance de ces<br />

pratiques archaïques auxquelles il sacrifie encore dans le monde paysan, selon le<br />

type de clientèle. Il est vrai que M. Burgaud/Brégeau constitue une figure atypique<br />

dans le système de sa classe sociale d’appartenance, ce que nous examinerons<br />

ultérieurement.<br />

Dans la gamme des attributions de la cité, le narrateur apporte un soin tout<br />

particulier au mode d’éducation imposé aux personnages principaux de son récit,<br />

parce qu’il y distingue le pouvoir immense sinon de diriger, du moins d’infléchir la<br />

destinée d’autrui. Ainsi évoque-t-il la scolarité des demoiselles des années 30, dans<br />

102


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

un pensionnat pour jeunes filles « de bonne famille » à Nantes, dans lequel le souci<br />

majeur consiste à inculquer les valeurs bourgeoises attachées à ce que doit être une<br />

jeune fille et, ultérieurement, une épouse et mère de famille exemplaire :<br />

« […] l’institution Françoise d’Amboise, 11, rue Mondésir, accueille des<br />

jeunes filles de la haute société nantaise, et, autant que les bonnes manières, on y<br />

apprend qu’il y a des choses pour une épouse digne de son rang à ne pas savoir<br />

[…]. » (Cadeaux, p. 36)<br />

L’époque concernée n’est pas la seule responsable de cet état d’esprit,<br />

puisque 30 ans plus tard, le narrateur lui-même pâtit de la même idéologie, mais<br />

ajustée cette fois au sexe masculin, dans un pensionnat de Saint-Nazaire (Saint-<br />

Cosmes, cf. Monde, Cadeaux), ville bien sûr inféodée à Nantes. Lui aussi avait<br />

côtoyé les jeunes gens de la bonne société et en avait expérimenté la vie de manière<br />

anecdotique, invité chez un camarade dont la sœur semblait une beauté<br />

inaccessible :<br />

« Lui était externe […], qui plus est d’une famille appartenant à la bonne<br />

société nazairienne, père grand chef des chantiers navals, ou de cet ordre, mère dans<br />

les bonnes œuvres de la paroisse, si bien que j’avais dû à cette aisance et au devoir<br />

de charité d’être invité un jeudi, qui était alors jour de repos, dans leur belle maison<br />

du bord de mer, style villa de l’entre-deux-guerres […]. » (Monde, p. 105)<br />

Les occupations professionnelles du père, et sociales de la mère, sont<br />

stéréotypées, comme leur habitat ou la tenue vestimentaire de la jeune ravissante<br />

vainement convoitée, ou tout au moins ce que son uniforme indiquait de ses loisirs,<br />

en adéquation avec les impératifs de l’éducation d’une jeune fille de son rang :<br />

« Vue de Random, via Saint-Cosmes, elle avait l’élégance et la simplicité<br />

des beaux quartiers : jupe marine, chemisier bleu pâle et autour du cou un foulard<br />

noué à la façon des scouts, et d’ailleurs ce devait être en fait l’uniforme des<br />

jeannettes, en compagnie desquelles elle avait passé la matinée et une partie de<br />

l’après-midi. » (Monde, p. 111)<br />

Le narrateur, quant à lui, voit dans ses lunettes la figure symbolique, ou<br />

pour reprendre les termes de Bourdieu, le signum social le classant<br />

irrémédiablement dans la caste la plus basse par rapport à tous les attributs de<br />

l’aisance et de la domination. Il fait de lui, pris en photo alors qu’il était étudiant –<br />

et myope – ce commentaire ironique :<br />

« […] des lunettes premier prix, remboursement intégral, qu’aucun opticien<br />

n’exposait dans sa vitrine, sinon peut-être en période de carnaval, et qu’on ne<br />

croisait que dans le fin fond des campagnes ou dans la misère d’un orphelinat. […]<br />

Celui qui s’affublait d’une telle monture n’était certes pas de nature à accepter un<br />

quelconque compromis de classe. » (Monde, p. 103)<br />

Cette ironie et cette autodérision sont rendues possibles, selon P. Bourdieu<br />

(2002 nouv. éd., p. 117), par la conscience aiguë d’une corporéité frustrante :<br />

« Cette conscience malheureuse de son corps, qui l’entraîne à s’en désolidariser (à la<br />

différence du citadin), qui l’incline à une attitude introvertie, racine de la timidité et<br />

de la gaucherie, […]. En effet, embarrassé de son corps, il est gêné et maladroit dans<br />

toutes les situations qui exigent que l’on sorte de soi ou que l’on donne son corps en<br />

spectacle. »<br />

On retrouve en effet dans cette analyse du sociologue, non seulement le<br />

portrait même du narrateur et celui de la demoiselle de bonne famille lors de la<br />

partie de ping-pong disputée chez elle, épisode qui constitue une espèce<br />

103


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

d’exemplification des rapports de force entre l’urbain et le rural, mais on retrouve<br />

également l’hexis corporelle du narrateur telle qu’elle adhère à sa personne tout au<br />

long de sa jeunesse.<br />

En d’autres termes, l’empreinte qu’a laissée cette hégémonie urbaine<br />

nantaise dans la sensibilité du narrateur, c’est d’abord la perpétuelle humiliation<br />

d’être amoindri parce que classé dans la catégorie des arriérés de la campagne, qui<br />

plus est garçon orphelin de père, élevé décemment – mais sans luxe – en compagnie<br />

de ses deux sœurs par une mère veuve ; c’est aussi la mortification qui transit celui<br />

sur lequel on s’apitoie toujours. De fait, le narrateur, par son origine, concentre sur<br />

sa seule personne tous les handicaps.<br />

La manière de présenter l’histoire individuelle des personnages plaide, on<br />

le voit, pour une lecture sociologique, parmi d’autres, de l’œuvre romanesque de<br />

Rouaud. Il est une histoire individuelle particulièrement intéressante à analyser,<br />

c’est celle de la mère, à laquelle je réserve le deuxième pan de cette étude.<br />

Pour le moment, après avoir évoqué les valeurs positives du monde urbain,<br />

je souhaite en approcher le versant sombre. On ne peut s’empêcher d’y voir une<br />

espèce de revanche du narrateur, pour paiement de toutes les humiliations subies.<br />

Nantes, modèle lumineux de la modernité est aussi largement présentée, dans<br />

l’ensemble des romans, comme un lieu de mort.<br />

NANTES, URBS BIFRONS : ENTRE MORT ET VIE<br />

La capitale locale est à la fois fascinante comme nous venons de le voir, et<br />

repoussante. Cet aspect paradoxal, cette ambivalence des valeurs urbaines se lit dans<br />

chacun des romans étudiés. La ville est aussi celle qui expose à la mort ; reviennent<br />

en effet régulièrement deux motifs : le bombardement de Nantes, le 16 septembre<br />

1943, qui faillit coûter la vie à la mère du narrateur, et par là même hypothéquer<br />

sérieusement l’existence de celui ci, et la mort du premier enfant de la fratrie, Pierre,<br />

né dans une maternité nantaise.<br />

Le premier motif est une dénonciation bien plus feutrée que la seconde,<br />

dans la mesure où le bombardement par les forteresses volantes américaines était<br />

subi par la population. Ce n’est pas à cause du bombardement lui-même que Nantes<br />

se révèle dangereuse, c’est la vision qu’en a le narrateur qui la rend telle à nos yeux,<br />

parce qu’avec beaucoup de pertinence, il associe la projection du Comte de Monte-<br />

Cristo au cinéma Le Katorza à la description du sauvetage in extremis de la jeune<br />

fille et à celle de la terreur de la population dans les caves du café Molière, place<br />

Graslin. Cet épisode est plusieurs fois rapporté et toujours modulé par de subtiles<br />

variations, mais dans l’expressionnisme de la narration demeure toujours le lien qui<br />

unit les deux plateaux d’une balance totalement déséquilibrée, à savoir la distraction<br />

insouciante que procure une séance de cinéma et le piège de feu et de désolation qui<br />

s’est refermé sur la population nantaise :<br />

« Ainsi nous savions que nous étions des miraculés, que notre vie n’avait<br />

tenu qu’à la lucidité et au courage du cousin, et donc qu’elle commençait là, notre<br />

vie, à la sortie de l’abri, après que les sirènes eurent annoncé la fin de l’alerte, et que<br />

les emmurés eurent entamé la remontée hors de la cave par l’étroit escalier<br />

encombré dans sa partie supérieure de gravats et de moellons qu’il leur fallut<br />

dégager avant de retrouver l’air libre, et là, le choc, non pas devant les immeubles<br />

écroulés, les rues éventrées, mais devant la disparition des couleurs, […].<br />

104


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

Et tout cela, ce prix exorbitant, pour les beaux yeux de Pierre-Richard<br />

Wilm […] dans le rôle de Monte-Cristo […]. » (Cadeaux, p. 15-16)<br />

Cette dernière formule lapidaire concentre, dans l’anacoluthe qui met en<br />

contact une anaphore résomptive renommée par la description définie démonstrative<br />

ce prix exorbitant, et un détail futile – les attributs séduisants de l’acteur –, le<br />

caractère scandaleux du marché de dupes auquel la cité nantaise expose ses<br />

habitants.<br />

Mais il existe un scandale bien plus grand encore, cette fois dénoncé avec<br />

virulence et de manière explicite. Il s’agit du deuxième motif récurrent associé à<br />

Nantes, à savoir la duplicité éhontée de la modernité, qui n’est que tromperie et<br />

instrument de mort lorsqu’elle se pare de l’hypocrisie des notables locaux. Le<br />

narrateur n’en a fait qu’indirectement l’expérience, alors qu’une fois encore c’est sa<br />

mère qui se trouve aux premières loges pour ne connaître, hélas, qu’une issue bien<br />

plus tragique des événements.<br />

Jeune mariée au grand Joseph, Anne/Annick est enceinte de son premier<br />

enfant qu’elle verra naître en 1947. Tout juste après la guerre, il était habituel que<br />

les femmes accouchent à la maison, particulièrement dans les campagnes. Or la ville<br />

exerçait une attirance fascinante, rejetant dans les ténèbres de l’arriération celles<br />

qui, craignant de se lancer dans le progrès, choisissaient de rester fidèles à la<br />

tradition. Pour les parents du narrateur, ce ne fut pas le cas, bien mal leur en prit :<br />

« […] cet enfant […] viendra au monde dans une maternité au lieu que la<br />

coutume, en ces temps héroïques et ces pays reculés, exige encore qu’il naisse à<br />

demeure. Mais pas de ces pratiques obscurantistes avec l’enfant-bonheur. Pour lui<br />

les lumières de la ville, ce qui se fait de mieux, la pointe de la prophylaxie et du<br />

progrès. En quoi Nantes la civilisée offre toutes le garanties, même si la distance<br />

n’est pas commode. Quarante kilomètres d’une route étroite au bitume rapiécé,<br />

[…]. » (Cadeaux, p. 71)<br />

Extrait du livre où l’on voit que l’isolement des campagnes et bourgades<br />

rurales n’est pas que dans les esprits, mais aussi dans toute l’infrastructure des<br />

moyens de communication. Il faut donc s’armer de courage pour résister à la<br />

coutume et à l’effort matériel que requiert ce ralliement au progrès, donc en principe<br />

au bien-être et à la sécurité :<br />

« On peut penser, que l’heure venue, sa jeune épouse était sur place,<br />

confortablement installée, veillée par une escouade d’anges gardiens, le grand<br />

obstétricien passant de son air de bon Dieu sans confession surveiller l’avancée des<br />

travaux […] et constatant d’une voix paternelle que tout s’annonce à merveille,<br />

aucune inquiétude à avoir, tout se passera bien. Du coup on se félicite de ce choix<br />

de la maternité, avec une pensée condescendante pour celles-là, les pauvres, qui<br />

accouchent encore entre une bassine d’eau chaude et les bras aux manches<br />

retroussées d’une sage-femme autoritaire […] » (Cadeaux, p. 72)<br />

Or cet hymne à la gloire du progrès est ruiné en quelques jours — et deux<br />

phrases, exceptionnellement courtes —, du narrateur ; cette alternance dans la<br />

longueur des phrases demeure chez Rouaud une caractéristique de la rhétorique de<br />

la dénonciation (Freyermuth, 2002, à paraître) :<br />

« Car la maternité nantaise, le fin du fin, l’excellence, son directeur s’était<br />

bien gardé de divulguer l’information, mais elle abritait dans ses murs le virus du<br />

choléra. » (Cadeaux, p. 80)<br />

105


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Nantes, cité du progrès dans l’imaginaire de l’urbanité façonné aussi bien<br />

par les citadins que par les fantasmes de la population rurale, se trouve démasquée<br />

par le discours dénonciatoire du narrateur, qui anathématise l’amoralité, l’incurie et<br />

l’appât du profit de ses notables. Du coup, se déchiffre le caractère peut-être arriéré<br />

des bourgs de campagne, mais il s’agit là d’un archaïsme rustique que rachètent<br />

largement une honnêteté et une franchise toutes paysannes. Nantes, cité du progrès,<br />

cité de tous les pouvoirs. Nantes, ville trompeuse, ville dangereuse !<br />

Nous avons pu constater jusqu’à présent dans le discours du narrateur, que<br />

les valeurs urbaines s’opposent fortement aux valeurs rurales, mais que les<br />

premières ne sortent pas grandies de cette confrontation. Cette dernière se révèle<br />

souvent radicale dans l’œuvre romanesque de Rouaud, suffisamment manichéenne<br />

en tout cas pour que la mère apparaisse comme une figure atypique, cristallisant<br />

dans sa seule personne le dépassement des contradictions opposant l’urbain et le<br />

rural.<br />

DU PETIT-LOUP CHÉRI À LA SILHOUETTE OMBREUSE ET<br />

OPINIÂTRE<br />

La mère, personnage central du roman Pour vos cadeaux, est quant à elle<br />

une personnification intéressante de la figure de l’exception. Dès sa jeunesse, elle se<br />

trouve déplacée dans l’environnement scolaire où elle évolue. Elle doit cette<br />

situation aux ambitions de son père qui, par son métier de tailleur, fréquentait des<br />

gens de condition supérieure à la sienne, ce qui ouvrait ses yeux à d’autres systèmes<br />

de valeurs. De là, sa fréquentation de la fameuse institution nantaise. Probablement<br />

le père y voyait-il une possibilité d’ascension sociale parfaitement légitime pour sa<br />

fille :<br />

« Françoise d’Amboise, 11, rue Mondésir, c’était une lubie d’Alfred, à qui<br />

son élégance vestimentaire et la fréquentation par son métier des classes supérieures<br />

avaient donné des idées de grandeur. » (Cadeaux, p. 41).<br />

Alors que le narrateur bénéficie, dans sa pension nazairienne, du triste<br />

statut d’orphelin de père aux origines sans éclat, la mère est en quelque sorte un<br />

corps étranger dans le vivier de Françoise d’Amboise, pensionnat nantais ayant<br />

comme objectif essentiel la reproduction des valeurs des classes dominantes :<br />

« Car notre maman était une anomalie dans cette institution, dont la<br />

principale fonction était de servir d’antichambre aux jeunes filles de bonne famille<br />

en attente d’un beau mariage. » (Cadeaux, p. 41)<br />

Anne/Annick n’a cependant pas dérogé aux règles d’homogamie : « […]<br />

les règles du jeu social furent respectées, il n’y eut pas mésalliance : la fille du<br />

tailleur épousa le fils du marchand de vaisselle. » (Cadeaux, p. 41) Toutefois, ce<br />

mariage représente d’une certaine manière un déclassement par rapport à la vie<br />

menée dans son enfance sous le toit de son père, tant il est vrai que sa famille ne<br />

partage pas la petite vie des artisans établis dans un bourg rural, même important. Le<br />

train de vie, les amis fréquentés, les occupations culturelles extraient la famille<br />

Burgaud/Brégeau de ce qui caractérise habituellement son milieu :<br />

« On comprend donc la crainte du jeune homme […] que sa fraîche épouse<br />

[…] ne se cabre devant les perspectives d’une existence sans envergure. Pour elle,<br />

fini les soirées musicales, les tablées animées de beaux esprits, les services de<br />

Madeleine Paillusseau, les heures de piano. » (Cadeaux, p. 77)<br />

106


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

La description corrélative des deux maisons, celle de la jeunesse et celle de<br />

la nouvelle épousée, met clairement en évidence les conditions sociales respectives,<br />

la spécificité de chaque bâtisse étant révélatrice et même redondante du mode de vie<br />

qu’elle abrite 1 :<br />

« D’autant qu’il n’est pas dit qu’il ne souffre pas secrètement de l’avoir fait<br />

un peu déchoir de son rang, le petit Loup, en l’entraînant sur ses terres<br />

campbonnaises. La maison du grossiste en vaisselle et articles de ménage n’a pas le<br />

standing de celle du tailleur. Les deux escaliers, par exemple, ne se comparent pas<br />

[…] » (Cadeaux, p. 73)<br />

Dans la description menée ensuite par le narrateur, tout ce qui caractérise<br />

l’escalier et la demeure paternels est empreint de grâce : chaleur du bois, aisance de<br />

la volée de marches, profusion de pièces, lieu que l’on n’envisage que sur le mode<br />

ascensionnel. La description de l’escalier conjugal, au contraire, est marquée par<br />

l’austérité, voire une structure tout juste bonne pour les casse-cou, et inversement au<br />

précédent, met en scène la descente. Le narrateur ne s’étend pas davantage sur le<br />

détail, mais résume en quelques lignes les signes extérieurs de distinction :<br />

« Et ainsi de suite, point par point, dimension, confort esthétique, charme,<br />

agrément, le bénéfice de cette mise en parallèle revient à la maison du tailleur – y<br />

compris les jardins (notre pauvre jardin tout en longueur et qui, en dépit de quelques<br />

aménagements floraux, a du mal à camoufler son appartenance à la classe<br />

laborieuse, entrepôt, hangars, cartons, caisses, brouette, atelier de bricolage, […]. »<br />

(Cadeaux, p. 73)<br />

Le pluriel qui dénote le jardin paternel, façon Versailles, réussit à écraser<br />

par une seule description définie – les jardins – la conglobation parfaitement<br />

hétéroclite associée à ce qui ne parvient pas à remplir sa fonction d’agrément dans la<br />

maison des jeunes époux. Le narrateur en conclut de manière lapidaire, (Cadeaux,<br />

p. 75) : « Ainsi notre maman perdait beaucoup en s’installant dans la maison de<br />

Campbon […] » Pour preuve incontestable, une photo prise à cet endroit :<br />

« Il y a une photo d’elle prise dans la cour, à Campbon, […]. Notre mère en<br />

blouse, à moins de penser qu’à Riaillé [Riancé] ils ne prenaient des photos qu’en<br />

tenue du dimanche, c’est de l’inédit. […] on ne peut s’empêcher de penser, devant<br />

cette relative déperdition, qu’entre son ancienne et sa nouvelle vie, d’un strict point<br />

de vue vestimentaire, elle a perdu au change. La coiffure aussi est moins savante,<br />

moins apprêtée, si l’on compare avec celle du temps de ses fiançailles. A sa<br />

décharge, la mode a évolué, on ne roule plus les cheveux façon studio d’Harcourt, et<br />

la commune recense deux coiffeurs pour hommes, dont l’un est sabotier et l’autre<br />

maraîcher – […]. » (Cadeaux, pp. 99-100)<br />

En d’autres termes, l’environnement a déteint sur l’élégance originelle de la<br />

jeune femme : le bourg de Campbon/Random est inférieur à Riaillé/Riancé, au point<br />

qu’il est indispensable de recourir aux services de Nantes pour pallier les<br />

déficiences rurales, et du coup, la maison elle-même et tout ce qu’elle signifie<br />

socialement disent le déclassement d’Anne/Annick.<br />

On le voit, les langages de la ville et de la campagne s’expriment aussi bien<br />

par les objets que par les corps. C’est sans compter sur l’extraordinaire force de<br />

1 A la décharge de la nouvelle famille installée à Randon/Campbon, il faut préciser que les Rouaud<br />

comptent parmi les quelques nantis, au début des années soixante, qui bénéficient du téléphone, ce qui les<br />

rattache à l’aristocratie locale (cf. les pages incipit du roman Des hommes illustres).<br />

107


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

caractère que le narrateur salue en la personne de sa mère, sur une énergie révélée, à<br />

la mort de son mari, par la nécessité :<br />

« Nous n’aurions pourtant pas dû douter de sa force. Elle a accumulé<br />

pendant ses années d’internement de quoi renverser des montagnes. […] pour sortir<br />

de l’ombre, elle va prendre la place du mort. » (Cadeaux, pp. 108-109)<br />

De fait, la jeunesse de la mère, émaillée d’exceptions par rapport à sa classe<br />

d’appartenance, ne pouvait que la préparer à ce rôle de résistante, bienveillante mais<br />

opiniâtre, à tout ce que la ville, en l’occurrence Nantes, comporte de condescendant<br />

par rapport au monde rural. En effet, le magasin Rouaud, dont les rênes seront prises<br />

d’une main ferme par la mère du narrateur le premier jour de son veuvage<br />

prématuré, est le symbole même de cette résistance à toutes les velléités<br />

phagocytaires urbaines.<br />

EXTRACTEUR À BIGORNEAUX ET PLAT À PILPIL, OU L’ART D’ÊTRE<br />

CITADIN<br />

Un des arguments de supériorité de la ville par rapport au monde rural<br />

prend corps dans l’abondance et la variété des biens de consommation. A la ville, on<br />

trouve de tout, alors que la campagne est « ravitaillée des corbeaux ». C’est cette<br />

perception, à la dichotomie stéréotypée, que va combattre sa vie durant la mère du<br />

narrateur. Du coup, outre le fait qu’il lui permet d’assurer décemment la vie et<br />

l’avenir de ses enfants, son magasin devient un instrument pacifique de lutte des<br />

espaces sociaux, une espèce de réhabilitation de la ruralité aux yeux des citadins, et<br />

ce au prix d’efforts quotidiens, car il ne manque jamais de clients pour manifester<br />

leur dédain à l’égard d’un commerce de campagne dont ils sollicitent pourtant les<br />

services bien au-delà des heures et des jours normaux d’ouverture, ce qui serait tout<br />

bonnement impossible en ville. Le savoir-faire et la serviabilité d’Anne/Annick<br />

prescrivent une diplomatie à laquelle les enfants (le narrateur et ses deux sœurs) ne<br />

sont plus prêts à consentir : « [nous] nous sentons humiliés de nous plier à ce rituel<br />

où l’on doit […] supporter que parfois il [le client] nous regarde de haut sous<br />

prétexte que nous habitons un trou de campagne, en nous faisant remarquer que<br />

décidément il n’y a qu’en ville, que l’on peut trouver l’extracteur à bigorneaux dont<br />

il a absolument besoin […], et aurions-nous par hasard – comme si notre fond de<br />

commerce relevait du hasard – un plat à pilpil ? non ? » (Cadeaux, p. 118)<br />

La propension à se servir (soi-disant) fréquemment, avec le plus grand<br />

naturel (feint ou non), d’objets à faible valeur d’usage, constitue une des<br />

caractéristiques distinctives du citadin, au lieu que le campagnard privilégie ce qui<br />

allie avec pertinence valeur marchande et valeur d’usage. En effet, le narrateur<br />

résume ainsi l’ensemble des marchandises du magasin familial : « […] nous nous<br />

faisions fort de répondre aux besoins avouables de la campagne hors la nourriture,<br />

l’habillement, la semence et les machines agricoles […] » (Cadeaux, p. 122)<br />

Dans l’archaïsme supposé du monde rural, la supériorité de Mme Rouaud<br />

réside dans sa capacité à distinguer le vrai du feint. Les clientes qui affectent des<br />

airs de citadines ne sont en réalité que des snobs (au sens où l’entendaient Valéry ou<br />

Proust). De ce fait, elle met en avant ce que l’on peut appeler sans hésiter une<br />

morale, invalidant par là même la légitimité du monde urbain, souvent usurpée. Pour<br />

elle, la véritable distinction n’est pas liée à la qualité de citadin ; elle en a gardé pour<br />

preuve le souvenir des amis de son père, « de beaux esprits » qui n’hésitaient pas à<br />

fréquenter des campagnards. La ville ne la trompe pas en lui parlant le langage des<br />

108


SYMBOLIQUE DE LA VILLE DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE DE JEAN ROUAUD<br />

apparences, elle ne lui impose aucun diktat, et Mme Rouaud, toute investie de sa<br />

mission, élève sa conception du commerce au rang d’un véritable sacerdoce :<br />

« Elle, elle a pris une fois pour toutes le parti des plus humbles. Puisqu’on<br />

l’a mise là, elle a épousé leur cause, comme un Robin des Bois dans sa forêt de<br />

Sherwood. Ils sont la raison d’être de son action. […] Le profit, elle s’en moque,<br />

n’imaginant même pas que certains puissent penser à s’enrichir sur le dos des<br />

humbles. […] Elle mène ainsi obstinément sa révolution silencieuse. » (Cadeaux,<br />

p. 160-161)<br />

Si l’on se souvient de sa scolarité à Françoise d’Amboise, de sa maison<br />

natale, de ses occupations, des amis de la famille, enfant, jeune fille ou femme, la<br />

mère du narrateur aura toujours connu l’exception. Véritable hapax, elle déroge à<br />

toutes les caractéristiques prévisibles de sa classe, et c’est peut-être ce qui lui<br />

confère une force hors du commun. L’absence totale de vanité et de cynisme, dont<br />

le narrateur a bien fait sentir qu’ils étaient l’apanage du monde urbain, lui permet<br />

justement de tenir tête au système économique entièrement dominé par la ville. En<br />

d’autres termes, son honnêteté fondamentale et son refus de céder aux sirènes<br />

citadines lui permettent de faire de la résistance contre ces temples désincarnés de la<br />

sur-consommation moderne :<br />

« Considérons simplement que, quand on naît Annick Brégeau, un cinq<br />

juillet mil neuf cent vingt-deux à Riaillé Loire-Inférieure, ça permet certaines<br />

choses, et pas d’autres. […] Ca permet aussi, aux commandes d’un petit commerce<br />

de campagne spécialisé en articles de ménage, de tenir tête à quinze hypermarchés<br />

concentrés dans un périmètre d’une trentaine de kilomètres, ce qui, ce cas d’école,<br />

ce pied-de-nez aux fondamentaux de l’économie, dénote un caractère bien trempé<br />

au service d’un vrai sens des affaires. » (Cadeaux, p. 164)<br />

Si bien qu’on se trouve devant une aberration de la nature : « […] elle<br />

tenait la preuve de l’excellence de son affaire, un client domicilié à Nantes, Nantes<br />

notre capitale, gavée de commerces en tous genres, Nantes, l’ultime recours, où l’on<br />

trouve justement ce qui fait défaut ailleurs, de sorte qu’un Nantais venant faire ses<br />

emplettes chez nous, c’est le monde à l’envers, le soleil qui se lève à l’ouest, le<br />

fleuve qui remonte à sa source et la pluie vers les nuages. » (Cadeaux, p. 174). Cette<br />

inversion du système est incarnée par Annick Brégeau : seule et aussi petite et fine<br />

qu’une statue « époque Tanagra », elle fait vaciller toute la suprématie urbaine :<br />

« cadeaux, listes de mariage, mettant KO tous les orgueilleux prétendants de la<br />

grand-ville […]. » (Cadeaux, p. 175)<br />

LORSQUE LA CAMPAGNE IMITE LA VILLE<br />

Cependant, le bon sens populaire affirme que l’exception confirme la règle.<br />

Ce qui revient à dire qu’en dépit du défi quotidiennement relevé par Annick<br />

Brégeau durant plus de trente ans, la domination du modèle urbain reprendra ses<br />

droits, par la volonté de quelques politiques qui sacrifient à la modernité initiée par<br />

la ville. Le roman Pour vos cadeaux s’achève en effet sur une métaphore guerrière<br />

filée, développée tout au long de huit pages :<br />

« On imagine le stratège imperator prenant son temps et, après avoir lancé<br />

un jet de fumée de sa cigarette vers le plafond, opinant doctement du chef : comme<br />

à Alésia.<br />

C’est ainsi qu’un matin frais d’automne trois pelles mécaniques prirent<br />

position devant le magasin. » (Cadeaux, p. 171)<br />

109


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Le magasin Rouaud se métamorphose dès lors en un château médiéval<br />

assiégé par les hordes barbares et les machines de guerre : « Mais du coup, notre<br />

mère, cernée par ces douves sèches que creusaient les pelles mécaniques, prise au<br />

piège, se retrouvait prisonnière en sa maison. La stratégie césarienne appliquée à la<br />

lettre la condamnait à s’organiser seule à l’intérieur de son magasin déserté dont les<br />

murs vibraient sous les coups de boutoir des caterpillars. » (Cadeaux, p. 172)<br />

D’attaques en dégâts, de pluie de poussière en inondations, privée de « ce<br />

sang frais de la jeunesse qui, il n’y a pas si longtemps encore, la maintenait en vie »,<br />

la vaillante petite personne s’épuise à lutter en vain. Le narrateur, après avoir<br />

longuement déployé verbalement tout cet arsenal de guerre, comme à son habitude,<br />

dénonce en phrases-couperets au rythme binaire – parfait pour mimer la lame qui se<br />

lève puis s’abat pour trancher – ce qui s’apparente à un assassinat. Concordance<br />

funeste des événements rendue par la juxtaposition et l’anacoluthe :<br />

« Les fêtes de Noël dans son magasin déserté qui la privait de son triomphe<br />

annuel, ce fut comme un coup de grâce. Tout ce mauvais sang qu’elle s’était fait<br />

finit par l’empoisonner. Au moment où tombaient les analyses fatales, on leva le<br />

siège sur un bourg flambant neuf. Nouveau décor pour une nouvelle pièce dont il<br />

était couru d’avance qu’elle se jouerait sans elle. » (Cadeaux, p. 178)<br />

L’écriture de Jean Rouaud étonne toujours. On croit, avec raison, pénétrer<br />

l’intimité d’une famille à travers les souvenirs directs et indirects du narrateur,<br />

s’arrêter dans l’album du temps sur tel daguerréotype ou tel cliché, se prendre à<br />

imaginer, les yeux clos, ce défilement d’images sur le fond rosé des paupières<br />

baissées et se laisser flotter au gré de sa pulsation. Or le lecteur se trouve<br />

régulièrement arraché à cette manière de langueur par la complexité du niveau<br />

narratif. En effet, en même temps qu’il raconte, par la voix de son narrateur,<br />

l’histoire d’une famille, J. Rouaud démasque avec causticité les acteurs de la<br />

mascarade sociale, comme s’y prête la scène de l’affrontement qui perdure<br />

aujourd’hui, sinon de manière atténuée, du moins déplacée, entre l’espace urbain et<br />

l’espace rural.<br />

Sylvie FREYERMUTH<br />

Université de Metz<br />

sylviefreyermuth@aol.com<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BOURDIEU, P. (1979), La distinction. Critique sociale du jugement., Les éditions de<br />

Minuit, Paris.<br />

BOURDIEU, P. (2002, nouv. éd.), La bal des célibataires. Crise de la société<br />

paysanne en Béarn, Editions du Seuil, « Points, Essais », Paris.<br />

FREYERMUTH, S., (à paraître), « L’écriture du massacre dans Les Champs<br />

d’Honneur de J. Rouaud. »<br />

LAMIZET, B. (2002), « Qu’est-ce qu’un lieu de ville ? », Marges linguistiques, n° 3,<br />

mai 2002, pp 179-200, M.L.M.S. Editeur, Saint-Chamas.<br />

RONCAYOLO, M. (1997), La ville et ses territoires, nouv. éd., Gallimard, Paris.<br />

ROUAUD, J. (1993), Des hommes illustres, Les éditions de Minuit, Paris.<br />

ROUAUD, J. (1996), Le monde à peu près, Les éditions de Minuit, Paris.<br />

ROUAUD, J. (1998), Pour vos cadeaux, Les éditions de Minuit, Paris.<br />

110


SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS<br />

MORPHOLOGIQUES EN IRAN<br />

"Chahr", en langue persane, a plusieurs significations, y compris "ville".<br />

Mais il faut dire que ce terme a, tout au long de l’histoire, des connotations<br />

différentes. Il vient d’abord des langues sacrées des anciens Perses comme [xsaora] 1<br />

en avestique qui signifie le "royaume" et [ksatra] 2 en sanskrit qui connote une sorte<br />

de pouvoir absolu propre aux rois et aux hommes de la cour et qui signifie le "pays"<br />

ou le "territoire". Ensuite dans le persan ancien, c’est-à-dire en langue Pahlavi,<br />

"chahr" 3 a presque les mêmes sens que ces derniers. Mais à partir de 1052, le mot<br />

"chahr", mentionné dans tous les écrits persans, signifie "ville". Alors "chahr" dans<br />

ce sens a aussi ses propres connotations dans les contextes différents que nous<br />

aborderons au fur et à mesure dans cette communication.<br />

Avant de nous occuper de la sémiotique des composants morphologiques<br />

de "chahr", il nous faut d’abord mettre en évidence quelques aspects de la<br />

connotation de "chahr" lui-même. Depuis des siècles, "chahr" nous parle et nous<br />

livre des sens variables. ce "chahr" est considéré d’abord comme un centre<br />

commercial, un lieu de rencontre ou d’échange d’idées. La ville en Iran accueille les<br />

voyageurs, venus des campagnes et de villages proches pour subvenir à leurs<br />

besoins quotidiens. "Chahr", qui a toujours une connotation de civilisation et de<br />

confort par rapport à la vie campagnarde, nous montre plus que jamais un secret ;<br />

c’est son langage. Bien que le nom de "chahr" soit toujours associé aux possibilités<br />

et au confort, il présente en même temps les difficultés et les problèmes dus aux<br />

caractéristiques de la vie citadine.<br />

C’est juste dans ce domaine que la vie citadine est à la fois souhaitée par<br />

certains et refusée par certains autres. Autrement dit la "ville" en Iran nous invite,<br />

d’une part, à partager son confort et ses possibilités et d’autre part à nous éloigner<br />

de tous ses maux et de ses vices. Le conflit entre un iranien campagnard de souche<br />

et celui qui habite la ville est très sensible. Selon le premier la ville et la vie citadine<br />

sont considérées comme le temple de la consommation et de la perte de temps ;<br />

tandis que le second est fier de sa vie et de son milieu villageois. Il trouve que<br />

1 . BARTHOLOMAE C., Altiranisches, Wörterbuch, Berlin, 1904, col.542.<br />

2 . MACDONEL A.A., A practical Sanskrit Dictionary, Oxford, 1991, p. 77.<br />

3 . NYBERG H.S., A Manual of Pahlavi, Wiesbaden, vol. 2, 1974, p. 183.<br />

111


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

l’homme de la ville vit à son profit et qu’il profite injustement des moyens et des<br />

occasions offerts. Par contre, les gens de la ville préfèrent une vie à la campagne<br />

sans partager la peine et la dureté du travail des paysans.<br />

L’hostilité réciproque entre les gens de la ville et ceux de la campagne,<br />

causée par une mentalité différente, va encore plus loin. Nous n’avons pas<br />

l’intention d’accumuler ici les proverbes et les dictons qui s’échangent entre eux<br />

quand ils essayent de montrer leur rivalité les uns aux autres. Mais nous en citons un<br />

exemple probant : Le mot "déhâti" en persan, qui est l’équivalent de "villageois" ou<br />

"campagnard" en français, reste un mot péjoratif lancé souvent par les gens de la<br />

ville pour mépriser et humilier ceux à qui il manque une attitude civique et ceux qui<br />

ne sont pas très cultivés. Ce terme est considéré comme une injure courante<br />

qu’adressent la plupart du temps les filles aux garçons quand elles sont embêtées par<br />

ces derniers. Outre la connotation suggérée, ce mot se trouve, sémantiquement<br />

parlant, face à un autre terme "batché chahr" qui signifie "l’enfant de la ville". Cette<br />

expression est souvent adressée aux gens de la ville quand les gens de la campagne<br />

les trouvent plus paresseux et plus incorrects. Il est à noter que la condition de la vie<br />

en campagne, étant très dure et pénible, exige un effort permanent et une activité<br />

laborieuse et contraignante. Mais les habitants du village savent comment s'y<br />

confronter par leur courage et par leur persévérance. Tandis que la vie citadine est<br />

dans le confort et loin des tracas causés par la dureté du travail. C’est pourquoi les<br />

gens de la ville sont, aux yeux des villageois (surtout quand ils emploient<br />

l’expression de "batché-chahr") comme de vrais nantis et comme des gens gâtés qui<br />

n’ont jamais connu la dureté du travail dans leur vie.<br />

Outre le sens des termes propres à la vie citadine et aux gens de la<br />

campagne, il se trouve aussi des connotations langagières issues des composants<br />

morphologiques du terme "chahr" que nous étudierons, en tant qu’exemples. En<br />

persan, en mettant des suffixes et des préfixes à la fin et au début de "chahr", nous<br />

obtenons des mots qui sont morphologiquement et parfois sémantiquement<br />

différents du mot "chahr" 1 . A vrai dire les composants morphologiques de la "ville"<br />

nous parlent et nous invitent surtout à saisir un langage implicite. Le terme "chahr"<br />

et les mots qui en dérivent, ont chacun une connotation langagière dans les<br />

contextes différents. Ces composants sont souvent des préfixes et des suffixes. Les<br />

morphèmes préfixaux 2 , ajoutés au début de "chahr", ont la plupart du temps des<br />

connotations joyeuses et belles : "khorram-chahr" (splendide-ville), "chad-chahr"<br />

(joyeuse-ville), "béh-chahr" (meilleure-ville), "mâh-chahr" (ravissante-ville), "méhrchahr"<br />

(soleil [affective]-ville), "nik-chahr" (bonne-ville), "ziba-chahr" (belle-ville)<br />

etc. Tous ces noms des villes iraniennes, faits des préfixes, nous livrent à la fois des<br />

sémiotiques de "beauté" et de "bonté". Les connotations des villes citées ci-dessus<br />

sont ainsi présentées par leurs noms. Nous avons affaires à des villes qui connotent,<br />

dès que l’on prononce leur nom, la propreté, la beauté et le confort.<br />

Mais, par contre, les morphèmes suffixaux rendent les connotations des<br />

composants de "chahr" (la ville) plus variables et plus ambiguës. Ici, il ne s’agit plus<br />

de sémantisme de surface (la dénotation) et des adjectifs joyeux en apparence, mais<br />

plutôt de la profondeur et des sens de la vie dans tous ses aspects. Autrement dit, le<br />

1 DEHKHODA A.A., Loqhat-Nâmé, Téhéran, 1948, t.31, p. 100-122.<br />

2 DUBOIS J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage, Larousse, Paris, 1994,<br />

p. 310.<br />

112


SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS MORPHOLOGIQUES…<br />

rôle des suffixes dans la construction des composants morphologique de "chahr" est<br />

beaucoup plus crucial et général que celui des préfixes.<br />

Les suffixes des composants morphologiques de "chahr" nous invitent le<br />

plus souvent à saisir les couches intérieures du langage. C’est-à-dire les suffixes de<br />

ces composants visent l’aspect implicite 1 du langage et celui-ci a une connotation<br />

importante tandis que leurs préfixes mettent en évidence l’aspect explicite 2 du<br />

langage qui ne suggère souvent que la dénotation. par exemple le nom de<br />

"Chahrzade" des mille et une nuits composé de "chahr" et d’un suffixe "Zade" n’est<br />

plus, du point de vue sémiotique, un simple nom propre, mais d’abord il s’agit d’une<br />

personne qui possède un pouvoir, qui a une autorité considérable et de l'influences<br />

sur les autres. De bonne famille, elle est cultivée et elle est distinguée des autres par<br />

son talent et par son intelligence. Les composants comme "Iran-chahr" (le pays<br />

d’Iran), "chahr-bâni" (préfecture de police), "chahr-dâr" (la mairie), "chahr-bânou"<br />

(la dame de ville), "chahr-yâr" (le roi) etc. ont bien évidemment des sémiotiques<br />

bien enracinées dans la culture iranienne, mais nous nous contentons ici de<br />

n’aborder que les composants morphologiques dont les connotations semblent plus<br />

universelles et plus compréhensibles.<br />

Pour mener une étude minutieuse et pour bien saisir les sens des<br />

composants morphologiques de "chahr", il nous faut répartir ces derniers en deux<br />

orientations différentes : les composants morphologiques suffixaux et préfixaux.<br />

Ces deux déterminants morphologiques ont une influence directe sur la sémantisme<br />

du terme "chahr". Autrement dit, les composants morphologiques constituent les<br />

connotations de "chahr" selon qu’ils jouent un rôle préfixal ou suffixal. Toute<br />

connotation dépend, à vrai dire, de ces deux déterminants qui ont souvent leur<br />

origine dans la mentalité des gens et dans leurs conceptions sociales.<br />

Il y a, par exemple, le mot "no" (neuf) qui peut s’ajouter à la fois comme<br />

préfixe et suffixe au terme "chahr". Ainsi aurons-nous deux nouveaux mots opposés<br />

sémantiquement et qui aura chacun une connotation différente de l’autre : un<br />

composant préfixal (le "no-chahr") et un composant suffixal (le "chahr-no"). Le<br />

"no-chahr" (neuve-ville) est le nom de la plus belle ville du pays. Etant située au<br />

nord d’Iran, elle est connue pour ses paysages forestiers et pour son calme. "Nochahr"<br />

nous livre tout son secret de richesse, ses villas et sa propreté. Cette ville a, à<br />

la fois, une connotation culturelle et architecturale. Ainsi que son nom le montre,<br />

c'est une ville moderne qui sert d’exemple pour la construction des autres nouvelles<br />

villes en Iran et qui reste comme un rêve pour la plupart des Iraniens. En effet, "nochahr"<br />

pour les Iraniens a un sens propre à elle. Elle est le symbole de la modernité<br />

qui s’impose contre la tradition, un élément important dans la culture et surtout<br />

l’architecture de l’Iran.<br />

Par contre le mot "chahr" précédé d’un préfixe a une signification toute<br />

différente du composant suffixal. Ce terme a une connotation péjorative. Il désigne<br />

d’abord un lieu public où toutes sortes de marchandises, même de contrebande,<br />

s’achètent et se vendent. Il représente ensuite un endroit où règnent le désordre et le<br />

dérèglement. Mais ce mot a une connotation plus connue et plus inconvenante<br />

aussi : le lieu de la "prostitution".<br />

Ainsi que nous venons de le voir, la sémiotique du mot "chahr" (ville) n’a<br />

aucun rôle dans la connotation de ses composants morphologiques. Mais, au<br />

1 KERBRAT-ORECCHIONI C., L’Implicite, Armand Colin, Paris, 1986, p. 116-122.<br />

2 KERBRAT-ORECCHIONI C., La Connotation, Presses Universitaires de Lyon, 1977, p. 11-20.<br />

113


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

contraire, ce sont les préfixes et les terminaisons de "chahr" qui ont leurs propres<br />

connotations contradictoires. Tout dépend de l’emplacement de "no" (neuve) auprès<br />

de "chahr" (ville). Les mots "no-chahr"(neuve-ville) et "chahr-no"(ville-neuve)<br />

présentent, chacun, une sémiotique opposée à l’autre.<br />

Les deux autres composants morphologiques de la "ville" qui ont des<br />

connotations considérables sont faits d’un préfixe opposé : "bâla" ("haut" et ici<br />

"nord") et "païne" ("bas" et qui signifie ici "sud"). En ajoutant ces deux termes au<br />

début du mot "chahr", nous obtenons deux composants significatifs qui nous<br />

invitent à saisir leur sens implicite. D’abord il faut éclairer un peu le contexte dans<br />

lequel ces deux termes s’emploient en Iran. Ils appartiennent à la vie des téhéranais.<br />

Cette ville se situant au pied des montagnes magnifiques, se trouve sur un terrain en<br />

pente. Le nord, c’est en haut de la pente, au pied de la montagne (bâla-chahr), et le<br />

sud, c’est au bas de la pente, presque une surface horizontale (païne-chahr). Les<br />

arrondissements et les quartiers du nord de Téhéran sont beaucoup plus propres,<br />

beaux et plus chic que ceux du sud. Les habitants du nord de Téhéran sont grosso<br />

modo des gens riches, tandis que les quartiers du sud sont considérés comme des<br />

quartiers difficiles et dont les habitants sont des ouvriers et des petits commerçants<br />

pas riches. Alors il y a deux mondes contradictoires au niveau de la finance, de la<br />

culture, du mode de vie, même de la pollution etc. à Téhéran : le "païne-chahr" (sudville)<br />

et le " bâla-chahr" (nord-ville). Le premier a, non seulement à Téhéran mais<br />

aussi dans les autres villes de l’Iran (sans savoir si ces composants conviennent bien<br />

à la position géographique de la ville en question), une connotation péjorative et<br />

humiliante et le second nous livre le secret d’une vie et d’une culture délicates et<br />

souhaitables. Le composant "païne-chahr" (sud-ville) connote plutôt la pire<br />

condition de la culture, du mode de vie et de l’économie de la vie dans les quartiers<br />

peuplés et difficiles à Téhéran et dans d’autres villes iraniennes. Mais le "balachahr",<br />

au contraire, est prodigieux et prestigieux à la fois. Des expressions comme<br />

« lui, il est de "bâla-chahr" », « ici, c’est "bâla-chahr" », « "bâla-chahr", c’est mon<br />

rêve » trouvent leur origine sémiotique dans la culture iranienne. En effet, ces deux<br />

composants morphologiques du mot "chahr" ne désignent pas seulement les<br />

quartiers du sud et ceux du nord de Téhéran, mais la vie en Iran en général, un mode<br />

de vie avec tous ses plaisirs et toutes ses difficultés.<br />

Il apparaît que la capitale iranienne, Téhéran, joue un rôle important dans la<br />

vie des Iraniens par rapport aux autres villes. Cette grande ville nous laisse une<br />

certaine sémiotique qui s’interprète par la vie des Iraniens. Par exemple, les<br />

téhéranais ne veulent pas accepter les provinciaux comme des gens de bonne<br />

souche. Pour les refuser et, parfois avec un langage implicite, pour les humilier, ils<br />

les appellent "chahr-estâni" c’est-à-dire les "provinciaux". Ce composant<br />

morphologique comporte un langage mordant. "Chahr-estâni" n’est pas un ou une<br />

simple provincial(e) qui ne vit pas dans la capitale iranienne, mais il s’agit plutôt de<br />

quelqu’un qui ne connaît pas civisme, ni les attitudes des citoyens téhéranais. Le<br />

mot "chahr-estâni" a parfois une véritable influence sur la vie de certains Iraniens<br />

qui sont la plupart du temps très méfiants envers les provinciaux. Les mots<br />

incompatibles "téhéranais et chahr-estânis" ont même leur racine dans les relations<br />

familiales et sociales. Certain(e)s téhéranais (es) ne sont pas prêt(e) s, par exemple,<br />

à partager leur vie conjugale avec des provinciales ou des provinciaux et vice versa.<br />

Il est à noter que ce composant morphologique, "chahr-estâni" a un large<br />

champ référentiel. Il couvre non seulement les villes provinciales, y compris les<br />

114


SÉMIOTIQUE DE LA VILLE ET DE SES COMPOSANTS MORPHOLOGIQUES…<br />

chefs-lieux, mais aussi toutes les villes iraniennes qui se trouvent dans un<br />

département doté d'un chef-lieu ; ce dernier est alors considéré comme capitale pour<br />

le département. Donc "chahr-estâni" a un double effet : tout en désignant les<br />

provinciaux par rapport aux Téhéranais, il vise aussi la vie des gens qui habitent<br />

dans les villes d’un département, son chef-lieu excepté. On peut appeler ce procédé<br />

"le langage dans le langage". Le schéma serait donc : "chahr-estâni" se réfère une<br />

fois à tous les Iraniens, sauf les téhéranais, et une autre fois à tous les Iraniens<br />

excepté ceux qui habitent les chefs-lieux. Autrement dit, tous les Iraniens, en<br />

entendant le mot "chahr-estâni" sont presque méprisés deux fois : par les téhéranais<br />

et par les gens des chefs-lieux ; ces derniers sont déjà embêtés à leur tour.<br />

Il se trouve parfois des "chahraks" (petites villes) au sein des villes<br />

iraniennes qui sont plus ou moins différents au niveau de l’architecture. La seule<br />

différence importante entre "chahr" et "chahrak", c’est, nous semble-t-il, la<br />

modernité et le luxe de ce dernier qui sautent aux yeux. La dénotation de ce mot<br />

c’est qu’il parait que vivre dans un "chahrak" est prestigieux et ses habitants en sont<br />

fiers. Tandis que parfois la vie à "chahrak" se passe dans des conditions pires et<br />

déplorables. Là, ce terme signifie la banlieue. Cela nous rappelle même la vie des<br />

réfugiés et des expatriés dans des camps, appelés "chahraks" aussi. Alors ce<br />

composant morphologique de "chahr", bien qu’il ait la plupart du temps un sens de<br />

luxe et de confort, a, malgré sa dénotation, des connotations contradictoires dans le<br />

domaine socioculturel. A vrai dire, la vie à "chahrak" nous présente un double<br />

sémiotique : la vie confortable, le luxe, la richesse d’une part et la vie dure, la<br />

pauvreté, la simplicité d’autre part. La connotation de ce mot varie, ainsi que le<br />

niveau culturel et social de ses habitants aussi, selon les circonstances.<br />

Un autre composant de "chahr" qui est un produit commun, issu des<br />

cultures orientale et occidentale, est un terme assez intéressant : "chahré-férangue"<br />

(le kinétoscope). Ce qui est très important dans la connotation de ce mot, ce n’est<br />

pas la sémiotique de ce composant lui-même, mais le poème et la chanson qui<br />

l’accompagnent. Avant l’entrée du cinéma en Iran, le "kinétoscope-man" était celui<br />

qui transportait cette invention magique dans les rues et, pour attirer l’attention des<br />

enfants, il commençait à chanter des chansons et à déclamer des poèmes gais en<br />

persan. Ces chansons joyeuses et ces poèmes attirants restent toujours dans la<br />

mémoire des Iraniens depuis l’invention de cette machine magique. Le suffixe<br />

"férangue" signifie "l’Europe" en général et "la France" en particulier. Le<br />

composant "chahré-férangue" veut dire en persan « la ville ou la perspective<br />

occidentale » et par là « une invention européenne ou française. » Comme si cette<br />

petite boite magique représentait la culture, la vie et finalement la ville françaises<br />

pour les petits iraniens et cette ville et cette perspective animées et colorées de La<br />

France étaient comme un rêve pour eux. Puisque la connotation des poèmes et des<br />

chansons ainsi que le mouvement et l’impression de cette machine marquait<br />

fortement l’attention des enfants, ce composant morphologique "métis", si j’ose le<br />

dire, a pu entrer dans l’histoire folklorique iranienne.<br />

Un autre composant morphologique qui me semble plus important est<br />

"chahré-Hert" 1 (ville-Hert). Cette ville imaginaire, qui n’existe nulle part, est un<br />

bon exemple de désordre et de chaos. L’histoire de ce composant vient d’un célèbre<br />

conte iranien où le juge, pour sanctionner le voleur, condamne injustement, à sa<br />

1 CHAMLOU A., Ketâbé koutché, Maziar, Téhéran, 1999, p. 1460-1462.<br />

115


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

place, tour à tour plusieurs personnes innocentes afin de conserver son autorité<br />

législative. Alors les Iraniens se servent de cet exemple quand ils s’aperçoivent d'un<br />

trouble et d'un désordre au niveau des lois. Chaque fois qu’il y a une anomalie dans<br />

les affaires, on dit : « Ce n'est pas "chahré-Hert" quand même ». Mais personne ne<br />

connaît cette ville imaginaire. Elle se trouve là où il y a l’injustice, l’anomalie, le<br />

désordre, le dérèglement etc.<br />

Peut-être le dernier composant que j’aborde ici est-il le plus intéressant<br />

aussi : "chahré-Echgh" (ville d’amour). Mowlavi 1 , le plus grand des poètes<br />

mystiques, est un penseur qui diffuse l’idée du soufisme et par ses œuvres et par ses<br />

actes. Dans l’un de ses poèmes, il célèbre le courage et la foi de son précurseur<br />

Attar, lui aussi un poète et un grand soufi, en déclarant : « Attar a déjà parcouru les<br />

sept villes de l’amour et nous sommes encore au tournant d’une allée. » Selon<br />

Mowlavi, pour se fondre en foi, s’approcher de la vérité absolue, accomplir tous les<br />

devoirs dus au soufisme… Il faut parcourir et connaître les sept villes imaginaires et<br />

mystiques qui traduisent les sept démarches des soufis, si difficiles en pratique. Car<br />

ceux-ci pensent que, pour arriver au sommet de la mystique, on doit passer par sept<br />

étapes, appelées "chahr" ou ville. Chaque "ville" demande des efforts et du courage<br />

propres à elle. Les premières étapes sont faciles à franchir, mais au fur et à mesure<br />

que l’on avance vers les dernières démarches, le chemin est barré par des obstacles.<br />

Pour les enlever, il faut du courage, de la vertu, de l’ascétisme, de la justesse, de la<br />

lucidité etc. Alors parcourir les sept villes imaginaires des soufis à la fois semble<br />

difficile et dur.<br />

En guise de conclusion, on peut dire que la ville, imaginaire ou réelle, a ses<br />

propres connotations chez des soufis ou des gens ordinaires, chez des Iraniens de la<br />

campagne ou de la ville, chez des riches ou des pauvres. Les langages de la ville,<br />

ainsi que ses composants morphologiques en persan, sont plus parlants et plus<br />

vastes que la ville elle-même. Ne serait-ce que parce que nos villes ont leur histoire<br />

et leurs langages dans le passé le plus lointain ?<br />

ASSADOLLAHI-TEJARAGH Allahchokr<br />

Université de Tabriz, IRAN<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BARTHOLOMAE C., Altiranisches, Wörterbuch, Berlin, 1904.<br />

CHAMLOU A., Ketâbé koutché, Maziar, Téhéran, 1999.<br />

DEHKHODA A.A., Loqhat-Nâmé, Téhéran, 1948, t.31.<br />

DUBOIS J. et al., Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage,<br />

Larousse, Paris, 1994.<br />

KERBRAT-ORECCHIONI C., L’Implicite, Armand Colin, Paris, 1986.<br />

KERBRAT-ORECCHIONI C., La Connotation, Presses Universitaires de Lyon,<br />

1977.<br />

MACDONEL A.A., A practical Sanskrit Dictionary, Oxford, 1977.<br />

MOHAMMAD-BALKHI Djalal-Addine (Mowlavi), masnavié Ma’navi, Toulou’e,<br />

Téhéran, 1992.<br />

NYBERG H.S., A Manual of Pahlavi, Wiesbaden, vol. 2, 1974.<br />

1 . MOHAMMAD-BALKHI Djalal-Addine (Mowlavi), masnavié Ma’navi, Toulou’e, Téhéran, 1992.<br />

116


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE,<br />

CHARLES BOVARY, OU LE DESTIN D’UN EXILE SOCIAL<br />

1. L’HABILLE EN BOURGEOIS<br />

Dès les premières lignes de « Madame Bovary », le narrateur décrit<br />

l’arrivée au collège dont il était élève, d’un « nouveau » que le proviseur conduit<br />

dans la salle d’étude. Il perçoit ce nouveau comme étant « un gars de la campagne »,<br />

même s’il a remarqué qu’il était « habillé en bourgeois », ce qui prouvait qu’il ne<br />

l’était pas et qu’il y avait une discordance entre l’apparence vestimentaire et<br />

l’origine sociale de celui qui deviendra le mari malheureux d’Emma. Du point de<br />

vue de la sémiotique les espaces qui figurent dans les récits se définissent<br />

sémantiquement par les personnages qui y évoluent 1 ; on peut considérer que<br />

l’espace dans lequel se déroule la première scène du roman, une salle d’étude du<br />

collège de Rouen, est un lieu urbain, un espace de la ville, où sont présents le<br />

narrateur et ses condisciples signifiés par le « nous », premier mot de la première<br />

ligne du roman, et où vient d’arriver ce nouvel élève dont l’habillement et les<br />

manières signifient un autre espace, son espace d’origine : la campagne. Si l’arrivée<br />

d’un nouveau est à la fois un événement et un phénomène banal, celle de ce<br />

nouveau va provoquer un chahut et une « bourrasque » qui apparaissent comme les<br />

signes prémonitoires d’un calvaire qui ne prendra fin qu’avec la fin du roman.<br />

En reprenant le concept de « champ d’opposition des forces<br />

symboliques » 2 , en référence à Bourdieu, nous pouvons considérer que « le<br />

nouveau » a le statut d’un « exilé social », situé à l’interférence du champ de/la<br />

ville/et ses connotations bourgeoises, et de celui de/la campagne/et ses connotations<br />

stéréotypées de lourdeur et de rudesse, ce, évidemment, aux yeux du narrateur. Cette<br />

position d’exilé social correspond à une structure qui peut être mise en parallèle<br />

avec celle qui situe Frédéric (L’éducation sentimentale) à l’interférence du champ<br />

de « l’art et la politique » avec celui de « l’art et les affaires ». Disons, pour être<br />

plus précis, que Charles se situe dans l’interférence du champ de « la ville et la<br />

bourgeoisie » avec celui de « la campagne et la bourgeoisie ». A une bourgeoisie<br />

1 Joseph COURTES – 1991 – « Analyse sémiotique du discours de l’énoncé à l’énonciation ». Hachette<br />

Supérieur p. 228.<br />

2 BOURDIEU – 1992 – « Les règles de l’art » — Seuil – p. 23<br />

117


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

authentique, celle du narrateur, exprimée, entre autres caractères, par le style de son<br />

discours, s’oppose « un nouveau habillé en bourgeois », c’est-à-dire un paraître<br />

bourgeois qui dissimule très mal « [le] gars de la campagne ».<br />

On pouvait s’attendre alors à ce que ce « gars de la campagne » s’exprimât<br />

comme les campagnards au XIXe siècle, quand ils utilisaient le français, soit en<br />

usant d’un code plutôt « restreint » par rapport au code « élaboré » de certaines des<br />

classes sociales des gens de la ville, soit en usant de cette langue encore très<br />

imprégnée du Français du XVIIIe siècle que parla la « paysannerie parcellaire »<br />

jusqu’au milieu du XXe siècle. Des différences et particularités lexicales,<br />

syntaxiques, rhétoriques devraient apparaître au moins dans les propos de Charles<br />

énoncés au style direct, mais il n’en est rien car Flaubert, contrairement à<br />

Maupassant (ex : « La ficelle ») ne cherche pas à simuler le parler des paysans dans<br />

les dialogues du roman, même si le père Rouault, par exemple, s’exprime dans un<br />

français que l’on pourrait qualifier de populaire :<br />

« J’ai été comme vous, moi aussi ! Quand j’ai perdu ma pauvre défunte<br />

[…] je pensais que d’autres, à ce moment – là, étaient avec leurs bonnes petites<br />

femmes […]<br />

Venez nous voir ; ma fille pense à vous de temps à autre, savez-vous bien,<br />

et elle dit comme ça que vous l’oubliez » 1 .<br />

Au fil de la lecture, on constate finalement que Charles ne s’exprime jamais comme<br />

« un gars de la campagne ».<br />

2. UNE INDICATION DONNEE DANS LES SCENARIOS<br />

Dans son « premier scénario général », Flaubert s’était contenté d’écrire en<br />

marge, s’agissant des origines campagnardes de Charles « commencer par son<br />

entrée au collège. – use ses habits de campagne dans les récréations » 2 Dans ce<br />

même scénario est écrit entre deux tirets : « son enfance à la campagne jusqu’à 15<br />

ans » 3<br />

Dans le texte du folio 3 (recto) on retrouve « habits de campagne », et en<br />

marge « son nom bredouillé à la classe. Hourra de la classe et rire du professeur —<br />

Charbovarri » 4 . Dans le folio 9 (recto) est toujours noté « habits de campagne »<br />

plus « Aux vacances il se retrempe dans la paysannerie ». Ces notes et fragments<br />

des scénarios annonçaient la description du début du roman « […] le nouveau était<br />

un gars de la campagne,… ». Mais, dans le folio 6 5 (recto) Flaubert écrit qu’Emma<br />

« ne peut pas plus communiquer avec [Charles] que s’il eût été un paysan » 6 , ce qui<br />

indique bien que dans son esprit Charles n’est pas un paysan, ce que confirme une<br />

note de la page du folio 4 (recto) :<br />

« Peindre d’abord Emma par le moral comme éducation et antécédents de<br />

famille (ce qui fait qu’elle épouse Charles qui n’est pas un paysan) puis par le<br />

physique – bonheur de Charles » 7 .<br />

1 Mme Bovary – Garnier-Flammarion — édition de 1966 – p. 54<br />

2 Yvan Leclerc – 1995 « Plans et scénarios de ‘Mme Bovary’– Editions C.N.R.S. partie ‘ le manuscrit’(<br />

folio 1 recto) p. 1<br />

3 — Ibid. —<br />

4 — Ibid. – p. 5<br />

5 — Ibid. – p. 27<br />

6 Flaubert insiste à plusieurs reprises dans le scénario d’ensemble sur « l’inanité de Charles »<br />

7 — Ibid. – p. 20<br />

118


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY…<br />

Bref, Charles est de la campagne mais n’est pas un paysan, est habillé en<br />

bourgeois lorsqu’il entre au collège mais n’est pas un bourgeois….et de plus il entre<br />

dans une classe de « petits » alors qu’il a l’âge d’être dans les grands. Le « grand<br />

pupitre » apporté par « garçon de classe » peut être considéré comme une figure<br />

dont le thème est explicité par l’implacable jugement porté par le proviseur :<br />

« […] il passera ‘dans les grand’où l’appelle son âge ».<br />

Si la situation de Charles le place, au moment de son entrée au collège à<br />

l’interférence des champs de la campagne et de la bourgeoisie, la description de sa<br />

jeunesse nous montre qu’il fut élevé dans un autre espace social, hétérogène, où se<br />

croisent la classe de la petite bourgeoisie populaire (son père avait été, avant de se<br />

retirer à la campagne « aide – chirurgien – major » dans l’armée de Napoléon 1 e ) et<br />

celle du monde paysan, cette origine sociale hétérogène étant symbolisée par le<br />

manque d’unité architecturale de la maison d’habitation acquise :<br />

« Moyennant deux cents francs par an, [Charles-Denis-Bartholomé<br />

Bovary] trouva donc à louer dans un village, sur les confins du pays de Caux et de<br />

la Picardie, une sorte de logis moitié ferme, moitié maison de maître… » 1 . En<br />

somme Charles n’est même pas le paysan dont on veut faire un bourgeois, il n’est ni<br />

l’un ni l’autre. Dès le début du roman il est victime de ce décalage, d’un handicap<br />

qu’il ne pourra jamais compenser : il ne sera jamais ce qu’on voudrait qu’il soit<br />

(illusions et déceptions d’Emma) ni là où il devrait être… et ce jusqu’à l’épisode de<br />

sa mort qui précède de quelques lignes la fin du roman, puisque « la petite Berthe »<br />

lui parle alors qu’il est déjà mort. Nous savons comment Flaubert finira d’assassiner<br />

son personnage, comment il le tuera pour la seconde fois par une syllepse cruelle<br />

lorsqu’il relate l’autopsie du défunt faite par Canivet, à la demande de Homais :<br />

« Trente-six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet<br />

accourut. Il l’ouvrit et ne trouva rien. » 2 ! ! !…<br />

3. L’EDUCATION DU FILS D’UN AIDE-CHIRURGIEN-MAJOR QUI SE<br />

RETIRE A LA CAMPAGNE<br />

La description que fait le narrateur de l’éducation reçue par Charles éclaire<br />

le lecteur sur ce ‘métissage social’ manqué dont le malheureux sera à jamais<br />

marqué. L’ancien aide-chirurgien-major avait voulu former Charles selon « un<br />

certain idéal viril » quand sa mère, fille d’un marchand bonnetier, le gâtait « comme<br />

un prince » 3 . Alors qu’elle « lui découpait des cartons, lui racontait des histoires,<br />

s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques<br />

et de chatteries babillardes » 4 en rêvant pour ce fils « de hautes positions », le père<br />

l’élevait à la spartiate, « l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de<br />

grands coups de rhum et à insulter les processions » 5 . Tiraillé par les contradictions<br />

parentales, le jeune Charles se réfugiait dans la campagne environnante, « suivait les<br />

laboureurs, et chassait à coups de mottes de terre, les corbeaux qui s’envolaient. Il<br />

mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à<br />

la moisson… etc. »… médiocre compensation !<br />

1 — Mme Bovary – p. 40<br />

2 — ibid. – p. 366<br />

3 - ibid.- p. 41<br />

4 - Id.<br />

5 — Id.<br />

119


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

De cette monotone réalité quotidienne Charles n’arrive à s’échapper que<br />

par les cloches… ! : « [il] suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour<br />

se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporté par elle dans sa<br />

volée » 1 . Le lecteur peut-il contourner la polysémie du mot « cloche » ? Tout ne vat-il<br />

pas « clocher » dans la vie de Charles ?<br />

La liste des fréquentations et des relations qu’avait entretenues Charles au<br />

moment où il épousa Emma est bien significative de cet écartèlement social qu’il ne<br />

put jamais maîtriser ou réduire, car il ne parviendra même pas, comme le montrera<br />

la suite de l’histoire, à devenir… un « parvenu réussi » :<br />

CHARLES<br />

VILLE<br />

- Ses parents,<br />

- Le collège,<br />

- Son correspondant quincaillier à Rouen<br />

- La faculté de médecine de Rouen,<br />

- Sa première épouse Héloïse Dubuc,<br />

veuve d’un huissier de Rouen.<br />

- Emma, « la fille du père Rouault, une<br />

demoiselle de la ville »<br />

CAMPAGNE<br />

- les laboureurs<br />

- Le bedeau du village<br />

- « Monsieur Rouault, un cultivateur… »<br />

« Allons donc ! leur grand-père était<br />

berger » 2<br />

Notons qu’Emma n’échappe pas à la dysharmonie sociale de ses<br />

ascendants, mais elle a reçu une éducation plus cohérente que celle de Charles qui<br />

lui donne un peu plus de densité psychologique.<br />

4. LE MARTYR<br />

La situation de nouveau dans un établissement scolaire est vécue<br />

difficilement, dans la littérature comme dans la réalité, surtout si elle s’accompagne<br />

d’un décalage socioculturel. Bien des écrivains en ont parlé et l’on peut se demander<br />

s’il n’y a pas une réminiscence de Flaubert quand Dostoïevski, qui était surtout<br />

imprégné de Balzac, fait dire au narrateur de « L’adolescent » : « un nouveau,<br />

éperdu et confus, le premier jour de son entrée à l’école (à n’importe quelle école)<br />

est le souffre-douleur général : on le commande, on le taquine, on le traite en<br />

valet » 3 Ce propos du narrateur, Dolgorouki, est suivi d’une scène dialoguée qui<br />

n’est pas sans rappeler par l’atmosphère le début de « Mme Bovary ». L’arrivée de<br />

Charles au collège est en quelque sorte conforme à la règle du traitement d’un<br />

« bleu », mais, à bien « écouter le texte », c’est la voix de Charles que l’on entend,<br />

c’est-à-dire un des premiers constituants de son lien social et de son identité.<br />

Aristote affirme dans « La politique » que la voix, qui « sert à exprimer la douleur<br />

1 Id.<br />

2 -Ibid. p. 51-52<br />

3 -Dostoïeski « L’adolescent » — Folio classique – Gallimard éd. de 1998 p. 6<br />

120


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY…<br />

et le plaisir […comme] chez les autres animaux » 1 évolue chez l’homme pour<br />

devenir « la parole [servant] à exprimer l’utile et le nuisible, aussi bien que le juste<br />

et l’injuste. Car l’homme se distingue des autres animaux en ce qu’il est le seul à<br />

avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et autres notions<br />

morales. C’est la mise en commun de ces valeurs qui fait la famille et la cité. » 2<br />

« Charbovari » (dans les « scénarios » Flaubert commence par écrire<br />

« Charbovarri »), ce mot qui est plus un cri que la réponse à un appel nominatif, est<br />

la seule réponse immédiate possible de Charles pour énoncer sa vérité identitaire,<br />

une vérité qu’il ne peut que bredouiller, en la faisant sonner comme l’écho des mots<br />

« charivari » (le chahut) et charabia (l’inintelligible). C’est aussi la forme prise pour<br />

exister dans un espace qui lui est étranger, son bredouillement étant un moment<br />

sémiotique dont Lacan dirait qu’il exprime la volonté du sujet de dire qu’il est<br />

« l’Autre ». Par « charbovari » il tente de passer du cri à la parole, et d’instituer une<br />

structure linguistique par laquelle il affirme son existence humaine. Cet univers de<br />

la parole dans lequel il est pris, peut se diviser en unités discrètes :<br />

/intelligible/vs/inintelligible/et/autorité/vs/exécutant/, l’espace discursif se<br />

« verticalisant » puisque la voix du maître, qui crie « Plus haut ! » est identifiée à<br />

celle du dieu Neptune pour arrêter le chahut, les rires, « la bourrasque », voire le<br />

charivari, provoqués par le « charbovari ! […] lancé à pleins poumons ». La<br />

comparaison que fait le narrateur avec le « quos ego » de Neptune 3 ne fait que<br />

stigmatiser un peu plus la pauvreté du discours de Charles par rapport à celui de la<br />

voix énonciatrice qui fréquente Virgile… Moment terrible et déterminant pour la<br />

suite car par le truchement du narrateur on peut considérer que le destinateur fait en<br />

quelque sorte le geste de monstration qui s’articule avec la nomination : il nous<br />

montre Charles et son incompétence. C’est alors un véritable chemin de croix qui<br />

commence pour le nouveau qui va recevoir une punition dès son entrée au collège,<br />

punition qui sanctionne non seulement son faire maladroit, mais encore son être<br />

insignifiant.<br />

5. LE « NE PAS POUVOIR DIRE » DE CHARLES<br />

Phrase 27 : « Le nouveau articula, d’une voix bredouillante, un nom<br />

inintelligible »<br />

Phrase 29 : « Le même bredouillement de syllabes se fit entendre, couvert<br />

par les huées de la classe » ;<br />

Phrase 31 : « Le nouveau, prenant alors une résolution extrême, ouvrit une<br />

bouche démesurée et lança à pleins poumons, comme pour appeler quelqu’un, ce<br />

mot : CHARBOVARI »<br />

Phrase 36 : « ‘ma cas…’ fit timidement le nouveau ». 4<br />

Charles est à la limite de la voix et de la parole, cette dernière étant encore<br />

engluée dans l’inarticulé vocal (« Charbovari ») ou inachevée (« ma cas »).<br />

A l’anti-sujet qu’est le maître d’études, le sujet Charles accepte de répondre<br />

en coordonnant deux modalisations : /devoir faire/et/vouloir faire/. A aucun moment<br />

1 Aristote – « La politique » — Hermann – 1996 p. 4<br />

2 — Ibid.<br />

3 Virgile – « L’Enéide » livre premier — vers 139<br />

4 -Phrases numérotées à partir la première du roman.<br />

121


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Charles ne conteste, il obéit activement, ou plutôt il obéirait activement (/devoir<br />

faire/+ /vouloir faire/= obéissance active), s’il avait la compétence lui permettant<br />

d’exécuter l’ordre reçu. En devant et voulant faire l’actant Charles s’instaure<br />

comme sujet. Mais les modalités virtualisantes doivent s’accompagner des<br />

modalités actualisantes,/savoir faire/et/pouvoir faire/pour qu’il puisse se qualifier<br />

comme sujet performant, c’est-à-dire comme sujet réalisé. Certes, il sait dire son<br />

nom, et prononcer le mot « casquette » mais il ne le peut pas. Le manque de<br />

compétence (ne pas pouvoir faire) entraîne une performance déceptive qui aura les<br />

conséquences que l’on sait. Si l’on se réfère à Jacques Fontanille, on peut considérer<br />

que la signification qui se définit comme l’acte réunissant les deux macrosémiotiques,<br />

l’univers exteroceptif et l’univers interoceptif, ne se réalise pas<br />

vraiment car le corps propre refuse en quelque sorte l’appartenance à l’univers<br />

extéroceptif.<br />

D’où les termes du narrateur « voix bredouillante », « nom inintelligible »,<br />

