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LES LANGAGES DE LA VILLE<br />
ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine ») 1 . Ainsi, tantôt l’architecture se<br />
trouve en position d’absolue domination (comme dans l’utopie cartésienne de la cité<br />
régulièrement tracée), tantôt elle tombe dans une position auxiliaire (lorsqu’elle est<br />
un élément d’un dispositif technique, un Gestell dirait justement Heidegger, plus<br />
vaste). Dans tous les cas cependant, l’activité de l’architecture consiste à bâtir des<br />
édifices pour donner son abri à ce qui doit avoir son séjour sur la terre humaine.<br />
* * *<br />
Insistons sur l’ambiguïté de tout édifice architectural. Son déchirement<br />
conceptuel malgré sa solidité de pierre. Un édifice architectural est en effet presque<br />
toujours pour l’homme, répond toujours à la volonté humaine – pour l’homme,<br />
même quand, explicitement, il est dit de lui, comme dans le cas d’un temple, qu’il a<br />
été bâti pour un dieu, ou pour les dieux autrement dit quand il est leur abri – et<br />
toujours à la fois contre lui, l’homme. Qu’est-ce que ce « contre », que désigne-t-il ?<br />
Les édifices architecturaux inspirent l’admiration. Dans l’architecture l’homme<br />
admire toujours à la fois son œuvre et ce qui, dans son œuvre, lui échappe. Admirer,<br />
mirer, miroir : en ce miroir qu’est l’œuvre architecturale, l’homme se reflète<br />
(en vertu de la fonction de fidèle reproduction que possède tout miroir), trouve son<br />
reflet, mais en même temps il se révèle (tout miroir révélant ce qu’on ne peut voir<br />
sans lui) quelque chose qui n’est pas de l’ordre du reflet, qui excède la<br />
compréhension que l’homme développe de lui-même. Admiration : miroir reflétant<br />
et miroir révélant se superposent.<br />
Il y a donc ce qui se miroite et ce qui se révèle. Ce qui se miroite, c’est<br />
l’homme. Mais, qu’est-ce donc qui se révèle au-delà du simple reflet dans la<br />
contemplation d’une œuvre architecturale par l’homme ? Le sentiment esthétique<br />
que nous éprouvons devant une œuvre architecturale est rarement celui du beau, il<br />
est en général plutôt celui du sublime, qui laisse une part d’incompréhensible quant<br />
à ses véritables nature et origine. L’auteur est bien entendu l’homme, mais l’on est<br />
submergé par une impression inverse. Autant les pyramides d’Egypte que feu les<br />
Twin Towers de New-York suggèrent cette idée. C’est l’homme certes, on en<br />
demeure convaincu, qui est à l’origine de ces édifices et qui s’exprime à travers eux,<br />
qui peut trouver en eux son reflet ; mais au sein de cette conviction même, une<br />
béance ne se comble point, qui nous laisse entendre que c’est aussi plus que<br />
l’homme et autre que l’homme. Plus, autre chose : manifestement humaines, ces<br />
œuvres architecturales apparaissent en outre aussi bien inhumaines que plus<br />
qu’humaines. C’est de cette subsumation de l’humain sous l’inhumain et le plus<br />
qu’humain, réunis, que provient le sublime du sentiment esthétique architectural.<br />
Kant a eu le tort de ne développer son analyse du sublime (sa fameuse distinction<br />
entre le beau et le sublime) que par rapport à la nature ; pour lui, c’est le spectacle<br />
grandiose de la nature, en ce qu’il peut, comme à la faveur d’un orage, bouleverser<br />
l’âme tout entière, qui est sublime, tandis que les œuvres relevant de ce qu’on<br />
appelle en général les beaux-arts peuvent mériter la qualification de belles. Or, cette<br />
conception ne convient pas quand il s’agit de l’architecture, le concept de beau se<br />
révèle insuffisant pour rendre compte de la beauté d’une œuvre architecturale.<br />
Celle-ci est toujours également sublime, comme une tempête ou comme la nuit, ou<br />
comme un étonnant paysage naturel (un canyon ou un volcan). La sublimité<br />
exprime en quoi une œuvre de l’architecture est inhumaine et surhumaine – si on<br />
1 René Descartes, Discours de la Méthode (1636), Paris, GF-Flammarion, 1992, page 35.<br />
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