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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
et que Madame Untel, son épouse, attendait stoïque depuis la fin de la grand-messe,<br />
son sac à main sur les genoux, dans l’unique voiture encore garée sur la place. »<br />
(DHI, pp. 35-36)<br />
Quant au pouvoir économique de Nantes, il se lit à divers endroits,<br />
davantage implicitement que de manière directe. En effet, ce sont les insuffisances<br />
de la campagne qui confortent les villes, dont Nantes, dans leur supériorité. Ainsi la<br />
pâtissière de Random, qui essaie en vain de changer les habitudes gustatives des<br />
Rouaud et se désespère :<br />
« […] d’où son lamento : à quoi sert d’innover, immobilisme des gens de la<br />
campagne, ah si elle était en ville […] » (Monde, p. 113).<br />
Ou encore le narrateur évoquant le magasin familial et sa mère :<br />
« […] elle est d’abord là pour ceux-là qui n’osent s’aventurer dans les<br />
beaux quartiers, intimidés par les beaux magasins et leurs mentors. Et les beaux<br />
quartiers commencent tôt pour eux, c’est-à-dire au-delà des deux mille habitants de<br />
notre cité, catégorie qui englobe les deux villes voisines lesquelles, doublant ce<br />
score, en profitent pour se donner des airs de capitales ». (Cadeaux, p. 159).<br />
D’un point de vue stylistique, le commentaire critique du narrateur qui<br />
émerge de cette description mime, par le niveau langagier restitué, la simplicité de la<br />
clientèle : l’adjectif beau, assez peu recherché, apparaît trois fois en deux lignes, et<br />
l’expression « les beaux quartiers », à la tonalité fortement populaire, est reprise<br />
telle quelle d’une phrase à l’autre. Transparaît ici une espèce de timidité, de<br />
gaucherie dans la démarche de l’acheteur rural, qui possède pourtant autant de<br />
légitimité que le citadin à acquérir un bien, à partir du moment où il dispose des<br />
moyens économiques pour le faire.<br />
De la même manière, la supériorité urbaine se manifeste dans le<br />
comportement d’acheteuses de passage « qui prennent des airs de citadines, feignent<br />
de s’extasier qu’on puisse trouver une telle ‘boutique’ dans un endroit pareil, ce qui<br />
agace prodigieusement notre mère […] ». (Cadeaux, p. 159) Le compliment qui<br />
aurait dû flatter la commerçante ne fait que mettre grossièrement l’accent sur<br />
l’incapacité supposée de la campagne à faire preuve de bon goût et de diversité.<br />
La nature des échanges économiques diffère également selon que ceux-ci<br />
se produisent à la ville ou à la campagne. Ainsi, parlant du mode de travail de son<br />
grand-père, le narrateur précise :<br />
« […] et nous devrions comprendre qu’elle [la mère du narrateur] se<br />
souvient, que tout lui revient, les livraisons dans les fermes en sa compagnie d’où ils<br />
repartaient avec quelques provisions de bouche en échange d’une pièce de drap,<br />
voire avec une chèvre pour un troc plus important, les voyages à Nantes chez les<br />
grossistes et les particuliers, […] » (Cadeaux, p. 30)<br />
A Nantes, il est évidemment impensable de traiter une affaire par le troc,<br />
mais le tailleur, originaire d’un bourg rural, n’ignore pas la persistance de ces<br />
pratiques archaïques auxquelles il sacrifie encore dans le monde paysan, selon le<br />
type de clientèle. Il est vrai que M. Burgaud/Brégeau constitue une figure atypique<br />
dans le système de sa classe sociale d’appartenance, ce que nous examinerons<br />
ultérieurement.<br />
Dans la gamme des attributions de la cité, le narrateur apporte un soin tout<br />
particulier au mode d’éducation imposé aux personnages principaux de son récit,<br />
parce qu’il y distingue le pouvoir immense sinon de diriger, du moins d’infléchir la<br />
destinée d’autrui. Ainsi évoque-t-il la scolarité des demoiselles des années 30, dans<br />
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