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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
fanatisme essentialiste, sont affectées par la marque de cette obligation de<br />
sédentarité sous laquelle elles sont nées. De même, en liaison avec le cours pris dans<br />
l’histoire par la civilisation occidentale, l’architecture (cette stabilisation de<br />
l’humain et du divin par la construction d’édifices et de monuments) a longtemps<br />
été un art de la sédentarité : ménager l’habitation sédentaire de l’homme et des<br />
dieux et ménager le monde comme espace de la sédentarité.<br />
L’homme contemporain vit, par rapport à cette sédentarité, une rupture.<br />
L’expérience contemporaine de l’humain s’éprouve comme celle d’un nouveau<br />
nomadisme, si bien que l’architecture est aujourd’hui mise au défi de s’axer sur<br />
cette renomadisation de l’humain. Pour employer dans un contexte quelque peu<br />
différent un concept forgé naguère par Gilles Deleuze, baptisons déterritorialisation<br />
cette renomadisation de l’existence humaine. L’histoire joue au boomerang : alors<br />
que les grandes civilisations occidentales, depuis la Mésopotamie antique, se sont<br />
fondées et développées à partir d’un processus de sédentarisation, voici que le cours<br />
civilisationnel de la modernité s’arrache (non sans les douleurs symptomatisées par<br />
les régressions ethnicisantes ou ethnoreligieuses ainsi que par la fortune montante<br />
des idées ethnocratiques) à cette sédentarité en laissant revenir en son centre, après<br />
une transfiguration complète, le nomadisme. Alors que, depuis le surgissement entre<br />
le Tigre et l’Euphrate, de l’Etat, l’homme se définissait par l’enracinement<br />
géographique, le lieu, voici qu’il peut maintenant, de plus en plus, se laisser définir<br />
par le trajet. La question « d’où êtes-vous ? » s’efface de plus en plus derrière la<br />
question « quel est votre trajet ? » ou « quel est votre parcours ? ». Le lieu et<br />
l’enracinement d’un homme disparaissent désormais derrière son trajet et son<br />
parcours. Mouvement des temps, virage de l’histoire : nous nous arrachons à notre<br />
identité historique d’homme-lieu pour nous acheminer vers celle, inédite, d’hommetrajet.<br />
Habiter est de moins en moins habiter un lieu, et devrait de plus en plus se<br />
dire par cette locution : habiter un trajet.<br />
Alors que les civilisations antérieures ont su, pour la plupart, organiser<br />
harmonieusement sous la forme d’un cosmos l’habiter de l’homme dans un lieu,<br />
l’organisation de cet habiter dans un trajet qui met en cause la forme même de<br />
l’humain, demeure problématique. Ainsi, la déstructuration de l’habiter dans un lieu<br />
ne s’est point encore ouverte sur la structuration de l’habiter dans un trajet. Rémi<br />
Brague bat le rappel de ce que contient l’idée grecque de cosmos : ordre, beauté,<br />
parure 1 . Un cosmos est un ordre harmonisé, structuré par des relations symboliques<br />
qui procurent un sens pour l’existence de chacun. L’habitat ancré dans un lieu<br />
correspondait, depuis des millénaires, à cette organisation cosmique de la vie<br />
humaine. Cosmos : le lieu habité par l’homme avait planté son site sous les étoiles.<br />
Un célèbre mot de Kant, destiné à la sempiternité de la gravure tombale, indique<br />
bien cette unité cosmique dans laquelle l’habitation prenait une place centrale (Kant,<br />
on s’en souvient, n’ayant jamais voulu quitter Königsberg) : « le ciel étoilé audessus<br />
de moi, la loi morale en moi » 2 . Comprenons : dedans et dehors, intérieur et<br />
extérieur, forment le même cosmos. Ou encore : habiter le « je pense » (l’essence du<br />
sujet), habiter le lieu (la ville de Königsberg, puis son cimetière) et habiter l’univers<br />
reviennent au « tout en un », être dans le cosmos. Le passage de l’habiter un lieu<br />
enraciné à l’habiter un trajet détruit un cosmos (en particulier le cosmos indiqué par<br />
Kant) ; plus précisément ce passage détruit les anciennes conditions de possibilité de<br />
1 Rémi Brague, La Sagesse du monde (1999), Paris, Le livre de poche, 2002, page 34.<br />
2 Emmanuel Kant, Critique de la Raison pratique (1788), Paris, PUF, 1971, page 172.<br />
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