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Ville

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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

évidemment qu’elle pense aux victimes juives qui, en descendant des wagons, sont<br />

allées directement dans les chambres à gaz, poussées par les gardiens SS.<br />

Le viol comme réalité et comme langage constitue un des principaux<br />

thèmes du roman.<br />

Ils l’ont violée. — « Alors, petite juive puante, mets-toi à poil, plus vite que ça ! » Elle<br />

a reçu des coups de fouet sur le dos, en haut, près de la nuque. A la naissance des cheveux<br />

duvetés, des traces de rouge sanglant sont apparues. Tremblante, elle a d’abord obéi, elle s’est<br />

dévêtue. — « Plus vite que ça ! » — Ils lui ont tordu les bras derrière le dos, ils ont ligoté les<br />

deux poignets à l’aide d’une cordelette en chanvre qui pénétrait la chair, causant une douleur<br />

constante différente de celle, plus aiguë, causée par les coups. — « Allez, couche-toi là et écarte<br />

les cuisses ! Elle n’obéissait pas. L’un des CROIX FLECHEES a cassé le goulot d’une bouteille<br />

vide en la frappant contre le bord de la table. — « Si tu ne te mets pas là, sur le dos, si tu<br />

n’écartes pas les jambes, on va enfoncer cette bouteille cassée dans ton vagin ». Sans attendre<br />

qu’elle obéisse, deux autres l’ont saisie par les épaules et l’ont poussée sur la table glissante de<br />

saleté. Au début, elle était comme paralysée. Lorsque le deuxième de ces barbares lui passa<br />

dessus, tout d’un coup elle s’est reprise. Elle a redressé la tête et de toute la force qui lui restait,<br />

elle a mordu le visage de son violeur sans le relâcher, comme certains chiens mordent d’instinct.<br />

L’homme s’est débattu en hurlant de douleur et, dès qu’il a pu se dégager, il s’est acharné<br />

contre elle. Une terrible séance de torture suivit alors le viol collectif. (p. 25)<br />

Le langage des bourreaux dans cette terrible scène que le roman doit<br />

(devoir moral) représenter en vertu de la vérité historique, quitte à heurter la<br />

sensibilité des nerfs du lecteur, comprend de nouveaux éléments de langage : des<br />

paroles et des actes à la fois symboliques et réels. Les mots injurieux, cette fois-ci<br />

« juive puante », est la traduction la plus proche du terme utilisé constamment par<br />

les nazis hongrois, ainsi que souvent par les gens du peuple. Le hongrois parlé est<br />

« riche » en expressions injurieuses. Le langage de la jeune fille terrorisée est sans<br />

paroles : comment voulez-vous qu’elle puisse s’exprimer lorsqu’elle est martyrisée<br />

à ce point ? Elle a probablement un langage intérieur que le roman reproduit à un<br />

autre moment, lorsqu’on apprend son identité par rapport au personnage qui tient<br />

son journal et qui la décrit. Ce sont deux sœurs : l’aînée, Eva, est celle qui est<br />

suppliciée par les « Nyilas » (c’est-à-dire les nazis hongrois), la cadette celle qui est<br />

la narratrice du Journal, dont le nom Juci (diminutif de Julia en hongrois), ne figure<br />

qu’une seule fois dans le texte. La plus jeune revit mille fois les supplices de sa<br />

sœur, dont la mémoire la rend malade : ses réflexions sur la mémoire et l’oubli<br />

constituent le thème philosophique (dans le sens belinskien de l’« idéïnost ») du<br />

roman.<br />

Mais revenons au langage injurieux des nazis. La narratrice du Journal<br />

médite sur le terme hongrois « felkoncolni » (traduction approximative : massacrer à<br />

l’arme blanche, égorger, sauvagement assassiner, etc.), verbe qui n’a pas<br />

d’équivalent exact en français. Ce verbe figurait en 1944, sur les milliers d’affiches<br />

placardées à Budapest, en annonçant telle ou telle restriction, dans le genre : les<br />

juifs doivent porter une étoile jaune sous peine d’être égorgés sur place, les juifs qui<br />

se trouvent en dehors du ghetto seront massacrés sur place, etc. Les « Nyilas », on<br />

dirait, se délectaient de plaisir en utilisant très souvent ce verbe (ainsi que de l’acte<br />

correspondant), c’était dans leur vocabulaire un mot privilégié, emblématique.<br />

Inutile de dire que ce même mot a provoqué la terreur, le dégoût dans l’esprit des<br />

persécutés. Il est intéressant que ce mot est évoqué chez trois auteurs presque<br />

simultanément : dans l’autobiographie Andrew S. Grove Swimming Across — a<br />

memoir (en anglais) 1 , chez György Konràd, dans son roman autobiographique Le<br />

1 Warner books 2001.<br />

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