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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
Hongrie, ainsi que par des centaines de leurs organisations en Amérique Latine, au<br />
Canada et aux Etats Unis. Une de leurs préoccupations favorites est la falsification<br />
de l’histoire par le biais du révisionnisme et du négationnisme, deux courants qui se<br />
complètent mutuellement, devenus leur langage idéologique. Ce langage des<br />
faussaires de l’histoire est représenté dans un style satirique dans plusieurs chapitres<br />
du roman, constituant un thème, à ma connaissance, insuffisamment exploré dans la<br />
littérature contemporaine, où des auteurs très connus, comme par exemple Elie<br />
Wiesel et Primo Lévi se penchent sur l’histoire de l’Holocauste comme si elle<br />
appartenait uniquement à un passé achevé, sans aucun lien avec le présent. Claude<br />
Lanzmann, en interrogeant les anciens bourreaux dans le Shoah représente une<br />
nouvelle approche de ce point de vue. La réalité de la société hongroise des années<br />
2000 prouve l’existence de liens directs et actifs entre le passé (l’Holocauste) et le<br />
présent (négationnisme) : le langage de la haine des années du Troisième Reich<br />
connaît sa lugubre renaissance.<br />
Modification du sens. Aussi le langage des victimes peut rétrospectivement<br />
modifier la sémantique des mots, des phrases, sous l’influence des circonstances<br />
historiques. La narratrice du Journal évoque ses souvenirs d’adolescence heureuse :<br />
elle et sa sœur Eva (qui sera plus tard violée, torturée à mort par les nazis) sont en<br />
train de lire Baudelaire dans une édition 1900 de Meunier, illustrée par Schwabe<br />
dans un style « art nouveau » ; ce livre rare appartenait à leur père, bibliophile et<br />
collectionneur :<br />
Le cœur serré, nous lisions dans Delphine et Hippolite : «… L’Holocauste sacré de<br />
tes premières roses. » Le mot holocauste, nous l’avons rencontré pour la première fois ; moi,<br />
plus tard encore des milliers de fois, mais Eva… (p. 120)<br />
Ainsi, le mot « Holocauste » faisant partie du langage poétique, érotique de<br />
Baudelaire a subi un changement de sens pour nous tous et plus particulièrement<br />
pour les survivants comme la « Vieille dame » qui écrit son Journal, mais pas pour<br />
sa sœur Eva, tuée en hiver 1944.<br />
Voici un autre exemple :<br />
J’ai lu également son Idiot. Au début de ce roman, le prince Mychkine, en descendant<br />
du wagon, est allé directement se présenter à la maison du général Yepantchine dont la femme<br />
est sa parente éloignée. Là, je me souviens, j’ai arrêté la lecture. Association d’images<br />
immédiate : « en descendant du wagon » avait pour moi une signification que Dostoïevski ne<br />
pouvait pas envisager, ni même imaginer. Plus loin dans le roman, Mychkine raconte ses<br />
souvenirs et ses pensées à propos des condamnés à mort qui attendent leur exécution. Ce thème<br />
sinistre préoccupe l’écrivain, car lui-même a vécu de telles épreuves avant d’être déporté en<br />
Sibérie. Ils ne subissent aucune torture physique — nous explique le prince Mychkine dans le<br />
déguisement de Dostoïevski, ou plutôt l’inverse — c’est l’attente de la mort certaine qui leur<br />
cause une terrible souffrance. Oh les beaux vieux temps où la mort certaine était attendue sans<br />
la souffrance physique ! (p. 79-80)<br />
Plus loin dans son Journal, elle décrit ses souvenirs lointains à propos de sa<br />
grand-mère et l’image du prince Mychkine revient encore :<br />
A présent, je m’approche de l’âge de ma grand-mère d’alors. Cet après-midi, en<br />
descendant du lit, dans un mouvement maladroit, je me suis cognée le pied douloureusement.<br />
J’ai poussé un cri : « chemà Yisroèl ! », et le visage de ma grand-mère est apparu aussitôt, ainsi<br />
que tout le souvenir que je viens de décrire. Sous l’effet des médicaments je me suis assoupie un<br />
peu, et alors c’est l’image du prince Mychkine qui m’est apparue, ou plutôt l’image du roman :<br />
le prince Mychkine EN DESCENDANT DU WAGON va directement… -Pauvre prince ! Sale juif<br />
— ils lui ont dit… Vous savez — j’explique alors au prince Mychkine avant qu’il ne soit gazé —<br />
en hongrois on dit plutôt « juif puant », et c’est à cause des vieilles robes de ma grand-mère, car<br />
ça sent la naphtaline. (p. 114)<br />
Dans ces passages, la raison du changement de sens de « en descendant du<br />
wagon, est allé directement », pour la « vieille dame » qui écrit son Journal, c’est<br />
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