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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
2. LA PSYCHOLOGIE DU COLONISE QUI SE CACHE DERRIERE<br />
L’ECOLE DE LA FUITE VERS UN AILLEURS<br />
La formation à la fuite vers un ailleurs commence avec l’émigration<br />
culturelle. L’apprenant de Bujumbura n’a qu’à absorber la culture<br />
d’emprunt qu’on lui transmet. Il réalise une gymnastique intellectuelle,<br />
certes, mais en se laissant transposer dans un monde tout autre que le<br />
sien. Et finalement, il se modèle à l’image et ressemblance d’un modèle<br />
culturel forgé ailleurs. Il s’enfonce, encore plus, dans la psychologie du<br />
colonisé, quarante ans après l’indépendance. En Kirundi (langue du Burundi),<br />
cette psychologie est rendue par les termes suivants :<br />
- « Kuhuma amaso »<br />
/Aveugler les yeux/<br />
« Jeter la poudre aux yeux »<br />
Causer de la myopie intellectuelle, de telle sorte que le concerné ne<br />
porte plus qu’un regard de colon sur sa propre culture.<br />
- « Kurahura umutima »<br />
/Prendre à quelqu’un le feu de son âme/<br />
« Prendre avec soi le cœur de quelqu’un ».<br />
Ici le langage inclut le vide, laissé dans le dedans de l’homme : celui<br />
à qui on a arraché le cœur devient comme une marionnette,<br />
manipulable à souhait. La flamme du cœur lui est arrachée. Il reste<br />
dans un vide béant.<br />
- « Kwibaburirako umuntu »/<br />
/Habituer quelqu’un à vous suivre à l’instar d’un chiot en<br />
dressage/<br />
Le langage souligne le geste qu’accomplit quelqu’un, qui veut<br />
habituer son chiot à le suivre. Il prend de la viande, la grille au feu et<br />
la traîne par terre. Le chiot, par l’odeur alléché, pour paraphraser<br />
Lafontaine, le suit et s’habitue à le suivre à jamais, à l’instar du<br />
chien de Pavlov.<br />
Ces trois expressions rendent bien cette psychologie du colonisé<br />
qu’on retrouve, même longtemps après l’indépendance. Petit à petit,<br />
l’homme a fini par se convaincre qu’il n’a pas son centre de gravité en lui et<br />
chez lui. Sa flamme l’a quitté. Elle est ailleurs. Il porte inconsciemment un<br />
regard d’emprunt sur sa propre culture, qui lui est devenue opaque. C’est là<br />
son malaise. Il ne peut servir une nation dont il n’estime pas les valeurs.<br />
Ces dernières, il ne les a jamais explorées du dedans. C’est pourquoi il rêve<br />
de quitter son pays. Et il le quitte quand il peut. S’il en a les moyens, il<br />
tentera tout pour aller retrouver « ses maîtres à penser » 1 .<br />
Ce lent processus de dislocation culturelle cause d’abord une<br />
inertie. Le génie créateur tarit pour l’essentiel. Un vide culturel se creuse :<br />
vieillesse qui ne sait plus sur quel pied danser, jeunesse qui court à<br />
l’aventure, pourvu qu’elle s’évade de son pays qu’elle ne comprend<br />
plus ! Sur tous les plans, on sent une dissociation, une dislocation, une<br />
1 Cf. A. NTABONA, « Jeunesse burundaise, jeunesse en danger d’implosion », in ACA, 1997/1,<br />
pp. 73-93.<br />
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