11.04.2016 Views

Ville

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

insalubres, mais « d’habitations consacrées au repos, aux plaisirs, et plantés de<br />

jardins rivaux du fameux Eden ». Quant aux villages, ils ne doivent pas être une<br />

réduction, nécessairement viciée, de la cité ; ils ont leur propre finalité et doivent<br />

être « les asyles du laborieux artisan ». Il n’est jusqu’à la campagne qui ne<br />

s’organise en fonction de la circulation des biens et des personnes, ouvrant<br />

d’immenses perspectives sur les univers les plus lointains, selon une ligne de fuite<br />

allant d’Arc-et-Senans, centre du monde, jusqu’aux confins de l’univers. Selon<br />

Ledoux, « la ligne intersécante du grand diamètre traverse la Louë, des plaines<br />

immenses, la ville, la forêt, le Doubs, les pâturages helvétiques ; à gauche, la<br />

Meuze, la Mozelle, le Rhin, le port d’Anvers apportent jusque dans les déserts de la<br />

Sybérie les fruits précoces et tant désirés de notre commerce et de nos arts » (p. 22).<br />

De même, le « petit diamètre », instaure une symétrie locale, organisant l’espace,<br />

selon un strict alignement, des rues, des forges, des papeteries, de tout ce que<br />

l’économie prospère d’une ville modèle requiert. On le comprend, cette stricte<br />

géométrie est conçue pour favoriser « l’unité de la pensée », qui n’exclut nullement<br />

« la variété des formes » : « L’unité, type du beau, omnis porro pulchritudinis unitas<br />

est, consiste dans le rapport des masses avec les détails ou les ornements, dans la<br />

non interruption des lignes qui ne permettent pas que l’œil soit distrait par des<br />

accessoires nuisibles » (p. 10). Dans ce monde d’où tout superflu est banni, où les<br />

formes pyramidales, cubiques et sphériques découpent l’espace, où est assignée une<br />

place à chaque individu, considéré comme un type, et non comme une personne (le<br />

savant, le charbonnier, l’artiste, le mécanicien, le directeur, le négociant, et même le<br />

pauvre) l’habitat devra être rigoureusement fonctionnel. C’est l’œuvre architecturale<br />

qui structure l’environnement et lui donne sens. Ainsi, « la demeure du savant qui<br />

consacre ses veilles au bonheur de la société » ne comportera que des pièces de<br />

taille modeste, dont la principale sera le cabinet de travail, « loin du bruit,<br />

inséparable des soins domestiques, à l’abri d’un caprice amoureux qui pourrait<br />

retarder, je dis plus, anéantir l’inspiration du moment » (p. 85). Le bureau du savant<br />

sera éclairé par le haut, « afin que la pensée ne soit pas distraite par des objets<br />

extérieurs » (ibid.). Le charbonnier aura sur son lieu de vie l’outil de travail, c’est-àdire<br />

qu’il disposera d’un four permettant de fabriquer du charbon de bois. L’utopie<br />

architecturale n’est en rien fraternelle, elle s’attache à l’efficacité technique et inscrit<br />

le rang social au fronton des demeures du plus démuni comme du plus riche avec<br />

cette préoccupation constante d’éviter les pièges « de l’habitude et du faux goût ;<br />

tyrans barbares dont l’homme du monde connaît le pouvoir et les effets » (p. 71).<br />

Ainsi, rien ne doit être oiseux ; si, faute de moyens, on ne peut construire qu’avec de<br />

l’argile durcie, ce matériau incombustible garantira le bâtiment des ravages de la<br />

foudre. Si l’art crée « des châteaux dominateurs, des communs populeux, des<br />

écuries fastueuses », il s’agira de « vanités utiles » (p. 5). Quant au pauvre, auquel il<br />

ne manque que le superflu, il aura toujours un arbre et la voûte des cieux pour<br />

s’abriter ; peut-on rêver d’un logis plus harmonieux et plus ouvert sur le monde ?<br />

De cet enfer, on ne s’échappe pas ; c’est au cimetière, conçu par l’architecte<br />

démiurge, maître sur le papier du langage des formes, que l’on se retrouve, pour une<br />

fois réunis dans un simulacre de vie sociale : « vous voyez le même linceul<br />

envelopper la bienfaisance et le crime ; vous voyez l’ignorance honorablement<br />

étendue dans des cazes de marbre […]. Elle est à côté des grands talents ; à côté des<br />

grands talents ? Oui, c’est là où l’on retrouve l’égalité » (p. 195). Dans cet au-delà<br />

de la vie, où pourtant ne pointe nulle espérance, ce sont moins les dépouilles<br />

71

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!