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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />
airien « déraille » souvent pour emprunter des voies inédites forgées de<br />
toutes pièces par un imaginaire flexible, une tendance au fantastique<br />
dépassant toute logique et démontant les mécanismes mêmes de certaines lois<br />
scientifiques. Les rails peuvent se transformer en courbes et volutes, et dans<br />
tous les cas la multidimensionnalité de cet espace se trouve renforcée.<br />
Le texte peut ainsi ébaucher ligne après ligne les contours<br />
mouvants et insaisissables de la ville, dans un jeu de déconstructions<br />
spatiales. Le langage scientifique, repère momentané, est aussitôt happé par<br />
le langage de l’imagination fantastique ; le prétexte rationnel débouche sur<br />
un texte irrationnel. Les distances, les effets optiques, les lois de la gravité,<br />
sont là pour « aiguiller » et « aiguillonner » une réflexion très active qui<br />
introduit dans le récit les rythmes effrénés de ses raisonnements en boucle<br />
qui frisent l’illogique, l’auto-annulation…<br />
La verticalité s’accentue vertigineusement par des dynamiques de<br />
chute et de chaos : dans La Guerre des gymnases, les mouvements d’assaut<br />
sont brutaux et imprévus, sous la forme d’irruptions d’intrus exotiques et<br />
énigmatiques dans les locaux :<br />
Le temps s’immobilisa pendant quelques minutes. Au lieu de se<br />
coucher, le soleil sembla se fixer en un point central, et avancer un peu. Deux<br />
silhouettes obscures se dessinèrent à mi-hauteur, derrière les vitres du fond, à<br />
contre-jour. On aurait dit qu’elles flottaient en l’air, et leur mobilité excessive<br />
contribuait à cette illusion. C’étaient deux hommes, qui avaient les bras et les<br />
jambes écartés et qui s’agitaient avec une frénésie qui semblait échapper aux lois<br />
de la gravité. Ils donnaient l’impression de deux corps en chute libre vus du<br />
dessous, ce qui était absurde, puisque Ferdie les voyait parallèlement à l’étage où<br />
il se trouvait.<br />
Ce fut l’affaire d’une seconde. Ils traversèrent les vitres en les faisant<br />
éclater en mille fragments lumineux, qui dansèrent dans le vacarme avant de<br />
s’écraser au sol. […] Les intrus étaient maintenant pendus aux traverses des<br />
dernières machines, sur lesquelles ils se redressèrent grâce à une traction<br />
prodigieuse, qui sembla leur rendre leur dimension humaine. […] C’étaient deux<br />
Orientaux vêtus de tee-shirts et de pantalons de nylon noir. Auparavant, il lui avait<br />
semblé que ces traverses n’étaient qu’à quelques centimètres du plafond, mais<br />
c’était impossible puisque les deux individus s’y trouvaient commodément<br />
installés. A moins qu’il ne s’agisse d’homoncules grands comme la main (c’était<br />
comme ça qu’il les voyait de sa bicyclette), mais dans ce cas il n’aurait pas<br />
distingué leurs traits aussi clairement. Ils poussèrent des cris aigus, certainement<br />
des mots dans une autre langue, et changèrent deux ou trois fois de position. Se<br />
jetant au sol, ils se redressèrent en s’adossant l’un à l’autre, les bras levés, puis<br />
recommencèrent à crier 1 .<br />
Cette intrusion provoque un changement de dimension et une<br />
accélération du rythme, intensifiant le suspense et le caractère illogique de<br />
l’histoire. Le danger venu de l’extérieur brise la clôture du gymnase, une<br />
violence urbaine fait irruption dans ce sous-espace de la ville qui s’imprègne<br />
et se contamine de violence.<br />
Le Rêve montre un autre exemple de ces défis, dans un espace<br />
cette fois extérieur. Horacio, le concierge d’un immeuble de 25 étages situé<br />
au cœur du quartier de Flores, conduit le jeune vendeur de journaux, Mario,<br />
sur la terrasse de l’imposant édifice. Si près du ciel, le souffle coupé devant<br />
le panorama qui s’offre à lui, Mario prétend même manquer d’oxygène.<br />
1 La Guerre des gymnases, p. 10-11. Un extrait plus complet de cet épisode du roman se trouve<br />
en annexe de cet article.<br />
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