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LA VILLE ILLISIBLE : CURIOSITÉ, VOYEURISME ET DÉGUISEMENT…<br />
sous le nom d’Ali Bey. Grâce aux sources dont on dispose, on sait que le véritable<br />
nom d’Ali Bey était Domingo Badia y Leblich. Il naquit à Barcelone en 1766 et fut<br />
un homme très érudit. Il étudia l’Arabe et toutes les sciences naturelles à<br />
l’Université de Valence, en Espagne. Il obtint la protection de la famille royale<br />
espagnole et il se rendit à Londres pour parfaire ses études. En 1803, parfaitement<br />
déguisé en Arabe originaire d’Alep, et pourvu d’une immense richesse, il arriva au<br />
Maroc. Ses dépenses étaient si énormes qu’un de ses biographes soupçonne qu’il fût<br />
financé par Napoléon, afin de manipuler les peuples arabes en sa faveur. Partout,<br />
Ali Bey était reçu en grande pompe. Il se rendit à Chypre, où il impressionna<br />
l’archevêque local par son savoir, puis en Egypte, où il fit la connaissance de<br />
Chateaubriand. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, l’écrivain français décrit<br />
cette rencontre :<br />
J’eus encore à Alexandrie une de ces petites jouissances d’amour propre dont les<br />
auteurs sont si jaloux, et qui m’avaient déjà rendu si fier à Sparte. Un riche Turc, voyageur et<br />
astronome, nommé Ali Bei el Abbassi, ayant entendu prononcer mon nom, prétendit connaître<br />
mes ouvrages. J’allais lui faire une visite avec le Consul. Aussitôt qu’il m’aperçut il s’écria : Ah,<br />
mon cher Atala, et ma chère René ! Ali Bei me parut digne, dans ce moment, de descendre du<br />
grand Saladin. Je suis même encore un peu persuadé que c’est le Turc le plus savant et le plus<br />
poli qui soit au monde, quoiqu’il ne connoisse pas bien le genre des noms en français, mais non<br />
ego paucis offendar maculis. 1<br />
En décembre 1806, Ali Bey partit du Caire et se rendit à La Mecque, où il<br />
fut accueilli avec des honneurs royaux. Ils l’invitèrent à participer aux cérémonies<br />
les plus sacrées du pèlerinage et même au lavage rituel de la Ka‘ba, au centre de la<br />
mosquée de la Mecque. Aucun voyageur européen ne nous a laissé une description<br />
plus détaillée du pèlerinage islamique et de ses rites, et surtout des villes où le<br />
pèlerinage a lieu. Le statut par lequel Ali Bey fut admis aux cérémonies du<br />
pèlerinage lui permit de regarder tout et de prendre note de tout. En outre, Ali Bey<br />
eut la chance de visiter la Mecque et Médine quand ses villes étaient sous la<br />
domination des Wahhabites et avaient gardé encore leurs traditions les plus<br />
anciennes. Quand, six ans plus tard, un autre voyageur européen déguisé en<br />
musulman, l’explorateur suisse J.L. Burckhardt, visita la Mecque, la ville était<br />
contrôlée par une milice turc-égyptienne, et avait beaucoup changé d’aspect. 2 Après<br />
la fin du pèlerinage, Ali Bey retourna en Europe, s’installa à Paris et publia le récit<br />
de ses voyages en trois volumes, en langue française. 3 Deux ans plus tard, il repartit<br />
pour le Moyen-Orient, d’où il projetait d’entreprendre un voyage vers Tombouctou.<br />
Il n’accomplit jamais ce voyage. Il mourut à Damas en août 1818, de dysenterie,<br />
selon les Anglais, empoisonné par les Anglais, selon les Français. Après sa mort, on<br />
raconta qu’un crucifix avait été trouvé sous son cafetan. Il est impossible de vérifier<br />
cette histoire ou de savoir si Ali Bey était un véritable musulman ou un chrétien<br />
déguisé. Après tout, il me semble que son regard sur la ville était le regard d’un<br />
1 CHATEAUBRIAND, Œuvres romanesques et voyages, 2 vols, dans Œuvres complètes, éd. par<br />
M. Regard, Paris, Gallimard, 1969, p. 1153. Chateaubriand ajouta à ce passage la note suivante :<br />
‘Voilà ce que c’est la gloire ! on m’a dit que cet Aly-Bey était Espagnol de naissance, et qu’il occupait<br />
aujourd’hui une place en Espagne. Belle leçon pour ma vanité !’<br />
2 BURCKHARDT, J.-L., Travels in Arabia, comprehending an account of those territories in Hedjaz<br />
which the Mohammedans regard as sacred, 2 vols., London, H. Colburn, 1829 ; trad. fr. par J.-B. Eyriès<br />
Voyages en Arabie, contenant la description des parties du Hedjaz regardées comme sacrées par les<br />
Musulmans, 3 vols, Paris, A. Bertrand, 1835.<br />
3 BEY, A., Voyages d’Ali Bey el Abbassi en Afrique et en Asie pendant les années 1803, 1804, 1805,<br />
1806 et 1807, 4 vols, Paris, impr. de P. Didot l’aîné, 1814.<br />
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