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Ville

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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE<br />

L’HOLOCAUSTE DES HONGROIS JUIFS A BUDAPEST EN<br />

1944 (À partir de mon roman LE JOURNAL D’UNE FOLLE)<br />

Dois-je présenter mes excuses pour ma démarche inhabituelle ? Je vais<br />

analyser mon propre roman, Le Journal d’une folle 1 . Attitude narcissique, mais<br />

peut-être péché pardonnable, car d’une part, en tant qu’universitaire, spécialiste de<br />

littérature comparée, j’étudie depuis fort longtemps la problématique du langage<br />

romanesque et, d’autre part, en tant que romancier, d’origine hongroise,<br />

francophone, dans Le Journal d’une folle, mon intérêt pour la structure narrative du<br />

roman se porte également sur la question du langage, notamment celui des victimes<br />

de l’Holocauste des juifs hongrois en 1944 et même plus tard pour les rescapés (les<br />

rescapés sont également victimes), et celui de leurs bourreaux, les nazis hongrois.<br />

En plus l’étude de mon propre roman m’intéresse en tant qu’expérience : une fois<br />

posé le point de la dernière phrase, l’œuvre ne m’appartient pas tout à fait et je peux<br />

m’approcher à nouveau d’elle, en chercheur, en critique littéraire, si je suis capable<br />

– c’est ce que j’espère – de respecter la ligne de démarcation tracée par mon esprit<br />

critique entre les intentions de l’écriture et le résultat de sa réalisation.<br />

Le Journal d’une folle étant un roman sous forme du journal, écrit – selon<br />

la fiction romanesque – par le personnage principal, la narratrice, une adolescente<br />

devenue la « Vieille dame ». Elle décrit ses propres souvenirs, ainsi que la tragédie<br />

de ses proches : il s’agit donc de son langage à elle. C’est par l’intermédiaire de<br />

celui-ci que la narration présente le langage des bourreaux et celui des victimes.<br />

Donc, la narratrice est une victime rescapée, ce qui est très différent du point de vue<br />

du langage des victimes martyres qui n’ont pas survécu : le langage de celles-ci ne<br />

peut être reproduit qu’indirectement, soit dans la mémoire des survivants, soit par la<br />

création littéraire, poétique, car personne n’est sorti vivant d’une chambre à gaz, et<br />

donc le langage des dernières minutes des martyrs ne peut constituer l’objet<br />

d’aucune reproduction documentaire. En revanche, la poésie, l’art du roman, la<br />

musique peuvent « dire » même l’indicible (Richard Wagner exprime cette idée<br />

dans Zukunftsmusik, c’est le « soustexte » dont parle Tchekhov dans ses écrits sur le<br />

théâtre, etc.). C’est, entre autres, pour cette raison que je refuse de considérer mon<br />

1 Peter Diener : Le Journal d’une folle (Ed. de l’Aube, 2001).<br />

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