11.04.2016 Views

Ville

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

LES LANGAGES DE LA VILLE<br />

D’abord dérouté — « C’était un autre monde » -, il a l’impression soudaine<br />

d’accéder à la « réalité » du monde : « Mario vit le monde 1 ». La ville est un<br />

texte à déchiffrer, et la lecture fait sens peu à peu par le biais d’une<br />

adaptation visuelle et mentale, d’une « traduction » de la confusion du<br />

proche et du lointain :<br />

La vue était presque zénithale. […] Il aurait pu faire un plan ; ou plus<br />

exactement, il était en train de voir le plan, sauf que c’était un plan vivant, bigarré,<br />

indéchiffrable. […] [Lidia était cachée quelque part] sous l’Iguazú d’atmosphère<br />

démesuré qui se précipitait à l’envers depuis ce carré de la planète. […] C’était<br />

comme si tous les secrets se révélaient à un œil lointain et indifférent 2 .<br />

Aira recourt à l’image des chutes d’Iguazú, nature grandiose,<br />

pour évoquer la densité de l’air. C’est sous la forme d’un élément aquatique<br />

déchaîné et vertical que la nature fait irruption dans la ville : la chute est<br />

inversée, c’est un monde à l’envers, éclairé d’une lumière originelle qui<br />

rappelle les commencements des temps… Dans cet océan confus, le kiosque<br />

à journaux familier est le seul point d’ancrage visuel pour Mario, qui permet<br />

au langage rationnel des rues de reprendre peu à peu le dessus. C’est alors<br />

que se révèlent des patios, des jardins intérieurs, et la contiguïté des<br />

habitations, détruisant les schémas habituels du garçon pour qui « les<br />

maisons étaient toutes sur une ligne, mille fois enroulée, mais une seule ligne<br />

quand même 3 ». La vision contamine la pensée du personnage, à la confusion<br />

succède une complexification des repères spatio-temporels : le concierge<br />

Horacio développe sa théorie impossible de « rêveur réaliste » selon laquelle<br />

vue d’en haut de l’immeuble, l’image d’une scène se passant dans la rue est<br />

perçue en avance par l’observateur, tandis que l’image des étoiles, de tout ce<br />

qui se passe au-dessus de l’immeuble s’imprime sur la rétine en retard…<br />

Mario tente de comprendre son ami, mais Horacio explique que de toute<br />

façon, il se débrouille comme cela depuis toujours et que pour lui ce système<br />

fonctionne : s’il voit de la terrasse des personnes en difficulté dans la rue, il<br />

peut ainsi descendre et arriver à temps pour les aider !… Il est intéressant de<br />

souligner ici que les deux personnages prenant en charge cette lecture<br />

pseudo-scientifique de la ville ne sont pas des « savants » ; peut-être est-ce là<br />

une façon pour l’auteur de dire que même en ignorant les lois scientifiques,<br />

leur mécanisme rationnel s’impose inexorablement au citadin… peut-être estce<br />

aussi une négation de l’utilité de l’érudition dans la compréhension des<br />

langages de la ville… Car après tout si César Aira brouille ainsi ludiquement<br />

les pistes, n’est-ce pas parce que finalement, comme il l’écrit, à chacun sa<br />

méthode, seul compte le pouvoir de créer des fictions ?<br />

La fiction contemporaine semble faire de la ville sa muse, la<br />

source privilégiée de la création… Dans tout discours sur la ville, et en<br />

l’occurrence dans un discours littéraire, il se produit un entrecroisement de<br />

langages… De l’écriture à la thématique, du récit aux questions de narration,<br />

le texte est un tissu d’autant plus riche que la trame « suit » celle d’une ville,<br />

lieu par excellence d’enchevêtrement de discours et d’images, d’oralité et<br />

1 El Sueño, p. 113-115, je traduis.<br />

2 Ibid., p. 114, je traduis.<br />

3 Ibid., p. 115, je traduis.<br />

134

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!