« bredouillement de syllabes ». La « présence » qui s’impose est celle d’un milieu<br />

social qui est étranger au sujet, voire moqueur sinon agressif à son endroit. Le<br />

programme fixé à Charles peut être représenté sur un carré sémiotique construit à<br />

partir de l’axe sémantique<br />

/ campagnard/vs/bourgeois/<br />

Cette relation de contrariété se dégage de la lecture et de l’interprétation<br />

que nous faisons du texte, et n’a en rien une valeur objective et référentielle (on peut<br />

être à la fois « campagnard et bourgeois », ce que signifie souvent l’expression<br />

« gentleman — farmer », ou « campagnard et noble », c’est-à-dire « hobereau »).<br />

Compagnard<br />

Bourgeois<br />

Non-bourgeois<br />

Non-compagnard<br />

Charles se situe dans en espace social hétéroclite, entre le non-bourgeois et<br />

le non – campagnard, c’est-à-dire qu’il ne sera jamais reconnu. Il se définit<br />

négativement et se trouve immédiatement en situation d’échec, or cette situation<br />

d’échec va se répéter tout au long du roman.<br />

Si nous mettons en rapport, en faisant de nouveau référence à Fontanille, le<br />

sensible (intensité, affect, etc.) et l’intelligible (déploiement dans l’étendue,<br />

mesurable), il est clair que sur l’axe de la visée on note une forte augmentation de<br />

l’intensité de la tension affective en même temps qu’une diminution de l’intelligible.<br />

La première scène du roman peut être représentée par l’un des quatre schémas<br />

donnés par Fontanille, celui de « l’ascendance », «… type de schéma qui gère par<br />

exemple la montée progressive de la peur dans les récits d’horreur, ou celle, tout<br />

122


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY…<br />

simplement du suspens » 1 . Certes, nous ne sommes pas dans l’horreur mais le<br />

narrateur nous fait vivre l’incapacité de Charles à s’exprimer, liée à l’absence de la<br />

modalité/pouvoir dire/, ce/pouvoir dire/qui devrait se traduire par un « pouvoir<br />

parler comme au collège, donc comme à la ville ».<br />

Nous pouvons construire un deuxième carré sémiotique mettant en jeu la<br />

compétence factuelle/pouvoir faire/; il permettra de bien saisir le parcours génératif<br />

de la signification de cette première séquence du roman. Ce/pouvoir faire/est en fait<br />

un/pouvoir dire/puisqu’il s’agit pour Charles de répondre aux injonctions du maître<br />

d’études qui attend de lui deux réponses : « Charles Bovary » et « ma casquette ».<br />

Ne pouvant dire que « Charbovari » et « ma cas », non seulement il ne peut pas<br />

décliner son ‘identité patronymique’, mais il ne peut non plus décliner son ‘identité<br />

métonymique’car… « la casquette » c’est lui….<br />

Comme Charles, elle se caractérise par son manque d’homogénéité :<br />

« coiffure d’ordre composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du<br />

chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton ».<br />

Comme lui, elle a des ascendances militaires, le « Chapska » étant une coiffure des<br />

lanciers du Second Empire, comme lui, elle a des aspirations à être bourgeoise par la<br />

loutre, fourrure de luxe. En termes méprisants le narrateur la définit comme « une de<br />

ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d’expression<br />

comme le visage d’un imbécile ». Amalgame de matériaux divers (velours, poil de<br />

lapin, carton, croisillon de fil d’or) elle est « NEUVE » comme Charles est le<br />

« NOUVEAU ». « Neuf » et « Nouveau » viennent de NOVUS dont certains ont fait<br />

le rapprochement homophonique avec BOS, BOVIS le bœuf et avec… BOVARY…<br />

Charles ne pouvait pas plus dire « casquette » que son nom, car il n’est<br />

vraiment de nulle part et n’a pas plus de style que sa casquette, (dont Philippe<br />

Hamon a analysé la description. 2 ) Si la description de cette coiffure n’occupe pas<br />

autant de place dans le roman que n’en occupent les cent vingt – six vers décrivant<br />

« Le bouclier d’Achille » dans le chant XVIII de l’Iliade, on peut également parler<br />

d’hypotypose en ce qui la concerne, tant Flaubert s’ingénie à mettre sous les yeux<br />

du lecteur l’objet décrit, comme si le destinateur transmettait déjà l’anti-objet de<br />

valeur au destinataire en y conjoignant par métonymie le sujet Charles, véritable<br />

manipulation du lecteur à qui l’auteur propose une référence, un repère, pour la<br />

lecture du roman dans son entier. Mais analysons de plus près la performance ratée<br />

de Charles dans cette scène liminaire décrite par le narrateur intraitable :<br />

1)/pouvoir dire/: il estropie ou n’achève pas les mots qui le désignent :<br />

« Charbovari » — « ma cas »…<br />

2) /ne pas pouvoir dire/: il ne peut décliner ni son identité patronymique<br />

(Charles Bovary) ni son identité métonymique (ma casquette)<br />

3)/Pouvoir ne pas dire/: il peut ne pas dire, donc peut taire son origine<br />

campagnarde, que le costume masque si mal.<br />

4)/Ne pas pouvoir ne pas dire/: il ne peut pas ne pas dire, donc est obligé<br />

d’avouer ce qu’il est sous la contrainte, en copiant « vingt fois le verbe ridiculus<br />

sum » 3<br />

1 Fontanille 1998 – « Sémiotique du discours » Editions P.U.L.I.M. p. 105<br />

2 -Philippe HAMON – 1993 « Du descriptif » édit ‘ Hachette – sup.’ p. 75 à 77<br />

3 -C est l’habitude, dans le milieu scolaire, de désigner par le mot « verbe » la punition consistant à<br />

conjuguer un verbe même quand il est suivi d’une expansion. L’association de « sum » avec l’adjectif,<br />

123


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

/Pouvoir dire/<br />

« Charbovari »<br />

« ma cas… »<br />

vs<br />

/pouvoir ne pas dire/<br />

= pouvoir taire<br />

= ne pas être obligé de<br />

dire que Charles est de la<br />

campagne (habillé en<br />

bourgeois)<br />

/ne pas pouvoir ne pas<br />

dire/<br />

=être obligé de dire<br />

= ne pas pouvoir taire<br />

« ridiculus sum »<br />

vs<br />

/Ne pas pouvoir dire/<br />

incapacité à dire<br />

« Charles Bovary »<br />

« ma casquette »<br />

Rien n’est gratuit dans ce massacre de Charles par Flaubert puisque c’est<br />

en latin que le maître d’étude lui fait dire ce qu’il est, la langue qu’il avait<br />

commencé à étudier à la campagne :<br />

« C’était le curé de son village qui lui avait commencé le latin ». 1<br />

C’est-à-dire que même ce fragment de culture latine avec lequel Charles<br />

entre au collège est marqué de son origine campagnarde, et de ce fait s’oppose au<br />

« quos ego » du narrateur, qui compare l’exclamation du maître d’étude donnant<br />

« cinq cents vers à toute la classe ! » avec celle que Virgile fait pousser par<br />

Neptune.<br />

Tout se passe comme si Flaubert, le narrateur, le professeur, voulaient<br />

sanctionner ce « latin commencé par le curé de son village » par une allusion à<br />

l’Enéide. Que peut le latin d’un curé de village contre celui de Virgile ? Un certain<br />

parallélisme peut se concevoir entre le professeur prenant conscience du chahut<br />

provoqué par « CHARBOVARI », et Neptune s’apercevant de la tempête qui se<br />

déchaîne et voyant « la flotte d’Enée dispersée sur toute la mer, et les Troyens<br />

accablés par les flots et par le ciel, qui semble fondre sur eux ». (L’Enéide – livre 1 e<br />

V 139). Ayant appelé les vents qui, à l’instigation de Junon, ont eu l’aval d’Eole<br />

pour briser la flotte d’Enée, Neptune s’impose en maître et dit à l’Eurus et au<br />

Zéphire :<br />

« Jam coclum terramque meosine numine, venti, Misere, et tantas crudetis<br />

tollere moles ?<br />

V 139 QUOS EGO… 2 Sed motos praestat componere fluctus » 1<br />

attribut du sujet, « ridiculus » prend ici toute sa valeur car elle définit un trait du comportement de Charles<br />

qui se confirmera tout au long du roman.<br />

1 -Op. Cit. p. 3<br />

2 -C’est nous qui soulignons dans les vers de Virgile, mais « quos ego » et « ridiculus sum » sont mis en<br />

italique par Flaubert, de même que « nouveau », « dans les grands », « genre », et « Charbovari ».<br />

124


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY…<br />

Si le « Quos ego » signifie que les vents échappent à une sanction de<br />

Neptune qui porte toute son attention sur le calme à ramener, et se montre clément,<br />

il n’en est pas de même pour Charles qui, « la bourrasque » terminée, est sanctionné<br />

par une punition spéciale, une punition qui n’est pas la même que celle infligée aux<br />

autres élèves de la classe (« Cinq cents vers à toute la classe ! »), une punition qui<br />

affirme très explicitement son ridicule, et signifie à quel point son « intégration » est<br />

difficile.<br />

6. UN GATEAU DE MARIAGE RESSEMBLANT A LA CASQUETTE…<br />

Le morceau de bravoure que constitue la description de la casquette trouve<br />

un écho dans la description du gâteau de mariage, véritable stimulus de<br />

renforcement pour le lecteur qui a l’impression de retrouver un objet connu, ou un<br />

objet ressemblant à un autre déjà vu, du moins décrit de la même façon. Sur le plan<br />

de la forme et de la structure les deux descriptions présentent en effet plusieurs<br />

points communs :<br />

- l’une et l’autre sont introduites, directement ou indirectement, par le<br />

présentatif « c’était »<br />

« C’était une de ces coiffures d’ordre composite… » (op.cit.p.38)<br />

“A la base, d’abord, c’était un carré de carton bleu… » (Ibid. p.62).<br />

L’usage du présentatif renforce dans les deux cas le caractère impersonnel,<br />

quelconque des objets décrits.<br />

Les deux descriptions sont ponctuées par les connecteurs « puis » et « enfin » qui<br />

fonctionnent, outre leur rôle premier dans la temporalité discursive, comme des<br />

embrayeurs d’énonciation.<br />

L’usage de « puis » a pour effet de renforcer l’impression d’accablement<br />

que ressent le narrateur devant l’accumulation des éléments hétéroclites qui entrent<br />

dans la composition des deux objets. « Puis » est un « connecteur privilégié du récit<br />

non élaboré » écrivent les auteurs de « La grammaire d’aujourd’hui », 2 et il est clair<br />

que l’usage de puis donne à chacune des descriptions une lourdeur voulue, qui n’a<br />

d’équivalent que celle des objets décrits.<br />

« Enfin » introduit dans les deux descriptions des arguments co-orientés par<br />

rapport à ceux situés en son amont. Concernant « la casquette », il introduit<br />

l’argument de sa laideur, qui est pour le narrateur comme l’aboutissement de ce<br />

qu’il vient de décrire. S’agissant de la description du gâteau, il signifie surtout le<br />

mépris du narrateur au moment où il atteint dans sa description « la plate-forme<br />

supérieure », c’est-à-dire le sommet du gâteau… en même temps que celui de son<br />

appréciation ironique…<br />

Sur le plan du signifié, on constate que les deux objets ont le même<br />

caractère « composite », hétéroclite, bâtard, hybride, et contiennent des composants<br />

communs :<br />

— « un polygone cartonné » pour la casquette, et « un carré de<br />

carton bleu » pour le gâteau.<br />

« un petit croisillon de fil d’or » pour la casquette et « des étoiles en papier<br />

doré » pour le gâteau.<br />

1 - « osez-vous bien, sans ma permission, vents insolents, bouleverser le ciel et la terre et soulever ces<br />

énormes masses ? JE DEVRAIS VOUS… Mais, avant tout, il faut calmer les flots émus. » L’Enéide –<br />

Traduction de Maurice Rat – G.F. 1965 p. 36<br />

2 M.Arrivé, F. Gadet, M.Galmiche, 1986 La grammaire d’aujourd’hui. Flammarion p. 140<br />

125


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Enfin, la force de pesanteur est figurativisée dans les deux descriptions, sous deux<br />

aspects différents certes :<br />

«… et d’où pendait un petit croisillon… » pour la casquette<br />

«… un petit Amour se balançant à une escarpolette… » pour le gâteau.<br />

La description du gâteau fait référence implicitement à celle de la casquette<br />

sous une forme très proche de l’allusion, le narrateur semblant présupposer la<br />

focalisation par le lecteur des deux descriptions. Il serait permis de parler<br />

d’hypertextualité intratextuelle.<br />

Le référent commun à ces deux hypotyposes est, semble-t-il, le « mauvais<br />

goût », c’est-à-dire le style d’une certaine classe sociale considérée par le narrateur<br />

comme peu évoluée et affichant la prétention des parvenus. Mais il y a comme un<br />

surplus de sens dans ces deux descriptions : l’énonciateur semble ne garder de<br />

cohérence dans son propos que celle de la syntaxe, les objets eux-mêmes étant<br />

impossibles à être représentés, à être dessinés. Flaubert jubile de « sculpter » ce<br />

mauvais goût, comme en d’autres passages du roman, mais, usant de la rhétorique, il<br />

substitue une sorte de simulacre de vraisemblance à la vraisemblance, laissant aller<br />

son imagination comme un artiste peu soucieux de réalisme… voire un spécialiste<br />

de la peinture abstraite. Ces deux descriptions sont deux morceaux de « littérature »<br />

car elles prennent sens, non seulement par rapport à une connaissance scientifique<br />

des objets décrits, mais aussi par rapport au système de valeur que leurs aspects<br />

respectifs connotent aux yeux du narrateur. Ce faisant, Flaubert exprime son mépris<br />

et, en même temps qu’il fait entendre sa voix au lecteur, il lui fait percevoir presque<br />

physiquement la langue, c’est-à-dire la matière qu’il travaille…<br />

CONCLUSION<br />

La scène liminaire du roman, l’arrivée du nouveau au collège, ne nous a<br />

pas permis d’exploiter, comme pouvaient le laisser penser les dix premières phrases,<br />

et plus particulièrement la sixième, l’opposition « langage de la ville » versus<br />

« langage de la campagne », car, non seulement, comme l’avait décidé Flaubert lors<br />

de l’écriture des scénarios, « Charles n’est pas un paysan », mais encore, malgré les<br />

fantasmes de sa mère, puis ceux d’Emma, il ne deviendra jamais un bourgeois, pas<br />

même petit… Il n’est pas non plus l’exilé d’une classe sociale dans une autre,<br />

comme c’est le cas pour d’autres héros de Flaubert ou pour certains héros de Hugo,<br />

de Balzac ou de Stendhal ; il n’est vraiment d’aucune classe, il ne possède ni<br />

l’enracinement d’un paysan, ni l’assurance d’un bourgeois citadin. Si, comme<br />

l’écrivait Bakhtine, « L’objet principal du genre romanesque qui le ‘spécifie’, qui<br />

crée son originalité esthétique, c’est l’homme qui parle et sa parole » 1 , si « l’action<br />

d’un héros est toujours soulignée par son idéologie » 2 , on peut alors poser une<br />

question qui s’adresse à tout lecteur du roman : « Pourquoi Flaubert s’acharne-t-il<br />

sur Charles du début à la fin du roman pour nous raconter Emma ? Est – ce la<br />

mécanique de l’échec qu’il veut métaphoriser ? Certes Emma échouera également,<br />

son éducation… et le gâteau de mariage… laissant deviner la suite, mais Flaubert la<br />

sauve en quelque sorte par sa terrible mort, ce qu’il ne fait pas pour Charles qui<br />

reste associé métaphoriquement à la cloche de l’église du village de son enfance…<br />

1 Mikhaël Bakhtine « Esthétique et théorie du roman » Moscou 1975 Gallimard pour la traduction 1978<br />

— collection « tel » — 1987 – p. 152 à 153<br />

2 Ibid.<br />

126


NI DE LA VILLE, NI VRAIMENT DE LA CAMPAGNE, CHARLES BOVARY…<br />

Les descriptions de « la casquette », du « gâteau » et de la performance<br />

lamentable de Charles, sont typiques du discours bourgeois méprisant, mais elles<br />

sont également le discours d’un bourgeois se méprisant lui-même, comme l’a si bien<br />

montré Sartre dans « L’idiot de la famille ». Gustave, l’anticonformiste, en se<br />

délectant du mauvais goût des parvenus, confirme ce propos connu et très souvent<br />

cité, tenu dans une lettre adressée à son frère Achille le 3 Janvier 1857, au sujet du<br />

procès que lui vaut « Madame Bovary » :<br />

« Tout ce que tu as fait est bien. L’important était de faire peser Paris sur<br />

Rouen. […] On avait cru s’attaquer à un pauvre bougre. Et quand on a vu d’abord<br />

que j’avais de quoi vivre, on a commencé à ouvrir les yeux. Il faut qu’on sache que<br />

nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille, c’est – à — dire que nous avons<br />

des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour l’immoralité surtout,<br />

on blessera beaucoup de monde. » 1<br />

Charles n’est enraciné nulle part. Son « identité modale » (pour user d’un<br />

concept sémiotique), fonctionne comme un encéphalogramme plat, c’est-à-dire que<br />

son/vouloir/et son/devoir/, même dans/la résignation/soumettant<br />

le/devoir/au/pouvoir/, ne sont que très rarement marqués d’un accent d’intensité, qui<br />

disparaît à peine apparu… Il se peut qu’en faisant de Charles une sorte de sujet<br />

jamais constitué, le « grand Flaubert » ait « gueulé », tout au long du roman,<br />

l’existence tiraillée d’un certain Gustave…<br />

Pierre MARILLAUD<br />

CPST<br />

beatrixmarillaud.cals@wanadoo.fr<br />

1 — FLAUBERT. « Correspondance » — Folio classique – Gallimard – édition de 1998 – p. 317<br />

127


L’ONOMASTIQUE TAGUÉE, POUR UNE AUTRE<br />

APPROCHE DU PAYSAGE URBAIN<br />

INTRODUCTION<br />

Cette présente communication ne reprend qu’une partie de ma thèse 1 (la<br />

troisième) sur les inscriptions appelées tags, dont la pratique s’inscrit<br />

spécifiquement dans l’espace urbain. Relevant à la fois, de problématique<br />

linguistique de par leur relation au nom et à la signature, de la problématique<br />

de l’image par l’attrait visuel et spatial par leur inscription dans les lieux<br />

publics urbains, le tag comme manifestation scripturale, au carrefour de<br />

pratique sociale et culturelle nous invite à ré-interroger l’écriture dans le<br />

paysage urbain dans une perspective différente. C’est à un nouveau langage<br />

écrit, une pratique d’écriture au quotidien que l’on se trouve confronter, où le<br />

« faire scriptural » se présente autrement. Travaillant à la frontière du<br />

scriptural et du pictural, de la « ligne plastique et de la ligne écrite », du<br />

lisible et du visible, la réflexion sur les tags, inscriptions spatiovisuelles nous<br />

a conduit dans un univers graphique en marge des normes, des codes de<br />

1 .Thèse soutenue en novembre 2001 intitulée approche intersémiotique des inscriptions<br />

graphiques taguées. Je propose d’analyser celles-ci sous un angle nouveau, dans une optique<br />

interdisciplinaire selon trois perspectives. La première partie (le tag et l’écriture) est consacrée à<br />

l’étude de la production taguée comme manifestation scripturale (aspect peu envisagé pour celleci)<br />

dans sa dimension graphique, avec la mise en oeuvre des éléments pour une étude de la trace<br />

graphique : la sémiographie. Puis, dans sa relation avec le nom, la nomination cachée (le<br />

pseudonyme), le nom signé (la signature). La deuxième partie (l’écriture de la différence)<br />

explique le fonctionnement des tags qui se répètent constamment, créant ainsi un système de<br />

variantes d’écritures. Ecriture certes mais altérée, à la fois identique et différent, un et multiple, le<br />

tag explore le champ sémiotique de la variance dont les caractéristiques sont basées sur la<br />

répétition du nom mais sous des modes graphiques différents. Aux variations scripturales ou<br />

figurales du système graphique tagué s’ajoutent des variations orthographiques qui troublent la<br />

lisibilité du nom. Interrogé par rapport à la sémiotique de l’altération développée par Jean<br />

Peytard, j’ai montré que c’est une écriture de la transreformulation (mon concept). La troisième<br />

partie (le tag et l’espace urbain) est consacrée à sa relation avec la ville qu’il nous invite à<br />

regarder différemment en modifiant et en réorganisant l’espace urbain par des territoires<br />

graphiques.<br />

247


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

l’écriture conventionnelle, passant à travers celle-ci par transgression, par<br />

altération pour une autre expérience graphique. C’est pour cette raison que<br />

j’ai considéré le tag comme une pratique scripturale altérée. Une écriture de<br />

la différence dans laquelle, on peut lire le particulier, le singulier, le familier<br />

qui s’installe dans l’écart, mais dans un espace de création graphique où le<br />

nom sans cesse change et se répète, où aucun état n’est figé, fixé dans une<br />

forme, une graphie, une orthographe, où tout est instable.<br />

Mais qu’est qu’un tag ? : C’est la première forme de l’expression graphique<br />

de la culture Hip Hop qui appartient aux Arts de la rue 1 . Graffiti 2 d’un genre<br />

nouveau qui s’inscrit autour de l’écriture du nom, il prend naissance à New<br />

York comme forme artistique dans les années 70 3 et arrive en France dans les<br />

années 80 (Annexe 1). Habituellement, définit comme la signature répétitive<br />

d’un pseudonyme, Alain Vulbeau (sociologue) nous le décrit comme suit :<br />

« Le terme anglo-saxon "tag" désigne les étiquettes de valises sur lesquelles on écrit son<br />

nom. Mais dans ses variations argotiques, cela désigne aussi le fait de toucher ceux avec qui<br />

on joue à chat ou encore le moment où l’on élimine un joueur en le touchant, au base-ball.<br />

C’est sans doute cette double idée de répétition du nom et de collision ritualisée dans un jeu<br />

qui a conduit les journalistes américains à dénommer ainsi les premiers graffitis apparus de<br />

façon massive au début des années 70 sur les murs de New York ». 4<br />

« Le tag est une variété particulière de graffiti qui se distingue des autres inscriptions<br />

sauvages (pochoirs, graphismes, slogans politiques) par trois caractéristiques : — Il s’agit<br />

d’un pseudonyme à connotation héroïque, — C’est une signature exécutée rapidement sans<br />

souci apparent de lisibilité. — C’est une écriture qui existe par la répétition et la visibilité<br />

sur des supports fixes et visibles ». 5<br />

Le plus souvent traité dans une composante sociologique, l’étude de la<br />

pratique scripturale pour elle-même n’est jamais envisagée. Cette définition<br />

qui met l’accent sur les caractéristiques du tag n’insiste pas assez sur sa<br />

spécificité : c’est une inscription graphique qui varie en se répétant d’où une<br />

redéfinition de ma part dans une perspective sémiolinguistique. Le tag est<br />

une inscription graphique anonyme (et spontanée) d’un individu ou d’un<br />

groupe apposée rapidement et graffitée sous la forme d’une signature qui est<br />

répétée en de multiples exemplaires sur toutes sortes de supports (muraux ou<br />

non) par altération.<br />

1 . Ils se déclinent selon trois axes : musical avec le rap, chorégraphique (avec la danse) et<br />

graphique avec le tag et le graff.<br />

2 . Le tag appartient à la famille des graffitis dont il renouvelle les caractéristiques et les fonctions.<br />

Il s’inscrit plus dans un contexte culturel et artistique que dans une optique de revendication<br />

politique ou sociale comme le sont généralement les graffitis. “ Les graffitis du métro de New<br />

York suivirent au début la tradition de l’écriture du nom. L’addition d’un numéro de rue après le<br />

nom du graffitiste était la seule différence qui existait par rapport à la façon que l’on avait<br />

d’écrire son nom sur les murs depuis des siècles (...) Il semble que le seul but de ces premiers<br />

graffi-tistes était de se faire connaître de leurs amis sous leur nom "d’écrivain", qui était<br />

généralement un agnonème ou un nom d’adoption. Ces noms qui furent gribouillés rapidement<br />

sur n’importe quel support, devinrent connus sous le nom de tag ”. Froukje HOEKSTRA,<br />

Coming from the subway New York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992, p.9.<br />

3 . 1969-1980 correspond aux dates de développement du phénomène, 1970-1975 à une phase<br />

d’intense activité graphique, de stylisation de l’écriture et d’extension dans les autres villes des<br />

Etats Unis.<br />

4 . Alain VULBEAU, “ Les tags : des cris muets sur les murs ”, Société Magazine, janvier, 1991.<br />

5 . Alain VULBEAU, Du tag au tag, Paris, Desclée de Brouwer, p. 63.<br />

248


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

Mon intention ici, est de montrer comment cette pratique investit, occupe,<br />

redéfinit l’espace urbain et ses territoires en un espace autre ? Comment<br />

l’écriture modifie-t-elle notre rapport à la ville puisqu’elle n’est jamais fixée<br />

sur un support préétabli (comme pour les plaques des rues, les enseignes de<br />

magasins ou même les affiches, elle n’est jamais là où l’on l’attend, jamais<br />

comme il faut et selon les règles en usage ? Devenant un moyen de<br />

restructurer la ville par un redécoupage de ses lieux en espaces graphiques<br />

intermédiaires de fréquentations, d’occupation ; on assiste alors à une<br />

spatialisation scripturale qui transforme notre regard sur le paysage urbain<br />

qui est alors exploité et investis symboliquement.<br />

1. LE LANGAGE TAGUÉ (annexe 2)<br />

Bouleversant à la fois des conditions de création, de réalisation et de<br />

lecture de l’écrit ; quand on regarde les tags, ce qui frappe d’abord, c’est<br />

l’aspect visuel et graphique. S’inscrivant dans une picturalité particulière, le<br />

tagueur utilise les lettres de notre système alphabétique dans une gestualité<br />

différente pour un autre rapport à la scription. Jouant sur de nombreuses<br />

ambiguïtés formelles, le matériau graphétique de l’écriture est bouleversé par<br />

des réécritures, des altérations. On assiste à une transgression structurelle des<br />

lettres qui restent reconnaissables pour certaines, alors que d’autres sont<br />

transfigurées. Il suffit alors de peu de chose pour qu’à partir d’un contour<br />

identifiable, une ligne évolue en arabesque et devienne ornementale. Elle<br />

acquiert ainsi une valeur expressive qui échappe à lisibilité proprement dite<br />

pour se ranger du côté de la plasticité et du visible.<br />

Dans l’espace du graffiti, le tagueur expose pourtant, un acte de<br />

nomination qui s’inscrit dans une trace graphique et se réitère en permanence<br />

par une gestualité autre. Dans l’espace de la ville où les noms fleurissent à<br />

tous les niveaux (noms de rue, de magasins fictifs ou réels, publicitaires, de<br />

marques), les noms tagués eux aussi, s’incrustent dans l’espace urbain,<br />

l’univers commercial où tout est apparence, pure étiquette. Comme les noms<br />

exposés de la ville, le tag aussi s’expose, se montre « comme un pur<br />

palimpseste de surface » 1 . Surface du nom exposé, comme image d’écriture,<br />

fausse signature qui se renvoie à elle-même le tag se donne en spectacle par<br />

ses exubérances graphiques et par la richesse de ses signes. Ces noms de<br />

fantaisies aux allures baroques, aux sonorités qui claquent « ces<br />

nomothèques » exposent un principe ludique, le plaisir d’écriture.<br />

1 . José Luis DIAZ, “Vous êtes des noms propres, avatar autour du nom d’auteur après 1830 ”, Le<br />

nom et la nomination, Toulouse, Eres, 1990.<br />

249


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

2. LE TAG : UNE ÉCRITURE URBAINE AVEC DES TERRITOIRES<br />

GRAPHIQUES<br />

2.1. Le tag et la ville<br />

Indissociable de l’espace urbain 1 , toponyme dans le système<br />

topographique américain, il devient anthroponyme parce que le repérage des<br />

scripteurs était devenu trop flagrant. Le numéro de rue accompagnant le tag<br />

servait à repérer et localiser les individus 2 . Mais « contrairement aux tagueurs<br />

américains qui exportent symboliquement leur rue et leur quartier dont ils<br />

font partie, les tagueurs français n’ont rien à dire sur leur lieu d’origine ». 3<br />

D’une manière générale, « les graffitis sont souvent dans des no man’s<br />

land », des espaces inappropriés qui nous surprennent toujours. Toutefois,<br />

leur disposition dans la ville n’est pas aléatoire car « ils obéissent à une<br />

occupation méthodique de l’espace urbain ». 4<br />

Une pratique de terrain quotidienne de la ville m’a permis de me déplacer<br />

vers ces lieux, ces non lieux, territoires neutres ou abandonnés occupés par<br />

les tags ; dans des zones pas ou peu éclairées, désaffectées ou en friche.<br />

Alain Vulbeau, note que « les tags sont souvent dans des lieux où personne<br />

ne songeait à aller en temps normal ; tout au moins dans des lieux où il est<br />

souvent difficile de les voir ou de s’installer pour les voir. » 5 J’ai donc appris<br />

à regarder et à pratiquer la ville comme ces écrivants dont les inscriptions se<br />

logent dans le système topographique sans l’occuper totalement. En effet, si<br />

elles s’accumulent dans des zones singulières, en général on les trouve dans<br />

des parties limitées, dans différents secteurs distants entre eux, regroupés aux<br />

environs et aux abords périphériques de la ville, dans son centre, dans<br />

certains quartiers. Leur répartition induit une autre disposition et organisation<br />

spatiale que j’ai essayé de déterminer pour définir les espaces constitués par<br />

les tags. Le tagueur construit des territoires avec ses inscriptions et utilise le<br />

réseau de circulation pour s’approprier la ville qui devient un espace<br />

d’écritures.<br />

2.2. Les territoires graphiques du tag : « des espèces d’espaces »<br />

Pratique d’écriture révélant une pratique spatiale particulière, le tag donne<br />

à lire une autre spatialité urbaine en créant des « espèces d’espaces » aux<br />

1 . La manière d'occuper et de s'approprier les espaces a donné lieu parfois à certaines<br />

excentricités de la part de tagueurs qui voulaient se démarquer dans le but d'un performance<br />

graphique et dans l'optique de défi (qui existait au début du mouvement Hip hop ) en plaçant<br />

leur tag dans des endroits particuliers comme les toits d'immeubles, où des lieux difficiles d'accès<br />

et peu fréquentés.<br />

2 . En France, le système topographique est différent, ce sont les noms et les numéros de rue qui<br />

servent d’identification et de repère dans l'espace urbain. Le chiffre dans les tags français,<br />

héritier du modèle américain, ne possède aucune relation précise du point de vue spatial avec une<br />

quelconque répartition territoriale.<br />

3 . Alain VULBEAU, Op; Cit., p. 63.<br />

4 . Hugues Bazin, La culture Hip Hop, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p.192. Extrait<br />

d’interview d'un graffeur JEAX “ la place du tag est faite en fonction du lieu () plus il y a<br />

d'intersections et de correspondances sur la ligne (RER), mieux c'est. C'est pour ça que par<br />

exemple la ligne 1 et 3 à Paris sont des lieux de passage obligé ”.<br />

5 . Alain Vulbeau., du tag au tag, Desclée de Brouwer, Paris, 1992, p. 64.<br />

250


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

dimensions variables et changeantes que j’ai appelé espaces intermédiaires.<br />

Constitués par des lieux d’écritures et d’exposition ou exhibition ; ils<br />

définissent ce que je nomme des territoires graphiques que le tagueur<br />

parcourt, traverse, déplace par la répétition de son tag, en recomposant du<br />

coup le paysage urbain par des alvéoles graphiques. L’ensemble manifeste<br />

une organisation qui s’apparente à un labyrinthe formé de plusieurs points<br />

d’encrages (les lieux d’écritures et d’exposition), vers lesquels les tagueurs se<br />

dirigent par le biais du réseau de circulation. Le tout constituant une chaîne<br />

de relations pour un autre réseau, celui là d’écritures qui lui sert de repère.<br />

Toutefois, les configurations territoriales graphiques bougent en fonction des<br />

concentrations ou non des tags et de leurs effacements. Ils redécoupent le<br />

paysage en des réseaux et des territoires graphiques qui s’interfèrent,<br />

s’annulent ou se complètent par rapport aux autres territoires urbains. Outre<br />

les lieux classiques où l’on rencontre les tags comme les abords des<br />

chantiers, leurs palissades, le réseau de transport collectif, des voies de<br />

communication routière, ferroviaire, les lieux d’abandons, les zones<br />

désaffectées, les terrains vagues ou en friche ; ils s’inscrivent dans la ville :<br />

— soit en créant des espaces graphiques intermédiaires à l’intérieur de celleci,-<br />

soit en utilisant les espaces géographiques habituels que sont les espaces<br />

de circulation urbaine, les micro-espaces du quartier, l’espace du centre-ville.<br />

2.2.1. Les espaces intermédiaires sont des espaces inventés, réappropriés qui<br />

n’existent pas réellement. Ils sont formés par la concentration des tags dans<br />

certaines zones. Lieux de repère pour les tagueurs, ils assurent les transitions<br />

avec les autres espaces urbains. Toutefois, ce ne sont que de micro territoires,<br />

aux frontières complètement mouvantes et dont l’existence est plus ou moins<br />

éphémère. (Annexe 3)<br />

2.2.2. Les lieux d’écritures sont localisés dans des zones en retrait<br />

distantes entre elles, dans des emplacements connus mais fermés, dans des<br />

impasses ou des bâtiments laissés à l’abandon aussi bien à l’intérieur du<br />

centre-ville, qu’en dehors. Certains sont aujourd’hui détruits ou réhabilités.<br />

Leur nombre plus ou moins réduit est lié aux interventions ou non des<br />

pouvoirs publics dans l’espace urbain. Ils représentent pour les tagueurs des<br />

lieux où ils peuvent se livrer à la pratique de leur écriture, en s’essayant à<br />

toutes les formes de combinaisons graphiques. Ce sont des espaces où<br />

règnent une grande liberté et parfois de véritables joutes graphiques. Chacun<br />

peut tester, expérimenter, mais aussi apprendre les diverses techniques pour<br />

développer et maîtriser un tracé, un geste graphique, les jeux de bombe, les<br />

pointes des différents marqueurs. Dans ces zones comparables à des<br />

laboratoires d’expérimentations graphiques s’inventent toutes sortes<br />

d’inscriptions, de recherches sur la lettre et son lettrage avec des réalisations<br />

plus ou moins abouties 1 . Les lieux d’écritures présentent ainsi une écriture en<br />

1 . Nous pouvons y lire et voir les “ brouillons graphiques scripturaux ”, comme des brouillons<br />

d’écrivain avec les ratures, les réécritures, les différentes tentatives développées sur la lettre et sa<br />

graphie.<br />

251


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

chantier, des graphies d’apprentissage, d’expérimentations des techniques et<br />

des compositions les plus diverses (des classiques aux extravagantes) faisant<br />

de ses zones, des espaces d’apprentissage, de perfectionnement graphique,<br />

mais aussi, de lieux de rencontres pour les tagueurs et les différents groupes<br />

de passage dans la ville. Espaces collectifs d’échanges et de communication<br />

interne pour les tagueurs, ces lieux d’activités graphiques cachés sont des<br />

espaces de fréquentation presque quotidienne pour ceux-ci.<br />

2.2.3. Les lieux d’exhibition ou d’exposition sont par contre des<br />

endroits choisis volontairement qui permettent l’exposition et la présentation<br />

de résultats graphiques et conduisent à des compétitions entre les individus.<br />

Espaces ouverts, localisés dans des points stratégiques du point de vue de la<br />

visibilité, il s’agit alors de se monter et de se faire voir à tous, tagueurs ou<br />

non. Les choix stratégiques répondent au même critère que pour les<br />

emplacements publicitaires à savoir : trouver le meilleur lieu pour se faire<br />

voir et être vu. Les emplacements visuels déterminés sont différents selon<br />

que les lieux sont accessibles ou non et que le passant est en position fixe ou<br />

mobile 1 . Les lieux d’exposition situés pour le plus grand nombre dans le<br />

centre-ville se trouvent également dans des zones désaffectées, les friches<br />

industrielles, les terrains vagues, les squats. Espace d’occupation spatiale, il<br />

bouge en permanence en fonction des campagnes de nettoyage.<br />

2.3. Les espaces géographiques classiques<br />

2.3.1. Les lieux de circulation ainsi que les voies de<br />

communication permettent de structurer les différents espaces des tagueurs et<br />

lui servent de lien dans leurs déplacements. Cela concerne tout le réseau de<br />

circulation urbain, le métro, le réseau de transport, les voies ferrées, les zones<br />

à proximité des trains, les points de transition, les couloirs, les souterrains,<br />

les trajets, les passerelles, les ponts et les places.<br />

2.3.2. Les « micro espaces du quartier » sont des espaces proches<br />

du lieu d’habitation du tagueur. Ce sont des zones restreintes et des lieux<br />

collectifs comme les cages d’escaliers, le bas des immeubles, les abords des<br />

centres commerciaux d’un quartier. Ces « micro espaces de proximité » de<br />

dimensions réduites sont des lieux semi-publics fréquentés par les personnes<br />

vivant dans le quartier.<br />

2.3.3. Le centre ville avec ses espaces privilégiés (place, esplanade,<br />

son mobilier urbain, son équipement public, ses rues, les devantures<br />

1 . Nous trouvons des tags dans des lieux accessibles à toute personne comme les places, les<br />

grands axes d’une ville, des lieux où ils défilent devant le passant. Les tags sont faits pour être<br />

repérées furtivement dans un mouvement comme le long des voies ferroviaires, autoroutes. Dans<br />

d’autres cas, le passant se déplace à travers les inscriptions qu’il peut regarder comme dans les<br />

souterrains, les passerelles, les tunnels, les ponts, le métro.<br />

252


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

métalliques des magasins, les portes des bâtiments) est utilisé<br />

indifféremment, mais ses axes principaux sont privilégiés.<br />

3. L’APPROPRIATION GRAPHIQUE DU TERRITOIRE URBAIN<br />

Le tagueur s’approprie des zones urbaines qui représentent pour lui des<br />

« pôles magnétiques » où il se dirige immanquablement. « Lieux<br />

d’attraction » ou nœuds qui jalonnent et dessinent ses parcours quotidiens,<br />

chaque ville possède les lieux d’écritures et d’exposition qui lui sont propres.<br />

Ces espaces créés sont ouverts à la déambulation, mais le tagueur familier de<br />

la ville explore surtout les non-lieux de celle-ci. Ce découpage en îlots et<br />

territoires graphiques modifie notre champ visuel puisqu’il nous oblige à lire<br />

l’écrit, soit de manière amplifiée, soit de manière isolée. Et le tag transforme<br />

le continuum spatial et la logique urbanistique par ses espaces graphiques en<br />

accentuant certaines zones grâce à une grande visibilité de l’écriture ou en<br />

annule d’autres. Il conduit ainsi à une « altération interne des lieux » en<br />

déstructurant les territoires et en surexposant certaines parties de la ville.<br />

Cependant, ses espaces sont artificiels, leurs disparitions n’ont aucune<br />

incidence sur l’organisation spatiale, alors que leurs présences brouillent et<br />

recomposent l’ordre urbain par d’autres territoires. Ces espaces<br />

intermédiaires ont pourtant des limites floues, car ce sont les tags qui<br />

marquent les frontières du territoire graphique et non l’architecture ou un<br />

quelconque élément urbanistique.<br />

Les différents lieux énumérés ont des fonctions particulières qui<br />

participent à une dynamique en liaison avec les divers groupes qui pratiquent<br />

cette écriture. Ces espaces qui possèdent une grande fonctionnalité sont<br />

complémentaires, imbriqués les uns aux autres, ils ordonnent ainsi une<br />

certaine continuité dans l’espace public, même si les territoires graphiques<br />

sont dispersés dans la ville. Ils changent en fonction des nécessités des<br />

groupes, ainsi obtient-on un réseau d’écritures où se tissent des relations<br />

selon la fréquentation ou non des lieux.<br />

Et les territoires graphiques « territoires flottants » 1 dérivent au gré des<br />

migrations des tagueurs qui les déplacent, modifiant les configurations<br />

visuelles de la ville. Cependant, le côté éphémère des territoires n’affecte pas<br />

la production taguée, c’est une condition liée à son renouvellement. Il en est<br />

de même pour les lieux d’écritures et d’exposition qui, étant soumis aux<br />

disparitions et remplacements successifs, régénèrent en permanence ces<br />

territoires. Néanmoins, une délimitation spatiale précise de ceux-ci est assez<br />

difficile à contenir puisque les tags franchissent, déplacent les frontières en<br />

abolissant les repères spatiaux traditionnels. Colonisant toutes sortes de<br />

supports (c’est leur force et leur faiblesse), ils sont toujours en circulation, ne<br />

se cantonnant pas aux seules frontières d’une ville. Ils s’étendent partout et<br />

possèdent un statut international. Aucune écriture n’avait jusqu’à présent<br />

débordée de ses limites territoriales avec une telle ampleur pour envahir<br />

différentes aires géographiques. Par ces changements constants de lieux, il<br />

convient de considérer les tags comme des inscriptions possédant « une<br />

1 . Michel MAFFESOLI, Du nomadisme, Paris, Librairie Générale Française,1997.<br />

253


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

pulsion migratoire » importante, une écriture nomade qui se développe dans<br />

« des territoires circulatoires. » 1<br />

Toutefois, si l’idée de « marquer » le territoire de sa trace semble être le<br />

désir de chaque tagueur ; le fait de le placer à côté d’un tag existant, finit par<br />

engendrer des lieux et des espaces d’appropriation. Et ils donnent lieu à la<br />

mise en œuvre de parcours urbains totalement éphémères mais qui crée des<br />

réseaux ou « chaînes de relations » par les échanges qu’ils élaborent entre les<br />

différents espaces que le tagueur construit artificiellement. Les cheminements<br />

scripturaux qui redessinent l’espace deviennent des repères et pas<br />

uniquement des signes dans la mesure où le tagueur sélectionne, s’approprie<br />

et redéfinit la ville pour ses propres besoins.<br />

4. VOYAGE DANS LE PAYSAGE URBAIN<br />

4.1. Une nouvelle spatialité : un labyrinthe d’écritures<br />

Plus attentive à regarder les moindres inscriptions qu’à suivre un<br />

itinéraire particulier pour aller d’un lieu à un autre, le travail de terrain de<br />

recueil des données m’a permis de circuler dans la ville autrement. On se<br />

retrouve dans une situation de déambulation où une pratique de lecture<br />

propre à ce type d’écriture se met en place. Car suivre les tags, c’est observer<br />

la vision d’un scripteur marcheur qui diffère de celle des urbanistes, des<br />

architectes ou des géographes. Ce marcheur quotidien qu’est le tagueur en<br />

déplaçant ou en inventant d’autres espaces par sa marche et ses dérives<br />

urbaines, crée ainsi du discontinu par décalage.<br />

« Le marcheur transforme en autre chose chaque signifiant spatial, et si d’un côté il ne rend<br />

effective que quelques-unes des possibilités fixées par l’ordre bâti (il va seulement ici, mais<br />

pas là), de l’autre il accroît le nombre des possibles (par exemple, en créant des raccourcis<br />

ou des détours) et celui des interdits (par exemple, il s’interdit des chemins tenus pour licites<br />

ou obligatoires). Il sélectionne en choisissant des fragments de l’espace urbain. » 2<br />

Les tags s’organisent alors autour d’espaces de communication (interne pour<br />

les tagueurs), d’appropriations, de circulation et de déambulation ; alors que<br />

les espaces urbains sont généralement exploités : — en zones commerciales<br />

(pour les commerces), — en espaces publicitaires (emplacements<br />

publicitaires de toutes sortes), — en espaces signalétiques (tous les<br />

indicateurs de signalisation).<br />

1 . Cette notion de “ territoires circulatoires ” issue de l’anthropologie du mouvement, est utilisé<br />

par Alain TARRIUS dans Anthropologie du mouvement pour définir une certaine socialisation<br />

des espaces. “ Les individus se recon-naissent à l’intérieur du territoire qu’ils délimitent aux<br />

cours d’une histoire commune de migration, initiatrice d’un lien social original. Introduisant une<br />

double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation; en premier lieu<br />

elle suggère que l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire,<br />

ensuite elle exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux, pour<br />

investir le sens social de déplacement” “ La notion de territoires circulatoires est le résultat de<br />

productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples où<br />

valeurs éthiques et économiques spécifiques créent une culture”. “ La circulation migratoire ”, in<br />

Migrations Etudes n°84 (synthèse des travaux sur l’immigration et la présence étrangère en<br />

France), Paris, ADRI, Décembre, 1998, p. 3.<br />

2 . Michel MAFFESOLI., Op. Cit., p.149.<br />

254


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

Le tagueur redécoupe ainsi le paysage en espaces visuels dans un souci<br />

de double communication, vers l’extérieur (être vu par la société et les autres<br />

tagueurs), mais aussi en interne pour les groupes et désorganise les catégories<br />

d’oppositions urbaines que sont le centre, la périphérie, l’espace public,<br />

l’espace privé par le brouillage de ses réseaux et de ses sphères. Et « la<br />

manifestation déviante devient visible, car elle heurte le code, se détourne de<br />

la régulation sociale et franchit les frontières de la décence ». 1 Privatisant<br />

l’espace public avec leur inscription et en redonnant un autre sens aux lieux,<br />

« ils installent un nouveau type de culture urbaine fondée sur une sociabilité<br />

spatiale ». 2 L’espace public 3 et l’espace privé sont alors modifiés puisque des<br />

parties du premier réappropriées deviennent des lieux privés et collectifs. Par<br />

son inscription (spatiovisuelle) le tagueur nous propose différentes<br />

« configurations visuelles » grâce à des stratégies d’exposition et de<br />

multiplication du nom sous divers supports et selon diverses caractéristiques<br />

visuelles (forme, couleur, emplacement) qui sollicitent constamment le<br />

regard tout en décentrant les repères. Il montre du coup l’ambiguïté du statut<br />

public de l’espace, et comme le note Michel Kokoreff à propos des tags :<br />

« Toutes les politiques urbaines convergent de plus en plus vers cette idée « d’habiter<br />

l’espace public » et les tags paraissent plutôt révoltés. Ils sont une manière extrême<br />

d’habiter l’espace public, mais en même temps, ils sont révélateurs de cette demande<br />

publique. Ils répondent à l’angoisse du « trop vide » par l’angoisse du « trop plein ». 4<br />

Les différentes modalités de circulation que favorisent les cheminements<br />

à travers les tags s’apparentent à la déambulation dans les dédales d’un<br />

labyrinthe, un labyrinthe d’écritures aux parcours en apparence fléchés. Dans<br />

le dédale des noms, chaque tag se renvoie d’un lieu à un autre, ce qui permet<br />

de parcourir et de fréquenter divers endroits de la ville en adoptant des<br />

comportements autres pour se déplacer dans l’univers scriptural entre les<br />

rues, les non-lieux, les trajets, les impasses, les culs-de-sac, les ruelles, les<br />

passerelles, les passages souterrains, les couloirs, etc. Ce labyrinthe 5 plus ou<br />

moins complexe peut avoir plusieurs centres constitués par les lieux<br />

d’écritures ou exposition qui sont autant de nœuds, qui gravitent autour et<br />

1 . Alain GAUTHIER, Du visible au visuel anthropologie du regard, Paris, P.U.F, 1996, p.60.<br />

2 . Michel MAFFESOLI Le temps des tribus, Paris, Méridiens, 1988.<br />

3 . Nathalie CANDON, “ Le rôle de l'espace public ” Note bibliographique : Composition<br />

urbaine, Paris, Centre de documentation de l’Urbanisme, 1996. “ L'espace public est de création<br />

récente, sa naissance liée à la notion de démocratie a lieu au début du XIX è siècle. Il se fonde<br />

alors sur une coupure juridique entre le privé et le public. A la suite de l'abandon de l'art urbain,<br />

il a été considéré comme un espace résiduel, “ce qui reste entre les édifices”. C'est là ignorer son<br />

facteur de cohésion sociale ( d'espace dédié à la communauté), et son rôle, majeur, dans<br />

l'ordonnancement des constructions qui constituent l'espace urbain. On peut ajouter à cela son<br />

impact sur l'image, valorisante ou repoussante, de la ville. Il met en scène sobrement l'identité<br />

historique, culturelle ou paysagère. De plus il assume la continuité des constructions, étant un<br />

espace continu, structurant, donc générateur de ville. C'est l'espace à penser en premier (même<br />

s'il demeure virtuel). Il règle, ordonne les espaces qui le constituent. ”<br />

4 . Michel KOKOREFF, “ Tags et Zoulous, une nouvelle violence urbaine ”, Esprit, Février,<br />

1991, p. 248.<br />

5 . Le labyrinthe a une morphologie mouvante. Les murs d’écritures prennent un sens pour les<br />

tagueurs, détagués, ils redeviennent anonymes. Effacés il y a une rupture dans la chaîne, alors<br />

qu’une concentration d’écritures recrée un autre couloir dans le labyrinthe qui se déplace au gré<br />

des fréquentations des lieux.<br />

255


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

par les axes de circulation permettant ainsi, de relier les territoires<br />

graphiques entre eux. La ville devient un espace d’écritures qui « se donne<br />

comme un réseau alvéolaire aux périphéries extensibles » 1 dont<br />

l’organisation spatiale révèle tout de même une mise en relation et de<br />

connexion d’un réseau graphique fortement structuré.<br />

4.2. Le tag, une écriture dans et en réseau<br />

Un tag ne s’appréhende jamais seul mais toujours en interaction et une<br />

lecture possible au sens d’un déchiffrage n’est accessible que grâce à la<br />

multiplicité des graphies. Le tag est une inscription de la variation, de la<br />

transreformulation qui laisse entrevoir une production faite de répétitions,<br />

d’altérations en transformation perpétuelle, qui est plus à voir qu’à lire dans<br />

ses multiples réécritures. (Annexe 4). Jugées illisibles et indéchiffrables,<br />

toutes les variantes d’un même tag ne le sont pas car différentes étapes du<br />

lisible à illisible sont déclinées. Le tag ne se lit alors qu’en relation les uns<br />

avec les autres et par conséquent qu’en réseau. Ainsi, se met en place dans<br />

les inscriptions une sorte de polygraphie scripturale dans la mesure où un tag<br />

peut être lu par le biais d’un ou des éléments scripturaux provenant d’un<br />

autre. Cela s’observe sur une forme graphique ou sur un style de lettre. Tout<br />

un jeu de renvoi d’une forme à l’autre à l’intérieur d’une même graphie et<br />

entre des graphismes différents autorisent une lecture qui peut se faire du<br />

point de vue interindividuelle ou intra individuelle.<br />

La lecture en réseau n’est possible que grâce à deux types de réseaux en<br />

superposition, le réseau de circulation urbain qu’il utilise auquel se rajoute le<br />

réseau d’écritures qui constitue un lieu d’échanges graphiques. Un élément,<br />

un style réapproprié tisse une relation graphique avec un tag et les autres. Les<br />

relations entre les inscriptions font bouger les graphies par ajout,<br />

modification ou retrait. Ainsi, reliés les uns aux autres dans une sorte de<br />

chaîne graphique invisible ; au réseau territorial de circulation urbaine<br />

s’incruste l’ancrage scriptural qui suit ce réseau et en même temps s’en<br />

écarte. Déterminant des lieux d’ancrage qui représentent des points<br />

d’échanges, de transition pour les tagueurs, ce réseau d’écritures « brise<br />

l’enchaînement à un lieu en déplaçant les valeurs qui régissent la distribution<br />

des espaces sociaux ». 2 La mobilité des réseaux et l’inscription sociale sont<br />

ainsi liées dans la pratique taguée. Toutefois, le double réseau (de circulation<br />

et scriptural) manifeste les échanges entre les individus et est le reflet d’une<br />

certaine forme de sociabilité. Les tagueurs deviennent ainsi des « acteurs « de<br />

la ville dans la mesure où ils agissent sur elle et ses configurations, car<br />

« habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journaliers, des<br />

parcours articulés autour de quelques axes directeurs. » 3<br />

Mais, cette lecture du tag ne s’opère que dans un mouvement : celui de la<br />

marche faisant de la rue un espace à construire. L’inscription du tag sur les<br />

1 . Jean REMY, “ La ville : réseau alvéolaire et mobilité spatiale ”, Figures architecturales et<br />

formes urbaines, Genève, Anthropos, 1994, p. 117.<br />

2 . Michel KOKOREFF, “ Espaces des jeunes, territoires, identités et mobilité ”, Annales de la<br />

Recherche Urbaine n°59/60, p. 177.<br />

3 . Jacques GRACQ, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985.<br />

256


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

différents supports donne l’illusion que celui-ci marche dans la ville en<br />

franchissant les espaces qu’il accapare et en s’adaptant en permanence à de<br />

nouveaux lieux sans tenir compte des frontières. Et l’écriture ne prend alors<br />

de « sens » qu’à l’intérieur d’un fonctionnement de chaînes de<br />

correspondances où l’individuel s’élabore dans le collectif et par ses<br />

inscriptions, le tagueur reconstruit ainsi « un corps social ».<br />

« Ainsi, l’errant peut être solitaire, il n’est pas isolé, et ce parce qu’il participe réellement,<br />

imaginairement ou virtuellement, d’une communauté vaste et informelle, qui, tout en n’étant<br />

pas inscrite dans la durée, n’est pas moins solide, en ce qu’elle dépasse les individus<br />

particuliers et rejoint l’essence d’un être-ensemble fondé sur les mythes, les archétypes, et<br />

renaissant dans les petites communautés ponctuelles où s’exprime, avec d’autant plus<br />

d’intensité qu’elles se sentent passagères, la circulation des affects et des émotions dont on<br />

ne dira jamais assez le rôle qu’ils jouent dans la structuration sociale ». 1<br />

5. CONCLUSION<br />

Le tag nous apprend à regarder autrement la ville qui se lit selon de<br />

nouvelles compositions. Les espaces intermédiaires que sont les territoires<br />

graphiques (lieux d’écritures et d’exposition) en se superposant, s’insinuant<br />

dans les interstices urbains transforment les rapports entre les différentes<br />

composantes du paysage. Ils permettent d’assurer le développement du tag et<br />

son renouvellement pour des temps plus ou moins longs, même si sa durée de<br />

vie est précaire. Le fait d’accentuer la visibilité de certains lieux au détriment<br />

de d’autres, provoque une désorientation qui participe à l’émergence d’un<br />

autre rapport visuel. La ville est ainsi appréhendée par une successivité<br />

d’espaces éclatés, d’importance inégale qui ajoutent du brouillage à son<br />

organisation spatiale. La multiplication des territoires graphiques oblige à<br />

sauter d’un lieu à un autre, du réseau de circulation au réseau d’écritures en<br />

alternance. Les inscriptions façonnent la ville en fonction de concentration ou<br />

non de tags, leur présence ou leur absence. Et suivre les tags, c’est considéré<br />

les « procès du cheminement », les errances scripturaires qui transforment la<br />

ville en un univers de noms à déchiffrer, présenté dans leur opacité, leur<br />

illisibilité et pourtant dans une très grande visibilité. Le tagueur distribue ses<br />

énoncés dans des parcours particuliers où le « récepteur » saute d’un nom à<br />

un nom, où seules les formes graphiques changent au fil de son itinéraire.<br />

Attestant une parfaite connaissance du territoire urbain qu’ils exploitent<br />

et « inséparables d’un contexte de mobilité urbaine », les tagueurs<br />

engendrent des réseaux éphémères qui viennent se superposer aux réseaux de<br />

circulation existants en les saturant. Et lire les tags, c’est déambuler dans le<br />

dédale d’un univers onomastique particulier, d’un lieu à l’autre, d’un signe à<br />

un autre, pour pratiquer l’espace urbain de manière insolite, en dehors des<br />

circuits habituels, dans une sorte de « nomadisme scriptural » qui ouvre sur<br />

« une topologie scripturale » mouvante faite de chemins virtuels qui nous<br />

contraignent à une attitude nomade. Inscription imprévisible, sans support<br />

déterminé et réservé d’avance, pouvant être partout, elle fait varier aussi bien<br />

son support que ses graphies, ce qui la rendant insaisissable.<br />

1 . Michel MAFFESOLI, Ibid., p. 67.<br />

257


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

La ville devient ainsi un paysage graphique qui est tantôt à regarder ou<br />

tantôt à lire ; un paysage composé « d’identité de papier, d’identité<br />

virtuelle », fait de nomothèque éphémère. Le tag transforme la ville en un<br />

espace de lecture à ciel ouvert, aux signes indéchiffrables, mais en circulation<br />

constante pour une autre dynamique spatiale. La ville se dit alors dans un<br />

langage qui s’apparente à ce qu’on connaît sans toutefois qu’on en saisisse le<br />

contenu. Et par sa répétition, le tag fait ainsi trace constituant par là « une<br />

mémoire collective des éphémères », une mémoire scripturaire qui fait<br />

référence et sert de repère. Le tagueur est un marcheur qui propose des<br />

scénarios de migrations discrètes, sources d’organisations, d’échanges de<br />

cheminements en développant des pratiques migratoires à durée variable.<br />

Marie-Christine MAGLOIRE<br />

Université de Franche-Comté<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BAZIN H., La culture Hip Hop, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.<br />

CANDON N, « Le rôle de l’espace public », Note bibliographique : Compo-sition urbaine,<br />

Paris, Centre de documentation de l’Urbanisme, 1996.<br />

José Luis DIAZ, « Vous êtes des noms propres, avatar autour du nom d’auteur après 1830 », Le<br />

nom et la nomination source sens et pouvoir, Toulouse, Eres, 1990.<br />

GAUTHIER A, Du visible au visuel anthropologie du regard, Paris, P.U.F, 1996.<br />

GRACQ J, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985.<br />

HOEKSTRA F, Coming from the subway New-York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992.<br />

KOKOREFF M, « Tags et Zoulous, une nouvelle violence urbaine », Esprit, Février, 1991.<br />

- « Espaces des jeunes, territoires, identités et mobilité », Annales de la Recherche Urbaine<br />

n° 59/60,<br />

MAFFESOLI M, Le temps des tribus, Paris, Méridiens, 1988.<br />

- Du nomadisme, Paris, Librairie Générale Française, 1997.<br />

PEYTARD J, « La traversée des signes (promenade en sémiodologie) », Syntagme IV, Paris,<br />

Annales Littéraires Université de Besançon, pp. 247-258.<br />

REMY J, « La ville : réseau alvéolaire et mobilité spatiale », Figures architecturales et formes<br />

urbaines, Genève, Anthropos, 1994.<br />

TARRIUS A, « la circulation migratoire », Migrations Etudes n° 84 (synthèse des travaux sur<br />

l’immigration et la présence étrangère en France), Paris, ADRI, Décembre, 1998.<br />

- Anthropologie du mouvement, Caen, Paradigme, 1989.<br />

VULBEAU A, Du tag au tag, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.<br />

« Les tags : des cris muets sur les murs », Société Magazine, janvier, 1991.<br />

Annexe 1 : Quelques noms de tags 1 extraits de mon corpus<br />

EDGAR 91<br />

AISE<br />

1 . Quand on demande aux tagueurs ce qu’est pour eux taguer, ils répondent le plus souvent que<br />

le tag est fait pour se faire connaître, les graffs pour se faire reconnaître. Taguer, c’est donc<br />

"poser" son nom tout en y apportant quelque chose à la manière de l’écrire. Au début du<br />

mouvement, créer des tags c’était pour être reconnu partout, dans une sorte de jeu ritualisé dont<br />

les règles ne sont connues que des tagueurs. Et l’une de ses règles était de pouvoir réaliser son<br />

inscription un certain nombre de fois dans un souci de dépassement de soi pour atteindre un but.<br />

“ Le nombre de fois que vous réussissiez à toucher au but fixé et le degré de difficulté de l’accès<br />

de l’endroit atteint, étaient les deux choses qui comptaient pour les nouveaux "writers". Ils<br />

appelaient ça "frapper un grand coup" ("getting up"). C’était devenu une vocation pour des<br />

milliers de jeunes qui voulaient devenir aussi connu que TAKI 183 ” in HOEKSTRA F, Coming<br />

from the subway New York graffiti-art, Paris, Ubi, 1992, p.11.<br />

258


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

KAZE<br />

EPYSE<br />

© Photos : M.C Magloire<br />

Mot court la plupart du temps, fait de deux ou trois syllabes<br />

(monosyllabiques ou dissyllabiques), le tag est facilement mémorisable et<br />

choisi en fonction des possibilités formelles des lettres alphabétiques. Il se<br />

distingue toutefois du graff que l’on confond souvent. Ils se font dans des<br />

conditions et des contextes différents.<br />

Annexe 2 : Le système graphique<br />

1. Les formes graphique<br />

« Au début du mouvement, les premiers tags devaient être lisibles, ils<br />

visualisaient et répétaient à l’infini l’affirmation d’une existence individuelle.<br />

Mais vont apparaître des graphies plus sophistiquées, que les « purs »<br />

condamnèrent :l comment voulez-vous faire connaître votre nom en faisant<br />

toutes ces manières disent-ils ? Alors les lettres s’enflent, se gonflent comme<br />

celles de s bulles de la B.D. et des styles apparaissent » Le livre du graffiti,<br />

Paris, Alternative, 1986, p. 67. Le tag peut avoir plusieurs formes graphiques<br />

avec des lettres identifiables et séparées ou des lettres liées entre elles qui<br />

tendent vers la calligraphie. La stylisation qui n’existait pas au début du<br />

mouvement est apparue dans le but de se démarquer et d’opérer une<br />

différenciation parmi les tags qui saturaient alors l’espace. C’est le<br />

changmenet de taille dans le lettrage des tags qui constitue l’évolution<br />

majeure vers le graff. Dans son passage vers le graff, le tag s’est totalement<br />

métamorphosé en s’esthétisant.<br />

Le throw up, simple tag agrandi<br />

inaugure le début du changement<br />

de taille du lettrage. Fait d’une<br />

seule couleur (monochrome), ses<br />

lettres sont tracées sans contours<br />

et sont plaines.<br />

tag<br />

throw up<br />

2. Quelques styles de lettrages<br />

Avec le wildstyle, nous assistons à la fragmentation plus ou moins complexe<br />

des lettres qui sont déstructurées. Style graphique totalement illisible pour les<br />

non initiés, il peut se rapprocher de la calligraphie par son expressivité<br />

gestuelle.<br />

259


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

semi wild style (desh) wild style (desh) graff (sild style)<br />

graff 1 (epys)<br />

bubble style (ese)<br />

1 Le graff, contrairement au tag, est une œuvre collective dont la signature<br />

(tag) en est le support, mais celle-ci est plus travaillée graphiquement. Au<br />

travail du « lettrage » de la signature s’ajoute un décor, des personnages<br />

(issus d’univers les plus variés). L’ensemble se rapprochant de la peinture<br />

murale qui constitue un genre artistique appelé « graff’art ». Le graff utilise<br />

des espaces appropriés pour sa création (terrains vagues, espaces muraux)<br />

plus conséquents que le tag et nécessite du temps pour sa réalisation. Il<br />

appartient au registre de l’image alors que le tag relève plutôt du scriptural.<br />

Le graff se distingue aussi par sa plus grande complexité graphique, il<br />

nécessite l’apport d’éléments scripturaux et figuratifs, ainsi que la couleur.<br />

260


L’ONOMASTIQUE TAGUEE, POUR UNE AUTRE APPROCHE…<br />

Annexe 3 : Les territoires graphiques<br />

La carte des territoires graphiques représentée n’est pas exhaustive et ne<br />

donne qu’un aperçu des localisations des tags dans le centre ville de<br />

Besançon.<br />

261


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Annexe 3 : Exemple de variantes d’un tag (mae)<br />

© Photos : M.C Magloire<br />

262


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ÉCRITURE DE<br />

L’ESPACE URBAIN DANS LES ROMANS DE<br />

L’ÉCRIVAIN ARGENTIN CÉSAR AIRA<br />

Réfléchir sur l’espace nous place à un carrefour interdisciplinaire<br />

très fécond : les sciences humaines exposent de plus en plus leurs<br />

problématiques en termes de spatialité et l’on constate l’ampleur et la<br />

précision que cette approche peut donner aux analyses les plus pointues sur<br />

la ville ; la diversité des recherches qu’elle suscite en témoigne parfaitement.<br />

Architecture, urbanisme, géographie, histoire, politique, sociologie,<br />

psychologie, linguistique, poésie… la résonance de ce thème est très<br />

stimulante, elle rend encore plus passionnant le questionnement sur la<br />

spécificité des espaces littéraires qui n’ont cessé, de tout temps et en tous<br />

lieux, de renouveler la mise en fiction de la ville.<br />

César Aira est né en 1949 à Coronel Pringles, en Argentine, et vit<br />

depuis 1967 à Buenos Aires. Bien qu’il ne soit pas encore très connu en<br />

France, César Aira a pourtant à ce jour publié une quarantaine d’ouvrages, et<br />

son rythme de publication est très prolifique, entre un et quatre livres par an.<br />

C’est un polygraphe : il a écrit des romans, des essais sur la littérature, il est<br />

l’auteur d’un très riche dictionnaire des auteurs hispano-américains, et il est<br />

traducteur 1 . Inclassable, César Aira l’est par son écriture, traditionnelle dans<br />

l’art de mener les récits, mais à la fois empreinte d’une imagination<br />

débordante qui fait osciller les intrigues entre rêve et réalité, et les fait dériver<br />

vers des thématiques fantastiques qui peuvent frôler la science-fiction, mais<br />

qui échappent pourtant à des genres déterminés. Il ne se considère pas<br />

comme un écrivain avant-gardiste… et cependant son œuvre fait figure de<br />

rénovation totale dans la littérature argentine 2 . Ce compatriote de Jorge Luis<br />

1 On trouvera les références bibliographiques sur et autour de César Aira en fin d’article.<br />

2 Dans sa thèse intitulée Las vueltas de César Aira, l’Argentine Sandra Contreras fait une<br />

excellente analyse de l’écriture génératrice de César Aira qui effectue un retour aux sources des<br />

avant-gardes, mais dans un mouvement totalement créateur, comme un éternel surgissement qui<br />

dépasse l’historicité même du courant littéraire et développe l’essence de son mouvement, le<br />

mouvement de son essence. En Argentine, les œuvres de César Aira font l’effet de « bombes »<br />

littéraires qui remettent en cause les écrivains, mais aussi les critiques, par un déplacement des<br />

valeurs et des canons traditionnels, de manière comparable à ce qui s’est passé avec Borges.<br />

127


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Borges et d’Adolfo Bioy Casares, pour ne citer que deux grandes figures de<br />

la littérature argentine, s’inscrit dans une lignée prestigieuse et dynamique<br />

qui se révèle florissante, même et peut-être surtout en cette période de crise<br />

qui plonge le pays dans une recherche accrue de réponses nouvelles.<br />

Loin d’une transposition réaliste de sa ville, la plume de César<br />

Aira explore l’urbanité de manière très imaginative, jouant avec les<br />

thématiques spatiales et temporelles tout en menant de véritables réflexions<br />

sur la pratique même de l’écriture littéraire. Je vais tenter de voir dans quelle<br />

mesure on peut dire que chez lui, les langages de la ville se trouvent à la<br />

croisée des rues qu’il décrit, mais aussi d’une pensée qui imprime son propre<br />

mouvement dans l’espace.<br />

Car l’écriture de César Aira, plus que suivre « les empreintes de<br />

la ville », tente de déconstruire jalons et repères traditionnels dans une vision<br />

subvertie de l’espace urbain. Et nous allons voir comment, dans cette<br />

déconstruction subtile, diverses empreintes culturelles ressurgissent pour<br />

venir s’inscrire dans cet espace fictionnel. Le mot « empreintes » évoque<br />

bien l’idée d’un lieu visible, visualisable, ce qui souligne l’optique de cette<br />

étude 1 . Je me suis attachée à choisir des exemples dont la portée peut<br />

dépasser le cadre de cet écrivain et celui même de la littérature.<br />

Buenos Aires, située au bord de l’Atlantique et dont on dit<br />

qu’elle a tourné le dos à son port, est bordée par la Pampa. Cette plaine<br />

désertique située pratiquement aux portes de la ville s’étend à perte de vue,<br />

c’est le royaume des « gauchos », les « cow-boys » argentins. Cet espace réel<br />

mis en fiction et mythifié par la littérature et par l’histoire, exerce sur les<br />

hommes une fascination perpétuellement renouvelée. Son intemporalité est à<br />

la mesure de son immensité spatiale, et son langage ne peut être déchiffré<br />

que par le « rastreador », le guide de la Pampa, expert en lecture des signes<br />

du désert et chargé d’y orienter la trajectoire des hommes 2 . Nulle empreinte<br />

urbaine, nulle trace de civilisation, ciel et terre se confondent même, et<br />

pourtant la Pampa est là, aux confins de la ville, d’où l’on sent sa présence<br />

comme on peut sentir celle de la mer, défi lancé aux limites de l’espace…<br />

Si j’ai commencé par évoquer la Pampa, c’est qu’elle a toujours<br />

été indissociable de la métropole à plan quadrillé, dans une dynamique<br />

« traditionnelle » d’opposition entre la barbarie et la civilisation 3 . Comme l’a<br />

bien exprimé le sociologue Pierre Sansot dans Poétique de la ville, « il existe<br />

1 Ceci dit, plutôt que de prendre une loupe pour suivre une logique de détective ou cheminer<br />

géographiquement, voire géométriquement, dans le texte, on examinera, dans le sens d’une<br />

« poétique de la ville » de César Aira, les constructions-déconstructions urbaines mises en œuvre<br />

par une écriture qui amplifie, creuse et distorsionne tout horizon spatial et rationnel.<br />

2 En espagnol, « rastro » signifie « trace », « piste », et le « rastreador » est celui qui suit la trace,<br />

détermine le chemin à suivre. Il apparaît comme personnage littéraire dans des œuvres-clef<br />

depuis longtemps, Facundo de Domingo Faustino Sarmiento (1845), Don Segundo Sombra de<br />

Ricardo Güiraldes (1926), L’Armée des cendres, de José Pablo Feinmann (1986).<br />

3 Voir l’essai de Ezequiel Martínez Estrada, Radiografía de la Pampa (1933). Dans sa thèse<br />

L’invention de l’espace dans la littérature argentine (1921-1963). Borges, Bioy Casares,<br />

Cortázar (1993), Yves Germain montre comment l’espace argentin a été d’une certaine façon<br />

imaginé avant d’être vécu, en soulignant l’empreinte-emprise « civilisatrice » de Buenos Aires<br />

comme pôle autour duquel l’espace argentin a été envisagé et construit, en opposition à l’espace<br />

lointain et « barbare » de la Pampa, et les diverses évolutions de cette opposition dans la<br />

littérature du XX e siècle.<br />

128


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

un va-et-vient qui mène de la ville à ses environs », et il faut « qu’un espace<br />

illimité fasse contrepoids [à la ville] 1 ». Similitude, contraste, assimilation<br />

d’un espace par un autre, influence mutuelle, ce double jeu d’identité et<br />

d’opposition crée un lien paradoxal très étroit. Cette spécularité semble se<br />

formuler dans un langage qui met en dialogue la Pampa et la ville sur le lieu<br />

même de leur frontière… Lorsque Borges chante les ruelles de Buenos Aires,<br />

le charme nostalgique des faubourgs et des patios, il envisage très souvent<br />

leur ouverture sur l’horizon de la Pampa où elles semblent se déverser, se<br />

perdre, évoque par exemple sa « ville qui s’ouvre claire comme une pampa »,<br />

ou énonce : « Voici encore au vague horizon/la certitude de la pampa 2 » ; ou<br />

bien il s’adresse directement à l’immensité : « Pampa,/Je ressens ton ampleur<br />

qui creuse les faubourgs,/Et mon sang coule à tes couchants 3 . »<br />

Mais entrons à présent dans la Buenos Aires contemporaine<br />

décrite par César Aira, dans le quartier de Flores, au sud-ouest de la capitale,<br />

où il vit et où il situe l’action de plusieurs de ses romans. Si cette<br />

connaissance intime du « théâtre » de ses récits se retrouve dans l’exactitude<br />

de certaines descriptions, elle s’avère être, parfois d’entrée de jeu, un moyen<br />

d’aller d’autant plus loin dans la mise en fiction de cet espace : dans les rues<br />

de Flores, quels sont les lieux qui lui donnent cette impulsion créatrice ?<br />

De l’obscurité crépusculaire des rues à la luminosité artificielle<br />

des espaces clos, ce sont des lieux symboliques de la modernité urbaine, des<br />

