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Ville

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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Départ et le Retour 1 , paru en hongrois, à Budapest, en 2002, ainsi que dans mon<br />

roman. Or, aucun de ces trois auteurs ne connaissaient pas les deux autres ouvrages<br />

au moment de la rédaction du sien.<br />

La composition par le double, constitue un relais entre les deux<br />

personnages : la narratrice et sa sœur Eva. Il s’agit d’un double constituant un appel<br />

à la solidarité fraternelle avec les victimes :<br />

« Je m’identifie à ELLE. Je suis ELLE. Quand je parle à la première personne, c’est<br />

ELLE qui parle. Je sais que je suis perdue dès le moment où ils m’ont poussée par la porte de ce<br />

lugubre sous-sol. Les gens du quartier chuchotaient depuis quelques semaines sur les horreurs<br />

qui se passaient dans cette « Maison de NYILAS » du quatorzième. Après le viol, les viols, j’étais<br />

presque folle, ils m’ont ligoté les poignets et m’ont attachée à une poutre. Dans cette position,<br />

j’ai eu envie de vomir et je sentais à tout moment que j’allais m’évanouir. A ce moment, c’est la<br />

douleur aux poignets causée par le cordon écorchant ma peau qui me maintient debout, en état<br />

de semi-conscience. Après tout ce que je viens de subir, viols, dos tailladé, mais également les<br />

cris épouvantables des autres victimes, je suppose le pire : ils vont encore et encore s’acharner<br />

sur mon pauvre corps. Mon seul « espoir » : ils vont me tuer le plus vite possible. Sinon, ce<br />

seraient des tortures encore et encore, jusqu’à la fin. Peut-être me laisseront-ils quand même en<br />

vie, mais à jamais mutilée, défigurée. Maintenant c’est le tapage de leur va-et-vient dont je ne<br />

déchiffre pas le sens. J’ai la gorge sèche et serrée de peur : mais qu’est-ce qu’ils préparent ? Le<br />

temps passe à la fois très lentement et très vite. Celui au visage presque serein, pas vraiment un<br />

faciès de criminel, me fait le plus peur. Il pourrait être un sadique méthodique. Ils se chamaillent<br />

entre eux, ils ont le rire gras, vulgaire. Sans doute des alcooliques. Ma respiration est presque<br />

complètement bloquée et mon cœur veut sauter de ma poitrine en voyant qu’ils s’apprêtent à<br />

passer à l’action. En voilà un qui s’approche de moi, je sens son haleine de cave moisie. Il tient<br />

un canif à lame ouverte dressé contre mon ventre. Comment pourrais-je mourir pour ne pas<br />

souffrir ? (p. 57-58)<br />

« Mais qu’est-ce qu’ils préparent ? » Ce questionnement, cette<br />

interrogation intérieur, est un des motifs du langage (et de la pensée) des persécutés.<br />

Chercher à comprendre les intentions de l’ennemi, c’est, primo, un élément<br />

préalable à la résistance, ici une résistance morale, avant la mort certaine, un dernier<br />

cri de la liberté. Cet acte est hautement intellectuel : la force brutale, inhumaine, est<br />

en train de nous écraser, mais au moins on essaye de la comprendre. Essayer de<br />

comprendre la menace de mort et la mort est aussi ancien que la civilisation, que<br />

l’homme. Cette interrogation, cette pensée, ce langage situent les victimes au cœur<br />

même de la civilisation universelle. Le langage des bourreaux, celui du meurtre,<br />

celui de donner la mort, est également aussi ancien que l’histoire de l’humanité ou,<br />

devrions-nous dire, de l’inhumanité (par exemple dans la légende biblique de Caïn<br />

et Abel). Il constitue une régression de la civilisation, fait partie de la lignée de<br />

« l’anti-civilisation » dans l’histoire comme, par exemple les incursions des<br />

nomades qui détruisaient des villes, des monastères en Europe de l’ouest, et à l’Est<br />

où elles ont anéanti la première grande civilisation slave de la Kiev médiévale. Dans<br />

les temps modernes, le langage et la réalité du fascisme constituent une destruction à<br />

la fois extérieure et intérieure. Par exemple les nazis hongrois, pendant les premières<br />

années de la guerre ont commis des génocides en Roumanie, en Ukraine, en<br />

Yougoslavie et, à partir de 1944 à l’intérieur de la Hongrie contre les Hongrois<br />

assimilés à la « race » juive et les Tsiganes. C’est un des paradoxes de l’histoire<br />

contemporaine : les nationalismes de coloration nazie sont en fait anti-nationalistes,<br />

c’est-à-dire à la fois destructifs et auto-destructifs.<br />

Les images du passé heureux dans des circonstances horribles. « S’il vous<br />

plaît, achevez-moi ! » C’est une des dernières phrases d’Eva, pendant son agonie,<br />

1 Sa traduction française paraîtra bientôt aux éditions de Mille et une nuits<br />

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