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Ville

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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

manteau par le notaire qu’il n’a pas pu finir à cause de la déportation. Pourtant c’était presque<br />

terminé ! Il restait à enlever les fils blancs, ajuster le col de vison, puis un bon repassage… Le<br />

petit tailleur était peut-être mon oncle Abraham. (p. 81-82)<br />

Ce qui est important ici, entre autres, du point de vue de la question du<br />

langage, c’est une intelligence plus profonde de la tragédie de l’Holocauste, et plus<br />

généralement des grands événements, dans une vision de l’histoire qui ne peut pas<br />

être fondée uniquement sur des approches documentaires, quantitatives, statistiques.<br />

Car il y a le langage commun : « six millions de victimes », mais au-delà de ce<br />

nombre il y a six millions de romans individuels. Un roman sur une tragédie peut<br />

être plus fort que les grands chiffres statistiques. La Ballade du soldat, ce chefd’œuvre<br />

de Grigori Tchoukhraï, nous montre en quelques images les quelques jours<br />

d’un soldat russe en permission, et on quitte la salle de cinéma en larmes ; on<br />

comprend mieux avec ce film la tragédie du peuple russe, la signification de ses<br />

25 millions de morts de la Grande Guerre patriotique. La nouvelle de Soljenitsine<br />

Une journée d’Ivan Denissovitch, comme œuvre d’art, comme pensée en images, est<br />

plus forte que son Histoire des Goulags. En partant de l’esthétique de Belinski que<br />

j’ai mentionnée plus haut, nous pouvons considérer un roman, ou un film, un<br />

tableau, une œuvre musicale, comme une longue phrase qui sous-tend l’infini,<br />

l’inachevé. Cette idée est déjà dans un dialogue de Platon où il fait parler Socrate<br />

sur la notion de l’un, de l’infini et sur ce qui se trouve entre ces deux notions. La<br />

statistique des grands chiffres nous camoufle les vérités historiques concrètes, elle<br />

les plonge dans la grisaille uniformisante en escamotant leur profondeur, leur<br />

dimension humaine. Donc, un langage commun des victimes, mais conjugué par six<br />

millions de langages individuels, vingt-cinq millions de langages individuels,<br />

l’infini et l’inachevé des langages individuels et des romans, des « pensées en<br />

images » : c’est bien ça le sens du passage cité.<br />

Le langage du délire, déjà présent pendant l’agonie des victimes, l’est<br />

également dans les souvenirs tragiques de la vieille dame qui la poussent vers la<br />

folie et la mort. Le mécanisme du langage délirant ressemble à l’écriture<br />

automatique préconisée par certains surréalistes : paradoxalement, il peut être<br />

conditionné par une grande lucidité et une maîtrise de la forme. C’est le cas, par<br />

exemple, du délire psychanalytique de Tristan Tzara dans Le Petit Tailleur. La<br />

vieille dame, dans ses cauchemars tourmentés, crie : « Auschwitz ? De telles<br />

horreurs n’ont jamais pu exister ! Je suis guérie, je suis de nouveau normale. Je<br />

suis une vieille femme juive, une rescapée niant l’existence des déportations, des<br />

tortures, de la cruauté, des exécutions sommaires, des chambres à gaz et des fours<br />

crématoires. » (p. 133) Ce langage de la « négation » contient automatiquement la<br />

négation de la négation : il nomme tout ce qu’il prétend nier. En plus, dans<br />

l’exclamation : « De telles horreurs n’ont jamais pu exister ! », on entend une<br />

condamnation morale, comme si elle disait : «… n’ont jamais dû exister ! ». A<br />

l’opposé, dans le chapitre onirique du « Bal des négationnistes » qui se déroule dans<br />

une chambre à gaz, transformée à l’occasion en une salle des fêtes avec musique,<br />

danses et attractions, Herr Obergruppenführer Reinhardt Tristan Heidrich, le<br />

bourreau de Prague, tient un discours autrement délirant : il se vante d’avoir donner<br />

des ordres à ses braves SS pour sauver des flammes des enfants, des femmes, des<br />

vieillards juifs dans l’incendie du ghetto de Varsovie. Ce langage du délire<br />

négationniste détourné satiriquement par l’absurde est ambigu : comme si la vieille<br />

dame (car toute cette scène fait partie de son cauchemar à elle), souhaitait<br />

inconsciemment que les remords de conscience des bourreaux se réveillent… mais,<br />

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