« non-lieux » pour reprendre l’expression de Marc Augé 4 , supermarché, fastfood,<br />

gymnase désert, qui s’opposent à la lumière et à l’ordre naturels,<br />

amplifiant par cette dualité la tension dramatique des intrigues qui s’y<br />

nouent. Mais loin de toute vacuité ou de tout non-sens, le quartier argentin va<br />

être le lieu idéal d’une saturation labyrinthique de signes et de langages :<br />

dans les romans de Aira, les rencontres et les dialogues précèdent et<br />

annoncent des agressions, déluges, incendies, meurtres, épisodes<br />

fantastiques, qui impriment leur rythme nouveau et insolite dans la<br />

succession chronologique d’une routine. Le roman Le Rêve 5 se déroule<br />

entièrement dans un carré urbain autour d’un petit kiosque à journaux qui est<br />

une caisse de résonance pour la « symphonie d’accents provinciaux » des<br />

habitants du quartier, une « usine à thèmes » et à potins 6 . Il est tenu par un<br />

1 Pierre Sansot, chapitre « La dérive de l’homme traqué », in Poétique de la ville (1996), p. 124-<br />

125.<br />

2 Poème de Jorge Luis Borges, « Carrefour rose », du recueil Lune d’en face (1925), in Œuvre<br />

poétique 1925-1965 (traduction de Ibarra, 1970, édition originale Obra poética, 1965), p. 31-32.<br />

3 Poème de Jorge Luis Borges, « A l’horizon d’une banlieue », ibidem, p. 33. La ville semble<br />

trouver une certaine cohérence dans son opposition à ce qui lui est extérieur. L’écriture en exil<br />

par laquelle se sont illustrés de nombreux auteurs du Río de la Plata, est une modalité<br />

intéressante de re-création des langages de et sur la ville. Dans la double dynamique de<br />

l’éloignement du regard et du sentiment d’absence où naît le désir d’une réappropriation des<br />

lieux chers, Buenos Aires, Montevideo, etc., acquièrent des reliefs et des contours nouveaux et<br />

très personnels. L’imaginaire, voire le fantastique, peuvent ainsi inventer, réinventer à l’infini ce<br />

dialogue entre la Pampa et la métropole, recréer les langages de la ville…<br />

4 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité (1992).<br />

5 Je traduis littéralement le titre de ce roman intitulé en espagnol El Sueño ; je ferai de même<br />

avec les titres de romans de César Aira non encore traduits en français cités au cours de cette<br />

étude. Pour les romans déjà traduits, on trouvera en bibliographie leurs références exactes et<br />

celles de leur traduction.<br />

6 El Sueño, p. 21-22, je traduis.<br />

129


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

homme d’origine italienne Natalio, son fils Mario, et un autre adolescent.<br />

Présents dès l’aube dans le quartier qu’ils voient s’éveiller, ils vendent des<br />

journaux sur place mais les livrent aussi à domicile dans les immeubles<br />

environnants. Le déroulement de la matinée est réglé minute après minute<br />

comme une horloge. Pour le jeune héros Mario, la simultanéité des faits et<br />

gestes du quartier crée un emboîtement d’actions les unes dans les autres qui<br />

a pour effet de dilater le temps… Toute l’action du roman (198 pages) est la<br />

dilatation d’une seule matinée remplie d’événements. Chaque dialogue,<br />

chaque parole échangée avec un client ou un passant laisse l’empreinte d’un<br />

langage, pas d’interférences, juste un emboîtement perceptible… et une<br />

distorsion temporelle. On remarque ici une première déconstruction, celle de<br />

la trame de signes urbains, de l’enchevêtrement de paroles orales, gestes et<br />

actes qui ici se décomposent et se différencient ; et celle du temps<br />

chronologique. C’est comme si le temps de l’histoire adoptait le rythme du<br />

récit linéaire. Comme si dans l’espace de la ville tout s’inscrivait à la manière<br />

de caractères s’imprimant dans un livre.<br />

Dans deux romans intitulés La Guerre des gymnases et Le Rêve,<br />

l’espace se pose à travers deux lieux symboliques : une église, lieu du culte<br />

religieux, et un gymnase, lieu d’un nouveau culte, celui du corps.<br />

L’empreinte apparaît ici comme imprégnation : les fidèles de l’église comme<br />

ceux du gymnase sont pris dans la clôture dramatique qui règne dans ces<br />

espaces, ou bien même s’y retrouvent littéralement prisonniers : l’église est le<br />

théâtre d’un culte étrange célébré dans une atmosphère imprégnée d’une<br />

fumée d’encens hallucinogène. Le complexe religieux occupe tout un pâté de<br />

maisons de forme parfaitement carrée. Il est cerné de murailles<br />

infranchissables et peuplé de religieuses hostiles qui pratiquent, dans des<br />

souterrains situés sous l’église, d’inquiétantes expérimentations secrètes de<br />

procréation artificielle. Une jeune femme et son bébé s’y retrouvent<br />

prisonniers, et le héros du roman se lance à leur secours ; il se retrouve vite<br />

enfermé dans les souterrains obscurs. La trajectoire labyrinthique de<br />

l’évasion des personnages révèle un univers infernal, une face cachée du<br />

quartier de Flores. C’est une sorte de « monde d’en bas », un monde des<br />

origines, où se jouent les mystères de la création et de la procréation… Il est<br />

intéressant de souligner que les différents niveaux du complexe religieux<br />

établissent un lien vertical spatial et symbolique entre le ciel et le sous-sol.<br />

Quant au gymnase, il est presque désert et les appareils de musculation sont<br />

évoqués comme une « oasis », une « jungle métallique » ; il est en revanche<br />

peuplé de nombreux miroirs et d’une baie vitrée qualifiée de « mur de<br />

verre 1 », qui réfléchissent la lumière et multiplient les êtres de façon<br />

magique, ce qui souligne la fermeture oppressante et la tension du lieu<br />

menacé par une mystérieuse guerre des gymnases.<br />

Les comparaisons avec des éléments de la nature introduisent un<br />

langage différent dans la géométrie urbaine ; le foisonnement souterrain ou<br />

selvatique, ainsi que le jeu des miroitements, font surgir dans le texte une<br />

dimension « sauvage », incontrôlable, un désordre apparent, qui semblent<br />

annoncer les épisodes conflictuels ultérieurs et le chaos final des intrigues de<br />

1 La Guerre des gymnases, p. 44, p. 7 et p. 8.<br />

130


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

ces deux romans (guerre des gymnases, affrontement avec les religieuses et<br />

combat de robots géants). Mais l’irruption de la nature représente-t-elle un<br />

désordre total ? Dans Le Rêve, le héros observe la ville et imagine le plan que<br />

tracerait la végétation si les murs, les rues, les édifices disparaissaient : il<br />

surgirait alors une sorte de nouveau tracé signifiant…<br />

Jusqu’où pourrait-on aller, en sautant d’arbre en arbre, sans<br />

toucher terre ? Très loin peut-être. A Buenos Aires les arbres sont nombreux, si on<br />

compte ceux des rues et ceux des patios et des places. Les édifices nous<br />

empêchent de distinguer leurs chemins, les directions et connexions de cette forêt<br />

étrange, apparemment discontinue (mais qui sait ?). Si toutes les constructions<br />

disparaissaient et qu’il ne restait que les arbres, la disposition de ces lignes et<br />

petits bois serait très révélatrice 1 .<br />

Si la nature prenait le dessus sur la ville, un ordre, une syntaxe<br />

urbaine resterait sans doute prédominante dans la configuration du nouveau<br />

schéma ; comme si la structure première de la ville, son empreinte comme un<br />

moule, une matrice en langage d’imprimerie ou de sculpture, imposait encore<br />

en dernier lieu son langage géométrique « civilisé », rationnel.<br />

Les lumières de la ville conditionnent la perception visuelle et<br />

chez César Aira, elles jouent un rôle déterminant. Un autre roman de l’auteur<br />

est intitulé en espagnol La Villa ; en français Le Manège : la Villa est le nom<br />

d’un bidonville de Buenos Aires, qui se relie au quartier de Flores par une<br />

longue avenue rectiligne, et que l’on surnomme « le manège ». Lieu clos aux<br />

étrangers, les passages sont si étroits dans l’amoncellement des baraques que<br />

son plan exact est impossible à deviner. Seules les nombreuses ampoules de<br />

son réseau électrique extérieur tracent les contours circulaires et quelques<br />

lignes directrices de ce lieu, et le font ressembler à un diamant étincelant.<br />

Dans ce royaume des trafics en tous genres, la vision est l’enjeu de<br />

l’intrigue : la clef de l’énigme du bidonville se trouve dans la trame de ses<br />

lumières signifiantes qui forment des dessins, des codes, et qui ont la<br />

particularité d’être changées de place à tout moment par les habitants pour<br />

brouiller les pistes… Les lieux de rendez-vous secrets des trafiquants sont<br />

ainsi couverts par la mobilité visuelle du lieu qui devient un véritable<br />

manège, impossible à déchiffrer pour les non-initiés. Zone périphérique,<br />

bordure urbaine spatialement et socialement plus « basse » que Flores, la<br />

Villa est une « zone d’ombre » qui vient paradoxalement éclairer le plan<br />

général du quartier par l’asymétrie de son tracé et par le langage changeant<br />

de son réseau électrique 2 .<br />

Nous venons de voir que les lumières de la ville se donnent à<br />

déchiffrer ici comme un langage dans leur combinaison particulière et<br />

mouvante. Même discontinus ou fragmentés, les éclairages viennent<br />

imprimer sur la rétine la syntaxe originale dessinée par les rues du quartier<br />

argentin. Et à l’inverse, l’obscurité de la ville renforce les nuances<br />

crépusculaires :<br />

1 El Sueño, p. 132, je traduis. Cette évocation fait directement écho au roman Le Baron perché,<br />

d’Italo Calvino, et cette référence implicite révèle en palimpseste dans ce plan végétal de Buenos<br />

Aires un second tracé signifiant, intertextuel, qui met en dialogue cet espace fictionnel airien et<br />

un espace littéraire plus ample.<br />

2 Le titre « Le Manège » choisi pour la traduction française reprend le terme par lesquels les<br />

Argentins nomment eux-mêmes ce quartier, et évoque en même temps judicieusement la mise en<br />

fiction des caractéristiques changeantes et énigmatiques de cet espace.<br />

131


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

La nuit, Flores était de plus en plus obscur. A la fois parce que les<br />

platanes devenaient plus touffus de printemps en printemps et parce que l’on ne<br />

remplaçait pas les ampoules cassées. Certains secteurs se retrouvaient dans<br />

l’obscurité la plus totale dès que le soleil se couchait. Tout cela donnait plus de<br />

poids au crépuscule, le rendait plus définitif : ses couleurs valaient double, et<br />

même davantage. Les roses, les violets, les orangés qui se posaient à l’horizon des<br />

rues du côté de Liniers ou de la pampa infinie, du côté du désert, avaient une<br />

valeur absolue.<br />

Au crépuscule apparaissait une population étrange, qui avait ses<br />

propres lois. Elle venait des faubourgs lointains, des bidonvilles, de lieux que<br />

Ferdie n’arrivait pas à imaginer et qui étaient peut-être le désert inimaginable.<br />

C’étaient les chiffonniers, les rôdeurs, avec leurs petits chariots de bois, leurs<br />

femmes et leurs enfants. Ils sortaient à la tombée de la nuit, entre le moment où les<br />

gens déposaient leurs ordures et celui où les camions passaient pour les emporter.<br />

Ils ouvraient les sacs en quête de tout ce qui pouvait leur être utile, ils les<br />

examinaient d’un œil précis, dans la lumière cendrée vite envahie par les ombres.<br />

Bien que leur regard fût précis et pénétrant, il était obscur, et Ferdie n’avait jamais<br />

vu leurs yeux 1 .<br />

Par une dynamique du contraste, l’écriture de l’espace se met au<br />

service d’une thématique sociale, toutes deux sont ébauchées d’un même<br />

élan scriptural : les chiffonniers des bidonvilles évoluent dans la face obscure<br />

d’une atmosphère urbaine duelle symbolisant aussi leur condition humaine et<br />

sociale misérable.<br />

Les contextes nocturnes dans les romans de Aira sont révélateurs<br />

et générateurs d’espaces changeants. C’est aussi le cas dans le roman Le<br />

Rêve, qui s’ouvre sur une description du quartier de Flores selon une<br />

esthétique visuelle « miroitante ». Par le jeu des lumières intermittentes de<br />

feux d’artifices dans l’obscurité nocturne, les édifices du quartier se<br />

dévoilent tour à tour. La ville offre à lire sa présence dans une luminosité<br />

éphémère, répétitive et successive, qui dessine ses contours kaléidoscopiques<br />

à la manière de clichés photographiques ou d’un film passé au ralenti :<br />

l’espace est découpé par une multitude de flashs qui figent les limites de la<br />

composition mouvante et dynamique de ce « carnaval momentané 2 ».<br />

Renversement des valeurs, émergence d’une nouveauté temporaire, ces feux<br />

d’artifice se font visibles dans un espace où le haut et le bas s’abolissent, et<br />

révèlent même furtivement des angles et des façades d’édifices inconnus,<br />

jamais vus ni remarqués de jour 3 . C’est comme si la ville se contractait dans<br />

une « petite boule de verre noir » par un phénomène de distorsion et de<br />

miniaturisation de l’univers qui du coup semble devenir visuellement<br />

préhensible dans sa totalité. Faut-il alors s’éloigner de la ville, la regarder<br />

sous un autre angle, selon un autre point de vue, pour mieux la voir ?<br />

Entre rapprochements et mises à distance, symétries et<br />

asymétries, les espaces urbains créent des dynamiques tour à tour<br />

ascensionnelles ou descendantes. Comme le socle d’une caméra en<br />

travelling, un axe vertical jalonne cette modalité d’écriture et de lecture de la<br />

ville. Mais la fiction narrative permet tous les écarts, la mécanique du texte<br />

1 La Guerre des gymnases, p. 54-55. Un extrait plus complet de cette description se trouve en<br />

annexe de cet article.<br />

2 El Sueño, p. 10.<br />

3 El Sueño, p. 10 : dans la scène de feux d’artifices nocturnes qui ouvre le roman, « une vague<br />

lueur verte dessine les contours d’un édifice gigantesque et sombre, dont personne ne<br />

soupçonnait l’existence » ; je traduis.<br />

132


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

airien « déraille » souvent pour emprunter des voies inédites forgées de<br />

toutes pièces par un imaginaire flexible, une tendance au fantastique<br />

dépassant toute logique et démontant les mécanismes mêmes de certaines lois<br />

scientifiques. Les rails peuvent se transformer en courbes et volutes, et dans<br />

tous les cas la multidimensionnalité de cet espace se trouve renforcée.<br />

Le texte peut ainsi ébaucher ligne après ligne les contours<br />

mouvants et insaisissables de la ville, dans un jeu de déconstructions<br />

spatiales. Le langage scientifique, repère momentané, est aussitôt happé par<br />

le langage de l’imagination fantastique ; le prétexte rationnel débouche sur<br />

un texte irrationnel. Les distances, les effets optiques, les lois de la gravité,<br />

sont là pour « aiguiller » et « aiguillonner » une réflexion très active qui<br />

introduit dans le récit les rythmes effrénés de ses raisonnements en boucle<br />

qui frisent l’illogique, l’auto-annulation…<br />

La verticalité s’accentue vertigineusement par des dynamiques de<br />

chute et de chaos : dans La Guerre des gymnases, les mouvements d’assaut<br />

sont brutaux et imprévus, sous la forme d’irruptions d’intrus exotiques et<br />

énigmatiques dans les locaux :<br />

Le temps s’immobilisa pendant quelques minutes. Au lieu de se<br />

coucher, le soleil sembla se fixer en un point central, et avancer un peu. Deux<br />

silhouettes obscures se dessinèrent à mi-hauteur, derrière les vitres du fond, à<br />

contre-jour. On aurait dit qu’elles flottaient en l’air, et leur mobilité excessive<br />

contribuait à cette illusion. C’étaient deux hommes, qui avaient les bras et les<br />

jambes écartés et qui s’agitaient avec une frénésie qui semblait échapper aux lois<br />

de la gravité. Ils donnaient l’impression de deux corps en chute libre vus du<br />

dessous, ce qui était absurde, puisque Ferdie les voyait parallèlement à l’étage où<br />

il se trouvait.<br />

Ce fut l’affaire d’une seconde. Ils traversèrent les vitres en les faisant<br />

éclater en mille fragments lumineux, qui dansèrent dans le vacarme avant de<br />

s’écraser au sol. […] Les intrus étaient maintenant pendus aux traverses des<br />

dernières machines, sur lesquelles ils se redressèrent grâce à une traction<br />

prodigieuse, qui sembla leur rendre leur dimension humaine. […] C’étaient deux<br />

Orientaux vêtus de tee-shirts et de pantalons de nylon noir. Auparavant, il lui avait<br />

semblé que ces traverses n’étaient qu’à quelques centimètres du plafond, mais<br />

c’était impossible puisque les deux individus s’y trouvaient commodément<br />

installés. A moins qu’il ne s’agisse d’homoncules grands comme la main (c’était<br />

comme ça qu’il les voyait de sa bicyclette), mais dans ce cas il n’aurait pas<br />

distingué leurs traits aussi clairement. Ils poussèrent des cris aigus, certainement<br />

des mots dans une autre langue, et changèrent deux ou trois fois de position. Se<br />

jetant au sol, ils se redressèrent en s’adossant l’un à l’autre, les bras levés, puis<br />

recommencèrent à crier 1 .<br />

Cette intrusion provoque un changement de dimension et une<br />

accélération du rythme, intensifiant le suspense et le caractère illogique de<br />

l’histoire. Le danger venu de l’extérieur brise la clôture du gymnase, une<br />

violence urbaine fait irruption dans ce sous-espace de la ville qui s’imprègne<br />

et se contamine de violence.<br />

Le Rêve montre un autre exemple de ces défis, dans un espace<br />

cette fois extérieur. Horacio, le concierge d’un immeuble de 25 étages situé<br />

au cœur du quartier de Flores, conduit le jeune vendeur de journaux, Mario,<br />

sur la terrasse de l’imposant édifice. Si près du ciel, le souffle coupé devant<br />

le panorama qui s’offre à lui, Mario prétend même manquer d’oxygène.<br />

1 La Guerre des gymnases, p. 10-11. Un extrait plus complet de cet épisode du roman se trouve<br />

en annexe de cet article.<br />

133


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

D’abord dérouté — « C’était un autre monde » -, il a l’impression soudaine<br />

d’accéder à la « réalité » du monde : « Mario vit le monde 1 ». La ville est un<br />

texte à déchiffrer, et la lecture fait sens peu à peu par le biais d’une<br />

adaptation visuelle et mentale, d’une « traduction » de la confusion du<br />

proche et du lointain :<br />

La vue était presque zénithale. […] Il aurait pu faire un plan ; ou plus<br />

exactement, il était en train de voir le plan, sauf que c’était un plan vivant, bigarré,<br />

indéchiffrable. […] [Lidia était cachée quelque part] sous l’Iguazú d’atmosphère<br />

démesuré qui se précipitait à l’envers depuis ce carré de la planète. […] C’était<br />

comme si tous les secrets se révélaient à un œil lointain et indifférent 2 .<br />

Aira recourt à l’image des chutes d’Iguazú, nature grandiose,<br />

pour évoquer la densité de l’air. C’est sous la forme d’un élément aquatique<br />

déchaîné et vertical que la nature fait irruption dans la ville : la chute est<br />

inversée, c’est un monde à l’envers, éclairé d’une lumière originelle qui<br />

rappelle les commencements des temps… Dans cet océan confus, le kiosque<br />

à journaux familier est le seul point d’ancrage visuel pour Mario, qui permet<br />

au langage rationnel des rues de reprendre peu à peu le dessus. C’est alors<br />

que se révèlent des patios, des jardins intérieurs, et la contiguïté des<br />

habitations, détruisant les schémas habituels du garçon pour qui « les<br />

maisons étaient toutes sur une ligne, mille fois enroulée, mais une seule ligne<br />

quand même 3 ». La vision contamine la pensée du personnage, à la confusion<br />

succède une complexification des repères spatio-temporels : le concierge<br />

Horacio développe sa théorie impossible de « rêveur réaliste » selon laquelle<br />

vue d’en haut de l’immeuble, l’image d’une scène se passant dans la rue est<br />

perçue en avance par l’observateur, tandis que l’image des étoiles, de tout ce<br />

qui se passe au-dessus de l’immeuble s’imprime sur la rétine en retard…<br />

Mario tente de comprendre son ami, mais Horacio explique que de toute<br />

façon, il se débrouille comme cela depuis toujours et que pour lui ce système<br />

fonctionne : s’il voit de la terrasse des personnes en difficulté dans la rue, il<br />

peut ainsi descendre et arriver à temps pour les aider !… Il est intéressant de<br />

souligner ici que les deux personnages prenant en charge cette lecture<br />

pseudo-scientifique de la ville ne sont pas des « savants » ; peut-être est-ce là<br />

une façon pour l’auteur de dire que même en ignorant les lois scientifiques,<br />

leur mécanisme rationnel s’impose inexorablement au citadin… peut-être estce<br />

aussi une négation de l’utilité de l’érudition dans la compréhension des<br />

langages de la ville… Car après tout si César Aira brouille ainsi ludiquement<br />

les pistes, n’est-ce pas parce que finalement, comme il l’écrit, à chacun sa<br />

méthode, seul compte le pouvoir de créer des fictions ?<br />

La fiction contemporaine semble faire de la ville sa muse, la<br />

source privilégiée de la création… Dans tout discours sur la ville, et en<br />

l’occurrence dans un discours littéraire, il se produit un entrecroisement de<br />

langages… De l’écriture à la thématique, du récit aux questions de narration,<br />

le texte est un tissu d’autant plus riche que la trame « suit » celle d’une ville,<br />

lieu par excellence d’enchevêtrement de discours et d’images, d’oralité et<br />

1 El Sueño, p. 113-115, je traduis.<br />

2 Ibid., p. 114, je traduis.<br />

3 Ibid., p. 115, je traduis.<br />

134


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

d’écriture, surtout à notre époque hyper-médiatisée qui est pour César Aira<br />

une grande source de réflexion sur l’écriture elle-même :<br />

Il fut un temps où il était possible de faire un récit simple,<br />

immédiatement compréhensible. Mais aujourd’hui, avec la télévision, le monde<br />

débordait d’histoires entremêlées, en suspension dans l’air, qui s’accumulaient<br />

d’une manière si prodigieuse qu’elles ne valaient plus rien, ne signifiaient plus<br />

rien, comme un champ de distraction multidimensionnel 1 .<br />

L’excès de langages entrecroisés tue-t-il le sens ? Ecrire la ville,<br />

c’est peut-être d’abord entrer dans ce labyrinthe, s’y perdre pour ensuite<br />

déchiffrer puis réécrire et marquer ainsi de son empreinte personnelle<br />

l’œuvre, espace de langage auquel on donne un sens et que l’on offre à lire 2 .<br />

Dans un roman intitulé La Couturière et le Vent, un paradoxe oppose la ville,<br />

espace de silence, et le désert patagonien, espace de parole : dans le premier<br />

cas, le narrateur expérimente l’angoisse de l’impossibilité de se faire<br />

entendre des autres hommes dans la barbarie humaine de la ville ; dans le<br />

second, le désert est le royaume d’un vent personnifié et très bavard qui<br />

accompagne la trajectoire et le destin de quelques personnages en fuite,<br />

disséminés dans cet espace infini et silencieux mais qui porte<br />

irrémédiablement l’empreinte de la civilisation par le dialogue rationnel de ce<br />

vent avec les hommes.<br />

La traditionnelle opposition pampa/ville se retrouve inversée, et<br />

la civilisation semble imposer son schéma, mais la lutte est très créatrice, à<br />

l’image de la première ville fondée par Caïn… Les romans urbains airiens se<br />

terminent souvent par des combats de géants, monstres ou robots hypermécanisés<br />

qui plongent la ville dans le chaos, démolissant ce qui fait sa<br />

structure même : destructions de murs, d’édifices, carambolages, extinctions<br />

électriques générales, suivis d’une fuite ou d’une élévation silencieuse dans<br />

le ciel des « causeurs de trouble », dans un climat de fin du monde. Peut-être<br />

ces scènes apocalyptiques représentent-elles l’acte destructeur d’un ordre<br />

cosmique comme condition préalable de recréation… (le roman suivant, pour<br />

César Aira 3 …).<br />

Pour César Aira, celui qui change de thème dans une<br />

conversation, par exemple, détient un pouvoir. Le pouvoir de l’écrivain serait<br />

celui qu’il exerce par son acte créateur et recréateur. Par son art de mener un<br />

récit, il défie, déconstruit ou réordonne à l’infini l’enchevêtrement des<br />

langages culturels qui sillonnent la ville. Il n’a même pas besoin pour cela de<br />

briser les murailles de la cité, puisqu’elles ne s’opposent pas à l’expansion de<br />

l’imaginaire…<br />

L’attitude dite « civilisée », polie, qui correspond au sens<br />

étymologique de « polis », n’est-elle pas un mirage dans la géométrie<br />

rationnelle de la ville ? César Aira parle du tiraillement qui existe chez l’être<br />

1 La Guerre des gymnases, p. 41.<br />

2 Les langages de la ville de Buenos Aires se lisent aussi dans la richesse de sa tradition<br />

historique et littéraire, au point que le lecteur de Borges, par exemple, qui arrive dans la capitale,<br />

peut avoir l’impression de se retrouver tout à coup dans un poème ou une nouvelle borgésiens,<br />

d’y reconnaître plus ou moins des atmosphères préalablement lues, dans un mouvement de la<br />

fiction vers la « réalité »… et vice versa…<br />

3 Le mouvement permanent, le continu et le paradoxe marquent cette écriture qui met en scène sa<br />

propre genèse, comme le montre bien l’analyse de Margarita Remón Raillard dans sa thèse,<br />

César Aira o la literatura del continuo (1999).<br />

135


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

humain entre la politesse et un désir de comportement « sauvage » défiant les<br />

limites et les interdits… Le héros de son roman La Guerre des gymnases en<br />

prend conscience d’une certaine façon : témoin d’une scène de violence par<br />

une porte entrouverte près des vestiaires du gymnase, il entrevoit, le temps<br />

d’un éclair, un homme battant une femme : cette vision bouleverse ses<br />

repères, elle s’impose dans « toute la réalité inextricable d’un monde » :<br />

Son système était basé sur la politesse, sur une façon de se comporter<br />

qui lui paraissait raisonnable. Mais il ne fallait pas écarter la possibilité que cette<br />

politesse s’accroisse, d’une manière exorbitante, à l’infini, jusqu’à contenir toutes<br />

les violences et toutes les vulgarités, et que cette expansion même soit la condition<br />

de réalité du réel.<br />

Ce qui aboutit quelques lignes plus loin à une sorte de définition<br />

de la réalité : « La réalité n’annule pas les fantaisies, elle les intègre, en<br />

devenant une totalité 1 ». La littérature serait un peu comme cette totalité, un<br />

langage qui pourrait contenir à l’infini dans la clôture des livres raison et<br />

déraison, logique et paradoxe, civilisation et barbarie, comme une ville ou un<br />

corps dont le cœur « sauvage » et palpitant irriguerait les artères…<br />

Des bons airs de Buenos Aires au vent bavard de la Pampa, c’est<br />

dans un souffle créateur que les langages de la ville se métamorphosent sous<br />

la plume de César Aira, qui marque de son empreinte personnelle un espace<br />

tour à tour léger, dense, insaisissable, violent, comme l’air contenu aussi<br />

dans son patronyme… Dans le palimpseste des langages de la ville, comme<br />

dans celui du livre, s’inscrit le mouvement perpétuel, le séisme perpétuel, de<br />

l’écriture littéraire.<br />

Cristina BREUIL<br />

Université Stendhal, Grenoble 3<br />

breuila@aol.com<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

AIRA C., La guerra de los gimnasios, Buenos Aires, Emecé Editores, 1993.<br />

AIRA C., La Guerre des gymnases, traduction de Michel Lafon, Marseille,<br />

André Dimanche Editeur, 2000.<br />

AIRA C., La costurera y el viento, Rosario, Beatriz Viterbo Editora,<br />

« Ficciones », 1994.<br />

AIRA C., El sueño, Buenos Aires, Emecé Editores, 1998.<br />

AIRA C., La Villa, Buenos Aires, Emecé Editores, 2001.<br />

AIRA C., Le Manège, traduction de Michel Lafon, Marseille, André<br />

Dimanche Editeur, 2003.<br />

AIRA C., Diccionario de autores latinoamericanos, Buenos Aires, Emecé<br />

Editores-Ada Korn Editora, 2001.<br />

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Paris, Seuil, « La Librairie du XX e siècle », 1992.<br />

BORGES J.L., Œuvre poétique 1925-1965, mise en vers français par Ibarra,<br />

Paris, Gallimard, 1970 (titre original Obra poética, Buenos Aires, Emecé<br />

Editores, 1965).<br />

1 La Guerre des gymnases, p. 47.<br />

136


LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />

CALVINO I., Le Baron perché, traduction de Juliette Bertrand, Paris, Seuil,<br />

« Points », 1959 (titre original Il Barone rampante, 1957).<br />

CONTRERAS S., Las vueltas de César Aira, Rosario, Beatriz Viterbo<br />

Editora, « Ensayos críticos », 2002.<br />

FEINMANN J.P., El ejército de ceniza, Buenos Aires, Legasa, 1986.<br />

FEINMANN J.P., L’Armée des cendres, traduction d’Hélène Visotsky, Paris,<br />

Albin Michel, 1992.<br />

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2002.<br />

GENETTE G., Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil,<br />

Poétique, 1982.<br />

GERMAIN Y., L’invention de l’espace dans la littérature argentine (1921-<br />

1963). Borges, Bioy Casares, Cortázar, Thèse de Doctorat (dir. Albert<br />

Bensoussan), Université de Haute-Bretagne-Rennes 2, Etudes ibéroaméricaines,<br />

1993.<br />

MARTÍNEZ ESTRADA E., Radiografía de la Pampa, Buenos Aires, Babel,<br />

1933.<br />

REMÓN RAILLARD M., César Aira, o la literatura del continuo, Thèse de<br />

Doctorat (dir. Michel Lafon), Université Stendhal-Grenoble 3, 1999.<br />

SANSOT P., Poétique de la ville, Paris, Armand Colin, 1996.<br />

ANNEXE<br />

Extraits de La Guerre des gymnases, de César Aira, traduction de Michel Lafon, Marseille,<br />

André Dimanche Editeur, 2000 (titre original : La guerra de los gimnasios, 1993)<br />

Extrait n°1<br />

Le temps s’immobilisa pendant quelques minutes. Au lieu de se coucher, le soleil<br />

sembla se fixer en un point central, et avancer un peu. Deux silhouettes obscures se dessinèrent à<br />

mi-hauteur, derrière les vitres du fond, à contre-jour. On aurait dit qu’elles flottaient en l’air, et<br />

leur mobilité excessive contribuait à cette illusion. C’étaient deux hommes, qui avaient les bras<br />

et les jambes écartés et qui s’agitaient avec une frénésie qui semblait échapper aux lois de la<br />

gravité. Ils donnaient l’impression de deux corps en chute libre vus du dessous, ce qui était<br />

absurde, puisque Ferdie les voyait parallèlement à l’étage où il se trouvait.<br />

Ce fut l’affaire d’une seconde. Ils traversèrent les vitres en les faisant éclater en<br />

mille fragments lumineux, qui dansèrent dans le vacarme avant de s’écraser au sol. Deux ou trois<br />

gymnastes qui s’exerçaient sur les Nautilus du fond de la salle se retrouvèrent baignés d’une<br />

poussière coupante. Les intrus étaient maintenant pendus aux traverses des dernières machines,<br />

sur lesquelles ils se redressèrent grâce à une traction prodigieuse, qui sembla leur rendre leur<br />

dimension humaine. Les néons du plafond contrecarrèrent le soleil qui provenait de la terrasse, et<br />

Ferdie put voir leurs visages, totalement inexpressifs. C’étaient deux Orientaux vêtus de teeshirts<br />

et de pantalons de nylon noir. Auparavant, il lui avait semblé que ces traverses n’étaient<br />

qu’à quelques centimètres du plafond, mais c’était impossible puisque les deux individus s’y<br />

trouvaient commodément installés. A moins qu’il ne s’agisse d’homoncules grands comme la<br />

main (c’était comme ça qu’il les voyait de sa bicyclette), mais dans ce cas il n’aurait pas<br />

distingué leurs traits aussi clairement. Ils poussèrent des cris aigus, certainement des mots dans<br />

une autre langue, et changèrent deux ou trois fois de position. Se jetant au sol, ils se redressèrent<br />

en s’adossant l’un à l’autre, les bras levés, puis recommencèrent à crier. (p. 10-11)<br />

Extrait n°2<br />

La nuit, Flores était de plus en plus obscur. A la fois parce que les platanes<br />

devenaient plus touffus de printemps en printemps et parce que l’on ne remplaçait pas les<br />

ampoules cassées. Certains secteurs se retrouvaient dans l’obscurité la plus totale dès que le<br />

soleil se couchait. Tout cela donnait plus de poids au crépuscule, le rendait plus définitif : ses<br />

couleurs valaient double, et même davantage. Les roses, les violets, les orangés qui se posaient à<br />

l’horizon des rues du côté de Liniers ou de la pampa infinie, du côté du désert, avaient une valeur<br />

absolue.<br />

137


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Au crépuscule apparaissait une population étrange, qui avait ses propres lois. Elle<br />

venait des faubourgs lointains, des bidonvilles, de lieux que Ferdie n’arrivait pas à imaginer et<br />

qui étaient peut-être le désert inimaginable. C’étaient les chiffonniers, les rôdeurs, avec leurs<br />

petits chariots de bois, leurs femmes et leurs enfants. Ils sortaient à la tombée de la nuit, entre le<br />

moment où les gens déposaient leurs ordures et celui où les camions passaient pour les emporter.<br />

Ils ouvraient les sacs en quête de tout ce qui pouvait leur être utile, ils les examinaient d’un œil<br />

précis, dans la lumière cendrée vite envahie par les ombres. Bien que leur regard fût précis et<br />

pénétrant, il était obscur, et Ferdie n’avait jamais vu leurs yeux. Il ne pouvait pas s’en étonner, au<br />

demeurant, dans la mesure où, pour sa part, il était une créature de la lumière, à cheval sur le<br />

scintillement électronique qui apportait son image dans tous les foyers.<br />

Leur invasion, quoique pacifique, avait un arrière-goût menaçant, car ces êtres<br />

transportaient avec eux un type de nécessité qui était absent des préoccupations des habitants de<br />

Flores. C’était comme s’ils venaient poser une question vitale : si nous ne faisons pas cela, nous<br />

périssons. C’était de l’ordre du définitif, il n’y avait qu’à voir leurs visages se découpant dans le<br />

clair-obscur. La nécessité des gens ordinaires, qui remplissaient les rues dans la journée, était<br />

différente, elle relevait plutôt de la combinatoire : si nous ne faisons pas ceci, nous faisons cela,<br />

sans que l’on sache en définitive à quels motifs obéissaient leurs déplacements, qui flottaient<br />

dans l’histoire du quartier comme un spectacle interminable. (p. 54-55).<br />

138


L’INTERACTION DES CATÉGORIES DU<br />

CHRONOTOPE, DE L’INTERTEXTUALITÉ ET DE LA<br />

STRUCTURE DU HÉROS DANS LE ROMAN DE JAMES<br />

JOYCE « ULYSSE »<br />

Dans le présent article nous reprendrons l’œuvre de James Joyce<br />

pour considérer l’interaction de trois catégories du texte : la structure du<br />

héros, le chronotope et l’intertextualité dans les limites d’un ouvrage. Nous<br />

avons choisi l’"Ulysse" de Joyce pour faire cette analyse car il comprend<br />

trois types principaux de la réalité : le monde objectif environnant (Dublin),<br />

le conscient et le subconscient de trois personnages principaux. Tout cela a<br />

exigé de l’auteur non seulement la synthèse de différents genres et codes,<br />

mais aussi une grande expérience linguistique qui a déterminé la poétique du<br />

roman. Pour décrire la promenade du poète Stephen Dedalus et de l’agent de<br />

réclame Leopold Bloom dans Dublin qui eut lieu un jour de juin 1904 James<br />

Joyce se sert de la structure de "l’Odyssée " d’Homère et concentre<br />

l’attention des lecteurs non pas sur les actions des personnages jouant un rôle<br />

assez important, mais sur les pensées des héros, sur la naissance d’une idée<br />

qui est libre d’une interprétation inadéquate vu qu’elle est rarement<br />

prononcée. Trois textes sont choisis pour la présente analyse : le premier<br />

texte est extrait du neuvième chapitre (Scylla and Charybdis) contenant les<br />

pensées d’un des héros principaux Stephen Dedalus ; le deuxième texte, tiré<br />

du dixième chapitre (Wandering Rocks), retrace les déplacements du<br />

révérend Conmee dans Dublin ; dans le troisième texte du quatrième chapitre<br />

(Calypso) l’auteur évoque les pensées de Leopold Bloom. 1<br />

1. 2 About to pass through the doorway, feeling one behind, he stood aside.<br />

2. Part. The moment is now. Where then ? If Socrates leave his house today, if Judas go forth<br />

tonight. Why ? That lies in space which I in time must come to, ineluctably.<br />

3. My will : his will that fronts me. Seas between.<br />

4. A man passed out between them, bowing, greeting.<br />

5. -Good day again, Buck Mulligan said.<br />

6. The portico.<br />

1 Ces chiffres sont indiqués pour la commodité de l’analyse.<br />

137


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

7.Here I watched the birds for augury. Ængus of the birds. They go, they come. Last night I flew.<br />

Easily flew. Men wondered. Streets of harlots after. A cream-fruit melon he held to me. In. You<br />

will see.<br />

8. -The wandering jew, Buck Mulligan whispered with clown’s awe. Did you see his eye ? He<br />

looked upon you to lust after you. I fear thee, ancient mariner. O, Kinch, thou art in peril. Get<br />

thee a breechpad.<br />

9. Manner of Oxenford.<br />

10. Day. Wheelbarrow sun over arch of bridge.<br />

11. A dark back went before them. Step of a pard, down, out by the gateway, under portcullis<br />

barbs.<br />

12. They followed.<br />

13. Offend me still. Speak on.<br />

14. Kind air defined the coigns of houses in Kildare street.<br />

No birds. Frail from the housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flow of<br />

softness softly were blown. Cease to strive. Peace of druid priest of Cymberline, hierophantic :<br />

from wide earth in altar.<br />

Laud we the gods<br />

And let our crooked smokes climb to their nostrils<br />

From our bless’d altars. (U ; 279-280)<br />

Dans l’épisode « Scylla et Charybde » qui se déroule à la<br />

bibliothèque ce qui apparaît surtout c’est le haut degré de l’intertextualité qui<br />

transforme tout le chapitre en un grand hypertexte. Pour bien systématiser<br />

l’intertextualité du passage nous analyserons les faits qui ont déterminé ces<br />

caractéristiques du texte.<br />

Sémiosphère : Dans le roman "Ulysse" on peut rencontrer des<br />

marqueurs de différents systèmes de signes, linguistiques et culturologiques,<br />

aussi bien que des marqueurs des sciences générales et naturelles. En tant<br />

qu’illustration, nous citerons deux exemples des marqueurs : le jeu des sens<br />

(Buck-Oxenford), la proposition : That lies in space which I in time must<br />

come to, ineluctably et le mot hierophantic. Toutes les manifestations de<br />

l’intertextualité et les débranchements des codes qui s’y rattachent<br />

appartiennent, sans doute, à la sémiosphère.<br />

Ethnosphères : Irlandaise (2) et anglaise (2a) : Toute la<br />

discordance intérieure de Stephen Dedalus dans le roman « Portrait de<br />

l’artiste par lui-même » et dans le roman "Ulysse", est due à l’impossibilité<br />

de se résigner à la position subordonnée de l’Irlande et à la nécessité<br />

contrainte de perfectionner l’anglais (acquired speech). D’autre part, le<br />

personnage de Joyce ne peut pas accepter la plupart des idées du mouvement<br />

de la renaissance culturelle d’Irlande étant donné qu’elles exigent qu’on<br />

s’oriente surtout vers le folklore celtique (Celtic Revival/Twilight) et vers<br />

l’isolation nationale (Sinn Fein). Dans le chapitre Scylla et Charybde cette<br />

discordance intérieure de Stephen est en quelque sorte une forme intérieure<br />

des signes des monstres homériques dont Joyce voulait utiliser les noms dans<br />

l’épisode à la bibliothèque. Dans l’extrait que nous analysons Stephen<br />

s’oppose à Buck Mulligan, promu d’Oxford, qui a assimilé la culture<br />

anglaise et dont Joyce démontre l’indélicatesse à travers le discours direct<br />

(The wandering Jew ? Buck Mulligan whispered with clown’s awe. Did you<br />

see his eye ? He looked upon you to last after you. I fear thee, ancient<br />

mariner. O, Kinch, thou art in peril ? Get thee a breechpad), et par le<br />

monologue intérieur de Stephen qui est plein d’amertume causée par la<br />

position subordonnée de l’Irlande (Cease to strive…) et les signes des<br />

monstres mythologiques, Scylla et Charybde, dans leur opposition (My will :<br />

138


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

his will that fronts me. Seas between.). Le marqueur essentiel de<br />

l’ethnosphère de l’Irlande dans le roman " Ulysse" aussi bien que dans "Le<br />

portrait de l’artiste par lui-même" est le motif de la victoire sur l’espace.<br />

Intertextualité. En prenant pour l’intertexte 1 l’ensemble de tous<br />

les textes existant et pour l’intertexte 2 l’ensemble de toutes les formes de<br />

texte, on soulignera de nombreuses couches de l’intertextualité dans<br />

"Ulysse", ainsi que ses fonctions multiples. Les sources d’après leur fonction<br />

dans le texte peuvent être divisées en sources structurales ("Odyssée")<br />

[Kiberd, 1992] et en sources sémantiques (Shakespeare, le folklore irlandais<br />

et la Bible). Joyce fait des références sur ses propres œuvres, y compris sur<br />

son roman "Ulysse". D’une part ces références, formant la structure en<br />

soulignant les dominantes, forment la structure du héros, d’autre part elles<br />

forment le sens puisque sur la base des dominantes elles forment un noyau<br />

sémantique constant. On trouve des manifestations de l’intertextualisation<br />

dans la phrase Ængus of the birds qui joint les romans "Portrait de l’artiste<br />

par lui-même" et "Ulysse", puis dans le deuxième paragraphe (If Socrates<br />

leave his house today. If Judas go forth tonight. Why ? that lies in space<br />

which I in time must come to, ineluctably), et dans l’extrait du huitième<br />

paragraphe où Stephen se souvient de son rêve. Ces deux extraits reviennent<br />

référentiellement aux passages précédents du roman "Ulysse". Il est à noter<br />

que ces "autoréférences" sont bien remplies sur le plan intertextuel. Ainsi,<br />

l’allusion au "Portrait de l’artiste par lui-même" contient une allusion au<br />

pèlerin irlandais folklorique, une autre allusion à un extrait précédent<br />

comprend une allusion à la pièce de Meterlink, et ainsi de suite. Or tout cela<br />

fait apparaître de nombreuses couches où une ramification d’acceptions,<br />

conditionnée par la diversité de codes esthétiques, se croisent. Toutes les<br />

sources nationales, folkloriques et celles de "l’Odyssée" de Joyce sont des<br />

sources constantes et stables. Elles créent une sémiosphère immuable de<br />

Stephen Dedalus équivalente à sa structure. Les autres textes littéraires et non<br />

littéraires doivent être classés parmi les sources variables. Ces sources ne<br />

peuvent pas former la structure, elles gardent seulement la fonction de<br />

formation du sens. La réplique de Mulligan peut en servir d’exemple. Les<br />

allusions à Agaspherus et au Vieux Marin ajoutent des traits supplémentaires<br />

aux portraits de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus, et rangent ceux-ci<br />

parmi les pèlerins dépendants. Entre-temps ces allusions ne caractérisent<br />

point le personnage dans la bouche de qui Joyce a mis ces répliques, si ce<br />

n’est que l’homme ayant fait des études supérieures apparaît comme cynique.<br />

Le deuxième schéma que nous étudierons est le modèle du<br />

fonctionnement du chronotope objectif.<br />

Nous trouvons qu’il est indispensable de traiter séparément le<br />

chronotope objectif et le chronotope subjectif car dans l’épisode choisi ainsi<br />

que dans tout le chapitre, l’auteur présente des personnages dont la<br />

conscience est ouverte (Stephen Dedalus) ou fermée (les autres héros). Cela<br />

fait naître des oppositions textuelles non seulement au niveau des catégories,<br />

mais aussi au niveau de la structure. Nous allons considérer la catégorie du<br />

chronotope et sa manifestation objective car dans l’épisode, outre Stephen<br />

Dedalus, les deux autres personnages, Leopold Bloom et Buck (bœuf)<br />

Mulligan, parlent, passent et prennent congé l’un de l’autre.<br />

139


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Personnages. Actions.<br />

Dans le texte les marqueurs de la présence de Mulligan sont le discours direct et<br />

quelques phrases narratives retraçant les déplacements des héros (par exemple,<br />

They followed). Les phrases d’appréciation figurant dans le monologue intérieur<br />

de Stephen peuvent, elles aussi, se rapporter aux marqueurs de la présence de<br />

Mulligan (Offend me still. Speak on). Les marqueurs de la présence de Bloom,<br />

qui n’y est pas nommé, et dont la conscience dans cet épisode est cachée, se<br />

détectent par la façon de signifier ses actions : les phrases narratives (…feeling<br />

one behind ; A man passed out between them, bowing, greeting), l’article<br />

indéfini et la métonymie (synecdoque) : a dark back went before them. On peut<br />

aussi considérer comme marqueur de sa présence la réplique pas trop<br />

convenable qui commence par les mots : The wandering jew. L’article indéfini,<br />

la lettre minuscule dans le nom de la nationalité, la métonymie, la comparaison<br />

avec un des pèlerins éternels, l’emploi d’une comparaison du rang symbolique<br />

de Sauveur même, (Step of a pard) font ressortir un rôle particulier de l’homme<br />

qui est passé entre deux interlocuteurs.<br />

Stephen Dedalus, le personnage central du chapitre et de l’épisode,<br />

est marqué dans le texte par le monologue intérieur et par quelques phrases<br />

narratives de l’auteur (par exemple, About to pass through the doorway,<br />

feeling one behind, he stood aside). Apparemment, il est le personnage le<br />

plus passif dans l’épisode, attendu que toute son activité se concentre sur la<br />

pensée (non sans raison, le cerveau est l’organe symbolique du chapitre).<br />

Temps. Le temps objectif est marqué dans les brouillons de<br />

l’auteur. Si au commencement du chapitre il est 14 heures, on peut supposer<br />

qu’à la fin du chapitre il est environ 15 heures. Il y a des marqueurs textuels.<br />

Les propositions "Day. Wheelbarrow sun over arch of bridge" du monologue<br />

intérieur de Stephen sont des repères temporels directs qui désignent le temps<br />

objectif littéraire.<br />

Espace. Dans ce chapitre, l’espace objectif littéraire prend la forme<br />

des rues voisines et la forme de la Bibliothèque Nationale de Dublin où<br />

Stephen exposait ses idées sur Shakespeare. Dans le texte cet espace se crée<br />

par les repères spatiaux figurant dans la narration de l’auteur (the doorway,<br />

Under portillons barbes, houses in Kildare streets) et dans le monologue<br />

intérieur (The Portico ; over arch of a bridge). L’espace objectif avec un<br />

coloris subjectif se crée aussi à l’aide de la description cachée : Kind air<br />

defined the coigns of houses in Kildare street. No birds. Frail from the<br />

housetops two plumes of smoke ascended, pluming, and in a flaw of softness<br />

softly were blown.<br />

En définissant le type du chronotope, nous pouvons le déterminer<br />

comme chronotope de séparation étant donné tous les marqueurs et tous les<br />

unités sémantiques (par exemple, Part. The moment is now).<br />

Chronotope subjectif. Le chronotope subjectif dans cet épisode est<br />

lié avec un seul personnage, Stephen, quoique sa conscience soit fermée. Les<br />

marqueurs textuels de la catégorie du héros sont dans le cas présent des<br />

allusions, le monologue intérieur, des ellipses syntaxiques et des chaînes<br />

associatives. Un autre marqueur du personnage est le jeu des sens et le<br />

parallélisme grammatical et sémantique qui entrent dans le monologue<br />

intérieur (par exemple, Frail from the housetops two plumes of smoke<br />

ascended, pluming, and in a flow of softness softly were blown). On y trouve<br />

aussi des procédés poétiques propres à la poésie de Joyce (à voir notre étude<br />

de l’esthétique de ses poèmes). Comparons les extraits ci-dessous tirés du<br />

140


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

cycle poétique de Joyce « Pomes penyeach » où il emploie le même<br />

parallélisme grammatical et sémantique : Frail the white rose and frail are…/<br />

Rosefrail, and fair – yet frailest. (A flower given to my daughter) ; Rain on<br />

the Rahoon falls softly, softly falling/Where my dark lover lies./ Sad is his<br />

voice that calls me sadly calling/At grey moonrise./Love, hear thou,/ How<br />

soft, how sad his voice is ever calling/Ever unanswered, and the dark rain<br />

falling/Then as now… (She weeps over Rahoon). Tout cela témoigne non<br />

seulement du caractère autobiographique du héros de Joyce, mais aussi de<br />

l’emploi de la structure du poète qui est devenue stable depuis l’époque du<br />

romantisme et dont les marqueurs sont l’isolement de la société, les liens<br />

avec l’univers et le fait que la notion de l’existence (activité consciente et<br />

subconsciente, imagination) l’emporte sur la vie courante.<br />

Le temps subjectif et l’espace subjectif sont présentés ensemble.<br />

Dans l’épisode on rencontre le concept de la catégorie du temps "tous les<br />

siècles se mêlèrent en un seul" (à voir "Portrait de l’artiste par lui-même") et<br />

le concept de l’espace uni (all space – "Ulysses"). Il est à noter que la<br />

catégorie du temps est propre à la structure de Stephen Dedalus. La<br />

proposition That lies in time which I in space must come to, ineluctably<br />

témoigne de la liaison du concept de l’espace subjectif et du temps subjectif.<br />

Ce qu’il y a de particulier c’est que ce concept est rempli intertextuellement.<br />

Ainsi, la phrase citée en haut est une référence à un extrait du début du<br />

chapitre qui se caractérise, lui aussi, par le haut degré de l’intertextualité.<br />

Comparez :<br />

Ulysses<br />

Unsheathe your dagger definitions. Horseness is whatness of allhorse.<br />

Streams of tendency and eons they worship. God : noise in the street :<br />

very peripathetic. Space : what you damn well have to see.<br />

Through spaces smaller than red globules of man’s blood they creepycrawl<br />

after Blake’s buttocks into eternity of which this vegetable world<br />

is but a shadow. Hold to the now, the here, through which all future<br />

plunges to the past. P. 338<br />

141<br />

Reference<br />

Plato, Aristotle<br />

Medicine, Blake’s<br />

drawings, Aristotle<br />

Les repères temporels et spatiaux en tant que marqueurs peuvent<br />

être divisés en deux groupes : (1) ceux qui appartiennent à l’intertexte (If<br />

Socrates leave his house today. If Judas go forth tonight. Seas between, from<br />

wide earth an altar) et (2) ceux qui appartiennent à l’espace actuel et au<br />

temps actuel (The moment is now. The portico. Here I watched the birds for<br />

augury. Day.). Il faut souligner que le deuxième groupe se rapproche de la<br />

sphère de l’intertexte par les chaînes associatives. Par exemple, une partie du<br />

monologue intérieur, où Stephen se tient debout, évolue en une chaîne<br />

associative dans laquelle trois sources servent successivement d’intertexte :<br />

le roman "Portrait de l’artiste par lui-même", le folklore irlandais et le roman<br />

lui-même "Ulysse". Toutes ces ethnosphères créent dans le texte<br />

l’ethnosphère de l’Irlande car on y trouve son marqueur principal, l’idée de<br />

la victoire sur l’espace (référence à la prédiction des oiseaux qui présagent<br />

les déplacements, référence aux héros – pèlerin folklorique, référence aux<br />

déplacements futurs). De même la description voilée de la fumée sortant des<br />

cheminées des maisons se transforme par une chaîne associative en une<br />

citation de la pièce de Shakespeare Cymbeline (Frail from the housetops two<br />

plumes of smoke ascended, pluming, and in a flow of softness softly were


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

blown –… And let our crooked smokes climb to their nostrils/From our<br />

bless’d altars). Toute cette intertextualité qui s’entremêle crée dans le<br />

roman"Ulysse" un chronotope subjectif universel entrant organiquement dans<br />

la structure du personnage poète et vagabond, Stephen Dedalus.<br />

Le dernier problème qu’il faut considérer dans cet épisode est la<br />

corrélation de l’espace conceptuel et de l’espace textuel. Cette corrélation est<br />

présentée dans le tableau suivant :<br />

Para<br />

graphe<br />

Type de la<br />

phrase<br />

Structure de<br />

la phrase<br />

1. Narration Phrase<br />

simple,<br />

complète<br />

2. (phrase Monologue<br />

2,4,5,6) intérieur<br />

2. (phrase<br />

3,8)<br />

Monologue<br />

intérieur<br />

3. Monologue<br />

intérieur<br />

4. Narration Phrase<br />

simple,<br />

complète<br />

142<br />

Voix<br />

Narrateu<br />

r<br />

Type du<br />

Chrono<br />

tope<br />

Objectif<br />

Source de<br />

l’intertexte<br />

Zéro<br />

Ellipses Stephen Subjectif « Ulysse »<br />

Phrase<br />

ternaire,<br />

phrase à une<br />

subordonnée<br />

Stephen Subjectif Shakespeare<br />

Ellipse Stephen Subjectif « Odyssée »<br />

Narrateu<br />

r<br />

Objectif<br />

5 Discours direct Mulliga Objectif Zéro<br />

n<br />

6 Monologue<br />

intérieur<br />

Ellipse Stephen Subjectif « Portrait de<br />

l’artiste par<br />

lui-même »<br />

7. (8<br />

phrase)<br />

Monologue<br />

intérieur<br />

8 Discours direct<br />

+ Narration<br />

Phrases<br />

complètes<br />

+ ellipses<br />

Ellipse<br />

+ phrase<br />

interrogative<br />

+ phrase<br />

complète<br />

Zéro<br />

Stephen Subjectif « Portrait de<br />

l’artiste par<br />

lui-même »,<br />

Folklore<br />

irlandais,<br />

« Ulysse »<br />

Mulliga<br />

n<br />

+ narrat<br />

eur<br />

Objectif<br />

Légende sur<br />

Agaspherus,<br />

Coleridge<br />

9 Monologue<br />

intérieur<br />

Ellipse Stephen Subjectif Ethnoshère<br />

anglaise<br />

10. Monologue Ellipse Stephen Subjectif Sémiosphère<br />

intérieur<br />

11 Monologue<br />

intérieur,<br />

Ellipse Stephen Subjectif Symbolique<br />

chrétienne<br />

narration<br />

12. Narration Phrase<br />

Narrateur Objectif Zéro<br />

complète<br />

13 Monologue Ellipse Stephen Subjectif « Ulysse »<br />

intérieur<br />

14. Monologue<br />

intérieur<br />

+ description<br />

2 phrases<br />

complètes,<br />

ellipse<br />

Stephen Objectif « Portrait de<br />

l’artiste par<br />

lui-même »<br />

15<br />

(citation)<br />

Monologue<br />

intérieur<br />

Ellipse Stephen Subjectif Shakespeare<br />

Dans ce tableau nous avons présenté le type et la structure de<br />

chaque phrase en corrélation avec le type du chronotope, avec la voix et<br />

l’intertextualité. Il est évident que les phrases narratives comprenant un sujet<br />

et un prédicat sont liées à la voix de l’auteur avec une intertextualité zéro.<br />

Les phrases qui renferment le discours direct sont liées à la voix du


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

personnage dont la conscience est cachée au lecteur. Ainsi, l’intertextualité<br />

ne ferme pas l’espace psychologique du héros. Le monologue intérieur se<br />

caractérise surtout par les ellipses syntaxiques, par la voix de Stephen, par le<br />

chronotope subjectif et l’intertextualité stable unissant le héros à<br />

l’ethnosphère et à l’univers.<br />

En considérant le développement logique du texte, nous citerons les<br />

phrases narratives rapportant les actions des personnages, les phrases dont la<br />

forme rappelle une structure d’escalier.<br />

Comparez :<br />

About to pass through the doorway, feeling one behind, he stood aside.… A<br />

man passes out between them, bowing, greeting.<br />

-Good day again/Buck Mulligan said/… The wandering jew, Buck Mulligan<br />

whispered with clown’s awe.… They followed…. Kind air defined the coigns<br />

of houses in Kildare street.<br />

Dans cette forme on peut observer la logique propre à la narration :<br />

la nouvelle information de la phrase précédente vieillit dans la suivante,<br />

c’est-à-dire qu’on voit un mouvement assez strict du rhème vers le thème et à<br />

l’inverse. A la différence des phrases narratives, les phrases du monologue<br />

intérieur se lient à l’aide de la chaîne associative et de l’intertextualité.<br />

L’analyse des textes qui renferment "le flot de la conscience" des<br />

héros structurés serait incomplète si nous nous bornions à étudier les<br />

paragraphes évoquant les pensées de Stephen Dedalus. Vu que dans ce<br />

chapitre le héros principal est observé par les autres, nous considérerons les<br />

paragraphes du quatrième chapitre d’" Ulysse", où Leopold Bloom agit et<br />

réfléchit. Quoiqu’il s’occupe des achats et fasse le petit-déjeuner, sa<br />

conscience est ouverte. Il est clair d’après le contexte que tous les actes de<br />

Bloom sont motivés par les faits suivants : l’amour envers son propre corps<br />

et ventre, l’amour envers son épouse et d’autres femmes, envers sa fille, son<br />

fils mort en bas âge et son père qui s’est suicidé, puis envers tout le vivant, y<br />

compris son chat. Ses actes sont motivés par d’autres facteurs encore plus<br />

profonds, notamment par son appartenance au peuple juif, par la structure et<br />

par l’archétype des pèlerins éternels Ulysse et Agaspherus, que Bloom a<br />

reçus de Joyce. Seul le moment proche des funérailles de son copain lui<br />

gâchent un peu l’humeur.<br />

Ainsi, le contexte de l’extrait choisi est bipolaire<br />

présuppositionnellement. Sa structure textuelle est également bipolaire :<br />

2.<br />

1….Arbitrus place : Pleasant old times. Must be without a flaw, he said.<br />

Coming all that way : Spain, Gibraltar, Mediterranean the Levant. Crates<br />

lined up on the quayside of Jaffa, chap tickling them off in a book, navies<br />

handling them in soiled dungarees. There’s whatdoyoucallhim out of. How<br />

do you ? Doesn’t see. Chap. as it is in heaven.<br />

A cloud began to cover the sun wholly slowly wholly. Grey. Far.<br />

No, Not like that. A barren land ? Bare waste. Vulcanic lake ? The dead sea :<br />

no fish, Windless. Sunk deep in the earth. No wind would lift those waves,<br />

grey metal, poisonous foggy waters. Brimstone they called it raining down :<br />

the cities of the plain : Sodom, Gomorrah, Edom. All dead names. A dead sea<br />

in a dead land, grey and old. Old now. It bore the oldest, the first race. A bent<br />

143


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

hag crossed from Cassidy’s clutching a noggin bottle by the neck. The oldest<br />

people. Wandering far away over all the earth, captivity to captivity,<br />

multiplying ? Dying ? Being born everywhere. It lay there now. Now it could<br />

bear no more. Dead : an old woman’s : the grey sunken cunt of the world.<br />

Desolation.<br />

Grey horror seared his flesh. Folding the page into his pocket he<br />

turned into Eccles Street, hurrying homeward. Cold oils slid along his veins,<br />

chilling his blood : age crusting him with a salt cloak. Well, I am here now.<br />

Morning mouth bad images. Got up wrong side of the bed. Must begin again<br />

those Sandow, s exercises. On the hands down. Blotchy brown brick houses.<br />

Number eighty still unlet. Why is that ? Valuation is only twenty eight.<br />

Towers, Battrsby, North, MacArthur : parlour windows plastered with bills.<br />

Plasters on a sore eye. To smell the gentle smoke of tea, fume of the pan,<br />

sizzling butter. Be near her bedwarm flesh. Yes., yes.<br />

Quick warm sunlight came running from Berkeley Road, swiftly, in slim<br />

sandals, along the brightening footpath. Runs, she runs to meet me, a girl<br />

with gold hair on the wind. [U : 73-75]<br />

En ce qui concerne l’espace textuel de cet extrait, nous ferons<br />

remarquer que les marches spatiales et celles de cadre contiennent des<br />

paragraphes entiers. Ainsi, la phrase-fixation du moment : " He looked at the<br />

cattle, blurred in silver death" change en une phrase où il s’agit des oliviers.<br />

On y trouve une association par contiguïté : la couleur des vaches éclairées<br />

par le soleil rappelle la couleur des olives, voire leur go°t. Tout cela emporte<br />

Bloom dans le passé romantique, dans un endroit et un temps idéaux<br />

(pleasant street, pleasant old time, Gibraltar).<br />

A l’aide des phrases et des propositions : Watering cart. To provoke<br />

the rain. On earth as it is on Heaven. A cloud began to cover the sun, wholly<br />

slowly, slowly le flot de la conscience de Bloom change complètement de<br />

direction et un espace mort lui vient à l’esprit. Ce qu’il y a de particulier c’est<br />

que l’unité de l’intertexte, la ligne de la prière "Notre Père" témoigne non<br />

seulement du commencement de la présentation de l’espace universel dans le<br />

texte, mais aussi du changement complet de coloris de cet espace. La<br />

première phrase du paragraphe suivant, où il est question du retour des<br />

rayons de soleil – Quick warm sunlight came running from Berkeley Roads…<br />

dirige ce flot de nouveau vers le pays des souvenirs agréables de Bloom.<br />

Tout en employant des phrases qui évoquent des événements actuels et des<br />

phénomènes naturels, Joyce crée l’opposition "paradis – enfer" de son héros.<br />

Sur le plan sémantique cette opposition est asymétrique.<br />

"Le paradis" de Bloom est géographiquement concret et il est<br />

exprimé par les repères spatiaux, noms réels de lieux géographiques :<br />

Espagne, Gibraltar, Méditerrannée, Levant, Jaffa. L’espace du "paradis" est<br />

créé également par bon nombre de noms géographiques, mais aussi par les<br />

noms de plantes et de fruits concrets : olive (trees), oranges, citrons (cool<br />

waxen fruit). Joyce a recours au lexique laudatif pour exprimer des émotions<br />

supplémentaires : nice to hold, cool waxen fruit, lift to the nostrils and smell<br />

the perfumes, like that, heavy, sweet, wild perfume. Les répétitions<br />

144


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

syntaxiques et sémantiques, la concrétisation absolue des détails créent un<br />

espace dynamique au niveau du concept et au niveau du paragraphe.<br />

"L’enfer" de Bloom est hors du monde et présente en même temps<br />

un espace universel de la terre morte (barren land). L’enfer est marqué par<br />

les unités de l’intertexte, par les repères spatiaux appartenant à la géographie<br />

de l’Ancien Testament : Sodom, Gomorrah, Edom. Les termes d’appréciation<br />

que l’auteur emploie appartiennent au champ lexical de la "mort" : barren<br />

land, bare waste, the dead sea, no fish, weedless, poisonous foggy waters,<br />

etc. Ainsi, à travers la sémantique des oppositions la structure du héros<br />

"homme naturel" se modifie. Il s’agit bien du héros estimant que le paradis<br />

est habité par tout ce qui est lié avec la vie. Ce héros est pris d’horreur face à<br />

l’absence de la vie.<br />

La seule phrase du paragraphe évoquant une action actuelle A bent<br />

hag crossed from the cassidy’s clutching a noggin bottle by the neck<br />

s’emploie pour développer une nouvelle chaîne associative – l’idée<br />

universelle du vieillissement et de la mort. Ici l’article indéfini joue un rôle<br />

particulier, il favorise la création du tableau se trouvant hors du monde car<br />

tout ce que le héros principal croise dans l’espace concret du Dublin de Joyce<br />

a son nom, son surnom ou d’autres déterminatifs (par exemple,<br />

whatdoyoucallhim).<br />

Il est à noter que Joyce "fait sortir" son héros de l’espace existant<br />

hors du monde à l’aide des moyens purement grammaticaux, tels que<br />

l’entrecroisement de rares phrases à forme de cadre contenant les pronoms he<br />

(him, his), I (me, my) et se rapportant au même héros. Voici le cadre, qui<br />

sous-tend tout l’extrait :<br />

I.<br />

He looked at the castle blurred (нарратив)<br />

I have few left from Andrews (поток сознания)<br />

Wander if I’ll meet him today (поток сознания)<br />

II.- 0 (zero)<br />

III.<br />

1.Grey horror seared his flesh. (нарратив)<br />

2.Folding the page into his pocket he turned into the Eccles Street, hurrying<br />

homeward. (нарратив)<br />

3.Cold oils slid along his veins, chilling his blood age crusting him with a<br />

salt dock. (нарратив+поток сознания)<br />

4.Well, I am here now. (поток сознания)<br />

5.Got up wrong side of the bed. (поток сознания)<br />

6. must begin again those Sandow’s exercises. (поток сознания)<br />

7.To smell the gentle smoke of tea, fume of the pan, sizzling butter…, be near<br />

her ample bedwarmed flesh.<br />

Il est évident que les phrases avec le pronom I subjectivisent<br />

l’espace au maximum et créent un équilibre très fragile entre l’espace actuel<br />

et de l’espace intérieur. La fonction que possède la phrase avec le pronom he<br />

n’est pas uniquement narrative. Si nous nous référons au dernier paragraphe,<br />

nous voyons que l’espace universel de « l’enfer » du héros "se secoue", et<br />

que la subjectivisation s’accroît. Trois phrases narratives contenant le<br />

pronom he sont "spatio-transitives". Joyce utilise aussi d’autres moyens<br />

145


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

syntaxiques et fait sortir son héros de tous les espaces imaginaires. Dans les<br />

exemples qui précèdent un de ces moyens est l’elliptisation croissante des<br />

phrases (6, 7). Le rythme de la fuite du héros de l’espace universel des morts,<br />

dont il a horreur, se crée par la structure de ces phrases et par la répétition de<br />

cette structure.<br />

L’analyse a démontré un certain paradoxe dans la formation du<br />

chronotope du héros principal du roman : étant en harmonie avec l’espace<br />

actuel, Bloom s’y trouve partout, par contre il évite l’espace symbolique et<br />

mythologique. Cette fuite est présentée au niveau du texte à l’aide des<br />

moyens syntaxiques tels que différentes espèces de cadres, des ellipses, des<br />

alternances de la narration pure et du flot de la conscience qui se perçoivent à<br />

peine. On peut en déduire que le chronotope objectif de Bloom se caractérise<br />

par des composants mélioratifs. Tout point de l’espace actuel de Dublin est<br />

attirant à tout moment pour le héros. Le chronotope subjectif de Bloom est<br />

bipolaire : le "paysage" concret des souvenirs du héros se caractérise par<br />

l’emploi des termes laudatifs alors que l’espace universel marqué<br />

intertextuellement se signale par l’emploi des termes péjoratifs contenant le<br />

sème dominant de la "mort".<br />

Dans le texte du chapitre "Les pierres errantes"la poétique est un<br />

peu différente. Comme le chapitre précédent, celui-ci représente un large<br />

hypertexte. Pourtant l’hypertexte du présent chapitre se différencie du<br />

précédent. Si dans le chapitre "Scylla et Charybde" c’est l’intertextualité qui<br />

remplit la fonction de liaison à plusieurs couches, ici, ce sont les personnages<br />

et leurs actions (les déplacements à Dublin) qui remplissent cette fonction.<br />

Passons maintenant à l’étude du caractère de cette liaison.<br />

Le chapitre commence par l’épisode retraçant les déplacements du<br />

révérend Conmee à travers Dublin, depuis les marches de la paroisse<br />

principale de Dublin jusqu’au seuil du collège des jésuites, dont le révérend<br />

Conmee était recteur. Sur son trajet il croisa quatorze personnes. Conmee<br />

causait avec les uns, bénissait ou observait les autres. Dans les épisodes<br />

suivants les personnes réncontrées par le père Conmee agissent, parlent,<br />

marchent et regardent à leur tour les gens qu’elles croisent. Dans une<br />

nouvelle série d’épisodes ce sont déjà ces nouveaux personnages (Stephen<br />

Dedalus et Leopold Bloom) qui se déplacent, parlent, réfléchissent. Tous ces<br />

personnages, sauf le révérend Conmee, se réunissent lors de la scène où ils<br />

contemplent le cortège qui suit l’équipage du conte et de la contesse Dedalus<br />

depuis la résidence royale jusqu’à la leur. Les deux épisodes à forme de<br />

cadre remplissent dans le chapitre la fonction de catégorie du temps littéraire<br />

(Here and New) : dans chacun d’eux on mentionne le lieu où se trouve le<br />

père Conmee, et l’endroit de Dublin que traverse le cortège, au moment où<br />

l’on parle.<br />

Comparez :<br />

Father Conmee walked through Clongowes fields, his thinsocked ankles by<br />

stubble (Katey and Boody Dedalus) ;<br />

The viceregal cavalcade passed, greeted by obsequious policemen, out of<br />

Parkgate (Dilly and Simon Dedalus).<br />

Les épisodes centraux possèdent, eux aussi, la même fonction de<br />

déterminaison du moment. Par exemple, dans l’épisode où le père et la fille<br />

146


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

Dedalus assistent à la vente de leurs propres biens, une soudaine proposition<br />

apparaît et voile, semble-t-il, la logique du texte.<br />

Comparons :<br />

Did you get any money ? Dilly asked.<br />

Where would I get money ? Mr Dedalus said. There is no one in Dublin<br />

would lend me fourpence.<br />

You got some, Dilly said, looking in his eyes.<br />

How do you know that ? Mr Dedalus asked, his tongue in his cheek.<br />

Mr Kernan, pleased with the order he had booked, walked boldly along<br />

James’s street.<br />

I know you did, Dilly answered.…<br />

Joyce fait voir comment Tom Kernan ayant reçu une commande<br />

avantageuse dans l’un des chapitres précédents figure un petit moment dans<br />

l’épisode de la vente des biens, sans que son apparition ait un lien<br />

quelconque avec le contenu de l’épisode. Joyce le fait à seule fin de lier cet<br />

épisode avec le suivant et de définir le temps du déroulement de ces deux<br />

épisodes. Si nous comparons la phrase que nous avons mise en italique avec<br />

le début de l’épisode suivant (From the sundial towards James’s Gate<br />

walked Mr. Kernan pleased with the order he had booked for Pulbrook<br />

Robertson boldly along James’s street, past Shackleton’s offices), nous<br />

pouvons constater le caractère miroitant de l’information et de la structure de<br />

la phrase. Il est évident que les liaisons hypertextuelles de ce chapitre sont<br />

des liaisons à plusieurs couches et à diverses directions. On peut les observer<br />

au niveau de l’usage du mot et au niveau de la sémantique générale du<br />

chapitre, pourtant nous nous sommes arrêtés exprès seulement sur la<br />

catégorie des personnages et de leurs actions.<br />

L’extrait que nous avons choisi pour l’analyse (la fin de l’épisode<br />

relatant les déplacements du révérend Conmee) est libéré d’une telle<br />

hypertextualité, ce qui facilite notre comparaison de la structure du père<br />

Conmee avec celle de Stephen Dedalus, aussi efficacement que la<br />

comparaison des chronotopes des extraits.<br />

3.<br />

1. It was a charming day.<br />

2. The lychgate of a field showed Father Conmee breadth of cabbages,<br />

curtseying to him with ample underleaves. The sky showed him a flock of<br />

small white clouds going slowly down the wind. Moutonner, the French said.<br />

A homely and just word.<br />

3. Father Conmee, reading his office, watched a flock of muttoning clouds<br />

over Rathcoffey. His thinsocked ankles were tickled by stubble of Clongowes<br />

field. He walked there, reading in the evening, and heard the cries of the<br />

boys’lines at their play, young cries in the quiet evening. He was their<br />

rector : his reign was mild.<br />

4.Father Conmee drew off his gloves and took his rededged breviary<br />

out. An ivory bookmark told him the page.<br />

5.Nones. He should have read that before lunch. But lady Maxwell had come.<br />

6. Father Conmee read in secret Pater and Ave and crossed his<br />

breast. Deus in auditorium.<br />

147


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

7.He walked calmly and read mutely the nones, walking and reading till he<br />

came to Res in Beati immaculati : Principium verborum tuorum veritas ;<br />

ineternum omnia iudicia iustitiœ tuœ.<br />

8. A flushed young man came from a gap of a hedge and after came a young<br />

woman with wild nodding daisies in her hand. The young man raised his cap<br />

abruptly, the young man abruptly bent and with slow care detached from her<br />

light skirt a clinging twig.<br />

9.Father Conmee blessed both gravely and turned a thin page of his<br />

breviary. Sin : Principes persecuti sunt me gratis : et a verbis tuis formidavit<br />

cor meum. (U ; 287-288).<br />

Notons ce petit rien de la conscience du prêtre qui se borne à commenter<br />

mentalement ce qu’il voit (par exemple (1) The sky showed him a flock of<br />

small white clouds going slowly down the wind. Moutonner, the French said.<br />

A homely and just word. (2) Nones. He should have read that before lunch.<br />

But lady Maxwell had come.<br />

Joyce démontre que toutes les rares associations qui viennent à<br />

l’esprit du révérend Conmee remontent de préférence à des sources<br />

théologiques et ne forment pas un macrocosme identique à celui de Stephen<br />

Dedalus2. On peut observer une espèce de macrocosme et de chronotope<br />

subjectif dans le paragraphe précédent : Don John Conmee walked and<br />

moved in times of yore. He was humane and honoured there.… Cependant<br />

ces paroles appartiennent à la voix de l’auteur, elles reflètent l’attitude de<br />

