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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
envisagés à travers la perception filtrée du narrateur qui vit souvent cruellement ses<br />
origines rurales. De ce fait, ces deux entités, qui se lisent mutuellement en creux, ne<br />
trouvent leur signification et leur justification que relativement aux personnages<br />
qu’ils caractérisent.<br />
« DIS-MOI OÙ TU ES NÉ, JE TE DIRAI QUI TU ES… »<br />
Le narrateur, instance présente dans chacun des romans traités, retrace<br />
l’histoire des membres de sa famille en s’incluant dans cette entreprise<br />
généalogique. Le lieu de naissance lui paraît primordial, car il prédétermine en<br />
quelque sorte le devenir individuel de chacun. L’environnement familial représente<br />
un moyen d’échapper à cette forme de déterminisme, ou au contraire un instrument<br />
de confirmation. Le narrateur commente ainsi les circonstances de sa naissance :<br />
« Mais, de fait, à chaque anniversaire on ne manquait pas de me rappeler<br />
cette venue au monde dans le clair-obscur de la flamme orangée des lampes à<br />
pétrole au milieu des hurlements de la tempête. Ce qui, par la suite, en dépit d’un<br />
aspect insolite, se révélait gênant, cette naissance au domicile familial, au moment<br />
de remplir les fiches d’identité. En face de la mention né à, il semblait plus<br />
valorisant pour l’ego d’inscrire Nantes, Paris ou New-York, plutôt que cette<br />
apparition en rase campagne, ce soupçon d’arriération. » (p. 102, Cadeaux).<br />
Outre le caractère très romantique de l’atmosphère qui a nimbé la naissance<br />
du narrateur (on se rappelle le passage des Mémoires d’Outre-tombe, intitulé « Je<br />
viens au monde »), se décode ici indubitablement le sentiment de devoir porter ad<br />
vitam aeternam les stigmates d’un lieu de naissance infamant. Le récit que fait le<br />
narrateur de ses origines, de son enfance, des trajectoires empruntées par les<br />
personnages dont il reconstitue la vie à la manière d’un puzzle, s’accommode<br />
parfaitement d’une lecture sociologique bourdieusienne, qui met en exergue les<br />
rapports de force maintenant l’urbain et le rural en tension. En témoigne ce passage<br />
introductif à la narration du dernier voyage fait en compagnie du père :<br />
« Nous étions très bien à passer l’été entre les hauts murs du jardin. C’est<br />
partir au contraire qui était dérangeant. Moins de quitter nos repères familiers que<br />
d’être exposés soudain aux regards – on ne voyait qu’eux : qui vous faisaient<br />
remarquer au restaurant que vous teniez mal votre fourchette, […] au cirque de<br />
Gavarnie que vous grimpiez à pied quand de plus riches, ou de plus téméraires,<br />
montaient à dos de mulet, […]. C’était bien entendu les mêmes qui depuis toujours<br />
nous interdisaient l’accès de la plage : trop blancs. Paris était plus intimidant<br />
encore. » (p. 92-93, DHI).<br />
Ce regard sans aménité porté sur chaque trait d’un habitus rural marqué, au<br />
cœur des années 60, permet de décoder par un système oppositif les attributs<br />
valorisants des citadins : eux seuls détiennent, dans les règles du jeu social, l’art de<br />
manger, de se mouvoir, de discourir avec pertinence sur tel point culturel, etc. Cette<br />
hiérarchie ville/campagne se retrouve à un autre niveau, celui qui oppose Paris à la<br />
province. Dans l’œuvre de Rouaud se décrypte une organisation qui hiérarchise non<br />
seulement la ville et le bourg de campagne, mais aussi les bourgs entre eux. Ainsi,<br />
par ordre décroissant peut-on classer Nantes (modèle urbain), puis Riancé/Riaillé 1<br />
(lieu de naissance de la mère) et Random/Campbon (lieu de naissance du père),<br />
toutes deux bourgades rurales.<br />
1 Les noms propres se modifient d’un roman à l’autre.<br />
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