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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
profanes et sacrées. Le passage par l’étuve donne aussi bien accès au monde<br />
souterrain des canaux et des cryptes qu’à l’univers éthéré de la cellule,<br />
recréant à l’infini l’ambiguïté du motif initial. Nous sommes ainsi confrontés<br />
à un programme de transformation des êtres dans la ville.<br />
La figure de l’anamorphose 1 s’inscrit dans une spirale de<br />
dilatation et de rétraction du point de vue. A partir du rétrécissement et de<br />
l’élargissement des sphères visuelles se construit une vision tournante sur les<br />
personnages, perçus dans une réalité dédoublée. Nous sommes ainsi<br />
impliqués dans une dynamique de dédoublement du Réel, dont nous<br />
appréhendons simultanément les apparences trompeuses et l’envers<br />
maléfique.<br />
La spirale devient de ce fait un support sémiotique de<br />
renversement des formes. Investie d’un pouvoir réflecteur, la figure<br />
rapproche et sépare des images contradictoires à la manière d’un miroir<br />
déformant. Les visages angéliques perçus près du bassin se transforment en<br />
êtres démoniaques venus hanter les souterrains de l’hospice. A cette vision<br />
ambivalente se superposent les propres contradictions de Zénon, faites de<br />
fascination et de répulsion pour ces pratiques sataniques.<br />
Du processus d’empilement visuel et sémantique résulte un<br />
éclatement du point de vue. Les scènes de folie personnelle et collective 2 qui<br />
se jouent au cœur de la ville nous rattachent à un univers de valeurs clivées<br />
entre le monde profane et le monde sacré. Le passage par les cercles de<br />
purification et de débauche initie un voyage onirique au centre de Bruges.<br />
Dans la perspective d’une métamorphose, la figure hélicoïdale<br />
constitue un vecteur de transformation spatiale. La crise des codes visuels<br />
s’articule autour de l’opposition du haut et du bas, marquée par le<br />
renversement de la flamme dans l’athanor et ses avatars 3 . Le flambeau<br />
liturgique qui éclaire Zénon dans sa quête alchimique se transforme en cierge<br />
renversé dans les souterrains, provoquant une inversion des valeurs attachées<br />
aux lieux.<br />
Il s’ensuit une crise des codes sémantiques, fondée sur la<br />
métamorphose des lieux saints en tombeaux. Sous l’effet combiné du clairobscur<br />
et de l’emboîtement spatial, les indices de sacralité – tels le<br />
recueillement et l’élévation- se changent en une parodie de culte dominée par<br />
les pulsions mortifères. L’athanor devient un univers boschien, « un de ces<br />
jardins de délices qu’on rencontrait de temps en temps chez les peintres, et<br />
où les bonnes gens voyaient la satire du péché, et d’autres, plus malins, la<br />
Kermesse au contraire des audaces charnelles » 4 .<br />
1 L’anamorphose est une déformation, un renversement de la forme ; comme le rappelle Jurgis<br />
Baltrusaitis dans son essai sur les Anamorphoses ou magie artificielle des effets merveilleux,<br />
c’est une « machine à faire voir ». Le changement, dans l’anamorphose, réfère au point de vue<br />
adopté par le spectateur, et non à l’apparence de l’image.<br />
2 Nous assistons alternativement aux processions parodiques de la foule en délire, ou à des<br />
manifestations de fureur individuelle lors du procès de Zénon.<br />
3 L’athanor yourcenarien trouve de nombreux avatars dans le texte et à l’écran, notamment dans<br />
les souterrains secrets de l’hospice – où brûle une flamme impie- et dans la cellule de Zénon,<br />
toujours éclairée de l’intérieur par un feu purificateur et inquiétant.<br />
4 M. Yourcenar, op. cit., p. 305.<br />
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