Joyce lui-même envers le jésuite humain, le révérend Conmee. Ainsi,<br />

presque toutes les catégories textuelles de cet extrait portent le trait<br />

« objectif ».<br />

Les autres personnages du texte analysé, habitants de Dublin, que le<br />

révérend Conmee observa ou entendit parler à la fin de son trajet, étaient<br />

quelques collégiens jouant et deux jeunes pécheurs bénits par le père<br />

Conmee.<br />

Nous voulons attirer l’attention du lecteur sur le fait que dans ce<br />

passage toutes les caractéristiques du portrait apparaissent sous forme de<br />

caractéristiques lexico-grammaticales d’actions :<br />

1.He walked calmly and read mutely the nones, walking and reading till he<br />

came to Res…<br />

2. A flushed young man came from a gap of a hedge and after him came a<br />

young woman with wild nodding daises in her hand. The young man raised<br />

his cap abruptly : the young woman abruptly bent and with slow care<br />

detached from her light skirt a clinging twig.<br />

Father Conmee blessed both gravely…<br />

Ces caractéristiques d’actions sont exprimées par la combinaison du<br />

verbe au passé, de l’adverbe ou du participe présent : la marche lente et digne<br />

du révérend Conmee, la salutation gênée d’un jeune homme, la tentative<br />

automatique d’une demoiselle visant à la dissimulation du résultat de son<br />

péché, la bénédiction sombre donnée par le père Conmee à ces individus —<br />

tous ces actes que nous venons de mentionner sont des marqueurs de la<br />

narration classique. Une certaine dérogation à la règle s’aperçoit dans les<br />

phrases où l’espace même est un agent actif : The lychgate of a field showed<br />

Father Conmee breadths of cabbages, curtseing to him with ample<br />

148


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

underleaves. The sky showed him a flock of small white clouds going slowly<br />

down the wind. On trouve ici des particularités propres à la série des<br />

nouvelles « Gens de Dublin ». Ces particularités permettent de voir que<br />

Joyce conçoit l’espace comme vivant, capable d’agir, de réfléchir et de sentir.<br />

Dans ces phrases le portillon, dont la forme rappelle un portillon de<br />

cimetière, laisse entrevoir par le père Conmee un champ de larges plantesbandes<br />

de choux qui l’accueillent avec une révérence. Ainsi, les choux<br />

s’ajoutent aux personnes rencontrées par le père Conmee. Le ciel et les cirrocumulus<br />

sont inclus dans la même catégorie. A l’aide d’une telle<br />

mythologisation [Лосев, 44] de l’espace Joyce établit un parallélisme entre le<br />

livre de Homère et le sien, dans le but de dégrader ironiquement le pathétique<br />

du paragraphe précédent.<br />

Sept repères spatiaux (The lychgate of a field ; the sky ; over<br />

Rathcoffey ; the stubble of Clongowes field ; page ; from a gap of a hedge ;<br />

from her light ski) représentent l’espace géographique concret de la banlieue<br />

de Dublin, l’espace d’un livre contenant des textes d’offices catholiques et un<br />

espace anthropologique. La mythologisation de l’espace objectif permet de<br />

suggérer que ces trois composants sont donnés dans l’unité synthétique.<br />

Temps. Les formes modales et temporelles du prédicat se<br />

distinguent parmi les autres marqueurs. La combinaison stable de la forme<br />

The Past Indefinite Tense et du tour participial au présent qui contient les<br />

mêmes verbes (comparez : He walked calmly and read mutely the nones,<br />

walking and reading till he came to Res…) crée l’illusion d’un mouvement<br />

dans l’espace et dans le temps, et l’illusion d’un moment qui s’éternise. Il est<br />

évident que le principe Now and Here prédomine dans les épisodes où<br />

réfléchissent Stephen Dedalus, Leopold et Marion Bloom, alors que dans les<br />

épisodes où figurent les autres personnages ce principe s’entrecroise avec le<br />

canevas narratif classique. Il est aussi évident que le chronotope de la<br />

rencontre est un chronotope prédominant dans cet épisode. A l’aide du<br />

tableau ci-dessous nous considérerons comment ces principes et ce<br />

chronotope s’entrelacent avec la structure textuelle :<br />

L’espace textuel de l’épisode du chapitre « Les pierres errantes ».<br />

item Sentence type Sentence Voice Type of Type of<br />

structure<br />

Chronotop Intertextuality<br />

1 par. Narrative Full-member Narrator Objective Zero<br />

2 par. 1,2-narrative, Full-member ; Narrator Objective Semio-sphere<br />

3,4- interior m. elliptical Conmee<br />

3 par. Narrative Full-member Narrator Objective Socio-sphere<br />

4 par. Narrative Full-member Narrator Objective Christianity<br />

5 par. Interior m. 1-elliptical ; Conmee Objective Christianity<br />

2,3-fullmember<br />

6 par. Narrative Full-member Narrator Objective Christianity<br />

7 par. narrative Full-member narrator Objective Christianity<br />

8 par. narrative Full-member narrator Objective Zero<br />

9 par. Narrative,<br />

interior<br />

Full-member,<br />

elliptical<br />

Narrator<br />

Conmee<br />

Objective Christianity<br />

L’analyse démontre qu’il y a seulement quatre phrases qui appartiennent au<br />

monologue intérieur du père Conmee. La structure narrative classique de<br />

l’épisode, et son contenu chargé d’événements plutôt monotones, sont liés<br />

149


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

par la présence constante de la voix de l’auteur avec le chronotope objectif,<br />

avec l’intertextualité monosémique, et avec la littérature théologique que le<br />

père Conmee et l’auteur lui-même citent de temps en temps. Il est évident<br />

qu’ici la fonction du texte est éthique. Le révérend Conmee se rend compte,<br />

lui-même, de son rôle de prêtre et de recteur du collège. Sa situation sociale<br />

s’oppose, dans l’extrait, à deux jeunes pécheurs dont la conduite se distingue<br />

par beaucoup de naturel et de spontanéité, alors que le révérend Conmee<br />

compare constamment les actes d’autrui et les siens aux règles chrétiennes et<br />

aux discours de théologiens éminents.<br />

Tous ces indices de la narration classique auxquels s’ajoute aussi<br />

une structure de fable, quoique sans complications et conflits [préface (1),<br />

exposition (2), nœud (3), culmination (8) et conclusion (9)], témoignent de la<br />

correspondance entre la structure de l’espace textuel d’une part, et la strucure<br />

du héros, le type du chronotope et le type de l’intertextualité, d’autre part.<br />

La sémantique du texte et le type de l’intertextualité remontant à la<br />

même source témoignent d’une capacité du héros à être hors du monde.<br />

L’église catholique, personnifiée par le père Conmee possède également cette<br />

capacité. Même l’appartenance de l’Irlande aux pays gouvernés par des<br />

prêtres (priest-ridden country) ne permet pas d’inclure le chronotope du père<br />

Conmee à l’ethnosphère objective de l’Irlande dont le marqueur principal est<br />

la victoire sur l’espace. Comme le révérend Conmee ne l’emporte pas sur<br />

l’espace, il procède différemment : il meut et organise l’espace. Le parcours<br />

du père Conmee ressemble au modèle archétypique du chemin du Samaritain,<br />

le héros de la parabole biblique. En fait, Conmee lui-même est modelé à<br />

l’image du bon Samaritain malgré l’ironie très acérée pratiquée par l’auteur.<br />

Tout cela révèle le caractère structural de l’intertextualité dont la Bible est la<br />

source. Par ailleurs nous avons constaté qu’il était possible de relever<br />

l’archétype marqué ethnographiquement qui a déjà été observé dans l’analyse<br />

du conte irlandais "The Wonderful Cake" : un espace comprimé, civilisé,<br />

populeux, marqué socialement, plein d’obstacles (gens + lieu de rencontre).<br />

Ainsi la comparaison de deux épisodes de chapitres divers révèle<br />

que dans le même roman l’actualisation des catégories peut être différente.<br />

En outre, cette différence résulte de la discordance, voire de la dysharmonie,<br />

dans la structure du héros. Le personnage principal de l’épisode du<br />

chapitre "Scylla et Charybde" est construit sur le modèle structural du poète<br />

romantique dont la dominante est la victoire sur l’existence. L’analyse a aussi<br />

révélé un certain paradoxe dans la formation du chronotope du héros<br />

principal (Leopold Bloom) dont la dominante est à la fois la victoire sur<br />

l’existence et l’orientation vers le naturel. Dans l’espace actualisé Bloom<br />

peut se trouver partout et s’y sentir bien à l’aise. Quant à l’espace<br />

mythologique et symbolique, il s’y sent mal et l’évite. Au niveau textuel cette<br />

"fuite" est montrée à l’aide des moyens syntaxiques : différents cadres,<br />

ellipses, alternances de la narration pure et du flot de la conscience ne se<br />

perçoivent qu'à peine. On peut déduire que le chronotope objectif de Bloom<br />

se caractérise par des composants positifs. Tout point de l’espace actualisé de<br />

Dublin est attirant pour le héros à tout moment. Le chronotope subjectif de<br />

Bloom est bipolaire : le "paysage" concret des souvenirs du héros se signale<br />

par l’emploi des termes laudatifs. Si cet espace universel est marqué<br />

150


L’INTERACTION DES CATEGORIES DU CHRONOTOPE…<br />

intertextuellement, il se distingue par l’emploi d’un vocabulaire péjoratif où<br />

domine le sème dominant de la "mort", constituant une isotopie dysphorique.<br />

A la différence des héros principaux, le personnage central de<br />

l’épisode du chapitre "Les pierres errantes" est construit sur l’archétype du<br />

bon Samaritain dont la dominante est l’aide à autrui accordée en chemin.<br />

Toutes ces différences dans la structure des héros ont déterminé la variété des<br />

contenus sémantiques d’autres catégories textuelles.<br />

Dans ces épisodes le texte génère une organisation hypertextuelle à<br />

plusieurs couches. Dans l’épisode du chapitre "Scylla et Charybde"<br />

l’hypertexte est fondé sur le caractère polyfonctionnel de l’intertextualité, sur<br />

les fréquents "débranchements des codes". L’hypertexte du chapitre "Les<br />

pierres errantes" est fondé, lui, sur les actions discrètes des personnages.<br />

Ainsi, la linéarité de la présentation des événements ne disparaît pas de<br />

l’épisode.<br />

La sémantique et les fonctions de l’intertextualité des épisodes sont<br />

différentes. Dans le premier et le deuxième textes l’intertextualité est<br />

polygénique et remonte à des sources stables et variables. Sa fonction<br />

essentielle consiste à former la sémiosphère et le macrocosme du héros. Dans<br />

le texte du chapitre "Les pierres errantes" il n’y a que deux sources : des<br />

textes théologiques auxquels se rapporte la Bible et le roman même "Ulysse".<br />

La fonction de l’intertexte est esthétique et structurale.<br />

Les premiers deux textes possèdent les deux chronotopes : objectif<br />

et subjectif tandis que le texte du chapitre "Les pierres errantes" n’a que le<br />

chronotope objectif avec un haut degré de la mythologisation de l’espace.<br />

Dans tous les textes l’image mythologique du monde a un caractère<br />

universel qui se signale par un haut degré d’intertextualité, surtout dans les<br />

épisodes évoquant les pensées de Stephen Dedalus et de Léopold Bloom. Les<br />

textes retraçant les déplacements du père Conmee se caractérisent en plus par<br />

les archétypes du voyageur charitable et par ceux de la voie, de la route, du<br />

pèlerinage.<br />

Le fonctionnement de l’ethnosphère se manifeste surtout dans les<br />

textes évoquant les pensées des héros principaux. On pourrait définir le<br />

modèle mythopoétique et ethnographique du monde en considérant que le<br />

moyen de l’interaction avec ce modèle est la victoire sur l’espace (Stephen)<br />

et l’évasion mentale de tout espace mythologique universel (Bloom). Le texte<br />

retraçant les déplacements du père Conmee est rempli d’éléments<br />

ethnographiques très variés. L’espace de Dublin correspond complètement au<br />

mythologème archétypique du chemin.<br />

Tout cela a déterminé l’originalité de l’organisation de l’espace<br />

textuel. Les textes évoquant les pensées des héros principaux se caractérisent<br />

par plusieurs traits : 1) le monologue intérieur domine sur la narration ; 2) la<br />

voix de l’auteur est libre de toute appréciation ; 3) la chaîne associative<br />

glissant du thème au rhème sert de lien logique prédominant. Par contre<br />

l’épisode où il s’agit des déplacements du révérend Conmee est marqué par<br />

le mouvement strict du thème vers le rhème, et par la tonalité ironique de la<br />

voix de l’auteur-narrateur.<br />

Certes, toutes ces ressemblances et toutes ces discordances résultent<br />

de l’objectif général que s’est fixé l’auteur pour chaque chapitre et pour le<br />

151


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

roman dans son ensemble. Cependant la comparaison permet de supposer la<br />

dépendance mutuelle des catégories textuelles des structures de chacune de<br />

ces catégories. Dans le présent cas on peut constater que les discordances<br />

dans la structure du héros provoquent les discordances dans la structure, dans<br />

le contenu et dans l’actualisation des catégories de l’intertextualité et du<br />

chronotope.<br />

Natalia BELOZEROVA<br />

Université d’Etat de Tioumen, RUSSIE<br />

152


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION<br />

URBAINE AU CAMEROUN<br />

La conscience sémiologique dont dispose tout locuteur de la langue<br />

ayant une intention de communication impose que soit nécessairement<br />

associé au signe (linguistique) un référent contextuel (une réalité<br />

extralinguistique). Si le signe lui-même est "un total associatif du signifiant<br />

et du signifié " (R. Barthes, 1957:197), le référent, lui, est le résultat d’une "<br />

mise en relation d’une expression avec ce qu’elle désigne " (Frege, 1971:<br />

102). Autrement dit, le signe a une face pleine qui est son sens dans la<br />

langue, et une face vide, une forme abstraite en attente de sémantisation.<br />

Ainsi, dans le processus de verbalisation de l’univers extralinguistique, le<br />

locuteur mise sur une pluralité de compétences, parmi lesquelles la<br />

compétence sémiologique. Celle-ci lui permet, à chaque fois, de donner un<br />

contenu, un sens, bref, une matérialité aux choses au terme du processus de<br />

désignation, par les formes linguistiques. En fait, si le signe se réfère à<br />

quelque chose, ce n’est pas que chaque signe transporte une signification qui<br />

lui appartiendrait en propre, il " ne signifie que dans un rapport à une<br />

situation et à un cadre mental et culturel dans lequel il se manifeste.<br />

Matérialité et structure sont les qualités du signe, elles signalent sa présence<br />

dans un monde de signification " (J. Caune, 1997: 38).<br />

Combien de fois nos regards ont-ils été accrochés par ces énoncés<br />

apparemment anodins (et parfois violents) qui textualisent des topoï<br />

référentiels et servent de balises et de repères géographiques dans l’espace<br />

urbain ? L’individu sous le regard duquel défilent ces toponymes se refuse<br />

parfois — par simple négligence plutôt que par étroitesse d’esprit — à<br />

s’attarder sur la pertinence de cette mosaïque de systèmes signifiants. De là<br />

la problématique de cet exposé qui entend s’interroger sur les différents<br />

mécanismes de référentiation en jeu et dégager, au-delà de la simple portée<br />

informationnelle des toponymes, d’autres compétences qui n’ont rien à voir<br />

avec le simple arrangement lexico-syntaxique ou syntactico-sémantique des<br />

énoncés. En effet, le rapport du nom au lieu qu’il désigne en contexte urbain<br />

au Cameroun pose le problème sémiologique d’adéquation du signe à sa<br />

référence, du signifiant linguistique au signifié topique.<br />

151


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Loin d’être une parole singulière, ces énoncés manifestent une<br />

espèce de " polyphonisme inhérent " qui implique des altérités multiples, et<br />

s’inscrivent dans la dimension plurielle des " langages " de/dans " la ville ".<br />

Nous les avons rangés dans trois paradigmes essentiels que sont les maisons<br />

de commerce, les résidences et les débits de boisson. La démarche consistera<br />

à partir d’abord d’une description de ces tours ou constructions originales,<br />

avant d’en arriver à situer la place des locuteurs de l’espace géographique<br />

considéré.<br />

1. DES CONSTRUCTIONS SYNTAXIQUES ATYPIQUES<br />

Ce qui frappe de prime abord, c’est que le locuteur camerounais<br />

semble s’accommoder des constructions syntaxiques communément admises<br />

(qu’on peut trouver sous d’autres cieux, en France par exemple). Ainsi, la<br />

mise en apposition apparaît comme la construction la plus usitée, dans des<br />

syntagmes de type N1 N2 où le second terme qui devrait être complément<br />

déterminatif du premier s’en différencie totalement par le sens. Il lui est alors<br />

tout simplement apposé, tel un nom de baptême. On verra des exemples<br />

comme " Hôtel le paradis", " Mini-cité la sirène" (résidence d’étudiants),<br />

"Restaurant terre promise", " Circuit 1 Maracana ", " Espace commercial le<br />

béton "…Si dans ces extraits, les lieux désignés par un caractérisant nominal<br />

apparaissent en initiale, dans d’autres constructions on observe le phénomène<br />

inverse dans lequel le nom ne vient qu’à la fin, comme dans " Cendrillon<br />

Hôtel ", "Oxygène night-club", " Le volcan bar ", " Coup (sic) circuit auto ",<br />

" Kalakuta Alimentation " etc.<br />

Certaines constructions, par contre, ne s’embarrassent pas de cette<br />

spécification de l’espace désigné. Seul un syntagme qui n’a parfois rien à<br />

voir avec la réalité du lieu, mais du reste assez suggestif, tient lieu de<br />

toponyme. C’est par exemple le cas des noms ou syntagmes accompagnés<br />

prédéterminés comme " Le doux sommeil " (Pompes funèbres), " Le<br />

combattant " (bar), " Le Pélican " (restaurant), " Le safoutier " (bar), " le<br />

Phœnix " (night club). C’est le cas aussi des noms formés par composition,<br />

donnant lieu à des mots-valises comme " Essuie-glace " (bar), " Sous-sol "<br />

(night-club), " Bel-amour " (supérette). On notera aussi des cas d’emprunt<br />

aux langues étrangères telle que l’espagnol dans " El campero " (night-club),<br />

" Valley encatado 2 " (résidence d’étudiants), l’italien dans " Dolce vita "<br />

(glacier moderne).<br />

Contrairement aux occurrences précédentes, certaines formes<br />

toponymiques sont originales, typiquement camerounaises. Elles font preuve<br />

parfois d’une véritable indigence lexicale, réduites au minimum syntaxique.<br />

D’autres révèlent des formes exubérantes qui tendent au grossissement et à la<br />

boursouflure syntaxique de l’énoncé, avec des allures de véritables slogans<br />

publicitaires, comme dans " Food is ready " 3 (restaurant), " Qualité et<br />

quantité chez Mme Coach " (restaurant), " Songez au tic-tac " (boutique<br />

vendant des montres). Dans d’autres constructions de même type, la fonction<br />

1 Appellation locale des gargotes<br />

2 Valley est un mot anglais signifiant « vallée » ; encatado est un mot espagnol signifiant<br />

« enchantée ».<br />

3 Signifie la nourriture est prête.<br />

152


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU<br />

CAMEROUN<br />

métalinguistique est sollicitée en ce sens qu’il y a comme un retour<br />

commentatif sur le toponyme préalablement énoncé, comme par exemple<br />

" Matango 1 club : pour une joie éphémère chez Loum’s " (Bafoussam),<br />

" Club Matango : force de frappe ". Dans cette même logique, on peut<br />

s’attarder sur le cas des pompes funèbres qui est assez frappant, où nous<br />

pouvons observer une juxtaposition de propositions tenant lieu de signifiant<br />

toponymique, à l’exemple de " J’ai combattu le grand combat, j’ai fini ma<br />

course, j’ai gardé ma foi ". Comment ne pas citer, dans ce même chapitre, le<br />

cas de phrases et groupes prépositionnels devenus des toponymes : " Minicité<br />

sauve qui peut ", " Mini-cité at your risk " 2 ; le cas aussi des locutions<br />

adverbiales, " Alimentation peu à peu " (supérette), " Alimentation pas à<br />

pas " (idem). Certains toponymes constituent de véritables cas<br />

d’intertextualité qui procèdent à la mise en abyme de la parole de l’autre ou<br />

d’un discours antérieur socialisé, comme on peut le voir dans " Alimentation<br />

nous nous"," Etablissement la main dans la main " (supérette), "Mini-prix<br />

Dieu n’oublie personne"(supérette).<br />

Toute cette mosaïque de formes syntaxiques utilisées dans les<br />

toponymes augure déjà de leur rapport à la réalité extralinguistique qu’ils<br />

textualisent.<br />

2. DE LA DÉNOMINATION INSOLITE À LA RÉFÉRENCE<br />

INCONGRUE<br />

Si les toponymes se manifestent dans des formes syntaxiques les<br />

plus hardies comme nous venons de le voir, le problème le plus évident<br />

qu’ils posent est celui de leur rapport au monde (à la référence), c’est-à-dire,<br />

au lieu ou à la géographie proprement dite. La réalité toponymique en<br />

contexte urbain au Cameroun dépasse le cadre de l’arbitrarité du signe, de la<br />

correspondance terme à terme, bref, de la bi-univocité signifiant-signifié,<br />

pour poser le problème de l’adéquation du signifiant linguistique (ou<br />

iconique) par rapport au contenu référentiel, c’est-à-dire à la réalité<br />

extralinguistique qu’il asserte. Autrement dit, il s’agit de voir comment le<br />

signifié arrive à se constituer et à prendre forme dans la conscience de<br />

l’individu qui les produit ou qui les reçoit.<br />

2.1. Symbolisation du lieu et motivations diverses<br />

Il s’agit ici des cas où le choix du toponyme est motivé par un<br />

quelconque lien physique ou sémantique. L’identité du nom par rapport au<br />

référent topique se justifie par une relation de proximité géographique ou<br />

spatiale, ou par la forme du contenu. Prenons par exemple : " Coup-franc<br />

bar ", "Alimentation Autocritique", " Mi-temps bar ", " Fin du match bar ",<br />

" Prolongations bar "… qui textualisent successivement des bars, mais dont<br />

le choix est motivé par leur rapport de proximité spatiale avec le stade de<br />

football situé non loin. Dans d’autres cas encore, le rapport du nom au lieu se<br />

1 Appellation en contexte camerounais, d’un breuvage alcoolisé de couleur blanchâtre, extrait<br />

d’un tronc de palmier ou de raphia. « Matango club » désigne le point de vente de cette bière. On<br />

l’appelle aussi, et par transfert sémantique vin blanc, qui n’est pas nécessairement celui connu<br />

dans la tradition des vins européens<br />

2 At your risk = à vos risques et périls.<br />

153


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

fait aussi par rapport à un repère géographique. On notera dans ce cas, des<br />

exemples des noms des "mini-cités" ou résidences secondaires pour étudiants<br />

comme "Mini-cité Sous-sol ", " Mini-cité Down beach ", " Cité La source de<br />

la vallée ", " Cité du Palmier ", " Cité Basse ", " Sous-sol night-club "…. La<br />

cité " Sous-sol " par exemple, est située, comme son nom l’indique, dans la<br />

cave au sous-sol d’un immeuble inachevé, tout comme la boîte de nuit qui<br />

porte le même nom. Les cités "Down beach " et " Basse " sont situées<br />

respectivement en contre bas d’une colline et dans une vallée qui en est le<br />

point de repère, tout comme la cité " Source de la vallée " trouve son nom<br />

par sa proximité à un point d’eau. Que dire de la cité " Du palmier " située à<br />

côté de l’unique palmier du quartier ou des environs qui fait référence seul à<br />

cet endroit ?<br />

En tout état de cause, on note dans tous ces exemples qu’à chaque<br />

fois dans la structure sémantique et référentielle du signifiant toponymique,<br />

un sens est transféré à un autre, un univers de référence est transposé ou<br />

tronqué contre un autre, sans que le premier perde nécessairement sa valeur<br />

dénotative, même si le sens contextuel a tendance à obscurcir ou à voiler le<br />

référent premier.<br />

Cette migration (la trajectoire) " du signe au sens " (J.J. Boutaud,<br />

1998 : 10) est d’autant plus notable que les choix toponymiques ont bien des<br />

motivations qu’il faut chercher dans la psychologie du locuteur qui subit sans<br />

cesse des pressions de son environnement physique immédiat (ou lointain).<br />

Cette pression situationnelle motivée le plus souvent par la géographie du<br />

lieu (on dira même la grammaire des lieux) sur la conscience linguistique de<br />

l’individu est la preuve de la réalité de l’influence du contexte (au sens large)<br />

sur les choix linguistiques. On prendra à titre d’exemple, le cas des énoncés<br />

dont le choix est motivé par l’architecture du lieu, bref, la forme du contenu.<br />

Les cas les plus révélateurs sont ceux des résidences pour étudiants qui<br />

prennent des formes linguistiques variées, en fonction de leur relation avec<br />

l’architecture. On aura des noms comme " Mini-cité Uncompleted ", " At<br />

your risk city ", " Dark residency ", " Box of matches city "…qui décrivent<br />

une réalité spatiale bien précise. La "Mini-cité Uncompleted " par exemple,<br />

emprunte à l’anglais la forme adjectivale " uncompleted " qui est l’équivalent<br />

de " inachevé " en français. Effectivement, le nom désigne une cité dont le<br />

bâtiment principal est encore en construction. L’illusion du réel se manifeste<br />

bien évidemment par la présence sur les murs, de l’échafaudage à l’étage<br />

supérieur. " Dark residency " (cité sombre) est réputé par ses couloirs jamais<br />

éclairés, de jour comme de nuit. "Dark" en anglais veut d’ailleurs dire "<br />

sombre", " obscur", et le lexème a été appliqué par isomorphisme à la nature<br />

du lieu qu’il désigne. C’est la même situation dans " At your risk " (à vos<br />

risques et périls) et " Box of matches " (boîte d’allumettes) qui renvoient pour<br />

le premier, à une cité dont le bâtiment à deux étages n’a pas de balcon ou de<br />

garde-fous pour la sécurité des résidents, et le second, à un bâtiment à<br />

l’architecture insolite (sous forme d’une boîte d’allumettes) dont les issues<br />

sont difficilement repérables.<br />

Mais dans bien d’autres cas, le lien sémantique entre le signifiant<br />

linguistique et son référent topologique est bien plus évident. Certains<br />

énoncés par exemple, sont bâtis sur une relation de type onomatopéique<br />

154


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU<br />

CAMEROUN<br />

(phonique), et dans ce cas, le nom du lieu est calqué sur une contiguïté<br />

phonologique avec un aspect particulier du lieu. Nous pensons à une<br />

expression comme " Songez au tic-tac " utilisée pour désigner une<br />

horlogerie. Le " tic-tac " qui est par ailleurs l’onomatopée imitant le bruit<br />

d’une montre, désigne non plus seulement cet objet qui est son référent<br />

immédiat, mais dans une relation métonymique, le lieu même où se vend la<br />

montre. Le double rapport sémantique est clairement établi. C’est ce même<br />

rapport que nous pouvons observer dans des énoncés comme " La table du<br />

chef ", " Food is ready " (Le repas est prêt), " Quantité et qualité chez Mme<br />

Coach "…appliqués à des gargotes ou à des restaurants. La " table du chef "<br />

par exemple, n’est plus cet objet matériel indiqué par le sens dénotatif, mais<br />

le contenu de la table même. La même relation sémantique est manifeste dans<br />

les noms de bars tels que " Alimentation je bois ", " Again bar " (encore,<br />

encore), où il y a une certaine simulation physique de la réalité impliquée par<br />

le nom : la répétition sans fin pour le second, et l’acte d’ingurgitation même<br />

pour le premier.<br />

Dans bien d’autres cas, le rapprochement est de type métaphorique,<br />

lorsque le signifiant est choisi par exemple sur une base analogique. Le terme<br />

" Hilton " par exemple, appliqué à un ensemble de résidences de la cité<br />

universitaire de la ville de Dschang, est choisi conformément à la réalité<br />

hôtelière de la chaîne internationale " Hilton " des hôtels de classe<br />

exceptionnelle. L’analogie est toute trouvée lorsqu’on applique le terme à des<br />

résidences universitaires, dans la mesure où celles-ci sont par leur standing<br />

de loin supérieures à celles qui ne le sont pas, et qui sont baptisées " Mvog<br />

ada ", du nom d’un quartier populaire et populeux de Yaoundé reconnu par<br />

son insalubrité. On peut aussi faire allusion aux énoncés comme " Ministère<br />

du soya 1 ", " Cochon bar ", " Oasis bar de Kam", " CRTV dernière bar ",<br />

"La pharmacie bar ", "Thermomètre bar". On se rend donc compte qu’une<br />

réalité extérieure est convoquée pour s’appliquer à un univers second, en<br />

raison d’une certaine ressemblance, ou rapprochement physique, même si le<br />

signifié premier demeure. Le bar " CRTV 2 dernière "qui est situé non loin du<br />

centre de production de la télévision nationale du Cameroun à Yaoundé, est<br />

choisi par conformité au nom donné au dernier journal télévisé de la journée,<br />

la "CRTV dernière". Cela veut tout simplement dire que le locuteur qui<br />

désigne ainsi un autre espace par un signifiant premier opère un transfert ou<br />

même une substitution de sens, de l’univers de la communication à celui de<br />

la consommation.<br />

Mieux qu’une forme d’adressage simple, le toponyme en contexte<br />

urbain est le produit d’une double compétence lexicale et culturelle chez le<br />

locuteur, et se range parmi les formes de communication culturellement<br />

appropriées. La réalité toponymique est ainsi convoquée non plus seulement<br />

pour combler un déficit lexical crée par l’absence du mot juste, mais bien<br />

plus un déficit appellatif ou une inflation dénominative matérialisée dans la<br />

collision des formes linguistiques ou des univers de référence (réels ou<br />

convoqués). C’est déjà ce que l’on peut noter dans les formules<br />

1 Viande à la brochette cuite à la braise assez appréciée au Cameroun<br />

2 Du nom de la télévision nationale, la Cameroon radio and television.<br />

155


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

périphrastiques originales qui émaillent l’univers des pompes funèbres au<br />

Cameroun. On y relèvera des tournures comme " Le dernier tournant ", " La<br />

fin du pèlerinage ", " Douce nuit ", " J’ai combattu le grand combat, j’ai<br />

fini ma course, j’ai gardé ma foi ", " Mission accomplie ", " Doux sommeil<br />

", " Mon dernier hommage ", "Le dernier lit", "Pour un adieu<br />

honorable"…qui sont autant de formes circonlocutives utilisées pour<br />

matérialiser l’univers de la mort. Si la mort en fait est une réalité<br />

sociologique, elle est beaucoup plus une réalité culturelle qui a ses attentes et<br />

ses implications.<br />

A travers tous ces exemples, il est aisé de comprendre que les choix<br />

toponymiques au Cameroun ne sont pas toujours innocents, ils le sont sur la<br />

base d’un certain nombre de motivations qui sont la preuve de<br />

l’appropriation culturelle d’une parole étrangère ou extérieure. Mais le plus<br />

souvent, certains noms n’ont parfois rien à voir avec la réalité locale<br />

(contextuelle) qu’ils assertent, avec des décalages sémantiques d’évidence.<br />

2.2. Symbolisation du lieu et opacité référentielle<br />

Si dans ces cas, la relation entre le signifiant toponymique et sa<br />

référence est motivée par un quelconque lien sémantique ou physique, dans<br />

bien d’autres, cette relation est opaque et entraîne une rupture entre l’univers<br />

linguistique de dénomination et l’univers de référence contextuelle. Si on<br />

prend par exemple les noms des bars ou boîtes de nuit comme " Night-club<br />

Sainte Thérèse ", " Le Vatican bar ", " L’armurerie paix en Jésus Christ ",<br />

des résidences d’étudiants telles que " Mini-cité Notre Dame des Grâces ", "<br />

Mini-cité Le Grand séminaire ", " Mini-cité Le 11e Commandement ", des<br />

auberges comme " Hôtel Le Jardin d’Eden ", les maisons de commerce<br />

comme " Coup circuit auto (sic) ", " Restaurant Terre promise ", " Cabinet<br />

médical l’Arc-en-ciel ", " Poissonnerie la main de l’Eternel ", " Pharmacie<br />

des Martyrs "… on se rend compte qu’il y a rupture ou opposition entre les<br />

univers de référence. Dans bien des cas, par exemple, des lexèmes sont<br />

empruntés à l’univers religieux (par malice ou à dessein) qui est l’univers de<br />

la piété par excellence, pour désigner des lieux dont les contours ou les<br />

activités principales qui s’y déroulent rompent la cohérence sémantique avec<br />

le premier. Les débits de boisson, les hôtels et autres résidences estudiantines<br />

sont fonctionnellement et culturellement des espaces de dépravation et de<br />

débauche (alcool, sexualité, prostitution…) qui n’ont rien à voir avec la<br />

sacralité, la sainteté ou l’orthodoxie qu’est sensé incarner le monde religieux.<br />

Qu’on dénomme une armurerie " Paix en jésus Christ " par exemple, est une<br />

contradiction flagrante, qui frise même de la provocation. L’univers de paix<br />

incarnée par Jésus Christ contraste avec la violence inhérente ou représentée<br />

par l’armurerie, tout comme le "Vatican" qui est le Saint siège et la capitale<br />

mondiale de la sainteté et de l’orthodoxie n’a rien à voir avec le bar, l’alcool<br />

ou la débauche qu’il désigne fonctionnellement au Cameroun. Que dire de<br />

cette indication placardée sur un mur dans une banlieue de Dschang et qui est<br />

le plan d’adressage d’un tradi-praticien (sorcier ou tradi-praticien) ? "<br />

Pharmacie 616 TA. Vaccin contre le SIDA.Grande découverte. Don de Dieu<br />

".<br />

156


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU<br />

CAMEROUN<br />

En fait, que le vaccin contre le SIDA soit un " don de Dieu ", relève<br />

d’un miracle, et contredit le discours scientifique connu autour de la terrible<br />

maladie, car en fait, la grande bataille qu’on mène aujourd’hui contre cette<br />

maladie est une affaire de laboratoire, de science, et ne sera jamais une<br />

affaire de divinité. Cela nous fait donc penser que, dans tous ces cas<br />

d’opposition, il n’y a pas seulement contraste ou contradiction sémantique,<br />

mais quelque chose de plus révélateur : la provocation, l’ironie ou la satire<br />

qui font que le toponyme se mue en un véritable discours sur la société. Dans<br />

d’autres cas, la rupture ou l’opposition est plus brutale, et l’incongruité plus<br />

grande, à l’image de " Piment automobile " (magasin de vente des pièces<br />

détachées automobiles), " Black like me cosmétique ", " Essuie-glace bar ",<br />

" Caprice bar ", " Mini-cité le nectar ", " Boulangerie pâtisserie pas à pas ",<br />

" Auto-École astrale ", " Le sky night-club ", " Tour Eiffel bar "… qui ont un<br />

caractère insolite, et n’ont rien à voir, ni par le sens, ni par la forme avec<br />

l’univers extralinguistique qu’ils décrivent. Certains sont en effet<br />

improbables en France, comme "Essuie-glace", " Le doux sommeil "<br />

impossible en France ; "Sous-sol ", improbable, "Bel-Amour", inadapté en<br />

France à une supérette, mais le "Pélican" est parfaitement envisageable, de<br />

même que les dénominations étrangères. On n’aurait pas non plus "Le<br />

béton ", pour un espace commercial.<br />

Mais ce qu’il y a lieu de dire, c’est que le choix de toutes ces<br />

différentes tournures toponymiques ne relèvent d’aucune incompétence<br />

lexicale ou linguistique. Ce sont des choix conscients (dans la plupart des<br />

cas, surtout pour les populations citadines) qui sont le fait d’une prise de<br />

position par rapport à un type de discours précis. Ce sont des discours<br />

sociaux ironiques et voire satiriques qui consistent, par des jeux de mots ou<br />

des jeux sur la langue, à tourner en dérision certaines prises de position<br />

sociale. Qu’on pense aux formes burlesques, mais combien saisissantes<br />

comme le "Club matango force de frappe " qui par le double sens du mot<br />

"frappe " renvoie à la lubricité ou à la sexualité. Qu’on pense aussi à l’"Hôtel<br />

le repos du battant " (repos d’un homme sexuellement repu ou exténué), à la<br />

" Cité Bush faller 1 ", à " Sans visa bar ", " Sans avis bar" (le deuxième<br />

obtenu par anagramme au premier : avis-visa), ou à " Club matango on entre<br />

OK et on sort KO " (structure chiasmatique évidente, mais référentiellement<br />

contradictoire), " Sans souci bar "… qui sont autant de jeux lexicosémantiques<br />

sur la langue, qui font preuve chez le locuteur urbain, d’une<br />

puissance créatrice évidente lui conférant une compétence encyclopédique,<br />

gage de son insertion dans un monde en pleine mutation du point de vue<br />

communicationnel et culturel.<br />

3. TOPONYMIE ET INTERCULTURALITE<br />

Si les toponymes au Cameroun sont le lieu d’expression et de<br />

manifestation de préoccupations linguistiques multiples, ils sont aussi, et<br />

1 Terme emprunté au pidgin english qui veut dire littéralement tomber en brousse, s’échapper ou<br />

disparaître. Contextuellement le terme désigne le Camerounais expatrié, ce qui est du reste un<br />

prestige au sein de la jeune population estudiantine qui ne rêve que de quitter le pays.<br />

157


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

beaucoup plus, le produit d’influences et de pressions aux enjeux culturels<br />

insondables.<br />

3.1. La norme linguistique : le visage du double<br />

Le Cameroun se présente en fait comme une véritable mosaïque<br />

culturelle où se déploient presque 248 langues locales, auxquelles il faut<br />

ajouter une langue véhiculaire, le pidgin-english, un parler hybride, le<br />

Camfranglais 1 au-dessus desquels trônent le français et l’anglais comme<br />

langues officielles. Cette diversité linguistique impose, au niveau des<br />

comportements énonciatifs, une situation de diglossie, où le français langue<br />

dominante a recours (tout comme l’anglais), aux autres langues en présence<br />

dans des situations précises 2 . En effet, les migrations sociales, et plus<br />

particulièrement les déplacements massifs des populations de la campagne<br />

vers la ville imposent un plurilinguisme manifeste qui se caractérise par des<br />

nouvelles normes sociolinguistiques. Pour parler comme A. Tabourée –<br />

keller (in J.F.P. Bonnot, 1995 : 155), on peut dire que " la représentation<br />

abstraite du français (ou de l’anglais) comme langue est associée de manière<br />

positive, à l’urbanité. Vivre en ville, être citadin, par opposition aux<br />

connotations négatives qui affectent le village, où n’habitent pas de<br />

villageois, mais de paysans. Etre de la ville, c’est occuper une place dans<br />

l’échelle sociale, "être quelqu’un", et pas simplement un "paysan" ".<br />

Mais si le français et l’anglais sont essentiellement au Cameroun des<br />

langues (langages ?) de "la ville", il reste qu’à travers la réalité toponymique<br />

et par diverses formes d’alternance codique (code switching, code mixing), le<br />

toponyme ne parle plus seulement son monde immédiat, mais parle aussi le<br />

monde extérieur (étranger) qui est celui du colonisateur, certes, mais<br />

beaucoup plus celui de l’Autre (de l’altérité). Ainsi, les noms comme " Le<br />

sky Night club ", " American bar ", " Mini-cité Bush faller ", " Again bar ",<br />

" Dark residency ", " Single boyz (sic) city ", " Mini-cité Uncompleted ", "<br />

Nkunkuma 3 bar "… qui procèdent d’un certain mixte structural (alternance<br />

codique) dans un contexte essentiellement francophone, ne relèvent pas<br />

uniquement de la compétence linguistique du locuteur en milieu urbain (le<br />

plurilinguisme), mais permettent à celui-ci (francophone ou anglophone<br />

selon les cas), de combler un vide laissé par l’absence du mot juste ou<br />

approprié, pour désigner une réalité précise. Les mots comme " Bush faller,<br />

", " Box of matches ", hérités du pidgin-english, n’ont pas de correspondants<br />

exacts en français, si ce n’est par des rapprochements métaphoriques ou<br />

périphrastiques, mais beaucoup plus culturels : "celui qui s’expatrie" pour le<br />

premier, et boîte d’allumettes pour le second (traductions littérales).<br />

On peut observer la même réalité dans " Again bar ", " Mini-cité<br />

Hot palace ", " At your risk city ", " Mini-cité Down beach ",… où les mots<br />

perdent un peu de leur sens d’origine, pour désigner fonctionnellement une<br />

réalité culturelle précise. En tout état de cause, à travers ces brassages<br />

linguistiques, ce n’est plus seulement la réalité sociolinguistique<br />

camerounaise qui est ainsi mise en évidence par le toponyme, mais le<br />

1 Mélange de français, d’anglais et d’argot.<br />

2 Situation aussi valable pour la publicité, comme l’a par ailleurs relevé J B Tsofack (2002).<br />

3 Désignation en langue locale (ewondo) du chef (de quartier, du village ou du canton)<br />

158


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU<br />

CAMEROUN<br />

rapprochement ou le dialogue des cultures qui est ainsi opéré. Comment<br />

d’ailleurs préserver l’unité, la coexistence pacifique dans un pays aussi réduit<br />

(475000 km 2 ) et atomisé (plus de 200 groupes ethniques) que le Cameroun<br />

autrement que par le choix des formes linguistiques conciliantes ou hybrides<br />

comme celles-ci, dans un espace urbain, où le naturel côtoie l’artificiel, la<br />

richesse la pauvreté, la tradition la modernité, l’ici l’ailleurs, bref, le singulier<br />

et l’altérité ?<br />

3.2. Le dialogue des cultures ?<br />

De prime abord, on note que des topoï étrangers ont subi comme<br />

une migration pour s’implanter au Cameroun. Il y a déjà ces espaces<br />

extraterrestres (sidéraux) convoqués comme dans " Planète mars<br />

photocopie " (espace commercial avec un copieur), " Mercure plus nightclub<br />

", " Hôtel Venus ". Plus proche du Cameroun, d’autres toponymes<br />

renvoient à des espaces africains bien connus comme " Abidjan night-club",<br />

"Kalakuta 1 alimentation "(supérette), " Pharmacie du Bénin " où des noms<br />

de ville ou de pays sont convoqués pour désigner un espace local plus réduit.<br />

Dans d’autres cas, c’est plutôt l’espace nord américain qui est transporté et<br />

transposé, preuve que le locuteur camerounais n’est pas resté imperméable à<br />

" la civilisation du coca-cola " comme dans "American bar ", " Miami<br />

casino club " (salle de jeux), "Restaurant Memphis ", " Santa Barbara "<br />

(quartier chic de Yaoundé et résidence d’étudiants), " Beverly Hills "<br />

(résidence d’étudiants), "Restaurant Memphis", " Restaurant le Madison ",<br />

" Melrose place" (résidence d’étudiants). C’est aussi les allusions à la<br />

politique internationale et particulièrement les pouvoirs politique et militaire<br />

américains : " Maison blanche " (bar à Dschang et quartier résidentiel à<br />

Yaoundé), " Le Pentagone " (résidence d’étudiants, Dschang) ou la<br />

puissance économique avec le " World Trade Center " (Cyber café).<br />

Il en est de même de l’Europe dont les espaces, visiblement, sont<br />

convoqués et transplantés au Cameroun par des opérations de transferts<br />

culturels. C’est d’abord l’image de la France qui se dégage des occurrences,<br />

avec l’évocation de ses micro-espaces comme dans " Photo Champs<br />

Elysées "," Restaurant la gare du midi ", " Tour Eiffel bar ", la puissance<br />

académique anglaise avec le " Cambridge city ", la culture écossaise du<br />

whisky avec le " William Grant’s " (Matango club). Le Locuteur va<br />

également chercher du côté de l’Orient : " Ets Beijing " (supérette). En plus<br />

de la convocation des espaces étrangers, il a tout simplement recours à des<br />

réalités extérieures dont la signification est à large échelle comme par<br />

exemple l’hymne national français " La Marseillaise " (résidence<br />

d’étudiants), les noms de personnalités historiques comme<br />

dans " Alimentation Kennedy " (supérette), " Mini-cité Louis XIV "<br />

(résidence d’étudiants). Les toponymes participent aussi d’une création<br />

calquée sur l’actualité internationale, avec des références aux temps forts de<br />

la guerre du Golf dans " Koweit city " (résidence d’étudiants), et plus récent,<br />

les attentats du 11 septembre avec des toponymes originaux et<br />

1 Nom donné au quartier général du célèbre chanteur nigérian, feu FELA RAMSON KUTI.<br />

159


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

provocateurs comme " Mini-cité Taliban ", " Mini-cité Bin Laden "<br />

(résidences d’étudiants).<br />

Le toponyme, dans ce contexte, ne se réduit plus seulement à la<br />

désignation de l’espace topique (l’Ici), mais révèle des espaces convoqués<br />

d’ailleurs. Ce sont ces réalités étrangères qu’il s’approprie et auxquelles il<br />

attribue de nouvelles fonctions. Mais dans ce paysage hétéroclite caractérisé<br />

par un dénivellement des compétences, et où l’analphabétisme frappe encore<br />

une bonne frange de la population, on peut de toute évidence s’interroger sur<br />

l’aventure du signe toponymique dans le projet de communication dans la<br />

ville au Cameroun.<br />

4. VERS L’ECHEC DE LA COMMUNICATION ?<br />

Le toponyme comme tout énoncé, en effet, est un acte de langage,<br />

un produit fabriqué en vue d’une consommation. Il n’est donc pas produit<br />

pour lui-même, mais est, comme le dit Charaudeau (1983 : 50), une<br />

" expédition " sémantique et une "aventure " pragmatique, c’est-à-dire<br />

constamment hanté par la peur de ce que Jacques Derrida (cité par<br />

F.Shuerewegen, 1988 : 252) appelle " le-pouvoir-ne-pas-arriver ". De là,<br />

nous pouvons dériver trois figures de lecteurs possibles qui décident<br />

quotidiennement, de la réussite ou non du projet de communication que<br />

charrie le toponyme et de sa survie en tant que phénomène social :<br />

D’abord un lecteur compétent et performant 1 , celui-là qui est<br />

capable de déchiffrer le toponyme en tant qu’énoncé grammaticalement<br />

construit, et de traquer toutes les connotations culturelles qui l’accompagnent<br />

éventuellement. C’est celui qui verrait dans " Night-club Sainte-Thérèse "<br />

par exemple, une allusion ironique à la sainteté comme valeur<br />

théologiquement ritualisée. Il percevrait aussi dans " Matango : pour une<br />

joie éphémère chez Loum’s ", " Matango : on entre OK et on sort KO",<br />

outre l’indication d’un lieu de consommation d’alcool, l’évocation du<br />

fallacieux exutoire, de la fausse valeur-refuge que représentent les beuveries.<br />

Ce dernier serait également capable de rattacher le toponyme " Mini-cité<br />

Taliban " à l’actualité brûlante ou " Le Pentagone " à une opération de<br />

métonymisation du pouvoir militaire américain.<br />

Ensuite un lecteur tout simplement compétent, juste capable de lire<br />

le toponyme de façon horizontale (degré zéro), comme une indication<br />

renvoyant stricto sensu à l’espace désigné. Il n’aura pas conscience des sens<br />

inférés, des connotations dérobées sous l’explicite. Pour ce lecteur à qui<br />

échappe la performance, il ne sera pas possible de s’interroger sur ces<br />

mécanismes insolites de référentiation. Cependant, il sera, comme le<br />

précédent, tout de même capable de retrouver, grâce aux toponymes, ses<br />

voies et ses repères dans l’espace urbain.<br />

Enfin un troisième type de lecteur passif, qui n’a ni la compétence ni<br />

la performance nécessaires pour déchiffrer et comprendre les sens inférés par<br />

et dans le système de désignation des espaces (adressage). C’est justement au<br />

regard de cela que le projet initial du toponyme semble se désagréger. S’il<br />

cesse d’être un discours finalisé faute de récepteur compétent et performant<br />

1 Nous empruntons à la dichotomie chomskienne compétence/performance.<br />

160


ÉNONCÉS TOPONYMIQUES ET COMMUNICATION URBAINE AU<br />

CAMEROUN<br />

pour le décoder, il devient opaque, un signe qui a perdu sa transparence.<br />

Ainsi, la fluidité de la communication recherchée dans l’espace urbain n’est<br />

plus certaine. Elle devient poreuse puisqu’à l’énonciation transparente, ne<br />

répond pas toujours en écho un décodage réussi.<br />

La masse d’illettrés qui parsème l’espace urbain nous pousse à nous<br />

interroger sur l’efficience de la communication toponymique dans et par la<br />

ville. A l’observation, elle ne révèle qu’une compétence et une performance<br />

uniques, celles du sujet producteur, et rarement celles du " sujet analysant ".<br />

A quoi servirait donc un énoncé s’il est menacé de n’être pas valablement<br />

" reçu" ?<br />

CONCLUSION<br />

Ce qui frappe de prime abord, c’est que les toponymes, d’un point<br />

de vue structural, sont des constructions atypiques au regard de leur<br />

arrangement lexico-syntaxique. Ensuite, lorsqu’on s’interroge sur leur<br />

rapport au référent, on constatons qu’en même temps qu’ils désignent et<br />

sémiotisent une portion du monde urbain, trahissent une incongruité dans<br />

leurs mécanismes de référentiation. Il s’agit d’un jeu qui dévoile chez le<br />

locuteur urbain une réelle compétence communicationnelle (polyphonique),<br />

qui institue et entonne "le chant du signe" (cygne ?). C’est justement ce qui<br />

l’amène à pouvoir dire son mode spécifique d’être au monde et celui de<br />

l’altérité. La toponymie au Cameroun participe d’un projet de<br />

communication urbaine dont la réussite, au quotidien, dépend de la<br />

compétence et/ou de la performance des récepteurs éventuels. Elle dévoile<br />

chez le sujet producteur, ce que P. Guiraud (1965 : 56) appelle une<br />

hypertrophie de sa conscience lexicale qui fait de celui-ci un véritable<br />

créateur, un architecte linguistique en somme disposé à verbaliser les<br />

identités culturelles multiples. La toponymie urbaine au Cameroun enfin<br />

donne à voir la ville comme le lieu par excellence de " recomposition<br />

permanente, géographique et linguistique " (E. Dorier-Aprill et C. Van Den<br />

Avenne, 2002 :151).<br />

Jean-Benoît TSOFACK J.J. Rousseau TANDIA<br />

MOUAFOU<br />

tsobejean@justice.com rtandia@yahoo.fr<br />

Université de Dschang-Cameroun<br />

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161


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M.L.M.S éditeur (Edition électronique), Mai 2002, pp.151-158.<br />

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TSOFACK J.B., « Pulicité, langue et plurivocalité au Cameroun »,<br />

SudLangues n° 1 (revue électronique), UCAD, Dakar, décembre 2002, pp.<br />

22-36.<br />

162


POLITIQUE ET RÉALITÉ LINGUISTIQUES EN<br />

MAURITANIE : LA PERSONNALITÉ LINGUISTIQUE<br />

DE LA VILLE DE NOUAKCHOTT<br />

INTRODUCTION<br />

La Mauritanie pays multilingue et pluriethnique a connu dans sa<br />

jeune histoire des frictions et même des heurts entre les différentes<br />

composantes de sa population qui se disputent la primauté politique sur fond<br />

de conflits culturels et linguistiques. A Nouakchott, la capitale, se retrouve<br />

l’ensemble des composantes ethnico-liunguistiques nationales auxquelles il<br />

faut ajouter des étrangers de tous horizons (ouest africains et maghrébins<br />

notamment). <strong>Ville</strong> surgie du désert, il y a un peu moins d’un demi-siècle<br />

Nouakchott apparaît comme une ville artificielle, un peu à l’image de la<br />

Mauritanie dans laquelle le hasard (? ) du tracé des frontières a rassemblé des<br />

entités raciales et ethniques que rien ne semblait prédestiner à partager le<br />

même sort. Le choix de la ville n’est donc pas fortuit, elle est la mieux à<br />

même de nous renseigner sur le déroulement in vivo de la coexistence entre<br />

les différentes langues en présence. En effet dans ce pays, ancienne colonie<br />

française, où le français était au lendemain de l’indépendance la langue<br />

officielle, la politique linguistique est résolument et irréversiblement tournée<br />

vers l’arabisation. Cela se fait au détriment du français mais surtout des<br />

autres langues nationales du pays que sont le Soninké, le peul ou pulaar et le<br />

wolof. Nous sommes donc en situation de concurrence déloyale en ce sens<br />

que l’Etat a choisi de privilégier une des langues sur les autres. Mais est-ce<br />

que cette volonté de l’Etat d’imposer l’arabe se traduit dans la réalité des rues<br />

de Nouakchott ? Autrement dit l’arabe s’impose-t-il comme langue<br />

véhiculaire pour la capitale ou plutôt celle-ci à l’image du pays entier du<br />

reste est-elle divisible en zones véhiculaires avec une langue différente pour<br />

chacune de ces zones ? Le bilinguisme voire le trilinguisme de la plupart des<br />

habitants, des jeunes notamment, et les interférences codiques inhérentes à la<br />

pratique de plusieurs langues ne donneraient-ils pas naissance à un code<br />

particulier, espèce de code switching se démarquant des longues en<br />

présence ? Autant de questions auxquelles nous essayerons de répondre à<br />

161


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

travers l’étude des comportements linguistiques des jeunes de la ville Mais<br />

cette étude à elle seule n’aurait pas de sens en soi si elle n’est pas mise en<br />

rapport avec la façon dont sont reparties les différentes communautés<br />

linguistiques en fonction des quartiers et la conséquence de celle-ci sur la<br />

pratique linguistique des premières générations de Nouakchottois, Mais avant<br />

d’en venir à tout cela nous essayerons d’abord de donner un aperçu global<br />

sur les mécanismes de la concurrence déloyale des langues<br />

1. LA CONCURRENCE DELOYALE :<br />

Il y a concurrence déloyale dés le moment ou un élément extérieur,<br />

l’Etat en l’occurrence, cherche à infléchir la dynamique naturelle des<br />

langues. A Nouakchott comme dans le reste de la Mauritanie, les langues en<br />

présence ne disposent pas d’un statut identique. Le statut de langue officielle<br />

de l’arabe, donc médium entre l’Etat et ses administrés, en fait une langue<br />

privilégiée par rapport aux autres. Ainsi de toutes les langues utilisées dans le<br />

pays, elle est la seule en compagnie du français, à être enseignée à l’école.<br />

1.1. La concurrence par la toponymie<br />

« La nomination, écrit Nancy Houston dans dire et interdire (p.25),<br />

est un signe de maîtrise, elle présuppose la compréhension de l’objet »<br />

Les autorités Mauritaniennes ont visiblement conscience de ce pouvoir de la<br />

langue. Une promenade dans la ville de Nouakchott à travers les<br />

dénominations attribuées aux quartiers et arrondissements de la ville donne<br />

l’impression d’une tournée dans la presqu’île arabique.<br />

Ryadh, Baghdad, Arafat, Bouhdida, Teyarett, Tevragh Zeina, tous les noms<br />

d’arrondissement sont en arabe. Pas un seul quartier dans tout Nouakchott ne<br />

porte un nom négro-africain. Quelques zones à dominante négro-africaine<br />

tentent cependant de résister, il en est ainsi des quartiers de la Medina R, de<br />

la Medina 3, de la Socogim et des 5e et 6e arrondissements.<br />

Mais la guerre est aussi scripturale. Les panneaux, affiches<br />

publicitaires, tout est écrit en arabe et en français. Mais cela n’est pas<br />

étonnant quand on sait que l’enseignement ne se fait que dans ces deux<br />

langues. La réforme de l’enseignement de 1979 prévoyait pourtant<br />

l’officialisation de l’ensemble des langues nationales. Des classes<br />

expérimentales ont été mises en place à Nouakchott en vue d’évaluer<br />

l’introduction de ces langues dans le système éducatif au bout de six ans.<br />

Mais malgré des résultats assez probants, cette introduction se fait toujours<br />

attendre et l’enseignement en langues nationales est maintenant confiné à<br />

quelques zones éloignées du sud du pays.<br />

1.2. Place des langues à l’école et dans les médias<br />

Il faut ajouter à cela l’ambiguïté du système éducatif qui était<br />

bicéphale jusqu’à la dernière réforme de 1999. Une filière arabe où<br />

l’enseignement est dispensé en arabe avec quelques heures de français et une<br />

filière dite bilingue où l’essentiel de l’enseignement se fait en français mais<br />

avec beaucoup d’heures d’arabe. On le voit, il n’y a pas beaucoup de place<br />

pour les autres langues. Celle-ci est encore beaucoup plus restreinte dans les<br />

médias. Pour la presse écrite, elle est nulle. Quant à la presse audiovisuelle,<br />

162


POLITIQUE ET REALITE LINGUISTIQUES EN MAURITANIE…<br />

elle y est réduite au strict minimum. « A la radio nationale l’arabe occupe une<br />

tranche d’antenne de 3 h 30 par jours, contre 1 h 20 pour le français, 50<br />

minutes pour le pular, 30 minutes pour le soninké et 25 minutes pour le<br />

wolof » écrivait Diagana Seydina Ousmane en 91 (« Aménagement et<br />

politique linguistique dans les pays arabophones : Concurrence linguistique<br />

déloyale en Mauritanie »). Depuis les choses ont beaucoup évolué :<br />

aujourd’hui, radio Mauritanie émet vingt-quatre heures sur vingt-quatre<br />

(24 heures/24), pour Nouakchott tout au moins. Le français y est réduit à<br />

deux éditions de journal dont les temps cumulés ne dépassent pas les 20<br />

minutes. Quant aux autres langues, leur temps d’antenne quotidien se limite à<br />

moins d’une heure. Le temps restant est consacré à l’arabe. Il y a lieu de<br />

préciser que quand on parle d’arabe, on pense à la fois à l’arabe littéraire et à<br />

sa version dialectale, le hassania. La confusion entre les deux variantes est<br />

entretenue (sciemment ?) aussi bien dans le discours officiel que dans celui<br />

des enseignants même de la langue.<br />

Tous les moyens sont donc mis en œuvre du côté de l’Etat pour que<br />

l’arabe émerge comme langue dominante pour ne pas dire langue<br />

d’assimilation. Mais la réalité du terrain est tout autre. Les communautés<br />

linguistiques négro-africaines essayent justement de faire de la résistance<br />

face à la déferlante de l’arabe.<br />

2. NOUAKCHOTT COMME REFLET DU PAYSAGE<br />

LINGUISTIQUE MAURITANIEN ? :<br />

2.1. Les parlers des premières générations de nouakchottois<br />

L’urbanisation, au moins à ses débuts, n’a pas véritablement<br />

transformé la vie des Mauritaniens qui ont choisi de s’installer à Nouakchott.<br />

En fait d’urbanisation, il s’agissait plutôt d’une transposition de la vie<br />

nomade et ou rurale en milieu urbain. Ainsi, l’esprit d’appartenance clanique,<br />

tribale ou ethnique a accompagné l’urbanisation de ces pionniers de sorte que<br />

le peuplement des quartiers de la ville correspond globalement à la<br />

distribution des groupes ethniques dans le reste du territoire. Ainsi un<br />

arrondissement comme Teyarett est majoritairement habité par les maures<br />

alors que la Sebkha ou El Mina sont plutôt à dominante négro-africaine.<br />

Des quartiers comme la Medina R ou la Médina 3 sont réputés être<br />

des quartiers pular ou wolof. Il est vrai que les habitants de ces quartiers sont<br />

pour la plupart issus des communautés de même nom.<br />

Mais la réalité linguistique correspond-t-elle forcément à la réalité du<br />

peuplement ? Autrement dit est-ce parce qu’une communauté linguistique est<br />

majoritaire dans une zone déterminée que sa langue s’impose comme langue<br />

dominante dans ladite zone ?<br />

Les entretiens avec les premières générations de Nouakchott (celles des<br />

années 60 et 70) doublés d’observation des interactions semblent plaider<br />

pour le fait que ces langues servent ou aient servi effectivement de<br />

véhiculaires dans ces quartiers.<br />

Dans la majorité des interactions observées entre locuteurs de la<br />

tranche d’âge 30-40 ans de langues différentes, les interactants ont recours<br />

soit au français, soit au wolof ou encore ou pulaar pour se comprendre. On<br />

163


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

notera que sur une quarantaine de personnes interrogées 30 disent avoir<br />

recours au français dès lors qu’ils sont en face d’interlocuteurs de langues<br />

différentes. Mais en réalité, ils ont plutôt tendance à mélanger les codes<br />

(français-wolof, le plus souvent). On notera également que chez cette tranche<br />

d’âge là, la pratique du hassainia est souvent rudimentaire et se limite à la<br />

communication avec le boutiquier du coin. Celui-ci pratiquent d’ailleurs le<br />

plus souvent l’une des langues négro-africaines prédominantes dans son<br />

quartier si ce n’est un mélange de pulaar et de wolof.<br />

Quand il s’agit d’interactions entre négro-africains et maures de ces<br />

mêmes quartiers, les échanges ont le plus souvent lieu en français, parfois en<br />

alternance avec le wolof. Mais ce qui apparaît ici intéressant à retenir, c’est la<br />

langue utilisée quand on se retrouve entre locuteurs natifs d’une même<br />

langue. Les quarante enquêtés déclarent tous utiliser leur langue maternelle<br />

dès lors qu’ils sont entre eux. On retiendra que pour les Wolofs et les Maures<br />

et dans une moindre mesure les Soninkés, c’est effectivement le cas. Quant<br />

aux Pulaars, il arrive qu’on surprenne souvent une conversation entre deux<br />

membres de cette communauté en wolof. Mais l’ensemble des gens de cette<br />

génération, maures mis à part, reconnaît avoir recours au wolof quand il<br />

s’agit de draguer quelle que soit la langue de leur interlocuteur (ou<br />

interlocutrice). Cela est valable également pour leurs cadets aujourd’hui<br />

même si les comportements linguistiques ne sont pas tout à fait les mêmes.<br />

Dans des quartiers comme celui de Tevragh Zeina, le quartier le plus<br />

huppé de Nouakchott, la fonction de véhicularité revient au hassania et<br />

parfois au français. En effet, ici, c’est aux négro-africains de faire l’effort de<br />

comprendre le hassania au moins pour les menus besoins quotidiens. Les<br />

interactions entre par exemple épiciers et clients ont quasi-exclusivement lieu<br />

en hassania. Mais les conversations en français sont tout aussi fréquentes<br />

puisque le quartier est habité par la frange la plus nantie de la société, celle-ci<br />

ayant généralement un niveau de scolarité élevé. Il en va de même à Teyarett,<br />

sauf que là le français occupe une position moindre. Il faut dire que dans ces<br />

zones là, il en a toujours été ainsi et la tendance n’est pas près de s’inverser,<br />

loin s’en faut.<br />

De par la répartition de sa population dans les différents quartiers en<br />

fonction de l’appartenance ethnico-tribale, Nouakchott était donc prédisposé<br />

à être divisible en zones à langues véhiculaires différentes. Le wolof et le<br />

pulaar émergeant comme véhiculaires dans les zones à prédominance négroafricaine<br />

à côté du français. Le hassania dans les quartiers à dominante<br />

maure, là aussi à côté du français. Cela a été à peu près le cas jusqu’au début<br />

des années quatre-vingt-dix où (à la faveur d’un conflit avec le Sénégal),<br />

l’équilibre linguistique s’est vu mis à mal.<br />

2.2. Quelle(s) langue(s) parlent les jeunes de la tranche 15-25 ans ?<br />

Aujourd’hui, la situation linguistique de Nouakchott n’est plus la<br />

même qu’il y a une dizaine d’années. Le hassanie est entrain de gagner du<br />

terrain même dans les quartiers où la composante maure est minoritaire.<br />

Comparée à la pratique linguistique des générations précédentes celle des<br />

jeunes d’aujourd’hui apparaît comme plus complexe. En effet d’après les<br />

observations que nous avons pu faire sur le terrain il n’y a plus de quartiers<br />

164


POLITIQUE ET REALITE LINGUISTIQUES EN MAURITANIE…<br />

relativement fermés du point de vue linguistique, pour les négro-africains<br />

tout au moins.<br />

Dans le quartier de Medina R réputé plutôt pulaar, le hassania<br />

réalise une percée importante. Sur une cinquantaine de personnes observées<br />

plus de 30 utilisent le hassania même dans des situations où cela ne paraît pas<br />

indispensable. Il nous est arrivé, en effet, d’observer une conversation entre<br />

une bande de jeunes d’une durée de plus d’une heure en hassania et le plus<br />

surprennent c’est que un seul des interactants était locuteur natif de cette<br />

langue, qui plus est pratique le pular et le wolof. On aura observé le même<br />

phénomène chez de jeunes cadres négro-africains discutant en alternance en<br />

français et en hassania. Cela veut dire simplement qu’il n’y a plus de<br />

sanctuaire pour les langues négro-africaines. Mais qu’on ne s’y trompe pas,<br />

les jeunes négro-africains n’ont pas renoncé à leurs langues pour adopter le<br />

hassania. En fait les interactions entre négro-africains se font généralement<br />

dans un mélange de codes intégrant l’ensemble des langues en présence. Et à<br />

y regarder de près ceux d’enter eux qui adoptent le pus facilement le hassania<br />

sont en majorité des Nouakchottois de souche, quant à ceux qui rechignent<br />

encore à parler hassania ce sont généralement des jeunes ayant débarqué dans<br />

la ville de fraîche date.<br />

Il y a cependant lieu de s’interroger sur la perte de terrain des<br />

langues négro-africaines et notamment du wolof. Le conflit ayant opposé la<br />

Mauritanie au Sénégal au début des années 90 y est certainement pour<br />

beaucoup. En effet, suite à ces événements le wolof a été banni du pays<br />

pendant près de trois ans. Les gens avaient peur de parler wolof pour ne pas<br />

être assimilés à des Sénégalais. Pire, beaucoup de personnes ont dû changer<br />

de nom pour prendre des noms maures. Aussi, pendant cette période-là,<br />

parler hassania était un gage de « mauritanité », donc de sécurité. C’est ce qui<br />

explique sans doute la poussée en force du hassinia dans des zones<br />

traditionnellement à dominante linguistique négro-africaine. Ce n’est pas un<br />

hasard si ce sont les jeunes qui ont aujourd’hui entre 15 et 30 qui sont les<br />

plus prompts à utiliser cette langue.<br />

Cela dit on aura remarqué chez ces jeunes qui ont moins de<br />

réticences que leurs aînés à adopter le hassania, la tendance à employer un<br />

langage assez particulier ne pouvant être identifié à aucune des langues en<br />

présence.<br />

2.3. Vers l’émergence d’un code switching ?<br />

Dans la majorité des interactions que nous avons pu observer entre<br />

jeunes en milieu négro-africain, il est impossible de rattacher le langage<br />

utilisé à une langue précise. Nous retrouvons ainsi des verbes pulaars<br />

conjugués à la manière ou du hassania, des mots français pluralisés, une<br />

phrase en pulaar mais avec l’ordre des mots de la phrase wolof etc. Il s’avère<br />

qu’aucun de ces jeunes ne maîtrise parfaitement le fonctionnement de sa<br />

langue. Chez les jeunes pulaars par exemple, il y a souvent le problème du<br />

rattachement d’un mot à la classe qui convient (le pulaar est une langue à<br />

classes)<br />

En fait ce langage hybride est considéré comme le signe de<br />

l’appartenance à la catégorie de ceux qu’on pourrait appeler les « branches ».<br />

165


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Pour s’en rendre compte, il suffit de se rendre dans les boîtes de nuit de<br />

Nouakchott. Là on remarquera que les jeunes maures qui fréquentent ces<br />

endroits ont eux aussi tendance à employer le même type de langage. Les<br />

toutes premières productions du jeune rap mauritanien vont également dans<br />

ce sens-là. Mais il faut dire qu’en cela Nouakchott ne fait que suivre une<br />

tendance déjà initiée par la ville de rosso.<br />

CONCLUSION<br />

« Telle une pompe, la ville aspire du plurilinguisme et recrache du<br />

monolinguisme et elle joue ainsi un rôle fondamental dans l’avenir<br />

linguistique de la région ou de l’Etat » dit L.J. Calvet dans Les voix de la<br />

ville. Nouakchott n’est certainement pas prêt à devenir une ville monolingue<br />

mais le dynamisme des langes y suit son cours, infléchi il est vrai par le parti<br />

pris de l’Etat pour une langue au détriment des autres. Ce qu’on aura<br />

remarqué c’est que la fonction de véhicularité que le hassania partage avec le<br />

wolof n’est qu’un sursis en attendant l’affirmation d’un code switching<br />

émergent porté par les jeunes. C’est peut-être là une chance pour la ville et le<br />

pays de dépasser les éternels conflits linguistiques et de se consacrer enfin à<br />

la lutte pour le développement<br />

Alassane DIA<br />

Université de Tunis Manouba<br />

alassane.dia@mailcity.com<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BILLIEZ. J, « Le parler véhiculaire interethnique de groupes d’adolescents<br />

en milieu urbain », Des langues et des villes, Actes du colloque de Dakar<br />

(décembre 1990), Langues et développement.<br />

CAVET L.J, La guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris,<br />

Payot, 1987.<br />

Les voix de la ville, Paris, Payot, 1994.<br />

HOUSTON N, Dire et interdire, Paris, Payot, 1980.<br />

DIAGANA S.O, « Concurrence linguistique déloyale en Mauritanie »,<br />

Aménagement et politique linguistiques dans les pays arabophones, Rabat<br />

1992.<br />

TAINE-CHEIKH C, « Pratiques de l’arabe et processus identitaires en<br />

Mauritanie », Plurilinguisme et identité au Maghreb. Publications de<br />

l’Université de Rouen, 1992.<br />

166


LE STÉRÉOTYPÉ ET L’ÉVÉNEMENTIEL DANS LA<br />

DESCRIPTION DE LA VILLE ORAN DU ROMAN « LA<br />

PESTE » D’ALBERT CAMUS<br />

Nous nous proposons d’étudier le problème des propriétés internes<br />

du « stéréotypé » et de « l’événementiel », en analysant le langage de ces<br />

deux entités dans la description de la ville Oran dans le roman d’A. Camus<br />

« La peste ». Nous nous attacherons plus particulièrement au rôle de la<br />

temporalité et de la quantification dans la construction et la persistance du<br />

stéréotype d’une part, dans la production de l’événementiel de l’autre.<br />

L’examen de ces problèmes impliquant également la prise en compte des<br />

phénomènes d’interaction entre les deux catégories.<br />

Le stéréotype est envisagé comme la représentation sommaire qu’un<br />

sujet se fait sur les choses, sur les phénomènes naturels et sociaux perçus<br />

comme des évidences avec lesquelles il vit, et que partage le groupe social<br />

auquel il appartient. Ces évidences nous accompagnent et nous guident dans<br />

nos activités sociales, dans nos comportements corporels et langagiers.<br />

Chacun les accepte, et finalement se soumet aux normes imposées par les<br />

stéréotypes.<br />

Ch. Schapira, en distinguant deux types de stéréotypes, ceux de<br />

pensée et ceux de langue, considère que les premiers fixent dans une<br />

communauté donnée, des croyances, des convictions, des idées reçues, des<br />

préjugés, voire des superstitions… [12, p.].<br />

Etant avant tout de nature conceptuelle, le stéréotype préexiste à<br />

l’individu qui l’applique dans les manifestations de sa vie, dans les relations<br />

qu’il établit avec autrui, en assurant ainsi ses performances existentielles et<br />

fonctionnelles. L’espace de cette préexistence n’est autre chose que notre<br />

cerveau possédant la faculté d’accumuler les propriétés spécifiques du<br />

stéréotypé, de les généraliser, puis de les extérioriser par le comportement de<br />

l’individu, par ses actes, au moyen de différents langages.<br />

Exclure les stéréotypes de nos comportements est impossible, parce<br />

que leur application se révèle comme étant une condition incontestable et<br />

incontournable de l’existence, c’est – à — dire de notre Etre, de notre Faire<br />

et de notre Dire. Ou ne peut agir ni se manifester dans ce monde sans<br />

167


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

appliquer les modèles du faire (je le fais comme l’a fait maman), de l’être (je<br />

suis comme je suis, c’est-à-dire comme un nombre considérable d’entre<br />

nous), du dire (je dis comme on l’a dit jusqu’ici.). Le stéréotype c’est un<br />

