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L’ARCHITECTURE, ENTRE LE LIEU ET LE TRAJET<br />
l’humain sans, pour l’instant, se révéler apte à en fonder d’autres, sans restructurer<br />
un nouveau cosmos. Cet arrachement plonge l’homme dans la décosmie du trajet.<br />
En attente d’un nouvel habiter, néocosmique, l’homme contemporain souffre d’être<br />
l’homme décosmique.<br />
Depuis Aristote, la plupart des philosophes ont pris l’habitude de tenir pour<br />
assurée l’opinion suivante : l’homme est l’animal doué de raison. Cette définition,<br />
tombée dans l’ordre du proverbial, est bien plus intéressante qu’il n’y paraît de<br />
prime abord ; voilà en effet un animal qui n’est pas nécessairement fait pour être<br />
enraciné dans un lieu. Ce que la philosophie nommera raison et ce qu’elle nommera<br />
pensée peuvent s’opposer, nonobstant leurs fréquentes alliances. La raison (à<br />
l’opposé de l’heideggérienne pensée) est une faculté de désancrage : elle change<br />
l’homme en un être de voyage, de transport, et aujourd’hui de trajet. La raison est la<br />
puissance qui propulse l’homme dans le trajet : dans cette perspective, elle s’oppose<br />
sans conteste à ce que Heidegger nomme la pensée. La raison est scientificotechnique,<br />
créatrice, libératrice, tandis que la pensée est plutôt mystico-religieuse,<br />
empaysante, campaniliste, et, dans le cas de Heidegger, ressassante jusqu’à<br />
l’écœurement. La raison nous jette sur les routes, nous propulse dans l’espace<br />
interplanétaire, quand la pensée nous enferme au village.<br />
On ne rencontre dans toute l’œuvre de Heidegger aucune réflexion sur le<br />
quartier, qui n’est pas la reproduction dans la mégapole du village, alors que les<br />
écrits de ce philosophe fourmillent de références à la vie villageoise. Quartiers et<br />
villages constituent deux groupements humains d’essence différentes : le village<br />
renvoie à la stabilité d’une essence à travers le temps, et à l’enracinement des<br />
hommes, à l’unité de l’essentialisme et du sédentarisme géophilosophiques, il se<br />
révèle un lieu ancré, si ce n’est hanté par un passé paralysant, tandis que le quartier<br />
renvoie aux transformations incessantes, à l’instabilité essentielle, il rassemble des<br />
hommes venus de toutes parts, des quatre vents du monde, souvent déracinés,<br />
souvent errants, souvent cosmopolites, sa structure s’avère plus proche du trajet que<br />
de l’ancré dans le lieu. Le quartier est certes, à la semblance du village, encore un<br />
lieu ; mais c’est un lieu beaucoup moins stable, un tissu instable tramé d’éphémère,<br />
de provisoire, de violent et de mutant où l’humain en trajectoire imprime sa marque,<br />
c’est un lieu aspiré par un futur demeurant indéterminé (par la forme vide du futur).<br />
Pour dire le monde contemporain la métaphore du quartier s’avère plus pertinente<br />
que celle du village. L’image, polyvéhiculée par les thuriféraires de la société de<br />
l’information, du village global apparaît dans toute sa fausseté : loin, sous l’effet de<br />
la mondialisation économique, techno-marchande, de prendre les contours d’un<br />
village planétaire aux ancrages humains stables, la terre entière devient peu à peu un<br />
quartier, aux hommes en trajet et à l’organisation instable.<br />
Habiter un lieu stable : l’Etat, une identité, un territoire, des frontières, un<br />
extérieur et un intérieur, une nationalité. Et, philosophiquement : être collé à une<br />
essence (ce qui se nomme authenticité), ajointé à elle, ainsi que Descartes et<br />
Rousseau (paraître ce qu’on est résumait l’idéal moral et anthropologique de<br />
l’auteur de l’Emile) en ont écrit le rêve éveillé. Ce sont ces déterminations<br />
humanisantes là qui volent en éclats du fait du passage de l’homme au statut d’être<br />
de trajet. L’essence philosophique de l’homme (d’Aristote à Descartes et à Kant,<br />
c’est-à-dire tout ce temps long que perdura la grande tradition métaphysique)<br />
correspond dans la philosophie à cette territorialisation historique de l’homme. Dans<br />
la sphère de l’idéal, la philosophie répète l’histoire. Elle y sublime la géographie. Le<br />
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