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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
sur des exemples linguistiques, tirés de préfaces de grammaires et de traités sur le<br />
langage des 17 e et XVIII e siècles, et sur des échantillons de discours littéraires,<br />
quelques aspects de l’évolution, de la modification et, finalement, de la disparition<br />
de certains indices sociaux et sociolectaux, pouvant être considérés comme<br />
marqueurs de l’urbanité. J’entends par-là des marqueurs codant d’une part<br />
l’appartenance à tel ou tel quartier de la ville, central ou périphérique, à la campagne<br />
environnante et, d’autre part, définissant les règles, plutôt que les stratégies, de<br />
l’interactivité entre groupes et entre individus. Je m’attacherai à montrer comment<br />
ces marqueurs ont peu à peu perdu de leur pertinence, et corrélativement, comment<br />
le maillage de la ville s’est distendu, cette dernière perdant à la fois son centre<br />
historique et son pouvoir organisateur. A tout le moins, cette perception hiérarchisée<br />
des rapports inter-personnels, qui était bien loin de n’être constituée que de relations<br />
« dominant vs. dominé », n’est plus le fait que de la frange la plus intellectuelle de<br />
la population (qui est aussi la seule à construire des modèles théoriques). De cette<br />
relation asymétrique des conduites sociales et linguistiques, naissent des<br />
représentations inconciliables, faisant des métropoles d’immenses « lofts » — que<br />
l’on me permette cette métaphore, souvent utilisée lors de notre colloque de<br />
juillet 2001 — sans cloisonnement social apparent, sans repères linguistiques clairs.<br />
On est bien loin de « la pensée voluptueuse de la ville » évoquée par Jules<br />
Romains ; la perte des repères n’a pas créé de solidarité urbaine, aucun lien<br />
fédérateur ne relie désormais les divers lieux de la cité, qui s’apparente plus à un<br />
labyrinthe qu’à un espace fonctionnel. Aussi, si l’on se perd dans la ville, ce n’est<br />
pas pour s’y blottir et y trouver le réconfort que procure parfois l’anonymat, mais<br />
pour s’y égarer et errer jusqu’à l’épuisement dans des cantons inhospitaliers. Çà et<br />
là subsistent cependant les conservatoires d’une vision théorique et abstraite de<br />
l’urbanité, d’une certaine façon héritiers des spéculations des architectes et penseurs<br />
utopistes, comme par exemple Nicolas Ledoux. Le XVII e siècle et le 18 e peuvent en<br />
effet être considérés, avant les grands travaux de l’ère industrielle, comme ceux<br />
d’Hausmann par exemple, comme une période charnière du point de vue de la<br />
pensée architecturale. Jamais mieux que durant ces deux siècles, il n’y a eu<br />
adéquation aussi parfaite entre d’une part une vision du monde très hiérarchisée,<br />
plaçant le pouvoir royal (ou princier) au centre de toute chose — préalablement à la<br />
raison — et d’autre part, les attributs du régime, qu’ils soient faits de pierres ou de<br />
mots.<br />
GRAMMAIRE DES VILLES, CENTRE ET PÉRIPHÉRIE<br />
OÙ L’ON APPREND QU’ARC-ET-SENANS EST LE CENTRE DU MONDE<br />
Claude-Nicolas Ledoux, dans sa préface de L’architecture considérée sous<br />
le rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804) dresse le plan de sa ville<br />
idéale. Il y place « tous les édifices que réclame l’ordre social » 1 . En premier lieu, au<br />
centre de son projet, il érige les « usines importantes, filles et mères de l’industrie »,<br />
servies par les masses populaires. Autour de ce noyau du labeur, la ville vient<br />
s’agréger. Loin d’être une cité laide et ouvrière, la ville doit offrir un « luxe<br />
vivifiant » et « tous les monuments que l’opulence aura fait éclore ». A quelque<br />
distance du centre, les faubourgs ne sont pas faits de constructions hideuses et<br />
1 Dans les citations, j’ai pris le parti de toujours respecter l’orthographe originale.<br />
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