« appris » ou un « à apprendre » : on apprend à respecter les stéréotypes qui<br />

apparaissent comme des régulateurs de nos actes, de nos actions et de nos<br />

activités.<br />

Quelle que soit la nature de notre faire, nous agissons en respectant<br />

consciemment ou inconsciemment des modèles bien réglés, bien mis en<br />

place ; et ce n’est que rarement que nous les contournons, et ce pour des<br />

raisons telles que la référence simultanée à des valeurs contradictoires.<br />

La pratique des stéréotypes peut être ramenée à une imitation de<br />

l’Autre. Elle implique pourtant de la création car son usage suppose la<br />

transformation de l’ancien stéréotype en quelque chose de nouveau, de<br />

différent, de ce qui était ordinaire et caractérisait la vie quotidienne.<br />

Toute intériorisation d’un fragment de la réalité se fait en rapportant<br />

ce fragment découpé dans la continuité matérielle ou temporelle à quelque<br />

chose de commun ou pas commun, de connu ou d’inconnu, d’ancien ou de<br />

nouveau, à un ensemble d’entités dont la forme d’existence est celle des<br />

schèmes conceptuels.<br />

Selon R. Amossy les stéréotypes schématisent et catégorisent, les<br />

deux opérations étant conçues comme indispensables pour la cognition [3,<br />

p. 28]. La catégorie de l’expérience a son rôle bien évident dans la<br />

construction et la constitution de ces entités. Au cours de leur répétition<br />

l’application de tel ou tel stéréotype devient en quelque sorte mécanique.<br />

Il s’avère que tous nos actes langagiers, physiques et mentaux,<br />

subissent l’influence des stéréotypes, le cerveau étant le porteur et également<br />

le générateur de ces entités.<br />

Le « stéréotypé » se situe à l’opposé de « l’événementiel », ce<br />

dernier se présentant comme quelque chose d’inconnu, assez souvent comme<br />

un phénomène inattendu, peu ordinaire, n’ayant pas de fonction de<br />

régulation, mais jouant au contraire celle de modificateur. Dans certains cas<br />

le sujet ne consent pas à la rupture du stéréotypé par l’événementiel.<br />

La vie humaine se présente à notre esprit comme structurée par<br />

l’alternance du stéréotypé et de l’événementiel, le premier constituant un<br />

espace non perceptible, une espèce de fondement sur lequel se produit le fait<br />

événementiel. Mais on constate assez souvent que l’événementiel est généré<br />

par le stéréotypé qui devient alors perceptible par effet de contraste.<br />

LES OUTILS LEXICAUX ET GRAMMATICAUX DES<br />

STEREOTYPES DE LA VILLE DANS LE ROMAN DE CAMUS.<br />

Récit, œuvre d’historien au dire du narrateur, le roman s’articule en<br />

plusieurs parties : dans les premières pages on reproduit la vie stéréotypée<br />

des Oranais ; la deuxième partie est réservée à la révélation de l’avènement<br />

de l’événementiel, à sa venue sans avertissement, sous la forme de l’invasion<br />

des rats ; à ce stade les stéréotypes de la ville des temps ordinaires et<br />

l’événementiel coexistent ; la plus grande partie de la chronique est<br />

consacrée à l’installation et à la domination de l’événementiel, aux<br />

manifestations de la peste, à ses effets désastreux, qui donnent naissance à de<br />

168


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

nouveaux stéréotypes. Dans la dernière partie est relaté le retour de la ville à<br />

la vie normale, à la vie mesurée et obscure [que les habitants] menaient avant<br />

l’épidémie, selon l’expression de l’auteur. C’est dans ce même sens qu’il<br />

écrit :<br />

Alors que le temps de la peste était révolu, ils continuaient à vivre<br />

selon les normes. Ils étaient en retard sur les événements.<br />

Le récit permet d’identifier les types des stéréotypes de la ville, leur<br />

langage, et d’assister à l’émergence de l’événementiel, et à son choc avec le<br />

stéréotypé.<br />

La description de la ville se résume à deux genres de stéréotypes :<br />

ceux des temps ordinaires et ceux du temps de la peste.<br />

Les stéréotypes des temps ordinaires sont définis de manière<br />

générique par l’auteur de la façon suivante :<br />

Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de<br />

chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt.<br />

Mais il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les trois<br />

procès cités, ce que constate le narrateur :<br />

… travailler, aimer et mourir, tout cela se fait ensemble, du même<br />

air frénétique et absent.<br />

Le qualificatif absent marque l’inconscient dans l’usage des<br />

stéréotypes, fait dénoté une fois de plus dans la chronique :… on est obligé<br />

de s’aimer sans le savoir.<br />

L’outil linguistique principal par lequel sont désignés les<br />

stéréotypes, tant ceux des temps ordinaires que ceux de la peste, est le<br />

lexème habitude figurant dans des locutions figées :<br />

prendre des habitudes, avoir des habitudes, comme d’habitude,<br />

s’habituer, s’adapter à la claustration, s’habituer à la situation, la ville<br />

favorise justement les habitudes, nos concitoyens s’étaient adaptés à<br />

s’engager dans une longue habitude à deux, les préoccupations habituelles<br />

et continuelles (le stéréotype demande de la continuité).<br />

Les synonymes contextuels de l’habitude sont pratiques, rites,<br />

désignant les stéréotypes des temps ordinaires :<br />

les veillées rituelles, la pratique des bains de mer, l’habitude de<br />

travailler du matin au soir, l’habitude de faire des affaires, de faire du<br />

commerce, de gagner de l’argent, de se réunir à heure fixe dans les cafés, de<br />

se promener sur le même boulevard ou l’habitude de se mettre aux balcons,<br />

de parler de traites, etc.<br />

Les verbes comme constituants des syntagmes cités et les noms<br />

verbaux comportent dans leur valeur sémantique le sème de /l’itérativité/,<br />

leur forme temporelle actualisant la valeur du non-bornage. Ces deux traits,<br />

itérativité et non-bornage, font partie des propriétés intrinsèques du<br />

stéréotype :<br />

Nos concitoyens travaillent beaucoup…<br />

Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord,<br />

selon leur expression, de faire des affaires.… ils se réunissent à heure fixe<br />

dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard… etc.<br />

L’adjectif indéfini même est utilisé comme marqueur d’identité,<br />

dans le même boulevard, les mêmes balcons, le même air frénétique et<br />

169


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

absent. Les adjectifs fixe, long dans l’heure fixe, une longue habitude, sont<br />

également des marqueurs du stéréotypé des temps ordinaires, servant à<br />

énoncer sa constance et sa persistance.<br />

Outre son rôle de marqueur d’identité, même sert aussi de marqueur<br />

du stéréotype du temps de la peste :<br />

…se nourrir du même pain d’exil attendant sans le savoir la même<br />

réunion et la même paix bouleversantes ; la même résignation et la même<br />

longanimité, à la fois illimitée et sans illusions.<br />

L’entité examinée s’appropriant la continuité, lors de sa durée, de<br />

son usage devient quelque chose de naturel, c’est pourquoi l’auteur dit : sans<br />

doute, rien n’est plus naturel,… que de voir les gens travailler du matin au<br />

soir.<br />

L’adjectif naturel qualifie une séquence situationnelle désignant un<br />

stéréotype fondamental de la vie des Oranais, et de l’humanité puisque<br />

l’identité de cette pratique est universelle :<br />

Tous nos contemporains sont ainsi, dit A. Camus.<br />

Le caractère de l’habituel instauré par les stéréotypes est désigné à<br />

plusieurs reprises par ses synonymes : une ville ordinaire, en temps<br />

ordinaire, d’ordinaire, des plaisirs normaux, voire l’aspect banal de la ville<br />

et de la vie. Le normal, l’ordinaire de la ville produisent des effets du même<br />

genre :<br />

… ou s’y ennuie et on s’y applique à prendre des habitudes.<br />

L’ordinaire de la ville Oran amène l’auteur à le qualifier comme un<br />

lieu neutre et dans cet ordinaire on trouve quelque chose d’universel et à la<br />

fois de particulier par rapport à d’autres villes, car ce qui est stéréotypé dans<br />

un contexte social ne l’est pas dans un autre.<br />

Les séquences nos concitoyens, notre ville, notre petite ville du fait<br />

de leur répétition fréquente dans le roman se présentent comme figées. Elles<br />

accumulent le plus grand nombre d’occurrences, le premier syntagme étant<br />

même employé trois fois dans la même page et figurant deux fois dans le<br />

même alinéa. Le déterminatif notre et sa variante nos, le pronom nous,<br />

désignant l’auteur et les Oranais, foisonnent dans le texte :<br />

… de notre petite ville, dans notre petite ville, nos concitoyens ou chacun de<br />

nos concitoyens, tous nos concitoyens etc.<br />

Le pronom nous ainsi que les déterminatifs sont des déictiques qui<br />

montrent que l’énonciateur s’identifie aux habitants de la ville.<br />

L’écrivain fait usage aussi de la comparaison sous différentes<br />

formes syntaxiques pour marquer l’identité du mode de vie des Oranais lors<br />

du règne de la peste, et, l’identité des stéréotypes apportés par<br />

l’événementiel :<br />

… tous les soirs furent comme ce soir ; il pensait comme lui, que ce monde<br />

sans amour était comme un monde mort ;<br />

On l’a obligé comme on a obligé tous ses concitoyens à se préoccuper de ces<br />

enterrements.<br />

La comparaison assure la fonction classificatoire du stéréotypage.<br />

Les deux constituants de la comparaison dans la structure de la phrase<br />

complexe ont des valeurs référentielles différentes : la subordonnée désignant<br />

le comparant renvoie à une situation-type, la principale, représentant le<br />

170


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

comparé, désigne une situation individualisante. Cette dernière est rapportée<br />

à la classe de la situation-type au moyen des techniques de la comparaison,<br />

qui fait fonction de transpositeur de l’individuel en typique.<br />

Les phrases tautologiques conçues comme constructions<br />

préconstruites s’ajoutent aux outils du langage du stéréotypage :<br />

Mais la religion du temps de peste ne pouvait être la religion de tous les<br />

jours.<br />

…ils ne s’intéressaient qu’à ce qui intéressait les autres…<br />

La particularité de ce type de phrases, qualifiées de<br />

« préfabriquées », réside dans le fait que le locuteur n’a pas participé à leur<br />

construction. Il n’est pas leur énonciateur, mais pourrait être envisagé en tant<br />

que co-auteur de la même idée, comme un co-énonciateur virtuel. Cette<br />

conclusion ne se rapporte pas aux phrases tautologiques citées car ce ne sont<br />

pas des phrases dont la structure est figée et pré-construite : elles ont un<br />

énonciateur, à la fois auteur de l’idée émise et auteur de l’énonciation. Ces<br />

phrases citées comportent des constituants dénotant leur relation avec le<br />

contexte.<br />

LA REPERABILITE DU STEREOTYPE, SON USAGE ET SON<br />

USURE<br />

Ch. Schapira souligne le rôle de l’usage dans le figement des<br />

structures syntaxiques comme voie de fixation par l’usage d’une séquence<br />

[12, p. 7].<br />

La « répétitivité » reste à la source de la constitution et de la vitalité<br />

des stéréotypes, elle assure sa constance, conditionne à la fois son usure<br />

déterminant l’uniformisme dans la vie et la dévalorisation de certaines<br />

pratiques. Ce dernier effet de la répétabilité du stéréotypé entraîne, à son<br />

tour, l’émergence de quelque chose qui soit différent de l’habituel, de<br />

l’ordinaire, du connu et du continuel. Ce « nouveau » vient pour déloger le<br />

stéréotypé des temps ordinaires, pour instaurer d’autres évidences qui vont<br />

être acceptées et partagées par tous ou par une partie des individus d’une<br />

société, car c’est aussi une condition de la potentialité du stéréotype. Le fait<br />

nouveau, arrivé sans avertissement à Oran, ne répond pas aux attentes de ses<br />

habitants.<br />

Nous considérons que ce nouveau, inattendu pour les Oranais, est de<br />

nature événementielle, et s’oppose par le contenu et par la temporalité au<br />

stéréotypé. Les deux entités antithétiques constituent une opposition : elles<br />

s’excluent et s’attirent à la fois. Ainsi, aussi différentes qu’elles soient, elles<br />

s’interdéterminent. En effaçant le stéréotypé, l’événementiel, lorsqu’il est de<br />

nature positive, contribue à l’évolution générale.<br />

S’il existe quelque chose qui se répète, qui est ordinaire, à quoi on<br />

peut s’attendre, qu’on peut prévoir, qu’on consomme chaque jour, il doit y<br />

avoir quelque chose qui n’est pas ordinaire, qu’on ne connaît pas et qui ne se<br />

manifeste pas dans ni par la répétitivité. L’identité du stéréotypé, et l’identité<br />

de celui qui le pratique, s’opposent dans leur essence à l’événementiel, dont<br />

la forme se révèle par un visage nouveau et différent de celui du<br />

stéréotypé. Malgré la différence nette entre ces deux entités sociales, la<br />

première étant de nature phénoménale, c’est le stéréotypé qui produit assez<br />

171


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

souvent l’événementiel. On pourrait parler de rapport de cause à effet<br />

existant entre ces catégories.<br />

Le monde qui nous entoure n’est pas uniquement le monde des<br />

choses, c’est aussi le monde de l’événement. L. Wittgenstein considère que<br />

le monde est tout autant fait de tout ce qui « est » le cas, de choses au sens<br />

d’objets, que de tout ce qui « arrive » [13].<br />

Selon J-L. Petit l’événement c’est l’objet de l’attente, pour<br />

P. Ricœur c’est le nouveau par rapport à l’ordinaire déjà institué [8,10].<br />

L’émergence de l’événementiel dans la ville d’Oran change la<br />

nature du message, le langage de ceux qui continuent à exercer leur métier,<br />

de l’état des Oranais, de la ville entière, en entraînant un dire différent de<br />

celui des premières pages du roman.<br />

LA TEMPORALITE DU STEREOTYPE ET DE L’EVENEMENTIEL<br />

La catégorie du temps a une importance déterminante dans la<br />

révélation des propriétés internes de ces deux catégories, car c’est le délai de<br />

temps que s’approprie chaque entité, qui contribue à identifier une partie de<br />

leurs traits pertinents respectifs.<br />

Il faudrait noter que le stéréotypé ainsi que l’événementiel se<br />

caractérisent par leurs temporalités propres. La persistance et la constance du<br />

stéréotypé demandent un délai de temps différent de celui de l’événementiel<br />

car ce temps s’étend sur une période beaucoup plus longue que celle que va<br />

occuper l’événementiel, période correspondant souvent à la vie d’une<br />

génération, voire de plusieurs.<br />

Le stéréotypé s’étendant sur la ligne du temps dure, domine, persiste<br />

et résiste à l’avènement de l’événementiel. L’événementiel se limite à un<br />

délai de temps très court, car il se manifeste assez souvent par le momentané,<br />

le ponctuel et connaît le bornage, alors que ses effets s’approprient un délai<br />

de temps plus long, et assez long même dans nombre de situations. C’est de<br />

nouveau la durée qui transforme les conséquences de l’événementiel en<br />

quelque chose d’ordinaire.<br />

Selon Ch. Schapira « le terme usage implique la notion de temps,<br />

l’idée de sélection et celle de l’acceptation par une communauté linguistique<br />

ou par un locuteur archétypique, d’une séquence de discours… » [12, p. 7]<br />

Du point de vue de la durée c’est l’aspect duratif et l’aspect nonborné<br />

qui caractérisent le stéréotypé. Par ces propriétés le stéréotypé<br />

s’identifie à la catégorie de l’être. Dans la présentation des stéréotypes des<br />

« temps ordinaires » l’auteur utilise le présent de l’indicatif à valeur itérative,<br />

et l’infinitif de verbes ayant également valeur itérative, alors qu’il utilise<br />

l’imparfait comme marque des stéréotypes des temps de la peste. Mais c’est<br />

le présent itératif qui reproduit la répétitivité de l’habitude :<br />

… ils se réunissent à heure fixe ;… ils se promènent sur le même<br />

boulevard ;<br />

ils réservent les plaisirs : les femmes, le cinéma et les bains de mer<br />

pour le samedi soir et le dimanche.<br />

La répétitivité des actes crée l’identité dans le comportement des<br />

Oranais, dans leurs habitudes.<br />

172


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

Le stéréotype de l’amour des temps ordinaires est décrit dans les<br />

termes suivants :<br />

Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce<br />

qu’on appel l’acte de l’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude<br />

à deux. Entre ces deux extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non<br />

plus n’est pas original.<br />

C’est un jugement de valeur négatif qui est porté, non sur les actes<br />

décrits dans leur répétitivité, mais sur le stéréotypé.<br />

L’événementiel est un concept de la phénoménologie, avec ses<br />

phases et ses stades. Les termes dont use A. Camus répondent à cette<br />

spécificité définie par les philosophes. L’événement, selon P. Ricœur et J-L.<br />

Petit, se prépare, s ‘annonce, il approche, il éclate, il s’abat, se caractérise par<br />

les signes avant-coureurs, en fin de compte, l’événement meurt, passe [10,8].<br />

P. Ricœur envisage la venue de l’événement en trois phases : sous la<br />

forme d’un rythme à trois temps : d’abord quelque chose arrive, éclate,<br />

déchire un ordre établi [10, p. 41]. L’expression du philosophe explicite la<br />

fonction modificatrice qu’exerce l’événement sur les stéréotypes établis.<br />

L’auteur décrit les étapes de l’événementiel d’une façon très nette<br />

en précisant leur ordre : le stade de la peste, au deuxième stade de la<br />

peste etc.<br />

Le caractère momentané, même instantané, inattendu, borné que<br />

prend la manifestation est traduit par le passé simple :<br />

… le docteur Bernard Rieux buta sur un rat, il écarta la bête…<br />

La bête s’arrêta,… prit sa course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur<br />

elle-même avec un petit cri et tomba enfin….<br />

La venue d’un nouveau stéréotype apporté par l’événementiel est<br />

aussi annoncée au moyen du présent itératif :<br />

- Ils sortent, on en voit dans toutes les poubelles, c’est la faim !<br />

Certes l’événementiel s’annonce par ses signes avant-coureurs. Le<br />

premier, celui de l’invasion des rats, a un rôle déterminant dans l’émergence<br />

des autres, le deuxième c’est celui de la fièvre, de la maladie, le troisième<br />

celui par lequel on annonce la nature de la maladie. A ce stade, l’événement<br />

est déjà là sous la forme de la peste avec pour effet la mort.<br />

Les éléments avant-coureurs de l’événementiel ont leur langage qui<br />

décrit l’état particulier de la ville. Voici, à titre d’exemple, le langage des<br />

avant-coureurs du phénomène qui commence à se manifester par l’invasion<br />

des rats :<br />

- l’apparition, la découverte, la présence des rats parut bizarre pour<br />

le concierge, elle constituait un scandale.<br />

- la situation s’aggravait ; les choses allèrent si loin ; le spectacle<br />

quotidien ;<br />

— ce phénomène dont on ne pouvait ni préciser l’ampleur, ni<br />

déceler l’origine.<br />

Les éléments annonciateurs de l’événementiel sont marqués par une<br />

série de noms à valeur sémantique particulière scandale, spectacle,<br />

phénomène, chaque nom explicitant un des traits pertinents du phénomène.<br />

Le caractère répétitif de l’avant-coureur de l’événementiel est marqué par<br />

l’imparfait et par le qualificatif quotidien.<br />

173


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Ces avant-coureurs de l’événementiel sont signifiés par le syntagme<br />

les premiers signes de la série des graves événements.<br />

Une fois produit, découvert, identifié par les médecins,<br />

l’événementiel instaure ses stéréotypes, en premier lieu celui de la mort. Il<br />

faut noter que la constitution des nouveaux stéréotypes se fait aussi par la<br />

répétitivité. La forme de l’imparfait sert d’outil principal de désignation du<br />

duratif et du répétitif des stéréotypes de l’événement, par exemple, dans cette<br />

séquence de l’enterrement :<br />

Dans le couloir même, la famille trouvait un cercueil déjà fermé.<br />

On faisait signer des papiers au chef de famille. On chargeait<br />

ensuite le corps. Les parents montaient dans un des taxis encore autorisés,…<br />

les voitures gagnaient le cimetière. A la porte, des gendarmes arrêtaient le<br />

convoi, donnait un coup de tampon sur le laisser – passer officiel, les<br />

voitures allaient se placer près d’un carré où de nombreuses fosses<br />

attendaient d’être comblées.<br />

Un prêtre accueillait le corps,… On sortait la bière, on la cordait,<br />

elle était traînée, elle glissait, butait contre le fond, le prêtre agitait son<br />

goupillon et déjà la première terre rebondissait sur le couvercle… et pendant<br />

que les pelletées de glaise résonnaient de plus en plus sourdement, la famille<br />

s’engouffrait dans le taxi.<br />

L’usage de l’imparfait itératif crée une typicité, sa répétition ayant<br />

des fonctions et des finalités bien définies, celles de l’expression de<br />

l’installation, de la domination et de la force de la Peste se manifestant dans<br />

sa persistance. Ces fonctions sont accentuées par la répétition de l’indéfini<br />

tous suivi d’un nom à valeur temporelle :<br />

Tous les soirs des mères hurlaient ainsi… ;…tous les soirs des<br />

timbres d’ambulance déclenchaient des crises…<br />

Le caractère répétitif de la mort, de la même façon de mourir, d’être<br />

enterré, conditionne le comportement stéréotypé des proches des défunts et<br />

des autorités publiques chargées du cérémonial.<br />

La rapidité des actes constituant le contenu du nouveau stéréotype<br />

de l’enterrement entraîne, à son tour la fréquence du rapport de juxtaposition<br />

qu’on remarque entre les séquences prédicatives des phrases citées. Ce genre<br />

d’agencement des phrases attribue aux faits un caractère linéaire, prospectif<br />

et dans la majorité des cas sans retour en arrière.<br />

LE LANGAGE DE L’EVENEMENTIEL ET SES PROPRIETES<br />

INTERNES.<br />

La chronique de la peste est bâtie sur l’événementiel. Le nom<br />

générique par lequel on la désigne en général, et en particulier dans la<br />

situation créée à Oran, est, évidemment celui de l’événement :<br />

les graves événements, des événements singuliers, des faits invraisemblables,<br />

un accident peu répugnant, des événements surprenants, une curieuse chose,<br />

ce mal curieux, la nouvelle, quelque chose de menaçant, un fléau secouant,<br />

la force des choses etc.<br />

Ces séquences syntagmatiques permettent de dégager la série de<br />

synonymes utilisés par A. Camus pour désigner le phénomène désastreux :<br />

fait, accident, phénomène, une chose et quelque chose de menaçant etc. La<br />

174


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

valeur sémantique de ce propos « heurisémiques », est explicitée par une<br />

série de noms, comme : maladie, épidémie, peste, malheur, mal, fléau etc.<br />

Les propriétés internes de l’événementiel se dégagent autant des<br />

jugements de valeur que l’auteur ou ses concitoyens portent sur le<br />

phénomène que de la valeur sémantique des qualificatifs événementiels :<br />

singulier, invraisemblable, bizarre, grave, nouveau, inconnu,<br />

menaçant, fort, secouant etc. :<br />

Le superlatif de la qualité, de l’état, de la force de l’événementiel est<br />

formulé dans le discours de l’un des personnages du roman : — Nous<br />

n’avons jamais rien vu de semblable, voilà tout.<br />

Le langage de l’événementiel ne se limite pas uniquement aux noms<br />

et qualificatifs cités à valeur événementielle, il s’approprie également des<br />

prédicats signifiant cette valeur, ainsi que d’autres prédicats auxquels il<br />

affecte cette valeur. En premier lieu l’événement est annoncé par le prédicat<br />

arriver qui assigne une valeur référentielle à la phrase entière :<br />

Ceci est arrivé, lorsqu’il sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a<br />

intéressé la vie de tout un peuple…<br />

La forme temporelle du verbe arriver énonce le caractère existentiel<br />

de l’événementiel, souligné une fois de plus par le modalisateur de<br />

l’objectivité en effet.<br />

P. Ricœur accentue les spécificités de l’événement en soulignant :<br />

« tout ce qui arrive ne fait pas événement, mais seulement ce qui surprend<br />

notre attention, qui est intéressant, ce qui est important… » [10, p. 43].<br />

Selon E. Morin certains événements ont un caractère destructif et à<br />

la fois modificateur au sens positif du mot. Les séquences phrastiques qui<br />

suivent le démontrent. :<br />

-s’attendre à un malheur avec tous ces rats ; les événements<br />

surprenants les frappaient ;<br />

- le malheur qui nous venait de l’extérieur et qui frappait toute une<br />

ville, ne nous apportait pas seulement une souffrance injuste… il nous<br />

provoquait aussi à nous faire souffrir nous-mêmes et nous faisait consentir à<br />

la douleur ;<br />

— le fléau nous visitait ; la peste s’acharnait, détruisait ;<br />

- la maladie brisait les associations traditionnelles ;<br />

- l’épidémie s’étendait ; le fléau secouait ;<br />

- la peste sembla tout d’un coup se rapprocher et s’installer aussi<br />

dans les quartiers d’affaires etc.<br />

Les prédicats de ces séquences phrastiques reçoivent dans les<br />

relations contextuelles du roman la signification événementielle.<br />

Les propriétés internes de l’événementiel sont désignées tant par des<br />

adjectifs que par des noms d’action et de qualité, et parfois même par des<br />

verbes d’action : — l’apparition des rats parut bizarre pour le concierge –<br />

caractère inattendu du phénomène ;<br />

- la découverte des rats,… ce jour-là était celui du renouveau –<br />

aspect nouveau et inconnu de l’événement ;<br />

- découvrir des rats dans l’ascenseur d’un hôtel honorable lui<br />

paraissait inconcevable idée du caractère inacceptable du mal, mais est<br />

175


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

également considérée comme inacceptable cette force totalisante de la Peste<br />

qui ne « respecte » même pas des lieux réputés « honorables ».<br />

- la présence des rats constituait un scandale - caractère<br />

inadmissible, peu ordinaire ne s’inscrivant pas dans le rythme de la vie des<br />

Oranais ;<br />

- les choses allèrent si loin ; ce phénomène dont on ne pouvait<br />

encore ni préciser l’ampleur, ni déceler l’origine – étendue de l’événement,<br />

de l’espace qu’il se réservait.<br />

Par la dernière séquence l’auteur a l’intention de souligner<br />

l’impossibilité de définir les limites temporelles aussi bien que spatiales que<br />

s’appropriait le malheur. Les deux genres de limites restent indéfinissables,<br />

car on ne réserve pas de temps et ni d’espace à l’événementiel, c’est lui qui<br />

les investit. On n’a pas de force sur cette force dont l’origine dans nombre<br />

des cas reste indéterminable. Ce qui est propre à l’événementiel c’est sa<br />

« non – agentivité ». On se heurte à des difficultés dans l’identification de<br />

l’agent, de l’origine de l’événement, car il est présenté comme un fait<br />

dépourvu d’origine, de causalité, dans la plupart de ses manifestations.<br />

LA QUANTIFICATION ET LA STEREOTYPIE DE<br />

L’EVENEMENTIEL<br />

Pour que l’événementiel se produise il fallait que le nombre des faits<br />

invraisemblables augmente et que les qualités et les états qui en résultent<br />

connaissent leur intensification. C’est pour cette raison que l’auteur recourt à<br />

la quantification des objets et des faits, et à l’intensification des qualités.<br />

L’auteur déclenche la prise de conscience par les Oranais de la gravité de ce<br />

qui s’annonçait, s’abattait, intervenait dans leur vie, par l’accumulation des<br />

rats dans la ville. La quantification de l’inattendu s’actualise, en premier lien,<br />

au moyen des noms de nombre :<br />

— un rat mort, trois rats morts, une dizaine de rats, une caisse pleine de rats<br />

morts, une cinquantaine de rats, plusieurs centaines.<br />

Dans la suite du texte l’écrivain abandonne le langage des chiffres<br />

pour celui des noms collectifs :<br />

- tas des rats, mourir en groupe, les rats attendaient en longues files<br />

etc.<br />

Puis A. Camus fait usage des noms, des adjectifs et des verbes à valeur<br />

quantitative :<br />

- la récolte était tous les matins plus abondante ; le nombre allait<br />

croissant ; accroître le désarroi ; venir en grand nombre mourir à l’air<br />

libre ; la ville les retrouvait de plus en plus nombreux pendant la journée.<br />

L’apogée de l’invasion, de l’accumulation des rats est décrite de nouveau au<br />

moyen des noms de nombre, comme outils de l’argumentation, de la<br />

persuasion et de la conviction :<br />

Six mille deux cent trente rats collectés et brûlés, ensuite une<br />

collecte de huit mille rats environ.<br />

La quantification est assurée aussi par la répétition d’actions<br />

identiques :<br />

-Ils sortent, ils sortent.<br />

176


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

Cette accumulation a un rôle déterminant dans la production et<br />

l’avènement de l’événementiel, c’est elle qui entraîne l’émergence de<br />

quelque chose de nouveau dont la qualité devait être autre que celle de ce qui<br />

avait jusque-là constitué une évidence pour un milieu social. Finalement, la<br />

variation quantitative devait avoir pour conséquence l’émergence d’une<br />

qualité nouvelle, dont la venue sur la ligne des temps ordinaires apporta,<br />

conjuguée avec la quantité, des temps nouveaux.<br />

Le rôle de la catégorie « quantification » a pour motif la production<br />

de l’événementiel avec multiplication des objets et des lieux où l’on<br />

rencontrait des rats. Les noms de ces derniers se caractérisent par des<br />

occurrences très fréquentes dans quelques pages du roman :<br />

- de la cave au grenier, une dizaine de rats jonchaient les escaliers ;<br />

les poubelles des maisons en étaient pleines ;<br />

- des rats dans la poubelle, dans les ruisseaux, dans des réduits des<br />

sous-sols, dans des caves, des égouts ; dans la ville même, on les rencontrait<br />

par petits tas, sur les paliers ou dans les cours.<br />

Ils venaient dans le préau de l’école, à la terrasse des cafés..<br />

Nos concitoyens les découvraient aux endroits les plus fréquentés de<br />

la ville<br />

La localisation des rats s’achève par la phrase :<br />

La place d’Armes, les boulevards, la promenade du Front-de-Mer<br />

de loin en loin étaient souillés.<br />

L’événementiel produit un effet inattendu et désastreux. La mort<br />

ainsi que les autres effets de la peste, stéréotypés, ont un visage nouveau par<br />

rapport à la mort des temps ordinaires. C’est aussi la catégorie de la<br />

quantification qui stigmatise la révélation du caractère désastreux des<br />

conséquences de la peste. L’écrivain décrit la mort des humains comme il<br />

l’avait fait pour les rats, au moyen des chiffres :<br />

-la fièvre fit quatre bonds surprenants ; ensuite seize, vingt-quatre,<br />

vingt-huit et trente-deux morts jusqu’à plus de trente morts par jour.<br />

LA FONCTION MODIFICATRICE DE L’EVENEMENTIEL<br />

La peste comme événement majeur arrive et change les stéréotypes<br />

existants, les stéréotypes des temps ordinaires, réalisant sa fonction de<br />

modificateur. Discours du narrateur à ce propos :<br />

… ils se trouvaient dans un état d’esprit bien particulier ou, sans<br />

avoir admis au fond d’eux – mêmes les événements surprenants qui les<br />

frappaient, ils sentaient évidemment, que quelque chose était changé.<br />

… le climat où nous vivions dans notre ville fut un peu modifié.<br />

Mais, en vérité, le changement était-il dans le climat ou dans les cœurs, voilà<br />

la question.<br />

L’événementiel change une bonne partie des stéréotypes de la vie<br />

des Oranais, celui du travail, de la mort et de l’enterrement en instaurant le<br />

stéréotype de l’enterrement dans la fosse commune, celui de l’isolement et de<br />

la séparation, de la solitude et de l’abstinence, de la résignation, voire du<br />

langage identique. L’événementiel change non seulement le langage de la<br />

ville, qui parle par ses rues, par ses couvents, ses casernes, ses prisons, tous<br />

ces lieux sur lesquels la peste s’est acharnée, mais il supprime les différences<br />

177


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

des niveaux de langage, la langue populaire devenant le langage<br />

conventionnel :<br />

… ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler,<br />

eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait<br />

divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte.<br />

S’agissant du syntagme « le langage de la ville » il faut noter que<br />

l’auteur ne l’emploie qu’une seule fois dans le roman, au moment où il parle<br />

du langage apocalyptique qui annonçait des séries d’événements.<br />

Le temps a été modifié dans la vision et dans la vie des Oranais, qui<br />

ne vivaient que dans le présent car l’événementiel efface, brouille les autres<br />

divisions temporelles et prive la population de l’habitude de calculer la durée<br />

de leur séparation. Dans cette optique le narrateur dit :<br />

… à la vérité tout devenait présent ;… l’amour demande un peu<br />

d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants ou vivre au jour le<br />

jour.<br />

La peste supprime l’avenir, les déplacements.… ;<br />

Au deuxième stade de la peste, ils perdirent la mémoire.<br />

Si on applique les idées de P. Ricœur sur la mémoire on pourrait dire que<br />

perdre la mémoire c’est perdre le passé [11].<br />

La construction et l’instauration de nouvelles pratiques demandaient<br />

du temps, d’où le discours de l’auteur qui parle de l’installation de la peste,<br />

ce qui implique la durée :<br />

. … Nous savions alors que notre séparation était destinée à durer,<br />

que nous devions essayer de nous arranger avec le temps.<br />

Le temps de l’événementiel est alors envisagé par les Oranais<br />

comme rallongé :<br />

… les journées terribles de la peste… apparaissent plutôt comme un<br />

interminable piétinement qui écrasait tout sur son passage.<br />

A part cela, A. Camus parle de la longueur de la journée, du long<br />

temps de la séparation, du long temps de l’exil ; l’épidémie prolongeait ses<br />

effets pendant de longs mois, cette longue suite de soirs toujours semblables<br />

etc.<br />

L’allongement de la durée de la peste, l’existence pour les Oranais<br />

d’une seule division temporelle, le présent, transforme l’événementiel en<br />

quelque chose d’ordinaire :<br />

Tout le temps de la peste ne fut qu’un long sommeil pour la ville, ce<br />

n’est que dans la nuit que ces dormeurs se réveillaient, mais :<br />

Au matin, ils revenaient au fléau, c’est-à-dire, à la routine.<br />

Néanmoins, si grande que soit la force du fléau en tant que fait<br />

événementiel, le pouvoir du temps est encore plus grand car il affecte<br />

progressivement ce fait du trait de la banalité, en déclenchant des réactions<br />

mécaniques, irréfléchies, finalement en mettant en place l’habitude.<br />

Par conséquent, le duratif de l’événementiel conditionne l’apparition<br />

de nouveaux stéréotypes et transforme le caractère du phénomène. La<br />

métamorphose que subit l’événementiel devient mode de vie des habitants de<br />

la ville :<br />

… la peste leur apparaissait comme la forme même de leur vie où<br />

ils oublieraient l’existence… qu’ils avaient pu mener.<br />

178


LE STEREOTYPE ET L’EVENEMENTIEL DANS LA DESCRIPTION…<br />

La transformation de l’événementiel en nouveau mode de leur vie<br />

est liée à la domination du duratif, ce dernier entraînant la disparition des<br />

traits qui donnaient au fait sa spécificité événementielle. Le spectaculaire et<br />

le nouveau disparaissent, et en même temps disparaissent les effets qu’ils<br />

produisaient dans le temps qui suivit le surgissement du phénomène :<br />

… ce genre de spectacle n’avait plus l’attrait de la nouveauté pour<br />

nos concitoyens.<br />

Dans les circonstances difficiles que la ville traversait, affirme le narrateur, le<br />

mot même de nouveauté avait perdu son sens.<br />

Il faudrait ajouter encore la modification fondamentale apportée par<br />

l’événementiel : il supprime l’individuel en instaurant le générique, le<br />

commun, comme forme d’expression du stéréotype. Il efface les différences<br />

et uniformise les identités qui permettent alors définir les traits communs à<br />

tous les Oranais. Voici les jugements du narrateur à ce propos :<br />

- la peste fut notre affaire à tous ; le sentiment aussi individuel que<br />

celui de la séparation avec un être devint soudain, celui de tout un peuple ;<br />

- la détresse générale, l’abandon général, même la vérité était<br />

devenue générale.<br />

Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective.<br />

La peste avait instauré la justice ou l’injustice absolues, le nivellement selon<br />

l’expression de l’auteur :<br />

Du point de vue supérieur de la peste, tout le monde, depuis le directeur<br />

jusqu’au dernier détenu était condamné et, pour la première fois peut-être, il<br />

régnait dans la prison une justice absolue.<br />

Le retour de la ville à la vie normale, à la pratique des stéréotypes<br />

d’autrefois est annoncé par le narrateur :<br />

…retour de la ville à la vie mesurée et obscure qu’ils menaient avant<br />

l’épidémie.<br />

La réinstallation des anciens stéréotypes se fait sentir à travers la<br />

reprise du mode de vie d’avant la Peste :<br />

La vie commune des deux couvents put reprendre ; on rassembla de<br />

nouveau dans les casernes…, ils reprirent une vie normale de garnison. Ces<br />

petits faits étaient de grands signes.<br />

Ce sont là les grands signes des stéréotypes de la vie ordinaire.<br />

CONCLUSION<br />

La description de la ville Oran se présente comme une révélation<br />

d’un ensemble de stéréotypes des temps ordinaires en alternance avec ceux<br />

du temps de la peste. L’événementiel se substitue aux stéréotypes anciens<br />

pour instaurer les siens. C’est l’aspect duratif qui est le facteur essentiel de la<br />

modification des stéréotypes des temps ordinaires et de leur substitution par<br />

ceux de l’événementiel.<br />

Mais le fait événementiel subit à son tour les effets du duratif qui le<br />

modifient, le transforment au point qu’il perd ses traits pertinents, se banalise<br />

et relève désormais de l’ensemble des faits ordinaire pour une partie des<br />

individus.<br />

L’alternance du stéréotypé et de l’événementiel, apparaît finalement comme<br />

étant une des structures de ce texte littéraire.<br />

179


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

La vie des Oranais, comme la vie de tout être humain n’est-elle pas en<br />

somme une alternance du stéréotypé et de l’événementiel, un « va et vient »<br />

entre l’un et l’autre, le « va » s’appropriant le duratif et le « vient » le<br />

ponctuel ?<br />

Les stéréotypes et les événements se définissent comme des<br />

éléments de la dimension pragmatique en complémentarité fonctionnelle.<br />

Notre analyse du roman de Camus vérifie le point de vue des sémioticiens<br />

qui considèrent « l’événement » comme une configuration discursive, c’està-dire<br />

comme une sorte de « micro-récit » enchâssé dans une unité discursive<br />

plus large.<br />

Anna BONDARENCO<br />

Université d’Etat de Chisinău, République de Moldova<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

Actes du XXIe colloque d’Albi, Langages et signification. « Le stéréotype »,<br />

CALS<br />

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Amossy Ruth, Anne Pierrot — Herschberg, « Stéréotypes et clichés : langue,<br />

discours, société », Nathan, 1997<br />

Dufays Jean-Louis, « Stéréotype et lecture », Liège, Mardaga, 1994<br />

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10 octobre<br />

1993, éd. Alain Goulet éd., Presses de l’université de Caen, 1994<br />

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Plantin Christian, « Lieux communs, topoi, stéréotypes, clichés », Ed. Kimé,<br />

1993<br />

Ricœur Paul, « Evénement et sens, in : L’événement en perspective », Paris,<br />

1991<br />

Ricœur Paul, « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Seuil, 2000<br />

Schapira Charlotte, ´ Les stÈrÈotypes en franÁais : proverbes et autres<br />

formules ª,<br />

Ophrys, 1996<br />

Wittgenstein L., ´ Tractatus logico- philosophicus ª, London, 1993.<br />

180


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

Dans l’histoire des sociolectes européens, il reste toujours certains champs<br />

insuffisamment examinés. Nous pouvons hypothétiquement supposer que, du<br />

point de vue historico-économique, les dialectes sociaux apparaissent et se<br />

développent beaucoup plus tard que les dialectes régionaux, comme<br />

conséquence naturelle de la ségrégation sociale des gens. Dans « Notes à<br />

propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux », écrit à<br />

la fin du XIX e siècle par le linguiste bulgare Ivan Chichmanov, l’auteur met<br />

leur début à l’époque esclavagiste en Grèce ancienne et dans la Rome antique<br />

en disant : « Ce qu’on appelle verba sordida, qui étaient préservés par<br />

certains linguistes romains et qui, évidemment, sont quelque chose de<br />

différent par rapport aux verba vulgaria ou verba comunia, n’auraient été<br />

qu’un type d’argot romain. » 1 Le lexicographe russe V. Elistratov suggère<br />

« l’existence de certains types poétiques de proto-argot dans des langues et<br />

des cultures de civilisations anciennes de Sumer, Akade et Egypte. » 2 Dans<br />

son « Dictionnaire historique des argots français », Gaston Esnault souligne<br />

aussi que « l’Antiquité a connu les mots et signaux à sens convenu, embryons<br />

de code » 3 . L’Anglais I. L. Allen présente une opinion très similaire : « Slang<br />

first emerged in abundance where diverse peoples met at the cultural<br />

crossroads of the ancient market city. » 4 L.-G. Andersson et P. Trudgill sont<br />

plus concrets. Ils écrivent dans leur livre « Bad Language » :<br />

« Aristophanes, who died in 385 BC, is usually said to have been the first<br />

writer who used slang extensively. Among the Roman writers, Plautus,<br />

1 CHICHMANOV Iv., « Belejki kam bulgarskite taini ezitsi i poslovetchki govori » (Notes à<br />

propos des langues secrètes bulgares et des langages proverbiaux), SBNU – Sbornik za narodni<br />

umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), Sofia, Editions de l’Académie des Sciences<br />

de Bulgarie, 1895, Vol. 12, p. XV.<br />

2 ELISTRATOV, V., Argo i kultura (L’argot et la culture), In : Slovar moskosvskogo argot,<br />

Rousskie slovari (Dictionnaire de l’argot russe, Dictionnaires russes), Moscou, 1994, p. 598.<br />

3 ESNAULT G., Dictionnaire historique des argots français, Larousse, 1965, p. VI.<br />

4 ALLEN I. L., « Slang », The Encyclopedia of language and linguistics, Vol. 7, Pergamon Press,<br />

1994, p. 3961.<br />

179


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Horace, Juvenal and Petronius are often mentioned as authors who knew<br />

how to use slang for stylistic purposes. » 1<br />

Néanmoins, ce point de vue soutient tout de même l’idée que<br />

l’argot européen a des origines anciennes. Il est évident que c’est à cette<br />

époque que se créent les conditions nécessaires à l’existence de ce type de<br />

sous-systèmes linguistiques. Au temps de la décadence de la société primitive<br />

une transformation très importante se produit. Avec la division du travail qui<br />

s’approfondit et qui émerge même dans les entrailles de la société primitive,<br />

commence un processus de différenciation entre les gens et d’organisation de<br />

communautés sociales de l’époque, formées selon le principe de la<br />

communauté des intérêts, des idées, de la profession, du statut social, etc. La<br />

structure de la société s’élargit et s’approfondit. Les différences entre les<br />

gens au niveau de leur langage ne se situent pas seulement entre les dialectes<br />

régionaux ou les langues. Une division linguistique, fondée sur le statut<br />

social du locuteur, se développe et se creuse.<br />

C’est la voie par laquelle naissent en Europe les dialectes des<br />

classes sociales, les jargons professionnels et les argots secrets. En même<br />

temps, la vie de ces variétés suit un destin contradictoire dans les différentes<br />

régions de l’Europe. La vie des sociolectes dans les pays d’Europe du Sud-<br />

Est – Bulgarie, Serbie, Croatie, Monténégro et Bosnie-Herzégovine – est très<br />

différente par rapport à ses homologues occidentaux. L’histoire orageuse et<br />

contradictoire de ces pays, les influences culturelles différentes impriment sa<br />

marque à ce domaine aussi et il est bien difficile aujourd’hui de trouver des<br />

points communs même avec d’autres sociolectes slaves. Néanmoins, les<br />

sociolectes slaves ont certaines caractéristiques historiques, lexicales et<br />

grammaticales, semblables à celles qui existent en Occident. Dans notre<br />

présentation nous nous concentrerons sur une partie seulement de la famille<br />

sociolectale européenne – les dialectes sociaux de Bulgarie et de Serbie<br />

La vie historique et le destin de ces deux pays slaves sont très<br />

proches – leurs langues et traditions folkloriques sont similaires, leurs<br />

peuples partagent le même type de religion chrétienne orthodoxe, le<br />

développement national après leur indépendance, malgré quelques<br />

confrontations militaires, a suivi un chemin parfois identique. Ces pays<br />

connurent un temps d’une force culturelle et économique remarquable – ils<br />

furent rivaux de l’Empire byzantin sur la péninsule balkanique, ils avaient<br />

établi un commerce avec les grands royaumes de l’Ouest (la France, Naples,<br />

Florence, Venise, le Saint Empire). Sur leur territoire existaient des écoles<br />

religieuses, notamment les bogomiles, qui exerceraient une influence<br />

considérable sur les mouvements hérétiques du Moyen Age en Europe. 2<br />

Nous pouvons imaginer qu’à cette époque existaient certains sociolectes<br />

professionnels, et probablement même corporatifs, mais malheureusement<br />

nous ne possédons pas d’ouvrages ou de documents prouvant cette<br />

hypothèse.<br />

1 ANDERSSON L.-G., TRUDGILL P., Bad Language, Penguin books, 1990, p. 80.<br />

2 Les relations entre les bogomiles bulgares, dont le mouvement apparaît au X e siècle, et les<br />

cathares (albigeois) en France sont bien connues – c’est très probablement la doctrine bogomile<br />

(qui de son côté trouve son origine dans la doctrine manichéenne) qui a inspiré la naissance du<br />

catharisme.<br />

180


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

A la fin du XIV e et au début du XV e siècle, après une résistance<br />

héroïque, les royaumes bulgare et serbe furent occupés par l’armée turque et<br />

devinrent donc partie de l’Empire ottoman. Durant les premiers siècles de<br />

son administration, et dans certaines régions jusqu’au XIX e siècle, le pouvoir<br />

turc impose une politique graduelle de destruction des centres culturels et de<br />

la littérature, de persécution des instituteurs, d’interdiction de la création des<br />

écoles et de la construction des églises et monastères, qui dans la vieille<br />

tradition orthodoxe étaient des centres éducatifs très importants. Par<br />

conséquent, les langues nationales dans toutes leurs variétés, eurent des<br />

débuts difficiles. Leur forme officielle, standard, cessa d’évoluer et<br />

« se figea » dans une variante ancienne de la fin du XIV e siècle, et les<br />

dialectes régionaux restèrent le seul mode de communication.<br />

De la même manière, la voie des dialectes sociaux dans ces pays<br />

de la péninsule balkanique, est différente de leurs « confrères » occidentaux.<br />

Les rares sources d’informations sur leur existence tarissent et l’on peut<br />

supposer que dans ces circonstances historiques seuls les argots<br />

professionnels, parmi les autres sociolectes, continuent d’exister sous une<br />

forme extrêmement réduite. Le manque de pouvoir de l’Etat et de<br />

l’administration, l’absence d’éducation en langue maternelle, les restrictions<br />

imposées à certaines professions et aux organisations sociales, ne permettent<br />

pas le développement extensif de la langue standard, ni des dialectes sociaux,<br />

de la même façon que dans les pays d’Europe occidentale.<br />

Sur ce milieu historique, il est possible de croire que la division<br />

sociale et les difficultés économiques, qui concernent dans une mesure<br />

différente tous les peuples de l’Empire ottoman, même les Turcs et les<br />

musulmans d’origine slave, créent des conditions favorables à la naissance<br />

d’un nombre important d’argots secrets des voleurs, des bandits et autres<br />

criminels, ainsi que des argots des artisans. 1<br />

En 1818, dans son « Dictionnaire serbe », l’écrivain et linguiste<br />

serbe Vuk Karadžić signale l’existence de deux types de « langue secrète »<br />

en Serbie qu’il appelle, selon la tradition folklorique, « velika i malka<br />

poslovitsa », c’est-à-dire ‘le grand et le petit proverbe’. 2 Quelques décennies<br />

plus tard, dans la deuxième édition de son dictionnaire, Karadžić parle de<br />

« la langue secrète » des mendiants serbes qui porte le nom traditionnel de<br />

« guegavatchki govor » ‘le langage des aveugles’. 3<br />

A la fin du XIX e siècle, l’écrivain M. Miličević publie un livre<br />

biographique, consacré au travail du linguiste et philologue serbe Vatroslav<br />

Jagić, dans lequel il ajoute sur cinq pages « une liste de mots argotiques<br />

archaïques » collectés par professeur Jagić pendant son travail sur l’histoire<br />

de la langue serbe 4 , et le livre est probablement le premier ouvrage de type<br />

1 GÂBYOV P., « Prinos kam bulgarskite taini govori » (Contribution aux langues secrètes<br />

bulgares), SBNU – Sbornik za narodni umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), Sofia,<br />

Editions de l’Académie des Sciences de Bulgarie, 1899.<br />

2 KARADŽIĆ V., Srpski retchnik (Dictionnaire serbe), Vienne, 1818.<br />

3 KARADŽIĆ V., Srpski retchnik (Dictionnaire serbe), Deuxième édition, Vienne, 1852.<br />

4 MILIČEVIĆ M., Dr. Vatroslav Jagić u Srbiji i Sofiji (Dr. Vatroslav Jagić en Serbie et à Sofia),<br />

Belgrade, 1895.<br />

181


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

lexicographique sur l’argot serbe et slave, bien qu’un peu schématique et<br />

incomplet.<br />

Les ouvrages sur l’argot serbe qui suivent sont toujours des<br />

articles dans lesquels nous trouvons des listes des mots argotiques. Depuis,<br />

pendant une longue période, les linguistes et journalistes en Yougoslavie<br />

s’occupent principalement de l’argot des hors-la-loi (chatrovatchki govor)<br />

mais il y a aussi quelques articles consacrés aux différents types d’argot<br />

corporatif. 1 En 1974, curieusement, un certain M. Todorović publie à<br />

Belgrade un livre de chansons en argot criminel serbe (appelé cette fois<br />

chatrovatchki jargon) et nous y trouvons presque tous les mots argotiques<br />

mis en évidence et analysés dans les rares ouvrages sur l’argot en<br />

Yougoslavie. 2 Ce n’est qu’en 1976 qu’est publié le premier dictionnaire de<br />

l’argot serbe de Dr. Andrić 3 , dans lequel nous trouvons également beaucoup<br />

de mots et d’expressions familiers, dialectaux ou même grossiers. Ce<br />

dictionnaire, illustré de caricatures et dessins souvent aussi grossiers, reflète<br />

le vocabulaire de criminels d’après guerre, mais inclut également des<br />

lexèmes de l’argot des étudiants, des sportifs et des soldats.<br />

En 1981, M. Sabljak publie à Zagreb un autre dictionnaire de<br />

l’argot, cette fois un ouvrage consacré plutôt au sociolecte criminel croate,<br />

car, il faut admettre, au niveau lexical, qu’il y avait à cette époque, comme<br />

auparavant, de vraies différences entre l’argot serbe et l’argot croate. 4<br />

Malheureusement, nous n’avons pas beaucoup d’informations sur les<br />

publications consacrées aux dialectes sociaux en Yougoslavie après cette<br />

année, ni pour les ouvrages édités en Serbie, Croatie et dans les autres<br />

républiques après la désintégration de la fédération en 1992.<br />

En Bulgarie, pendant la domination ottomane, il n’y a eu ni<br />

universités et grandes écoles, ni vraie science comparable à celle de l’Europe<br />

Occidentale. C’est la raison pour laquelle il est curieux de noter que les<br />

premières réflexions linguistiques sur l’existence de certains sociolectes<br />

bulgares apparaissent seulement quatre ans après la Libération du pays en<br />

1878. Dans son article « Contribution au problème des voyelles nasales<br />

bulgares », publié en 1882, le linguiste Al. Théodorov-Balan mentionne la<br />

présence d’un langage secret des bâtisseurs du village de Bratsigovo en<br />

Bulgarie du Sud-Ouest. 5<br />

Deux ans plus tard, dans ses « Notes de voyage de Sredna Gora et<br />

des montagnes de Rhodopi », l’écrivain, historien et ethnographe tchèque<br />

K. Jireček, qui à cette époque était secrétaire du Ministère de l’éducation en<br />

Bulgarie, en parlant du même village de Bratsigovo, fait une brève<br />

1 Une liste des ouvrages sur l’argot serbe peut être trouvée dans le dictionnaire de Dragoslav<br />

Andrić, cité ci-dessus.<br />

2 TODOROVIĆ M., Geyak glantsa goulyarke, Editions « Prosveta », Belgrade, 1974.<br />

3 ANDRIĆ D., Dvoesmerni riječnik srpskog jargona i jargonou srodnih retchi i izraza,<br />

(Dictionnaire de l’argot serbe et de mots et d ‘expressions similaires aux argot en deux partie),<br />

Belgrade, 1976.<br />

4 SABLJAK M., Šatra – rjeènik šatrovackog govora (Šatra – dictionnaire du langage criminel),<br />

Zagreb, 1981.<br />

5 THEODOROV-BALAN A., « Prinos kum vaprosa za bulgarskite nosovki » (Contribution au<br />

problème de nasales bulgares), Periodotchesko spisanie (Journal périodique), 1882, vol. III, pp.<br />

142-146.<br />

182


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

description du langage secret des maçons de cette région. 1 Il donne les<br />

premières caractéristiques linguistiques – très laconiques – de ce sociolecte<br />

en disant notamment : « J’ai pris des notes sur une langue bien connue des<br />

maçons de Bratsigovo. […] Elle contient beaucoup d’éléments albanais, puis<br />

grecs ou purement convenus, comme les jargons communs de certains<br />

groupes en Europe Occidentale. » 2<br />

En 1895, I. Chichmanov, en décrivant l’état des argots secrets des<br />

artisans en Bulgarie, accorde une grande attention aux langages secrets<br />

spéciaux connus par les étudiants dans les écoles religieuses bulgares, qu’il<br />

appelle « poslovetchki govori » – ‘langages proverbiaux’, évidemment des<br />

sociolectes similaires ou même identiques à ceux qui existent en Serbie. 3 Ce<br />

qui est le plus intéressant dans ce cas est que, selon Chichmanov, ces<br />

langages sont certainement très anciens et sont répandus parmi tous les<br />

peuples slaves de la péninsule balkanique.<br />

Il est étonnant que parmi ces dialectes sociaux archaïques nous<br />

puissions trouver aussi des langages secrets des premiers militants pour<br />

l’indépendance nationale. De plus, ces sociolectes primitifs se reflètent dans<br />

plusieurs chants traditionnels rebelles en Bulgarie et en Serbie, dédiés au<br />

héros slave Kralï Marko (Prince Marko) 4 . Ces chants datent des XV e et<br />

XVI e siècles et racontent la vie et les exploits du héros, de ses amis et<br />

ennemis, de leurs victoires et leur mort. Dans ces ouvrages nous trouvons<br />

quelques lignes sur le langage spécial de Kralï Marko, un langage du type<br />

conventionnel et secret, qui aujourd’hui peut être défini comme un argot<br />

secret, notamment :<br />

A Marko si pa turski otbira,<br />

i to turski, i pa arnautski,<br />

i arapski, i pa i tatarski,<br />

Pa na dete poslovetchki duma :<br />

- Fala tebe, Kulevitchi bane !… 5<br />

(Marko, il comprend le turc,<br />

La langue turque, mais l’albanais aussi,<br />

Et l’arabe, et le tartare aussi,<br />

Et il dit à l’enfant en argot proverbial :<br />

Bonjour toi, Sire Kulevitch !… 1 )<br />

1 JIREČEK K., « Pâtni belejki za Srednya-Gora i Rodopskite planini » (Notes de voyage de<br />

Sredna Gora et de montagnes des Rhodopi), Periodotchesko spisanie (Journal périodique), vol.<br />

XI, 1884, pp. 5-6.<br />

2 JIREČEK K., Ibid., p. 5.<br />

3 Iv. Chichmanov, Op. cit., p. 17.<br />

4 En fait Kralï Marko, alias Marko Kraljevitch (1325 – 1394) – héros légendaire du XIV e siècle –<br />

fut un prince, commandant d’une petite région autour de la ville de Prilep, en Macédoine<br />

contemporaine. Après la bataille de Tchernomen (1371), il devint vassal du sultan ottoman, mais<br />

plus tard il se battra du côté chrétien dans la bataille de Kosovo Polie (1389). Il est célébré dans<br />

la poésie populaire serbe et bulgare pour sa force prodigieuse et surnaturelle et ses exploits dans<br />

sa lutte contre les oppresseurs et les malfaiteurs. Il se présentait comme le protecteur du peuple<br />

soumis et son bienfaiteur et libérateur. On le rencontre aussi dans la poésie épique populaire chez<br />

les Croates, les Slovènes et même chez les Albanais et les Roumains.<br />

5 SBNU – Sbornik za narodni umotvoreniya (Recueil de matériaux traditionnels), 1942, p. 127.<br />

183


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

L’inclusion de ce « poslovetchki govor » parmis les langues<br />

étrangères signifie clairement qu’il s’agit d’un variant linguistique diffèrent<br />

de la langue maternelle. D’autre côté, sa séparation des langues étrangères<br />

citées et la préférence de Prince Marko de l’utiliser à la place de ces langues,<br />

plus ou moins connues à cette époque en Bulgarie et en Serbie, nous<br />

montrent que ce variant aurait dû être bien incompréhensible et très mal<br />

connu, qui corresponde à un langage secret.<br />

En effet, l’argot proverbial, cité ci-dessus, est une manière secrète<br />

de parler, qui est bien connue sous les noms de « ptitchechki ezik » ‘la langue<br />

des oiseaux’ou « vrabechki ezik » ‘la langue des moineaux’. Il existe dans<br />

tous les pays de la péninsule balkanique et en Europe occidentale, même<br />

dans les pays d’Asie orientale. Nous trouvons des indications à leur sujet<br />

toujours chez Chichmanov : « Les argots proverbiaux existent presque<br />

partout au monde. J’en trouve beaucoup d’exemples en Autriche, en<br />

Allemagne, en France, en Espagne, au Danemark, en Hongrie, aux Pays-<br />

Bas, en Islande, en Bosnie, en Pologne, en Bukovina, en Inde, en Chine, etc.<br />

Dans tous ces pays les argots proverbiaux se créent de la même manière et<br />

les syllabes, qui s’ajoutent sont similaires dans beaucoup de régions : be, ne,<br />

ai, ku, po, etc. » 2<br />

Même dans les années 1960 quelques types similaires de ces<br />

argots proverbiaux existaient en Bulgarie, surtout parmi les élèves des<br />

classes élémentaires, normalement chez les garçons. Dans leur jeu ils<br />

utilisaient très fréquemment ce type d’argot cryptique – une syllabe pe- avant<br />

chaque syllabe, prononcées à une vitesse prodigieuse, rendait leur langage<br />

difficile à comprendre. Quelques années plus tard, au collège ou à l’armée,<br />

en grandissant, les étudiants apprenaient un autre type, plus difficile et plus<br />

efficace, qui présente des analogies avec les argots français à clef largonji ou<br />

louchérbem 3 . L.-J. Calvet fait remonter l’origine de ces « argots à clef » aux<br />

XVIII e – XIX e siècles 4 mais ils sont probablement beaucoup plus anciens. De<br />

l’autre côté de l’Europe, le linguiste russe V. D. Bondaletov parle aussi de<br />

l’existence d’un même type de langages secrets en Russie, mais les définit<br />

seulement comme « les langages convenus des enfants » et les relie à un<br />

groupe de communicants limités par leur âge. 5<br />

Malheureusement, la vie des sociolectes scolaires en Bulgarie, en<br />

Serbie et jusqu’à un certain degré en Croatie interrompt son cours normal.<br />

Pendant l’occupation turque, il était impossible d’imaginer l’existence d’une<br />

forme élémentaire d’argot scolaire, même au sens large, car en réalité les<br />

écoles traditionnelles et laïques n’existaient pas. L’éducation était dispensée<br />

dans une sorte d’école primitive qui s’appelait « kiliino utchilichte » – ‘école<br />

de cellule de religieux’. Ce n’est que vers la fin du XIX e siècle qu’un système<br />

1 Il est bien difficile de traduire ces chansons traditionnelles car elles sont écrites dans une forme<br />

dialectale très ancienne, avec beaucoup de lexèmes et d’unités morphologiques qui n’existent pas<br />

non plus dans la langue bulgare ou sont très rares dans la langue serbe.<br />

2 CHICHMANOV Iv., Op. cit., p. 18.<br />

3 Ce type d’argot français est appelé différemment par les auteurs : louchébem ou louchérbem<br />

(avec une consonne r). Il nous paraît très difficile de juger quelle forme est plus correcte ou plus<br />

répandue, tandis que la deuxième est en réalité le vrai résultat du procédé de verlanisation.<br />

4 CALVET L.-J., L’Argot, P.U.F., Paris, 1994., pp. 57-59.<br />

5 BONDALETOV V., Op. cit., pp. 66-74.<br />

184


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

relativement développé de dialectes sociaux, y compris le sociolecte des<br />

étudiants apparut. Cela est devenu possible après l’instauration des nouvelles<br />

relations économiques dans l’Empire ottoman, comme un résultat de<br />

l’apparition de nouvelles classes et groupes sociaux et, surtout, avec<br />

l’établissement d’une éducation laïque et générale.<br />

Sur le plan économique, la Bulgarie retrouve la liberté en 1878<br />

alors que c’est un pays typiquement rural – plus de 80 % de la population vit<br />

dans les villages. 1 La Serbie, bien qu’elle existe comme principauté<br />

autonome depuis 1828, se trouve dans une situation quasiment identique.<br />

En ce temps-là, à partir des dialectes régionaux, des langages<br />

secrets des criminels et des professionnels, les premiers sociolectes des<br />

étudiants commencent à se développer. Ils se répandent essentiellement dans<br />

le milieu urbain – en Bulgarie, en premier lieu, dans la capitale Sofia et dans<br />

la deuxième ville du pays Plovdiv, mais aussi dans les grands centres<br />

industriels et culturels comme la ville portuaire de Varna, l’ancienne capitale<br />

Veliko Târnovo ou la ville la plus européenne de Rousse sur le Danube. En<br />

Serbie, et puis en Yougoslavie, ce sont la capitale Belgrade et les villes<br />

comme Niš et Novi Sad, et également la ville de Ljubljana en Slovénie et de<br />

Zagreb en Croatie. Au début, c’étaient les grands lycées masculins de Sofia<br />

et de Belgrade qui fournissaient le milieu social et émotionnel pour la<br />

création de l’argot scolaire. Les locuteurs puisent massivement dans les<br />

langues turque et tsigane mais aussi dans les langages secrets des criminels et<br />

des artisans. Les argots corporatifs bulgare et serbe commencent à se<br />

détacher de leurs racines dialectales et à élaborer leurs aspects linguistiques<br />

propres. Cela montre les rapports des dialectes sociaux contemporains en<br />

Bulgarie et en Serbie avec le milieu urbain industriel, considéré comme une<br />

opposition au milieu traditionnel paysan, rural qui est le berceau et la<br />

forteresse des dialectes régionaux.<br />

D’autre part, c’est une affirmation de l’idée que les centres<br />

industriels urbains sont les endroits où la stratification sociale a un spectre<br />

très large et riche et où la présence de cette stratification est la plus forte.<br />

Dans ces endroits, nous observons une structuration très riche des classes<br />

sociales – nous découvrons 2 ou 3 niveaux de bourgeoisie, une intelligentsia,<br />

une classe prolétaire et des paysans engagés dans un processus de<br />

prolétarisation, des domestiques, des chômeurs, mais aussi un plus grand<br />

nombre de hors la loi par rapport au milieu rural. Il est indéniable que cette<br />

organisation sociale riche se reflète dans la langue, car : «… chaque<br />

modification de la structure sociale est exprimée par un changement dans les<br />

conditions dans lesquelles la langue se développe et, en général, les<br />

changements dans la structure sociale sont transmis aux changements de la<br />

structure linguistique » 2 .<br />

D’après St. Iltchev, linguiste bulgare, dans la deuxième décennie<br />

de XX e siècle il existait dans le quartier « Yutchbunar » de Sofia, peuplé<br />

exclusivement de réfugiés venus de la Macédoine et de Thrace occidentale<br />

après les guerres balkaniques, une « société » de roublards, charlatans,<br />

1 SGTB — Statisticheski godichnik na Tsarstvo Bulgaria (Annuaire statistique du Royaume<br />

bulgare), Sofia, 1910, p. 21.<br />

2 MEILLET A., Linguistique générale, Paris, 1921, p. 17.<br />

185


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

fraudeurs et autres gens sans profession ou logement, qui parlaient un<br />

langage étrange et incompréhensible. Selon lui, en ce temps-là, les étudiants<br />

du I er Lycée Masculin de Sofia utilisaient déjà de 50-60 à 100 mots et<br />

expressions de même genre, empruntés à cet argot « yutchbounarien ». 1 Le<br />

dialectologue St. Stoïkov appuie cette idée lorsqu’il parle aussi des débuts<br />

des sociolectes scolaires bulgares, à la fin du XIX e siècle. 2<br />

Un petit groupe de linguistes, notamment P. Voïnikov,<br />

D. Hadjidenev et K. Popov, ne situent leur origine que dans les années<br />

d’effondrement économique et financier, qui suivent les deux guerres<br />

balkaniques et la Première guerre mondiale. Dans la préface de son<br />

« Dictionnaire de l’argot roublard », Voïnikov le définit comme « une<br />

acquisition très regrettable de nos guerres des années 1912-1913 et 1915-<br />

1918. » 3 Il est certain que les difficultés économiques et sociales ont donné<br />

une force supplémentaire au processus de diffusion des dialectes sociaux,<br />

plus précisément de l’argot des étudiants, mais tous les faits historiques<br />

attestent d’origines plus anciennes, notamment dans la seconde moitié du<br />

XIX e siècle. Il y a plus de cinquante ans, Stoiko Stoïkov a souligné que<br />

pendant les premières décennies du XX e siècle, il n’existait qu’un seul argot<br />

des jeunes : « […] seuls les lycéens de Sofia ont réussi à créer leur propre<br />

langage, tandis que leurs confrères de la province ne l’ont pas fait. Il est vrai<br />

que dans le discours de ces gens on peut rencontrer aussi certains mots<br />

« roublards », importés de Sofia par les élèves transférés ou apparus dans la<br />

région,… » 4 Quelques informateurs avec lesquels nous avons travaillé brossent<br />

un tableau similaire – ils déclarent l’argot scolaire inexistant dans ces villes<br />

pendant les années qui précèdent la Première guerre mondiale mais, en même<br />

temps, ils affirment que certains mots et expressions existaient pendant les<br />

années vingt et trente du siècle dernier. 5 De ces premières années de l’argot<br />

scolaire bulgare, et surtout de l’argot de Sofia, nous avons conservé quelques<br />

mots qui sont utilisés encore aujourd’hui, comme : moruk ‘père’, mangizi<br />

‘monnaie’, livada ‘imbécile, crétin’, gadje ‘fille’, mais aussi d’autres qui sont<br />

vraiment rares dans le discours argotique contemporain, comme : marmalad<br />

1 ARMIANOV G., Bulgarskiyat jargon – leksiko-semantitchen i leksikografski aspekt, (L’argot<br />

bulgare – l’aspect lexico-sémantique et lexicographique), Editions « St. Kliment Ohridski » de<br />

l’Université de Sofia, 1995, p. 36.<br />

2<br />

STOÏKOV S., « Sofiiskiyat utchenitcheski govor – prinos kâm bâlgarskata sotsialna<br />

dialektologiya », (L’Argot des étudiants de Sofia – contribution à la dialectologie sociale<br />

bulgare), Annuaire de l’Université de Sofia, Faculté historico-philologique, Tome XLII, Sofia,<br />

1945-1946, p. 49.<br />

3<br />

Il s’agit des guerres des Balkans et de la Première Guerre Mondiale ; VOÏNIKOV P.,<br />

« Tarikatsko-bulgarski retchnik » (Dictionnaire de l’argot roublard), Rodna retch, vol. 4, 1930,<br />

p. 66.<br />

4 STOÏKOV S., Ibid, p. 48.<br />

5 Dans notre travail sur l’argot bulgare nous avons utilisé l’information de plus de 50 personnes,<br />

hommes et femmes, nées entre 1898 et 1975, ainsi que les matériaux argotiques ramassés par nos<br />

collègues. En même temps, nous avons fait aussi plusieurs enquêtes avec environ 500-600<br />

étudiants de Sofia, Rousse, Bourgas, Varna, Plovdiv, Pernik, etc.<br />

186


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

‘boue épaisse’, kikimora ‘femme désagréable, répugnante’, chuchter<br />

‘personne modeste, timide’, chmeda ‘homme barbu, non rasé’, etc.<br />

Pendant l’entre-deux-guerres – durant une période d’une vingtaine<br />

d’années – l’argot des jeunes explose en Bulgarie. Leur trésor lexical se<br />

multiplie, par exemple au début des années trente le « Dictionnaire de<br />

l’argot roublard bulgare » contient 227 mots 1 , en 1945 le vocabulaire<br />

argotique des élèves de seulement deux lycées de Sofia, renferme déjà à peu<br />

près 700 mots et expressions. 2 Cette augmentation vaut plus ou moins pour<br />

tous les argots des jeunes bulgares, voire même ceux des étudiants de<br />

l’université, de l’école polytechnique ou de l’école supérieure des beaux-arts.<br />

De plus, progressivement, au cours de la Première guerre mondiale, pour des<br />

raisons socio-économiques les sociolectes secrets et les langues turque,<br />

tsigane, grecque et albanaise commencent peu à peu à régresser et à perdre<br />

de leur influence linguistique. Leur place, (ainsi que celle des dialectes<br />

régionaux) lentement mais sûrement, est occupée par les autres langues<br />

étrangères – surtout le français et l’anglais, moins par l’allemand, le russe et<br />

l’italien.<br />

Pendant les années qui suivent la Deuxième guerre mondiale, nous<br />

observons une réduction considérable de l’interaction des sociolectes avec les<br />

dialectes régionaux, les argots secrets et les langages des artisans. On peut<br />

affirmer que pendant l’entre-deux-guerres des mots et des expressions venant<br />

de l’argot des lycéens et des étudiants se répandent de la capitale du pays<br />

vers les villes provinciales les plus importantes. « Les sociolectes juvéniles<br />

ont déjà perdu leur caractère fermé, secret qui existait au début de vingtième<br />

siècle et ils fonctionnent comme un interdialecte social qui englobe un large<br />

cercle d’usagers de la langue standard, quand ils se trouvent dans des<br />

conditions sociales spécifiques, dans un milieu linguistique particulier ». 3<br />

