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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
La nuit, Flores était de plus en plus obscur. A la fois parce que les<br />
platanes devenaient plus touffus de printemps en printemps et parce que l’on ne<br />
remplaçait pas les ampoules cassées. Certains secteurs se retrouvaient dans<br />
l’obscurité la plus totale dès que le soleil se couchait. Tout cela donnait plus de<br />
poids au crépuscule, le rendait plus définitif : ses couleurs valaient double, et<br />
même davantage. Les roses, les violets, les orangés qui se posaient à l’horizon des<br />
rues du côté de Liniers ou de la pampa infinie, du côté du désert, avaient une<br />
valeur absolue.<br />
Au crépuscule apparaissait une population étrange, qui avait ses<br />
propres lois. Elle venait des faubourgs lointains, des bidonvilles, de lieux que<br />
Ferdie n’arrivait pas à imaginer et qui étaient peut-être le désert inimaginable.<br />
C’étaient les chiffonniers, les rôdeurs, avec leurs petits chariots de bois, leurs<br />
femmes et leurs enfants. Ils sortaient à la tombée de la nuit, entre le moment où les<br />
gens déposaient leurs ordures et celui où les camions passaient pour les emporter.<br />
Ils ouvraient les sacs en quête de tout ce qui pouvait leur être utile, ils les<br />
examinaient d’un œil précis, dans la lumière cendrée vite envahie par les ombres.<br />
Bien que leur regard fût précis et pénétrant, il était obscur, et Ferdie n’avait jamais<br />
vu leurs yeux 1 .<br />
Par une dynamique du contraste, l’écriture de l’espace se met au<br />
service d’une thématique sociale, toutes deux sont ébauchées d’un même<br />
élan scriptural : les chiffonniers des bidonvilles évoluent dans la face obscure<br />
d’une atmosphère urbaine duelle symbolisant aussi leur condition humaine et<br />
sociale misérable.<br />
Les contextes nocturnes dans les romans de Aira sont révélateurs<br />
et générateurs d’espaces changeants. C’est aussi le cas dans le roman Le<br />
Rêve, qui s’ouvre sur une description du quartier de Flores selon une<br />
esthétique visuelle « miroitante ». Par le jeu des lumières intermittentes de<br />
feux d’artifices dans l’obscurité nocturne, les édifices du quartier se<br />
dévoilent tour à tour. La ville offre à lire sa présence dans une luminosité<br />
éphémère, répétitive et successive, qui dessine ses contours kaléidoscopiques<br />
à la manière de clichés photographiques ou d’un film passé au ralenti :<br />
l’espace est découpé par une multitude de flashs qui figent les limites de la<br />
composition mouvante et dynamique de ce « carnaval momentané 2 ».<br />
Renversement des valeurs, émergence d’une nouveauté temporaire, ces feux<br />
d’artifice se font visibles dans un espace où le haut et le bas s’abolissent, et<br />
révèlent même furtivement des angles et des façades d’édifices inconnus,<br />
jamais vus ni remarqués de jour 3 . C’est comme si la ville se contractait dans<br />
une « petite boule de verre noir » par un phénomène de distorsion et de<br />
miniaturisation de l’univers qui du coup semble devenir visuellement<br />
préhensible dans sa totalité. Faut-il alors s’éloigner de la ville, la regarder<br />
sous un autre angle, selon un autre point de vue, pour mieux la voir ?<br />
Entre rapprochements et mises à distance, symétries et<br />
asymétries, les espaces urbains créent des dynamiques tour à tour<br />
ascensionnelles ou descendantes. Comme le socle d’une caméra en<br />
travelling, un axe vertical jalonne cette modalité d’écriture et de lecture de la<br />
ville. Mais la fiction narrative permet tous les écarts, la mécanique du texte<br />
1 La Guerre des gymnases, p. 54-55. Un extrait plus complet de cette description se trouve en<br />
annexe de cet article.<br />
2 El Sueño, p. 10.<br />
3 El Sueño, p. 10 : dans la scène de feux d’artifices nocturnes qui ouvre le roman, « une vague<br />
lueur verte dessine les contours d’un édifice gigantesque et sombre, dont personne ne<br />
soupçonnait l’existence » ; je traduis.<br />
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