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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
sujet constitué par la philosophie est le territoire métaphysique habité par le « je » :<br />
« je pense donc je suis » 1 , écrit Descartes, le « je pense » doit accompagner toutes<br />
mes représentations, renchérit Kant 2 . Autrement dit : je ne puis être moi qu’enfermé<br />
dans les bornes durables d’un territoire métaphysique baptisé le « je pense ». Le<br />
territoire géographique de l’identité et le territoire métaphysique de l’identité (sous<br />
le nom d’essence) sont entrés en fusion dans le projet définir une identité humaine<br />
stable. Cette fusion entre le territoire et l’essence de l’homme constituait la politique<br />
de la métaphysique cartésienne — tout spécialement, donc, de cette métaphysique<br />
qui se fait passer frauduleusement pour la plus apolitique de toutes, celle de<br />
Descartes. Voici résumée la vraie politique de la métaphysique : « J »’habite un<br />
territoire géographique (un pays, un Etat) et « j »’habite mon essence (le cogito),<br />
l’articulation des deux formant mon « être » réel. Il apparaît que la philosophie,<br />
comme philosophie de l’identité du sujet, et l’habiter, la manière d’habiter, entrent<br />
en confluence sur le modèle de la territorialisation. Jusqu’à notre époque, celle de<br />
la fin de la métaphysique, existaient des territoires sûrs, assurés, métaphysiques<br />
aussi bien que géographiques, où l’on demeurait soi en y habitant. Des millénaires<br />
durant, l’essence de l’homme a été identifiée avec le lieu : la conception du sujet<br />
comme lieu (l’identité métaphysique et personnelle tout autant qu’universelle de<br />
chacun) s’entretressait avec la conception du territoire comme lieu géographique<br />
sédentarisant déterminant l’identité du sujet. Paul Vidal de La Blache — le père de<br />
la géographie française — le présuppose : ce que sont les hommes est inséparable<br />
des contrées qu’ils habitent, de la géométrie, de la terre, des terroirs. 3 Si d’Aristote à<br />
Descartes s’est constituée la fusion de l’homme avec une essence fixe, avec Jules<br />
Michelet arriva la fusion de cette essence avec un territoire historique, puis, dans la<br />
coulée de Michelet, survint sous l’action de Vidal de La Blache la fusion avec un<br />
territoire géographique. L’histoire à la Michelet et la géographie à la Vidal de La<br />
Blache (qui reprend explicitement la posture de Michelet selon laquelle « la France<br />
est une personne » 4 ) accomplissent jusqu’à l’absolu l’ancrage de l’homme et le<br />
verrouillage de son essence métaphysique à un territoire géographique et historique.<br />
Dans les respectifs tableaux de la France composés par Michelet et La Blache<br />
l’architecture occupe une place de choix. La fin, pointée par Nietzsche puis<br />
Heidegger, de la métaphysique (la pensée de l’homme comme étant une essence) et<br />
la fin de la sédentarité (la fin de l’enracinement doublée par le devenir-quartier du<br />
monde) expriment simultanément de la transformation de l’homme en un être de<br />
trajet.<br />
Les projets architecturaux pharaoniques (le Zeppelin porte-charge et son<br />
hangar, le viaduc de Millau, l’usine destinée à construire l’Airbus A3XX et<br />
l’autoroute y conduisant…), magnifiques, risquent, à tort, l’accusation d’être<br />
inhumains. Il convient de nommer inhumaine la seule situation qui rend l’habitation<br />
impossible. Est réduit à l’inhumain l’homme chez qui la possibilité d’habiter le<br />
monde a été définitivement détruite. L’inhumain est à la fois l’inhabitation (ne pas<br />
habiter le monde) et l’inhabitable (ne plus pouvoir habiter le monde). Etre humain :<br />
habiter la vie, habiter le monde, habiter l’espace, habiter le temps – à chaque fois<br />
1 René Descartes, Discours de la Méthode (1637), Paris, Hatier, 1999, page 37.<br />
2 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure (1781), Paris, PUF, « Quadrige », 1993, page 110.<br />
3 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979.<br />
4 Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France (1903), Paris, Tallandier, 1979,<br />
page 7.Voir aussi : Jules Michelet, Tableau de la France (1830), Bruxelles, Editions Complexe, 1997.<br />
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