On observe aussi que leurs liens avec certains sous-systèmes dans<br />

le cadre de la langue nationale – la langue standard, le langage familier, le<br />

langage populaire – et avec les langues étrangères s’approfondissent et<br />

s’élargissent considérablement. Aujourd’hui, selon nos constatations,<br />

réalisées sur des enquêtes personnelles et des recherches statistiques datant<br />

de la fin des années 1980 et du début des années 1990 du XX e siècle, la<br />

langue standard représente 45 % du lexique argotique, les langues étrangères<br />

– 25 %, les dialectes régionaux – 15 %, les argots criminels – 9 %, et les<br />

jargons professionnels – 6 %. 4 Il est évident que la langue standard et les<br />

dialectes régionaux fournissent toujours du matériel linguistique à l’argot<br />

corporatif, mais en même temps, les langues étrangères donnent<br />

régulièrement des éléments lexicaux ou grammaticaux.<br />

1 VOÏNIKOV P., « Tarikatsko-bulgarski retchnik » (Dictionnaire de l’argot roublard bulgare),<br />

Rodna retch, vol. 4, 1930.<br />

2<br />

STOÏKOV S., « Sofiiskiyat utchenitcheski govor – prinos kâm bâlgarskata sotsialna<br />

dialektologiya », (L’Argot des étudiants de Sofia – contribution à la dialectologie sociale<br />

bulgare), Annuaire de l’université de Sofia, Faculté historico-philologique, tome XLII, Sofia,<br />

1945-1946.<br />

3<br />

MOURDAROV V. , « Izpolzvane na elementi ot jargona v poublitsistitchniya stil »<br />

(L’utilisation des éléments argotiques dans le style publicitaire), Journalisme et la culture de<br />

langage, Editions « Nauka i izkoustvo », Sofia, 1981, p. 56.<br />

4 ARMIANOV G., Op. cit., pp. 39-98.<br />

187


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Pour terminer, il nous semble utile de considérer l’avenir des<br />

dialectes sociaux européens selon leur caractère et leur type en montrant les<br />

directions possibles.<br />

Depuis quelques années, les linguistes semblent parvenir à un<br />

consensus : les dialectes régionaux paraissent être entrés dans une phase de<br />

déstructuration ; la place ainsi libérée est peu à peu occupée par les dialectes<br />

sociaux qui sont plus naturellement en phase avec la situation économique,<br />

sociale et culturelle contemporaine. Cette déstructuration est étroitement liée<br />

à la disparition de certaines professions traditionnelles pratiquées par les<br />

habitants des campagnes qui étaient les principaux usagers des dialectes<br />

régionaux. Néanmoins, ce processus n’est pas achevé et les dialectes<br />

traditionnels sont toujours en usage, quoique leur domaine d’utilisation se<br />

réduise comme une peau de chagrin.<br />

Cependant, il faut admettre que l’augmentation de la pression<br />

sociolectale et du nombre des usagers n’est ni fluide ni homogène. En effet,<br />

beaucoup de sociolectes corporatifs et professionnels se trouvent aujourd’hui<br />

en forte croissance ; au contraire, il en est d’autres qui ont perdu beaucoup de<br />

leur poids linguistique ou qui ont même disparu. En Bulgarie et en Serbie,<br />

par exemple, les sociolectes secrets artisanaux ont pratiquement disparu,<br />

cédant la place aux autres sociolectes professionnels plus actuels. Les argots<br />

criminels, ainsi que certains sociolectes proches par leur caractère (comme<br />

les argots des vendeurs de rue, des prostituées et des proxénètes), qui sont<br />

toujours utilisés, restent à notre avis marginalisés et ne sont parlés que par<br />

une fraction très restreinte de la population. Ces conclusions sont valables<br />

dans une très grande mesure pour les sociolectes français ou anglais, ainsi<br />

que pour les argots d’autres pays européens tels que la Russie, la République<br />

Tchèque et la Pologne.<br />

Il est vraisemblable que les jargons et les argots expressifs<br />

professionnels ainsi que les sociolectes corporatifs des étudiants et des jeunes<br />

gens poursuivront leur progression. Leur existence est en effet directement<br />

liée aux déterminants économiques, culturels et même ethnographiques du<br />

monde moderne ; sans doute y a-t-il là une orientation pour les recherches à<br />

venir en sociolinguistique européenne.<br />

Georgi L. ARMIANOV<br />

Université « Marc Bloch », Strasbourg<br />

georgi.armianov@club-internet.fr<br />

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188


À L’HISTOIRE DES ARGOTS EUROPÉENS<br />

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STOÏKOV S., « Sofiiskiyat utchenitcheski govor – prinos kâm bâlgarskata<br />

sotsialna dialektologiya », (L’Argot des étudiants de Sofia – contribution à la<br />

dialectologie sociale bulgare), Annuaire de l’université de Sofia, Faculté<br />

historico-philologique, tome XLII, Sofia, 1945-1946.<br />

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(Journal périodique), vol. III, 1882.<br />

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Belgrade, 1974.<br />

VOÏNIKOV P., « Tarikatsko-bâlgarski retchnik » (Dictionnaire de l’argot<br />

roublard bulgare), Rodna retch, vol. 4, 1930.<br />

189


ÉCOLE DE BUJUMBURA, ÉCOLE DE LA FUITE VERS<br />

UN « AILLEURS »<br />

INTRODUCTION : POSITION DU PROBLEME<br />

Du point de vue géographique, la ville de Bujumbura, c’est la<br />

capitale du Burundi. Elle est située au bord du Lac Tanganyika, à 25<br />

kilomètres de la frontière avec le Congo. Cette ville a 106 ans 1 . Depuis sa<br />

fondation, la culture y est fruit d’apports multiformes, émanant d’asiatiques,<br />

de congolais et autres africains, principalement de la sous-région des Grands<br />

Lacs, en plus de l’influence occidentale et chrétienne.<br />

La civilisation burundaise y a eu droit de cité, seulement autour de<br />

l’indépendance. Même après cela, la ville est un véritable carrefour des<br />

apports « tous azimuts » 2 . Ce « tousazimutisme » a fait que,<br />

progressivement, la <strong>Ville</strong> a baigné dans un vide culturel et moral béant, à<br />

cause de ce puzzle, mal digéré. Une perte de repères l’a subrepticement<br />

envahi. Celle-ci s’est radicalisée avec les nombreuses crises politiques, à<br />

l’échelle nationale et à répétition. En définitive, l’on dirait que la <strong>Ville</strong> a<br />

même renoncé à rechercher une identité axiologique et culturelle, bien<br />

contextualisée.<br />

Nous allons approfondir ce fait, qui crève les yeux, en l’abordant par<br />

le biais du phénomène de l’acculturation par substitution dans la<br />

formation scolaire. Ce qui a fait de l’école de Bujumbura, une école de la<br />

fuite vers un ailleurs, tout d’abord du point de vue axiologique et culturel ; et,<br />

ensuite, du point de vue géographique, sans autre forme de procès. Disonsen,<br />

tout d’abord un mot, sur le plan historique et global.<br />

1 Cf. « le Centenaire de la <strong>Ville</strong> de Bujumbura », numéro spécial de la revue Au Cœur de<br />

l’Afrique (ACA), n° 1997/4, pp. 495-670.<br />

2 Cf. A. NTABONA, « Bujumbura, carrefour des apports tous azimuts », éditorial du numéro<br />

spécial consacré au Centenaire de la ville de Bujumbura, in ACA, n° 1997/4, pp. 495-498.<br />

189


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

1. AUX ORIGINES DE L’ECOLE AFRICAINE, PRODUISANT LA<br />

FUITE VERS UN AILLEURS<br />

Longtemps l’Europe a vécu dans un monolithe culturel, quelque peu<br />

monosémique, qui n’imaginait pas que de la richesse axiologique pouvait se<br />

trouver en dehors d’elle 1 .<br />

Par après, quand ce monolithe est entré en contact avec les autres<br />

cultures, les agents de la colonisation et de l’évangilisation, n’ont pas fait<br />

autre chose que de transmettre brutalement le monoculturalisme, sans<br />

distinguer l’essentiel de l’accessoire. Pour ne donner qu’un seul exemple, les<br />

Portugais n’ont pas hésité à « portugaliser » les peuples colonisés, pour<br />

« mieux les évangéliser », jusqu’à ne même pas laisser aux indigènes, le droit<br />

de garder leur nom de famille. Ailleurs les cultures conquérantes sont même<br />

allées jusqu’à tolérer l’esclavage ; jusqu’à laisser presqu’exterminer des<br />

races entières, comme les Amérindiens et les Aborigènes d’Australie ;<br />

jusqu’à laisser l’intelligence humaine se demander si les « sauvages » avaient<br />

une âme.<br />

A ce sujet, j’ai vu un film sur le grand Bartolomeo de Las Lasas, qui<br />

a exprimé un « non possumus » (nous ne pouvons pas accepter), face aux<br />

conséquences extrêmes de cette interrogation idéologique et pastorale. Un<br />

Cardinal était envoyé de Rome pour trancher le débat sur la question<br />

suivante : Est-ce que les Amérindiens ont une âme ? Le film montra le<br />

Prélat se retirant pour prier. Suite à quoi, il revint et prononça solennellement<br />

la sentence, selon laquelle les Amérindiens avaient bel et bien une âme.<br />

Tout de suite, à brûle-pourpoint, un membre du barreau de l’époque<br />

lui a demandé, si les Noirs avaient, eux aussi, une âme. Sans hésiter, il<br />

affirma qu’ils étaient trop obscurs pour en avoir une. Ce qui fit dire un<br />

ami britannique en train de regarder, avec moi, le film : « cette fois, il n’a pas<br />

pris le temps de réfléchir et de prier, pour donner une réponse mûrie ». Mon<br />

ami britannique disait cela avec l’humour de son peuple. Et à moi de<br />

répliquer exécré : « C’est peut-être parce que cela allait de soi à l’époque de<br />

l’esclavage. En tout cas, le film a l’air de vouloir donner ce message : il<br />

n’était pas nécessaire de chercher la lumière de Dieu pour répondre à une<br />

telle question ».<br />

Evidemment, ce n’était qu’un film, c’est-à-dire de la fiction. Mais,<br />

quand on connaît la force de l’allégorie pour transmettre l’imaginaire<br />

collectif d’une époque, cela est donnant : cela donne à penser. De toutes<br />

façons, le millénaire s’est poursuivi, mutatis mutandis, sur la lancée de<br />

l’acculturation par substitution. Mais cette fois-ci, aujourd’hui, ce sont les<br />

assimilés et les déculturés eux-mêmes, qui tuent le reste de leur propre<br />

âme, au point de n’avoir rien à donner, à l’ère de la mondialisation et de<br />

l’interculturalité.<br />

L’opération de vacuisation anthropologique a pris donc son<br />

chemin 1 . De plus, entre-temps, après les indépendances, les Etats-Patrons<br />

1 En l’an 2000, la revue Au Cœur de l’Afrique (ACA) a produit un numéro spécial faisant le bilan<br />

du Deuxième millénaire. La question du monoculturalisme, d’origine médiévale, a été fort<br />

étudiée. Cf. ACA, n° 2000/1, pp. 1-170.<br />

190


ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »<br />

aident surtout pour les pays pauvres, reproduire leurs copies à travers le<br />

monde et non pour laisser les cultures locales se développer et enrichir, par<br />

là, l’humanité toute entière. L’on voit, par exemple, aujourd’hui, une pensée<br />

unique qui tend à s’imposer, par la force des choses, financières et<br />

médiatiques.<br />

Ce qui donne, du deuxième millénaire, un bilan fort amer, de ce<br />

point de vue-là. Celui-ci ne s’est vraiment pas terminé, dans un climat<br />

d’interculturalité à base de dialogue et de participation des cultures. Or, qui<br />

dit culture, dit humanité. Qui détruit la culture d’un peuple, détruit, par<br />

conséquent, l’humanité de ce dernier. Il ne faut donc pas s’étonner de voir,<br />

par exemple, la corruption atteindre son paroxysme en Afrique,<br />

axiologiquement évidée.<br />

Il ne faut même pas se surprendre d’y voir tant de massacres.<br />

Un écrivain nigérian a dit vrai à propos du Continent, un peu avant les<br />

indépendances. Il se nomme Chinua Achebbe. Il a écrit, à propos de la<br />

déculturation de l’Afrique, un roman emblématique, avec un titre rendu en<br />

français par cette expression : «Le monde s’effondre». Eh ! bien oui ! Le<br />

monde africain s’est effondré. La colonne vertébrale des valeurs s’est<br />

effondrée, à cause de l’acculturation par substitution, qui a engendré une<br />

déculturation. Or toute déculturation, c’est-à-dire toute perte de références et<br />

de repères, est criminogène.<br />

A titre d’exemple, cette déculturation a le mieux réussi au<br />

Rwanda et au Burundi : deux pays fort unifiés, qu’il a vite été aisé de<br />

traverser de part en part, avec toutes les conséquences de table rase, du point<br />

de vue culturel. A ce sujet, nous nous gargarisons à qui mieux mieux, par<br />

exemple, à lire nos réalités, même aujourd’hui, avec les yeux hérités de<br />

l’épistémologie coloniale. Dans les écoles, les élèves et les étudiants gobent<br />

parfois cette épistémologie coloniale avec une naïveté effarante Ils n’ont<br />

plus de lunettes endogènes, pour lire leurs propres réalités culturelles,<br />

historiques et politiques.<br />

Or, c’est précisément parce que cette déculturation et cette<br />

épistémologie d’emprunt ont le mieux réussi au Rwanda et au Burundi,<br />

que nous sommes capables de massacrer le plus de monde possible, en si peu<br />

de temps, sans remords, sans le moindre état d’âme, en chantant «Alléluia».<br />

Le monde s’est effondré chez nous plus qu’ailleurs, sous le poids<br />

d’une « mission civilisatrice » et d’un «fardeau de l’Homme Blanc» à<br />

couleur, cette fois-ci, locale 2 . Psychologie du colonisé oblige. Voyons cela<br />

surtout de plus près.<br />

1 Voir deux recherches antérieures, réalisées par l’auteur de ces lignes à ce sujet. Cf. A.<br />

NTABONA, « Quelques réflexions sur l’acculturation par substitution, et ses conséquences, hier<br />

et aujourd’hui, au Burundi », in ACA, 1982/6, pp. 341-351. « Ecole secondaire, école<br />

d’aliénation », in Que Vous en Semble, Revue du Grand Séminaire de Bujumbura, 1969/4, pp.<br />

44-66.<br />

2 Les expressions «mission civilisatrice» et «fardeau de l’Homme Blanc» (White man’s Budden)<br />

ont servi de slogan pour légitimer la colonisation. Cf. Otto Klineberg, Razza e pregiudizio,<br />

Editions de l’Università Internazionale degli Studi Sociali, Rome, 1965, p. 3.<br />

191


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

2. LA PSYCHOLOGIE DU COLONISE QUI SE CACHE DERRIERE<br />

L’ECOLE DE LA FUITE VERS UN AILLEURS<br />

La formation à la fuite vers un ailleurs commence avec l’émigration<br />

culturelle. L’apprenant de Bujumbura n’a qu’à absorber la culture<br />

d’emprunt qu’on lui transmet. Il réalise une gymnastique intellectuelle,<br />

certes, mais en se laissant transposer dans un monde tout autre que le<br />

sien. Et finalement, il se modèle à l’image et ressemblance d’un modèle<br />

culturel forgé ailleurs. Il s’enfonce, encore plus, dans la psychologie du<br />

colonisé, quarante ans après l’indépendance. En Kirundi (langue du Burundi),<br />

cette psychologie est rendue par les termes suivants :<br />

- « Kuhuma amaso »<br />

/Aveugler les yeux/<br />

« Jeter la poudre aux yeux »<br />

Causer de la myopie intellectuelle, de telle sorte que le concerné ne<br />

porte plus qu’un regard de colon sur sa propre culture.<br />

- « Kurahura umutima »<br />

/Prendre à quelqu’un le feu de son âme/<br />

« Prendre avec soi le cœur de quelqu’un ».<br />

Ici le langage inclut le vide, laissé dans le dedans de l’homme : celui<br />

à qui on a arraché le cœur devient comme une marionnette,<br />

manipulable à souhait. La flamme du cœur lui est arrachée. Il reste<br />

dans un vide béant.<br />

- « Kwibaburirako umuntu »/<br />

/Habituer quelqu’un à vous suivre à l’instar d’un chiot en<br />

dressage/<br />

Le langage souligne le geste qu’accomplit quelqu’un, qui veut<br />

habituer son chiot à le suivre. Il prend de la viande, la grille au feu et<br />

la traîne par terre. Le chiot, par l’odeur alléché, pour paraphraser<br />

Lafontaine, le suit et s’habitue à le suivre à jamais, à l’instar du<br />

chien de Pavlov.<br />

Ces trois expressions rendent bien cette psychologie du colonisé<br />

qu’on retrouve, même longtemps après l’indépendance. Petit à petit,<br />

l’homme a fini par se convaincre qu’il n’a pas son centre de gravité en lui et<br />

chez lui. Sa flamme l’a quitté. Elle est ailleurs. Il porte inconsciemment un<br />

regard d’emprunt sur sa propre culture, qui lui est devenue opaque. C’est là<br />

son malaise. Il ne peut servir une nation dont il n’estime pas les valeurs.<br />

Ces dernières, il ne les a jamais explorées du dedans. C’est pourquoi il rêve<br />

de quitter son pays. Et il le quitte quand il peut. S’il en a les moyens, il<br />

tentera tout pour aller retrouver « ses maîtres à penser » 1 .<br />

Ce lent processus de dislocation culturelle cause d’abord une<br />

inertie. Le génie créateur tarit pour l’essentiel. Un vide culturel se creuse :<br />

vieillesse qui ne sait plus sur quel pied danser, jeunesse qui court à<br />

l’aventure, pourvu qu’elle s’évade de son pays qu’elle ne comprend<br />

plus ! Sur tous les plans, on sent une dissociation, une dislocation, une<br />

1 Cf. A. NTABONA, « Jeunesse burundaise, jeunesse en danger d’implosion », in ACA, 1997/1,<br />

pp. 73-93.<br />

192


ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »<br />

paralysie, une désintégration, un divorce entre les éléments : que ce soit le<br />

fonctionnaire révolté, que ce soit l’étudiant aux abois, chacun est aplati 1 .<br />

Le fils de ce genre d’école déculturante et destructurante risque<br />

ainsi de s’épuiser et de s’écraser sous le poids de son ambivalence. Il a été<br />

éduqué dans une ignorance calculée de ses valeurs et, progressivement,<br />

tout lui paraît opaque dans la tradition de son peuple. Il devient défaitiste,<br />

quant à sa propre capacité de création dans son pays. Il a perdu confiance<br />

dans le rôle historique de sa patrie.<br />

La conséquence douloureuse, c’est qu’il ne sait de quel système de<br />

référence s’inspirer pour motiver son action. Il nage dans un vide culturel et<br />

axiologique béant. Il subit une crise généralisée des valeurs. Que fera-t-il ? Il<br />

cherchera alors à s’assurer au moins de l’immédiat. Et pour cela, il se mettra<br />

à l’affût des modèles de toute provenance et importera telles quelles des<br />

institutions culturelles étrangères, fussent-elles inadaptées. Il se<br />

préoccupera très peu du fait qu’elles sont le fruit naturel de l’histoire et de la<br />

culture de contrées lointaines. Toutefois, il doit combler, dans l’immédiat,<br />

son vide, en gobant tout ce qu’il reçoit d’un ailleurs inconnu.<br />

On pouvait s’attendre à ce que l’indépendance amorce une solution à<br />

ce vide ; à ce qu’un mouvement culturel s’amorce pour approfondir la<br />

revendication de respect. Hélas, la conscience assimilée n’a pas su par où<br />

commencer ! La recherche de survie, dans l’immédiat, a pris le dessus et a<br />

mobilisé toutes les forces intellectuelles 2 .<br />

Pour bien creuser ce phénomène, revenons à une des expressions<br />

vues plus haut : «Kurahura umutima», c’est-à-dire aspirer le cœur de<br />

quelqu’un et faire en sorte qu’il voit s’éloigner de lui, son centre de<br />

gravité : qu’il le place en dehors de soi. On emploie cette expression, surtout<br />

à propos d’un enfant qui va trop souvent manger dans une autre famille. On<br />

lui dira : «Barakurahuye umutima». Cela signifie : on a aspiré ton cœur et on<br />

l’a emporté chez soi. Maintenant tu ne peux rester tranquille, ton cœur est<br />

loin de toi. C’est le reproche le plus poignant que l’on puisse adresser à<br />

quelqu’un. L’un ou l’autre intellectuel prend conscience de cette aliénation.<br />

Il sait bien qu’il ne suffit pas de connaître les lois de la nature pour réaliser un<br />

progrès, fut-il économique 3 qu’il est fréquent de voir que souvent le peuple<br />

défier planificateurs, bureaucrates et techniciens ; qu’il faut intégrer les<br />

connaissances techniques dans un tout organique, qui oriente, canalise et<br />

unifie les éléments : un tout qui personnalise et mobilise, le citoyen, non pas<br />

comme objet, mais comme sujet de développement 4 .<br />

Toutefois, un demi-siècle après, aucun intellectuel de Bujumbura<br />

n’échappe à l’analyse de Senghor :<br />

1 Cf. Déo NSAVYIMANA, « Comment sortir le système d’enseignement actuel de l’impasse »,<br />

in ACA, 1997/2-3, pp. 201-227.<br />

2 Cf. Zénon MANIRAKIZA, « La mentalité belliqueuse au Burundi : jeunesse prise au piège »,<br />

in ACA, 1997/1, pp. 3-52.<br />

3<br />

Cf. Remi NAHIMANA, «Détérioration de la relation entre éducation et jeunesse», in ACA,<br />

1997/2-3, pp. 408-423.<br />

4<br />

Cf. Philippe NTAHOMBAYE, « Ouvrir de nouveaux horizons pour apprendre », in<br />

ACA,1997/2-3, pp. 424-426.<br />

193


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

«Dans notre formation, nous acceptions docilement les valeurs de<br />

l’Occident (…) Notre ambition était de devenir des négatifs des<br />

colonisateurs (…) ; nous acceptions d’être une table rase, une race,<br />

presque un continent qui, pendant deux mille ans, n’avait rien pensé,<br />

rien senti, rien écrit, rien peint ni sculpté, rien chanté, rien dansé.<br />

Un néant au fond de l’abîme, qui ne savait qu’implorer et recevoir :<br />

une cire molle…» 1 .<br />

De la sorte, à travers un verbalisme intarissable, l’apprenant de<br />

Bujumbura, se voit obligé d’être un consommateur insatiable des cultures<br />

élaborées par des gens qui, dans leur réflexion, n’ont jamais tenu compte de<br />

son existence.<br />

C’est la structure même de sa conscience et de son intégration<br />

humaine, qui a été ébranlée, avec le scepticisme et la paralysie qui s’en<br />

suivent.<br />

3. LE SCEPTICISME ET LA PARALYSIE, ENGENDRES PAR<br />

L’ECOLE DE LA FUITE VERS UN AILLEURS 2<br />

Comme il vient d’être stipulé, l’homme, pour motiver ses actions, a<br />

besoin de bien plus que des connaissances. Il a besoin d’une formation<br />

intégrée, qui fasse le joint entre la culture scolaire et l’éducation par le<br />

milieu. Le langage est clair au Burundi, à ce sujet.<br />

- « Indero iva hasi »<br />

« L’éducation doit partir de la base »<br />

- « Indero iva i muhira »<br />

« C’est dans le milieu familial que se réalise la vraie éducation ».<br />

Or, dans l’école de la fuite vers un ailleurs, l’apprenant est<br />

systématiquement transplanté dans un monde qui n’est pas le sien et où il<br />

ne peut être de plein pied.<br />

Les conséquences en sont là. L’apprenant perd de plus en plus<br />

confiance dans la créativité de sa nation. Dans sa langue maternelle, il ne voit<br />

qu’un vulgaire instrument de communication, incapable d’être un foyer de<br />

culture. De son pays, il n’espère plus rien tirer 3 .<br />

Il attendra alors des solutions de « prêts-à-porter »,<br />

manufacturés dans un « ailleurs » inéluctable. Il est un vide à combler : un<br />

amas de cendres que la flamme a quitté. D’au-delà des mers, il attendra le<br />

nécessaire pour s’engager : les idées, les énergies morales… Il finira par<br />

rêver un paradis imaginaire. En attendant, il apprend à être de la cire molle,<br />

prête à prendre n’importe quelle forme. Il courra à l’aventure. Il deviendra<br />

1 Léopold Sédar Senghor, « Teilhard de Chardin et la Politique Africaine », in Cahier P.<br />

Teilhard de chardin n° 3, Editions du Seuil, Paris, 1962, p. 17.<br />

2 Les affirmations du présent chapitre résultent d’une recherche faite antérieurement par l’auteur<br />

de ses lignes. Cf. A. NTABONA, « L’éducation aux valeurs à l’école au Burundi : une impasse à<br />

conjurer », in ACA, 1999/1, pp. 29-45. Voir aussi Hilaire NTAHOMVUKIYE, métissage<br />

linguistique, métissage culturel pour la gestion pédagogique », in ACA, 1999/1, pp. 87-113.<br />

3 Voir à ce sujet Domitien NIZIGIYIMANA, « L’éducation aux valeurs, c’est quoi ? », in<br />

ACA,,1999/1, pp. 45-56. Un ouvrage a posé cette question en termes poignants. N. KAMANA,<br />

L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’éthique politique, Ed. Karthala, Paris, 1993, 218 p.<br />

194


ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »<br />

une brebis errante, qui suivra le premier venu. Sa mentalité court le danger<br />

d’une pulvérisation, lente, mais sûre, jusqu’à ce que paralysie s’en suive.<br />

Prenons un exemple. Quand vous demandez à un apprenant de<br />

Bujumbura pourquoi il apprend, il vous répond en disant : « pour avoir un<br />

diplôme ». Si vous lui demandez : « un diplôme pour quoi faire » ? Il vous<br />

répondra que c’est pour s’en servir comme laisser-passer, en vue de<br />

l’acquisition d’une carrière, conçue elle-même, avant tout, comme une<br />

acquisition d’un avoir. Un avoir, pourquoi ? Pas nécessairement pour<br />

développer son pays, mais pour figurer en compagnie de « gens bien »,<br />

c’est-à-dire faire un peu quelque chose ; et boire sa bière au sortir du bureau,<br />

faute d’être parti vers un ailleurs plus enchanteur.<br />

Pour avoir ce laisser-passer, il doublera, triplera, trichera…<br />

C’est ainsi qu’on a, au primaire, des élèves en âge de se marier et, au cycle<br />

inférieur, des jeunes qu’on éduque comme des enfants, alors qu’ils sont à<br />

l’âge d’être parents. A l’Université l’on a des apprenants qui, depuis bien<br />

longtemps, devaient être des collègues ; des adultes qui sont socialement<br />

contraints à garder un esprit scolaire d’adolescents, alors qu’ils ont l’âge<br />

d’être des Sages/Bashingantahe, bien chevronnés 1 .<br />

Ce qui est le plus cuisant, toutefois, c’est que ce souci de recevoir<br />

le laisser-passer prime sur l’acquisition d’un savoir-faire et d’un savoirêtre,<br />

bref d’une véritable compétence. D’où un vaste malentendu. Les<br />

formateurs disent vouloir former. Mais l’important, pour l’apprenant, c’est<br />

avant tout d’avancer d’année, par la tricherie s’il le faut ; même, parfois, par<br />

la corruption ou la menace de l’éducateur, pour avoir le fameux diplôme<br />

« laisser-passer… », permettant d’accéder à un mode de vie, plus fondé sur<br />

le paraître que sur l’être ; et permettant une éventuelle recherche d’un<br />

ailleurs.<br />

Réellement cette question de la compétence, conçue comme un<br />

savoir-être ne semble même pas envisagée par l’apprenant. Il veut figurer<br />

parmi les nombreux lauréats. Peu importe ce qu’il est capable de faire et<br />

d’être. Peu importe ce qu’il aura comme métier. Finalement, c’est un<br />

problème d’un système éducatif, qui tourne à vide. L’école primaire sait<br />

pertinemment qu’elle forme des chômeurs en masse ; mais elle continue à le<br />

faire, tout bonnement. Il y a eu des efforts pour préparer les enfants à la vie<br />

dès cet âge-là, mais les réclamations ont été tellement nombreuses, au cours<br />

du temps, qu’on y a renoncé, pour revenir à une école primaire, anti-chambre<br />

d’une école secondaire, conçue en plus, dans le sens d’une émigration<br />

culturelle pure et simple 2 . Or, on sait pertinemment que cette école<br />

secondaire ne sera atteinte que par une infime minorité, triée sur le volet.<br />

Pour accroître alors le nombre de candidats au secondaire, l’on a<br />

augmenté le nombre de lycées et de collèges surtout à Bujumbura. De la<br />

sorte, le résultat risque d’être une école secondaire, qui produit, à son tour,<br />

des chômeurs en masse : sans qualification ni débouchés ; et peut-être une<br />

1 Cf. A. NTABONA, «Jeunesse burundaise, jeunesse en danger d’implosion», in ACA, 1997/1, p.<br />

1. Le n° 1997/1 de la revue ACA a été consacrée à des études sur la jeunesse burundaise en crise.<br />

2 Lire à ce sujet, Déo NSAVYIMANA, « Comment sortir du système d’enseignement actuel de<br />

l’impasse », in ACA, 1997/2-3, pp. 206-210.<br />

195


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

université et des instituts supérieurs, qui forment, eux aussi, des chômeurs en<br />

masse et sans compétence réelle ; sans savoir-faire et savoir-être rassurants,<br />

pour ce que la société exige d’un cadre dans le monde entier. D’où le<br />

phénomène de l’école monstre qui dévore les enfants que le pays lui<br />

confie, parce qu’elle les rend bons à rien et les prépare à fuir leur pays, s’il y<br />

a moyen.<br />

Le problème du «sauve qui peut » observé à Bujumbura, n’est donc<br />

qu’un arbre qui cache une forêt. Et la forêt, c’est comme il est déjà stipulé,<br />

l’acculturation par substitution et l’aliénation culturelle, déjà observée plus<br />

haut, où l’apprenant étudie, en filigrane pour vivre ailleurs que dans son pays.<br />

Pour lui, le fait de rester dans le pays, a été souvent, depuis des décades,<br />

considéré comme un malheur. Il n’y est pas formé suffisamment. Il n’a pas le<br />

cœur à cela. Il recherche constamment le départ du Pays. Il le tente de<br />

toutes ses forces et il cherche parfois des prétextes pour cela, puisqu’il n’a<br />

pas été formé pour rester chez lui. Il a été formé pour l’émigration<br />

culturelle. Il puise ses ressources ailleurs, bien loin.<br />

En un mot, l’on peut dire que la tête de l’apprenant de l’école de<br />

Bujumbura, est une machine à la dérive, qui a perdu sa finalité et qui a du<br />

mal à être dotée d’un savoir-être suffisant, pour affronter la vie autour d’elle.<br />

Très peu d’élèves se sentent en effet une vocation, au niveau des valeurs à<br />

incarner, l’école étant une salle d’attente en vue de la recherche d’une<br />

carrière à base du seul paraître et du lancinant désir de partir 1 .<br />

L’apprenant de Bujumbura est à l’école, pour devenir un nageur<br />

profondément troublé dans sa traversée et cherchant désespérément, où<br />

s’agripper. Pour le moment il s’agrippe aveuglement sur le « Blanc » : un peu<br />

dans le sens de la phrase que la «fama Africana» prête à Houphouet Boigny :<br />

« Dieu est grand. Mais le Blanc aussi est grand ». De toutes façons, les<br />

Noirs qui pensent ainsi sont nombreux.<br />

Tout cela résulte de la violence conceptuelle effectuée au départ, au<br />

temps de la colonisation. Violence qui s’approfondit aujourd’hui, avec la<br />

communication audiovisuelle, presque à sens unique. Ce qui donne, toujours<br />

plus, un apprenant cherchant à se connaître à travers ce qu’on lui dit qu’il<br />

est ; un apprenant qui n’a plus envie de le savoir de par lui-même ; un<br />

apprenant qui a perdu ses points d’ancrage ; un apprenant devenu un homme<br />

de paille. D’où beaucoup de forces centrifuges, propres à provoquer la fuite<br />

vers un ailleurs<br />

4. LES FORCES CENTRIFUGES SUBSUMANT LA FORMATION A<br />

LA FUITE VERS UN AILLEURS<br />

La flamme a donc quitté l’apprenant de Bujumbura 2 . Elle est<br />

dans un ailleurs inconnu. C’est pourquoi, il fait tout pour se fuir et aller vers<br />

1 Cf. Jacques NIYONGABO, « La démocratisation de l’éducation pour une paix durable », in<br />

ACA, 1998/3, pp. 415-439.<br />

2 Une approche précieuse sur ce point mériterait beaucoup d’attention. Cf. A. SINDAKIRA,<br />

« Les facteurs culturels du développement », in ACA, 1999/4, pp. 439-464.<br />

196


ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »<br />

cet ailleurs inconnu. Il connaît les embûches de cet ailleurs, mais il doit<br />

partir 1 .<br />

L’audiovisuel spécialisé me passionne. J’aime bien faire encore<br />

référence à un autre film à ce sujet. Un jour, des prêcheurs se sont sentis la<br />

mission de mobiliser pour l’émigration en Europe. Tout de suite des<br />

colonnes de migrants ont surgis de toutes parts. Le mot d’ordre était le<br />

suivant : « l’Europe a pris toutes nos ressources matérielles et humaines.<br />

Allons chez elle les partager avec ceux qui les ont prises ! ». Des colonnes,<br />

bien hautes en couloir, se sont bousculées sur le Détroit de Gibraltar, dont le<br />

« portique » a cédé. Elles sont montées en force en Espagne, en direction de<br />

la Capitale de l’Europe : Bruxelles. Personne n’a osé tirer sur ces assaillants<br />

« inermes ».<br />

Entre-temps le Parlement européen s’est réuni. Deux courants se<br />

sont alors partagés l’hémicycle : la réaction musclée ou le développement<br />

réel de ces peuples chez eux 2 . C’est ce dernier point de vue qui a fini par<br />

l’emporter. Un véritable « Plan Marshall » a été voté…<br />

Le drame de la dérive conceptuelle dans beaucoup d’écoles<br />

africaines conduit vers cela 3 . Comment autrement peut-on former à<br />

servir un continent, annihilé anthropologiquement et<br />

axiologiquement ? Quand un épais brouillard se tisse dans les cerveaux des<br />

apprenants à une large échelle, qu’est-ce qui peut les retenir chez eux ?<br />

Or, ce brouillard risque de s’approfondir, avec l’actuelle<br />

communication à sens unique, fonctionnant avec des cibles axiologiquement<br />

évidées. Partout, dans les quartiers populaires des villes africaines, il est en<br />

effet en train de se développer, chez les apprenants, un parler chaud, empreint<br />

d’une très forte affectivité. La rigueur et la cohérence internes des discours<br />

fait de plus en plus place à la résonance physique et émotionnelle des<br />

messages. Une logique sensorielle acquiert droit de cité.<br />

5. LE REMEDE DES REMEDES, C’EST L’INTERCUL-TURATION<br />

CONTEXTUALISEE<br />

Pour remédier au marasme décrit plus haut, l’école de Bujumbura et<br />

d’ailleurs au Burundi, comme dans le reste de l’Afrique, doit viser à former<br />

des rocs sur lesquels les masses puissent s’appuyer, tout d’abord sur place,<br />

dans le branle-bas en cours ; des axes endogènes de rotation, autour desquels<br />

des meilleures évolutions peuvent avoir lieu 4 ; des personnes qui ne sont<br />

pas prêtes à se vendre à n’importe qui et à fuir le chez-soi ; des jeunes qui<br />

veulent sérieusement préparer l’avenir collectif de leurs milieux naturels de<br />

vie ; en ne comptant pas nécessairement sur les adultes, eux-mêmes en crise.<br />

En d’autres mots, il faut former des personnes-ressources, des leaders<br />

1 Cf. A. NTABONA, « Pour un plan de réhumanisation de la région des Grands Lacs », in ACA,<br />

1998/4, pp. 511-513.<br />

2 A propos du développement réel des peuples chez eux, lire P. KANYAMACHUMBI, « Pour<br />

des communautés socio-politiques localement responsables », in ACA, 1998/4, pp. 585-627.<br />

3 Il serait utile de lire, à ce sujet, Liboire KAGABO, « Mondialisation et globalisation : une<br />

chance pour l’humanité au Troisième millénaire ? », in ACA, 2000/1, pp. 125-131.<br />

4 Cf. Michel CASTEL (alors Maire d’Albi en France), «Valeurs et politique», in ACA, 1988/5,<br />

pp. 377-395.<br />

197


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

endogènes, capables d’être des pôles référentiels et des repères vivants, sur<br />

lesquels voir des valeurs vécues et rechercher résolument un chemin concerté<br />

d’existence, un projet endogène d’une société vivable et capable de retenir les<br />

fuyards en devenir 1 .<br />

La mondialisation ne peut donc réussir qu’à condition de former<br />

partout des personnes qui puissent dire : « Si je n’obéis pas aux impératifs de<br />

ma conscience et de l’interpersonne, tout d’abord autour de moi, je me tue.<br />

Si je ne comble pas le vide axiologique et le marasme conceptuel ambiants, je<br />

me tue. Si ne n’obéis pas à l’interculturalité, tout d’abord localement<br />

raisonnée et contextualisée, je me tue ». D’où, l’importance de la triade<br />

« reculturation, inculturation et interculturation » dans l’école africaine 22 .<br />

La reculturation, c’est la réappropriation des valeurs endogènes<br />

dans un milieu de vie donné, pour agir constamment, en toute âme et<br />

conscience, obéissant à des impératifs à la fois intérieurs et ouverts à<br />

l’interpersonne sans frontières. Cela permet à la fois à tenir à son identité,<br />

tout en favorisant le concert des nations. Quant à l’inculturation, elle a lieu<br />

quand les données étrangères à la tradition d’un pays, pénètrent et fécondent<br />

la culture locale, en la transformant du dedans et en se laissant transformer<br />

par elles, au point qu’il soit possible de créer du neuf sur le tronc ancien.<br />

Dans le cas d’espèce, ces données doivent être, en premier lieu, les<br />

valeurs de base, déjà homologuées par la communauté internationale,<br />

pour créer toute société acceptable et fréquentable, dans le concert des<br />

nations. Soulignons à ce sujet, par exemple, le fait que des valeurs comme les<br />

droits de l’homme, la démocratie, la bonne gouvernance, la tolérance et la<br />

non-violence sont des valeurs à inculturer pour ne pas être condamnées à<br />

tourner à vide. Les apprenants devraient les inculturer pour leur permettre un<br />

réel accès dans les consciences, à travers l’école 2 .<br />

Comme il vient d’être dit, ces valeurs homologuées ne doivent pas<br />

précisément tomber dans les esprits, comme dans un trou béant ou comme<br />

dans un tonneau de Danaïdes.<br />

Sans donc ce travail de réaxiologisation à l’école, la mondialisation<br />

fera peut-être des clients potentiels, mais des partenaires peu fiables, sans<br />

boussole, sans points d’ancrage ; sans points de repère 3 . Or il s’agit de<br />

naviguer. Au sens propre, ce sera sur mer et dans les airs ; et au figuré à<br />

travers l’internet ! Le partenariat, acquis grâce à une mondialisation, sur fond<br />

de séisme axiologique local, ne peut donc être qu’un marché de dupes 4 .<br />

Toutefois, la reculturation et l’inculturation doivent être complétées<br />

par l’interculturation, c’est-à-dire le fait de pousser à la réappropriation de<br />

1 Pour approfondir ce sujet, il serait utile de lire Emmanuel NTAKARUTIMANA, « Une Eglise<br />

en genèse, le tournant », in ACA, 1988/2, pp. 103-115.<br />

22 Cf. Ngindu MUSHETE, « Evangélisation à l’épreuve de la modernité : questions venues<br />

d’Afrique », in ACA, 1988/4, pp. 248-269.<br />

2 Voir à ce sujet A. NTABONA, « La dynamique de l’évolution culturelle au Burundi », in ACA,<br />

1998/3, pp. 439-455.<br />

3 Cf. Liboire KAGABO, « Le problème des valeurs au Burundi », in ACA, 1992/4, pp. 525-568.<br />

4 Une réflexion connexe à celle-là a inspiré ces lignes, dans un sens, légèrement différent, mais<br />

avec des points de départ analogues. Cf. E. NTAKARUTIMANA, « Démocratie ou/et<br />

Koinocratie. Les chrétiens face à un piège », in ACA, 1991/2-3, pp. 339-360.<br />

198


ECOLE DE BUJUMBURA, ECOLE DE LA FUITE VERS UN « AILLEURS »<br />

l’essentiel des valeurs qui font qu’un homme est un homme dans une culture<br />

donnée, pour les marier avec les valeurs homologuées mondialement, en<br />

opérant un mixage raisonné et contextualisé des différentes sources de<br />

référence ; pour engendrer une société où l’humain et l’interpersonne sans<br />

frontières se retrouvent ; où le local et le mondial s’épousent 1 .<br />

De la sorte, pour être bien utile à la mondialisation,<br />

l’interculturation contextualisée doit faire le plus possible attention à la<br />

dimension spirituelle et communautaire de la personne humaine qui, une<br />

fois située au cœur de la mondialisation, peut servir d’antidote contre une<br />

globalisation organisée sur fond d’un individualisme primaire et vulgaire,<br />

pour être seulement propre à aider le plus fort à phagocyter le plus faible 2 ; et<br />

à faire en sorte que l’infortuné perde pied chez lui et décide de se réfugier<br />

chez le plus fort. Dans ce contexte décourageant, les migrations clandestines<br />

ne peuvent que pilluler, comme il est montré plus haut, avec des<br />

embarcations de fortune s’il le faut.<br />

Cela étant, pour réussir la formation à une saine mondialisation, il<br />

faut radicalement s’adresser, avant tout, à l’être humain en tant que tel ; et à<br />

tout l’être humain, surtout dans tout ce que celui-ci a de sacré ; au lieu de se<br />

fonder sur le seul échange de choses, tel qu’il en est malheureusement<br />

aujourd’hui dans les règles du commerce mondial 3 . Cette sémantique<br />

réductrice, poussée à l’extrême, ne peut du reste qu’engendrer, dès la<br />

formation scolaire, une chosification des personnes, avec toutes les<br />

conséquences des violences en chaîne : conceptuelle, verbale et physique.<br />

Si, par contre, la personne humaine est prise au sérieux dans la<br />

formation à une saine mondialisation, les cultures des peuples et même celles<br />

des plus faibles, seront prises en compte. Je souligne bien, les cultures des<br />

plus faibles ! Sans mettre au premier plan, surtout la culture des faibles, dans<br />

le commerce mondial, l’école des grandes villes africaines n’aboutira qu’aux<br />

massacres des innocents ; elle ne sera qu’un monstre qui vide les jeunes de<br />

leur âme ; un bulldozer en douceur, qui arrache ces derniers à leur pays, pour<br />

les former à fuir vers un ailleurs.<br />

Une telle formation ne produirait que des hommes de paille, chez<br />

qui un contrat, fût-il d’affaire, ne sera qu’un chiffon de papier, contournant<br />

allègrement l’éthique du commerce mondial 4 . On ne badine pas avec la<br />

déculturation. Par contre, seule l’interculturation contextualisée, telle que<br />

définie plus haut, peut asseoir la formation à la mondialisation sur de bonnes<br />

1 Cf. A. NTABONA, « Pour une communication holistique, intégrant oralité, écriture et<br />

audiovisuel », in La Communication, Actes du 16 ème Colloque d’Albi. « Langages et<br />

Signification », Ed. CALS Toulouse, 1995, pp. 27-53.<br />

2 Cf. Achille MBEMBE, « Etats, violence et accumulations en Afrique Noire », in ACA, 1989/1,<br />

pp. 22-41.<br />

3 A l’échelle locale, la recherche de Philippe NTAHOMBAYE a inspiré ces lignes. Cf. Ph.<br />

NTAHOMBAYE, « Evolution de la solidarité traditionnelle et le développement socioéconomique<br />

au Burundi », in ACA, 1992/2-3, pp. 181-206.<br />

4 Cette prise de réflexion est parti de la réflexion de B. BUJO sur la compréhension du droit en<br />

Afrique. Cf. B. BUJO, « La compréhension du Droit dans le contexte traditionnel africain », in<br />

ACA, 1992/4, pp. 568-579.<br />

199


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

bases 1 . Les concepteurs de la mondialisation garderont donc à l’esprit le fait<br />

que l’homme ne devient homme que par la culture. Ils auront donc à cœur de<br />

promouvoir les cultures africaines, pour que les apprenants africains soient de<br />

plein pied chez eux et luttent contre la hantise de la formation à la fuite vers<br />

un ailleurs. Par-là, l’internationale citoyenne posera ses jalons et fera<br />

souche, grâce à l’interculturation contextualisée, qui s’apprendra à l’école.<br />

Sans cela, la mondialisation sera le socle de l’esclavage postmoderne,<br />

provoquant, par la suite, des revendications identitaires,<br />

tentaculaires et interminables, accompagnées de formes de violence,<br />

encore plus identitaires, qui paralyseraient le monde. On ne fait pas<br />

impunément de la sémantique réductrice, surtout quand le réductionnisme<br />

évacue l’essentiel, du point de vue anthropologique et axiologique.<br />

Plus largement, encore, on ne peut sauver la terre qu’en sauvant<br />

la formation humaine. Et on ne sauve formation humaine qu’en sauvant la<br />

culture des apprenants. Dans le même ordre d’idées, on ne peut commercer<br />

sainement, à l’échelle planétaire, qu’en dilatant les esprits et les cœurs, dans<br />

les écoles, pour poser les jalons d’une famille sans frontières, précisément<br />

grâce à l’interculturation contextualisée, qui permet aux apprenants de se<br />

préparer à donner, du point de vue culturel, au lieu de ne faire que recevoir,<br />

en gobant tout, sans la moindre mastification ; et en étant de simples pantins,<br />

indignes de confiance, si gentils, soient-ils 2 .<br />

CONCLUSION<br />

Les coopérations bilatérale et multilatérale devraient donc privilégier<br />

l’interculturation contextualisée, du point de vue axiologique surtout.<br />

Cela ne doit pas se faire par des réformettes et par le financement de<br />

sessions, à la façon d’un dilettante ; mais par un plan cohérent de<br />

reconstruction axiologique, c’est-à-dire de réfection éthique, en<br />

soulignant les valeurs, qui font qu’un homme est un homme. Ce sont<br />

celles-là qui, pour le moment, sont par terre à l’école de Bujumbura, comme<br />

ailleurs en Afrique. Et si rien n’est debout à ce niveau scolaire, rien ne le sera<br />

à d’autres niveaux.<br />

Adrien NTABONA<br />

Université du Burundi<br />

crid@cbinf.com<br />

1 Le caractère incontournable des bases à assurer pour qu’il y ait une inculturation réelle et<br />

durable a été identifié dans une recherche sur la civilisation de l’oralité. Cf. A. NTABONA, «La<br />

civilisation de l’oralité du point de vue des mécanismes de production du sens», in L’oralité dans<br />

l’écriture et réciproquement, Actes du 22 è Colloque d’Albi «Langages et Civilisations», Ed.<br />

CALS/CPST, Toulouse 2002, pp.147-158.<br />

2 Une réflexion lumineuse d’un chercheur qui a joint «science et sagesse» mérite beaucoup<br />

d’attention. Cf. Georges MAURAND, « La communication : une structure, des formes, des<br />

règles, mais aussi un art et une sagesse», in La Communication, Actes du 16 ème Colloque d’Albi<br />

«Langages et Signification» Ed. CALS, Toulouse, 1995, pp. 7-26.<br />

200


EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA<br />

REPRÉSENTATION SPATIALE EN FRANÇAIS<br />

Mon propos dans le présent travail est de rendre compte du discours<br />

descriptif spatial et de la façon dont les locuteurs organisent et sélectionnent<br />

l’information à transmettre pour décrire l’espace.<br />

Pour réaliser l’expérience et obtenir des données qui se prêtent à<br />

l’étude de l’expression de la spatialité, les informateurs (au nombre de 10)<br />

ont décrit l’agencement d’une pièce d’un même appartement avec un support<br />

visuel (photographie) et sans support visuel. Les productions orales<br />

recueillies ont ceci de commun qu’il s’agit de formules du français parlé,<br />

qu’elles appartiennent au discours descriptif et qu’elles répondent à une seule<br />

et même consigne (la consigne consistait, pour chacun des informateurs, à<br />

décrire une pièce d’un appartement avec et sans photographie).<br />

Nous avons examiné le discours descriptif au niveau conceptuel<br />

(c’est-à-dire au stade préverbal de la production) et la manière dont l’espace<br />

est encodé dans le langage au niveau linguistique.<br />

UNE APPROCHE COGNITIVE DE L’ESPACE<br />

Perception et construction de l’espace<br />

L’espace perçu et sa description donne lieu à différents modes de<br />

repérages qui s’effectuent à partir du locuteur ou de repères qui peuvent être<br />

animés (un partenaire dans une situation de dialogue) ou inanimés (les objets<br />

dans une pièce) et correspondant à autant de perceptions différentes des<br />

objets dans l’espace.<br />

Dans ce travail nous allons retenir deux types de perception de<br />

l’espace :<br />

-l’espace déictique, le locuteur par l’usage de la déixis (rapporté à<br />

son ego) se projette dans l’espace pour localiser et décrire des objets.<br />

-l’espace topologique, le locuteur utilise l’orientation intrinsèque des<br />

objets pour en localiser d’autres.<br />

201


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Dans les deux cas, il s’agit de l’espace ordonné à partir de l’homme<br />

dont l’orientation révèle à la fois le sens de la pesanteur avec l’axe vertical, la<br />

latéralité par l’usage des mains et l’horizontalité par la fonction visuelle.<br />

La description spatiale statique<br />

Le repérage spatial est possible lorsqu’une entité ou un lieu est<br />

occupé par une ou plusieurs entités (objets). La relation spatiale qui en<br />

découle se caractérise par la position d’une entité par rapport à une autre qui<br />

fonctionne comme point de repère et qui constitue l’état spatial. C’est donc<br />

une des deux entités qui définit la région dans laquelle l’autre entité peut être<br />

localisée. Ces deux entités sont appelées différemment dans les travaux<br />

concernant le domaine de l’espace et les cognitivistes tels que Talmy ou<br />

Vandeloise ont montré que la perception s’analysait comme une structure<br />

fondée sur l’opposition entre l’objet et l’espace environnant.<br />

A partir de ces éléments, la référence à l’espace peut être<br />

décomposée en trois éléments principaux :<br />

- un prédicat, statique ou dynamique,<br />

- une cible, entité localisée ou mise en mouvement par le prédicat,<br />

- un site, entité à laquelle la cible est reliée (implicitement ou<br />

explicitement) dans l’espace.<br />

Pour qu’un état spatial puisse être identifié il faut que les deux<br />

entités (cible et site) entretiennent une relation, chacune occupant et<br />

identifiant un lieu.<br />

a) il y a une bibliothèque à côté du bureau<br />

entité localisée entité permettant la localisation<br />

Cible<br />

Site<br />

b) sur la table il y a un verre<br />

entité permettant la localisation<br />

entité localisée<br />

Site<br />

Cible<br />

Dans le discours descriptif spatial, le locuteur doit exprimer<br />

linguistiquement deux référents : l’espace référant à une entité-site par<br />

rapport auquel une autre entité-cible est localisée. Les relations spatiales sont<br />

établies en fonction d’une mise en perspective choisie par le locuteur. Dans<br />

la description d’une scène spatiale, le locuteur-observateur participe à la<br />

scène et constitue ainsi le point d’origine à partir duquel la localisation<br />

spatiale des entités cible/site est établie. Le locuteur peut également faire<br />

abstraction de sa présence et dans ce cas, la détermination de la localisation<br />

d’un objet par rapport à un autre s’effectue grâce au système des axes<br />

coordonnés (vertical, horizontal, latéral).<br />

Les expressions locatives, disponibles dans les langues telles que le<br />

français, l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, sont des prépositions et<br />

des adverbes de lieu.<br />

NIVEAU CONCEPTUEL<br />

Partant de l’idée qu’il existe un certain nombre de principes qui<br />

régissent le discours, le but est de voir comment le discours descriptif spatial<br />

s’organise dans la langue donnée (en l’occurrence le français). Le problème<br />

majeur du locuteur soumis à la description d’une scène visuelle est celui de la<br />

linéarisation. Ce problème se pose lorsqu’il s’agit de décrire des objets ou<br />

202


EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE…<br />

une configuration spatiale qui ne comporte pas de façon inhérente un ordre<br />

particulier et évident (comme, par exemple, dans le récit, où l’ordre<br />

correspond à une succession d’événements).<br />

Résoudre une tâche verbale, comme celle qui consiste à décrire des<br />

objets se trouvant dans un espace clos, implique pour les locuteurs de gérer la<br />

distribution de l’information au fil du discours en fonction de paramètres<br />

situationnels et cognitifs, ce qui signifie structurer l’information à deux<br />

niveaux :<br />

- au niveau de l’énoncé, le locuteur doit sélectionner et combiner<br />

l’information appartenant à différents domaines référentiels tels que le temps,<br />

l’espace, les entités, les procès.<br />

- au niveau du discours (ou niveau discursif), le locuteur doit<br />

planifier la distribution de l’information sur l’ensemble des énoncés et<br />

produire ainsi un texte cohérent.<br />

Le niveau discursif fait intervenir d’autres facteurs qui vont au-delà<br />

de la phrase isolée et qui relient les énoncés au contexte.<br />

L’ensemble des productions orales recueillies ne sont donc pas<br />

envisagées comme une liste d’énoncés arbitraires, mais comme une unité<br />

cohésive où le choix des énoncés et leurs relations sont contrôlés par des<br />

"règles" que l’on pourrait définir comme discursives ou textuelles.<br />

L’analyse des productions orales au niveau conceptuel nous a<br />

permis de mettre en relief les différentes stratégies utilisées par les<br />

informateurs pour décrire l’espace.<br />

LA COMPOSITION DES TEXTES DESCRIPTIFS<br />

Les textes se caractérisent par une structure principale (la trame du<br />

texte) et une structure secondaire, cette dernière, ne répondant pas<br />

directement à la consigne n’a pas bénéficié d’une étude approfondie. En<br />

effet, il s’agit de passages où certains locuteurs avaient tendance à porter des<br />

jugements divers, faisaient des commentaires, ou bien encore donnaient des<br />

informations sans rapport avec la consigne.<br />

La trame et la structure Topique Focus<br />

Les textes étudiés sont envisagés comme une réponse à la consigne<br />

et les informateurs avaient pour tâche de décrire l’agencement d’une pièce<br />

d’un appartement. Donc, pour la description spatiale, chaque énoncé<br />

apportant une information pertinente quant à la description spatiale fait partie<br />

de ce que nous appelons désormais la trame du texte.<br />

Dans le discours descriptif spatial, le locuteur doit exprimer<br />

linguistiquement deux référents : le site et la cible.<br />

Pour l’analyse, l’utilisation des notions Topique et Focus relèvent de<br />

ce que l’on pourrait appeler le point de vue énonciatif-hiérarchique. La<br />

distribution de l’information à l’intérieur de l’énoncé de la trame est répartie<br />

entre l’expression du topique et l’expression du focus. L’information du<br />

topique contient l’expression référant à un intervalle spatial, et l’information<br />

du focus contient l’expression référant à une entité-cible.<br />

a) Près du canapé il y a un bureau<br />

constituant topique constituant focus<br />

et site exprimé<br />

203


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Le canapé et son environnement proche (en topique) constituent le<br />

site et plus précisément l’intervalle spatial grâce auquel l’entité cible en focus<br />

est repérée.<br />

b) Schéma des énoncés de la trame :<br />

T : réf. à l’entité-site (facultative) + réf. à l’espace F : réf. à l’entité cible<br />

En topique, l’information spatiale réfère à l’entité fonctionnant<br />

comme site et à l’intervalle spatial délimité par cette entité. En focus, on<br />

trouve l’information référant à l’entité cible.<br />

Dans notre corpus, nous avons relevé différents cadres syntaxiques<br />

où la mention du site est quelquefois omise.<br />

c) à gauche il y a un bureau<br />

constituant topique constituant focus<br />

et site omis<br />

La référence à l’entité site est omise lorsque le locuteur localise le<br />

site par rapport à l’orientation de son corps.<br />

La structure informationnelle dans le discours descriptif<br />

Nous avons vu que les énoncés de la trame sont des réponses à la<br />

consigne ce qui permet de dégager une structure informationnelle où les<br />

éléments des différents domaines référentiels tels que les lieux et les entités<br />

appartiennent respectivement au topique et au focus. La distribution de<br />

l’information spatiale d’un énoncé à l’autre est donc régie grâce à<br />

l’expression du topique et l’expression du focus. C’est ce que Klein et von<br />

Sttuterheim (1989) appellent le mouvement référentiel.<br />

Afin de limiter la difficulté pour planifier l’information spatiale, les<br />

locuteurs ont adopté une conceptualisation identique de la tâche. Pour cela,<br />

rappelons que la pièce à décrire présentait une configuration spatiale<br />

tridimensionnelle se composant d’une série d’entités (meubles, objets)<br />

rangées sur plusieurs plans (les murs de la pièce et la partie centrale). Il<br />

apparaît que les murs servent de point de repère dont l’un constitue le point<br />

de départ de la description. Le locuteur poursuit ensuite la description de<br />

gauche à droite ou à l’inverse. Quelle que soit la tactique adoptée (mur de<br />

droite, de gauche…), le locuteur doit choisir une entité-site en topique pour<br />

délimiter un intervalle spatial et y localiser une entité-cible en focus.<br />

Les résultats montrent que pour décrire l’espace, les locuteurs<br />

recourent aux mêmes principes, ce qui nous a permis d’établir deux niveaux<br />

de description que nous avons appelés : niveau supérieur et niveau inférieur.<br />

Au niveau supérieur de la description, les principales parties de la<br />

pièce telles que les murs sont citées en topique par les locuteurs, ce point de<br />

repère leur permet ensuite de localiser d’autres entités se trouvant dans un<br />

environnement proche. Pour l’ensemble des textes analysés, la structuration<br />

des descriptions au niveau supérieur se caractérise par l’utilisation de cette<br />

stratégie qui consiste à introduire des sous-espaces de la pièce en respectant<br />

leur lien spatial ou principe de connectivité (terme emprunté à Levelt, 1989),<br />

c’est-à-dire que les murs de la pièce communiquent entre eux de façon<br />

spatiale.<br />

a) Les énoncés ci-dessous indiquent le passage d’un intervalle spatial à un<br />

autre au niveau supérieur<br />

204


EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE…<br />

1. sur le mur de droite il y a une fenêtre.<br />

2. le mur en face il y a deux portes.<br />

3. on passe après la porte d’entrée on se trouve sur le mur de gauche où il y a<br />

d’abord un banc.<br />

4. et dans la partie centrale il y a une table en bois.<br />

Au niveau inférieur de la description, le principe est le même et une<br />

fois l’environnement spatial établi (au niveau supérieur), le locuteur introduit<br />

et localise une nouvelle entité en vertu de sa relation avec l’entité<br />

précédemment mentionnée. Ensuite, toujours au niveau inférieur,<br />

interviennent des séquences successives où sont localisées différentes entités<br />

en fonction de leurs rapports fonctionnels mais aussi de leur proximité. Par<br />

exemple, le locuteur organise la description d’un groupe de meubles ou<br />

d’objets autour de l’élément dont la fonction est la plus importante. Cet<br />

élément constitue à son tour le site pour les autres objets faisant partie de cet<br />

ensemble.<br />

b) Les énoncés ci-dessous indiquent une séquence au niveau inférieur<br />

12. et à côté il y a un banc en bois.<br />

13. sur ce banc il y a une lampe.<br />

14. et à côté on trouve une étagère.<br />

Dans le discours spatial, les deux niveaux supérieur et inférieur sont<br />

combinés et le passage d’un sous-espace de la pièce à un autre influence la<br />

continuité référentielle en provoquant sa rupture avec le changement de la<br />

référence à l’espace et aux entités. En revanche, les séquences au niveau<br />

inférieur maintiennent la continuité référentielle dans le domaine de l’espace.<br />

LES MOYENS LINGUISTIQUES QUI RENVOIENT A LA<br />

LOCALISATION SPATIALE<br />

Comme nous l’avons vu précédemment, l’intervalle spatial est<br />

délimité par un référent-site et, à l’intérieur ou à proximité de cet intervalle<br />

spatial, l’entité-cible est localisée.<br />

A présent, nous allons voir comment les moyens linguistiques<br />

utilisés pour exprimer les intervalles spatiaux et pour désigner l’emplacement<br />

de la cible contribuent à la construction de la cohésion du discours descriptif.<br />

Dans les textes analysés on distingue plusieurs manières d’exprimer<br />

l’état spatial. Nous avons dégagé des cadres syntaxiques correspondant à la<br />

structure topique/focus et à la structure informationnelle des énoncés.<br />

Dans les énoncés ci-dessous l’intervalle spatial est exprimé par une<br />

expression locative (Sprép/Sadv) en fonction de complément de lieu (le<br />

complément de lieu peut occuper différentes positions dans la chaîne<br />

syntaxique). L’entité-site qui délimite cet intervalle est exprimée<br />

explicitement sous la forme du SN (syntagme nominal) inséré dans le Sprép.<br />

L’objet-cible qui est localisé est exprimé par un SN.<br />

Voici deux exemples attestant les différentes manières dont l’état<br />

spatial est exprimé :<br />

a) 3. devant la fenêtre il y a une bibliothèque.<br />

Sprép s c<br />

Etat spatial : T : intervalle spatial (Sprép : « devant »), site (SN : « la<br />

fenêtre »)<br />

205


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

F : cible (SN : « une bibliothèque »)<br />

Cadre syntaxique : Sprép/Sadv + Présentatif + SN<br />

b) 1. il y a une photo d’un chien sur la porte.<br />

c Sprép s<br />

Etat spatial : T : intervalle spatial (Sprép : « sur »), site (SN : « la porte »)<br />

F : cible (SN : « une photo »)<br />

Cadre syntaxique : Présentatif + SN + Sprép/Sadv<br />

En français, pour exprimer une relation de localisation (ou un état<br />

spatial), les locuteurs construisent des phrases dans lesquelles la place et la<br />

fonction de sujet reviennent au nom représentant la cible, et la place et la<br />

fonction d’objet reviennent au nom représentant le site. Le prédicat se<br />

construit soit avec un verbe statif dont le prototype est le verbe être, soit avec<br />

le présentatif il y a.<br />

L’analyse des productions orales a démontré que les énoncés de la<br />

trame construits avec le présentatif il y a sont majoritaires. On peut donc<br />

avancer l’hypothèse que cette structure serait d’une certaine manière la plus<br />

opératoire pour le discours descriptif spatial en français.<br />

Les expressions locatives transitives et les expressions locatives<br />

intransitives.<br />

Les expressions locatives telles que prépositions, locutions<br />

prépositionnelles, adverbes et locutions adverbiales permettent d’exprimer un<br />

espace relatif à un site dans lequel une cible est localisée. La référence<br />

nominale à l’entité-site peut être explicite ou implicite, ce qui fait que les<br />

expressions locatives peuvent être réparties en deux catégories : celles<br />

référant explicitement à l’espace et aux entités (expressions locatives<br />

transitives) et celles référant uniquement à l’espace (expressions locatives<br />

intransitives).<br />

a) Référence explicite à l'entité:<br />

18.sur la table il y a un livre. (expression locative transitive)<br />

Intervalle spatial+site explicite cible<br />

Sprép<br />

b) Référence implicite à l'entité:<br />

19.et dessous [Ø] il y a des magazines.(expression locative intransitive)<br />

Intervalle spatial+site implicite cible<br />

Sadv<br />

Les prépositions constituent la catégorie des expressions transitives<br />

car elles sont suivies d’un complément linguistique référant à l’entité-site<br />

(Sprép). Les adverbes sont des expressions locatives intransitives et leur<br />

structure ne laisse pas la place pour l’explicitation du site (Sadv). L’omission<br />

de l’élément linguistique référant au site est possible grâce au contexte<br />

discursif et aux connaissances du monde partagées par les<br />

locuteurs/interlocuteurs, ce qui permet à l’interlocuteur de reconstruire<br />

l’information manquante.<br />

En résumé, les cadres syntaxiques avec pour constituant un<br />

complément de lieu exprimé par un Sprép référant à un intervalle spatial et<br />

au site qui le délimite, impliquent l’opération de cohésion privilégiant le<br />

domaine des entités. Le SN inséré dans le Sprép en fonction de complément<br />

206


EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA REPRESENTATION SPATIALE…<br />

de lieu réfère à l’entité site et marque son maintien. C’est donc le domaine<br />

des entités qui est central pour la cohésion.<br />

Les cadres syntaxiques avec pour constituant un complément de lieu<br />

exprimé par un Sadv référant à un intervalle spatial et au site implicite,<br />

impliquent l’opération de cohésion privilégiant le domaine de l’espace. Le<br />

Sadv en fonction de complément de lieu réfère à l’espace et marque son<br />

maintien. C’est donc le domaine de l’espace qui est centrale pour la cohésion.<br />

L’analyse quantitative des moyens qui privilégient le domaine des<br />

entités ou de l’espace employés par les locuteurs montre que le mode de<br />

référence à l’intervalle spatial est minoritaire dans l’ensemble des textes. On<br />

peut donc avancer l’hypothèse que les locuteurs francophones ont tendance à<br />

privilégier le domaine des entités pour la cohésion des textes descriptifs. Les<br />

locuteurs ont donc recours à des expressions locatives dont la nature permet<br />

d’assurer la cohésion dans le domaine référentiel des entités.<br />

CONCLUSION<br />

L’analyse de l’expression de l’espace nous a permis de mettre en<br />

évidence des principes au niveau conceptuel qui semblent guider<br />

l’élaboration des énoncés. Les résultats montrent que dans le discours spatial,<br />

il existe une hiérarchie psychologique "naturelle" dont l’ordre (des idées)<br />

tend à être préservée par l’énonciation.<br />

Nous avons également vu que les choix des moyens linguistiques<br />

pour exprimer des concepts spatiaux en français sont de deux natures. Soit,<br />

les locuteurs utilisent des expressions transitives privilégiant ainsi le domaine<br />

des entités ; soit ils utilisent des expressions intransitives et privilégient le<br />

domaine de l’espace. Selon les moyens linguistiques disponibles dans les<br />

langues, on noterait donc pour le français des opérations de cohésion allant<br />

de celles portant sur l’élément nominal (entité) vers celles portant sur<br />

l’élément adverbial (espace).<br />

Les résultats de l’analyse montrent que le répertoire des expressions<br />

transitives (entités) est dominant en français, il semblerait donc que les<br />

locuteurs français privilégient le domaine des entités dans l’expression<br />

linguistique de l’espace.<br />

Les travaux de Caroll et von Stutterheim (1993) dans le même<br />

domaine montrent que les locuteurs germanophones privilégient le domaine<br />

de l’espace, tandis que les locuteurs anglophones utilisent davantage le<br />

domaine des entités.<br />

Katia SANCHEZ<br />

Université de Paris V René Descartes, Sorbonne<br />

sanchokatia@hotmail.com<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

TALMY, L., How language structures space, Pick, H. et Acredolo, L. (eds.), Spatial<br />

orientations : theory, research and application, New York : Plenum Press, p. 225-282, 1983.<br />

VANDELOISE, C., L’espace en français, Paris, Seuil, 1986.<br />

KLEIN, W., Reference to space. A frame of analysis and some examples, Papier de travail pour<br />

le projet ESF, 1985.<br />

KLEIN, W. et von STUTTERHEIM, C.<br />

- Referential movement in descriptive and narrative discourse, in Dietrich, R. et Graumann, C.F.<br />

(éds), Language processing in social context, Amsterdam : North Holland, 1989.<br />

207


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

- Text structure and referential movement, Sprache und Pragmatik, p. 1-32, Germanistisches<br />

Institut der Universität Lund, 1991.<br />

LEVELT, W.J.M.<br />

- The speaker’s linearisation problem, Philological transactions of the Royal Society of London,<br />

série B 295, p. 305-315, 1981.<br />

- Speaking : from intention to articulation, Cambridge, Mass. : MIT Press, 1989.<br />

208


VILLE ET PAROLE DES JEUNES<br />

1. INTRODUCTION<br />

La communication s’appuie principalement sur une recherche<br />

achevée « Le parler des collégiens à Rennes et sa périphérie ». Cependant<br />

d’autres études éclairent les résultats de cette recherche : le suivi de la mise<br />

en place expérimentale d’un conseil de jeunes de quartier, toujours à Rennes,<br />

et une étude diagnostique pour la mise en place d’un Contrat Educatif Local<br />

dans une ville moyenne de Bretagne. En effet dans ces trois travaux, la parole<br />

du jeune est au centre de la réflexion, dans sa relation à celle de l’adulte et<br />

dans son rapport à la ville. Les contextes diffèrent mais sont en articulation<br />

puisque, dans le premier cas, il s’agit de la spécificité d’un parler et d’une<br />

culture : les données ont été recueillies dans la cour et d’autres lieux qui ne<br />

sont pas la classe, dans différents établissements, aux quatre coins de la ville<br />

et à sa périphérie. L’étude sur le conseil de quartier concerne un groupe de<br />

jeunes issus de l’un des collèges observés dans le premier travail et du<br />

quartier où ils résident, élus dans une maison de quartier. C’est le seul conseil<br />

de ce type sur Rennes. Enfin, la communication n’évoquera le diagnostic<br />

pour le CEL que du point de vue de la parole du jeune dans la ville, au sens<br />

politique, telle qu’elle s’est manifestée au cours de l’enquête effectuée fin<br />

2000.<br />

Cette synthèse rend compte de la façon dont on peut lire la ville, ses<br />

quartiers, ses communautés à travers la parole des adolescents et souhaite<br />

montrer ce que peuvent apporter les linguistes (en ethnolinguistique<br />

particulièrement) dans la mise en place d’une politique de la ville, dans les<br />

décisions concernant tant les territoires de recrutement des établissements<br />

que les instances accueillant la parole des jeunes, et bien sûr dans la<br />

formation des adultes au contact de ces adolescents. Une place sera faite à la<br />

méthodologie utilisée dans les travaux présentés.<br />

207


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

2. LIRE LA VILLE A TRAVERS LA PAROLE DES ADOLESCENTS<br />

2.1. Présentation de la recherche<br />

Une première recherche sur le langage et les pratiques langagières,<br />

appuyée sur les travaux de C. Bachmann et de W. Labov, avait choisi<br />

d’étudier le parler des élèves d’un collège d’Aubervilliers en Seine Saint-<br />

