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Ville

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LE LANGAGE DES VICTIMES ET DES BOURREAUX DE L’HOLOCAUSTE…<br />

montre ce paradoxe : le langage des nazis est celui de la destruction du langage ! En<br />

détruisant des livres non « aryens » (selon leur idéologie), comme par exemple ceux<br />

de Heine, Zweig ou Freud, ils ont anéanti en effet des chefs-d’œuvre des cultures<br />

littéraires allemande et autrichienne dont l’élément de mentalité, de sensibilité, juive<br />

faisait partie intégrante. Leur propagande rejetait même Thomas Mann, qui se<br />

trouvait pourtant en dehors de leur définition fantaisiste : « non aryen ». Du point de<br />

vue historique, philosophique, moral, leur vandalisme était en même temps une<br />

autodestruction. Je résume donc : amour et respect du livre c’est le langage des<br />

victimes dans le roman, mépris et destruction du livre est celui des bourreaux nazis.<br />

Le gaz. Dans un contexte de la vie quotidienne c’est un mot qui signifie<br />

quelque chose de banal : facture de gaz, j’achète une bouteille de gaz pour ma<br />

maison de campagne, etc. Cependant, les mots « gaz », « gazé », « chambres à<br />

gaz », reviennent très souvent dans le langage intérieur de la vieille dame, dans un<br />

contexte chargé d’une toute autre signification. Les fragments de son Journal, sans<br />

respecter d’ailleurs un ordre chronologique, commencent par l’association<br />

obsessionnelle de deux mots qui n’est pas motivée par les règles phonétiques du<br />

hongrois :<br />

Le gradé a le sommeil perturbé. Ces maudites roues sans ressorts donnent des<br />

secousses à se casser les côtes. Et des soucis en plus. D’une part, il a reçu l’ordre de se<br />

présenter à mi-chemin entre Budapest et la frontière autrichienne, à Györ, pour des<br />

instructions. » Instruction », en langage militaire hongrois, se dit : ELIGAZITAS et ce mot me<br />

fait penser à un autre : ELGAZOSITAS, action de gazer, gazage. D’autre part, son « frère »<br />

supérieur a insisté pour que la colonne des déportés ne traverse pas de grandes agglomérations<br />

car, disait-il, ces « sales juifs » pourraient être tentés de s’évader en s’y cachant. (p. 13)<br />

Les chambres à gaz, en tant que fait historique et également en tant que<br />

langage, constituent l’un des terribles symboles, opposés l’un à l’autre des<br />

bourreaux et des victimes. Si nous disons « chambres à gaz », cela résume déjà la<br />

condamnation morale du régime nazi, le Troisième Reich. En revanche, les néonazis<br />

hongrois des années 2000, dans leur propagande expriment leur nostalgie des<br />

chambres à gaz, et leur mécontentement que l’Holocauste n’ait pas été total. Bien<br />

sûr, c’est aussi une question de langage, mais pas uniquement… Face à ces<br />

immondices, du côté des victimes et de tout honnête homme, ce même substantif<br />

(car nous devrions le considérer comme tel : chambre-à-gaz) désigne, symbolise la<br />

souffrance absolue, causée par l’inhumanité absolue.<br />

Le roman se termine par la description du délire, probablement de l’agonie,<br />

de la vieille dame ; sa chambre de malade à la clinique se confond, dans ses<br />

hallucinations tragiques, avec une chambre à gaz, où apparaissent également les<br />

souvenirs très lointains du docteur Pickler, le médecin de famille. Trois niveaux<br />

temporels, trois strates de langage se confondent ici dans un ultime chuchotement de<br />

désespoir :<br />

L’infirmière sort sans que ses pieds touchent le sol. Une tache de blancheur, un<br />

nuage qui vole. Un médecin entre sans bruit, c’est le Docteur Pickler de l’escalier « A »,<br />

numéro 11/bis avenue Aréna, Budapest quatorzième. Donc ce ne serait pas ou plus la maison de<br />

repos psychiatrique près de Boston ? Où suis-je ? Je ne suis nulle part, je n’existe pas. Je pense<br />

à moi-même à la troisième personne : elle est nulle part, elle n’existe pas. Pourquoi le visage du<br />

Docteur Pickler est-il si angoissé ? Il y a maintenant plusieurs médecins, ils ont tous le visage<br />

angoissé, pourquoi, pourquoi, pourquoi angoissé, angoissé, angoissé ? La chambre est ma<br />

chambre (sa chambre ?)… ce n’est pas une chambre à gaz, à gaz, à gaz. Les chambres à gaz<br />

n’ont jamais existé, sa chambre est pleine de roses et de visages angoissés de toutes sortes de<br />

visages. Non, ce ne sont pas des visages, ce sont des tuyaux compliqués et angoissés, c’est pour<br />

respirer, respirer, respi… — soudain tout devient blanc et paisible je dois elle doit nous devons<br />

faire un effort pour prononcer pour articuler papa maman ma sœur mon fiancé mon voisin ma<br />

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