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Ville

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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

caractère que le narrateur salue en la personne de sa mère, sur une énergie révélée, à<br />

la mort de son mari, par la nécessité :<br />

« Nous n’aurions pourtant pas dû douter de sa force. Elle a accumulé<br />

pendant ses années d’internement de quoi renverser des montagnes. […] pour sortir<br />

de l’ombre, elle va prendre la place du mort. » (Cadeaux, pp. 108-109)<br />

De fait, la jeunesse de la mère, émaillée d’exceptions par rapport à sa classe<br />

d’appartenance, ne pouvait que la préparer à ce rôle de résistante, bienveillante mais<br />

opiniâtre, à tout ce que la ville, en l’occurrence Nantes, comporte de condescendant<br />

par rapport au monde rural. En effet, le magasin Rouaud, dont les rênes seront prises<br />

d’une main ferme par la mère du narrateur le premier jour de son veuvage<br />

prématuré, est le symbole même de cette résistance à toutes les velléités<br />

phagocytaires urbaines.<br />

EXTRACTEUR À BIGORNEAUX ET PLAT À PILPIL, OU L’ART D’ÊTRE<br />

CITADIN<br />

Un des arguments de supériorité de la ville par rapport au monde rural<br />

prend corps dans l’abondance et la variété des biens de consommation. A la ville, on<br />

trouve de tout, alors que la campagne est « ravitaillée des corbeaux ». C’est cette<br />

perception, à la dichotomie stéréotypée, que va combattre sa vie durant la mère du<br />

narrateur. Du coup, outre le fait qu’il lui permet d’assurer décemment la vie et<br />

l’avenir de ses enfants, son magasin devient un instrument pacifique de lutte des<br />

espaces sociaux, une espèce de réhabilitation de la ruralité aux yeux des citadins, et<br />

ce au prix d’efforts quotidiens, car il ne manque jamais de clients pour manifester<br />

leur dédain à l’égard d’un commerce de campagne dont ils sollicitent pourtant les<br />

services bien au-delà des heures et des jours normaux d’ouverture, ce qui serait tout<br />

bonnement impossible en ville. Le savoir-faire et la serviabilité d’Anne/Annick<br />

prescrivent une diplomatie à laquelle les enfants (le narrateur et ses deux sœurs) ne<br />

sont plus prêts à consentir : « [nous] nous sentons humiliés de nous plier à ce rituel<br />

où l’on doit […] supporter que parfois il [le client] nous regarde de haut sous<br />

prétexte que nous habitons un trou de campagne, en nous faisant remarquer que<br />

décidément il n’y a qu’en ville, que l’on peut trouver l’extracteur à bigorneaux dont<br />

il a absolument besoin […], et aurions-nous par hasard – comme si notre fond de<br />

commerce relevait du hasard – un plat à pilpil ? non ? » (Cadeaux, p. 118)<br />

La propension à se servir (soi-disant) fréquemment, avec le plus grand<br />

naturel (feint ou non), d’objets à faible valeur d’usage, constitue une des<br />

caractéristiques distinctives du citadin, au lieu que le campagnard privilégie ce qui<br />

allie avec pertinence valeur marchande et valeur d’usage. En effet, le narrateur<br />

résume ainsi l’ensemble des marchandises du magasin familial : « […] nous nous<br />

faisions fort de répondre aux besoins avouables de la campagne hors la nourriture,<br />

l’habillement, la semence et les machines agricoles […] » (Cadeaux, p. 122)<br />

Dans l’archaïsme supposé du monde rural, la supériorité de Mme Rouaud<br />

réside dans sa capacité à distinguer le vrai du feint. Les clientes qui affectent des<br />

airs de citadines ne sont en réalité que des snobs (au sens où l’entendaient Valéry ou<br />

Proust). De ce fait, elle met en avant ce que l’on peut appeler sans hésiter une<br />

morale, invalidant par là même la légitimité du monde urbain, souvent usurpée. Pour<br />

elle, la véritable distinction n’est pas liée à la qualité de citadin ; elle en a gardé pour<br />

preuve le souvenir des amis de son père, « de beaux esprits » qui n’hésitaient pas à<br />

fréquenter des campagnards. La ville ne la trompe pas en lui parlant le langage des<br />

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