Denis, en 1985. Cette première étude avait mis en évidence l’existence de<br />

pratiques langagières comme les vannes, la grande créativité langagière des<br />

collégiens, l’existence de « langues » telle la langue de « Feu », le<br />

fonctionnement de l’insulte et l’influence des communautés en présence dans<br />

le quartier où j’ai enquêté, manifestée à travers les insultes et les pratiques<br />

langagières qui semblent propres à la ville. Etaient manifestes aussi la<br />

conscience au plan des pratiques langagières et les différences entre garçons<br />

et filles.<br />

Afin de poursuivre cette recherche pour mieux comprendre les<br />

parlers de collégiens, j’ai choisi Rennes où j’arrive en 1995, et que je ne<br />

connais pas : Les pratiques langagières sociales, dans ce territoire réputé non<br />

violent qu’est Rennes, sont analysées à partir des collèges où le recrutement<br />

mélange les populations issues de divers quartiers, ce que je découvre à<br />

travers la parole des jeunes. Au-delà du parler violent que j’ai étudié la<br />

première fois, j’ai voulu comprendre le lien entre le parler et ce que j’ai<br />

nommé les « territoires », terme qui n’est pas forcément adapté dans ce cas<br />

par ailleurs. Cette recherche a été menée entre 97 et 99 et le rapport écrit à la<br />

suite, donc diffusé en 2000 auprès des participants et des institutionnels ou<br />

principaux de collèges de la ville, aux fins de restitution des savoirs<br />

construits.<br />

Puis ont été menés le diagnostic du CEL pour une ville et le suivi<br />

d’un conseil de jeunes expérimental sur un des quartiers, entre 1998 et 2000,<br />

participation au départ puis suivi à distance. Actuellement est menée aussi<br />

une observation participante dans cette Maison de Quartier depuis le C.A.<br />

pour une meilleure prise en compte du jeune, donc de sa parole, une<br />

implication plus forte. La <strong>Ville</strong> prend aussi en compte cette question, au-delà<br />

de cette initiative propre au quartier.<br />

Par ailleurs, je m’intéresse aux chocs dans l’école des cultures :<br />

adulte/jeunes, français/d’origine autre, et ville/campagne que je découvre car<br />

ce n’était pas présent dans le 93 où j’ai fait la première étude. La didactique<br />

de l’oral rencontre ces problématiques, autre champ de mes recherches, dans<br />

la communauté parfois explosive qu’est la classe à travers la question de la<br />

variation et de la variété acceptée par l’école, des pratiques langagières<br />

propres à l’école et des dimensions multiples que je ne peux qu’évoquer,<br />

liées à la ville et à ses communautés spécifiques. Les échanges dans la classe<br />

sont des lieux possibles de conflits. En dehors d’une curiosité scientifique<br />

pour une autre culture, l’objectif est de comprendre comment se font les<br />

échanges dans la classe, comment émergent les conflits de cultures, ces<br />

obstacles à la didactique de l’oral, qui par ailleurs continue de se construire<br />

avec des équipes d’enseignants.<br />

Du point de vue méthodologique, des étudiants en sciences de<br />

l’éducation, des doctorants, ont recueilli les données car l’IUFM ne permet<br />

208


VILLE ET PAROLE DES JEUNES<br />

pas à ses étudiants de participer à de telles recherches. Quel dommage !<br />

L’observation s’est voulue participante au sens ethnographique, chacun<br />

négociant son entrée sur le terrain. Des entretiens avec des groupes d’élèves<br />

et les usagers des établissements ont été menés et ces paroles ont été prises en<br />

compte dans une perspective ethnométhodologique. Prise en compte donc<br />

non seulement des phénomènes linguistiques, des pratiques langagières, mais<br />

aussi inscription de ces faits dans la culture globale des collégiens.<br />

2.2. Difficultés de la méthode<br />

Cette modalité du recueil des données a posé quelques problèmes à certains<br />

observateurs, comme en témoigne l’extrait du journal de bord suivant :<br />

« Dans un premier temps (décembre 97 et janvier 98), je choisis d’observer la cour de<br />

récréation pensant passer plus inaperçue, mais par rapport à l’idée que je m’étais faite<br />

de la façon dont les choses allaient pouvoir se dérouler, je me heurtai rapidement à une<br />

série de problèmes que je n’aurais pas soupçonnés : les élèves venaient me voir, se<br />

demandant ce que je pouvais bien faire là, m’interpellant en me considérant comme une<br />

nouvelle « pionne », et ils restaient agglutinés autour de moi sans que je puisse prendre<br />

une seule note ; et lorsqu’ils commencèrent à s’habituer à ma présence, il m’était aussi<br />

très difficile de recueillir beaucoup de données car les élèves se taisaient plus ou moins<br />

à mon approche contrôlaient leur vocabulaire ou au contraire, déversaient un flot<br />

d’injures en guise de faire-valoir. […] Je précise que je prenais tout simplement des<br />

notes (carnet-stylo). »<br />

2.3. Les mots disent la ville et ses communautés<br />

L’enquête montre un style urbain que les observateurs caractérisent<br />

ainsi :<br />

« Je peux noter une relation agressive entre les élèves, comme s’ils avaient<br />

toujours quelque chose à démontrer, à prouver, en termes de force ou de<br />

supériorité. Ils sont très provocateurs entre eux par le geste, le corporel<br />

(croche-pieds, bousculade, bourrades..) cependant je ne remarque pas de<br />

violence caractérisée. Ils se taquinent en permanence sur le mode verbal ou<br />

sur le mode physique, et toujours en termes de défi par rapport à l’autre. Ce<br />

phénomène est visible et descriptible chez les deux sexes. Ils engagent des<br />

stratégies de querelles, qui sont souvent amorcées par des remarques à<br />

caractère ethnique ou social. »<br />

En somme, conclut l’un d’entre eux :<br />

« Il s’agit d’un mode de communication pour nombre d’élèves. Ils passent<br />

leur temps à chercher l’autre, une espèce de défi permanent, un défi par la<br />

comparaison (physique, vestimentaire, sociale…) et/ou par la raillerie. »<br />

A la vérité, avec une fréquence variable selon les lieux, le ton monte<br />

et on en vient aux coups selon un rite dont les élèves connaissent les codes et<br />

les expriment dans les entretiens. Ceci est vrai en ville mais pas « à la<br />

campagne » où les relations restent meilleures, selon les surveillants, et les<br />

élèves plus calmes.<br />

<strong>Ville</strong>/campagne<br />

Les quartiers sont évoqués comme source de différence par les<br />

élèves mais pas tant que l’opposition ville/campagne. « Ceux de X<br />

connaissent mieux le langage du collège », « tous les jours ils parlent comme<br />

ça dans tous les collèges sauf à la campagne » disent des élèves les<br />

209


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

surveillants. Ils relèvent qu’à la campagne les élèves parlent moins des<br />

marques commerciales sur lesquelles les élèves se jugent entre eux.<br />

Un élève venu de la banlieue sud de Paris dit avoir été surpris par<br />

les différences avec le langage qu’il connaissait notamment paysan et fils de<br />

paysan, rencontrés à Rennes et non à Paris. Ces filles manifestent dans leurs<br />

propos que ces mots font partie de ceux qui blessent :<br />

E1 : tandis que nous c’est plutôt les insultes ça blesse quoi<br />

E3 : nous on s’énerve<br />

E1 : on tire les cheveux<br />

E3 : dès qu’on s’énerve<br />

E1 : c’est plutôt sur les mots qu’on s’énerve on essaie de trouver son point faible<br />

E2 : de le casser quoi<br />

O. mais c’est euh c’est des insultes comme « clochard » « paysan » tout ça qui font<br />

démarrer ou c’est des plus fortes que ça<br />

E2 : non des questions comme ça et pis après ça part quoi<br />

E1 : mais après quand ça suffit pas quand on voit que la personne qu’est en face n’est<br />

pas ne se sent pas cassée enfin si on en connaît un peu de sa personnalité faut le percer<br />

directement l’atteindre<br />

O. ouais ouais mais c’est quand même pas des choses racistes<br />

E. : non non jamais (plusieurs)<br />

O. pas dans les insultes quoi<br />

E2. : non on va pas lui dire<br />

Dans le collège d’une petite ville de la périphérie, les insultes<br />

reflètent quelques différences quant à la culture où l’inspiration puisent ses<br />

mots : tête de boeuf/de merde/de lisier/de cul de babouin/benne à merde. Et<br />

paysan s’enrichit d’un qualificatif : sale paysan. Une étude serait à mener sur<br />

l’identité des enfants « d’exploitants agricoles », ainsi qu’ils se nomment :<br />

certains observateurs rapportent que plus loin de Rennes, ces garçons<br />

s’isolent et parlent métier et tracteur, fiers de ne pas être comme ceux de la<br />

ville de « futurs chômeurs ». Mais cela je ne l’ai perçu qu’à travers les<br />

propos d’un fils de maraîcher fréquentant, un des collèges, revendiquant son<br />

appartenance sociale et son métier futur, vendant sur le marché du samedi les<br />

produits de l’exploitation familiale. Il faut une forte personnalité pour ne pas<br />

se couler dans le moule du collégien de la ville et affirmer sa différence<br />

comme ces garçons dont il a été question.<br />

Venant d’une autre ville du département où elle a passé deux ans en<br />

collège, une élève de quatrième exprime la différence qu’elle a ressentie<br />

entre le collège rennais et son premier collège : (doc. 42 extrait d’interview)<br />

E1 : (...) parce que l’année dernière j’étais […]<br />

E1 : moi j’ai passé deux ans dans un collège à X et quand je suis arrivée ici ça<br />

changeait carrément de/ça change de langage<br />

O. ah bon en quoi ça change<br />

E1 : ben on a pas les mêmes mots euh pas le même comportement je sais pas […]<br />

E1 : oui alors là y a plus de verlan des trucs comme ça<br />

E2 : là c’est la ville<br />

O.. y a du verlan<br />

E1 : beaucoup même alors que nous c’était un autre langage c’était le normal quoi<br />

O. quand même un peu grossier quand même<br />

E1 : voilà l’argot<br />

Marquages de quartiers<br />

En dehors de ce marquage ville/campagne, lisible à travers les<br />

propos des jeunes, j’ai tenté d’identifier les marquages de quartiers. Les<br />

élèves de sixième d’un collège rennais distinguent ceux des élèves qu’ils<br />

210


VILLE ET PAROLE DES JEUNES<br />

appellent bourge (oi) s et les jeunes de la racaille ou caillera. Par exemple,<br />

les filles de sixième en survêtement sans marque appartiennent pour eux au<br />

premier groupe. Ils précisent que certains parlent bien la langue du collège et<br />

que même certains élèves de troisième font figure d’experts. Pour les<br />

collégiens, il existe bien plusieurs langages dont celui acquis en sixième mais<br />

que cependant certains prétendent maîtriser depuis le CP. Les quartiers sont<br />

évoqués comme source de différence par certains élèves. Ceux de certains<br />

quartiers sont réputés mieux connaître le langage du collège.<br />

Un garçon venu d’une banlieue rennaise plutôt favorisée dit<br />

comment il imaginait les choses par rapport au collège qu’il fréquente :<br />

E1 : ba moi en fait déjà pour moi Rennes c’était aut chose pour/je voyais ça<br />

plus banlieue que par rapport à X où c’était pas trop comme ça quoi c’est<br />

une petite ville donc je voyais des langages un peu plus vulgaires quoi mais<br />

ça va<br />

Il faut monter d’un cran dans la grossièreté si on veut faire le poids<br />

au collège rennais par rapport à l’école primaire de la périphérie. Cette<br />

hypothèse relative aux différences entre les parlers et l’ancrage de ces<br />

différences dans les particularités des quartiers a pu être vérifiée ailleurs, à<br />

Saint Etienne par exemple (Seux, 1998), mais ne l’est que partiellement à<br />

Rennes. C’est du moins ce que l’on peut dire en l’état actuel des travaux. Des<br />

différences existent sans doute, liées à la population dont sont issus les<br />

élèves : présence de terrains pour les gens du voyage, banlieue aisée jouxtant<br />

les cités de Rennes plus défavorisées etc.. Il semble cependant que les acteurs<br />

comme les observateurs ne ressentent pas la présence de cultures<br />

antagonistes au sein des établissements. Les élèves eux-mêmes expriment le<br />

sentiment d’appartenir à une même culture, celle de l’établissement ou d’une<br />

communauté de jeunes plus large, au-delà de certaines différences que<br />

certains mettent en avant mais que l’enquête ne confirme pas pleinement.<br />

(doc.41 extrait d’interview) :<br />

E1 : déjà je trouve qu’à X je sais pas y a pas/même d’un collège à l’autre qui sont tous<br />

à Rennes pourtant on change<br />

O.. ah bon<br />

E1 : ba ouais enfin je connais d’autres personnes qui sont dans d’autres collèges et<br />

elles parlent pas du tout comme moi enfin<br />

Les aides éducateurs notent quant à eux qu’il y a en sixième ceux<br />

qui s’adaptent au langage en arrivant en sixième et utilisent des expressions à<br />

l’occasion. Mais il y aussi ceux qui arrivent en sixième en le parlant déjà ou<br />

en partie. Pour ceux-là, il s’agit de leur langage, il leur appartient, lit-on<br />

dans une contribution. Le lien est vite fait avec le quartier d’origine. Mais<br />

cette référence forte au quartier ne se justifie pas totalement si l’on observe et<br />

que l’on écoute les élèves.<br />

Les élèves défendent leur collège public et évoquent spontanément,<br />

sans sollicitation de l’observateur, leurs représentations de « l’autre »<br />

collège, le privé au plan des comportements. Quand l’observateur évoque les<br />

« autres » collèges en pensant à la localisation, au territoire, les élèves<br />

pensent immédiatement « privé ». Un garçon de cinquième dit ceci : (doc.28<br />

extrait d’interview)<br />

E1 : ici on a le droit de faire plus de choses comme c’est un collège public<br />

Des filles de sixième disent leur préférence pour leur collège malgré tout :<br />

(doc.29 extrait d’interview)<br />

211


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

E1 : ici c’est bien on voulait pas aller dans l’école privée parce qu’on était tout dorloté<br />

quoi que là c’est bien on a des<br />

E2 : oui on a des amis i sont au collège privé han c’est strict<br />

E1 : en plus i z ont failli avoir une<br />

E2 : des uniformes<br />

E1 : ouais des uniformes<br />

E2 : que là c’est bien on prend le bus on se prend en charge<br />

E3 : oui<br />

E1 : on se prend en charge c’est beaucoup mieux<br />

Plus loin, elles prennent leurs distances avec ce qui peut se dire de<br />

l’environnement :<br />

E1 : (...) mais y a des parents i z ont pas envoyé à X ou dans un collège public parce<br />

que soi-disant y avait des rumeurs et à cause des rumeurs i z ont pas voulu<br />

E2 : oui y avait les tours de Z et de Y (2 quartiers populaires : cités)<br />

E1 : c’est n’importe quoi<br />

E2 : ba y avait aux alentours y a un peu Z et Y donc ça leur faisait peur<br />

E1 : mais nous c’est bien quoi y a pas de problème<br />

E2 : non on a jamais eu de problème<br />

Les communautés dans la ville<br />

Même si le français est dans l’établissement la langue de tous, une<br />

sœur turque peut s’adresser pour le réprimander à son petit frère en turc.<br />

Dans l’un des collèges, existe un groupe de Marocains constitué de garçons<br />

d’âges divers : ils parlent arabe entre eux et les plus jeunes apprennent des<br />

plus vieux. Ils semblent faire bloc par rapport aux surveillants (selon ces<br />

derniers) qui le vivent mal, en particulier à cause des insultes en arabe. Les<br />

élèves ne disent pas la même chose de ce groupe. Pour eux, ces élèves<br />

n’utilisent pas d’injures spécifiques même quand ils parlent entre eux. Par<br />

contre, les élèves rapportent que certains élèves francophones vont trouver le<br />

groupe pour demander des injures en arabe afin de s’en servir contre les<br />

autres, qui ne les comprendront pas. On trouve de tels témoignages dans<br />

plusieurs établissements rennais. La langue arabe, incomprise de la plupart, a<br />

un prestige dans cette culture de collégien.<br />

Une fille venue des Antilles dit parler créole avec des copines qui la<br />

comprennent, pour ne pas être comprise des autres. Et au cours de<br />

l’interview, elle échange avec une fille originaire de la Réunion pour<br />

comparer leurs créoles. Cependant toutes les langues n’ont pas ce prestige et<br />

leurs locuteurs n’assument pas toujours bien la langue d’origine. On peut<br />

citer l’exemple d’un élève de troisième Zaïrois qui admet difficilement<br />

connaître une langue maternelle et la parler chez lui.<br />

Certains surveillants ou observateurs précisent qu’il y a du langage<br />

gitan dans leur collège, ce qui se vérifie, ainsi que des emprunts à l’arabe. Ils<br />

évoquent quelques expressions comme marav la ganache dont les élèves<br />

ignorent la signification, selon eux.<br />

Conscience des jeunes à l’égard du parler et des pratiques langagières<br />

Les entretiens par exemple avec des garçons indiquent une<br />

conscience forte des parlers, leur capacité de choisir entre des parlers<br />

disponibles en fonction des contextes, une bonne connaissance des pratiques<br />

spécifiquement urbaines que j’ai évoquées plus haut. Ces garçons indiquent<br />

qu’ils parlent différemment avec leurs copains, et que dans d’autres quartiers,<br />

212


VILLE ET PAROLE DES JEUNES<br />

les parlers peuvent présenter des différences. Ils citent notamment le quartier<br />

X où vivent des manouches et que cela influe sur le parler local. Ils ont<br />

conscience que des expressions arabes existent en certains lieux. ils indiquent<br />

aussi qu’en sixième, le langage n’est pas le même, qu’il existe par ailleurs<br />

des mots à la mode. Ils pensent, en donnant un exemple, que certains mots<br />

viennent de Paris et mettent un certain temps pour arriver à Rennes. D’autres<br />

mots viennent de Marseille, autre lieu mythique, comme sont mythiques<br />

aussi Sarcelles ou Saint-Denis. Ils ont une géographie dans leur<br />

représentation des parlers urbains.<br />

3. PAROLE DE JEUNES, PAROLE D’ADULTES<br />

La place de cette parole de jeunes dans la ville, dans les lieux que<br />

j’ai étudiés du moins, au-delà de l’établissement scolaire, apparaît à la fois<br />

comme encouragée et jugulée par la parole des adultes, tant dans le cadre<br />

d’une maison de quartier à Rennes que du conseil municipal des jeunes mis<br />

en place dans une ville qui a fait l’objet de l’étude diagnostique pour le CEL.<br />

Dans la classe, il faut renvoyer aux travaux de la sociologie anglaise, de<br />

l’ethnographie aussi qui analyse les places et les modèles des échanges dans<br />

la classe. Il apparaît que ce parler d’adolescents se construit à des fins<br />

identitaires, pour se démarquer de la parole institutionnelle et adulte, partie<br />

d’une culture qui au-delà des quartiers apparaît comme commune aux<br />

adolescents d’un même établissement. « Ils ne veulent pas parler aux<br />

adultes », dit un responsable de centre de jeunesse lors d’une réunion<br />

organisée par la <strong>Ville</strong>.<br />

Elle est, surtout à Rennes, une construction dans l’esprit des jeunes<br />

car les différences sont faibles par rapport au langage des adultes mais<br />

cependant suffisantes pour que ceux-ci ressentent cette différence plutôt<br />

comme une agression contre leur propre culture. Ce parler fédère aussi la<br />

plupart des collégiens, qui adhérent avec plus ou moins de conviction, de<br />

façon différenciée, à cette culture qui rassemble des quartiers différents. On<br />

lit à travers ce qu’ils disent un effet de la politique de la ville aussi quant aux<br />

secteurs de recrutement des collèges.<br />

Dans les conseils de jeunes de quartier et municipaux, il convient de<br />

pousser l’étude plus loin que je ne l’ai fait au plan linguistique notamment.<br />

Dans la maison de quartier de l’un des quartiers de Rennes, le conseil est né<br />

d’une initiative d’un enseignant, encouragée par la direction du collège, et de<br />

la structure de quartier. Il est mis en place en même temps que le conseil des<br />

adultes, pionnier alors. Mais si ces conseils permettent à certains jeunes de<br />

prendre de l’assurance, de faire entendre des projets, pour la plupart, c’est<br />

difficile de faire entendre sa parole, face à un adulte qui, comme dans la<br />

classe, monopolise l’ensemble des composantes, face aussi à des animateurs<br />

qui ont envie de faire passer leurs propres projets. Même au conseil<br />

d’administration où certains jeunes de 19 ou 20 ans sont élus, le partage ne se<br />

fait pas bien et on perçoit la tutelle de tel ou tel administrateur. Il faut<br />

déconstruire ce que l’école, et la société aussi sans doute, ont construit dans<br />

les comportements pour prendre vraiment ce pouvoir de parole. C’est autant<br />

une rééducation de l’adulte que du jeune qu’il faut entreprendre de ce point<br />

de vue.<br />

213


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Au conseil municipal de cette ville de 10 000 habitants, où s’est<br />

réalisé le diagnostic, les échanges avant et après la séance, hors de la<br />

présence de l’animateur nommé et rémunéré par la municipalité, manifestent<br />

que les propos spontanés et « officiels » sont différents. Là aussi mais de<br />

manière sans doute différente, la parole du jeune est confisquée, ne s’exprime<br />

que dans le moule proposé par l’adulte.<br />

4. QUE FAIRE DE CES SAVOIRS ?<br />

4.1. A l’école et en formation<br />

Je ne développe pas ici cette dimension mais on sait que certaines<br />

pédagogies donnent une place à cette parole. La didactique de l’oral que je<br />

contribue à édifier aussi. Il s’agit de lier les apprentissages langagiers aux<br />

apprentissages de la citoyenneté et aux constructions de savoirs, de<br />

comprendre les enjeux aux plans linguistiques et sociaux, pour que la parole<br />

du jeune s’entende dans la ville.<br />

Il faudrait mieux préparer les futurs enseignants à s’ouvrir à la<br />

culture de l’autre, mieux prendre en compte la parole du jeune dont la famille<br />

ne parle pas le français. Ce n’est que quand il y a problème qu’on s’intéresse<br />

à la culture de l’autre, de la communauté qui vit dans la même ville. Il<br />

faudrait apprendre aussi à s’ouvrir à la culture des jeunes, non pour s’y<br />

conformer mais pour faire savoir qu’on la reconnaît comme fondement de<br />

l’identité afin que les espaces sonores puissent se partager, à l’école et dans<br />

la ville.<br />

4.2. Politiquement<br />

Dans la cité il s’agit de créer des espaces de parole, des espaces<br />

d’action aussi : les associations juniors dans certains quartiers en sont un<br />

exemple pour construire l’autonomie, les bourses encourageant l’initiative<br />

aussi. Mais il s’agit aussi d’apprendre à accepter que la tutelle soit d’une<br />

autre nature, que la parole du jeune n’entre pas dans les silences qu’on<br />

ménage mais construise des énoncés propres.<br />

La rupture avec l’espace scolaire tel qu’il existe le plus souvent est<br />

peut-être nécessaire mais ailleurs, une continuité est sans doute possible sans<br />

que pour autant la parole soit confisquée. Il s’agit, on l’aura perçu, qu’une<br />

vraie parole et pas un semblant émerge. Et puis à partir de ce qui a été mis en<br />

évidence, tant du côté des faits observés que des représentations dites, il sera<br />

possible de réfléchir sur les relations et la communication dans les<br />

établissements, l’impact de la carte scolaire sur la construction de cette<br />

culture des jeunes, la prise en compte de cette culture par l’institution. Loin<br />

de nous bien sûr la pensée que rien n’a été entrepris, au contraire, il semble<br />

bien que certains des faits à résonance positive soient le résultat d’une<br />

réflexion antérieure sur les mélanges de quartiers ou l’intégration des<br />

SEGPA par exemple, ou encore de la mise en place d’activités culturelles<br />

alternatives dans tel établissement.<br />

La recherche doit pouvoir être socialement utile et permettre des<br />

décisions et pas seulement éclairer le réel.<br />

214


VILLE ET PAROLE DES JEUNES<br />

5. CONCLUSION<br />

Il est certes intéressant d’étudier les lieux de crise, de violence dans<br />

la ville, dans lesquelles les jeunes ont leur part, mais il est également<br />

instructif d’observer d’autres lieux où cela fonctionne à peu près, de<br />

comprendre comment la ville intègre la culture et la parole des jeunes ou<br />

cherche à le faire. Une étude comparée avec d’autres sociétés serait aussi<br />

instructive pour ne pas céder à l’ethnocentrisme qui nous menace toujours et<br />

il faudrait des projets en collaboration pour comparer dans les cultures<br />

différentes les modes d’apprentissage et la place différente des paroles<br />

d’adultes et de jeunes, des gestes aussi. Sans rompre avec ce qui est propre à<br />

chaque culture, il semble urgent de trouver de nouveaux modèles pour que la<br />

parole du jeune trouve son espace et ses modalités pour devenir une parole<br />

d’adulte, citoyen tant qu’à faire. Mais quand on touche à la parole orale, on<br />

touche à des choses très profondes, au-delà de la personne, aux fondements<br />

mêmes probablement de la structure d’une société, pour nous ici urbaine.<br />

Catherine LE CUNFF<br />

IUFM de Bretagne<br />

catherine.le-cunff@wanadoo.fr<br />

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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

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WOODS P., L’ethnographie de l’école, Paris, Colin, 1990<br />

216


ÉTUDE DES TRAITS DE REPRÉSENTATIONS DE LA<br />

VILLE PAR DES JEUNES ENFANTS À TRAVERS DES<br />

TEXTES DE LA LITTÉRATURE ENFANTINE<br />

Lors d’une réflexion menée sur l’interprétation 1 de textes poétiques<br />

et plus largement sur des ouvrages de la littérature enfantine par de jeunes<br />

élèves de maternelle (de 4 à 5 ans), nous avions été surpris par la puissance<br />

de leur argumentation. Elle s’appuyait sur leur expérience – et comment cela<br />

aurait pu être autrement- avec pour caractéristique un ancrage dans le milieu<br />

rural où nous habitions. Nous avions déjà noté des traits de représentation<br />

indicatifs de l’environnement. C’est ainsi que face à une image d’un<br />

personnage en colère représenté par un déchiquetage, les élèves parlaient de<br />

tronçonneuse pour expliquer ce qu’ils voyaient. Le terme de<br />

« tronçonneuse » était repris par le groupe sans aucune difficulté. Notre<br />

propos s’inscrit dans cette continuité, à savoir repérer des éléments<br />

permettant de comprendre comment une histoire, une comptine parlant de la<br />

ville sont appréhendées par de jeunes élèves de maternelle issus du milieu<br />

rural. Plus largement, nous serons amené à réfléchir sur le « Comment un<br />

jeune élève interprète ce qu’on lui propose dans un cadre scolaire ? » Nous<br />

ferons état de notre manière de recueillir des données, constitué par<br />

l’enregistrement des discussions entre enfants. Nous rechercherons dans les<br />

discours des éléments remarquables portant sur la lecture d’images ainsi que<br />

sur les textes pour montrer les limites interprétatives dues à des<br />

méconnaissances, à des impossibilités de compréhension ou à des<br />

confrontations à des expériences nouvelles. Nous suivons en cela les<br />

1<br />

RICOEUR P. (1986), évoque à propos des termes expliquer et comprendre, presque mot à mot<br />

la même problématique de l’objectif et du subjectif évoqué par LAKOFF G. ET JOHNSON M..<br />

Il écrit sur l’interprétation d’un texte : « Ainsi d’une part, au nom de l’objectivité du texte, tout<br />

rapport subjectif et intersubjectif serait éliminé par l’explication ; d’autre part, au nom de la<br />

subjectivité de l’appropriation du message, toute analyse objectivante serait déclarée étrangère à<br />

la compréhension. » (p. 165) Pour l’auteur, l’interprétation est issue de la dialectique entre ces<br />

deux termes.<br />

215


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

différents temps dégagés par VYGOTSKI 1 pour construire la zone de proche<br />

développement que sont le temps de l’enseignement, le temps du<br />

développement et enfin le temps de l’apprentissage. En effet, il nous semble<br />

que plus les représentations circulent, plus nous aurons de chance non<br />

seulement de créer les conditions d’une interprétation collective d’un<br />

ouvrage mais aussi de voir émerger des traits de représentation. Il importera<br />

alors de prendre en compte toutes les représentations dans la mesure où elles<br />

restent dans le domaine de la conversation. Cela pose le problème du rôle de<br />

l’adulte et de ce que nous avons appelé la zone d’acceptation. Nous<br />

terminerons notre propos par une approche de ce que nous nommons des<br />

mouvements interprétatifs.<br />

1. LE RECUEIL DE DONNEES : ENREGISTREMENT DE<br />

CONVERSATIONS ENFANTINES 2<br />

Après lecture ou pendant la lecture, un groupe d’élèves est amené à<br />

s’exprimer sur l’ouvrage lu. Ils sont disposés en cercle autour de l’adulte afin<br />

que tout le monde puisse se voir lors de la prise de parole. Dans la classe,<br />

cette situation est courante et les élèves savent qu’il s’agit de « parler sur. »<br />

Le but est de créer une expérience commune afin de tendre vers la<br />

constitution d’un groupe restreint selon la définition qu’en donne ANZIEU D<br />

et MARTIN J-Y 3 . Les conversations sont enregistrées et nous travaillons à<br />

partir de ce matériau. Nous considérons les représentations à partir de la<br />

verbalisation, ce qui pose la question du langage. La question de sa neutralité<br />

reste d’actualité 4 . Pour cette étude, nous avons proposé trois ouvrages issus<br />

de la littérature enfantine ainsi qu’une série de diapositives. Le point<br />

commun recherché était « la ville » soit en tant que milieu où se passait<br />

l’histoire soit en tant qu’objet ou sujet du livre.<br />

Maria Ruis M, Parramon J, La ville, Bordas, 1986<br />

Louchar A, Perdu, Albin Michel Jeunesse, 1996<br />

Serres A, images de Exbrayat M-C, Salade de comptines, Messidor, 1983<br />

Série de diapositives<br />

Vacher J-J, Debecker B, L’étrange grain de haricot, Sylemma Andrieu<br />

Une des difficultés dans ce type de travail parmi d’autres, est ce qui<br />

relève du collectif et de l’individuel. En effet, nous ne pouvons présager de<br />

1<br />

La zone proximale de développement appelée aussi zone de proche développement correspond à<br />

la disparité " entre l’âge mental, ou niveau de développement présent, qui est déterminé à l’aide<br />

des problèmes résolus de manière autonome, et le niveau qu’atteint l’enfant lorsqu’il résout des<br />

problèmes non plus tout seul mais en collaboration […]. " (Pensée et langage, 1985, p. 270)<br />

2<br />

Ce terme est repris des ouvrages de FRANÇOIS F.<br />

3<br />

(La dynamique des groupes restreints, Paris, P.U.F. 1968) Le groupe restreint présente<br />

certaines caractéristiques qui sont : un nombre restreint des membres, une « poursuite en<br />

commun et de façon active des mêmes buts » (ibid. p. 36), des relations affectives pouvant<br />

devenir intenses entre les membres, de fortes interdépendances des membres, avec une union<br />

morale des membres en dehors des réunions et des actions en commun, la différenciation des<br />

rôles entre les membres.<br />

Selon les auteurs, il n’est pas nécessaire que toutes les caractéristiques soient présentes. Aussi,<br />

nous considérerons que les groupes formés dans la classe répondent en partie à ces critères. Le<br />

dispositif que nous employons devrait se révéler pertinent pour recueillir au mieux les discours<br />

des enfants.<br />

4<br />

Nous ne faisons que l’évoquer dans ce travail.<br />

216


ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE…<br />

ce qui est perçu pour chaque élève. C’est pourquoi nous avons réalisé<br />

quelques courts entretiens individuels sans que pour autant nous le<br />

mentionnions dans cet article.<br />

2. UNE THEORIE DE LA REPRESENTATION<br />

Cette question de l’individuel et du collectif est majeure dans les<br />

théories de la représentation. Celle élaborée par SALLABERRY J-C<br />

s’appuie sur le schéma de l’institution. Il définit une représentation par « ce<br />

qu’échangent deux instances qui interagissent : leur interaction se réalise<br />

par la construction, la modification, la circulation des représentations 1 . » La<br />

représentation présente certaines caractéristiques que nous relatons ici. Elle<br />

est à la fois processus, produit et processeur, elle véhicule du sens, elle est<br />

représentation d’un objet mais aussi d’un sujet, elle est engagée dans une<br />

dynamique intérieure/extérieure. Il distingue trois types de représentations :<br />

les « représentations images », les « représentations rationnelles » et les<br />

« représentations composites. » Elles sont respectivement notées R1, R2 et<br />

R3. La dynamique qui instaure cette typologie est la « question des bords. »<br />

En effet, les R1 (représentations images) ont des bords flous. Elles sont<br />

caractérisées par leur imprécision et la dynamique à l’œuvre est de l’ordre de<br />

la libre association avec pour résultat un sens qui est entraîné par la<br />

succession des métaphores. A l’inverse, la production de R2 (représentation<br />

rationnelle) est caractérisée par l’affinement des bords. Il faut préciser ce<br />

qu’elle désigne et ce qu’elle ne désigne pas. Nous serions dans une<br />

dynamique de formation de concepts. Par ailleurs, il existerait des<br />

représentations composites, capables de coordonner « dynamique R1 et<br />

dynamique R2 ». Elles sont le résultat d’une pensée particulièrement<br />

efficace. C’est par exemple un document graphique. L’auteur postule un<br />

« ordre probablement génétique » des représentations avec l’apparition<br />

successive suivante : représentations inconscientes, R1, R2 et enfin R3.<br />

S’appuyant sur les niveaux logiques de Bateson G, le passage de chaque<br />

niveau à l’autre est pensé en terme de recadrage. Mais il postule l’existence<br />

rapide d’une coopération R1/R2. Il est important de souligner le caractère<br />

dynamique des représentations. Elles sont continuellement en interactions et<br />

non figées.<br />

3. LES RESULTATS<br />

Les images des albums, des diapositives sont lues avec beaucoup<br />

d’intérêt par les élèves. Ils demandent toujours à la voir. Certains jeunes<br />

élèves souffrent de la méconnaissance du milieu. Leur lecture est liée à une<br />

connaissance des codes iconiques sans possibilité d’en changer. Le terme de<br />

« stéréotype » semble approprié. Par exemple, dans la série de diapositives,<br />

une image montre trois personnages sur un balcon d’immeuble. Le mur de<br />

protection est peint en vert. Un paysage de ville est dessiné à l’arrière plan. Il<br />

ne fait aucun doute quant à l’endroit où l’auteur situe son action. Pour autant,<br />

Joffrey est dans l’incapacité de lire cette scène puisque pour lui, la surface<br />

1<br />

Groupe, création et alternance, 1998, p. 16 Il importe ici de noter que pour l’auteur l’instance<br />

peut se situer au niveau intra-pscyhique ou au niveau extra-psychique c’est-à-dire entre les<br />

sujets.<br />

217


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

peinte en vert est considérée comme de l’herbe. La perception de cet enfant<br />

nous oblige à prendre acte d’un obstacle interprétatif. Nous serons obligé<br />

d’apporter une explication pour aider Joffrey à modifier sa représentation<br />

afin qu’il puisse interpréter correctement l’image. Il n’en va pas de même<br />

pour Mélissa puisqu’elle a la possibilité de chercher à travers ses expériences<br />

des éléments d’accrochage à ce qui lui est proposé. Lors de la présentation de<br />

l’ouvrage Perdu, elle nous rapporte ceci : « Moi, j’ai jamais vu des voitures<br />

en plein milieu. » Elle est bien confrontée à une situation qui l’oblige à<br />

expliciter l’image à partir de sa propre expérience. Dans ces deux cas, nous<br />

sommes en présence d’une expérience concrète inédite mais avec un degré<br />

d’interprétation différent. Il faut comprendre ce qui n’a jamais été vu 1 . Cela a<br />

pour effet d’entraîner des ajustements entre les enfants.<br />

« Dylan Fra. : Normalement, si, si pour laisser toute la place, les voitures, au<br />

milieu, ils vont se mettre sur les trottoirs, les voitures. Parce qu’après si il y<br />

des gens qui traversent et qui marchent sur le trottoir, ça va écraser. »<br />

Le « normalement » est sans équivoque quant à ce qui doit être. Si<br />

toutes les voitures prennent la chaussée et le trottoir, il ne restera plus de<br />

place pour les piétons. Or, une des grandes craintes de ces élèves est bien de<br />

se faire écraser (ce qui est fort compréhensible). Depuis que nous enseignons<br />

en maternelle, nous avons eu l’occasion de noter cette constante.<br />

Dans ces exemples, la dynamique à l’œuvre est clairement de type rationnel,<br />

les enfants construisent des représentations à bords nets. Ils échangent des<br />

représentations susceptibles de permettre une meilleure appréhension de<br />

l’histoire. Il semble que le désir d’explicitation soit en rapport avec le critère<br />

de la validité. Nous venons de le voir avec l’exemple des voitures qui roulent<br />

au milieu. L’exemple suivant provient d’un court dialogue sur une comptine<br />

d’ALAIN SERRES :<br />

Une poule sur l’Azur<br />

Qui picotait des voitures<br />

Pique auto, pique auta<br />

Fais la queue et reste là !<br />

« Ça mange pas des voitures. » nous dit Lancelot. Ce à quoi<br />

répondra Lucien : « Si elle picotait la roue de la voiture, les pneus<br />

éclateraient. Donc, c’est pas possible. »<br />

Les enfants interprètent ce texte comme un amusement, en référence<br />

explicite avec la comptine traditionnelle qu’ils connaissent. Mais pour autant,<br />

les discours lus sont considérés comme une vérité. Les débats portent<br />

souvent sur la validation de l’énoncé. Ici, les interventions des enfants se<br />

réfèrent à la fois au texte et à l’image. Cette dernière montre des poules dans<br />

une rue, parfois plus grandes que les voitures et semblant picorer ses<br />

dernières. Dans le même registre, nous avons relevé ce dialogue concernant<br />

la propriété 2 des voitures du livre Perdu. Il nous semble typique car il<br />

instaure une validation ou non de la perception qu’ont les élèves de la<br />

situation décrite par un dessinateur.<br />

« Instituteur : Et toi, tu voulais dire quelque chose, Lancelot.<br />

1<br />

Cela pose le problème de la perception en tant que construction.<br />

2<br />

Nous utilisons le terme de propriété dans le sens de la logique naturelle de GRIZE J-B.<br />

218


ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE…<br />

Lancelot : En fait, les voitures, elles ne se sont pas arrêtées, elles roulent.<br />

Instituteur : Oui, elles ne se sont pas arrêtées, elles roulent.<br />

Léa : C’est que dans le livre, elles ne roulent pas pour de vrai.<br />

Instituteur : Non, dans un livre, elles ne roulent pas pour de vrai.<br />

Enfant : Elles roulent pour de faux.<br />

Instituteur : Elles roulent pour de faux.<br />

Julien : Elles roulent pas.<br />

Instituteur : Elles roulent pas. »<br />

Cette distinction entre ce qui est pour de vrai et ce qui est pour de<br />

faux nous intéresse car les élèves débattent souvent sur le statut des<br />

personnages dans une histoire. En quoi transmet-elle des informations<br />

fausses ou vraies ? Dans ce cas présent, quatre enfants sont amenés à<br />

réfléchir sur ce que font les voitures. Elles roulent en vrai dans le livre, mais<br />

elles sont fausses, elles sont en papier. Selon le mouvement 1 qu’effectuent les<br />

enfants, ils pourront entrer dans l’histoire plus ou moins facilement. Mais<br />

dans tous les cas, les élèves débattent de la validité de l’énoncé, qu’il soit<br />

d’ordre iconique ou textuel. Autrement dit, alors que nous pourrions penser à<br />

une simple acceptation de l’image en tant que représentation de type R1, les<br />

enfants l’interprètent en utilisant une dynamique d’affinement des bords.<br />

Leur recherche d’un sens possible est véritable et suppose une pensée<br />

logique à l’œuvre. Ce ne serait que dans le passage dans l’univers de<br />

l’humour, différent du jeu, qu’ils accepteraient l’image d’une poule picorant<br />

des pneus. « Le jeu de faire-semblant fonctionne comme reproduction de<br />

modèles connus, l’humour comme violation de ces modèles. Le jeu engage<br />

dans une participation émotionnelle sans réserve, l’humour suppose une<br />

sorte de détachement, à l’égard du héros comme à l’égard de soi-même, de<br />

ses désirs et de ses angoisses. » 2 Reste que la question de la validité est<br />

souvent présente dans leurs discours et plus particulièrement lorsque cela<br />

concerne l’image. Nous serions bien dans une construction d’un monde.<br />

Un autre écueil concerne la métaphore 3 . Il existe beaucoup<br />

d’incompréhension lorsqu’ils y sont confrontés. Elle est souvent interprétée<br />

au pied de la lettre par les jeunes élèves. De nombreuses discussions émanent<br />

par exemple de la personnification des personnages car il y a conservation de<br />

certaines propriétés animales qui ne cadrent pas avec leurs caractéristiques<br />

humaines. Cette juxtaposition est malaisément acceptée contrairement à ce<br />

que, peut-être, nous pourrions penser. Il est aisé de relever ce type d’énoncé :<br />

« Un cochon ça ne parle pas. » ou « Le lapin il ne mange pas à table. » Dans<br />

1<br />

Nous nommons mouvement interprétatif toutes les manières qu’ont les élèves d’appréhender les<br />

ouvrages par ce qui nous semble être des recours à une appropriation d’objets ou de personnages,<br />

à une entrée corporelle dans l’histoire. Nous donnerons quelques exemples dans cet article mais<br />

nous ne pourrons le développer.<br />

2<br />

BARIAUD F, La genèse de l’humour chez l’enfant, P.U.F., Paris, 1983, p. 41<br />

3<br />

RICOEUR P définit la métaphore comme une " novation sémantique à la fois d’ordre prédicatif<br />

(nouvelle pertinence) et d’ordre lexical (écart paradigmatique). Sous son premier aspect, elle<br />

relève d’une dynamique du sens, sous son deuxième aspect, d’une statique. " (La métaphore vive,<br />

Paris, Seuil, 1975, p. 200) La démarche de l’auteur consiste à penser la métaphore dans l’axe de<br />

la sélection Et dans l’axe de la combinaison. La syntaxe joue à plein. C’est la dimension de la<br />

phrase, du texte. Dès lors, la métaphore se construit dans le texte.<br />

219


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

l’ouvrage Perdu, la lune est une boule de billard. Voici le dialogue<br />

enregistré.<br />

« Dylan Faz. : Les boules de billard, ce n’est pas pareil que la lune.<br />

Instituteur : Explique-moi, pourquoi tu dis que ce n’est pas pareil à la lune ?<br />

Dylan Faz : Parce que les boules de billard, c’est rond.<br />

Instituteur : Parce que les boules de billard, c’est rond, oui.<br />

Dylan Faz. : Oui, c’est rond. Et les étoiles, les étoiles, ça a des petits traits. »<br />

Les boules de billard n’étaient pas connues par les élèves.<br />

L’information donnée préalablement a été retenue mais a donné lieu aussi à<br />

une comparaison entre ce qui est construit par l’enfant et ce qui est appris.<br />

Or, nous voyons qu’il existe un écart entre une norme conçue par le jeune<br />

enfant mais qui n’est pas en rapport avec un savoir commun (la lune peutêtre<br />

ronde dans le ciel) et l’information nouvelle, la boule de billard. La lune<br />

doit être représentée par un croissant et la boule de billard par une boule. La<br />

métaphore est non-valide puisqu’il n’existe aucune propriété commune.<br />

L’enrichissement de l’imaginaire, la qualité de l’imagination seront d’autant<br />

plus grandes que les élèves seront en mesure d’établir des liens.<br />

Nous cherchons à répertorier les obstacles à l’interprétation que<br />

nous avons pu relever. Nous pouvons noter dès à présent que les<br />

représentations construites par les enfants, face aux images ou aux<br />

métaphores, le sont dans une dynamique de type rationnel. Il existe une<br />

véritable critique de l’image. Un autre facteur qui ne facilite pas<br />

l’interprétation, c’est bien sûr le lexique. Sa connaissance est nécessaire et<br />

prépondérante pour comprendre les textes. Pour autant, lorsqu’on leur<br />

demande de définir le mot « ville », on s’aperçoit que certaines<br />

représentations ont de grandes similitudes avec ce que nous proposent les<br />

ouvrages.<br />

« Instituteur : Qu’est-ce que c’est une ville ?<br />

Elza : Une ville, c’est plein de maisons, il n’y a pas d’herbe, pas de fleurs.<br />

Aussi il y a des routes.<br />

Julien : Aussi, il y a des voitures, des manèges.<br />

[…]<br />

Marie-Gwendoline : Il y a des arbres.<br />

Instituteur : Il y a des arbres.<br />

Elza : Oui, mais à côté de la ville.<br />

Instituteur : A côté de la ville. Vous êtes d’accord avec ça ?<br />

Loïc : Sinon, elles peuvent pas passer les voitures. Elles vont se casser.<br />

Julien : Non, si c’est un tout petit arbre, c’est plutôt l’arbre qui…<br />

Instituteur : Est-ce que tout le monde est d’accord avec cette idée, qu’il n’y a<br />

pas d’arbres dans la ville sinon les voitures vont se casser.<br />

Enfants : Oui.<br />

Charlyne : Ils passent par la route, ils vont tomber sur les voitures.<br />

Dylan Frad. : Oui, mais si ils sont derrière et qu’ils foncent dans, dans,<br />

dans, dans, l’arbre, l’arbre il tombe sur le 4X4. Là il sera mort. […] »<br />

Le problème de l’individuel et du collectif est contenu dans la<br />

question du « Est-ce que tout le monde est d’accord ? ». Il est bien certain<br />

que la réponse collective, car cela en est une, ne suffit pas pour être partagée<br />

par tout un chacun. Mais nous pouvons considérer cette réponse comme une<br />

220


ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE…<br />

représentation dominante qui circule sans que nous soyons dupe sur ce qu’a<br />

pu induire la question de l’enseignant.<br />

A charge pour lui de travailler avec cette représentation et de sonder<br />

les élèves individuellement pour connaître le degré d’écart. Marie-<br />

Gwendoline, par exemple, mentionne l’existence d’arbres dans la ville, ses<br />

camarades non. Il importerait donc de savoir s’il n’y a pas confusion entre<br />

arbres et forêt.<br />

Comme nous le mentionnons précédemment, l’existence d’une ville<br />

qui ressemble à celle décrite par les élèves est proposée par le livre Perdu. Si<br />

on considère cet ouvrage comme la concrétisation d’une utopie, il rejoint la<br />

représentation dominante du groupe d’enfants de la classe. Nous ne pouvons<br />

présager de ce qui serait lors de discussions avec des groupes d’élèves issus<br />

du milieu urbain. En ce qui concerne le lexique que nous pourrions qualifier<br />

d’inhérent à la ville, car se rapportant à des objets ou des situations propres à<br />

cet environnement, certains élèves ne le maîtrisent pas. On trouve ainsi des<br />

confusions entre les mots : immeuble, appartement et bâtiment. Le mot videordures<br />

est inconnu. Quant à l’ascenseur, sur un groupe de 12 élèves, 8 ne<br />

sont jamais montés dedans. Le mot est connu sans qu’une expérience<br />

personnelle y soit afférente. LORRENZ L. associe le comportement<br />

exploratif avec le jeu : « L’homo ludens est inséparable de l’homo<br />

explorans » 1 Explorer le monde c’est « tenter des expériences créatives avec<br />

ses propres schémas comportementaux » (ibid.) Il se trouve que dans<br />

beaucoup de discussions, on se rend compte que le jeune élève utilise le<br />

langage comme une exploration du monde. En confrontant ses<br />

représentations à celles des autres, même lors de jeux, il s’enrichit<br />

d’expériences nouvelles. Juste avant le dialogue concernant les voitures au<br />

milieu de la route, il y a eu une discussion sur le terme employé pour<br />

désigner « celui ou celle qui marche dans la ville. »<br />

« Dylan : Moi je vois plein de voitures avec des lumières et plein de gens qui<br />

sont sans voitures.<br />

Instituteur : Alors, ça s’appelle comment des gens qui sont sans voitures ?<br />

Léa : Des gens qui sont à pied.<br />

Instituteur : Non. On les appelle des…<br />

Lancelot : Des touristes.<br />

Instituteur : Des touristes ! »<br />

Nous avons tenu à recenser de qui pouvait apparaître comme<br />

inhérent à des élèves dont l’expérience de la ville est a priori réduite. C’est<br />

pourquoi, avant d’entreprendre cette courte étude, nous avions supposé que<br />

nous rencontrions des constantes déjà observées dans d’autres recueils de<br />

données. Par exemple, le tracteur est un véhicule qui est souvent mentionné.<br />

Lorsque les élèves utilisent l’énumération, lorsqu’ils jouent sur l’axe<br />

paradigmatique, il revient constamment. Ce qui est tout à fait pertinent. Cela<br />

nous renseigne à la fois sur la dynamique à l’œuvre – dynamique caractérisée<br />

par un recensement – et sur le milieu dans lequel la personne vit.<br />

« Hakim : Il est à côté d’une rue. Je ne m’en rappelle plus comment ça<br />

s’appelle, euh ! le béton, à côté d’une rue.<br />

1<br />

LORENZ K et POPPER K, L’avenir est ouvert, Paris, Flammarion, 1995, p. 44.,<br />

221


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Instituteur : De la chaussée ?<br />

Hakim : Ah ! La bordure du trottoir.<br />

Joffrey : Il marche au milieu du trottoir pour pas qu’il s’écrase.<br />

Instituteur : Oui, tout à fait, il marche au milieu du trottoir pour ne pas se<br />

faire écraser.<br />

Dylan Faz : Il marche sur le trottoir pour ne pas se faire écraser par une<br />

voiture, par un tracteur ou par un camion de ciment ou un marchand. »<br />

Nous allons maintenant nous intéresser au comment les enfants<br />

perçoivent les personnages. Nous ne faisons que suivre la perspective<br />

intentionnelle. Cette dernière permet de faire « apparaître un système<br />

intentionnel. ; il peut s’agir d’une personne ou d’une chose, à laquelle nous<br />

attribuons des croyances et des désirs, afin d’expliquer son comportement. 1 »<br />

Le chien, personnage principal de Perdu, est porteur d’intention dans la<br />

mesure où son attitude est similaire à celle des personnes. « Faire comme »<br />

est le propre de l’imitation. Pour autant, le chien reste un chien, il n’est pas<br />

assimilé à une personne mais il peut avoir les mêmes actes, les mêmes<br />

savoirs.<br />

« Dylan Fra. : Le chien, il fait comme les gens. Les gens, ils<br />

marchent sur le trottoir pour ne pas se faire écraser. »<br />

Nous sommes devant le même cas de figure lorsque la lune est<br />

assimilée à un être vivant, ce qui pourra lui donner un caractère intentionnel.<br />

Ce qui est peut-être différent du caractère animiste ou qui pourrait être<br />

complémentaire.<br />

« La lune est là…<br />

Lancelot, hier, il nous a dit : « Est-ce que la lune, elle lit, elle<br />

aussi ? »<br />

Hakim (amusé) : Peut-être.<br />

Lancelot : Oui.<br />

Hakim : Les lunes, ça peut lire, ça peut même dormir, hein ! ? Le<br />

jour. La lune elle dort le jour et le soleil il dort la nuit comme nous.<br />

Instituteur : Donc ils sont vivants.<br />

Hakim : Oui.<br />

Lancelot : La lune, c’est pareil que les hiboux |…] »<br />

« La lune luit et lit, René lui, lit dans son lit. » est récurrent dans le<br />

livre qui semble construit comme une chanson, une mélodie de jazz. Il n’est<br />

pas étonnant que les sens de luire et de lire se propagent sur les deux sujets<br />

que sont la lune et René 2 . La remarque concernant le caractère vivant de la<br />

lune renseigne plus sur l’état des connaissances de l’instituteur que sur la<br />

caractéristique psychologique de l’enfant. Le fait d’être impliqué directement<br />

dans une telle expérience permet de mieux appréhender ses propres<br />

représentations et montre que l’adulte intervient parfois à son insu dans les<br />

1<br />

ASTINGTON J-W,, Comment les enfants découvrent la pensée : la théorie de l’esprit chez<br />

l’enfant, Paris, Retz, 1999 pour la traduction française<br />

2<br />

Nous avons l’exemple de ce que DESSONS G et MESCHONNIC H.,(Traité du rythme, Des<br />

vers et des proses, Paris, Dunod, 1998) appellent la « signifiance ». « Elle désigne<br />

spécifiquement l’organisation des chaînes prosodiques selon une double solidarité syntagmatique<br />

et prosodique produisant une activité des mots, qui, donc, ne se confond pas avec leur sens mais<br />

participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir. » (p. 236)<br />

222


ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE…<br />

discussions. En posant cette question on induit forcément une réponse. Le<br />

pouvoir de l’adulte se situerait dans le changement de champ qu’il impose.<br />

Le choix de la prise en compte de toutes les représentations des élèves<br />

nécessiterait un regard sur soi, une décentration pour l’adulte. Elle suppose<br />

une mise en situation.<br />

Nous venons de recenser quelques écueils dans les représentations<br />

des jeunes enfants qui ne vivent pas quotidiennement en ville. Nous<br />

considérons que l’expérience véhiculée par les ouvrages pourrait être<br />

appréhendée par des jeunes élèves si des discussions sont engagées dans la<br />

classe. Il en ressort deux éléments à prendre en compte. Ce que nous avons<br />

appelé des mouvements interprétatifs et la position de l’enseignant.<br />

4. ELEMENTS DE REFLEXION CONCERNANT « LES<br />

MOUVEMENTS INTERPRETATIFS »<br />

« Hakim : Moi, si j’étais dans le livre, et bien je serai son maître.<br />

Instituteur : Si tu étais dans le livre. Parce que qu’est-ce qu’il te plairait<br />

d’être dans le livre ?<br />

Hakim : Parce qu’il est joli, le livre.<br />

Joffrey : Il n’y a même pas de méchant dedans.<br />

Instituteur : Comment ?<br />

Joffrey : Il n’y a même pas de méchant dedans. »<br />

Nous avions relevé dans d’autres travaux ce type de discours.<br />

L’enfant se situe délibérément dans l’histoire. Il y entre sans pour autant<br />

s’identifier au personnage principal. Il garde son identité Le terme<br />

mouvement suppose l’idée d’un déplacement corporel du jeune lecteur.<br />

« Moi, si j’étais dans le livre, et bien je serai son maître. » Il est question de<br />

prendre en charge le chien, d’en devenir son maître. L’ambiance de<br />

l’ouvrage, cette nuit « jazz » est chaude d’humanité. « Il n’y a même pas de<br />

méchant. » nous dit Joffrey. L’enfant peut sans risque entrer dans ce monde.<br />

Il peut accéder à cette mélodie de l’amitié.<br />

« Dylan Fra. : René, il est trop fatigué, celui qui dort dans la caravane. »<br />

A l’inverse, les voitures qui roulent au milieu présentent un danger<br />

potentiel, et leur propos l’explicite bien. Selon comment ils se sont situés, les<br />

voitures pourront être en papier ou en vrai. En fait, il ne s’agit que du point<br />

de vue. Supposer ces mouvements qui seraient fonction de l’autre, de l’objet<br />

dont on parle et de sa propre expérience, implique de la part de l’enfant une<br />

manière d’appréhender le monde qui l’environne. C’est en cela que la<br />

position de l’enseignant est primordiale.<br />

5. LA POSITION DE L’ENSEIGNANT<br />

L’acceptation ou non par l’adulte des représentations émises par les<br />

élèves est à considérer avec attention 1 . L’idée d’une zone d’acceptation<br />

provient de la zone d’échange de Vygotski. En effet, nous savons que pour<br />

1<br />

Clinicien, STERN D. replace dans son ouvrage (La constellation maternelle, Paris, Calmann-<br />

Lévy, 1997), la relation mère/enfant dans une approche systémique. Il écrit : « dans la mesure où<br />

c’est l’expérience subjective de l’enfant en relation qui nous intéresse, nous devons demeurer<br />

aussi proche que possible de son point de vue, même si nous ne pouvons que l’imaginer. » (ibid.<br />

p. 109)<br />

223


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

ce psychologue, les temps du développement, de l’apprentissage et de<br />

l’enseignement sont différents. Or la zone de développement met l’accent sur<br />

l’élève. Dans la pratique, il importe de situer le rôle de l’adulte. La question<br />

triviale serait : qu’est-ce que j’accepte de l’autre ? Nous sommes à la fois<br />

dans le face-à-face 1 mais aussi dans l’empathie. Que ce soit dans le domaine<br />

de la science ou dans le domaine de la littérature, il existe des moments où<br />

nous devons faire des choix. Afin de les guider, nous pensons que des outils<br />

sémiotiques tels que ceux de François et de Grize 2 sont intéressants. L’un<br />

parce qu’il donne à l’oral le seul élément justifiable du refus de la discussion<br />

à savoir le changement de domaine et l’autre parce qu’il permet de mieux<br />

suivre les logiques à l’œuvre : logique de l’objet et logique du sujet.<br />

Autrement dit, une discussion portant sur la validation ou non de<br />

l’objet voiture en tant que vrai ou faux serait une discussion nécessaire en<br />

rapport non avec notre point de vue mais avec le point de vue de l’enfant.<br />

Reste la fermeté en terme systémique pour l’élève de la prise en compte de sa<br />

représentation. En effet, Piaget 3 avait proposé une typologie des<br />

représentations mais qui nous a semblé plus en fonction du degré d’attente de<br />

l’adulte qu’en fonction de la nécessité pour l’enfant de jouer avec la<br />

situation. Dans l’exemple des voitures, les enfants ont une véritable soif de<br />

compréhension qui passe par l’échange. La question du fondement du signe<br />

serait à poser dans la mesure où tout objet immédiat est "l’objet tel que le<br />

signe le représente" (Everaert-Desmedt 4 ) et dépend du fondement du signe,<br />

autrement dit du point de vue. L’objet dynamique (le référent) est quant à lui<br />

inépuisable puisqu’il admet une infinité de points de vue.<br />

Conclusion<br />

Nous avons relevé quelques éléments qui nous permettent de<br />

pouvoir attribuer des traits de représentation dominants chez les jeunes<br />

enfants en milieu rural concernant la ville. L’idée qu’il n’existe pas d’arbres<br />

reste majeure, leurs expériences sont reprises pour interpréter les ouvrages<br />

proposés sans qu’ils puissent toujours s’en détacher. Nous avons noté la<br />

similitude entre un ouvrage et ce que peuvent penser des très jeunes enfants.<br />

Cela peut s’appeler un stéréotype ou une utopie. « Il n’y a pas de méchant. »,<br />

« Il n’a ni maître, ni maîtresse », « Il est joli le livre. », « En vrai, elles<br />

roulent les voitures. » etc. sont les marques d’une véritable réflexion sur<br />

l’ouvrage. Nous restons persuadé que les dynamiques à l’œuvre jouent sur<br />

les conversations. Elles seront différentes si nous partons de « Il est joli le<br />

livre. » ou si un dialogue s’instaure pour déterminer le vrai du faux<br />

1<br />

Nous reprenons cette expression de l’œuvre de Lévinas E<br />

2<br />

GRIZE J.B., Logique naturelle et communication, Paris, P.U.F., 1996,<br />

3<br />

PIAGET J, La représentation du monde chez l’enfant, Presses Universitaires de France, Paris,<br />

1947, a forgé sa méthode comme un intermédiaire, si nous pouvons employer ce terme, entre<br />

d’une part celle des tests et d’autre part celle de l’observation directe dite pure. Des cinq types de<br />

réaction qu’ils classent en n’importequisme, fabulation, croyance suggérée, croyance déclenchée<br />

et croyance spontanée, il ne retient principalement que les deux dernières. Il considère qu’elles<br />

sont les seules à rendre compte de la pensée de l’enfant comme originale. La fabulation<br />

l’intéresse mais elle nécessite une grande prudence interprétative. Toujours pour ce chercheur<br />

suisse, l’enfant passe d’une pensée centrée sur lui-même à une pensée socialisée, à la coopération<br />

à la différence de VYGOTSKI (1985)<br />

4<br />

EVERAERT-DESMEDT N., Le processus interprétatif, Introduction à la pensée sémiotique de<br />

Ch. S. Peirce, Liège, Pierre Mardaga, 1990<br />

224


ETUDE DES TRAITS DE REPRESENTATIONS DE LA VILLE…<br />

concernant les voitures. L’existence de typologies des représentations est<br />

importante pour l’enseignant que nous sommes. Selon si nous sommes en<br />

présence d’une R1 ou d’une R2, les conversations n’auront pas la même<br />

tonalité. De même les outils sémiotiques, indicateurs du comment la pensée<br />

s’élabore, pourront aider l’adulte à accepter ou non ce qui est dit tout en<br />

ayant à l’esprit leur propre limite. Repérer des mouvements interprétatifs lors<br />

de discussions, favoriser les échanges peuvent aider l’enseignant à<br />

accompagner les jeunes élèves à une meilleure compréhension de leur propre<br />

fonctionnement. Mais il existe aussi une possibilité de coopération entre les<br />

élèves qui peut-être favorisera l’apparition d’une multiplicité de zones de<br />

proche développement entre enfants. En définitive, il se pourrait que tout cela<br />

soit de l’ordre du changement de point de vue car toute représentation<br />

renseigne sur qui la formule. De même toute nouvelle représentation nous<br />

offre un nouvel objet immédiat. En repérant les dynamiques à l’œuvre, peutêtre<br />

aurons-nous une capacité plus grande à accompagner l’élève dans son<br />

interprétation ? Complémentairement, il est possible d’obtenir une meilleure<br />

écoute à une interprétation plus savante que nous ne manquerons pas<br />

d’apporter.<br />

225<br />

Michel PLACE<br />

place.lefebvre@wanadoo.fr<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

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P.U.F. 10 e éd., 1968<br />

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proses, Paris, Dunod, 1998<br />

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pensée sémiotique de Ch. S. Peirce, Liège, Pierre Mardaga, 1990<br />

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l’interaction verbale, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1990<br />

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jeune enfant, Paris, P.U.F., 1984<br />

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PIAGET, Jean, La construction du réel chez l’enfant, Neuchâtel, Delachaux<br />

et Niestlé, sixième édition, 1967<br />

PLACE M., Contribution à l’étude des représentations chez les jeunes<br />

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Thèse, Université François Rabelais, Tours, 14 décembre 2000.<br />

RICOEUR P, "Du texte à l’action, essais d’herméneutique II", Paris, Seuil,<br />

1986


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

SALLABERRY, Jean-Claude, Dynamique des représentations dans la<br />

formation, Paris, L’Harmattan, 1996<br />

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L’Harmattan, 1998<br />

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VACHER J-J, DEBECKER B, L’étrange grain de haricot, Sylemma<br />

Andrieu<br />

VARELA, F-J., Connaître les sciences cognitives, tendances et perspectives,<br />

Paris, Seuil, 1989<br />

226


SCÈNE DE RUE AU BRÉSIL. ANALYSE ET<br />

EXPLOITATION D’UN ALBUM POUR ENFANTS<br />

En rapport avec le thème des "Langages de la ville", nous prendrons<br />

en considération Cena de rua, de l’artiste brésilienne Angela Lago (Brésil,<br />

Belo Horizonte, RHJ, 1994). Cette œuvre appartient au genre des "albums<br />

pour enfants". 1 C’est un récit en images. Le seul texte est le titre, qui indique<br />

le lieu des événements : "Cena de rua", donc la scène se passe dans la rue.<br />

Remarquons que le titre annonce le contexte spatial non seulement sur le plan<br />

du contenu, mais également sur le plan de l’expression typographique,<br />

puisqu’il se présente comme un graffiti sur un mur.<br />

Nous nous proposons d’analyser cet album, en nous situant dans le<br />

cadre standard de la sémiotique de l’Ecole de Paris. 2 Après avoir dégagé la<br />

structure des événements (la structure narrative) et l’ordre de leur<br />

représentation (la segmentation en séquences), nous analyserons le contenu<br />

de l’album à différents niveaux de profondeur, en nous plaçant dans la<br />

perspective du lecteur modèle, qui reçoit l’album d’abord au niveau le plus<br />

concret (figuratif), pour atteindre, au terme de son interprétation, un niveau<br />

de signification plus abstrait (thématique), en passant par un niveau<br />

intermédiaire (narratif). Enfin, nous mettrons en rapport le plan du contenu<br />

avec le plan de l’expression plastique (mise en pages, disposition<br />

topologique, formes et couleurs).<br />

1 Cet album a obtenu de nombreux prix de littérature et d’illustration au Brésil. Il a été sélectionné<br />

également par la Bibliothèque internationale de Munich et par le Centre international d’Etudes en<br />

Littérature de Jeunesse de Paris (Octogonales 1995). Il a été publié aux Etats-Unis sous le titre<br />

Street Scene (The Best Children’s Books en the World, Harry N. Abrams Inc. Publisher, New<br />

York, 1996) et au Vénézuela, sous le titre De noche en la calle (Ed. Ekaré, Caracas, 1999). Nous<br />

espérons qu’il sera bientôt publié en Europe ! Au Brésil, 108.000 exemplaires ont été acquis en<br />

2002 par le Gouvernement de l’Etat de Bahia, pour être distribués dans les écoles.<br />

2 Notre méthode est expliquée et illustrée dans EVERAERT-DESMEDT, 2000.<br />

225


1. LA STRUCTURE<br />

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Les événements : la structure narrative cyclique<br />

Cet album met en scène un enfant des rues qui tente vainement de<br />

vendre quelques fruits à un carrefour. La situation finale (S’’) est exactement<br />

la même que la situation initiale (S) : l’enfant tient une boîte contenant trois<br />

pommes et s’adresse à un automobiliste (figure 1). Mais en fait il s’agit d’une<br />

autre boîte, car entre-temps la première boîte de pommes a été consommée, et<br />

l’enfant a dû s’en procurer une deuxième : le récit comprend deux épisodes<br />

successifs, la situation finale du premier épisode (S’: l’enfant n’a plus rien)<br />

étant la situation initiale du deuxième. Chaque épisode présente une<br />

transformation (T) qui se déroule progressivement, chacune en trois étapes<br />

(a, b, c). En effet, au départ, l’enfant possède trois pommes (S). Une<br />

automobiliste lui vole une pomme (a). Il continue à essayer de vendre les<br />

deux pommes qui lui restent. N’y parvenant pas, il se résout à manger une<br />

pomme (b) et donne la dernière à un chien qui s’approche de lui (c). Il vole<br />

ensuite une boîte dans un emballage cadeau, qui se trouve sur le siège arrière<br />

d’une voiture (a). Il parvient à s’enfuir en emportant la boîte (b). Il se met à<br />

l’écart de la circulation pour ouvrir ce "cadeau". 1 Il y découvre trois<br />

pommes, exactement comme celles qu’il avait au départ (c). Il se remet donc<br />

à essayer de les vendre (S’’).<br />

Nous pouvons représenter la structure narrative sur le schéma<br />

suivant :<br />

a b c a b c<br />

S<br />

vol repas don<br />

S'<br />

vol fuite don<br />

S"<br />

pommes rien pommes<br />

A la fin du récit, l’enfant se retrouve donc au point de départ : la<br />

structure narrative est cyclique. Le lecteur peut imaginer la suite : quand il<br />

aura "perdu" à nouveau sa marchandise, l’enfant devra "trouver" un autre<br />

butin, qui s’épuisera de la même façon, et ainsi de suite.<br />

Par la reprise de la même image pour les situations S et S’’, l’impact<br />

émotionnel sur le lecteur est intense : l’effet de circularité, donc<br />

l’impression d’une situation "sans issue", est total.<br />

La représentation : le rythme des séquences<br />

Les événements sont représentés en 11 images, qui occupent<br />

chacune une double page. Chaque image constitue une séquence, marquée<br />

par une disjonction actorielle. L’enfant est toujours présent, possédant trois<br />

1 Comme il s’agit de l’ouverture d’un "cadeau", les pommes semblent être "données" à l’enfant.<br />

C’est pourquoi nous indiquons "don" pour l’étape (c) sur notre schéma.<br />

226


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

pommes, deux pommes, une pomme, ou une boîte emballée ; mais ce qui<br />

différencie chaque séquence, c’est la présence de différents automobilistes,<br />

ou leur absence dans les séquences 7 et 10.<br />

La situation initiale (S) est présentée dans les deux premières<br />

séquences et se prolonge dans les séquences 4 et 5, bien que la<br />

transformation progressive ait commencé dans la séquence 3 (vol d’une<br />

pomme) : en effet, l’enfant continue à essayer de vendre ses pommes quand il<br />

lui en reste deux. La situation finale (S’’) est présentée dans la dernière<br />

séquence, et chacune des trois étapes des deux transformations progressives<br />

occupe une séquence. Nous pouvons indiquer les séquences sur notre schéma<br />

représentant la structure narrative :<br />

T1<br />

T2<br />

a b c a b c<br />

S S' S''<br />

vol repas don vol fuite don<br />

sq 3 sq 6 sq 7 sq 8 sq 9 sq 10<br />

pommes rien pommes<br />

sq 1,2,4,5 sq 11<br />

On remarquera que la situation (S’) intermédiaire entre les deux<br />

épisodes n’est pas représentée. Entre les deux transformations progressives,<br />

la narration ne marque pas un temps d’arrêt : l’enfant n’est pas montré sans<br />

"rien". Dans la séquence 7, il tient encore en main une pomme, qu’il donne<br />

au chien ; et dans la séquence 8, il a déjà dans les mains la boîte suivante. En<br />

ne montrant pas la situation S’(l’enfant sans rien), la narratrice n’accorde pas<br />

de pause au lecteur. La narration suit le rythme continu des actions, qui<br />

tournent toutes autour des pommes.<br />

2. LE NIVEAU FIGURATIF<br />

Nous abordons le contenu de l’album au niveau le plus concret,<br />

figuratif, c’est-à-dire que nous reconnaissons, dans les images et dans leur<br />

enchaînement, des acteurs, des situations, des comportements tels que nous<br />

pourrions les rencontrer dans la réalité extérieure. A ce niveau d’analyse,<br />

nous ne disposons pas encore de concepts très "forts", mais nous procédons<br />

empiriquement, par observation.<br />

227


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Les oppositions figuratives<br />

Nous suivons, pour commencer, un principe structuraliste<br />

élémentaire : nous observons les oppositions qui se manifestent entre les<br />

éléments figuratifs, c’est-à-dire les acteurs, les espaces et les temps.<br />

Les acteurs<br />

L’album met en scène l’enfant, des pommes, des automobilistes et<br />

des chiens. L’enfant est présent dans chaque séquence (chaque image,<br />

chaque double page). Toutes ses actions concernent les pommes.<br />

L’enfant est en relation conflictuelle avec différents automobilistes,<br />

qui le chassent du regard (séq. 1 et 11, 2 et 4) ou l’agressent (séq. 3) lorsqu’il<br />

tente de leur vendre ses pommes. Par contre, lorsque l’enfant renonce à<br />

vendre les pommes et s’assied au bord du trottoir pour en manger une, les<br />

automobilistes l’observent avec un sentiment manifeste d’étonnement, mêlé<br />

de pitié et de honte (séq. 6). L’expression des sentiments est toujours très<br />

marquée, que ce soit le plaisir féroce de l’automobiliste qui vole une pomme<br />

à l’enfant, plaisir partagé par un témoin de cette agression ; ou, au contraire,<br />

l’effroi des automobilistes lorsqu’ils sont victimes d’une agression de la part<br />

de l’enfant, qui s’empare calmement d’une boîte se trouvant parmi d’autres<br />

sur le siège arrière de leur voiture ; et finalement, leur haine féroce lorsqu’ils<br />

tentent d’attraper l’enfant qui s’enfuit en emportant la boîte.<br />

La férocité des automobilistes est soulignée par l’attitude des chiens<br />

qui les accompagnent et qui ressemblent à leurs maîtres (séquences 2 et 9).<br />

Un autre chien, un petit chien vert ressemble à l’enfant : tous deux<br />

sont en effet de la même couleur, et ils se trouvent dans la rue et non pas en<br />

voiture. Le petit chien vert accourt vers l’enfant (séq. 6), qui lui donne une<br />

pomme (séq. 7).<br />

Les séquences 7 et 10 sont les deux seules séquences sans<br />

automobilistes. Les voitures sont toujours là, très proches dans la séquence<br />

7, un peu plus lointaines dans la séquence 10, mais on ne voit personne qui<br />

rejette, menace ou observe l’enfant. Ainsi, ces deux séquences constituent<br />

deux moments de paix, presque de bonheur, qui se glissent dans la violence<br />

continue du récit. Un parallélisme s’établit entre ces deux moments, qui sont<br />

ceux d’un don : l’enfant offre sa dernière pomme au chien (séq. 7) et il<br />

découvre, en ouvrant l’emballage-cadeau, trois nouvelles pommes, qui lui<br />

sont, en quelque sorte, "données" (séq. 10).<br />

Un autre parallélisme s’établit entre les acteurs des séquences 4 et 5,<br />

que nous désignerons comme la "femme au sac" et la "femme au bébé", en<br />

raison de la composition symétrique de ces deux doubles pages et de<br />

l’attitude semblable des deux femmes qui tiennent jalousement dans leurs<br />

mains et sur leurs genoux leur bien, leur possession, soit un sac à main, soit<br />

un bébé ; elles refusent ostensiblement de donner à l’enfant un peu de ce<br />

qu’elles possèdent et dont il est privé : de l’argent, qui se trouve dans le sac à<br />

main (la femme est riche, comme l’indiquent ses bijoux), ou de l’affection,<br />

comme celle qui est prodiguée au bébé (figures 2 et 3).<br />

La femme au bébé se distingue cependant des autres acteurs, y<br />

compris de la femme au sac, par sa couleur et son attitude à l’égard de<br />

l’enfant. En effet, alors que tous les automobilistes (et leurs chiens) ont la<br />

