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LES EMPREINTES DE LA VILLE : ECRITURE DE L’ESPACE URBAIN…<br />
ces deux romans (guerre des gymnases, affrontement avec les religieuses et<br />
combat de robots géants). Mais l’irruption de la nature représente-t-elle un<br />
désordre total ? Dans Le Rêve, le héros observe la ville et imagine le plan que<br />
tracerait la végétation si les murs, les rues, les édifices disparaissaient : il<br />
surgirait alors une sorte de nouveau tracé signifiant…<br />
Jusqu’où pourrait-on aller, en sautant d’arbre en arbre, sans<br />
toucher terre ? Très loin peut-être. A Buenos Aires les arbres sont nombreux, si on<br />
compte ceux des rues et ceux des patios et des places. Les édifices nous<br />
empêchent de distinguer leurs chemins, les directions et connexions de cette forêt<br />
étrange, apparemment discontinue (mais qui sait ?). Si toutes les constructions<br />
disparaissaient et qu’il ne restait que les arbres, la disposition de ces lignes et<br />
petits bois serait très révélatrice 1 .<br />
Si la nature prenait le dessus sur la ville, un ordre, une syntaxe<br />
urbaine resterait sans doute prédominante dans la configuration du nouveau<br />
schéma ; comme si la structure première de la ville, son empreinte comme un<br />
moule, une matrice en langage d’imprimerie ou de sculpture, imposait encore<br />
en dernier lieu son langage géométrique « civilisé », rationnel.<br />
Les lumières de la ville conditionnent la perception visuelle et<br />
chez César Aira, elles jouent un rôle déterminant. Un autre roman de l’auteur<br />
est intitulé en espagnol La Villa ; en français Le Manège : la Villa est le nom<br />
d’un bidonville de Buenos Aires, qui se relie au quartier de Flores par une<br />
longue avenue rectiligne, et que l’on surnomme « le manège ». Lieu clos aux<br />
étrangers, les passages sont si étroits dans l’amoncellement des baraques que<br />
son plan exact est impossible à deviner. Seules les nombreuses ampoules de<br />
son réseau électrique extérieur tracent les contours circulaires et quelques<br />
lignes directrices de ce lieu, et le font ressembler à un diamant étincelant.<br />
Dans ce royaume des trafics en tous genres, la vision est l’enjeu de<br />
l’intrigue : la clef de l’énigme du bidonville se trouve dans la trame de ses<br />
lumières signifiantes qui forment des dessins, des codes, et qui ont la<br />
particularité d’être changées de place à tout moment par les habitants pour<br />
brouiller les pistes… Les lieux de rendez-vous secrets des trafiquants sont<br />
ainsi couverts par la mobilité visuelle du lieu qui devient un véritable<br />
manège, impossible à déchiffrer pour les non-initiés. Zone périphérique,<br />
bordure urbaine spatialement et socialement plus « basse » que Flores, la<br />
Villa est une « zone d’ombre » qui vient paradoxalement éclairer le plan<br />
général du quartier par l’asymétrie de son tracé et par le langage changeant<br />
de son réseau électrique 2 .<br />
Nous venons de voir que les lumières de la ville se donnent à<br />
déchiffrer ici comme un langage dans leur combinaison particulière et<br />
mouvante. Même discontinus ou fragmentés, les éclairages viennent<br />
imprimer sur la rétine la syntaxe originale dessinée par les rues du quartier<br />
argentin. Et à l’inverse, l’obscurité de la ville renforce les nuances<br />
crépusculaires :<br />
1 El Sueño, p. 132, je traduis. Cette évocation fait directement écho au roman Le Baron perché,<br />
d’Italo Calvino, et cette référence implicite révèle en palimpseste dans ce plan végétal de Buenos<br />
Aires un second tracé signifiant, intertextuel, qui met en dialogue cet espace fictionnel airien et<br />
un espace littéraire plus ample.<br />
2 Le titre « Le Manège » choisi pour la traduction française reprend le terme par lesquels les<br />
Argentins nomment eux-mêmes ce quartier, et évoque en même temps judicieusement la mise en<br />
fiction des caractéristiques changeantes et énigmatiques de cet espace.<br />
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