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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
d’exemplification des rapports de force entre l’urbain et le rural, mais on retrouve<br />
également l’hexis corporelle du narrateur telle qu’elle adhère à sa personne tout au<br />
long de sa jeunesse.<br />
En d’autres termes, l’empreinte qu’a laissée cette hégémonie urbaine<br />
nantaise dans la sensibilité du narrateur, c’est d’abord la perpétuelle humiliation<br />
d’être amoindri parce que classé dans la catégorie des arriérés de la campagne, qui<br />
plus est garçon orphelin de père, élevé décemment – mais sans luxe – en compagnie<br />
de ses deux sœurs par une mère veuve ; c’est aussi la mortification qui transit celui<br />
sur lequel on s’apitoie toujours. De fait, le narrateur, par son origine, concentre sur<br />
sa seule personne tous les handicaps.<br />
La manière de présenter l’histoire individuelle des personnages plaide, on<br />
le voit, pour une lecture sociologique, parmi d’autres, de l’œuvre romanesque de<br />
Rouaud. Il est une histoire individuelle particulièrement intéressante à analyser,<br />
c’est celle de la mère, à laquelle je réserve le deuxième pan de cette étude.<br />
Pour le moment, après avoir évoqué les valeurs positives du monde urbain,<br />
je souhaite en approcher le versant sombre. On ne peut s’empêcher d’y voir une<br />
espèce de revanche du narrateur, pour paiement de toutes les humiliations subies.<br />
Nantes, modèle lumineux de la modernité est aussi largement présentée, dans<br />
l’ensemble des romans, comme un lieu de mort.<br />
NANTES, URBS BIFRONS : ENTRE MORT ET VIE<br />
La capitale locale est à la fois fascinante comme nous venons de le voir, et<br />
repoussante. Cet aspect paradoxal, cette ambivalence des valeurs urbaines se lit dans<br />
chacun des romans étudiés. La ville est aussi celle qui expose à la mort ; reviennent<br />
en effet régulièrement deux motifs : le bombardement de Nantes, le 16 septembre<br />
1943, qui faillit coûter la vie à la mère du narrateur, et par là même hypothéquer<br />
sérieusement l’existence de celui ci, et la mort du premier enfant de la fratrie, Pierre,<br />
né dans une maternité nantaise.<br />
Le premier motif est une dénonciation bien plus feutrée que la seconde,<br />
dans la mesure où le bombardement par les forteresses volantes américaines était<br />
subi par la population. Ce n’est pas à cause du bombardement lui-même que Nantes<br />
se révèle dangereuse, c’est la vision qu’en a le narrateur qui la rend telle à nos yeux,<br />
parce qu’avec beaucoup de pertinence, il associe la projection du Comte de Monte-<br />
Cristo au cinéma Le Katorza à la description du sauvetage in extremis de la jeune<br />
fille et à celle de la terreur de la population dans les caves du café Molière, place<br />
Graslin. Cet épisode est plusieurs fois rapporté et toujours modulé par de subtiles<br />
variations, mais dans l’expressionnisme de la narration demeure toujours le lien qui<br />
unit les deux plateaux d’une balance totalement déséquilibrée, à savoir la distraction<br />
insouciante que procure une séance de cinéma et le piège de feu et de désolation qui<br />
s’est refermé sur la population nantaise :<br />
« Ainsi nous savions que nous étions des miraculés, que notre vie n’avait<br />
tenu qu’à la lucidité et au courage du cousin, et donc qu’elle commençait là, notre<br />
vie, à la sortie de l’abri, après que les sirènes eurent annoncé la fin de l’alerte, et que<br />
les emmurés eurent entamé la remontée hors de la cave par l’étroit escalier<br />
encombré dans sa partie supérieure de gravats et de moellons qu’il leur fallut<br />
dégager avant de retrouver l’air libre, et là, le choc, non pas devant les immeubles<br />
écroulés, les rues éventrées, mais devant la disparition des couleurs, […].<br />
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