11.04.2016 Views

Ville

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

souriant. C’est le langage des apparences. Je quitte le roman pour citer une phrase<br />

tirée d’un discours de mars 1936 de Goebbels, le chef de la propagande nazie. Il<br />

s’adresse à la nation allemande et lui demande « de soutenir le Führer et sa politique<br />

de paix et d’égalité des droits » (sic !). Le langage des bourreaux est souvent celui<br />

du délire mensonger tantôt cynique (le menteur sait qu’il ment), tantôt crédule (le<br />

menteur croit en son propre mensonge). Le chef « historique » des nazis hongrois,<br />

Szàlasi, en fin avril 1945, lorsque l’Armée Soviétique était déjà aux portes de<br />

Berlin, quelques jours avant la capitulation de l’Allemagne, parlait encore de « la<br />

victoire finale », langage tenu également par plusieurs chefs nazis allemands encore<br />

en vie.<br />

Dans le roman, œuvre de « pensée en images », on voit le contraste entre<br />

les victimes poussées dans la saleté, pour que leur visage humain soit souillé et le<br />

visage presque angélique des bourreaux. Derrière ces images se cache la vérité<br />

profonde, inverse des apparences : d’une part la beauté morale des victimes, leur<br />

pureté couverte par la souillure, d’autre part l’inhumanité des bourreaux qui se<br />

cache derrière un masque de « pureté ».<br />

Dans un autre chapitre du roman, présentant la tragédie de la famille<br />

Holics, assassinée par les nazis, on a la même inversion : les bourreaux aimant la<br />

propreté, les victimes qui sont sales et leur cadavres qui sont rendus dégoûtants. Je<br />

ne citerai pas un autre passage où le Journal décrit les horreurs des latrines derrière<br />

les baraquements d’Auschwitz.<br />

Le livre est un des thèmes importants du roman. Il est l’une des plus<br />

grandes découvertes de l’humanité, l’invention géniale de la mémoire artificielle, du<br />

premier « ordinateur » pour fixer les langages. Le livre est l’essence même de notre<br />

civilisation, inséparable de la mémoire et du langage. Depuis les tablettes en terre<br />

cuite ou les feuilles en papyrus de l’Antiquité jusqu’à nos jours, le livre, et bien sûr<br />

l’écriture, sont nos plus précieuses inventions. Dans Le journal d’une folle le<br />

langage des victimes et celui des bourreaux apparaissent souvent dans les relations<br />

qu’ils entretiennent respectivement avec le livre. La narratrice lisait des ouvrages de<br />

la bibliothèque de ses parents (le Journal mentionne, entre autres, Baudelaire, Roger<br />

Martin du Gard, Gorki et Kassàk, dans la Préface du roman on apprend que la<br />

vieille dame était une admiratrice de Gogol, etc.). Nombre de passages du roman<br />

contiennent des allusions implicites, des références cachées, que le lecteur peut<br />

décrypter ; il faut donc comprendre à quel point la littérature, le livre, étaient<br />

honorés dans l’univers familial et amical de la narratrice du Journal.<br />

De l’autre côté, le Journal évoque le fait historique : les nazis hongrois, le<br />

16 juin 1944, en la présence solennelle (!) d’un représentant de l’Ambassade<br />

d’Allemagne en Hongrie, ont détruit près d’un demi million de livres d’auteurs<br />

classés « juifs », par exemple Proust en traduction hongroise (p. 66). Ils avaient<br />

également une liste des artistes « dégénérés » destinés à la destruction, selon le<br />

modèle de leurs maîtres allemands 1 . Par ailleurs, on sait que les nazis allemands,<br />

quelques années plus tôt, ont brûlé sur la place de l’Opéra de Berlin des centaines de<br />

milliers de livres. Le bûcher y fut allumé par le chef de la propagande nazi<br />

Goebbels, et cette cérémonie exécrable que les nazis voulaient hautement<br />

symbolique, devint effectivement le symbole historique de leur barbarie. Le roman<br />

1 Rudolf Diener-Dénes, peintre de l’école dite « franciàs » (francisante), mon père, figurait également sur<br />

cette liste.<br />

60

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!