228


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

peau rouge, et que l’enfant et son petit chien sont verts, la femme et son bébé<br />

sont de couleur bleue. En outre, contrairement aux autres automobilistes, la<br />

femme au bébé n’exprime aucun sentiment à l’égard de l’enfant (pas de<br />

haine, de férocité, de honte ni d’effroi) : elle ignore tout simplement sa<br />

présence !<br />

Les espaces<br />

L’espace est marqué par des frontières et se caractérise par la<br />

circularité.<br />

L’espace de l’enfant est la rue, c’est-à-dire en dehors des voitures et<br />

en dehors des maisons. Les vitres des voitures constituent une frontière,<br />

d’autant plus marquée que les vitres sont entrouvertes, car la ligne qui<br />

indique le niveau de l’ouverture apparaît comme une barrière. Dans les<br />

séquences 4 et 5, cette barrière passe juste à la hauteur des yeux de l’enfant,<br />

et, dans la séquence 4, il s’accroche même d’une main au bord de la vitre.<br />

Cette attitude met précisément en évidence la matérialité de la frontière.<br />

L’enfant est donc dans la rue, entre les voitures, tandis que les<br />

automobilistes sont dans les voitures. Mais à deux reprises, la frontière est<br />

transgressée. Dans la séquence 3, c’est la tête (car le cou s’allonge<br />

démesurément) et le bras d’une automobiliste qui sortent de la portière pour<br />

pénétrer dans l’espace de l’enfant et lui voler une pomme (figure 4). Et dans<br />

la séquence 8, c’est l’enfant qui passe la tête et les bras dans l’espace d’une<br />

voiture pour y voler une boîte (figure 5).<br />

A deux moments, l’enfant s’écarte des voitures. Tout d’abord, pour<br />

manger une pomme et partager son repas avec le petit chien (séq. 6 et 7), il se<br />

met un peu à l’écart ; il se trouve alors dos à une autre vitre-frontière, la<br />

vitrine d’une pâtisserie. Le lecteur se rend compte du contraste flagrant entre<br />

l’intérieur de la pâtisserie (gâteaux, confort) et la situation de l’enfant qui<br />

mange une pomme assis sur le trottoir. Mais l’enfant n’a pas un regard de<br />

regret pour cet autre monde derrière la vitrine, qui semble ne pas exister pour<br />

lui. La façade de la pâtisserie constitue plutôt pour lui un rempart, un coin en<br />

retrait de la circulation. Dans la séquence 10, l’enfant s’écarte davantage de<br />

la circulation pour ouvrir son cadeau. Il se met à l’abri de hauts murs,<br />

derrière lesquels on aperçoit les voitures qui continuent à circuler.<br />

Les voitures circulent autour de l’enfant. L’enfant se trouve au<br />

centre de quatre voitures (séq. 1 et 11), ou entre deux voitures (séq. 2 et 3). Il<br />

se tourne vers la voiture qui se trouve à sa droite (séq. 4), puis vers celle qui<br />

se trouve à sa gauche (séq. 5).<br />

Le mouvement des voitures est circulaire : la scène se passe à un<br />

coin de rue (séq. 6), et même à un carrefour (séq. 7). Il doit donc y avoir à ce<br />

carrefour des feux de signalisation. Cependant, ils ne sont pas représentés<br />

comme tels, mais, par le biais d’une métaphore, dans la boîte de pommes que<br />

tient l’enfant (nous y reviendrons, dans le plan de l’expression).<br />

La circularité caractérise également l’espace marqué par les phares<br />

de voitures dans la séquence 9 : c’est en sortant du cercle de lumière que<br />

l’enfant parvient à échapper à ses poursuivants. La circularité se retrouve à la<br />

séquence 10 : à l’abri des hauts murs, l’enfant se trouve comme au centre<br />

fixe d’un carrousel de voitures qui tournent autour de lui, de l’autre côté des<br />

229


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

murs. A la séquence 11, il reprend sa place dans le carrousel…, et c’est<br />

reparti pour un tour.<br />

La temporalité<br />

Chaque séquence est traitée dans l’une des trois couleurs des feux,<br />

alternativement : vert, jaune, rouge, vert, rouge, jaune, vert, jaune, rouge,<br />

vert… La narration suit donc le rythme cyclique des feux de signalisation.<br />

Seules les séquences 4 et 5 se suivent en gardant la même couleur<br />

dominante, le vert (mêlé de jaune, avec un peu plus de jaune dans la<br />

séquence 5). Cette constatation s’ajoute aux autres caractéristiques qui<br />

rapprochent ces deux séquences (figures 2 et 3) : même composition de la<br />

double page, même attitude des acteurs par rapport à l’objet tenu en main (un<br />

sac ou un bébé). Ainsi, entre la séquence 4 et la séquence 5, c’est comme s’il<br />

y avait un ralentissement, une interruption dans le cycle des feux. La<br />

séquence 5 est à la fois en continuité avec la séquence 4, préparée par la<br />

séquence 4, et en rupture avec elle, car elle s’ouvre sur l’intemporel. La<br />

femme au bébé est, bien sûr, une automobiliste, comme la femme au sac :<br />

elles se trouvent dans deux voitures à l’arrêt l’une à côté de l’autre, l’une à la<br />

droite de l’enfant et l’autre à sa gauche. Mais en même temps, on peut voir<br />

dans la femme au bébé une métaphore de la Madone. Cette métaphore est<br />

liée à la figure même de la femme au bébé (elle ne serait pas possible s’il n’y<br />

avait pas de bébé dans les bras de la femme), mais les éléments figuratifs (les<br />

acteurs "femme" et "bébé") ne suffisent pas à produire l’évocation<br />

métaphorique (toute femme au bébé n’est pas une Madone !). C’est le<br />

traitement plastique (le plan de l’expression ; nous y reviendrons) qui crée la<br />

métaphore, par les couleurs et la composition. Nous pouvons faire plusieurs<br />

observations en ce sens :<br />

● La composition symétrique et le maintien de la même couleur<br />

dominante dans les séquences 4 et 5 provoque une rupture du rythme,<br />

un arrêt dans la temporalité.<br />

● La couleur bleue de la femme au bébé la fait sortir du contexte de<br />

l’ensemble de l’album. Autant l’enfant, porteur des feux de<br />

signalisation par la métaphore de sa boîte de pommes, se confond avec<br />

le contexte, autant la femme au bébé s’en distingue par sa couleur.<br />

Elle ne porte pas les couleurs de la circulation. Elle est ailleurs, dans<br />

un autre espace-temps.<br />

● Dans cet ailleurs, elle est totalement coupée du contexte : aucun<br />

élément directionnel (aucun regard, aucun trait graphique) ne la relie à<br />

l’enfant qui se trouve de l’autre côté de la vitre. La femme s’inscrit<br />

avec son bébé dans une forme circulaire, fermée sur elle-même, et<br />

même, pourrait-on dire, dans une forme représentant le symbole de<br />

l’infini : ∞<br />

● La femme au bébé est, en outre, présentée en très gros plan, ce qui<br />

contribue à l’abstraire des circonstances spatio-temporelles :<br />

Le gros plan n’arrache nullement son objet à un<br />

ensemble dont il ferait partie, dont il serait une<br />

230


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

partie, mais, ce qui est tout à fait différent, il<br />

l’abstrait de toutes coordonnées spatio-temporelles,<br />

c’est-à-dire il l’élève à l’état d’Entité (DELEUZE,<br />

1983, p. 136).<br />

Les motifs ou configurations<br />

Nous allons voir à présent comment les éléments figuratifs<br />

s’agencent pour constituer des activités socialement reconnaissables, que<br />

nous désignons comme "motifs" ou configurations.<br />

Dans "Cena de rua", un motif englobe tous les autres et se<br />

développe tout au long du récit : la circulation en ville. Ce motif fait<br />

intervenir les voitures (présentes à chaque page), les automobilistes<br />

(chauffeurs et passagers), les carrefours (cfr séquence 7), les feux de<br />

signalisation (présents métaphoriquement par les "pommes" et les couleurs<br />

alternées des pages), qui provoquent l’arrêt des voitures.<br />

L’arrêt des voitures devant les feux de signalisation permet le<br />

développement d’un motif permanent (la vente) et d’un motif ponctuel (le<br />

vol). Ces deux motifs sont englobés dans celui de la circulation en ville.<br />

La vente de menus objets au milieu de la circulation à l’arrêt à un<br />

carrefour est une activité dont nous avons tous fait l’expérience : le vendeur<br />

passe d’une voiture à l’autre, essayant d’attirer l’attention des automobilistes<br />

pour leur proposer sa marchandise ; les automobilistes refusent la proposition<br />

ou font mine d’ignorer tout simplement la présence du vendeur.<br />

Nous assistons, dans "Cena de rua", à deux vols, qui s’opposent<br />

entre eux à tous points de vue. Dans la séquence 3 (figure 4), une<br />

automobiliste sort la tête et le bras de sa voiture pour voler une pomme dans<br />

la boîte que tient l’enfant. Dans la séquence 8 (figure 5), c’est l’enfant qui<br />

passe la tête et les bras à l’intérieur d’une voiture pour voler une boîte qui se<br />

trouve sur le siège arrière. Comparons, dans les deux cas, l’attitude du<br />

voleur, des personnes volées et des témoins. Dans la séquence 3,<br />

l’automobiliste s’empare de la pomme par la force, ostensiblement. Son<br />

attitude est agressive, sa bouche ouverte et ses dents nous font "entendre" son<br />

ricanement. L’enfant volé manifeste à peine un étonnement indigné, sans<br />

paroles. Quant au témoin de la scène, son large sourire exprime son<br />

approbation. Dans la séquence 8, l’enfant tente de s’emparer de la boîte<br />

furtivement, sans bruit et sans violence, à l’insu des automobilistes. Ceux-ci<br />

cependant s’en aperçoivent et leur réaction très violente contraste avec le<br />

calme de l’enfant. Ils poussent d’abord un énorme cri d’effroi (bouche<br />

grande ouverte). Ils passent ensuite, dans la séquence 9, à la menace (cfr<br />

leurs dents et leur index accusateur). Le témoin prête main forte aux<br />

automobilistes volés : il tend le bras pour attraper le voleur qui s’enfuit ; son<br />

attitude violente fait écho à celle des automobilistes volés : comme eux, il<br />

montre les dents. Ses dents apparaissent d’autant plus féroces qu’elles sont<br />

semblables aux crocs du chien qui l’accompagne.<br />

Deux autres motifs, ceux du "repas" et du "cadeau", ont lieu à<br />

l’écart de la circulation.<br />

231


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Pour prendre son repas, l’enfant s’écarte en effet de la circulation. Il<br />

s’assied sur le bord du trottoir, tenant sur les genoux la boîte de pommes, qui<br />

fait figure de plateau. Ironie du décor : pour manger, il s’est installé dans une<br />

zone où l’on mange, dos à la vitrine d’une pâtisserie. Il partage son repas<br />

avec un convive, le petit chien vert. Après son repas, il reprend son travail : il<br />

doit se procurer de la nouvelle marchandise pour continuer à essayer de la<br />

vendre…<br />

La boîte que l’enfant emporte répond à la figure stéréotypée du<br />

"cadeau" : il s’agit en effet d’une boîte emballée et entourée d’un ruban. Le<br />

motif du cadeau appelle les rôles figuratifs du donateur et du bénéficiaire. Le<br />

donateur connaît le contenu de la boîte, mais il le cache sous l’emballage<br />

pour laisser au bénéficiaire le plaisir de le découvrir. Le bénéficiaire reçoit la<br />

boîte emballée, il la tient un moment, puis il défait le ruban, enlève<br />

l’emballage et découvre la surprise. Ici, seule la fin du motif est actualisée :<br />

l’enfant n’a pas "reçu" la boîte emballée, mais il la tient, l’ouvre et découvre<br />

son contenu. L’ouverture du cadeau a lieu hors de la "scène de rue", en<br />

coulisse, à l’abri des hauts murs derrière lesquels les voitures continuent à<br />

circuler.<br />

Le motif de la circulation en ville se déroule donc tout au long du<br />

récit. Il englobe les motifs de la vente et du vol. Même les motifs du repas et<br />

du cadeau, qui ont lieu à l’écart de la circulation, sur le trottoir ou derrière<br />

des murs, sont traités dans les couleurs de la circulation, celles des feux de<br />

signalisation. Ils se situent donc dans le même contexte spatio-temporel.<br />

Seule la femme au bébé, par sa couleur bleue, se situe ailleurs. Si<br />

l’on voit, comme nous le proposons, dans la femme au bébé, une métaphore<br />

de la Madone, on peut voir, dans l’attitude de l’enfant qui la contemple et<br />

cherche à attirer son attention, une métaphore du motif de la prière.<br />

3. LE NIVEAU NARRATIF<br />

Au niveau narratif, nous observons les relations actantielles, c’est-àdire<br />

essentiellement les relations de jonction (conjonction ou disjonction)<br />

entre des sujets et des objets, ainsi que les actions 1 par lesquelles les sujets<br />

transforment leur état ou l’état d’autres sujets.<br />

L’échec du transfert d’objet par échange<br />

Toutes les actions de Cena de rua consistent en une suite de<br />

transferts d’objet, c’est-à-dire des opérations par lesquelles un objet passe<br />

1 On appelle "programme narratif" (abrégé en PN) l’action par laquelle un "sujet opérateur"<br />

transforme un état (son propre état ou celui d’un autre sujet, dit "sujet d’état"). L’état d’un sujet<br />

se définit par sa relation de jonction (disjonction : Ú, ou conjonction : Ù) avec un objet. Nous<br />

formulons toujours un PN comme ceci :<br />

Sujet opérateur -- > (sujet d’état Λ objet)<br />

Sujet opérateur -- > (sujet d’état ∆ objet)<br />

On appelle "parcours narratif" d’un sujet la suite hiérarchisée des programmes narratifs<br />

accomplis par ce sujet, le programme narratif principal de ce sujet (PN1) nécessitant parfois toute<br />

une série de programmes narratifs préalables, ou programmes narratifs d’usage (PN2, PN3,<br />

PN4,...)<br />

232


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

des mains d’un sujet dans les mains d’un autre sujet. 1 L’objet en question est<br />

une boîte contenant trois pommes.<br />

Tout au long du récit de Cena de rua, l’enfant cherche à vendre ses<br />

pommes, donc à réaliser un transfert d’objet par échange, ce qui nécessite<br />

l’accord d’un autre sujet, disposé à lui donner en échange un autre objet.<br />

Toutes les autres actions de l’enfant découlent de cette structure<br />

d’échange. En effet, si l’enfant mange une pomme et en donne une au chien,<br />

c’est parce qu’il n’est pas parvenu à les échanger ; et s’il vole ensuite une<br />

autre boîte, c’est pour continuer à avoir un objet à échanger.<br />

Quel objet désire-t-il obtenir en échange de ses pommes ? Le motif<br />

même de la vente nous fait comprendre qu’il désire de l’argent. Et cet objet<br />

est d’ailleurs ostensiblement présenté par le sac que tient la femme de la<br />

page 4. Cependant la page suivante montre au regard de l’enfant un objet<br />

encore davantage désirable, et davantage inaccessible pour lui : l’affection<br />

qu’une mère prodigue à son bébé.<br />

La tentative d’échange est vouée à l’échec, non par manque d’objets<br />

(l’enfant a des pommes, et les automobilistes ont de l’argent), mais par<br />

manque d’un deuxième sujet qui accepte la proposition. Les pommes<br />

constituent un objet de valeur dans le récit, c’est-à-dire un objet valorisé,<br />

désirable : ces pommes sont certainement fraîches, bien présentées,<br />

appétissantes, puisqu’elles étaient destinées à être offertes en cadeau ; elles<br />

sont valorisées en outre par la convoitise de la femme qui vole la pomme<br />

rouge (p. 3). Ce n’est donc pas tellement l’objet "pomme" qui est refusé,<br />

mais plutôt l’enfant en tant que sujet proposant un transfert d’objet par<br />

échange. En proposant un objet en vente, l’enfant cherche en effet à établir<br />

un "contrat" avec les automobilistes ; il se positionne donc vis-à-vis d’eux en<br />

destinateur-sujet manipulateur. C’est précisément cette position actantielle<br />

qui lui est refusée.<br />

La page 5, où l’on voit la femme au bébé qui ignore l’enfant, est<br />

suivie d’une page où des automobilistes s’aperçoivent de sa présence et<br />

manifestent de la pitié. Mais à ce moment, l’enfant a renoncé à son<br />

programme de vente, il n’est plus un sujet manipulateur interpellant un autre<br />

sujet, et les automobilistes peuvent donc l’observer sans devoir s’engager<br />

dans la transaction (ne serait-ce que pour la refuser).<br />

Le parcours narratif court-circuité<br />

Lorsque l’enfant mange une de ses pommes et donne la dernière au<br />

chien, cela signifie l’échec de son programme narratif consistant à essayer<br />

d’obtenir de l’argent en échange de pommes. Or, notre connaissance du<br />

système économique nous permet de comprendre que, s’il cherche à obtenir<br />

de l’argent, c’est pour l’échanger ensuite contre autre chose, "de quoi vivre",<br />

"le gîte et le couvert", c’est-à-dire de la nourriture (autre que des pommes) et<br />

un logement (un espace autre que la rue). La "vie" (nourriture et espace)<br />

apparaît dans le dos de l’enfant, sous la forme d’une pâtisserie (gâteaux et<br />

espace meublé, confortable).<br />

1 Un transfert d’objet peut se faire par don, par épreuve (force ou ruse) ou par échange. Cfr<br />

EVERAERT-DESMEDT, 2000, pp 66-67.<br />

233


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

On peut retracer comme suit le parcours narratif de l’enfant : pour<br />

vivre, il a besoin d’argent ; et pour gagner de l’argent, il doit vendre ses<br />

pommes. Les pommes sont donc un objet d’usage (O 3) qui pourrait<br />

permettre d’acquérir de l’argent (O 2), un autre objet d’usage, intermédiaire,<br />

véritable "monnaie d’échange", qui lui permettrait de "vivre" (O 1). En<br />

résumé :<br />

PN 1<br />

enfant → (enfant ∧ O 1 VIE)<br />

PN 2<br />

enfant → (enfant ∧ O 2 ARGENT)<br />

PN 3<br />

enfant → (enfant ∧ O 3 POMMES)<br />

Cependant, pour obtenir de l’argent en échange de pommes, donc<br />

pour réussir le PN 2 à partir du PN 3, l’enfant doit jouer un rôle de sujet<br />

manipulateur, il doit faire agir les automobilistes. Ce sont ceux-ci, en effet,<br />

qui pourraient transformer l’état de l’enfant, c’est-à-dire disjoindre l’enfant<br />

d’une pomme et le conjoindre à de l’argent. Le PN 2 se précise donc comme<br />

suit :<br />

PN 2' enfant → [automobilistes → (O 3 ∨ enfant ∧ O 2)]<br />

Lorsque l’enfant consomme ses pommes, il perd O 3, il n’a plus<br />

d’objet à proposer en échange de O 2 : son parcours narratif est interrompu.<br />

Pour reprendre son parcours, il doit se procurer un nouvel O 3 par<br />

un autre transfert d’objet, un vol, consistant à déposséder un autre sujet de<br />

l’objet pour se l’approprier. L’enfant accomplit donc un programme narratif<br />

d’usage logiquement antérieur, un PN 4 :<br />

PN 4 enfant → (automobilistes ∨ O 3)<br />

A la fin du récit, le PN 3 est à nouveau réalisé, et l’enfant reprend<br />

son PN 2, mais la structure narrative cyclique nous laisse deviner qu’il<br />

n’aboutira pas. Il sera sans doute à nouveau réduit à court-circuiter son<br />

parcours narratif, en consommant ses pommes à défaut de les vendre, devant<br />

se contenter de O 3 en guise de O 1.<br />

La survie d’un sujet<br />

L’objet qu’il ne parvient pas à échanger, on le lui vole, il le donne,<br />

ou il le mange : ce sont les trois étapes de la transformation progressive du<br />

premier épisode (cfr notre premier schéma). Dans le deuxième épisode, nous<br />

avons remarqué également une transformation en trois étapes, dont un vol (a)<br />

et un don (c).<br />

Puisque les étapes a et c se correspondent dans les deux épisodes, on<br />

pourrait sans doute mettre également en parallèle les étapes b : le repas et la<br />

fuite. Ces deux étapes sont en effet celles qui assurent la survie du sujet<br />

narratif. Nous avons vu que le repas est une façon pour l’enfant de réaliser<br />

son parcours narratif (et donc de se réaliser comme sujet) en le courtcircuitant<br />

: se conjoindre avec O 3 (pomme) en guise de O 1 (vie),<br />

transformer ce qui était pour lui un objet d’usage en objet principal. Sa fuite<br />

est une façon de ne pas se laisser prendre comme objet par l’anti-sujet, et<br />

donc de garder son rôle de sujet. Les deux actions se correspondent : en<br />

mangeant la pomme, l’enfant accepte l’objet refusé par les autres ; et en<br />

fuyant, il se refuse aux autres comme objet. Dans les deux cas, il survit en<br />

tant que sujet.<br />

234


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

4. LE NIVEAU THEMATIQUE<br />

Au niveau thématique, nous mettons en évidence les valeurs<br />

véhiculées implicitement par le récit. Dans Cena de rua, un système de<br />

valeurs sous-tend les relations de l’enfant avec la société (représentée par les<br />

automobilistes). Il s’inscrit sur un axe sémantique qui s’articule en :<br />

Exclusion Réclusion<br />

En effet, nous avons vu, au niveau narratif, que l’enfant est exclu du<br />

système socio-économique de l’échange. Lorsqu’il propose ses pommes en<br />

vente, il ne rencontre que des attitudes de rejet (exclusion).<br />

Lorsque l’enfant pénètre dans l’espace des automobilistes pour<br />

voler le cadeau (séquence 8), ceux-ci tentent de l’"intégrer" en le capturant.<br />

Le seul type d’intégration que la société lui réserve est en effet de l’ordre de<br />

l’emprisonnement, de la réclusion (séquence 9).<br />

De la part de la société, que ce soit sous la forme de l’exclusion ou<br />

de la réclusion, l’enfant ne rencontre que violence.<br />

Sur la base de l’axe sémantique que nous avons relevé, nous<br />

pouvons construire un carré sémiotique en projetant en diagonale la<br />

négation (la contradiction) des deux valeurs de base (voir schéma plus loin).<br />

Ce n’est que lorsque l’enfant échappe à la société (hors société)<br />

qu’il peut trouver un moment de paix. En effet, après l’exclusion extrême<br />

manifestée par l’ignorance à son égard de la femme au bébé, l’enfant renonce<br />

à vendre ses pommes. Il s’éloigne dès lors de la situation d’exclusion. C’est<br />

le moment de son repas. L’enfant mange une pomme : il accepte donc l’objet<br />

refusé par les autres (séquence 6). Et il n’exclut pas le chien : il partage avec<br />

lui son repas. La séquence 7 est le premier moment de paix dans ce récit.<br />

L’enfant est à l’abri des regards sociaux : on ne voit pas d’automobilistes<br />

dans les voitures. Cependant, il n’est pas possible de vivre hors de la société.<br />

Sur le carré sémiotique, la non-exclusion implique un mouvement vers le<br />

pôle contraire des relations sociales. L’enfant cherche alors à s’intégrer dans<br />

la société en s’emparant du cadeau (qui est un objet destiné à être donné,<br />

donc un support de relations sociales).<br />

Par sa fuite (séquence 9), l’enfant échappe à la capture ou situation<br />

de réclusion, d’intégration forcée, que lui réserve la société. Il trouve alors un<br />

deuxième moment de paix, à l’abri des murs, hors société, lorsqu’il déballe<br />

("reçoit") son cadeau. Mais, à nouveau, il ne peut rester hors de la société : sa<br />

situation provisoire de non-réclusion implique un retour à la situation de<br />

départ. Il découvre dans le cadeau un nouvel objet d’échange, et tente donc à<br />

nouveau d’entrer dans le système socio-économique, dont il demeurera<br />

exclu.<br />

La structure narrative cyclique est sans issue, le parcours sur le<br />

carré sémiotique est sans fin :<br />

235


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Exclusion<br />

sq 1-5<br />

sq 11<br />

dans la société<br />

violence<br />

Réclusion<br />

sq 8-9<br />

sq 9-10 sq 6-7<br />

Non-réclusion<br />

hors société<br />

paix<br />

Non-exclusion<br />

5. LE PLAN DE L’EXPRESSION<br />

Bien sûr, pour appréhender le contenu, nous avons dû tenir compte<br />

du plan de l’expression. Puisqu’il s’agit d’événements représentés par des<br />

images, de nombreuses informations qui nous ont permis de comprendre le<br />

récit nous sont données par des moyens purement plastiques : par exemple,<br />

nous avons interprété les trois formes rondes dans la boîte que tient l’enfant<br />

comme étant des pommes, et nous les avons vues également, en raison de<br />

leur couleur et de leur disposition, comme des feux de signalisation. Mais<br />

jusqu’ici, c’est-à-dire dans l’étude du plan du contenu, nos observations des<br />

couleurs, des formes, de la mise en pages étaient focalisées sur le repérage<br />

des éléments figuratifs : reconnaître, par exemple, dans les trois formes<br />

rondes à la fois des pommes et des feux de signalisation.<br />

Nous allons à présent reprendre ces observations, en considérant<br />

(brièvement, par manque de place) plus spécifiquement l’organisation<br />

plastique, pour voir dans quelle mesure elle fait écho au contenu narratif.<br />

La disposition topologique<br />

Nous avons mis en évidence la circularité de la structure narrative.<br />

Nous avons noté également la circularité de l’espace (c’est-à-dire du contenu<br />

figuratif) : la scène se passe en effet à un carrefour, les voitures effectuent<br />

donc un mouvement tournant.<br />

L’effet de circularité est accentué sur le plan de l’expression par la<br />

disposition topologique : chaque double page est organisée autour du centre,<br />

de la pliure de l’album, et, lorsque le lecteur tourne les pages, son regard est<br />

le plus souvent guidé vers la zone de la pliure par le regard d’un acteurobservateur.<br />

C’est le cas dans les séquences 1, 2, 3, 6, 8, 9 et 11. Par<br />

exemple, en ouvrant la première page (figure 1), le lecteur voit d’abord<br />

l’automobiliste qui se tourne violemment (cfr le coup de peinture jaune<br />

236


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

derrière sa tête) vers le centre, où se trouve l’enfant, entouré de 4 voitures<br />

vertes. En tournant la troisième page (figure 4), on découvre d’abord<br />

l’observateur, dans l’angle supérieur droit, qui guide notre regard vers le<br />

centre, où se passe l’événement : le vol d’une pomme par l’automobiliste.<br />

Ou encore, à la page 8 (figure 5), les observateurs apparaissent à droite : ils<br />

sont effrayés… en voyant l’enfant qui prend le cadeau dans la pliure<br />

centrale.<br />

Ainsi, en tournant les pages de l’album, nous entrons dans chacune<br />

de ces séquences par le regard d’un observateur, qui conduit notre regard au<br />

centre de la double page, où a lieu l’événement. La disposition topologique<br />

de l’album est telle qu’elle intègre le mouvement de la lecture. Les images<br />

sont conçues pour être perçues dans le mouvement même des pages que l’on<br />

tourne, et c’est lorsque l’on tient le livre ouvert à angle droit (donc au milieu<br />

du mouvement d’ouverture) que l’on a la meilleure perception de l’espace<br />

représenté. De page en page, le lecteur tourne autour du centre : le<br />

mouvement circulaire de la lecture répond à la circularité du contenu de<br />

l’album.<br />

Cependant, quatre séquences sont traitées différemment : les<br />

séquences 7 et 10, dans lesquelles il n’y a pas d’observateur, et les séquences<br />

4 et 5, où l’enfant lui-même est l’observateur.<br />

Nous avons déjà remarqué que les séquences 7 et 10, sans<br />

observateur, correspondent à des moments de paix sur le plan du contenu.<br />

Les séquences 4 et 5 sont composées parallèlement : dans ces deux<br />

séquences, c’est l’enfant lui-même qui observe, et c’est la portière de la<br />

voiture, véritable frontière pour l’enfant, qui est mise en évidence par sa<br />

situation dans la pliure. Dans la séquence 4, l’enfant se trouve sur la page de<br />

droite, et, lorsque nous tournons la page, son regard nous amène sur la<br />

femme au sac. Dans la séquence 5, au contraire, l’enfant-observateur se<br />

trouve sur la page de gauche et donc, lorsque nous tournons la page, nous<br />

découvrons d’abord l’"Entité" observée, la femme au bébé, qui apparaît dans<br />

toute sa splendeur, et nous découvrons ensuite l’émotion que cette apparition<br />

produit sur l’enfant-observateur.<br />

Les formes et les couleurs<br />

Lorsque, sur le plan du contenu, nous avons observé l’espace et le<br />

temps, nous avons considéré le rôle important des feux de signalisation,<br />

puisque la scène se passe à un carrefour (cfr séquences 6 et 7), et que l’enfant<br />

profite vraisemblablement de l’arrêt des automobilistes aux feux pour les<br />

solliciter. Cependant, les feux de signalisation ne sont pas représentés, ils ne<br />

sont pas "figurés" (ils ne constituent pas une "figure" sur le plan du<br />

contenu) ; mais ils sont évoqués sur le plan de l’expression par les formes et<br />

les couleurs : celles des pommes, ainsi que les couleurs dominantes des<br />

pages. La boîte des pommes est la métaphore des feux. En effet, cette boîte<br />

contient, comme le boîtier dans lequel sont encastrés les feux routiers, trois<br />

formes rondes d’égale grandeur et de couleur respectivement rouge, jaune et<br />

verte. Cette métaphore exprime à quel point l’enfant se confond avec le décor<br />

dans lequel il figure : il est perçu par les automobilistes au même titre que les<br />

feux de signalisation !<br />

237


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

En outre, l’alternance de la couleur dominante des pages<br />

(rouge, jaune et vert) exprime, sur le plan de l’expression, la temporalité du<br />

récit, suivant le rythme cyclique des feux de signalisation. C’est un<br />

traitement particulier du plan de l’expression qui produit une rupture du<br />

rythme dans la séquence de la femme au bébé (maintien de la dominante<br />

verte pendant deux séquences successives). Nous avons fait de nombreuses<br />

observations à propos de cette séquence (cfr précédemment). Il en ressort<br />

que, si nous voyons dans la femme au bébé une métaphore de la Madone, ce<br />

n’est pas que la figure de la Madone soit présente, mais elle est évoquée sur<br />

le plan de l’expression par les formes et les couleurs.<br />

6. CONCLUSION ET EXPLOITATION PEDAGOGIQUE<br />

Cena de rua fait le constat d’une situation d’injustice sociale qui<br />

apparaît sans issue : il y a une frontière infranchissable entre les riches et les<br />

pauvres. Les pauvres sont exclus du système socio-économique de l’échange.<br />

C’est en vain qu’ils tentent d’y entrer. La société ne leur réserve que<br />

l’exclusion ou la réclusion.<br />

L’album provoque une émotion intense et juste. Il n’y a pas de<br />

misérabilisme, d’apitoiement inutile, d’excès de pathos. C’est la parfaite<br />

adéquation entre le contenu et l’expression qui provoque l’émotion.<br />

Lors de la lecture de l’album avec des groupes d’enfants, 1<br />

l’émotion est vive. Elle est provoquée notamment par la disposition spatiale,<br />

à laquelle les enfants sont sensibles, et qu’ils ressentent comme<br />

particulièrement menaçante. Ainsi, ils remarquent que l’enfant de l’histoire<br />

est coincé entre les voitures. L’image qui suit le vol du cadeau est la plus<br />

dramatique. Les enfants disent : "Ils veulent prendre le garçon qui a volé le<br />

cadeau". Ils estiment que les automobilistes ressemblent à "la méchante<br />

femme qui a pris la pomme" : ils ont "les mêmes dents et le même nez<br />

pointu". Ainsi, de "prendre la pomme" à "prendre le garçon", c’est le même<br />

acte prédateur, la même violence, qui va crescendo.<br />

La forte émotion provoquée par l’album et la spécificité de sa<br />

composition (notamment la structure cyclique, l’absence de texte, les<br />

métaphores plastiques…) ont suscité chez les enfants une réflexion de type<br />

méta-narratif, qui a débouché sur le projet de réalisation d’un autre album<br />

dans le prolongement du premier.<br />

En élaborant leur récit, les enfants ont mené un débat de type<br />

philosophique. 2 Leurs propositions font apparaître qu’ils ressentent la<br />

violence de la société à l’égard du garçon ("Tout le monde est méchant. On<br />

fera tout en noir. On va montrer que les gens sont méchants, avec leurs yeux,<br />

leurs dents, leurs sourcils, leurs cheveux"), et l’exclusion dont il est victime<br />

(ils imaginent que "le garçon veut donner une pomme au bébé qui est avec sa<br />

maman, mais la dame refuse car elle croit que la pomme est empoisonnée").<br />

1 Nous avons assisté à des séances de lecture et d’exploitation de l’album dans des classes de 2e<br />

et 3e maternelle et 1re année primaire (enfants de 4 à 7 ans). Nous remercions pour leur<br />

collaboration les institutrices Monique De Laere, Florence Hodeige et Jannique Koeks. Le<br />

compte rendu détaillé de ces séances pourrait faire l’objet d’un autre article…<br />

2 Type de débat qui pourrait s’inscrire dans le courant de la "Philosophie pour Enfants",<br />

développé par le philosophe et pédagogue Matthew Lipman. Cfr LIPMAN, M., 1995.<br />

238


SCÈNE DE RUE AU BRESIL…<br />

Cependant, ils n’approuvent pas que le garçon doive voler ; ils cherchent<br />

d’autres solutions : il pourrait avoir reçu des pommes, ou avoir trouvé une<br />

boîte par terre ; ou bien, il pourrait mendier… La dernière image de leur<br />

album montre qu’ils n’ont pas voulu laisser le garçon du récit dans une<br />

situation désespérée : le garçon, qui mendie, a déjà reçu quelques pièces de<br />

monnaie dans son gobelet.<br />

La lecture et l’exploitation de Cena de rua a conduit les enfants à<br />

une véritable activité de décodage (mise en rapport des formes) et à une prise<br />

de conscience des inégalités sociales. Cette adéquation entre expérience<br />

esthétique et réflexion philosophique est suffisamment rare que pour<br />

souligner le caractère exceptionnel de cet ouvrage.<br />

Nicole EVERAERT-DESMEDT<br />

Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles<br />

everaert@fusl.ac.be<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

DELEUZE, G., L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983.<br />

EVERAERT-DESMEDT, N., Sémiotique du récit, (3e édition), Bruxelles,<br />

De Boeck-Université, 2000.<br />

LIPMAN, M., A l’école de la pensée, Bruxelles, De Boeck-Université, 1995.<br />

239


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

240


STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE<br />

DES OBJETS<br />

Tout le monde s’accordera sur l’idée que la maîtrise du vocabulaire<br />

est essentielle aussi bien dans le domaine de la langue maternelle que dans<br />

celui de l’apprentissage des langues étrangères. Pour un professeur,<br />

l’ampleur de la tâche est désespérante : comment faire face à des milliers<br />

d’unités dont le fonctionnement s’avère la plupart du temps d’une complexité<br />

redoutable ? Comment organiser ces matériaux pour en faciliter<br />

l’apprentissage et les rendre disponibles dans la pratique discursive des<br />

apprenants ?<br />

Notre propos est de montrer, sur l’exemple du champ lexical de la<br />

ville, que l’utilisation de représentations utilisées dans le monde informatique<br />

- et plus spécifiquement dans les langages orientés objets - peut aider le<br />

professeur et les élèves à mieux structurer le lexique. Cette proposition ne<br />

veut pas remettre en question la pertinence d’autres approches, mais s’en<br />

veut complémentaire. Aussi, nous rappellerons dans un premier temps<br />

quelques notions utiles pour l’étude du lexique, nous présenterons ensuite<br />

quelques notions essentielles des langages objets et nous montrons comment<br />

on pourrait utiliser cette approche pour décrire le vocabulaire.<br />

QUELQUES NOTIONS UTILES POUR LA DESCRIPTION DU<br />

LEXIQUE<br />

LA NOTION DE MOT<br />

Les mots d’une langue constituent une part importante dans<br />

l’interprétation des énoncés que nous produisons ou que nous rencontrons<br />

quotidiennement. Il nous faut donc définir cette notion, qui est loin d’être<br />

évidente. Ainsi, dans une première approche naïve, on pourrait croire qu’un<br />

mot est simplement une unité séparée par des blancs. Par exemple, dans<br />

l’énoncé :<br />

(1) Je compte les mots<br />

Je peux compter 4 mots isolés par des blancs : {je + compte + les<br />

+ mots}. La notion de mots est donc apparemment très simple. C’est<br />

239


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

d’ailleurs cette notion qu’utilise un ordinateur quand on lui demande<br />

d’afficher le nombre de mots contenus dans un texte. Pourtant, les difficultés<br />

ne manquent pas de surgir rapidement. Considérons une légère variante de<br />

cet exemple :<br />

(2) J’ai compté les mots<br />

L’ordinateur donne aussi comme réponse 4 mots, à savoir {j’ai<br />

+ compté + les + mots }. Or, nous aimerions isoler le pronom dans l’exemple<br />

(2), et dire que l’apostrophe équivaut à un blanc. Soit. Nous obtenons alors 5<br />

mots. Nous souhaiterions dire aussi que ai compté et compte des deux<br />

énoncés précédents sont des variantes d’un même mot, le verbe compter, et<br />

que finalement dans (2), il n’y a que 4 mots. Nous pouvons donc décider<br />

pour compter les mots de lexématiser les éléments, c’est-à-dire de prendre la<br />

forme de base que l’on trouve dans le dictionnaire (c’est-à-dire la forme non<br />

fléchie). Après cette décision, nous compterons 4 mots {je + compter + le<br />

(article défini) + mot} dans l’exemple (2). Nous ne sommes cependant pas au<br />

bout de nos peines. Examinons l’énoncé :<br />

(3) Je compte des pommes de terre<br />

et appelons l’ordinateur à notre rescousse. Il renverra à notre<br />

demande le nombre 6, ce qui nous étonne un peu parce que nous sentons que<br />

pommes de terre ne forme pas trois mots, mais un seul. Si l’orthographe<br />

utilisait des traits d’union (pomme de terre), il n’y aurait aucune surprise,<br />

l’ordinateur rencontrerait bien notre intuition. Mais, il n’y a pas de traits<br />

d’union, et de toute façon, nous ne pouvons pas nous fier à l’orthographe,<br />

dont on connaît trop l’arbitraire. Pourquoi, par exemple, un trait d’union dans<br />

au-delà, mais pas en deçà ? Il devient nécessaire, si l’on veut satisfaire notre<br />

intuition linguistique et éviter l’arbitraire orthographique, de faire appel à des<br />

critères plus fins que la notion de blanc, tels la référence (l’unité renvoie à<br />

une entité dans le monde), l’inséparabilité des éléments (on ne peut dire *<br />

une pomme grande de terre) et le fait que le sens de l’expression n’est pas<br />

l’addition du sens de chacun de ses composants (une pomme de terre n’est<br />

pas une pomme comme celle que Eve présenta à Adam qui serait de terre).<br />

En se basant sur de tels critères, nous obtenons un décompte légèrement<br />

différent : là où l’ordinateur comptait 6 mots, je n’en ai plus que 4 {je<br />

+ compter + art-indéfini des + pommes de terre}. On voit bien que la notion<br />

de mot linguistique ne recouvre pas la notion de mot graphique, et que cette<br />

notion, que nous utilisons quotidiennement, n’est pas un donné, mais déjà<br />

une importante mise en forme du réel. Nous isolons des unités dans le<br />

discours sur la base de leur apport au niveau de la référence, de leur apport<br />

sémantique et de leur comportement morpho-syntaxique.<br />

LA NOTION DE LEXEME<br />

Chacun sait qu’un mot peut avoir plusieurs significations. Ainsi, le<br />

mot pousser n’a pas la même signification dans les exemples suivants,<br />

comme le montrent les différentes paraphrases que l’on peut produire :<br />

(4) La plante pousse (= croît)<br />

Pierre pousse la voiture (= déplace la voiture)<br />

et il en est de même pour le mot voler ci-dessous :<br />

(5) L’oiseau vole (= se déplace dans les airs)<br />

240


STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS<br />

Le comptable a volé<br />

(= a pris quelque chose indûment)<br />

La question qui se pose dès lors est la suivante : peut-on dire qu’il<br />

s’agit dans ces différents cas d’un même élément avec des significations<br />

différentes, ou doit-on dire que derrière une même forme apparente il y a<br />

deux unités différentes, qui se ressemblent par le plus grand des hasards,<br />

mais qui n’ont rien de commun entre elles en dehors de cette ressemblance<br />

accidentelle ? La première solution favorise la polysémie (un mot —<br />

plusieurs significations), le second cas, l’homonymie (deux mots qui se<br />

ressemblent, mais ayant chacun leur propre signification). La plupart des<br />

dictionnaires choisissent pour pousser la polysémie (une seule entrée et<br />

plusieurs significations, que l’on appelle dans ce cas acceptions), et présente<br />

le mot suivant le schéma :<br />

entrée : pousser<br />

acception 1 : croître<br />

acception 2 : exercer une pression sur<br />

un objet pour le déplacer<br />

tandis que l’exemple voler est traité de façon homonymique :<br />

entrée 1 : voler 1<br />

acception : se déplacer dans les airs<br />

entrée 2 : voler 2<br />

acception : prendre un objet à quelqu’un…<br />

Les lexicographes perçoivent l’existence d’un élément commun<br />

entre toutes les acceptions de pousser (sans doute quelque chose comme<br />

exercer une pression), mais considèrent que les différentes significations de<br />

voler ne se recouvrent pas dans le système linguistique actuel. L’on dira que<br />

l’on a affaire dans le premier cas à un seul lexème, et dans le cas de voler, on<br />

dira qu’il y a deux lexèmes. Cette décision définit les unités lexicales de la<br />

langue, alors que le mot délimite les unités du discours. On remarquera que<br />

le lexème forme un ensemble structuré de significations possibles, reliées les<br />

unes aux autres par un lien commun - sans cette conscience d’un lien<br />

commun, il y aurait plusieurs lexèmes -, et opposées par une différence au<br />

moins responsable des diverses acceptions. L’ensemble des acceptions<br />

possibles, ensemble qui peut se réduire à un seul élément, forme le sens du<br />

lexème, sens que nous opposerons à la signification d’un mot, c’est-à-dire<br />

l’acception que le mot reçoit dans le discours. On a donc le tableau suivant :<br />

lexème langue sens : ensemble d'acceptions<br />

_____ = ______ = ______________________<br />

mot discours une signification en contexte<br />

Connaître un mot de vocabulaire, ce n’est donc pas simplement<br />

reconnaître une signification dans un contexte donné, mais c’est bien plus,<br />

c’est connaître son sens, c’est-à-dire connaître l’ensemble des significations<br />

qu’il peut prendre, et donc c’est avoir mis en place une structure abstraite,<br />

241


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

qui peut être utilisée pour produire et comprendre de nouveaux discours<br />

comprenant ce mot 1 .<br />

RELATIONS ENTRE LEXEMES<br />

Les lexèmes eux-mêmes ne sont pas isolés, mais sont en rapport<br />

entre eux, et forment des réseaux de concepts étroitement connectés. On sait<br />

que la ville s’oppose au village (lien d’antonymie), qu’elle est plus petite<br />

qu’une mégapole (relation d’hyponymie), etc. Bref, les lexèmes se<br />

définissent aussi par leur place dans une hiérarchie, et connaître un lexème,<br />

c’est aussi pouvoir le replacer dans un ensemble significatif pertinent.<br />

REPRESENTATION DANS LES LANGAGES OBJETS<br />

Les langages orientés objets modélisent la réalité à l’aide de la<br />

notion abstraite de classe à partir de laquelle on peut créer des objets<br />

concrets, qui communiquent entre eux dans un programme informatique. Par<br />

exemple, si on définit la classe des chats, je peux ensuite créer des instances<br />

(ou des objets) de cette classe, à savoir Minou, Raminagrobis, etc. et les<br />

mettre en rapport avec d’autres objets de l’univers modélisé (par exemple<br />

mettre en rapport un chat et une souris). Une classe se définit à la fois par des<br />

attributs et des méthodes. Les attributs sont les propriétés spécifiques de la<br />

classe, et les méthodes sont les différentes opérations que peuvent effectuer<br />

les objets. Ainsi, un chat a des griffes rétractiles (attribut) et lorsqu’il est face<br />

à Minnie (qui appartient à la classe des souris), il la mange (méthode).<br />

On représente souvent la classe sous la forme suivante :<br />

Chat<br />

griffes<br />

mange des souris<br />

La première case représente le nom de la classe (Chat), la seconde<br />

ses propriétés et la troisième les méthodes. Les instances par contre sont<br />

représentées comme ceci :<br />

minou : Chat<br />

Chacune des classes est en relation avec d’autres classes : Chat est<br />

une sous-classe de la classe Mammifère et une super-classe de la classe<br />

Angora : nous avons donc la hiérarchie suivante :<br />

Mammifère<br />

Chat<br />

Angora<br />

qui indiquent les relations entre classes. Une propriété importante de<br />

cette hiérarchie est l’héritage. Chat va hériter de sa super-classe Mammifère<br />

les attributs et les méthodes de cette classe. Par exemple, si Minou est un<br />

1 Cela n’est pas suffisant évidemment. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il faut ajouter les<br />

contraintes morpho-syntaxiques spécifiques liées à chaque acception.<br />

242


STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS<br />

chat, il héritera de la classe Mammifère la propriété d’allaiter ses petits. Ce<br />

mécanisme d’héritage est une relation transitive et permet donc une très<br />

grande économie descriptive.<br />

RETOUR A LA DESCRIPTION LINGUISTIQUE : LE CHAMP<br />

LEXICAL DE VILLE<br />

On peut faire un parallélisme évident entre les unités linguistiques et<br />

les concepts informatiques que nous venons d’évoquer : dans le discours, les<br />

mots sont des instances du lexème tout comme les objets sont, dans un<br />

programme, des instances d’une classe. Dès lors, il est possible de décrire les<br />

unités linguistiques dans le formalisme du monde des objets.<br />

Nous choisissons comme exemple le champ lexical VILLE, qui<br />

comprend l’ensemble des lexèmes {ville, village, cité, agglomération,<br />

mégapole, bourg, bourgade, hameau}. Et nous commençons par la<br />

description du prototype de la classe, le lexème <strong>Ville</strong>, qui a d’ailleurs donné<br />

son nom au champ lexical.<br />

DESCRIPTION DU LEXEME VILLE<br />

Si l’on veut décrire le lexème <strong>Ville</strong>, il faut au moins indiquer ses<br />

propriétés morpho-syntaxiques (nom, féminin) et le cas échéant donner<br />

d’autres indications du type transcription phonétique ou niveau de langue, et<br />

il faut rendre compte des acceptions que l’on trouve dans les exemples<br />

suivants :<br />

(6) (a) Un nuage de cendres flottait sur la ville<br />

(b) Toute la ville en rit encore !<br />

(c) La ville a décidé de supprimer les parkings<br />

payants.<br />

Dans l’exemple (a), le mot ville désigne simplement un espace<br />

occupé par une réunion importante de constructions, en (b), il désigne les<br />

habitants de cet espace et le troisième exemple signifie les personnes qui<br />

représentent l’autorité morale responsable. Ces acceptions (et d’autres, dont<br />

nous ne tenons pas compte ici) doivent bien sûr se trouver dans la description<br />

du lexème. Cependant, il serait intéressant de séparer la description des<br />

acceptions des éléments morpho-syntaxiques : en effet, ceux-ci, quel que soit<br />

le contexte, restent toujours identiques — ce sont des propriétés inhérentes à<br />

l’élément <strong>Ville</strong> -, tandis que les acceptions varient d’un contexte à l’autre. En<br />

utilisant la terminologie objet, on peut dire que les propriétés syntaxiques<br />

appartiennent à la catégorie des attributs, tandis que, les acceptions<br />

appartiennent aux méthodes : chaque instance du lexème recevra du contexte<br />

une et une seule acception en discours. Nous aurons donc la description<br />

suivante :<br />

<strong>Ville</strong><br />

nom commun féminin<br />

(a) espace<br />

(b) les habitants<br />

243


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

(c) la mairie<br />

Et le mot dans le discours sera représenté comme suit :<br />

ville : <strong>Ville</strong><br />

espace<br />

qui signifie qu’il s’agit d’une occurrence du lexème <strong>Ville</strong>, ayant,<br />

dans le contexte donné, l’acception espace. Les attributs ne doivent pas être<br />

nécessairement rendus visibles, puisqu’ils sont identiques dans tous les<br />

discours, et qu’ils ne sont guère pertinents pour l’interprétation d’un texte. Ils<br />

peuvent donc rester « cachés », c’est pourquoi ils n’apparaissent plus dans la<br />

représentation du mot.<br />

Nous avons vu brièvement comment organiser la description d’un<br />

lexème. Cette description ne peut être complète si on ne met pas le lexème en<br />

relation avec tous les éléments qui forment son champ lexical. C’est ce que<br />

nous allons faire, en introduisant à présent les relations qui peuvent exister<br />

entre les classes de lexèmes.<br />

DESCRIPTION DU CHAMP LEXICAL<br />

Le village et la ville entrent dans un champ d’opposition constant,<br />

ils sont placés aux extrémités d’un axe sémantique où le village est le plus<br />

souvent marqué négativement, comme le montrent les expressions « idiot du<br />

village, coq de village, etc. ». Si la ville appartient au monde policé (polis en<br />

grec), le village a par contre toute la grossièreté de la campagne. Dire de<br />

quelqu’un qu’il est un villageois ou un paysan reste encore aujourd’hui une<br />

injure, et mot villageois est tellement décrié que l’on préfère le remplacer par<br />

la périphrase moins marquée habitant du village. Tous ces emplois indiquent<br />

bien que l’on ne peut pas établir une hiérarchie verticale entre les lexèmes<br />

<strong>Ville</strong> et Village : une ville n’est pas un gros village, et un village n’est pas<br />

une petite ville. Il faut donc proposer entre ces lexèmes une relation<br />

d’opposition et non pas d’inclusion. Nous avons un schéma du type :<br />

où la ville et le village sont des sous-ensembles d’une classe<br />

supérieure que l’on pourrait appeler Agglomération, c’est-à-dire un lieu avec<br />

des habitations. A ce noyau fondamental, on peut ajouter le lexème Cité, que<br />

l’on trouve dans les expressions cité ouvrière, cité estudiantine, cité<br />

administrative, cité-jardin. Il s’agit toujours d’une agglomération, mais<br />

habitée par une collectivité homogène, et dirigée souvent par un organisme<br />

coopératif particulier. Notre schéma devient dès lors :<br />

244


STRUCTURATION DU VOCABULAIRE ET MONDE DES OBJETS<br />

Rattachons à présent les autres unités du champ sémantique à ce<br />

schéma : une Mégapole est une ville géante, un Bourg est un gros village, et<br />

une Bourgade est un village dont les maisons sont disséminées. Le Hameau<br />

est un village mais dont l’espace rural est appauvri (pas d’église, de mairie,<br />

de café, de poste). Tous ces termes deviennent plus spécialisés. Dans la<br />

structuration lexicale, les prototypes sont la <strong>Ville</strong> et le Village. On a donc le<br />

schéma :<br />

Agglomération<br />

<strong>Ville</strong> Village Cité<br />

Mégapole Bourg Bourgade Hameau<br />

où le cercle en pointillés indique les éléments fondamentaux.<br />

Examinons rapidement un hyponyme de <strong>Ville</strong>. Le lexème Mégapole<br />

est une sous-classe du lexème <strong>Ville</strong>, qui se présente comme suit :<br />

Mégapole<br />

[megapol]<br />

nom commun féminin<br />

sens : grande ville<br />

(1) grande ville<br />

CONCLUSION<br />

L’intérêt de cette approche « orientée objet » est de pouvoir<br />

structurer les lexèmes de manière interne (la description d’un lexème avec<br />

ses propriétés inhérentes – les attributs – et les différentes acceptions que<br />

peuvent prendre les mots dans un discours) – les méthodes –, et de manière<br />

externe (les relations qu’un lexème entretient avec les autres lexèmes). Cette<br />

double dimension répond en outre à des exigences descriptives propres aux<br />

descriptions linguistiques (opposition langue/discours) et aux langages<br />

245


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

informatiques orientés objet. Des ponts sont ainsi jetés naturellement pour<br />

une approche cognitive des systèmes symboliques.<br />

Guy EVERAERT<br />

Haute Ecole Léonard de Vinci<br />

Louvain-la-Neuve<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

FOWLET, M., 2001, UML, Paris, CampusPress, 2001.<br />

LIEBERMAN, H.,’Languages, object oriented’, in SHAPIRO, S.C, 1990,<br />

Encyclopedia of artificial Intelligence, New-York, John Wiley & Sons.<br />

MORTUREUX, M-F., 1997, La lexicologie entre langue et discours, Paris,<br />

Sedes, 1997.<br />

PICOCHE, J., 1977, Précis de lexicologie française, Paris, Nathan, 1977.<br />

246


LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL DANS<br />

L’ADAPTATION FILMIQUE DE L’ŒUVRE AU NOIR 1<br />

Les enjeux d’une utopie urbaine se dessinent à travers l’adaptation<br />

filmique de L’Œuvre au Noir, comme pour une plongée abyssale aux<br />

origines du mythe babélien. Bruges, cité millénariste du roman yourcenarien,<br />

projette une ombre fantasmatique sur l’écran d’André Delvaux. Tour de<br />

Babel médiévale, elle se donne à lire et à voir comme l’utopique recherche<br />

d’une pensée libre, emportée par l’intolérance et la folie collective :<br />

« Obscurum per obscurius,<br />

Ignotum per ignotius » 2 ,<br />

telle est la devise alchimique qui nous incite à une quête initiatique aux<br />

confins de la nuit du sens.<br />

Ainsi la ville flamande constitue-t-elle un objet sémiotique, à<br />

regarder et à concevoir comme la figuration fantastique d’un imaginaire clivé<br />

entre la Raison éclairante, et les forces obscures du Chaos. Le trajet<br />

hélicoïdal du médecin alchimiste nous inclut dans le jeu herméneutique de la<br />

lecture en abyme : d’épaisseurs textuelles en profondeurs iconiques, nous<br />

sommes projetés au sein d’une spirale signifiante, à déchiffrer suivant les<br />

différents degrés d’un palimpseste urbain.<br />

Le fantasme de Babel permet donc de reconstituer l’activité<br />

énonciative du sujet à travers l’effet d’empilement visuel et sémantique ;<br />

entre présomption personnelle et désintégration collective s’élabore<br />

progressivement une signification dont le mode d’émergence remet en jeu les<br />

codes de la représentation. L’inversion des formes et le renversement du sens<br />

nous invitent alors à chercher la vérité ailleurs, dans une nouvelle<br />

interprétation du mythe.<br />

***<br />

1 Ce roman a été publié en 1968 par Marguerite Yourcenar, et adapté à l’écran par André<br />

Delvaux en 1988.<br />

2 M. Yourcenar, L’Œuvre au Noir, Deuxième Partie, « La Vie immobile », p. 190. La romancière<br />

traduit ainsi : « Aller vers l’obscur et l’inconnu par ce qui est plus obscur et inconnu encore »<br />

(Ibid.).<br />

261


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Une configuration occulte se dégage des protocoles romanesques<br />

et filmiques, en vue d’une lecture en spirale du mythe de Babel. Le trajet<br />

hélicoïdal dont Zénon constitue le point focal nous entraîne dans une<br />

dynamique tour à tour édénique et infernale.<br />

Un tracé concentrique caractérise le retour du médecin alchimiste<br />

dans sa ville natale. Nous entrons dans la fiction romanesque selon un<br />

cheminement circulaire qui nous indique le sens de lecture ; le paratexte<br />

yourcenarien conseille au lecteur de déchiffrer la rondeur du globe :<br />

« Medium te mundi posui […] Je t’ai placé au milieu du monde,<br />

afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde » 1<br />

L’histoire de Zénon est contenue dans un parcours cyclique dont la courbe<br />

s’achève à Bruges.<br />

Le générique d’André Delvaux installe également le spectateur<br />

dans une activité de lecture en boucle ; les inscriptions aperturales offrent<br />

une vision concentrique de la vie de Zénon qui revient trente ans plus tard<br />

après avoir parcouru le vaste monde. De l’enfance à la mort probable du<br />

personnage, ces mentions initiales nous plongent dans une dynamique<br />

funeste, à lire comme la chronique d’une catabase.<br />

Les cycles infernaux dans lesquels nous pénétrons<br />

progressivement métaphorisent l’encerclement d’une conscience libre au sein<br />

de la folie collective. De fait, le roman yourcenarien s’ouvre et se clôture<br />

selon la logique angoissante de la spirale :<br />

« […] parmi les pensées qui traversaient vertigineusement son<br />

esprit était celle que la spirale des voyages l’avait ramené à Bruges, que<br />

Bruges s’était restreinte à l’aire d’une prison, et que la courbe s’achevait<br />

enfin sur cet étroit rectangle » 2 .<br />

L’angoisse du gouffre est transposée à l’écran par le réseau des routes qui se<br />

croisent et se superposent au cœur d’une réalité de plus en plus sombre. Ce<br />

cheminement occulte à travers l’intolérance et la haine nous propose une<br />

lecture en creux du Paradis et de l’Enfer.<br />

Une topographie abyssale se dessine, lisible dans la stratégie<br />

romanesque de l’emboîtement. Le titre du roman – dont la traduction<br />

anglaise est « The Abyss »- et l’exergue second, qui relaie la métaphore<br />

inaugurale, invitent le lecteur à l’exploration des zones d’ombre. Ce<br />

processus narratif enclenche une activité métonymique qui oriente la lecture<br />

du clair vers l’obscur, dans un univers de représentation à double fond.<br />

En ce sens, le générique d’André Delvaux offre aussi un horizon<br />

d’attente matriciel qui renvoie au symbolisme embryologique du titre<br />

yourcenarien : la descente du coche au creux du vallon préfigure le trajet<br />

régressif de Zénon dans Bruges ; l’effet de surcadrage permet d’ancrer les<br />

premières images dans un espace de plus en plus restreint, comme l’annonce<br />

métonymique d’une ville qui sera aussi une prison. Le système de cadre dans<br />

le cadre, avec les rideaux d’arbres qui barrent les images d’ouverture,<br />

instaure une vision carcérale et intériorisée de l’enfer brugeois.<br />

1 M. Yourcenar, op. cit., p.10.<br />

2 Ibid., p. 438.<br />

262


LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL…<br />

Il en résulte un itinéraire réflexif, marqué par une temporalité<br />

spéculaire. L’enchâssement inaugural du roman 1 est transposé à l’écran à<br />

travers le jeu de télescopage du Passé et du Présent qui semblent se refléter<br />

l’un dans l’autre. Ces annaux chronotopiques laissent surgir un espace-temps<br />

allégorique où résonnent en écho les voix acousmatiques de l’enfance.<br />

L’imbrication des sphères peut alors se déployer en surface et en<br />

profondeur, selon une cosmogonie vertigineuse où « chaque homme se donne<br />

pour centre à l’univers » 2 . Le système micro/macrocosmique du roman, tel<br />

qu’il s’affiche dans le chapitre inaugural, trouve un équivalent<br />

cinématographique dans l’utilisation de la troisième dimension. Le paysage<br />

aux trois arbres, dans sa finitude et son universalité, permet au cinéaste de<br />

transférer les codes littéraires propres à la quête alchimique.<br />

La spirale et son envers invisible construisent donc un espace<br />

initiatique fondé sur la bipolarité. Les jeux spéculaires qui encadrent le<br />

roman de Marguerite Yourcenar 3 mettent en place une esthétique réflexive,<br />

prolongée à l’écran par la technique du clair-obscur : les images du générique<br />

s’assombrissent progressivement, comme pour refléter en négatif un parcours<br />

débuté en pleine lumière. Ce passage symbolique dans les zones interdites<br />

parfait une configuration à la fois magique et maléfique, qui pourrait remettre<br />

en question les codes de représentation de la ville.<br />

***<br />

Une esthétique hybride semble naître de la spirale, figure<br />

emblématique qui émerge au centre de L’Œuvre au Noir sous la forme de<br />

l’athanor ; la dualité du support alchimique permet d’appréhender la ville<br />

comme l’espace d’une quête ambivalente.<br />

Figure spéculaire, l’athanor reflète l’envers et l’endroit d’un<br />

itinéraire individuel et collectif. L’étuve imaginée par Zénon infuse et diffuse<br />

les ondes d’une conscience révoltée, cernée par la ville. Les circonvolutions<br />

de Zénon dans la chambre magique renvoient à une quête identitaire et<br />

cosmique :<br />

« L’étuve abandonnée était vraiment une chambre magique ; la<br />

grande flamme sensuelle transmutait tout comme celle de l’athanor<br />

alchimique et valait qu’on risquât celle des bûchers » 4 .<br />

Figure du double, l’athanor intériorise la configuration externe de<br />

l’hélice, avec un effet d’enroulement et d’imbrication autour d’un même axe.<br />

La grande flamme yourcenarienne qui vectorise la dynamique hélicoïdale est<br />

transposée à l’écran à travers la spirale des vapeurs s’élevant au-dessus des<br />

pierres chaudes. Ces effets de volutes sont de plus redoublés par le<br />

mouvement tournant de la caméra.<br />

Figure de transformation, l’athanor organise la réversibilité des<br />

forces ascendantes et descendantes, pour une redistribution des valeurs<br />

1 La fiction romanesque se caractérise en effet par une construction analeptique qui permet de<br />

revenir vingt ans en arrière sur l’enfance de Zénon. Cette structure en chassé-croisé creuse en<br />

abyme la temporalité du texte yourcenarien.<br />

2 M. Yourcenar, op. cit., p. 18.<br />

3 Le système métaphorique des paratextes yourcenariens redouble en effet le texte romanesque<br />

grâce à un jeu de citations en miroir. Les formules alchimiques se répondent en écho,<br />

instaurant ainsi une mise à distance onirique de l’œuvre.<br />

4 M. Yourcenar, op. cit., p. 304.<br />

263


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

profanes et sacrées. Le passage par l’étuve donne aussi bien accès au monde<br />

souterrain des canaux et des cryptes qu’à l’univers éthéré de la cellule,<br />

recréant à l’infini l’ambiguïté du motif initial. Nous sommes ainsi confrontés<br />

à un programme de transformation des êtres dans la ville.<br />

La figure de l’anamorphose 1 s’inscrit dans une spirale de<br />

dilatation et de rétraction du point de vue. A partir du rétrécissement et de<br />

l’élargissement des sphères visuelles se construit une vision tournante sur les<br />

personnages, perçus dans une réalité dédoublée. Nous sommes ainsi<br />

impliqués dans une dynamique de dédoublement du Réel, dont nous<br />

appréhendons simultanément les apparences trompeuses et l’envers<br />

maléfique.<br />

La spirale devient de ce fait un support sémiotique de<br />

renversement des formes. Investie d’un pouvoir réflecteur, la figure<br />

rapproche et sépare des images contradictoires à la manière d’un miroir<br />

déformant. Les visages angéliques perçus près du bassin se transforment en<br />

êtres démoniaques venus hanter les souterrains de l’hospice. A cette vision<br />

ambivalente se superposent les propres contradictions de Zénon, faites de<br />

fascination et de répulsion pour ces pratiques sataniques.<br />

Du processus d’empilement visuel et sémantique résulte un<br />

éclatement du point de vue. Les scènes de folie personnelle et collective 2 qui<br />

se jouent au cœur de la ville nous rattachent à un univers de valeurs clivées<br />

entre le monde profane et le monde sacré. Le passage par les cercles de<br />

purification et de débauche initie un voyage onirique au centre de Bruges.<br />

Dans la perspective d’une métamorphose, la figure hélicoïdale<br />

constitue un vecteur de transformation spatiale. La crise des codes visuels<br />

s’articule autour de l’opposition du haut et du bas, marquée par le<br />

renversement de la flamme dans l’athanor et ses avatars 3 . Le flambeau<br />

liturgique qui éclaire Zénon dans sa quête alchimique se transforme en cierge<br />

renversé dans les souterrains, provoquant une inversion des valeurs attachées<br />

aux lieux.<br />

Il s’ensuit une crise des codes sémantiques, fondée sur la<br />

métamorphose des lieux saints en tombeaux. Sous l’effet combiné du clairobscur<br />

et de l’emboîtement spatial, les indices de sacralité – tels le<br />

recueillement et l’élévation- se changent en une parodie de culte dominée par<br />

les pulsions mortifères. L’athanor devient un univers boschien, « un de ces<br />

jardins de délices qu’on rencontrait de temps en temps chez les peintres, et<br />

où les bonnes gens voyaient la satire du péché, et d’autres, plus malins, la<br />

Kermesse au contraire des audaces charnelles » 4 .<br />

1 L’anamorphose est une déformation, un renversement de la forme ; comme le rappelle Jurgis<br />

Baltrusaitis dans son essai sur les Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux,<br />

c’est une « machine à faire voir ». Le changement, dans l’anamorphose, réfère au point de vue<br />

adopté par le spectateur, et non à l’apparence de l’image.<br />

2 Nous assistons alternativement aux processions parodiques de la foule en délire, ou à des<br />

manifestations de fureur individuelle lors du procès de Zénon.<br />

3 L’athanor yourcenarien trouve de nombreux avatars dans le texte et à l’écran, notamment dans<br />

les souterrains secrets de l’hospice – où brûle une flamme impie- et dans la cellule de Zénon,<br />

toujours éclairée de l’intérieur par un feu purificateur et inquiétant.<br />

4 M. Yourcenar, op. cit., p. 305.<br />

264


LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL…<br />

La combinaison des anamorphoses et des métamorphoses nous<br />

oblige alors à réinterpréter les apparences. A travers la profanation des codes<br />

initiaux se joue le passage par la mort initiatique, et la transgression des<br />

valeurs liées à la représentation du Sacré. La figure hélicoïdale construit donc<br />

une esthétique hybride, pour une interprétation ludique ou symbolique du<br />

mythe de Babel.<br />

***<br />

L’axe de renversement babélien se constitue à partir du clivage des<br />

valeurs diurnes et nocturnes 1 . A l’échelle littéraire et filmique, la spirale<br />

apparaît ainsi comme une forme connotative qui autorise une relecture<br />

symbolique du mythe babélien.<br />

Construction hybride, la structure visuelle de la spirale est<br />

gouvernée par le code iconique du clair-obscur. Le projet yourcenarien de<br />

réaliser la synthèse entre l’albedo et la nigredo 2 se matérialise au sein de<br />

l’hélice par un jeu de contrastes à l’infini. La trajectoire de plus en plus<br />

sombre de Zénon au cœur de la ville est contrebalancée par la spirale des<br />

souvenirs qui s’accroît de façon lumineuse. Les motifs contrapuntiques des<br />

rondes d’enfants rieurs et des processions d’hommes en noir soulignent<br />

l’empilement des sphères visuelles dans une cité sombre et flamboyante à la<br />

fois.<br />

A partir du code sémantique des valeurs diurnes et nocturnes<br />

s’organise la spirale du sens. L’axe central de l’athanor instaure une<br />

dynamique à la fois solaire et morbide à lire de bas en haut et inversement.<br />

Le foyer central s’organise en un gigantesque brasier nocturne, relayé par<br />

l’étagement des éclairages urbains et la dispersion des bûchers à l’intérieur et<br />

à l’extérieur des murs d’enceinte et des canaux. Entre le destinateur et le<br />

destinataire s’organise une activité symbolique double, fondée sur<br />

l’ambivalence sémantique entre le feu sacré et destructeur et la nuit morbide<br />

et salvatrice. Cette opposition de base se reproduit à tous les niveaux de<br />

lecture, nous confrontant au problème de l’interprétation mythique.<br />

Le code de l’hybridation nous donne une perception éclatée de la<br />

construction hélicoïdale ; plongée dans une pénombre cauchemardesque, la<br />

ville incandescente semble rongée par l’action conjointe des puissances<br />

ignées et nocturnes.<br />

Ce contexte chaotique recouvre deux signifiés antithétiques,<br />

métaphorisés par la flamme fragile de la pensée essayant de remonter le<br />

courant de l’obscurantisme et de la haine. Ce tracé occule, relatif à une forme<br />

d’élévation alchimique, s’oppose à la dégradation sociale et à la chute des<br />

valeurs sacrées.<br />

Dans cette perspective, nous assistons à la représentation<br />

parodique d’un mythe coloré et chaotique, dont la transposition ironique<br />

renvoie à l’universelle question des utopies humaines.<br />

1 Nous nous référons aux deux catégories principales utilisées par Gilbert Durand pour structurer<br />

ses analyses de l’Imaginaire (G. Durand, Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire,<br />

passim).<br />

2 L’« albedo », ou « Œuvre au Blanc », correspond – selon la tradition alchimique- à la deuxième<br />

phase de toute initiation ; ce cycle de régénération doit être précédé de la « nigredo », ou<br />

« Œuvre au Noir », qui correspond à un processus de dissolution pour l’adepte.<br />

265


LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Le code de la fusion offre une vision plus homogène de la spirale,<br />

recentrée autour du pôle lumineux d’une quête spirituelle. Dans ce clairobscur<br />

mystique, la lumière polarisante incarnée par Zénon transcende les<br />

forces nocturnes en un élan libérateur.<br />

Cette optique unifiante de renaissance nous propose une<br />

conversion des valeurs diurnes et nocturnes ; à la fusion des puissances<br />

obscures et solaires se superpose la combinaison des forces ascendantes et<br />

descendantes, pour une euphémisation de la mort :<br />

« La sphère éclatante parut hésiter, prête à descendre d’un degré<br />

vers le nadir, puis, d’un sursaut imperceptible, remonta vers le zénith, se<br />

résorba enfin dans un jour aveuglant qui était en même temps la nuit » 1 .<br />

La fin de Zénon<br />

L’utopie de la transformation nous révèle donc de manière paradoxale un<br />

mythe fusionnel et son envers parodique.<br />

***<br />

L’adaptation filmique de L’Œuvre au Noir propose de la sorte un<br />

cheminement initiatique dans la ville de Bruges, selon un axe hélicoïdal dont<br />

le sens de lecture peut s’inverser. Le jeu herméneutique est ainsi mis en<br />

abyme à travers l’effet graduel de la configuration : les degrés de<br />

signification de l’exploration urbaine varient et se combinent en fonction de<br />

l’implication perceptive et énonciative du destinataire que nous sommes.<br />

Dans ce parcours interprétatif entre l’ombre et la lumière, Babel<br />

pourrait bien être un mythe solaire : utopie linguistique, Bruges symbolise la<br />

diversité des langues qui provoque la nécessité d’un langage alchimique<br />

universel, qu’il soit littéraire ou iconique. Utopie audiovisuelle, la ville<br />

obscure convoque la lumière par un effet de manque que le lecteur et le<br />

spectateur prennent en charge grâce au processus de comblement imaginaire.<br />

Hélène DESPRES<br />

Université de Toulouse-le Mirail<br />

1 M. Yourcenar, op. cit., p. 443.<br />

266


LE FANTASME DE LA TOUR DE BABEL…<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

BAKHTINE M., Esthétique de la Création Verbale, Bibliothèque des idées,<br />

1984.<br />

BALTRUSAITIS J., Anamorphoses ou magie artificielle des effets<br />

merveilleux, Paris, O. Perrin, 1969.<br />

BESSIERE I., Le récit fantastique, la poétique de l’incertain, Larousse<br />

Université, 1974.<br />

CLERC J.-M., Littérature et Cinéma, Editions Nathan, 1993.<br />

COURTES J., Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, PUF, 1986.<br />

DURAND G., Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, Paris,<br />

Dunod, 1992.<br />

GREIMAS A.-J. et COURTES J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de la<br />

théorie du langage, Paris, Hachette Supérieur, 1993.<br />

NYSENHOLC A., André Delvaux ou les visages de l’imaginaire, éd. De<br />

l’Université de Bruxelles, 1985.<br />

SPENCER-NOËL G., Zénon ou le thème de l’alchimie dans « L‘Œuvre au<br />

Noir » de Marguerite Yourcenar, Paris, Nizet, 1981.<br />

SPICHER A., L’imaginaire de Marguerite Yourcenar : images, symboles et<br />

mythes, Thèse, Bourges, 1990.<br />

267

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