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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
Le magasin Rouaud se métamorphose dès lors en un château médiéval<br />
assiégé par les hordes barbares et les machines de guerre : « Mais du coup, notre<br />
mère, cernée par ces douves sèches que creusaient les pelles mécaniques, prise au<br />
piège, se retrouvait prisonnière en sa maison. La stratégie césarienne appliquée à la<br />
lettre la condamnait à s’organiser seule à l’intérieur de son magasin déserté dont les<br />
murs vibraient sous les coups de boutoir des caterpillars. » (Cadeaux, p. 172)<br />
D’attaques en dégâts, de pluie de poussière en inondations, privée de « ce<br />
sang frais de la jeunesse qui, il n’y a pas si longtemps encore, la maintenait en vie »,<br />
la vaillante petite personne s’épuise à lutter en vain. Le narrateur, après avoir<br />
longuement déployé verbalement tout cet arsenal de guerre, comme à son habitude,<br />
dénonce en phrases-couperets au rythme binaire – parfait pour mimer la lame qui se<br />
lève puis s’abat pour trancher – ce qui s’apparente à un assassinat. Concordance<br />
funeste des événements rendue par la juxtaposition et l’anacoluthe :<br />
« Les fêtes de Noël dans son magasin déserté qui la privait de son triomphe<br />
annuel, ce fut comme un coup de grâce. Tout ce mauvais sang qu’elle s’était fait<br />
finit par l’empoisonner. Au moment où tombaient les analyses fatales, on leva le<br />
siège sur un bourg flambant neuf. Nouveau décor pour une nouvelle pièce dont il<br />
était couru d’avance qu’elle se jouerait sans elle. » (Cadeaux, p. 178)<br />
L’écriture de Jean Rouaud étonne toujours. On croit, avec raison, pénétrer<br />
l’intimité d’une famille à travers les souvenirs directs et indirects du narrateur,<br />
s’arrêter dans l’album du temps sur tel daguerréotype ou tel cliché, se prendre à<br />
imaginer, les yeux clos, ce défilement d’images sur le fond rosé des paupières<br />
baissées et se laisser flotter au gré de sa pulsation. Or le lecteur se trouve<br />
régulièrement arraché à cette manière de langueur par la complexité du niveau<br />
narratif. En effet, en même temps qu’il raconte, par la voix de son narrateur,<br />
l’histoire d’une famille, J. Rouaud démasque avec causticité les acteurs de la<br />
mascarade sociale, comme s’y prête la scène de l’affrontement qui perdure<br />
aujourd’hui, sinon de manière atténuée, du moins déplacée, entre l’espace urbain et<br />
l’espace rural.<br />
Sylvie FREYERMUTH<br />
Université de Metz<br />
sylviefreyermuth@aol.com<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
BOURDIEU, P. (1979), La distinction. Critique sociale du jugement., Les éditions de<br />
Minuit, Paris.<br />
BOURDIEU, P. (2002, nouv. éd.), La bal des célibataires. Crise de la société<br />
paysanne en Béarn, Editions du Seuil, « Points, Essais », Paris.<br />
FREYERMUTH, S., (à paraître), « L’écriture du massacre dans Les Champs<br />
d’Honneur de J. Rouaud. »<br />
LAMIZET, B. (2002), « Qu’est-ce qu’un lieu de ville ? », Marges linguistiques, n° 3,<br />
mai 2002, pp 179-200, M.L.M.S. Editeur, Saint-Chamas.<br />
RONCAYOLO, M. (1997), La ville et ses territoires, nouv. éd., Gallimard, Paris.<br />
ROUAUD, J. (1993), Des hommes illustres, Les éditions de Minuit, Paris.<br />
ROUAUD, J. (1996), Le monde à peu près, Les éditions de Minuit, Paris.<br />
ROUAUD, J. (1998), Pour vos cadeaux, Les éditions de Minuit, Paris.<br />
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