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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
10 %. La ville constitue un miroir aux alouettes, mais la réalité est très sombre :<br />
c’est surtout le lieu où se cristallisent toutes les misères. « La ville pré-industrielle<br />
est un mouroir », écrit Roncayolo, poursuivant : « elle a besoin de réserves dans<br />
lesquelles puiser pour colmater la surmortalité, d’origine écologique ou sociale. La<br />
ville est la première, en général, à subir les effets des crises alimentaires et des<br />
épidémies […]. Il faut donc deux conditions pour que la population urbaine décolle<br />
vraiment : des réserves de migrants fournis par une démographie globale plus<br />
favorable, la possibilité de cumuler les effectifs » (ibid. p. 42). La ville réelle est un<br />
pôle magnétique qui étend sa toile à toute la province environnante. On est bien loin<br />
de l’univers utopique esquissé par Lemaître et mis en images par Ledoux,<br />
caractérisé par la fluidité des mouvements, des échanges et par des relations<br />
commerciales et culturelles harmonieuses ; la cité est anthropophage, elle ne se<br />
maintient que grâce aux ponctions qu’elle effectue périodiquement dans les<br />
provinces. Chez Ledoux, il est vrai, derrière la rigueur des esquisses et du style au<br />
contraire bizarrement affecté, le processus de déshumanisation est annoncé, puisque<br />
les individualités sont sacrifiées au grand plan social imaginé par l’architecte.<br />
Vue de loin, la cité impressionne ; ses monuments y contribuent, telle la<br />
massive cathédrale d’Albi, qui entérine un ordre un moment compromis, ou celle de<br />
Strasbourg, dont la flèche unique est visible à des lieues à la ronde autour de la<br />
capitale alsacienne. Cette saillance dans le paysage n’est pas qu’une métaphore du<br />
pouvoir et de la puissance ; elle est, littéralement, le pouvoir et la puissance. La<br />
majesté même de ces édifices d’exception rend quasi invisible tout ce qui ne peut<br />
leur être associé de très près, palais, châteaux et grandes demeures. En revanche,<br />
l’observation rapprochée révèle le grouillement de la populace, et l’image du ventre<br />
(de Paris, par exemple) vient volontiers à l’esprit. Les quartiers mal famés se<br />
multiplient ; le bourgeois veut les ignorer, il ne s’y rend que pour donner libre cours<br />
à ses pulsions (cf. par exemple les légendes qui ont entouré l’affaire de Jack<br />
l’éventreur) ; c’est dans ces rues surpeuplées que naissent les grandes épidémies et<br />
c’est là que les incendies sont les plus meurtriers. Roncayolo fait encore remarquer<br />
que la répartition de la population diffère largement selon les régions. Ainsi, en<br />
Angleterre, vers la fin du XVIII e siècle, on compte environ 30 % de citadins, contre<br />
seulement 16 à 18 % en France. Dans ces grandes agglomérations insalubres du<br />
XIX e siècle — qui, comme Leeds ou Manchester par exemple, ont conservé jusqu’à<br />
aujourd’hui les stigmates de leur passé industriel — riches et miséreux se côtoient,<br />
les premiers tout à leur opulence ignorant les seconds, confondus avec la boue des<br />
ruelles.<br />
SCROOGE ET LES PLATEAUX DE LA BALANCE<br />
Peu d’auteurs sont parvenus, mieux que Dickens, à rendre ces contrastes.<br />
Lorsque l’infâme Scrooge d’Un chant de Noël est entraîné par les Esprits, il se voit<br />
transporté en divers endroits de la ville, passant de visions d’opulence à des scènes<br />
de total dénuement : « il y avait de grands paniers de châtaignes, ronds et ventrus<br />
comme de vieux messieurs bons vivants à la panse rebondie […]. Il y avait des<br />
oignons d’Espagne, aux larges flancs, rougeâtres et basanés, luisants et obèses<br />
comme les moines de ce pays […]. Il y avait des grappes de raisin que le boutiquier<br />
avait suspendues par bonté à des crochets bien visibles, pour que les passants en<br />
eussent gratis l’eau à la bouche […] » [je souligne] (p. 990). Un peu plus tard,<br />
Scrooge — adepte de la « loi des Pauvres », votée par le Parlement britannique en<br />
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