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Ville

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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

fillette et de la femme âgée n’est pas un message ordinaire : à qui s’adressent-elles ?<br />

Cherchent-elles à être déchiffrées ?<br />

Ici, ces langages fonctionnent par des signes qui ne sont pas des codes<br />

strictement stabilisés par la tradition, ils sont plus ou moins improvisés selon les<br />

circonstances. Ce sont des langages signes + actes, comme probablement dans la<br />

préhistoire de la naissance des langues.<br />

Le roman présente, dans un autre chapitre, un curieux « transfert »<br />

historique du langage du bourreau :<br />

Quelques individus de la première génération, mais vraiment très peu de personnes,<br />

connurent plus tard des troubles sexuels. Lorsqu’ils voulaient faire l’amour avec leur femme, ils<br />

avaient des hallucinations visuelles ou sonores. Ils voyaient des images floues de cadavres<br />

raidis, maigres, avec des bras et des jambes jaunes et des taches bleuâtres, ou leur<br />

apparaissaient des yeux suppliants de jeunes filles juives. Ils voyaient leur bouche tremblante et<br />

ils entendaient leur voix : « Non ! Non ! S’il vous plaît, ne faites pas ça ! » Ces hallucinations<br />

rendaient les uns plus ou moins impuissants. D’autres devenaient, ou plutôt redevenaient,<br />

sadiques (autre forme de l’impuissance). Ils ne pouvaient jouir autrement qu’en faisant<br />

physiquement mal à leur femme, ou à leur partenaire, avant ou pendant les rapports. Mais ce<br />

n’était plus la même cruauté illimitée, entraînant le plus souvent la mort de leurs victimes,<br />

comme cela se manifestait pendant la guerre. La vie civile les avaient contraints à un sadisme<br />

« maîtrisé ». Ils savaient jusqu’où l’on peut aller dans le cadre de la société donnée. D’ailleurs,<br />

ils pouvaient aller assez loin, en faisant attention à ne pas scandaliser les voisins et la parenté.<br />

Joschka N.N., ex instructeur du LEVENTE, resta également dans un petit village aux maisons<br />

blanches, aux toits rouges, aux volets verts, quelque part en Autriche. Il épousa une jolie veuve<br />

brunette dont le mari n’était jamais revenu du front. Au début de leur mariage tout allait<br />

normalement. Mais avec les années, pour avoir un orgasme, il devait asséner des coups à sa<br />

femme en la traitant de « Sale juive ! ». Sa femme, une paysanne tyrolienne docile, supportait les<br />

coups, seulement de temps en temps elle disait : « Chut ! Ne réveillons pas les enfants ! » (p. 24-<br />

25)<br />

Dans ce passage un bref commentaire historique et psychologique de la<br />

narratrice précède la scène décrite par son Journal. La particularité de cette scène<br />

est qu’elle n’est pas un témoignage direct, disons autobiographique de la narratrice,<br />

mais une histoire « exemplaire », dans le sens cervantésien du terme, que la<br />

narratrice note comme une sorte d’ébauche d’un épisode romanesque à l’intérieur<br />

du Journal. Voilà, quelques années après la guerre, l’ex bourreau parle. Il dit « sale<br />

juive », paroles accompagnées de coups de poings. Paroles et gestes avilissants, le<br />

passé « travaille » les bourreaux. Pendant la guerre c’était un programme de la<br />

« solution finale », après la guerre le langage composé de paroles et de gestes<br />

continue, mais il n’y a plus de juives à torturer, à violer, à abattre. Sa propre femme<br />

est une victime de « substitution », maltraitée, humiliée, certes, mais à un degré qui<br />

ne serait pas comparable à la souffrance des victimes juives. Son cas renvoie la<br />

narration au fait historique que le fascisme continue sa destruction au-delà même de<br />

ses objectifs initiaux, tel un cancer une fois opéré qui surgit à un autre endroit du<br />

corps. Le langage du nazi de l’après-guerre est réduit au minimum, il reste dans son<br />

vocabulaire l’epitetum ornans « sale juif » et les coups de poing appliqués dans des<br />

circonstances modifiées ; son « action » se déplace à la sphère privée. C’est encore<br />

un raccourci important comme leçon de l’histoire : un rappel du fait qu’après 1945<br />

au minimum 200.000 « petits » criminels de guerre restaient impunis dans<br />

l’Allemagne d’Adenauer, ou en Autriche, en Hongrie et dans d’autres pays de l’Est.<br />

« Petits » signifie ici qu’ils n’ont torturé à mort ou fusillé que seulement quelquesuns,<br />

deux, trois, dix ? déportés, ou prisonniers de guerre, femmes violées ou<br />

otages… En ce qui concerne les petits nazis hongrois, leur langage raciste est<br />

présent jusqu’à nos jours dans les nombreux journaux et brochures publiés en<br />

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