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Ville

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LA GRANDE VILLE S’EVAPORE/ET PLEUT A VERSE SUR LA PLAINE…<br />

1834 et supprimant notamment les secours à domicile, séparant les couples dans les<br />

hospices — pénètre « dans un quartier obscur où [il] n’était jamais allé » : « Les<br />

impasses et les voûtes, comme autant d’égouts, dégorgeaient leurs immondices,<br />

leurs odeurs, leurs créatures répugnantes dans les rues tortueuses […]. Au fond de<br />

ce repaire d’infamie, se trouvait une boutique basse […]. Des secrets que peu de<br />

gens auraient aimé pénétrer naissaient et se cachaient sous ces montagnes de<br />

guenilles affreuses, ces masses de graisse corrompue, ces sépulcres d’ossements »<br />

(ibid. p. 1014). L’espace est innommable, l’horreur sourd des profondeurs. Terrible<br />

contraste avec le monde des boutiquiers prospères, où les denrées ont la jovialité<br />

d’une « apoplectique prospérité » et où l’on entend « le son joyeux des plateaux de<br />

balance descendant sur le comptoir » (p. 991). Dans ce lieu atroce, on retrouve les<br />

mêmes plateaux, sous un tas de ferraille : « A l’intérieur s’entassaient sur le sol<br />

clefs, clous, chaînes, gonds, limes, plateaux de balance, poids et débris de métaux<br />

de toutes sortes, couverts de rouille » (ibid. p. 1014) ; ici, non seulement il n’y a<br />

plus rien à peser (sauf les marchandises dont « un individu aux cheveux gris […]<br />

trafiquait » comme s’il ne pouvait y avoir là de commerce que louche), mais en<br />

outre, l’objet, n’ayant plus la moindre pertinence, se fond dans une masse chaotique.<br />

Il en est ainsi du peuple, ouvriers de manufactures, paysans ruinés par les<br />

mauvaises récoltes, soldats des armées, petites ou grandes : il s’use et on le jette.<br />

Finalement, deux forces s’opposent, la masse du commun et l’omnipotence<br />

princière. Autour du Prince, qu’il soit incarné par un duc, un doge, un président ou<br />

un aréopage de conseillers, quelques cercles privilégiés — la Cour et la <strong>Ville</strong>, c’està-dire<br />

hier les courtisans, les grands bourgeois, comme aujourd’hui les technocrates,<br />

qui décident et jugent de tout, imposent une pensée unique présentée comme<br />

inéluctable. Comme l’écrivent Elias et Scotson, « Au faîte de leur puissance, les<br />

groupes dirigeants de nations, de classes sociales et d’autres ensembles d’êtres<br />

humains cultivent des idées de grandeur. Un meilleur rapport de force a un caractère<br />

réconfortant qui flatte l’amour propre collectif, lequel est aussi la récompense d’une<br />

soumission aux normes propres au groupe, aux modèles de retenue des affects<br />

caractéristiques de ce groupe et dont les groupes moins puissants, ‘inférieurs’,<br />

exclus et parias, sont censément dépourvus » (1997, p. 77). Si l’Etat est d’abord<br />

incarné par le souverain, notamment en régime absolutiste, la ville, et<br />

particulièrement celle où réside le prince, est le siège des institutions culturelles les<br />

plus prestigieuses. L’un des traits essentiels de cette grammaire des civilisations,<br />

pour reprendre le titre d’un ouvrage de Fernand Braudel, est sans doute le fait que la<br />

vie urbaine est marquée par la permanence des catégories culturelles. C’est encore<br />

Roncayolo qui observe que « c’est bien dans cette relation culture-institutions qu’un<br />

aspect de continuité peut être reconnu, même si d’un temps à l’autre, d’une société à<br />

l’autre, le contenu idéologique ou la réalité sociale sont fortement modifiés » (op.cit<br />

p. 76). Cet unanimisme de façade — mais une façade très solide — dont la fonction<br />

essentielle, sinon unique, est de maintenir au pouvoir les mêmes intérêts, par-delà<br />

révolutions, coups d’état et changements de régime, a pour effet de pérenniser les<br />

normes d’équilibre au plan social comme à celui du langage.<br />

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