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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
quatre vastes et belles demeures, dont chacune renfermerait (au sens propre) « 300<br />
jeunes personnes, qui auront toutes une cellule richement et voluptueusement<br />
décorée » (p. 7). Tout y serait parfaitement organisé, tant du point de vue sanitaire<br />
que commercial. Les « conventuées » n’auraient que peu de temps libre, et ne<br />
pourraient s’absenter indûment, sous peine de perdre leurs droits à pension. A aucun<br />
moment, le projet exposé ne se donne pour sérieux (on trouve d’ailleurs à la fin de<br />
l’opuscule un guide commenté des bordels de la capitale, avec spécialités et prix) ;<br />
néanmoins, il paraît constituer une première attestation, sur un mode plaisant, de<br />
l’ordre moral puritain qui s’épanouira au XIX e siècle. L’enfermement des<br />
prostituées, qui ne doivent pas hanter les rues, est résolu de manière à la fois<br />
radicale et fonctionnelle : des murs avenants isolent d’une réalité triviale tout en<br />
permettant de satisfaire le bourgeois (la devise des maisons aurait été : Du plaisir<br />
pour de l’or, & santé garantie). En voulant séparer le bon grain — si l’on peut dire<br />
— de l’ivraie et la vertu du vice, en réifiant les idées, on en vient à instituer des<br />
ghettos et des réservoirs de main d’œuvre bon marché (cf. ci-dessus), qui minent<br />
rapidement l’équilibre social. Les lézardes dans la forteresse urbaine se propagent<br />
avec une vélocité d’autant plus grande que le XIX e siècle est marqué par une vaste<br />
émigration des campagnes vers la ville (les statistiques de nombreux travaux de<br />
l’époque, quoique sans doute interprétées de façon très biaisée et très partisane,<br />
témoignent de ce mouvement massif [cf. par exemple la thèse « bien pensante » de<br />
Guillou, 1905]).<br />
La langue suit le même principe de désorganisation ; je n’entends<br />
nullement soutenir ici la thèse absurde de l’inefficacité, voire de l’agrammaticalité<br />
des vernaculaires. On ne saurait toutefois nier que, dans le même temps où les<br />
représentations sociales et conceptuelles des habitants du centre et de la périphérie<br />
sont de plus en plus antithétiques — on ne peut plus parler de « banlieusards »,<br />
terme impliquant une continuité, mais « d’habitants des cités », tant les<br />
antagonismes sont devenus importants — les représentations linguistiques se<br />
fractionnent jusqu’à constituer finalement deux ensembles presque autonomes. De<br />
ce fait, le schéma classique dégagé par Labov dans les années soixante est invalidé ;<br />
ce modèle impliquait en effet une référence linguistique relativement unifiée pour<br />
l’ensemble d’une communauté : l’usage prestigieux de la fraction sociale dominante<br />
était admis par la quasi totalité de la population, même si de nombreux locuteurs<br />
n’étaient pas en mesure de le reproduire. Petit à petit, les régiolectes sont ruinés et<br />
pénétrés d’argotismes (cf. Armianov, 2002) ; les anciens parlers locaux sont très<br />
rapidement remplacés par de nouveaux sociolectes, qui tirent des emplois citadins<br />
les plus populaires un lexique à connotation fréquemment grossière, et empruntent à<br />
la langue standard — notamment aux adverbes et aux expressions lexicalisées —<br />
quantité de termes qui se voient dotés d’un sens nouveau. Il n’est jusqu’à<br />
l’intonation qui ne suive ce schéma ; ainsi, dans les faubourgs de Strasbourg, et<br />
jusque loin dans la campagne, on peut entendre des jeunes (généralement entre 14 et<br />
22 ans) échanger des répliques bien senties du genre « Hho !! tu m’as niqué mon T-<br />
shirt, hhé bâââtard !! » avec un mélange d’accent beur et alsacien. Il serait injuste de<br />
faire porter la responsabilité exclusive de ces phénomènes sur la population, dans la<br />
mesure où les gouvernants et l’administration centrale, depuis la fin des années 50,<br />
les monarchies où la liberté de la presse et l’assemblée des députés n’obligent pas à recourir aux hommes<br />
de talent » (1862, p. 79).<br />
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