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Ville

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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

Enfin, la force de pesanteur est figurativisée dans les deux descriptions, sous deux<br />

aspects différents certes :<br />

«… et d’où pendait un petit croisillon… » pour la casquette<br />

«… un petit Amour se balançant à une escarpolette… » pour le gâteau.<br />

La description du gâteau fait référence implicitement à celle de la casquette<br />

sous une forme très proche de l’allusion, le narrateur semblant présupposer la<br />

focalisation par le lecteur des deux descriptions. Il serait permis de parler<br />

d’hypertextualité intratextuelle.<br />

Le référent commun à ces deux hypotyposes est, semble-t-il, le « mauvais<br />

goût », c’est-à-dire le style d’une certaine classe sociale considérée par le narrateur<br />

comme peu évoluée et affichant la prétention des parvenus. Mais il y a comme un<br />

surplus de sens dans ces deux descriptions : l’énonciateur semble ne garder de<br />

cohérence dans son propos que celle de la syntaxe, les objets eux-mêmes étant<br />

impossibles à être représentés, à être dessinés. Flaubert jubile de « sculpter » ce<br />

mauvais goût, comme en d’autres passages du roman, mais, usant de la rhétorique, il<br />

substitue une sorte de simulacre de vraisemblance à la vraisemblance, laissant aller<br />

son imagination comme un artiste peu soucieux de réalisme… voire un spécialiste<br />

de la peinture abstraite. Ces deux descriptions sont deux morceaux de « littérature »<br />

car elles prennent sens, non seulement par rapport à une connaissance scientifique<br />

des objets décrits, mais aussi par rapport au système de valeur que leurs aspects<br />

respectifs connotent aux yeux du narrateur. Ce faisant, Flaubert exprime son mépris<br />

et, en même temps qu’il fait entendre sa voix au lecteur, il lui fait percevoir presque<br />

physiquement la langue, c’est-à-dire la matière qu’il travaille…<br />

CONCLUSION<br />

La scène liminaire du roman, l’arrivée du nouveau au collège, ne nous a<br />

pas permis d’exploiter, comme pouvaient le laisser penser les dix premières phrases,<br />

et plus particulièrement la sixième, l’opposition « langage de la ville » versus<br />

« langage de la campagne », car, non seulement, comme l’avait décidé Flaubert lors<br />

de l’écriture des scénarios, « Charles n’est pas un paysan », mais encore, malgré les<br />

fantasmes de sa mère, puis ceux d’Emma, il ne deviendra jamais un bourgeois, pas<br />

même petit… Il n’est pas non plus l’exilé d’une classe sociale dans une autre,<br />

comme c’est le cas pour d’autres héros de Flaubert ou pour certains héros de Hugo,<br />

de Balzac ou de Stendhal ; il n’est vraiment d’aucune classe, il ne possède ni<br />

l’enracinement d’un paysan, ni l’assurance d’un bourgeois citadin. Si, comme<br />

l’écrivait Bakhtine, « L’objet principal du genre romanesque qui le ‘spécifie’, qui<br />

crée son originalité esthétique, c’est l’homme qui parle et sa parole » 1 , si « l’action<br />

d’un héros est toujours soulignée par son idéologie » 2 , on peut alors poser une<br />

question qui s’adresse à tout lecteur du roman : « Pourquoi Flaubert s’acharne-t-il<br />

sur Charles du début à la fin du roman pour nous raconter Emma ? Est – ce la<br />

mécanique de l’échec qu’il veut métaphoriser ? Certes Emma échouera également,<br />

son éducation… et le gâteau de mariage… laissant deviner la suite, mais Flaubert la<br />

sauve en quelque sorte par sa terrible mort, ce qu’il ne fait pas pour Charles qui<br />

reste associé métaphoriquement à la cloche de l’église du village de son enfance…<br />

1 Mikhaël Bakhtine « Esthétique et théorie du roman » Moscou 1975 Gallimard pour la traduction 1978<br />

— collection « tel » — 1987 – p. 152 à 153<br />

2 Ibid.<br />

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